Mes prisons

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Silvio PELLICO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Ai-je écrit ces mémoires par vanité et pour parler de moi ? Je désire vivement que cela ne soit pas ; et, autant qu’on peut se constituer soi-même son juge, je crois l’avoir fait dans des vues plus élevées.

J’ai voulu contribuer à relever le courage de quelque infortuné par le récit des maux que j’ai soufferts et des consolations que l’homme peut trouver ; je l’ai éprouvé dans les plus grands malheurs.

Attester qu’au milieu de mes longs tourments, nulle part je n’ai vu l’humanité aussi injuste, aussi peu digne d’indulgence, aussi pauvre de belles âmes qu’on a coutume de la représenter.

Inviter les cœurs nobles à se défendre de haïr, mais au contraire à aimer tous les hommes, à n’avoir de haine irréconciliable que pour le vil mensonge, la pusillanimité, la perfidie, pour tout abaissement moral.

Redire enfin une vérité déjà bien connue, mais trop souvent oubliée : savoir que la religion et la philosophie commandent l’une et l’autre, avec l’énergie dans la volonté, le calme dans le jugement, et que, sans ces conditions réunies, il n’y a ni justice, ni dignité, ni principes certains.

 

 

 

MILAN

 

I

 

Le vendredi 13 octobre 1820, je fus arrêté à Milan et conduit à Sainte-Marguerite 1. Il était trois heures après midi. On me fit subir un long interrogatoire pendant tout ce jour et plusieurs autres qui suivirent. Mais de cela je ne dirai rien ; comme un amant maltraité par sa belle et décidé à lui faire mauvais visage avec dignité, je laisse la politique où elle est, et parle d’autre chose.

Le soir de ce malheureux vendredi, à neuf heures, le greffier me consigna entre les mains du geôlier, et celui-ci me conduisit à la chambre qui m’était destinée, me fit poliment l’invitation de lui remettre, pour me les rendre en temps convenable, ma montre, ma bourse, avec tout ce que je pouvais avoir dans ma poche, et me souhaita respectueusement le bonsoir.

– Un moment ! lui dis-je, mon cher ; je n’ai pas dîné d’aujourd’hui ; faites-moi porter quelque chose.

– À l’instant ; le restaurant est ici près ; Monsieur verra quel bon vin !

– Du vin, je n’en bois pas.

À cette réponse, le signor Angiolino me regarda tout effrayé, et en homme convaincu que je plaisantais ; les geôliers qui tiennent cabaret ont horreur d’un prisonnier qui ne boit pas de vin.

– Je n’en bois pas, c’est la vérité.

– Je m’en afflige pour Monsieur : la solitude lui en sera doublement à charge.

Et voyant que je ne changeais pas de résolution, il sortit, et en moins d’une demi-heure je vis arriver mon dîner. Je mangeai quelques bouchées, j’avalai un verre d’eau, et on me laissa seul.

La chambre était au niveau du sol et donnait sur une cour : prisons à droite, prisons à gauche, prisons en face, prisons au-dessus. Je m’appuyai sur la fenêtre, et m’arrêtai quelque temps à écouter le pas des geôliers qui allaient et venaient, et le chant effronté de quelques-uns des reclus.

Je pensai : « Il y a un siècle, cette prison était un monastère : se seraient-elles jamais doutées, les vierges saintes et pénitentes qui l’habitaient, qu’un jour viendrait où leurs cellules retentiraient, non plus de gémissements de femmes ou de pieux cantiques, mais de blasphèmes ou de honteuses chansons, et renfermeraient des gens de toute espèce, réservés pour la plupart aux travaux forcés ou à la potence ? Et dans un siècle, qui respirera dans ces cellules ? Ô rapidité du temps qui nous quitte ! Ô éternelle mobilité des choses ! Celui qui vous envisage peut-il se plaindre si la fortune a cessé de lui sourire, s’il se voit ensemble dans une prison ou menacé du gibet ? Hier j’étais un des plus heureux mortels de ce monde ! Aujourd’hui je n’ai plus aucune des douceurs qui faisaient le charme de ma vie, la liberté, les amis, l’espérance ! Non, se faire illusion serait folie. Je ne sortirai d’ici que pour être jeté dans de plus horribles tanières ou livré au bourreau. Eh bien ! le lendemain de ma mort, ce sera comme si j’avais rendu le dernier soupir dans un palais, comme si j’avais été porté en terre avec les plus grands honneurs. »

C’est ainsi que mon âme prenait de la force en pensant à la fuite inexorable du temps : mais alors vint m’assaillir le souvenir de mon père, de ma mère, de mes sœurs, de mes frères, d’une autre famille encore que j’aimais comme si elle eût été la mienne, et les arguments de la philosophie perdirent sur moi tout pouvoir. Je m’attendris et pleurai comme un enfant.

 

 

II

 

Trois mois auparavant, j’étais allé à Turin et j’avais revu, après quelques années d’absence, mes chers parents, un de mes frères et mes deux sœurs. Toute notre famille s’était toujours tant aimée ! Nul enfant n’avait été plus que moi comblé des caresses de son père et de sa mère. Oh ! comme, en revoyant ces vieillards vénérables, tout mon cœur s’était ému ! Les retrouvant bien autrement accablés par les années que je ne me l’étais imaginé, que j’aurais voulu alors ne les plus abandonner, mais consacrer tous mes soins à soulager leur vieillesse ! Et dans le peu de jours que je passai à Turin, qu’il m’en coûta d’avoir à remplir certains devoirs qui m’arrachaient à la maison paternelle et me laissaient si peu de mes heures à donner à mes bien-aimés parents ! Ma pauvre mère disait avec une amertume mélancolique : « Ah ! notre Silvio n’est pas venu à Turin pour nous voir ! » Le matin que je repris la route de Milan, la séparation fut des plus douloureuses. Mon père monta dans la voiture avec moi et m’accompagna pendant un mille, puis revint sur ses pas, seul ! Je me retournais pour le voir encore, et je pleurais, et je baisais un anneau que ma mère m’avait donné. Jamais je ne m’étais senti le cœur si brisé en m’éloignant de ma famille. Peu crédule aux pressentiments, je m’étonnais de ne pouvoir vaincre ma douleur, et j’étais forcé de m’écrier avec effroi : « D’où me vient cette anxiété extraordinaire ? » Il me semblait voir dans l’avenir quelque grand malheur.

Maintenant, jeté dans une prison, je me rappelais cet effroi, ces angoisses ; je me ressouvenais de toutes les paroles que trois mois auparavant j’avais ouï dire à mes parents, et cette plainte touchante de ma mère : « Ah ! notre Silvio n’est pas venu à Turin pour nous voir ! » me retombait pesamment sur le cœur ; je me reprochais de ne m’être pas montré mille fois plus tendre pour eux. Je les aime tant et le leur ai dit si froidement ! Je ne devais plus les revoir, et je me suis si peu rassasié du bonheur de contempler leurs traits chéris, et je leur ai été si avare des témoignages de mon amour ! Ces pensées me déchiraient l’âme.

Je fermai la fenêtre et me promenai pendant une heure, sans espérer aucun repos de toute la nuit. Je me jetai sur le lit, et la fatigue m’endormit.

 

 

III

 

Le réveil qui suit une première nuit de prison est chose horrible. « Est-ce bien possible ? me disais-je en me rappelant où j’étais. Est-ce bien possible ? Moi ici ? Ce que je fais là n’est pas un songe ? Il est donc bien vrai qu’hier on m’arrêta ? qu’hier j’ai subi ce long interrogatoire qui se continuera demain, et jusques à quand ? Dieu le sait. C’est donc hier soir qu’avant de m’endormir j’ai tant pleuré au souvenir de ma famille ! »

Le repos, le silence absolu, le court sommeil qui avait réparé les forces de mon esprit semblaient avoir centuplé en moi la puissance de la douleur. Dans cette absence de toute distraction, le désespoir de tous les miens, et surtout de mon père et de ma mère, à la nouvelle de mon arrestation, se retraçait à moi en imagination avec une force incroyable.

« En ce moment, disais-je, ils dorment encore tranquilles, ou ils veillent peut-être en pensant à moi avec douceur, bien éloignés, hélas ! de soupçonner en quel lieu je suis. Trop heureux si Dieu les enlève de ce monde avant que n’arrive à Turin la nouvelle de mon malheur ! Qui leur donnera la force de supporter un pareil coup ? »

Une voix intérieure semblait me répondre : « Celui que tous les affligés aiment, invoquent et sentent en eux ; celui qui donnait à une mère la force de suivre son fils au Golgotha, et de se tenir sous la croix ! l’ami des infortunés, l’ami des mortels ! »

Ce fut le premier moment où la religion triompha de mon cœur ; et c’est à l’amour filial que je dois ce bienfait.

Avant ce jour, sans être hostile à la religion, je la suivais peu et mal. Les objections vulgaires avec lesquelles on a coutume de la combattre ne me paraissaient pas avoir grand poids, et cependant mille doutes sophistiqués affaiblissaient en moi la foi religieuse. Déjà, depuis longtemps, ces doutes ne tombaient plus sur l’existence de Dieu, et je me répétais sans cesse que si Dieu existe, c’est une conséquence nécessaire de sa justice qu’il existe une autre vie pour l’homme qui a souffert dans un monde si injuste : de là l’invincible nécessité d’aspirer aux biens de cette seconde vie : de là un culte qui repose sur l’amour de Dieu et du prochain, un éternel besoin pour l’âme de s’ennoblir en s’élevant aux sacrifices les plus généreux. Déjà, depuis longtemps, je me disais tout cela, et j’ajoutais : « Eh ! qu’est-ce donc que le christianisme, sinon cet éternel élan vers l’ennoblissement de l’âme ? » Et je me demandais avec étonnement comment le christianisme se manifestant, dans son essence, si pur, si philosophique, si inattaquable, il avait pu venir une époque où la philosophie osât dire : « Je jouerai désormais le rôle du christianisme. » – « Eh ! comment le joueras-tu, ce rôle ? En enseignant le vice ? non certes ; la vertu ? eh bien ! ce sera l’amour de Dieu et des hommes ; ce sera précisément ce qu’enseigne le christianisme. »

Tout en raisonnant de la sorte depuis plusieurs années, j’évitais néanmoins de conclure : « Sois donc conséquent, sois chrétien ! Ne te scandalise plus de quelques abus ; ne subtilise plus sur quelque point aride de la doctrine de l’Église, puisque le point capital est celui-ci, et de tous le plus lucide : Aime Dieu, aime ton prochain. »

Dans ma prison, je me décidai enfin à tirer cette conclusion, et je la tirai. J’hésitai un moment à la pensée que si quelqu’un venait à me savoir plus religieux que par le passé, il pourrait s’arroger le droit de me traiter de faux dévot ou d’homme avili par le malheur. Mais sentant bien que le malheur n’avait fait de moi ni un faux dévot, ni un homme avili, je résolus de ne tenir aucun compte des reproches injustes qu’on pourrait me faire, et je demeurai ferme dans la volonté d’être et de me déclarer chrétien à l’avenir.

 

 

IV

 

Ce fut plus tard que je m’arrêtai fortement à cette résolution ; mais je commençai à la rouler dans mon esprit, et presque à la vouloir, dès cette première nuit de ma captivité. Vers le matin, mes fureurs s’étaient calmées, et je m’en étonnai. Je pensais encore à mes parents et à tous ceux que j’aimais, et je ne désespérais plus de la force de leur âme ; le souvenir des sentiments vertueux que je leur avais connus en d’autres rencontres me revenait et me consolait.

Pourquoi d’abord un tel trouble en moi, quand je me retraçais le leur, et maintenant une telle confiance dans l’élévation de leur courage ? Cet heureux changement était-il un prodige ? Était-ce l’effet naturel du sentiment ravivé de ma croyance en Dieu ? Eh ! prodige ou non, qu’importe le nom que l’on donne aux réels et sublimes bienfaits de la religion ?

À minuit, d’eux secondini (c’est ainsi que se nomment les geôliers qui dépendent du geôlier en chef) étaient venus faire une visite dans ma prison, et m’avaient trouvé de fort mauvaise humeur. Ils revinrent au point du jour, et me trouvèrent le front serein et l’âme enjouée.

– Cette nuit, dit Tirola, Monsieur avait un regard de basilic ; Monsieur est maintenant tout autre, et je m’en réjouis ; c’est une preuve, pardon de l’expression, que Monsieur n’est pas un malfaiteur, parce que les malfaiteurs (je suis vieux dans le métier, et mes observations ont bien leur poids), les malfaiteurs sont plus furieux le second jour de leur arrestation que le premier. Monsieur prend-il du tabac ?

– Je n’en use pas d’habitude, mais je ne veux pas refuser ce que vous m’offrez de si bonne grâce ; quant à votre observation, je vous en demande pardon, elle n’est pas digne d’un homme avisé, et vous en avez l’air : si, ce matin, je n’ai plus ce regard de basilic, ce changement ne pourrait-il pas être de ma part une preuve de démence ou de facilité à me faire illusion et à rêver une liberté prochaine ?

– Je pourrais le croire si Monsieur était en prison pour d’autres motifs ; mais pour ces affaires d’État, au jour d’aujourd’hui, j’ai peine à croire que cela se termine ainsi en deux mots, et Monsieur n’est pas si simple que de se l’imaginer. Pardon de la liberté, Monsieur voudrait-il une seconde prise ?

– Donnez ; mais comment peut-on avoir un visage gai, comme vous l’avez, quand on passe toute sa vie avec des malheureux ?

– Monsieur croira peut-être que c’est par indifférence pour les malheurs des autres : je ne le sais pas positivement moi-même, à dire le vrai ; mais je vous assure que bien des fois ça me fait mal de voir pleurer ; et alors je fais semblant d’être joyeux, afin qu’ils sourient aussi, les pauvres prisonniers !

– Il me vient une idée que je n’avais jamais eue, brave homme ; c’est qu’on peut faire le métier de geôlier, et néanmoins être de fort bonne pâte.

– Le métier n’y fait rien, monsieur ! Au-delà de cette voûte que Monsieur peut voir, au-delà de la cour il y a une autre cour et d’autres prisons, toutes pour femmes. Ce sont, je ne sais comment dire... des femmes de mauvaise vie ; eh bien ! il y en a là qui sont des anges pour le cœur ; et si Monsieur était secondino...

– Moi !...

Et j’éclatai de rire.

Tirola sembla déconcerté par mon éclat de rire et n’acheva pas. Il voulait dire peut-être que si j’avais été secondino, il m’eût été difficile de ne pas prendre en affection quelqu’une de ces malheureuses.

Il me demanda ce que je voulais pour déjeuner ; il sortit, et quelques moments après m’apporta le café.

Je le regardai fixement au visage avec un sourire équivoque qui voulait dire : « Serais-tu capable de porter un billet de moi à un autre malheureux, à mon bien-aimé Piero ? » Et il me répondit avec un autre sourire qui voulait dire : « Non, monsieur ; et si vous vous adressez à quelque autre de mes camarades, celui qui vous dira oui, soyez sûr qu’il vous trahira. »

Je ne suis pas parfaitement certain qu’il me comprît ou que je le comprisse ; mais je sais bien que je fus dix fois sur le point de lui demander un morceau de papier et un crayon, et que je n’osai, parce qu’il y avait dans ses yeux je ne sais quoi qui semblait m’avertir de ne me fier à personne, et moins encore aux autres qu’à lui.

 

 

V

 

Si Tirola, avec son expression de bonhomie, n’avait pas eu aussi ces regards malins, s’il avait eu une physionomie plus noble, j’aurais cédé à la tentation de le faire mon ambassadeur ; et peut-être un billet de moi arrivé à temps à mon ami lui aurait donné le moyen de réparer quelque méprise ; et cela peut-être sauvait, non pas lui, le pauvre ami, il n’était déjà que trop découvert, mais plusieurs autres et moi.

Patience ! les choses devaient aller ainsi.

Je fus appelé de nouveau à l’interrogatoire, et cela dura tout le jour et plusieurs autres, sans autre intervalle que celui des repas.

Tant que le procès ne se termina pas, les jours s’écoulaient rapidement pour moi, grâce à l’exercice d’esprit que m’imposait la nécessité de répondre sans fin aux demandes les plus diverses et de me recueillir aux heures des repas et le soir pour réfléchir à tout ce qui m’avait été demandé, à ce que j’avais répondu et à toutes les choses sur lesquelles je serais probablement encore interrogé.

À la fin de la première semaine, il me survint un cruel déplaisir : mon pauvre Piero, aussi avide que je l’étais moi-même d’établir une communication entre nous, m’écrivit une lettre et se servit pour me l’envoyer, non d’aucun des secondini, mais d’un malheureux prisonnier qui venait avec eux faire quelque service dans nos chambres ; c’était un homme de soixante à soixante-dix ans, condamné à je ne sais combien de mois de détention.

Avec une épingle que j’avais, je me piquai un doigt, et j’écrivis avec mon sang quelques lignes de réponse que je remis au messager. Il eut le malheur d’être observé, fouillé, pris avec le billet sur lui, et, si je ne me trompe, bâtonné. J’entendis d’effroyables hurlements qui me parurent venir du pauvre vieillard ; et depuis jamais je ne le revis.

Appelé au greffe, je frémis en me voyant présenter ma petite lettre barbouillée de sang, laquelle, grâce à Dieu, ne pouvait nuire à personne, et avait l’air d’un simple bonjour. On me demanda avec quoi je m’étais tiré ce sang. L’épingle me fut enlevée, et on rit de nous voir pris. Ah ! je ne riais pas, moi ! je ne pouvais arracher de mes yeux l’image du vieux messager. J’aurais de grand cœur subi un châtiment quelconque pour qu’on lui pardonnât ; et lorsque j’entendis ces lamentations, que je crus être de lui, mon cœur se remplit de larmes.

Ce fut en vain que plusieurs fois je demandai de ses nouvelles au geôlier et aux secondini ; ils branlaient la tête et disaient : « Il l’a payé cher, celui-là, il ne recommencera plus : il est un peu plus tranquille maintenant. » Et ils refusaient de s’expliquer davantage.

Voulaient-ils désigner par là l’étroite prison où le malheureux était détenu, ou me donner à entendre qu’il fût mort sous les coups de bâton, ou par suite de ces coups ?

Un jour, il me sembla le voir au-delà de la cour, sous le portique, avec une charge de bois sur les épaules, et mon cœur battit comme si je revoyais un frère.

 

 

VI

 

Quand je n’eus plus à subir le martyre des interrogatoires, et que nulle autre chose ne vint occuper ma journée, alors je sentis amèrement le poids de la solitude.

Il me fut bien permis d’avoir une bible et le Dante ; le geôlier mit bien à ma disposition sa bibliothèque, composée de quelques romans de Scuderi, du Piazzi, et pis encore ; mais mon esprit était trop agité pour pouvoir s’appliquer à une lecture quelconque. Chaque jour j’apprenais par cœur un chant du Dante ; mais cet exercice était si machinal qu’en m’y livrant je pensais moins encore aux vers qu’à mes malheurs. Il en était de même quand je lisais toute autre chose, excepté par moment à certains passages de la Bible. Ce livre divin que j’avais toujours beaucoup aimé, même quand je me croyais incrédule, je l’étudiais alors avec plus de respect que jamais ; mais très souvent encore, en dépit de ma bonne volonté, je le lisais ayant l’esprit ailleurs et ne comprenais plus. Insensiblement, je devins capable de le méditer plus profondément et de le goûter chaque jour davantage.

Cette lecture ne me donna jamais la moindre disposition à la bigoterie, ou, si l’on veut, à cette dévotion mal entendue qui rend pusillanime ou fanatique. Elle m’enseignait au contraire à aimer Dieu et les hommes, à désirer toujours plus ardemment le règne de la justice, à abhorrer l’iniquité, en pardonnant à ceux qui la commettent. Le christianisme, au lieu de détruire en moi ce que la philosophie y avait fait de bon, confirmait et étayait mes convictions de raisons plus hautes, plus puissantes.

Ce jour, ayant lu qu’il faut prier sans cesse et que la véritable prière ne consiste pas à marmotter beaucoup de paroles à la façon des païens, mais à adorer Dieu avec simplicité, tant en paroles qu’en actions, et à faire que les unes et les autres soient l’accomplissement de sa sainte volonté, je me proposai de commencer sérieusement cette incessante prière de toutes les heures, à savoir de ne plus me permettre même une seule pensée qui ne fût inspirée par le désir de me conformer aux décrets de Dieu.

Les formules de prières dont je me servis pour adorer furent toujours en petit nombre, non qu’il y ait mépris de ma part (persuadé, comme je le suis, que ces formules sont infiniment salutaires à l’un plus, à l’autre moins, pour captiver l’attention de celui qui prie), mais parce que je me sens fait de manière à ne pouvoir réciter de longues prières sans me laisser aller à des distractions et mettre le culte en oubli.

Cette application à me tenir constamment en présence de Dieu, au lieu d’être un effort pénible pour l’âme et un sujet de tremblement, avait pour moi une douceur ineffable. Comme je n’oubliais pas que Dieu est toujours près de nous, qu’il est en nous, ou plutôt que nous sommes en lui, la solitude perdait chaque jour à mes yeux quelque chose de son horreur. « Ne suis-je pas en très bonne compagnie ? » me disais-je. Et mon âme redevenait sereine, et je fredonnais, et je sifflais avec plaisir et avec attendrissement.

« Eh bien ! me disais-je, une fièvre ne pouvait-elle pas aussi bien venir et me mettre en terre ? Tous ceux que j’aime, qui, en me perdant, se seraient abandonnés aux larmes, auraient insensiblement acquis assez de force pour se résigner à ne plus me voir. Au lieu d’une tombe, c’est une prison qui m’a dévoré. Dois-je croire que Dieu ne leur enverra pas la même force ? »

Mon cœur élevait pour eux vers le ciel les vœux les plus ardents, parfois accompagnés de larmes ; mais ces larmes elles-mêmes étaient mêlées de douceur. J’avais pleine confiance que Dieu viendrait en aide aux miens et à moi. Je ne me suis pas trompé.

 

 

VII

 

Vivre libre est chose bien plus douce que vivre en prison. Qui en doute ? Et cependant, même dans la détresse d’une prison, quand on y pense que Dieu est présent, que les joies de ce monde sont éphémères, que le véritable bonheur réside dans la conscience et non dans les objets extérieurs, on peut encore trouver du charme à se sentir vivre. En moins d’un mois, j’avais pris mon parti avec une résignation sinon parfaite, du moins tolérable. Je vis que, décidé à ne pas commettre l’indigne action d’acheter l’impunité avec la perte des autres, mon sort ne pouvait être désormais que la potence ou une longue captivité. Il fallait bien se conformer à sa destinée. « Je respirerai, me dis-je, tant qu’ils me laisseront un souffle ; et quand ils me l’ôteront, je ferai comme tous les malades arrivés au dernier moment : je mourrai. »

Je m’étudiais à ne me plaindre de rien, et à donner à mon âme toutes les jouissances possibles. La plus ordinaire consistait à faire l’énumération des biens qui avaient embelli mes jours : un excellent père, une mère excellente, d’excellents frères et d’excellentes sœurs, tels et tels pour amis, une bonne éducation, l’amour des lettres, etc. Qui plus que moi avait été doué de bonheur ? Pourquoi ne pas en rendre grâces à Dieu, quoique ce bonheur fût maintenant troublé par l’infortune ? Quelquefois, en faisant cette énumération, je m’attendrissais et pleurais un moment ; mais le courage et la joie revenaient bientôt.

Dès les premiers jours, je m’étais fait un ami : ce n’était ni le geôlier, ni aucun des secondini, ni aucun des instructeurs de mon procès. Je parle néanmoins d’une créature humaine. Qui était-ce donc ? Un enfant sourd et muet, de cinq à six ans. Le père et la mère étaient des malfaiteurs, et la loi les avait frappés. Le malheureux petit orphelin était élevé par l’État avec plusieurs autres enfants de même condition. Ils habitaient tous une chambre en face de la mienne, et, à certaines heures, leur porte s’ouvrait, et ils allaient prendre l’air dans la cour.

Le sourd et muet venait sous ma fenêtre, me souriait et gesticulait. Je lui jetais un beau morceau de pain ; il le prenait, faisait une gambade de joie, courait à ses camarades, en donnait à tous, et venait ensuite manger sa petite part près de ma fenêtre, en m’exprimant sa reconnaissance avec un sourire de ses beaux yeux.

Les autres enfants me regardaient de loin, mais n’osaient s’approcher. Le sourd et muet avait pour moi une grande sympathie, qui n’était pas sans désintéressement. Quelquefois il ne savait que faire du pain que je lui jetais, et me faisait signe que lui et ses camarades avaient bien mangé, et ne pouvaient prendre plus de nourriture. S’il voyait venir un secondino dans ma chambre, il lui donnait le pain pour qu’il me le rendît.

Alors, quoiqu’il n’attendît rien de moi, il continuait à folâtrer devant ma fenêtre avec une grâce toute charmante, mettant son bonheur à être vu de moi. Une fois, un secondino lui permit d’entrer dans ma prison. L’enfant, à peine entré, courut à moi pour m’embrasser les jambes, en poussant un cri de joie. Je le pris entre mes bras, et je ne saurais dire avec quel transport il me comblait de caresses. Que d’amour dans cette chère petite âme ! Que j’aurais voulu pouvoir le faire élever, et le sauver de l’abjection où il se trouvait !

Je n’ai jamais su son nom ; lui-même ne savait pas qu’il en eût un. Il était toujours gai, et je ne le vis jamais pleurer qu’un jour qu’il fut battu, je ne sais pourquoi, par le geôlier. Chose étrange, on regarde comme le comble de l’infortune de vivre en de tels lieux ; et cependant cet enfant éprouvait là certes autant de bonheur que peut, à cet âge, en éprouver le fils d’un prince. Je faisais cette réflexion, et j’apprenais par là que l’humeur peut se rendre indépendante des lieux. Gouvernons l’imagination, et presque partout nous serons bien. Un jour est bientôt passé, et quand, le soir, on se met au lit, sans faim et sans douleurs aiguës, qu’importe si ce lit est sous le toit qu’on nomme une prison, ou sous celui qu’on appelle une maison ou un palais !

Excellent raisonnement ! Mais cette imagination, comment faire pour la gouverner ? Je m’y essayais, et il me semblait par moments que j’y réussissais à merveille ; mais d’autres fois elle triomphait en vrai tyran, et, dans mon dépit, je demeurais confondu de ma faiblesse.

 

 

VIII

 

« Dans mon malheur, me disais-je, je suis heureux, après tout, qu’on m’ait donné une prison au niveau du sol, sur une cour où, à quatre pas de moi, vient ce cher enfant avec lequel j’ai tant de plaisir à causer par signes. Merveille de l’intelligence de l’homme ! Que de choses nous nous disons lui et moi avec ces inépuisables expressions des regards et de la physionomie ! Comme il règle ses mouvements avec grâce quand je lui souris ! Comme il les corrige s’il remarque qu’ils me déplaisent ! Comme il comprend que je l’aime, quand il caresse ou qu’il régale quelques-uns de ses camarades ! Personne au monde ne se l’imagine, et cependant moi, debout à cette fenêtre, je puis être une sorte d’instituteur pour cette pauvre petite créature. À force de répéter ce mutuel exercice de signes, nous aurons bien vite perfectionné ce moyen de nous communiquer nos idées : plus il sentira que son âme s’étend et s’ennoblit avec moi, plus il prendra d’affection pour moi ; je serai pour lui le génie de la raison et de la bonté, il apprendra à me confier ses plaisirs, ses peines, ses désirs ; j’apprendrai, moi, à le consoler, à le rendre meilleur, à le diriger dans toute sa conduite. Qui sait si, en laissant mon sort indécis de mois en mois, on ne me laissera pas vieillir ici ? Qui sait si cet enfant ne croîtra pas sous mes yeux pour être employé plus tard à quelque service dans cette maison ? Avec autant d’esprit qu’il en laisse voir, que pourra-t-il devenir ? Hélas ! rien de mieux qu’un excellent secondino, ou quelque autre chose de ce genre. Eh bien ! n’aurai-je pas fait une bonne œuvre, si j’ai contribué à lui inspirer le désir de plaire aux honnêtes gens, de se plaire à lui-même, et à lui donner l’habitude des sentiments bienveillants ? »

Ce petit monologue était fort naturel. J’eus toujours beaucoup d’inclination pour les enfants, et la mission d’instituteur m’a toujours paru un ministère sublime. Je m’étais voué à cette œuvre depuis quelques années, auprès de Giacomo et de Giulio Porro, deux enfants de belle espérance, que j’aimais comme s’ils eussent été les miens, et que toujours j’aimerai ainsi. Dieu sait combien de fois, dans ma prison, je pensai à eux, combien je m’affligeai de ne pouvoir achever leur éducation, avec quelle ardeur je demandai au Ciel de leur donner un nouveau maître qui m’égalât dans mon amour pour eux !

Parfois je m’écriais en moi-même : « Quelle grossière parodie que ceci ! Au lieu de Giacomo et de Giulio, deux enfants parés des dons les plus brillants de la nature et de la fortune, le sort m’envoie pour élève un pauvre petit enfant sourd, muet, déguenillé, le fils d’un malfaiteur !... qui deviendra tout au plus un secondino, ce qu’en termes un peu moins choisis on appellerait un sbire. »

Ces réflexions me confondaient, me décourageaient. Mais à peine entendais-je le cri perçant de mon petit muet que je sentais tout mon sang en émoi, comme un père qui entend la voix de son fils. Et ce cri et la vue du petit muet chassaient loin de moi toute idée de bassesse à son égard. Où est sa faute s’il est vêtu de haillons et incomplet dans ses organes, s’il est de race de voleurs ? Une âme humaine dans l’âge de l’innocence est toujours digne de respect. Ainsi disais-je ; et, chaque jour, je le regardais avec plus de tendresse, et je croyais le voir croître en intelligence, et je m’affermissais de plus en plus dans la douce pensée de me vouer à ennoblir son âme ; et, dans mon imagination, passant en revue tout ce qui pouvait arriver, je pensais qu’un jour peut-être, sorti de prison, je trouverais moyen de faire placer cet enfant dans une école de sourds et muets, et de lui ouvrir ainsi la route vers un avenir plus beau que le métier de sbire.

Tandis que je m’occupais délicieusement ainsi de son bonheur, deux secondini vinrent un jour me prendre.

– C’est pour changer de logis, monsieur.

– Que voulez-vous dire ?

– On nous a donné l’ordre de faire passer Monsieur dans une autre chambre.

– Pourquoi ?

– On aura pris quelque autre gibier d’importance, et cette chambre étant la meilleure... Monsieur doit bien comprendre...

– Je comprends : c’est ici la première halte des nouveaux venus.

Et ils me firent passer dans une partie opposée de la cour, mais hélas ! non plus au niveau du sol, non plus en un lieu où il me fût encore possible de converser avec mon petit muet. En traversant cette cour, je le vis, ce cher enfant, assis à terre, étonné, triste. Il avait compris qu’il me perdait. En un moment il fut debout et courut à moi ; les secondini voulaient l’éloigner ; je le pris dans mes bras, et, tout morveux qu’il était, je l’embrassai, l’embrassai encore avec tendresse, et me séparai de lui, le dirai-je, avec les yeux pleins de larmes.

 

 

IX

 

Mon pauvre cœur ! tu aimes si facilement et si chaudement, et à combien de séparations déjà tu t’es vu condamné ! Celle-là certes ne fut pas la moins douloureuse, et je la ressentis avec d’autant plus d’amertume que mon nouveau logis était fort triste : une mauvaise chambre, sale, obscure, avec une fenêtre ayant aux croisées non des vitres, mais du papier ; les murs étaient souillés de grossières peintures faites de couleurs que je n’ose dire ; et dans les endroits qui avaient échappé à ces peintures étaient des inscriptions : plusieurs portaient simplement le nom, le surnom et le pays de quelque malheureux, avec la date du jour funeste de son arrestation. D’autres y ajoutaient des imprécations contre de faux amis, contre eux-mêmes, contre une femme, contre leur juge, etc. ; d’autres étaient des biographies abrégées ; d’autres enfin contenaient des sentences morales ; il y avait ces paroles de Pascal : « Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu et de le posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence ; mais puisqu’elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, et que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus, quel avantage peuvent-ils tirer lorsque dans la négligence, où ils font profession d’être, de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre ? »

Plus bas étaient écrites ces paroles du même auteur : « Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelques personnes étrangères, il s’agit de nous-mêmes et de notre tout. L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort et qui nous touche si profondément qu’il faudrait avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. »

Une autre inscription disait : « Je bénis la prison, parce qu’elle m’a fait connaître l’ingratitude des hommes, ma propre misère et la bonté de Dieu. »

Auprès de ces humbles paroles étaient les violentes et superbes imprécations d’un homme qui se disait athée et qui s’emportait contre Dieu, comme s’il oubliait qu’il avait dit : Dieu n’est pas.

Après une colonne de ces blasphèmes en venait une autre d’injures contre ces lâches (il les appelait ainsi) qui, dans le désespoir de la prison, deviennent religieux.

Je montrai ces infamies à l’un des secondini, et lui demandai qui les avait écrites :

– Je suis bien aise d’avoir trouvé ces inscriptions, dit-il ; elles sont en si grand nombre, et j’ai si peu le temps de chercher.

Et il se mit aussitôt à gratter le mur avec son couteau pour en faire disparaître l’inscription.

– Pourquoi cela ? lui dis-je.

– Parce que le pauvre diable qui l’a écrite et qui fut condamné à mort pour homicide avec préméditation s’en repentit et me fit prier de lui faire cette charité.

– Que Dieu lui pardonne ! m’écriai-je. Quel meurtre avait-il commis ?

– Ne pouvant tuer son ennemi, il se vengea en lui tuant son fils, le plus bel enfant qui fût sur la terre.

Je frissonne d’horreur. La férocité peut-elle bien en venir là ? Et un tel monstre prenait le langage insultant d’un homme supérieur à toutes les faiblesses humaines ! Tuer un innocent ! un enfant !

 

 

X

 

Dans ma nouvelle chambre si sombre, et à ce point immonde, privé de la compagnie de mon petit muet, j’étais accablé par la tristesse ; je restai plusieurs heures à la fenêtre qui donnait sur une galerie et d’où l’on voyait, au-delà de la galerie, le fond de la cour et la fenêtre de ma première chambre. Qui donc m’y avait remplacé ? Je voyais un prisonnier s’y promener avec la démarche rapide d’une personne pleine d’agitation. Deux ou trois jours après, je vis qu’on lui avait donné de quoi écrire, et alors il se tenait tout le jour à sa table.

Enfin je le reconnus : il sortait alors de sa chambre, accompagné du geôlier, et allait à l’interrogatoire : c’était Melchior Gioja 2 !

Mon cœur se serra de douleur ; et toi aussi, digne homme, te voilà ici ! (Plus heureux que moi, après quelques semaines de détention, il fut remis en liberté.)

La vue de toute bonne créature me console, m’attache, me fait penser. Ah ! aimer et penser sont un grand bien ! J’aurais donné ma vie pour tirer Gioja de prison ; et cependant j’éprouvais de la consolation à le voir.

Après avoir été longtemps à le regarder, à démêler, d’après ses mouvements, s’il avait l’esprit calme ou agité, à faire des vœux pour lui, je me sentais plus fort, plus riche d’idées, plus content de moi-même. Cela montre que le spectacle d’une créature humaine pour laquelle on éprouve de la sympathie suffit pour tempérer l’ennui de la solitude. Ce bienfait, je l’avais dû d’abord à un pauvre enfant muet ; maintenant je le trouvais dans la vue lointaine d’un homme de grand mérite.

Quelque secondino lui dit sans doute où j’étais. Un matin, en ouvrant sa fenêtre, il agita son mouchoir pour me saluer ; je me servis du même signe pour lui répondre.

Oh ! quel plaisir m’inonda l’âme en ce moment ! Il me semblait que toute distance avait disparu, que nous étions ensemble ; le cœur me battait comme à un amant qui revoit sa bien-aimée ; nous gesticulions sans nous comprendre, et avec la même vivacité que si nous nous étions compris. Oh ! c’est qu’en effet nous nous comprenions ; ces gestes voulaient dire tout ce que sentaient nos âmes, et l’une n’ignorait pas ce que l’autre avait senti.

Quelle consolation ces signes semblaient me promettre dans l’avenir ! L’avenir vint ; mais ces saluts ne furent pas renouvelés ! Chaque fois que je revoyais Gioja à l’a fenêtre, j’agitais mon mouchoir, mais en vain ! Les secondini me dirent qu’il lui avait été défendu de provoquer mes signes et d’y répondre. Néanmoins, il me regardait souvent, et souvent je le regardais ; et nous savions encore ainsi nous dire bien des choses.

 

 

XI

 

Sur la galerie placée sous ma fenêtre, au niveau de ma prison, passaient et repassaient du matin au soir d’autres prisonniers accompagnés d’un secondino. Ils allaient à l’instruction, et en revenaient. C’étaient pour la plupart gens de basse condition ; j’en vis néanmoins quelques-uns qui semblaient appartenir à une classe plus élevée. Quoiqu’il ne me fût pas possible d’arrêter longtemps mes yeux sur eux, tant leur passage était rapide, ils attiraient cependant mon attention, et tous, plus ou moins, me touchaient. Pendant les premiers jours, ce triste spectacle augmentait ma douleur ; mais peu à peu je m’y accoutumai, et il finit aussi par diminuer l’horreur de ma solitude.

Je voyais également passer sous mes yeux beaucoup de femmes arrêtées. On allait de cette galerie, par une voûte, sur une autre cour, et là étaient les prisons des femmes et l’hôpital des syphilitiques.

Un seul mur, et assez mince, me séparait d’une des chambres de ces femmes. Souvent les pauvres créatures m’étourdissaient de leurs chansons et quelquefois de leurs querelles. Le soir, quand toutes les rumeurs avaient cessé, je les entendais s’entretenir ensemble.

Si j’eusse voulu entrer en conversation avec elles, je l’aurais pu. Je m’en abstins, je ne sais pourquoi. Était-ce timidité, fierté, prudence ou crainte de m’attacher à des femmes dégradées ? C’étaient, je crois, ces trois motifs ensemble. La femme, quand elle est ce qu’elle doit être, est pour moi un être si sublime ! la voir, l’entendre, lui parler, remplit mon âme de nobles images ; mais avilie et méprisable, elle me trouble, m’afflige, me désenchante le cœur.

Et cependant (les « cependant » sont indispensables à qui peint l’homme, être si complexe), entre ces voix de femmes, il en était de suaves, et celles-ci, pourquoi ne le pas dire, m’étaient chères ; une surtout, plus suave que toutes les autres, s’élevait plus rarement, et n’exprimait jamais de pensées vulgaires. Elle chantait peu, et le plus souvent ces deux seuls vers si pathétiques :

 

            Chi rende alla meschina
            La sua felicità 3?

 

Quelquefois elle chantait les litanies : ses compagnes alors se joignaient à elle, mais j’avais le don de reconnaître la voix de Madeleine entre toutes les autres, qui semblaient toujours acharnées à me la ravir.

Oui, cette infortunée se nommait Madeleine. Quand ses compagnes racontaient leurs peines, elle savait y compatir, elle gémissait et répétait : « Courage, chère amie ! le Seigneur ne délaisse personne. »

Qui pouvait m’empêcher de me la retracer belle et plus malheureuse que coupable, née pour la vertu et capable d’y revenir, si jamais elle s’en était écartée ? Qui pourrait me blâmer, si je m’attendrissais en l’écoutant, si je l’écoutais avec recueillement, si je priais pour elle avec une ferveur particulière ?

L’innocence est vénérable, mais combien l’est aussi le repentir ! Le meilleur des hommes, l’homme-Dieu, dédaignait-il d’arrêter ses regards compatissants sur les pécheresses, de respecter leur confusion, de les mettre au nombre des âmes qu’il honorait le plus ? Et nous, pourquoi tout ce mépris envers la femme tombée dans l’ignominie ?

En raisonnant ainsi, je fus cent fois tenté d’élever la voix, et de faire à Madeleine une déclaration d’amour fraternel. Une fois même, j’avais déjà commencé la première syllabe de son nom :

Mad...

Chose étrange ! le cœur me battait comme à un amoureux de quinze ans, et pourtant j’en avais trente et un, et ce n’est plus l’âge où l’on palpite comme un enfant.

Je ne pus aller plus avant ; je recommençai :

Mad... Mad !

Ce fut en vain ; je me trouvai ridicule, et m’écriai de rage :

Matto4, et non Mad !

 

 

XII

 

Ainsi finit mon roman avec la pauvre créature ; mais je lui fus encore redevable des plus douces jouissances pendant plusieurs semaines. Souvent j’étais mélancolique, et sa voix m’égayait ; souvent, pensant à la bassesse et à l’ingratitude des hommes, je m’irritais contre eux, je prenais en haine l’univers entier, et la voix de Madeleine venait me disposer de nouveau à la pitié et à l’indulgence.

Oh ! puisses-tu, pécheresse inconnue, n’avoir pas été condamnée à un sévère châtiment ! Et, à quelque peine que tu aies été condamnée, puisses-tu en profiter pour te relever, vivre et mourir chère au Seigneur ! Puisses-tu trouver près de tous ceux qui te connaissent le respect et la sympathie que tu as trouvés près de moi, qui ne t’ai pas connue ! Puisses-tu inspirer à quiconque te verra la patience, la douceur, la soif de la vertu, la confiance en Dieu, tout ce que tu as inspiré à celui qui t’aima sans te voir ! Mon imagination peut se tromper en te prêtant un beau corps ; mais ton âme, j’en suis sûr, était belle. Tes compagnes parlaient grossièrement, et toi avec noblesse et pudeur ; elles blasphémaient Dieu, et toi tu le bénissais ; elles disputaient, et tu apaisais leurs querelles. Ah ! si quelqu’un t’a tendu la main pour t’arracher à la carrière du déshonneur, s’il a mis de la délicatesse dans ses bienfaits, s’il a essuyé tes larmes, puissent pleuvoir sur lui toutes les consolations, sur lui et sur ses enfants, et sur les enfants de ses enfants !

Contiguë à ma prison en était une autre, habitée par plusieurs hommes. Je les entendais aussi parler : l’un d’eux surpassait tous les autres en autorité, non peut-être qu’il fût d’une condition plus élevée, mais il avait plus de faconde et plus d’audace ; il faisait le docteur, comme on dit ; il querellait, et imposait silence à ses antagonistes avec l’accent impérieux de sa voix et la fougue de ses paroles. Il leur dictait ce qu’ils devaient penser et sentir, et ceux-ci, après quelque résistance, finissaient toujours par lui donner raison en tout.

Les infortunés ! Pas un d’entre eux qui, pour adoucir les déplaisirs de la prison, exprimât quelque sentiment tendre, une pensée de religion ou d’amour !

Le chef de mes voisins m’adressa un salut, et je le lui rendis. Il me demanda comment je menais cette maudite vie ; je lui dis qu’il n’était pas pour moi de vie maudite, quelque triste qu’elle fût, et que, jusqu’à la mort, il fallait rechercher le bonheur de penser et d’aimer.

– Expliquez-vous, monsieur, expliquez-vous.

Je m’expliquai, et ne fus pas compris. Et lorsque, après d’ingénieux détours préparatoires, j’eus le courage d’articuler pour exemple la vive tendresse qu’éveillait dans mon cœur la voix de Madeleine, le voisin donna dans le plus terrible éclat de rire.

– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? s’écrièrent à la fois tous ses compagnons.

Le profane leur rapporta grotesquement mes paroles ; les éclats de rire recommencèrent en chœur, et je jouai là à merveille le rôle d’un sot.

Il en est de la prison comme du monde : ceux qui mettent leur sagesse à s’indigner, à se plaindre, à dénigrer, traitent de folie la pitié, l’amour et le besoin de se consoler avec de nobles illusions qui honorent l’humanité et son auteur.

 

 

XIII

 

Je les laissai rire sans leur répondre une syllabe. Les voisins m’adressèrent deux ou trois fois la parole ; je gardai le silence.

– Il aura quitté la fenêtre.

– Il sera parti.

– Il est allé tendre l’oreille aux soupirs de Madeleine.

– Il se sera choqué de nos éclats de rire.

C’est là ce qu’ils se dirent pendant un moment ; et le chef finit par imposer silence aux autres, qui chuchotaient encore sur mon récit.

– Taisez-vous, imbéciles, vous ne savez ce que vous dites. Le voisin n’est pas en ceci un si grand âne que vous croyez. Vous n’êtes capables de réfléchir sur rien. Moi, j’éclate de rire d’abord, mais ensuite je réfléchis, moi. Les derniers des bandits savent faire les enragés comme nous autres. Mais un peu plus de gaieté, de charité, de confiance dans les bienfaits du Ciel, là, franchement, qu’est-ce que cela veut dire, à votre sens ?

– Maintenant que je me mets aussi à réfléchir, répondit l’un, c’est signe, je crois, qu’on est un peu moins coquin que nous.

– Bravo ! s’écria le chef, avec un hurlement de stentor ; cette fois je recommence à avoir quelque estime pour ta caboche.

Je ne me sentais pas bien fier de passer simplement pour un peu moins coquin que ces gens-là ; mais j’éprouvais une sorte de joie de voir ces misérables revenus à meilleur avis sur l’importance de cultiver les sentiments bienveillants.

Je remuai la croisée comme si je revenais alors à la fenêtre. Le chef m’appela, je répondis, espérant qu’il aurait quelque velléité de moraliser à ma manière. Je me trompais : les esprits vulgaires esquivent les raisonnements sérieux ; si une noble vérité traverse leur intelligence, ils sont capables d’applaudir un moment à cette vérité ; mais, bientôt après, ils en détournent leur regard, et ne savent pas résister à la rage de faire parade de leur sens, en doutant de cette vérité, ou se prenant à la railler.

Il me demanda ensuite si j’étais en prison pour dettes.

– Non.

– Accusé de fraude, peut-être ? Accusé à tort, bien entendu.

– De tout autre chose.

– Affaire d’amour ?

– Non.

– Homicide ?

– Non.

– Carbonarisme ?

– Précisément.

– Et qu’est-ce que ces carbonari ?

– Je les connais si peu que je ne saurais vous le dire.

Un secondino nous interrompit avec emportement, et, quand il eut bien accablé mes voisins d’injures, il se tourna de mon côté et me dit, avec la gravité d’un maître plutôt que d’un sbire :

– Fi ! monsieur, descendre à converser avec toute sorte de monde ! Monsieur sait-il que ces gens-là sont des voleurs ?

Je rougis, et ensuite je rougis d’avoir pu rougir ; et il me sembla que descendre à converser avec toute sorte de malheureux, c’était moins crime que bonté.

 

 

XIV

 

La matinée suivante, j’allai à la fenêtre pour voir Melchior Gioja, mais je ne causai plus avec les voleurs ; je répondis à leur salut, et leur dis qu’il m’avait été défendu de parler.

Je vis arriver le greffier qui m’avait fait subir les interrogatoires, lequel m’annonça avec mystère une visite qui devait m’être agréable ; et quand il crut m’avoir assez préparé, il me dit :

– Votre père, enfin ; ayez la bonté de me suivre.

Je le suivis dans les bureaux, palpitant d’aise et de tendresse, et m’efforçant d’avoir un aspect serein, qui tranquillisât mon pauvre père.

Lorsqu’il avait su mon arrestation, il avait espéré qu’elle avait eu lieu par suite de soupçons de peu d’importance, et que j’allais bientôt sortir de prison. Mais, voyant que ma détention se prolongeait, il était venu solliciter du Gouvernement autrichien ma mise en liberté. Déplorables illusions de l’amour paternel ! Mon père ne pouvait me croire assez téméraire pour m’être exposé à la rigueur des lois, et l’enjouement étudié avec lequel je lui parlai lui persuada que je n’avais aucun malheur à craindre.

Le court entretien qui nous fut accordé m’agita à un point que je ne puis dire, d’autant plus que je m’efforçais de réprimer toute apparence d’agitation ; le plus difficile fut de ne pas la laisser voir quand il fallut nous séparer.

Dans les circonstances où se trouvait alors l’Italie, j’étais convaincu que l’Autriche ferait des exemples avec une rigueur extraordinaire, et que je serais condamné à mort ou à une longue captivité. Dissimuler cette conviction à un père, le flatter de l’espérance de ma prochaine liberté, ne pas fondre en larmes en l’embrassant, en lui parlant de ma mère, de mes frères, de mes sœurs, que jamais, je le pensais du moins, je ne devais plus revoir sur la terre, le prier, et sans que ma voix fût entrecoupée de sanglots, de revenir encore me voir, s’il le pouvait ; oh ! non, jamais je ne me fis une telle violence !

Il me quitta presque consolé, et moi je retournai dans ma prison, le cœur déchiré. À peine je m’y retrouvai seul, j’espérai pouvoir me soulager en m’abandonnant aux larmes ; ce soulagement me manqua. J’éclatais en sanglots, et je ne pouvais verser une larme. Le malheur de ne pouvoir pleurer est, dans les grandes douleurs, l’une des plus cruelles disgrâces : et ce malheur, que de fois je l’ai éprouvé !

Je fus pris d’une fièvre ardente, avec un horrible mal de tête. Je ne pus avaler une goutte de bouillon de tout le jour.

– Oh ! m’écriai-je, si c’était une maladie mortelle qui vînt abréger mes tourments !

Lâche désir ! désir insensé ! Dieu ne l’exauça pas ; et maintenant je l’en remercie ; et je l’en remercie non pas seulement parce qu’après dix années de prison j’ai revu ma famille bien-aimée, et que je puis me dire heureux, mais aussi parce que les souffrances donnent de la valeur à l’homme, et que les miennes, je l’espère du moins, ne m’ont pas été inutiles.

 

 

XV

 

Deux jours après, mon père revint. J’avais bien dormi la nuit, et j’étais sans fièvre. Je me donnai une contenance aisée, un air enjoué, et personne ne soupçonna ce que mon cœur avait souffert et souffrit encore.

Mon père me dit :

– J’espère que sous peu de jours tu seras renvoyé à Turin. Nous t’avons déjà préparé ta chambre, et nous t’attendons avec une grande anxiété. Les devoirs de mon emploi m’obligent à repartir ; fais en sorte, je te prie, fais en sorte de me rejoindre bientôt.

Sa douce et mélancolique tendresse me déchirait l’âme. La dissimulation me semblait commandée par la piété filiale, et cependant je dissimulais avec une sorte de remords. N’eût-il pas été plus digne de mon père et de moi que je lui dise : « Il est probable que nous ne nous verrons plus en ce monde ; séparons-nous en hommes, sans murmure et sans plainte, que j’entende au moins prononcer sur ma tête la bénédiction paternelle. »

Ce langage m’eût plu mille fois davantage. Mais je regardais les yeux de ce vieillard vénérable, ses traits, ses cheveux gris, et je ne croyais pas que l’infortuné pût trouver en lui la force d’entendre de telles choses.

Et si, pour éviter de le tromper, je l’avais vu s’abandonner au désespoir, s’évanouir peut-être, idée horrible, tomber mort du coup dans mes bras !

Je ne pus lui dire la vérité ni la lui laisser entrevoir. Ma sérénité factice lui fit pleinement illusion. Nous nous séparâmes sans larmes. Mais, revenu dans ma prison, je fus en proie aux mêmes angoisses que la première fois, ou à de plus cruelles encore ; et ce fut encore en vain que j’invoquai le don des larmes.

Me résigner à toute l’horreur d’une longue prison, me résigner au gibet, c’était dans la mesure de mes forces ; mais me résigner à l’immense douleur que devaient en ressentir mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs, c’était à quoi toutes mes forces ne pouvaient suffire ! Alors je me prosternai à terre, et, avec une ferveur que jamais je ne m’étais sentie, j’adressai à Dieu cette courte prière :

« Mon Dieu, j’accepte tout de ta main ; mais prodigue ta force aux cœurs à qui j’étais nécessaire ; que je cesse de leur être tel, et que la vie d’aucun d’eux ne s’abrège pour cela d’un seul jour. »

Oh ! bienfait de la prière ! Je restai plusieurs heures l’âme élevée à Dieu, et ma confiance croissait à mesure que je méditais sur la bonté divine, à mesure que je méditais sur la grandeur de l’âme humaine quand elle échappe à l’égoïsme et s’interdit toute autre volonté que celle de la souveraine sagesse.

Oui, cela peut être ainsi, oui, tel est le devoir de l’homme. La raison, qui est la voix de Dieu, la raison me dit qu’il faut tout sacrifier à la vertu. Et s’accomplira-t-il, ce sacrifice que nous devons à la vertu, si, dans les circonstances les plus douloureuses, nous luttons contre la volonté de celui qui est le principe de toute vertu ?

Quand le gibet ou tout autre martyre ne se peut éviter, lâchement les craindre, et ne savoir marcher de pied ferme à l’échafaud, en bénissant le Seigneur, c’est l’indice d’un déplorable avilissement ou d’une déplorable ignorance. Et non seulement il faut, de nous-même, consentir à notre mort, mais aussi à l’affliction que doivent en ressentir ceux qui nous aiment. Tout ce qu’il nous est permis de demander à Dieu, c’est qu’il tempère cette affliction, c’est qu’il nous vienne en aide à tous ; une telle prière est toujours écoutée.

 

 

XVI

 

Quelques jours s’écoulèrent, et je restai dans le même état, c’est-à-dire dans une tristesse douce, pleine de calme et de pensées religieuses. Je croyais avoir triomphé de toute faiblesse et n’être plus accessible à aucune inquiétude. Folle illusion ! L’homme doit tendre sans cesse à la plus parfaite constance ; mais il n’y arrive jamais sur la terre. Que fallut-il pour me troubler ainsi ? La vue d’un ami malheureux, la vue de mon bon Piero, qui vint à passer à quelques pas de moi sur la galerie, tandis que j’étais à la fenêtre. On l’avait tiré de son gîte pour le mener aux prisons criminelles.

Ils passèrent si vite, lui et ceux qui l’accompagnaient, que j’eus à peine le temps de le reconnaître, de recevoir de lui et de lui rendre un signe d’amitié.

Pauvre jeune homme ! à la fleur de l’âge, né avec l’espérance d’un génie éclatant, un caractère honnête, délicat, aimant, fait pour jouir glorieusement de la vie, précipité par la politique au fond d’une prison, dans un temps à ne pouvoir échapper sûrement à la foudre la plus implacable de la loi.

Je fus saisi pour lui d’une telle compassion, d’une telle douleur de ne pouvoir le racheter, de ne pouvoir même le consoler par ma présence et mes paroles, que rien ne pouvait me rendre un peu de calme. Je savais combien il aimait sa mère, son frère, ses sœurs, son beau-frère, ses petits neveux ; avec quelle ardeur il brûlait de contribuer à leur bonheur, combien il était aimé de tous ces chers objets de son amour. Je sentais quelle devait être l’affliction de chacun d’eux en une si grande détresse. Il n’y a pas de termes pour rendre la fureur qui alors s’empara de moi, et cette fureur se prolongea si longtemps que je désespérais de l’apaiser jamais.

Eh bien ! c’était encore une illusion que cette crainte. Ô affligés, qui vous croyez la proie d’une douleur invincible, horrible, toujours croissante, ayez un peu de patience et vous serez détrompés.

Ni le repos extrême, ni l’extrême inquiétude ne peuvent longtemps durer. Il faut se pénétrer de cette vérité pour ne pas s’enorgueillir aux heures de félicité et ne pas s’avilir dans les jours de trouble.

À cette longue fureur succéda la fatigue et l’apathie. Mais l’apathie non plus ne dura pas, et je craignis d’avoir à flotter désormais sans repos entre celle-ci et l’excès opposé. Je frissonnai à la pensée d’un pareil avenir, et cette fois encore j’eus recours avec ardeur à la prière.

Je demandai à Dieu d’assister mon pauvre Piero comme moi-même, et sa famille comme la mienne. Et ce ne fut qu’en répétant ces vœux que je trouvai un véritable repos.

 

 

XVII

 

Mais lorsque mon âme se fut calmée, je réfléchis aux fureurs qui m’avaient maîtrisé ; et, m’indignant de ma propre faiblesse, j’étudiai le moyen d’en guérir. Voici l’expédient dont je me servis pour cela. Chaque matin, après une courte prière au Créateur, ma première occupation était de faire une diligente et courageuse revue de tout évènement possible, de tout accident propre à m’émouvoir. J’arrêtais intrépidement mon imagination sur chacun de ces accidents, et m’y préparais. Depuis les plus douces visites jusqu’à celle du bourreau, je les imaginais toutes. Ce triste exercice me parut intolérable pendant quelques jours, mais je voulus fermement persévérer, et bientôt j’eus lieu d’en être content.

Au premier jour de l’an 1821, le comte Luigi Porro 5 obtint la permission de me venir voir. La tendre et vive amitié qui nous unissait, le besoin que nous éprouvions de nous dire tant .de choses, l’obstacle qu’apportait à cette effusion la présence d’un greffier, le temps trop court qu’il nous fut permis d’être ensemble, les sinistres pressentiments qui m’obsédaient, les efforts que nous faisions, lui et moi, pour paraître tranquilles, il y avait bien dans tout cela de quoi me soulever au cœur la plus terrible des tempêtes. Séparé d’un ami si cher, je me sentis calme, attendri, mais calme.

Tant on gagne de force à se prémunir contre les violentes émotions !

Si je m’efforçais d’acquérir un calme constant, c’était moins par le désir d’ôter quelque chose à mon infortune que parce que cette inquiétude d’esprit me semblait chose vulgaire et peu digne de l’homme. Une âme agitée ne raisonne plus ; emportée dans un tourbillon irrésistible d’idées exagérées, elle se fait une logique absurde, furibonde, malveillante. Elle entre dans un état tout à fait antiphilosophique, antichrétien.

Si j’étais prédicateur, j’insisterais souvent sur la nécessité de bannir l’agitation : on n’est bon qu’à ce prix. Comme il était pacifique avec lui-même et avec les autres, celui que nous devons tous imiter ! Il n’est pas de grandeur d’âme, il n’est pas de justice sans la modération dans les idées, sans un esprit plutôt enclin à sourire qu’à s’indigner des évènements de cette courte vie. La colère n’a quelque valeur que dans les cas très rares où il semble qu’on puisse par elle humilier un méchant et le retirer des voies de l’iniquité.

Peut-être y a-t-il des fureurs d’une autre nature que celles qui me sont connues, et moins condamnables d’ailleurs. Mais celle qui jusqu’alors m’avait fait son esclave n’était pas une fureur de pure affliction, il s’y mêlait toujours beaucoup de haine, une violente démangeaison de maudire et de me peindre la société, ou tels et tels individus, sous les couleurs les plus exécrables. Véritable épidémie de ce monde ! L’homme se croit meilleur en abhorrant ses semblables. Il semble que tous les amis se disent à l’oreille : « Aimons-nous seulement entre nous ; crions bien haut que tous les autres ne sont que vile plèbe, et on nous prendra pour des demi-dieux. »

Chose étrange qu’on se plaise si fort à cette vie d’emportement : on y met une sorte d’héroïsme. Si l’objet qu’on maudissait vient à mourir, vite on en cherche un autre. De qui me plaindre aujourd’hui ? Qui haïr ? Quel sera le monstre ? Celui-ci ?... Oh bonheur ! Je le tiens ! Venez mes amis, déchirons-le !

Ainsi va le monde, et, sans le déchirer, je puis bien dire qu’il va mal.

 

 

XVIII

 

Il n’y avait pas grande malveillance à me plaindre de l’horrible chambre où l’on m’avait placé ; par bonheur il en vint à vaquer une meilleure, et l’on me fit l’aimable surprise de me la donner.

N’aurais-je pas dû être très content à cette nouvelle ? Et cependant il en est ainsi ; je ne pouvais penser à Madeleine sans regret. Quel enfantillage ! S’attacher toujours à quelque chose, et encore par des raisons en vérité bien faibles. En quittant cette misérable chambre, je tournai encore une fois les yeux vers ce mur contre lequel je m’étais si souvent appuyé, tandis qu’à un pied de là, peut-être, s’y appuyait aussi de l’autre côté la pauvre pécheresse. J’aurais voulu, une fois encore, entendre ces deux vers touchants :

 

Chi rende alla meschina
La sua felicità 6?

 

Vains désirs ! encore une séparation dans ma vie de disgrâce ! Je ne veux pas y revenir longuement, pour ne pas faire rire à mes dépens ; mais il y aurait de l’hypocrisie à ne pas confesser que j’en fus triste plusieurs jours.

En m’en allant, je dis adieu à deux de ces pauvres voleurs, mes voisins, qui étaient alors à la fenêtre. Le chef n’y était pas ; mais, averti par ses compagnons, il accourut et répondit lui aussi à mes adieux ; puis il se mit à fredonner l’air Chi rende alla meschina... etc. Voulait-il se moquer de moi ? Je parie que si je faisais cette question à cinquante personnes, quarante-neuf répondraient oui. Eh bien ! en dépit de cette imposante majorité, j’inclinai à penser que le bon voleur voulait me faire une gracieuseté : je le pris ainsi, et lui en témoignai ma reconnaissance par un dernier regard ; et lui, tendant le bras hors des barreaux, avec son bonnet à la main, me faisait encore un signe lorsque je me tournai pour descendre l’escalier.

Arrivé dans la cour, j’y trouvai une consolation ; mon petit muet était sous le portique ; il me vit, me reconnut, et voulait courir à ma rencontre. La femme du geôlier, je ne sais pourquoi, l’arrêta par le collet et le poussa dans la maison. Je m’affligeai de ne pouvoir l’embrasser ; mais les petits sauts qu’il fit pour courir à moi m’attendrirent délicieusement ; il est si doux d’être aimé !

C’était jour de grandes aventures. Deux pas plus loin, je me trouvais près de la fenêtre de la chambre qui avait été la mienne, et où était maintenant Gioja.

– Bonjour, Melchior, lui dis-je en passant.

Il leva la tête et s’écria, en se précipitant de mon côté :

– Bonjour, Silvio !

Hélas ! il ne me fut pas permis de m’arrêter un moment. Je tournai sous la porte, je montai quelques marches, et me voici dans une petite chambre assez propre, au-dessus de celle de Gioja ; j’y fis apporter mon lit, et dès que les secondini m’eurent laissé seul, mon premier soin fut de visiter les murs. On y lisait quelques souvenirs écrits, les uns avec un crayon, les autres avec du charbon, d’autres avec une pointe incisive. J’y trouvai deux jolies strophes en français, que je me reproche aujourd’hui de n’avoir pas apprises par cœur. Elles étaient signées : Le duc de Normandie. Je me mis à les chanter, en y adaptant de mon mieux l’air de ma pauvre Madeleine ; mais voici qu’une voix se mit à les chanter tout près de moi, sur un autre air. Lorsque le chanteur eut fini, je lui criai bravo, et il me salua avec politesse, en me demandant si j’étais Français.

– Non ; je suis Italien, et me nomme Silvio Pellico.

– L’auteur de la Françoise de Rimini ?7

– Précisément.

Et ici un compliment gracieux avec la condoléance d’usage sur ma captivité.

Il me demanda dans quelle partie de l’Italie j’étais né.

– Dans le Piémont, lui dis-je, et je suis de Saluces.

Et ici encore un gracieux compliment sur le caractère et le génie des Piémontais, avec une mention spéciale pour les hommes de mérite nés à Saluces, et en particulier pour Bodoni.

Ces éloges étaient élégants et courts, comme il appartient à un homme bien élevé.

– Maintenant, lui dis-je, permettez-moi, monsieur, de vous demander qui vous êtes.

– Vous venez de chanter une chansonnette de ma façon.

– Ces belles stances, écrites sur le mur, sont de vous ?

– Oui, monsieur.

– Vous êtes donc...

– L’infortuné duc de Normandie !

 

 

XIX

 

Le geôlier passait sous nos fenêtres, et nous fit taire.

« Quel infortuné duc de Normandie ? pensai-je. N’est-ce pas le titre qu’on donnait au fils de Louis XVI ? Mais ce pauvre enfant est mort, à n’en pas douter ! Eh bien ! mon voisin sera un de ces malheureux qui ont tenté de le faire revivre. »

Plusieurs déjà se sont donnés pour Louis XVII et ont été reconnus être des imposteurs. À quel titre celui-ci serait-il mieux cru que les autres ?

Je cherchais à douter, mais une irrésistible incrédulité l’emportait toujours sur mes doutes, et n’a pas encore cessé de prévaloir en moi. Je résolus néanmoins de ne pas humilier ce malheureux, de quelque chanson qu’il voulût me bercer.

Quelques instants après, il se remit à chanter, et nous reprîmes la conversation.

À la question que je lui fis sur sa personne, il répondit qu’il était en effet Louis XVII, et se mit à déclamer avec force contre Louis XVIII, son oncle, l’usurpateur de ses droits.

– Mais ces droits, comment ne les avez-vous pas fait valoir à l’époque de la restauration ?

– Je me trouvais alors à Bologne, où j’étais gravement malade. À peine guéri, je volai à Paris ; j’allai me présenter aux puissances alliées ; mais ce qui était fait était fait. Mon oncle refusa injustement de me reconnaître, et ma sœur s’unit à lui pour m’accabler. Le bon prince de Condé m’accueillit seul à bras ouverts, mais son amitié ne pouvait rien pour moi. Un soir, dans les rues de Paris, je fus assailli par des assassins armés de poignards, et ce fut à grand-peine que j’échappai à leurs coups. Après avoir erré quelque temps en Normandie, je revins en Italie et m’arrêtai à Modène ; de là, écrivant sans relâche aux monarques de l’Europe, et en particulier à l’empereur Alexandre, qui me répondait toujours avec une parfaite politesse, je ne désespérais pas qu’on ne finît par me faire justice, ou que, si la politique commandait le sacrifice de mes droits au trône de France, on ne m’assignât un apanage convenable. Je fus arrêté, conduit à la frontière du duché de Modène et livré au Gouvernement autrichien. Voici maintenant huit mois que je suis enseveli dans cette prison, et Dieu sait quand j’en sortirai.

Je n’ajoutai pas foi à toutes ses paroles ; mais qu’il fût enseveli dans cette prison, il n’était que trop vrai ; et il m’inspirait par là une vive compassion.

Je le priai de me faire en abrégé le récit de sa vie. Il me raconta minutieusement toutes les particularités que je savais déjà sur Louis XVII ; quand on l’enferma avec ce misérable Simon le savetier, quand on lui fit attester une infâme calomnie contre les mœurs de la pauvre reine sa mère, etc. Enfin, on vint une nuit le prendre dans sa prison ; un enfant stupide, du nom de Mathurin, fut mis en sa place, et lui fut emporté. Il y avait dans la rue une voiture à quatre chevaux, dont l’un était une machine en bois dans laquelle on le cacha. Ils arrivèrent heureusement aux bords du Rhin, et quand ils eurent passé la frontière, le général (il me dit son nom, mais je ne me le rappelle pas), le général qui l’avait tiré de prison lui servit quelque temps d’instituteur et de père, puis l’envoya ou le conduisit en Amérique. Là, le jeune roi sans trône éprouva diverses fortunes, souffrit la faim dans les déserts, porta les armes, et vécut heureux et honoré à la cour du roi du Brésil, où il fut ensuite calomnié, persécuté et forcé de prendre la fuite ; il revint en Europe vers la fin du règne de Napoléon, fut retenu prisonnier à Naples par Joachim Murat ; et, lorsqu’il se revit libre et en position de réclamer le trône de France, il fut atteint à Bologne de cette fatale maladie pendant laquelle Louis XVIII fut couronné.

 

 

XX

 

Il racontait cette histoire avec un air de bonne foi admirable. Ne pouvant le croire, je ne laissai pas de l’admirer. Tous les faits de la Révolution française lui étaient parfaitement connus. Il en parlait avec une éloquence toute naturelle, et rapportait à propos de tout des anecdotes fort piquantes. Il y avait bien quelque chose de tant soi peu soldatesque dans son langage, mais il ne manquait pas d’ailleurs de cette élégance que donne l’usage de la belle société.

– Me permettez-vous, lui dis-je, de vous traiter en ami et de ne pas vous donner de titres ?

– C’est ce que je désire, répondit-il ; le malheur m’a du moins laissé cela de bon, que je sais sourire de toutes les vanités ; et, vous pouvez m’en croire, je me sens plus fier d’être homme que d’être roi.

Matin et soir, c’était entre nous de longs entretiens, et, quelque bien persuadé que je fusse qu’il jouait une comédie, son âme me semblait bonne, honnête, naturellement portée vers tout ce qui est bien. Plusieurs fois je fus sur le point de lui dire : « Pardonnez-moi ; je voudrais croire que vous êtes réellement Louis XVII ; mais je vous avoue sincèrement que je ne puis me défendre de la conviction contraire. Ayez assez de franchise pour renoncer à cette fiction. » Et je méditais à part moi un beau sermon à lui faire sur ce qu’il y a de petit dans tout mensonge, même dans ceux qui semblent inoffensifs.

De jour en jour je différais ; j’attendais toujours que notre intimité s’accrût encore de quelques degrés, et je n’eus jamais le courage d’exécuter mon dessein.

Lorsque je réfléchis à ce manque de hardiesse, je cherche parfois à me l’excuser comme un devoir de politesse, comme une crainte honorable d’affliger, que sais-je, moi ? Mais ces excuses ne me satisfont pas, et je ne puis me dissimuler que je serais plus content de moi s’il ne m’était pas resté dans le gosier ce beau sermon que je préparais. Feindre d’ajouter foi à une imposture, c’est faiblesse. Je crois que je ne le ferais plus.

Oui, faiblesse ! Certes, de quelque préambule délicat qu’on s’enveloppe, il est toujours pénible de dire à un homme : « Je ne vous crois pas. » Il s’indignera, il nous faudra renoncer au charme de son amitié ; peut-être même nous accablera-t-il d’injures. Mais toute perte est plus honorable que le mensonge ; et peut-être le malheureux qui nous accablerait d’injures, s’apercevant que son imposture ne trouve que des incrédules, finirait par admirer en silence notre sincérité, et par se livrer à des réflexions qui le ramèneraient à des voies meilleures.

Les secondini n’étaient pas éloignés de croire qu’il fût réellement Louis XVII ; ils avaient déjà vu de si grands changements de fortune qu’ils ne désespéraient pas de voir leur prisonnier monter un jour sur le trône de France, et se ressouvenir alors de leur servile docilité ; excepté la permission de s’évader, il trouvait auprès d’eux tous les égards qu’il pouvait désirer 8.

Je fus redevable à ces égards de l’honneur de contempler le grand personnage. C’était un homme de taille médiocre, entre quarante et quarante-cinq ans ; il avait de l’embonpoint et une physionomie véritablement bourbonienne. Il est vraisemblable que cette ressemblance accidentelle avec les Bourbons lui avait inspiré l’idée de jouer ce triste rôle.

 

 

XXI

 

Il faut que je m’accuse encore d’un indigne sacrifice que je fis au respect humain. Mon voisin n’était pas athée, et parlait même quelquefois des sentiments religieux en homme qui les apprécie et n’y est pas étranger. Mais il conservait toutefois beaucoup de préventions déraisonnables contre le christianisme, qu’il envisageait moins dans sa véritable essence que dans ses abus. La philosophie superficielle qui, en France, précéda et suivit la révolution, l’avait ébloui. Il lui semblait qu’on pouvait adorer Dieu avec plus de pureté encore que suivant la religion de l’Évangile ; sans avoir une profonde connaissance de Condillac et de Tracy, il les révérait comme des penseurs éminents, et s’imaginait que ce dernier avait achevé de résoudre toutes les questions métaphysiques.

Moi qui avais poussé plus avant mes études philosophiques, qui sentais la faiblesse de la doctrine expérimentale, qui savais avec quelles grossières erreurs le siècle de Voltaire avait pris à tâche de dénigrer le christianisme ; moi qui avais lu Guénée 9 et ceux qui avec lui ont hardiment démasqué cette fausse critique ; moi qui étais persuadé qu’en bonne logique on ne peut admettre Dieu et repousser l’Évangile ; moi qui regardais comme chose vulgaire de suivre le torrent des opinions antichrétiennes, et de ne savoir s’élever à reconnaître combien le christianisme, vu de haut, est simple et sublime, eh bien ! je fus assez lâche pour sacrifier au respect humain. Je me laissais déconcerter par les facéties de mon voisin, quoique bien convaincu de leur futilité. Je dissimulai ma croyance, j’hésitai, je me demandai s’il était, ou non, opportun de le contredire ; je me dis que c’était inutile, et je m’efforçai de me croire par là justifié.

Lâcheté ! lâcheté ! Qu’importe l’audace et l’emportement des opinions en vogue, quand elles ne reposent sur aucune base ? Il est vrai qu’un zèle déplacé est indiscret, et peut ne servir qu’à irriter plus encore celui qui ne croit pas. Mais confesser avec franchise et modestie à la fois ce qu’on tient fermement pour importante vérité, le confesser là même où l’on sait devoir trouver non l’approbation, mais le dédain, c’est un devoir clairement établi ; et ce noble aveu, on peut toujours le faire, sans prendre à contretemps le ton d’un missionnaire.

Oui, c’est un devoir de confesser en tout temps une vérité importante, car si nous ne pouvons espérer de la voir aussitôt reconnue, elle peut néanmoins préparer les âmes de telle sorte qu’elle y produise un jour une plus haute impartialité de jugement, et, par suite, le triomphe de la lumière.

 

 

 

VENISE

 

I

 

Je restai dans cette chambre un mois et quelques jours. La nuit du 18 au 19 février 1821, je suis réveillé par un bruit de clés et de cadenas, et je vois entrer plusieurs hommes avec une lanterne. Ma première idée fut qu’ils venaient pour m’égorger ; mais, pendant que je regardais ces figures avec anxiété, je vis s’avancer poliment le comte B*** 10 qui me pria de m’habiller promptement pour partir.

Cette nouvelle me surprit, et j’eus la folie d’espérer qu’on allait me reconduire aux frontières du Piémont. Serait-il possible qu’une si grande tempête se fût ainsi dissipée ? Je retrouverais encore la douce liberté ! Je reverrais mes parents tant aimés, mes frères et mes sœurs !

Ces pensées décevantes m’agitèrent quelques instants. Je m’habillai en toute hâte et suivis ceux qui étaient venus pour m’accompagner, sans avoir le temps d’adresser un dernier adieu à mon voisin. Il me sembla avoir entendu sa voix, et j’eus regret de ne pouvoir lui répondre.

– Où allons-nous ? dis-je au comte, en montant en voiture avec lui et un officier de gendarmerie.

– Je ne puis vous le dire que nous ne soyons à un mille au-delà de Milan.

Je vis que la voiture ne se dirigeait pas du côté de la Porte Vercelline, et toutes mes espérances s’évanouirent !

Je me tus. C’était par une nuit admirable et le plus beau clair de lune. Je regardais ces rues chéries, où je m’étais promené pendant tant d’années, si heureux alors ! Les maisons, les églises, tout renouvelait en moi mille souvenirs délicieux.

Oh ! cours de la Porte-Orientale ! jardins publics où tant de fois, me promenant avec Monti 11, avec Foscolo 12, avec Lodovico de Breme, avec Pietro Borsieri 13, avec Porro et ses enfants, avec tant d’autres qui me sont chers, je m’étais entretenu avec eux, plein de vie et d’espérance ! Comme en me disant que je vous contemplais pour la dernière fois, comme en ce rapide tourbillon qui vous emportait loin de mes regards, je sentais que je vous avais aimés, que je vous aimais encore ! Lorsque nous eûmes franchi la porte, j’avançai mon chapeau sur mes yeux, et pleurai sans être vu.

Je laissai passer plus d’un mille, et je dis au comte B*** :

– Je suppose que nous allons à Vérone ?

– Plus loin, répondit-il ; nous allons à Venise, où je dois vous consigner entre les mains d’une commission spéciale.

Nous voyagions par la poste sans nous arrêter, et le 20 février nous arrivâmes à Venise.

Au mois de septembre de l’année précédente, un mois avant mon arrestation, j’étais à Venise, et j’avais dîné en nombreuse et joyeuse compagnie, à l’Hôtel de la Lune. Chose étrange ! ce fut précisément à l’Hôtel de la Lune que le comte et le gendarme me menèrent.

Un valet de l’hôtel tressaillit en me voyant, et en s’apercevant (quoique le gendarme et ses deux satellites se fussent déguisés pour avoir l’air de gens attachés à mon service) que j’étais aux mains de la force publique. Je me réjouis de cette rencontre, persuadé que le valet parlerait de mon arrivée à plus d’une personne.

Nous dînâmes, après quoi je fus conduit au palais du doge, où siègent maintenant les tribunaux. Je passai sous ces chers portiques des Procuraties, et devant le Café Florian, où j’avais passé de si belles soirées pendant le cours de l’automne précédent. Le hasard ne me fit rencontrer aucun visage de connaissance.

On traverse la Piazzetta... Sur cette même Piazzetta, au mois de septembre passé, un mendiant m’avait adressé ces singulières paroles :

– On voit bien que Monsieur est étranger ; mais je ne puis comprendre pourquoi Monsieur et tous les étrangers admirent ce lieu ; pour moi c’est un lieu de malheur, et je n’y passe jamais que par nécessité.

– Il vous serait arrivé ici quelque tragique aventure ?

– Oui, monsieur, une aventure terrible, à moi et à bien d’autres. Dieu vous en garde, monsieur, Dieu vous en garde !

Et il se hâta de s’éloigner.

Et maintenant, en repassant par le même lieu, il était impossible que je ne me ressouvinsse pas des paroles du mendiant. Ce fut encore dans cette même Piazzetta que, l’année suivante, je montai sur un échafaud, pour y entendre lire mon arrêt de mort et le rescrit qui commuait la peine en quinze années de carcere duro.

Si j’avais le cerveau tant soit peu troublé de rêverie mystique, je ferais grand cas de ce mendiant, qui m’avertit si énergiquement que ce lieu était un « lieu de malheur » ; mais je ne remarque le fait que comme une étrange rencontre.

Nous montâmes au palais. Le comte B*** s’entretint avec les juges, puis me consigna entre les mains du geôlier, et, en prenant congé de moi, m’embrassa avec émotion.

 

 

II

 

Je suivis le geôlier en silence. Après avoir traversé plusieurs galeries et plusieurs salles, nous arrivâmes à un petit escalier qui nous conduisit sous les plombs, célèbres prisons d’État depuis le temps de la République vénitienne.

Là, le geôlier prit note de mon nom, et m’enferma dans la chambre qui m’était destinée. Ce qu’on nomme les Plombs, c’est la partie supérieure de l’ancien palais du doge, toute couverte en plomb.

Ma chambre avait une grande fenêtre avec une énorme grille, et donnait sur le toit, également couvert en plomb, de l’église Saint-Marc. Au-delà de l’église, je voyais dans le lointain l’extrémité de la Piazza, et de toutes parts un nombre infini de coupoles et de clochers. Le gigantesque clocher de Saint-Marc n’était séparé de moi que de la longueur de l’église, et j’entendais ceux qui étaient au sommet, pour peu qu’ils élevassent la voix. On voyait encore, à gauche de l’église, une partie de la grande cour du palais et l’une des entrées. Dans cette partie de la cour était un puits public, où l’on venait sans cesse puiser de l’eau. Mais, à la hauteur où j’étais, ceux que j’apercevais en bas me semblaient des enfants, et je ne pouvais distinguer leurs paroles que quand il leur arrivait de crier. Je me trouvais bien plus solitaire encore que je ne l’étais dans les prisons de Milan.

Dans les premiers jours, les soucis du procès criminel qui m’était intenté par la commission spéciale me donnèrent une certaine tristesse, à laquelle ajoutait peut-être le douloureux sentiment d’une solitude plus grande. J’étais, en outre, plus loin de ma famille, et n’en recevais plus aucune nouvelle. Les nouveaux visages que je voyais ne m’étaient pas antipathiques, mais gardaient un sérieux qui ressemblait à de l’épouvante. La renommée leur avait exagéré les trames des Milanais et du reste de l’Italie pour l’indépendance ; j’étais à leurs yeux, parmi les instigateurs de ce délire, un des moins dignes de pardon. Ma petite célébrité littéraire était connue du geôlier, de sa femme, de sa fille, de ses deux fils, et même des deux secondini. Qui sait s’ils ne regardaient pas un faiseur de tragédies comme une espèce de sorcier ?

Ils étaient sérieux, méfiants, avides de détails sur tout ce qui me concernait, mais pleins d’égards.

Après les premiers jours, tous s’apprivoisèrent, et me parurent de bonnes gens. La femme était celle qui savait le mieux conserver les allures et le caractère d’un geôlier ; c’était une femme de quarante ans environ, passablement sèche de visage et de paroles, et incapable de bienveillance pour tout ce qui n’était pas ses enfants.

Elle avait coutume de me porter mon café le matin et après le dîner, ainsi que l’eau, le linge, etc. Elle était d’ordinaire accompagnée de sa fille, enfant de quinze ans, qui n’était pas belle, mais qui avait de la pitié dans le regard, et de ses deux fils, dont l’un avait treize ans et l’autre dix. Ils se retiraient ensuite avec leur mère, et ces trois jeunes visages se retournaient doucement pour me regarder en fermant la porte. Le geôlier n’entrait dans ma chambre que quand il avait à me conduire dans la salle où la commission se réunissait pour m’interroger. Les secondini venaient rarement, parce qu’ils avaient à surveiller les prisons de la police, situées à un étage inférieur, et où il y avait toujours beaucoup de voleurs. L’un de ces secondini était un vieillard de plus de soixante-dix ans, mais encore propre à cette vie fatigante, qui consiste à courir sans relâche, du haut en bas, par les escaliers, de prison en prison ; l’autre était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, plus empressé de raconter ses amours que de vaquer à son service.

 

 

III

 

Oui, les soucis d’un procès criminel sont horribles pour un homme prévenu de crime d’État. Comme on redoute de nuire aux autres ! Que de difficulté à lutter contre tant d’accusations, contre tant de soupçons ! Comme il est à craindre que tout ne s’embrouille d’une manière chaque jour plus funeste, si le procès ne se termine bientôt, si de nouvelles arrestations ont lieu, si de nouvelles imprudences se découvrent, même de personnes qui vous sont inconnues, mais qui appartiennent au même parti !

J’ai résolu de ne pas parler politique, et voilà pourquoi il me faut supprimer toute chose relative à mon procès. Je dirai seulement que souvent, après avoir passé de longues heures à la séance, je retournais dans ma chambre exaspéré à tel point et tellement furieux que je me serais tué si la voix de la religion et le souvenir de mes bons parents ne m’eussent retenu.

Ce calme dont je croyais m’être fait une habitude à Milan m’avait abandonné ; pendant plusieurs jours, je désespérai de le reprendre jamais, et ce furent pour moi des jours d’enfer. Alors je cessai de prier, je doutai de la justice de Dieu, je maudis les hommes et l’univers entier, et roulai dans mon esprit tout ce qu’on peut amasser de sophismes sur la vanité de la vertu.

L’homme malheureux et furieux de son malheur est terriblement ingénieux à calomnier ses semblables et le Créateur même. La colère est plus immorale, plus coupable qu’on ne le croit généralement. Comme on ne peut rugir du matin au soir pendant des semaines entières, et que l’âme la plus cruellement maîtrisée par la fureur a, de toute nécessité, ses heures de repos, ces heures mêmes se ressentent ordinairement de l’immoralité de celles qui ont précédé. Alors on s’imagine être en paix ; mais cette paix, elle est mauvaise, elle est impie ; un sourire sauvage, sans charité, sans dignité, un amour du désordre, de l’ivresse, de la raillerie, voilà tout.

Dans cet état, je chantais des heures entières avec une sorte d’allégresse, mais une allégresse tout à fait stérile en bons sentiments. Je plaisantais avec tous ceux qui entraient dans ma chambre ; je m’efforçais de considérer toute chose au monde avec une sagesse toute vulgaire, la sagesse des cyniques.

Ce temps infâme dura peu, six ou sept jours.

Ma bible était chargée de poussière ; un des enfants du geôlier me dit un jour en me caressant :

– Depuis que Monsieur ne lit plus ce bouquin, Monsieur n’est plus si triste, ce me semble.

– Il te semble ? lui dis-je.

Et ayant pris la bible, j’en enlevai la poussière avec mon mouchoir, et, l’ayant ouverte sans intention, mes yeux tombèrent sur ces paroles : « Et il dit à ses disciples : « Il est impossible que les scandales n’arrivent pas ; mais malheur à celui par qui les scandales arrivent ! Il vaudrait mieux pour celui-là qu’il fût jeté à la mer avec une meule de pierre au col, que de scandaliser un de ces enfants 14. »

Je fus étonné de rencontrer ces paroles. Je rougis à la pensée que cet enfant s’était aperçu que je ne lisais plus la Bible, à la poussière qu’il voyait sur le livre, et qu’il eût pu me croire devenu plus aimable à mesure que je devenais plus insouciant de Dieu.

– Petit drôle ! lui dis-je avec un reproche caressant et tout affligé de l’avoir scandalisé : ce livre n’est pas un « bouquin », et depuis quelques jours que je ne le lis pas, je suis bien plus méchant. Quand ta mère te permet de rester un moment avec moi, je m’efforce de chasser la mauvaise humeur ; mais si tu savais comme elle revient s’emparer de moi quand je suis seul et que tu m’entends chanter comme un forcené !

 

 

IV

 

L’enfant était sorti, et j’éprouvais un véritable plaisir à retrouver la bible dans ma main, et à avoir confessé que, sans elle, j’étais devenu pire. Il semblait que j’eusse fait réparation à un ami généreux injustement offensé, et que je me fusse réconcilié avec lui.

– Et je t’avais abandonné, ô mon Dieu ! m’écriai-je. Et je m’étais perverti ! et j’avais pu croire que le rire impudent du cynique allait bien à mon désespoir !

Je prononçai ces paroles avec une émotion indicible. Je posai la bible sur une chaise, je m’agenouillai à terre pour lire, et, moi qui ai tant de peine à pleurer, je fondis en larmes.

Ces larmes étaient mille fois plus douces que cette brutale joie ; je recommençais à sentir Dieu ; je l’aimais. Je me repentais de l’avoir outragé en me dégradant moi-même, et je jurai de ne plus me séparer de lui, non, jamais.

Ah ! comme un retour sincère à la religion console et élève l’âme !

Je lus et pleurai pendant plus d’une heure ; ensuite je me relevai confiant dans la pensée que Dieu était avec moi, que Dieu m’avait pardonné mon délire ; dès lors mes malheurs, les tourments du procès, l’imminence du gibet furent peu de chose à mes yeux. J’étais heureux de souffrir, parce que souffrir d’un cœur résigné, c’était me soumettre au Seigneur.

La Bible, grâce au Ciel, je savais la lire, ne m’était plus comme au temps où je la jugeais avec l’étroite critique de Voltaire, tournant en dérision des expressions qui ne sont ridicules ou fausses qu’aux yeux de l’ignorance et de la mauvaise foi, qui ne sait pas en pénétrer le sens. Je voyais clairement à combien de titres elle avait été le code véritable de la sainteté, et partant de la vérité ; combien cette délicatesse qui s’offense de certaines imperfections de style est chose peu philosophique et ressemble à l’orgueil de qui méprise tout ce qui n’a pas de formes élégantes. Combien il y a d’absurdité à s’imaginer qu’une telle collection de livres, religieusement révérés, n’aient pas une origine authentique ! Combien enfin est évidente la supériorité de ces saintes Écritures sur le Coran et la théologie de l’Inde !

Plusieurs en ont abusé, plusieurs voulurent en faire un code d’iniquité, la sanction de leurs passions infâmes. Cela est vrai, mais on en revient toujours là : on peut abuser de toute chose ; et quand l’abus d’une chose excellente a-t-il donné le droit de dire cette chose mauvaise en elle-même ? Jésus-Christ l’a déclaré ; la loi et les prophètes, cette vénérable collection de livres sacrés, tout se réduit au précepte d’aimer Dieu et les hommes ; et de tels écrits ne seraient pas la vérité de tous les siècles, ne seraient pas la parole éternellement vivante de l’Esprit saint !

Ces réflexions une fois réveillées en moi, je repris mon dessein de ramener à la religion toutes mes pensées sur les choses humaines, toutes mes opinions sur les progrès de la civilisation, ma philanthropie, l’amour de la patrie, enfin toutes les affections de mon âme.

Le peu de jours que j’avais vécu dans le cynisme m’avaient étrangement souillé. J’en ressentis longtemps les effets, et il me fallut combattre pour en triompher. Toutes les fois que l’homme se laisse aller un moment à avilir son intelligence, à considérer les œuvres de Dieu avec la loupe infernale de la raillerie, à s’interdire le bienfaisant exercice de la prière, le ravage qui se fait dans sa raison le dispose à de faciles rechutes. Pendant plusieurs semaines, je fus cruellement assailli presque chaque jour de pensées d’incrédulité ; et c’est à les repousser que j’employai toute la force de mon esprit.

 

 

V

 

Lorsque ces combats eurent cessé, et que je crus être fermement revenu à l’habitude de glorifier Dieu dans chacune de mes volontés, je goûtai pendant quelque temps une paix ineffable. Les interrogatoires que tous les deux ou trois jours me faisait subir la commission, quelque pénibles qu’ils fussent, ne m’entraînaient plus à de longues anxiétés. Je prenais soin, dans ma position délicate, de ne pas manquer à mes devoirs d’honneur et d’amitié, et je disais : « Dieu fasse le reste ! »

Je redevins fidèle à la pratique de prévoir journellement toute surprise, toute émotion, toute disgrâce possible, et je trouvais dans cet exercice un charme tout nouveau.

Cependant ma solitude augmenta : les deux enfants du geôlier, qui, dans l’origine, me tenaient parfois compagnie, furent envoyés à l’école, et, demeurant par suite fort peu de temps à la maison, ne venaient plus me voir. La mère et la fille, qui, lorsque les enfants y étaient, s’arrêtaient souvent aussi à causer avec moi, ne paraissaient plus que pour m’apporter le café, et me laissaient aussitôt. Pour la mère, je m’en inquiétais peu, car elle ne montrait pas une âme compatissante ; mais la fille, quoique dépourvue de beauté, avait je ne sais quelle douceur de regards et de paroles qui pour moi n’était pas sans prix. Quand elle m’apportait mon café, et me disait : « C’est moi qui l’ai fait », je ne manquais jamais de le trouver excellent ; quand elle disait : « C’est maman », c’était de l’eau chaude.

Voyant si rarement des créatures humaines, je donnai mon attention à quelques fourmis qui venaient sur ma fenêtre, et je les nourris si somptueusement qu’elles allèrent chercher toute une armée de leurs compagnes, et ma fenêtre en fut bientôt remplie. Je m’occupais également d’une belle araignée qui filait sa toile à l’une des parois de ma prison ; je la nourris de cousins et de moucherons, et elle devint familière au point de venir sur mon lit et dans ma main, saisir sa proie sur mes doigts.

Encore si ces insectes eussent été les seuls à me visiter ! Nous étions encore au printemps, et déjà les cousins se multipliaient, je puis le dire, épouvantablement. L’hiver avait été d’une douceur peu ordinaire, et, après quelques vents de mars, les chaleurs arrivèrent. On ne saurait croire à quel point l’air s’échauffa dans la tanière que j’habitais ; placé en plein midi, sous un toit de plomb, avec une fenêtre donnant sur le toit, aussi de plomb, de Saint-Marc, dont la réverbération était terrible, je suffoquais. Je n’avais jamais eu l’idée d’une chaleur si accablante. À ce supplice, déjà si grand, venaient se joindre les cousins en tel nombre que, pour peu que je fisse un mouvement et les excitasse, j’en étais couvert ; le lit, la table, la chaise, le sol, les murs, la voûte, tout en était chargé ; la pièce entière en contenait une multitude infinie, qui allaient et venaient sans cesse par la fenêtre avec un bourdonnement infernal. Les piqûres de ces insectes sont douloureuses, et quand on en reçoit du matin au soir et du soir au matin, et qu’il faut subir l’importune nécessité de penser sans cesse à en diminuer le nombre, c’est trop de tourment, en vérité, pour l’esprit et pour le corps.

Lorsque, à l’épreuve de ce fléau, j’en connus la gravité, et ne pus obtenir qu’on me changeât de prison, je sentis renaître en moi quelque tentation de suicide, et parfois même je craignis de devenir fou ; mais, grâces au Ciel, ces fureurs ne duraient pas, et la religion continuait à me soutenir ; elle me persuadait que l’homme doit souffrir, et souffrir avec fermeté ; elle me faisait sentir dans la douleur je ne sais quelle volupté, la joie virile de ne pas me confesser vaincu, et de tout vaincre.

Je me disais : « Plus la vie se fait pour moi douloureuse, moins grande sera mon épouvante, si, jeune comme je le suis, je me vois condamné au supplice ; sans ces tourments préparatoires, je serais peut-être mort lâchement ; et, d’ailleurs, ai-je, moi, assez de vertus pour mériter le bonheur ? Où sont-elles, ces vertus ?

En m’examinant avec une justice sévère, je ne trouvais dans les années de ma courte vie qu’un petit nombre d’actes quelque peu dignes d’approbation ; le reste n’était que passions folles, idolâtries, orgueilleuse et fausse vertu. « Eh bien ! concluais-je, souffre donc, homme indigne ! Si les hommes et les insectes te tuent, uniquement par colère et sans aucun droit, sache reconnaître en eux les instruments de la justice divine, et tais-toi !

 

 

VI

 

L’homme a-t-il besoin d’efforts pour se mortifier sincèrement, pour se reconnaître pécheur ? N’est-il pas vrai qu’en général nous dépensons follement notre jeunesse en vanités, et qu’au lieu d’employer toutes nos forces à avancer dans la carrière du bien, nous en faisons servir la plus grande partie à nous avilir ? Il y a des exceptions ; mais je confesse qu’elles ne regardent pas ma chétive personne. Je n’ai aucun mérite à être mécontent de moi : quand on voit un flambeau jeter plus de fumée que de flamme, il ne faut pas une grande franchise pour dire qu’il ne brûle pas comme il le devrait.

Oui, sans m’avilir, et sans me faire aucun scrupule de dévot, en me considérant avec la plus entière tranquillité d’esprit, je me trouvais digne des châtiments de Dieu. Une voix intérieure me disait : « Ces châtiments te sont dus pour ceci sinon pour cela ; puissent-ils te ramener vers Celui qui est la perfection même, et que tous les hommes, dans la faible mesure de leurs forces, sont appelés à imiter. »

Avec quelle apparence de raison, moi, forcé de me reconnaître coupable envers Dieu de mille infidélités, serais-je allé me plaindre si quelques hommes me paraissaient vils et quelques autres injustes, si les prospérités de ce monde m’étaient ravies, si je devais me consumer dans ma prison, ou périr de mort violente ?

Je m’efforçais de me graver profondément au cœur des réflexions si justes et si vraies ; et, cela fait, je voyais qu’il fallait être conséquent, et que je ne pouvais l’être qu’à la condition de bénir les équitables jugements de Dieu, en les aimant et en maîtrisant au-dedans de moi toute volonté qui leur fût contraire.

Pour m’affermir mieux encore dans cette résolution, je songeai à faire désormais une revue rigoureuse de tous mes sentiments en les écrivant. Le mal était que la commission, en me permettant d’avoir de l’encre et du papier, me comptait les feuilles de ce papier, avec défense d’en détruire aucune, et se réservait le droit d’examiner à quel usage je les avais employées. Pour suppléer au papier, j’eus recours à l’innocent artifice de polir avec un morceau de verre une table grossière que j’avais, et j’y écrivais ensuite chaque jour mes longues méditations sur les devoirs des hommes, et en particulier sur les miens.

Je n’exagère pas en disant que les heures ainsi remplies me semblaient parfois délicieuses, malgré la difficulté que j’éprouvais à respirer, avec l’excès de la chaleur et les morsures si douloureuses des moustiques. Pour diminuer le nombre de ces dernières, j’étais forcé, en dépit de la chaleur, de me bien envelopper la tête et les jambes, et d’écrire non seulement avec des gants, mais les poignets emmaillotés pour interdire aux moustiques l’entrée de mes manches.

Ces méditations auxquelles je me livrais affectaient de préférence une forme biographique : je faisais l’histoire de tout ce qui s’était opéré en bien et en mal au-dedans de moi depuis mon enfance, discutant avec moi-même, m’évertuant à trouver la solution de tous mes doutes, ordonnant du mieux que je savais toutes mes connaissances, toutes mes idées sur chaque chose.

Lorsque toute la surface disponible de la table était chargée d’écriture, je lisais, je relisais, je méditais sur mes propres méditations, et enfin je me décidais (souvent avec regret) à racler avec le verre ce que j’avais écrit, pour rendre cette surface propre à recevoir de nouveau mes pensées.

Je continuais ainsi mon histoire, souvent entrecoupée par des digressions de tout genre, par l’analyse de quelque point de métaphysique, de morale, de politique, de religion ; et lorsque tout était plein, je recommençais à lire, à relire, et ensuite à effacer.

Pour éviter tout ce qui aurait pu m’empêcher de me rendre compte à moi-même avec la plus entière liberté des faits que je me rappelais et de mes opinions, et prévoyant d’ailleurs la possibilité de quelque visite inquisitoriale, j’écrivais en jargon, c’est-à-dire avec des transpositions de lettres et des abréviations qui m’étaient parfaitement familières. Il ne m’arriva néanmoins aucune visite de ce genre, et nul ne se doutait que ce temps si triste s’écoulât si doucement pour moi. Lorsque j’entendais le geôlier ou toute autre personne ouvrir la porte, je couvrais la table d’un linge, et j’y mettais l’écritoire et le cahier officiel.

 

 

VII

 

Je consacrais aussi à ce cahier quelques-unes de mes heures, et quelquefois tout un jour ou une nuit entière ; j’y écrivais des œuvres littéraires : c’est alors que je composai l’Ester Engaddi, l’Ifigenia d’Asti, et les quatre chants intitulés : Tancreda, Rosilde, Eligi e Valafrido et Adello, indépendamment de plusieurs squelettes de tragédies et autres compositions, telles qu’un poème sur la Ligue lombarde, et un second sur Christophe Colomb.

Le cahier une fois épuisé, comme la permission de le renouveler n’arrivait ni aisément, ni promptement, je jetais la première idée de toute composition sur la table ou sur le papier gris dans lequel je me faisais apporter des figues sèches ou d’autres fruits. Quelquefois, en donnant mon dîner à l’un des secondini et lui persuadant que je n’avais aucun appétit, je l’amenais à me faire présent de quelques feuilles de papier. Cela n’arrivait que dans le cas où la table était déjà chargée d’écriture sans que je pusse encore me résoudre à la racler. Alors je me résignais à pâtir la faim, et quoique le geôlier eût mon argent en dépôt, je ne lui demandais pas à manger de tout le jour, soit pour ne pas lui faire soupçonner que j’eusse donné mon dîner, soit pour que le secondino ne s’aperçût pas que j’avais menti en lui disant que je n’avais aucun appétit. Le soir, je prenais pour me soutenir du café très fort, et je demandais en grâce qu’il fût fait par la siora Zanzé 15 ; c’était la fille du geôlier, qui, dès qu’elle pouvait faire le café à l’insu de sa mère, le chargeait toujours extrêmement, à ce point que, grâce aussi à mon estomac vide, il me causait une sorte d’agitation nerveuse sans douleur, qui me tenait éveillé toute la nuit.

Dans cet état d’ivresse tempérée, je sentais redoubler mes forces intellectuelles ; je philosophais, je poétisais, je priais jusqu’au point du jour, avec un merveilleux plaisir. Une soudaine faiblesse me prenait ensuite ; alors je me jetais sur mon lit, et, en dépit des moustiques, qui trouvaient encore le moyen, quelque bien enveloppé que je fusse, de venir me sucer le sang, je dormais profondément une heure ou deux.

Ces nuits, que rendait si fort agitées le café tombé sur un estomac vide, mais qui s’animaient d’une si douce exaltation, me semblaient trop bienfaisantes pour que je ne cherchasse pas à me les procurer souvent. Aussi, même sans avoir besoin du papier du secondino, je prenais souvent le parti de ne pas toucher à mon souper, pour obtenir le soir l’enchantement tant désiré du magique breuvage. Heureux quand j’atteignais mon but ! Il arriva plus d’une fois que le café ne fut pas préparé par la compatissante Zanzé, et n’était alors qu’une insipide boisson. Cette friponnerie me donnait un peu de mauvaise humeur, et, au lieu de me voir électrisé, je languissais, je bâillais, j’avais faim, et me jetais sur mon lit sans pouvoir y trouver le sommeil.

Je m’en plaignais ensuite à la Zanzé, et elle compatissait à ma peine. Un jour que je m’en prenais amèrement à elle, comme si c’était elle qui m’eût trompé, la pauvrette se mit à pleurer et me dit :

– Monsieur, je n’ai jamais trompé personne, et tout le monde me donne de la trompeuse.

– Tout le monde ? Ah ! c’est donc que je ne suis pas le seul que cette lavure mette en colère.

– Ce n’est pas là ce que je veux dire ; ah ! si Monsieur savait, si je pouvais verser mon pauvre cœur dans le sien !

– Mais n’allez pas pleurer ainsi ! Mon Dieu, qu’avez-vous ? Je vous demande pardon, si c’est à tort que je vous ai fait des reproches ; ce n’est pas votre faute, j’en suis bien convaincu, si ce café est si mauvais.

– Ah ! ce n’est pas non plus ce qui me fait pleurer, monsieur.

Cette réponse mortifia quelque peu mon amour-propre, mais je pris le parti de sourire.

– Vous pleurez donc à l’occasion de mes reproches, mais pour tout autre chose ?

– Oui, vraiment.

– Qui donc vous a « donné de la trompeuse » ?

– Un amant...

Et son visage se couvrit de rougeur, et, dans sa confiance ingénue, elle me raconta toute une idylle tragi-comique qui m’émut.

 

 

VIII

 

Depuis ce jour, je devins, je ne sais pourquoi, le confident de la jeune fille, et elle recommença à s’entretenir longuement avec moi.

Elle me disait quelquefois :

– Monsieur est si bon que je le regarde comme une fille pourrait regarder son père.

– Vous me faites là un triste compliment, lui répondis-je en repoussant sa main ; j’ai à peine trente-deux ans, et déjà vous me traitez en père.

– Eh bien ! monsieur, je dirai : comme un frère.

Et elle s’emparait par force de ma main, et me la serrait avec affection ; et tout cela était fort innocent.

Je me disais ensuite : « Il est heureux que ce ne soit pas une beauté ; autrement cette innocente familiarité pourrait bien me déconcerter. »

D’autres fois, je me disais encore : « Il est heureux qu’elle soit si jeune ; je ne crains pas de tomber amoureux d’une enfant de cet âge. »

Quelquefois aussi je ne pouvais remarquer sans un peu d’inquiétude que je m’étais trompé en la trouvant laide, et j’étais forcé de convenir qu’elle ne manquait pas dans les formes de son corps et les contours de son visage d’une certaine régularité.

« Si elle n’était pas si pâle, me disais-je, et qu’elle n’eût pas ces lentilles sur le visage, elle pourrait passer pour belle. »

La vérité, c’est qu’il est impossible de ne point trouver quelque charme dans la présence, dans les regards, dans la conversation d’une jeune fille vive et affectueuse. Ensuite, je n’avais rien fait pour captiver la bienveillance de Zanzé, et je lui étais cher comme un père ou comme un frère, à mon choix. Pourquoi ? Parce qu’elle avait lu la Françoise de Rimini 16 et l’Eufemio, et que mes vers la faisaient tant pleurer ; puis parce que j’étais prisonnier sans avoir, disait-elle, « tué » ni « volé ».

En somme, moi qui m’étais attaché à Madeleine sans l’avoir vue, comment aurais-je pu rester indifférent aux empressements fraternels, aux gracieuses flatteries, à l’excellent café de la

 

Venezianina adolescente sbirra ?

 

Si je ne tombai pas amoureux de cette jeune fille, je ne pourrais, sans mentir, en faire honneur à ma sagesse ; je n’en devins pas amoureux, uniquement parce qu’elle avait un amant dont elle était éprise. Malheur à moi s’il en eût été autrement !

Mais si le sentiment qu’elle fit naître en moi n’était pas ce qu’on appelle amour, je confesse qu’il en était assez voisin. Je désirais la voir heureuse, lui voir épouser celui qu’elle aimait. Je n’éprouvais pas la moindre jalousie, je n’avais aucune idée qu’elle pût me choisir pour l’objet de son amour. Mais lorsque j’entendais ouvrir la porte, le cœur me battait dans l’espérance que ce serait la Zanzé, et, mécontent si ce n’était pas elle, si c’était elle mon cœur battait plus fort et s’épanouissait de joie.

Ses parents, qui déjà avaient pris bonne opinion de moi, et qui la savaient éperdument éprise d’un autre, ne se faisaient aucun scrupule de la laisser venir presque toujours m’apporter le café du matin, et quelquefois celui du soir.

Elle avait une ingénuité et une affabilité séduisantes. Elle me disait :

– Je suis si amoureuse d’un autre, et cependant je reste si volontiers avec Monsieur ! Quand je ne vois pas mon amant, je m’ennuie partout, excepté ici.

– Et tu ne sais pas pourquoi ?

– Je ne le sais pas.

– Je puis te le dire, moi ; c’est que je te laisse parler de ton amant.

– C’est cela, sans doute ; mais c’est aussi, je crois, parce que je vous estime de toute mon âme !

Pauvre jeune fille ! elle avait le défaut adorable de me prendre toujours la main, et de me la serrer, ne s’apercevant pas que c’était me remplir à la fois de plaisir et de trouble.

Ah ! je rends grâces au Ciel de pouvoir me rappeler sans le plus petit remords cette excellente créature !

 

 

IX

 

Ces pages seraient certainement plus amusantes si la Zanzé eût été amoureuse de moi, ou si du moins je me fusse épris d’elle ; et cependant, ce lien de pure sympathie qui nous unissait m’était plus cher que de l’amour. Si je craignais parfois que dans l’égarement de mon cœur il ne vînt à changer de nature, je m’en attristais sérieusement.

Une fois dans le doute de ce qui pouvait arriver, désespéré de la trouver, je ne sais par quel enchantement, cent fois plus belle qu’elle ne m’avait semblé d’abord, étonné de la mélancolie que j’éprouvais quelquefois loin d’elle, et de la joie que m’apportait sa présence, je résolus pendant deux jours de faire le bourru, m’imaginant qu’elle perdrait en partie cette familiarité dont elle usait à mon égard. L’expédient n’était pas heureux ; cette jeune fille était si patiente, si compatissante ! Elle allait alors à la fenêtre, s’appuyait sur le coude, et s’arrêtait à me regarder en silence. Puis elle me disait :

– Monsieur a l’air ennuyé de ma compagnie, et cependant, si je le pouvais, je resterais ici tout le jour, précisément parce que je vois que Monsieur a besoin de distraction. Cette mauvaise humeur est l’effet de la solitude ; mais que Monsieur essaie de causer un peu, et cette mauvaise humeur s’en ira. S’il ne veut pas babiller, je babillerai, moi.

– De votre amant, n’est-ce pas ?

– Eh ! non, pas toujours de lui ; je sais aussi parler d’autre chose.

Et elle commençait, en effet, à m’entretenir de ses petits intérêts de famille, de l’âpreté de sa mère, de la bonhomie de son père, des espiègleries de ses petits frères, et ses récits étaient pleins de simplicité et de grâce ; mais, sans qu’elle s’en aperçût, elle retombait toujours sur son thème de prédilection, son malheureux amour.

Moi, je ne voulais pas cesser de paraître bourru, et j’espérais qu’elle en concevrait du dépit ; mais elle, soit inattention ou finesse, n’avait pas l’air de s’en douter, et il me fallait finir par reprendre un front serein, par sourire, par m’émouvoir, par la remercier de sa douce patience avec moi.

Je laissai tomber l’ingrate pensée que j’avais eue de lui inspirer du dépit, et, insensiblement, mes craintes se calmèrent. En vérité, je n’étais pas épris ; j’examinai longtemps mes scrupules, j’écrivis mes réflexions sur ce sujet, et leur développement me fit du bien.

L’homme quelquefois se fait des épouvantails de rien. Pour ne pas s’en laisser effrayer, il doit les envisager avec plus d’attention et de plus près.

Étais-je donc bien coupable de désirer ses visites avec une tendre inquiétude, d’en apprécier la douceur, de me réjouir de la compassion que je trouvais en elle, de lui rendre pitié pour pitié, du moment que nos pensées de l’un à l’autre avaient la pureté des plus pures pensées de l’enfance, et que ses mains, en serrant les miennes, comme ses regards en s’arrêtant avec affection sur les miens, me remplissaient, tout en me troublant, d’un respect salutaire ?

Un soir, en épanchant dans mon cœur une grande affliction qu’elle avait éprouvée, l’infortunée jeta ses bras à mon col, et me couvrit le visage de ses larmes. Cet embrassement était pur de toute idée profane ; une fille n’embrasse pas son père avec plus de respect.

Seulement il arriva que mon imagination en demeura trop vivement frappée. Cet embrassement me revenait souvent à l’esprit, et alors je ne pouvais plus penser à autre chose.

Une autre fois qu’elle s’abandonna au même élan de confiance filiale, je me hâtai de me dégager de ses bras chéris, sans la presser sur mon sein, sans l’embrasser, et lui dis en balbutiant :

– Je vous en prie, Zanzé, ne m’embrassez pas ainsi ; cela n’est pas bien.

Elle arrêta ses yeux sur mon visage, les baissa, et rougit ; et certes, ce fut la première fois qu’elle lut dans mon âme que je pouvais devenir faible auprès d’elle.

Elle ne cessa pas depuis d’être familière avec moi ; mais sa familiarité devint plus réservée, plus conforme à mon désir, et je lui en sus gré.

 

 

X

 

Je ne puis parler du mal qui afflige les autres hommes ; mais pour celui qui m’est échu en partage depuis que je suis au monde, je dois convenir qu’en l’examinant de près, je l’ai toujours trouvé ordonné en vue de quelque bien ; oui, jusqu’à cette horrible chaleur qui m’accablait, et ces armées de moustiques qui me faisaient une guerre si acharnée ! Mille fois j’y ai réfléchi ; sans cette source inépuisable de tourments, aurais-je trouvé en moi la vigilance et la fermeté nécessaires pour me maintenir invulnérable aux traits d’un amour qui me menaçait, et que j’aurais eu peine à contenir dans les bornes du respect avec une humeur aussi vive, aussi caressante que l’était celle de la jeune fille ? Si parfois alors je me défiais si fort de moi, comment aurais-je pu gouverner la faiblesse de mon imagination, pour peu que l’air eût été agréable et m’eût laissé de l’enjouement dans l’esprit ?

Avec l’imprudence des parents de Zanzé, qui avaient en moi une si grande confiance, avec l’imprudence de cette enfant, qui ne prévoyait pas qu’elle pût m’inspirer un coupable enivrement, avec l’impuissante sauvegarde de ma propre vertu, nul doute que la chaleur de cette fournaise et les cruelles morsures des moustiques ne fussent pour moi un bienfait.

Cette pensée me réconciliait un peu avec ces fléaux, et alors je me disais : « Voudrais-tu en être délivré et passer dans une bonne chambre rafraîchie par un air pur, à la condition de ne plus voir cette affectueuse créature ? »

Dirai-je la vérité ? Je n’avais pas le courage de répondre à cette question.

Quand on veut un peu de bien à quelqu’un, on trouve un charme indéfinissable dans les choses en apparence les plus futiles. Souvent une parole de la Zanzé, un sourire, une larme, une grâce de son dialecte vénitien, l’agilité de ses bras à défendre elle et moi, avec son mouchoir ou son éventail, des piqûres des moustiques, faisaient couler dans mon âme une joie enfantine qui durait tout le jour. Il m’était doux surtout de voir que ses afflictions se calmaient quand elle me parlait, que ma pitié lui était chère, que mes avis la trouvaient docile, et que son cœur s’enflammait quand nous parlions de Dieu et de la vertu.

– Lorsque nous avons parlé ensemble de religion, me disait-elle, je prie plus volontiers et avec une foi plus vive.

Et quelquefois, coupant court soudainement à une causerie frivole, elle prenait la Bible, l’ouvrait, en baisait un verset au hasard, et me priait de le lui traduire en le commentant. Puis elle ajoutait :

– Je voudrais que toutes les fois que vous relirez ce verset, il vous revînt à la mémoire que j’y ai déposé un baiser.

Ces baisers, il faut le dire, ne tombaient pas toujours à propos, surtout s’il lui arrivait d’ouvrir le Cantique des Cantiques. Alors, pour ne pas la faire rougir, je profitais de son ignorance du latin, et je me rejetais sur d’autres phrases qui me permissent de sauver à la fois son innocence et la sainteté du livre ; car l’une et l’autre m’inspiraient une profonde vénération. En pareille rencontre, jamais je ne me permis de sourire. Je tombais cependant dans un grand embarras, lorsque parfois, ayant peine à bien entendre ma fausse traduction, elle me priait de lui traduire la phrase mot pour mot, et ne me laissait pas légèrement passer à un autre sujet.

 

 

XI

 

Rien n’est durable ici-bas. La Zanzé tomba malade. Dans les premiers jours de sa maladie, elle venait me voir en se plaignant de grands maux de tête. Elle pleurait, et ne me disait pas la cause de ses larmes ; seulement elle balbutiait quelques plaintes contre son amant :

– C’est un scélérat, disait-elle, mais que Dieu lui pardonne !

Quelque instamment que je la priasse de m’ouvrir son cœur comme de coutume, je ne pus savoir ce qui pouvait à ce point la rendre malheureuse.

– Je reviendrai demain matin, me dit-elle un soir.

Mais le jour suivant, le café me fut apporté par sa mère, les autres jours par les secondini. La Zanzé était sérieusement malade.

Les secondini me rapportaient sur les amours de cette infortunée des choses équivoques qui me faisaient dresser les cheveux. Une séduction ! Ah ! c’étaient peut-être des calomnies ! J’avoue que j’y ajoutai foi, et que je fus mortellement touché d’un si grand malheur. Ils auront menti, j’aime à le croire.

Après plus d’un mois de maladie, la pauvre enfant fut menée à la campagne, et je ne la revis plus.

Je ne saurais dire combien cette perte me fut sensible. Comme ma solitude en devint plus horrible ! Comme il m’était cent fois moins amer de savoir cette bonne créature absente que malheureuse ! Elle m’avait tant consolé dans ma détresse avec sa douce compassion, et ma compassion ne pouvait rien pour elle ! Ah ! certes, elle savait bien que je la pleurais, et que j’aurais fait tous les sacrifices pour lui apporter, s’il eût été possible, quelque consolation ; elle savait bien que jamais je ne cesserais de la bénir et de faire des vœux pour son bonheur.

Au temps de la Zanzé, ses visites, quoique toujours trop courtes, en interrompant agréablement la monotonie de mes continuelles méditations et de mes silencieuses études, en mêlant d’autres idées au fil de mes idées, en éveillant en moi de suaves sympathies, embellissaient véritablement mon infortune, et je me sentais doublement vivre.

Ce temps passé, la prison redevint pour moi un tombeau : pendant plusieurs jours je fus accablé de tristesse au point de ne plus trouver aucun plaisir même à écrire. Ma tristesse, au surplus, était calme en comparaison des fureurs qu’autrefois j’avais éprouvées. Cela voulait-il dire que j’étais déjà plus familiarisé avec l’infortune, plus philosophe, plus chrétien ? Ou seulement que cette dévorante ardeur de ma chambre allait jusqu’à anéantir la force de ma douleur ? La force de la douleur ! Non ; je me souviens que je la sentais violemment au fond de mon âme, et plus violemment peut-être, parce que je me refusais à l’épancher au-dehors en criant et en m’agitant.

Certes, ce long apprentissage m’avait déjà rendu plus capable de souffrir de nouvelles afflictions, en me résignant à la volonté de Dieu. Je m’étais dit tant de fois qu’il y a de la lâcheté à se plaindre, que j’avais fini par savoir contenir mes plaintes prêtes à éclater, et que j’avais honte de les trouver si voisines de mes lèvres.

L’habitude d’écrire mes pensées avait contribué à affermir mon âme, à me désabuser des vanités de ce monde et à réduire à ces conclusions la plupart des raisonnements : « Il est un Dieu : donc sa justice est infaillible ; donc tout ce qui arrive est ordonné selon une bonne fin ; donc si l’homme souffre sur la terre, c’est pour le bien de l’homme. »

La connaissance de la Zanzé avait été encore un bienfait pour moi. Elle m’avait adouci le caractère ; sa délicieuse approbation m’avait excité à ne pas oublier pendant quelques mois le devoir qui fait une obligation à tout homme de se montrer supérieur à la fortune, c’est-à-dire patient, et ces quelques mois de constance m’avaient accoutumé à la résignation.

La Zanzé ne me vit mettre en colère que deux fois ; la première, c’était à l’occasion de ce méchant café ; l’autre, je vais dire pour quelle raison.

Toutes les deux ou trois semaines, le geôlier m’apportait une lettre de ma famille ; cette lettre, qui passait d’abord par les mains de la commission, m’arrivait horriblement mutilée et toute raturée avec une encre très noire. Il arriva que ce jour, au lieu de m’effacer seulement quelques phrases, on promena l’horrible rature sur la lettre entière, à l’exception de ces mots : Très cher Silvio, qui commençaient la lettre, et de l’adieu qui la terminait : Nous t’embrassons de tout notre cœur.

Je fus si furieux de la chose qu’en présence de Zanzé j’éclatai en cris violents et me pris à maudire je ne sais plus qui. La pauvre jeune fille eut pitié de moi, mais en même temps elle m’accusa de ne pas être conséquent à mes principes. Je reconnus qu’elle avait raison, et ne maudis plus personne.

 

 

XII

 

Un jour, l’un des secondini entra d’un air mystérieux dans ma prison, et me dit :

– Quand c’était la siora Zanzé, comme c’était elle qui apportait le café, et qu’elle s’arrêtait longtemps à discourir, je craignais qu’elle ne pénétrât tous les secrets de Monsieur, la petite fourbe !

– Elle n’en a jamais pénétré un seul, lui dis-je en colère ; et moi, si j’en avais, je ne serais pas assez simple pour me les laisser arracher. Continuez.

– Pardon. Je ne dis pas que Monsieur est simple, mais moi je ne me fiais pas à la siora Zanzé, et maintenant que Monsieur n’a plus personne pour lui tenir compagnie... J’espère... que...

– Quoi ? Expliquez-vous, une fois !

– Mais jurez-moi d’abord de ne pas me trahir.

– Oh ! pour vous jurer de ne pas vous trahir, je le puis ; je n’ai jamais trahi personne.

– Vous jurez donc bien véritablement ?

– Oui, je jure de ne pas vous trahir ; mais sachez, sot que vous êtes, qu’un homme capable de trahir ne le serait pas moins de violer un serment.

Il tira de sa poche une lettre qu’il me remit en tremblant, et me conjurant de la détruire aussitôt que je l’aurais lue.

– Arrêtez un moment, lui dis-je en ouvrant la lettre ; à peine lue, je la détruirai en votre présence.

– Mais il faudrait que Monsieur répondît, et je ne puis attendre. Faites à votre aise ; seulement convenons de ceci entre nous. Quand vous entendrez venir quelqu’un, notez bien que si c’est moi je fredonnerai toujours l’air : Sognai mi gera un gatto17. Ne craignez alors aucune surprise, et ayez dans votre poche les papiers qu’il vous plaira. Mais si vous n’entendez pas la chanson, c’est que c’est un autre ou que je suis accompagné. En pareil cas, gardez-vous de tenir aucun papier caché, on pourrait bien faire ici quelque perquisition ; mais si vous en avez un, vite mettez-le en pièces et jetez-le par la fenêtre.

– Soyez tranquille, je vois que vous êtes un homme avisé ; je le serai aussi de mon côté.

– Pourtant Monsieur m’a traité de sot.

– Vous faites bien de me le reprocher, lui dis-je en lui serrant la main. Pardonnez-moi.

Il partit et je lus :

 

Je suis (et ici on disait le nom) un de vos admirateurs ; je sais par cœur toute votre Françoise de Rimini. J’ai été arrêté pour... (et ici la cause et la date de son arrestation), et je donnerais je ne sais combien de livres de mon sang pour avoir le bonheur d’être avec vous, ou d’habiter du moins une prison contiguë à la vôtre, qui nous permît de converser ensemble. Dès que j’ai su par Tremerello (c’est le nom que nous donnerons à notre confident) que vous étiez arrêté et pour quelle cause, j’ai brûlé du vif désir de vous dire que nul plus que moi ne compatit à votre sort, et que nul plus que moi ne vous aime. Serez-vous assez bon pour accepter la proposition suivante : à savoir que nous allégions mutuellement le poids de notre solitude en nous écrivant ? Je vous promets, foi d’homme d’honneur, qu’âme qui vive ne le saura jamais de ma bouche, persuadé que si vous acceptez, je puis attendre de vous la même discrétion.

En attendant, pour que vous ayez quelque idée de ce que je suis, voici un abrégé de ma vie.

 

Suivait cet abrégé.

 

 

XIII

 

Le lecteur comprendra sans peine, pour peu qu’il ait d’imagination, l’effet électrique d’une pareille lettre sur un pauvre prisonnier, surtout un prisonnier d’un caractère nullement sauvage et d’un cœur aimant. Mon premier sentiment fut d’éprouver de l’affection pour cet inconnu, de l’émotion pour ses malheurs, de la reconnaissance pour la bienveillance qu’il me témoignait.

« Oui, m’écriai-je, j’accepte ta proposition, homme généreux ; puissent mes lettres t’apporter une consolation égale à celle que me vont donner les tiennes, à celle que je reçois déjà de la première ! »

Et je lus et relus cette lettre avec une joie d’enfant ; je bénis cent fois la main qui l’avait écrite ; chacune de ses expressions semblait révéler à mes yeux une âme pure et noble.

Le soleil se couchait ; c’était l’heure de ma prière. Oh ! comme Dieu se faisait sentir à moi ! Oh ! comme je lui rendais grâce de me susciter toujours quelque moyen de ne pas laisser oisives les facultés de mon esprit et de mon cœur ! comme se ravivait en moi la mémoire de ses précieux dons ! J’étais debout sur ma fenêtre, les bras passés à travers les barreaux et les mains jointes. J’avais sous moi l’église de Saint-Marc, et sur ce toit de plomb une multitude infinie de pigeons sans maître se becquetaient, volaient, faisaient leurs nids. Le ciel le plus magnifique se déroulait devant moi. Je dominais toute cette partie de Venise que le regard pouvait embrasser de ma prison. Une rumeur lointaine de voix humaines me frappait doucement l’oreille. En ce lieu terrible mais étonnant, je conversais avec celui dont les yeux amis me voyaient, je lui recommandais mon père, ma mère, et l’une après l’autre toutes les personnes qui m’étaient chères ; je croyais l’entendre me répondre : « Confie-toi en ma bonté. » Et je m’écriais : « Oui, c’est en ta bonté que je m’assure. »

Et je terminais ma prière, ému et consolé, sans prendre garde aux morsures dont les moustiques me poursuivaient à l’envi.

Ce soir-là, après une si grande exaltation, comme mon imagination commençait à s’apaiser, les moustiques à redevenir intolérables, et moi à sentir le besoin de m’envelopper les mains et le visage, une pensée petite et mauvaise me vint tout d’un coup à l’esprit et me fit frissonner : je m’efforçais de la repousser, mais ce fut en vain.

Tremerello avait laissé percer un infâme soupçon à l’égard de la Zanzé : qu’elle était là pour épier mes secrets, elle, cette âme candide qui ne savait pas un mot de politique, qui ne voulait rien en savoir.

Douter d’elle était impossible ; mais je me demandai : « Suis-je également sûr de Tremerello ? Et si ce fripon était l’instrument de quelque odieuse machination ? Si cette lettre était forgée à plaisir par je ne sais qui pour m’engager à faire d’importantes confidences à un nouvel ami ? Peut-être ce prétendu prisonnier qui m’écrit n’existe-t-il même pas ; peut-être encore existe-t-il et n’est-il qu’un perfide qui cherche à extorquer des secrets pour racheter sa vie en les révélant. Peut-être est-ce un galant homme ; oui, mais le perfide alors, c’est ce Tremerello qui veut nous perdre l’un et l’autre pour ajouter un supplément à son salaire. »

Oh ! chose affreuse, mais qui n’est que trop naturelle chez un prisonnier : craindre partout la haine et la fourberie !

Ces doutes m’avilissaient, me rétrécissaient l’âme. Non ; à l’égard de Zanzé, je n’avais jamais pu les garder un moment. Toutefois, depuis que Tremerello avait laissé tomber cette parole relativement à elle, j’étais en proie à un demi-doute, non sur elle, mais sur ceux qui la laissaient venir dans ma chambre. Auraient-ils bien pu, par un mouvement spontané de leur zèle ou par la volonté de leurs chefs, la charger d’être mon espion ? Ah ! s’il en a été ainsi, comme ils furent mal servis !

Mais quant à la lettre de l’inconnu, que faire ? S’en tenir aux conseils étroits et rigides de cette peur qui se nomme prudence ? Rendre la lettre à Tremerello, et lui dire : « Je ne veux pas jouer mon repos ? » Et s’il n’y avait aucune fourberie ; si l’inconnu était l’homme le plus digne de mon amitié, et qui méritât le mieux qu’on exposât quelque chose pour lui adoucir les angoisses de la solitude ? Lâche ! te voilà peut-être à deux pas de la mort ! L’arrêt fatal, d’un jour à l’autre, peut t’être prononcé, et tu refuserais de faire un dernier acte d’amour ? Je dois répondre, je le dois. Mais si le malheur voulait que la correspondance vînt à se découvrir, sans que personne pût, en conscience, en tirer parti contre nous, un terrible châtiment n’en tomberait pas moins sur ce pauvre Tremerello. N’est-ce pas assez de cette considération pour que je me fasse un devoir absolu de m’interdire toute correspondance clandestine ?

 

 

XIV

 

Je fus agité tout le soir ; je ne pus fermer l’oeil de la nuit, et, au milieu de tant d’incertitudes, je ne savais que résoudre.

Au point du jour, je sautai à bas du lit et m’élançai sur la fenêtre pour prier. Dans toute circonstance difficile, on éprouve le besoin de s’entretenir confidentiellement avec Dieu, d’écouter ses inspirations et de les suivre.

C’est ainsi que je fis ; et, après une longue prière, je redescendis, j’écartai les moustiques, j’essuyai doucement avec mes mains mes joues couvertes de morsures, et ma résolution était prise ; je résolus d’exprimer à Tremerello la crainte que cette correspondance ne tournât à sa perte, d’y renoncer s’il hésitait, d’accepter si cette crainte ne le touchait pas. Je me promenai jusqu’au moment où j’entendis l’air Sognai, etc. Tremerello m’apportait mon café.

Je lui dis mon scrupule et n’épargnai rien pour exciter sa peur. Je le trouvai inébranlable dans la volonté de servir, disait-il, « deux cavaliers si accomplis ».

Ces paroles faisaient passablement contraste avec sa face de lapin et le nom de Tremerello que nous lui donnions. Eh bien ! je demeurai ferme de mon côté.

– Je vous laisserai mon vin, lui dis-je ; fournissez-moi le papier nécessaire pour cette correspondance, et tenez-vous pour assuré que, si j’entends résonner les clés, sans entendre votre chanson, il ne me faudra qu’un moment pour détruire aussitôt tout objet clandestin.

– Voici justement une feuille de papier ; j’en donnerai toujours à Monsieur autant qu’il lui plaira, et je me repose parfaitement sur son adresse.

Je me brûlais le palais pour avaler plus vite mon café ; Tremerello partit, et je me mis à écrire. Faisais-je bien ? La résolution que je venais de prendre était-elle réellement une inspiration de Dieu ? N’était-ce pas plutôt un triomphe de cette audace naturelle qui me fait préférer ce qui me plaît à de pénibles sacrifices ? Une complaisance orgueilleuse pour l’estime que me témoignait l’inconnu, mêlée de la crainte de paraître pusillanime, si je préférais un silence prudent à une correspondance tant soit peu périlleuse ? Comment résoudre ces doutes ? Je les exposai avec candeur dans ma réponse à mon compagnon de captivité, et j’ajoutai néanmoins qu’à mon avis, lorsqu’on croit avoir de bonnes raisons pour agir sans répugnance positive de la conscience, il n’est plus de faute à craindre. Je le priai toutefois de réfléchir sincèrement de son côté à ce que nous allions entreprendre, et de me dire franchement quelle raison il avait eue de craindre ou d’être tranquille en se déterminant. Si ces nouvelles réflexions lui faisaient regarder l’entreprise comme trop téméraire :

 

Faisons sur nous, lui disais-je, l’effort de renoncer à la consolation que nous promettait cette correspondance, et contentons-nous de nous être fait connaître mutuellement l’un à l’autre, en échangeant quelques paroles, rares mais éternels gages d’une profonde amitié.

 

J’écrivis quatre pages animées de la plus vive et de la plus sincère affection ; je laissai entendre en peu de mots le sujet de mon emprisonnement, je parlai avec effusion de ma famille, de quelques personnes encore que j’aimais, et je m’étudiai à me faire connaître jusqu’au fond de l’âme.

Le soir, ma lettre fut portée. N’ayant pu dormir de la nuit précédente, j’étais très fatigué ; le sommeil ne se fit pas prier, et je me réveillai dans la matinée suivante, rétabli, heureux, palpitant à la douce pensée que j’allais peut-être recevoir dans un moment la réponse de mon ami.

 

 

XV

 

La réponse vint avec le café. Je sautai au cou de Tremerello, et lui dis avec tendresse :

– Dieu te récompense de tant de charité !

Mes soupçons sur lui et l’inconnu s’étaient évanouis, je ne saurais dire non plus pourquoi : parce qu’ils m’étaient odieux, parce qu’ayant la précaution de ne jamais parler follement politique, ils me paraissaient inutiles ; parce que, tout en admirant le génie de Tacite, je crois très peu à l’infaillibilité de cette justice à la Tacite qui consiste à voir presque tout en noir.

Julien (ce fut le nom que mon correspondant signa) commençait sa lettre par un préambule de politesse, et se disait exempt de toute inquiétude relativement à la correspondance projetée ; puis il se raillait, d’abord avec réserve, de mon hésitation, puis sa raillerie prenait quelque chose d’acéré. Enfin, après un éloquent éloge de la franchise, il me demandait pardon de ne pouvoir se cacher à moi du déplaisir qu’il avait éprouvé à trouver en moi, disait-il, je ne sais quel méticuleux embarras, je ne sais quel raffinement de conscience chrétienne qui ne peut s’accorder avec la saine philosophie.

 

Je vous estimerai toujours, ajoutait-il, lors même que nous ne saurions nous accorder en ceci ; mais la franchise dont je fais profession m’oblige de vous dire que je n’ai pas de religion et que je les abhorre toutes. Je prends par modestie le nom de Julien, parce que cet honnête empereur était l’ennemi des chrétiens ; mais en réalité je vais bien plus loin que lui. Le Julien couronné croyait en Dieu et avait aussi ses bigoteries à son usage ; moi, je n’en ai aucune ; je ne crois pas en Dieu ; toute la vertu pour moi consiste à aimer le vrai et qui le cherche, et à haïr qui me déplaît.

 

Et continuant de la sorte, il n’apportait aucune raison de rien, s’emportait de droite et de gauche contre le christianisme, proclamait avec une pompeuse énergie la supériorité de la vertu sans religion, et se prenait d’un style moitié sérieux, moitié plaisant, à faire l’éloge de l’empereur Julien, à cause de son apostasie et de ses « philanthropiques » efforts pour effacer de la terre toutes les traces de l’Évangile.

Puis craignant d’avoir trop rudement heurté mes opinions, il recommençait à me demander pardon et à déclamer contre la fausseté si commune parmi les hommes ! Enfin, il me manifestait de nouveau son extrême désir de demeurer en relation avec moi, et me saluait.

Il ajoutait en post-scriptum :

 

Je n’ai qu’un scrupule, c’est de ne pas être assez franc. Je ne puis vous cacher que je soupçonne le langage chrétien que vous me tenez de n’être qu’une feinte ; je le désire ardemment. En ce cas, jetez le masque, je vous en ai donné l’exemple.

 

Je ne saurais dire l’effet étrange que fit sur moi cette lettre. En lisant la première ligne, je palpitais d’abord comme un amoureux, ensuite je crus sentir mon cœur serré par une main de glace. Ce sarcasme sur la susceptibilité de ma conscience m’offensa. Je me repentis d’être entré en relation avec un tel homme. Moi qui ai tant de mépris pour le cynisme, moi aux yeux de qui le cynisme est de toutes les tendances la plus antiphilosophique, la plus grossière, moi qui m’en laisse si peu imposer par l’arrogance !

Le dernier mot achevé, je pliai la lettre entre le pouce et l’index d’une main, le pouce et l’index de l’autre, et, levant la main gauche, j’abaissai rapidement la droite, de façon que chacune des deux mains demeura en possession d’une moitié de la lettre.

 

 

XVI

 

Je regardai ces deux lambeaux, et je méditai un instant sur l’inconstance des choses humaines et la fausseté de leurs apparences. Tout à l’heure un si grand désir de recevoir cette lettre, et maintenant je la déchire avec indignation ! Tout à l’heure un si doux pressentiment d’une amitié nouvelle avec le compagnon de mon infortune, une foi si vive à de mutuelles consolations, une disposition si entraînante à lui vouer toute mon affection, et maintenant je l’appelle un insolent !

Je plaçai les deux lambeaux l’un sur l’autre, et, ayant disposé de nouveau, comme la première fois, le pouce et l’index d’une main, l’index et le pouce de l’autre, je recommençais à lever la main gauche et à abaisser rapidement la droite.

J’allais renouveler la même opération, mais un des quatre morceaux échappa de ma main ; je me baissai pour le reprendre, et, dans le peu de temps que je mis à me baisser et à me relever, je changeai de dessein, et l’envie me prit de relire ce dédaigneux écrit.

Je m’assieds, je rapproche les quatre lambeaux sur ma table, et me mets à relire. Je les laisse en cet état, je me promène, et les relis encore tout en faisant ces réflexions : si je ne lui réponds pas, il va me croire confus, anéanti, et incapable de reparaître en présence d’un tel Hercule. Répondons-lui, et lui faisons voir que nous ne craignons pas de confronter nos doctrines avec les siennes ; démontrons-lui de la bonne manière qu’il n’y a aucune lâcheté à mûrir ses décisions, à hésiter, lorsqu’il s’agit d’une résolution un peu périlleuse, et plus périlleuse pour d’autres que pour nous. Qu’il sache que le vrai courage ne consiste pas à se jouer de la conscience, que la vraie dignité ne réside pas dans l’orgueil. Dévoilons-lui l’invincible raison du christianisme et l’impuissante logique de l’incrédulité. Et, après tout, si ce Julien fait montre d’opinions si opposées aux miennes, s’il ne m’épargne pas les poignants sarcasmes, s’il fait si peu de frais pour m’attirer à lui, n’est-ce pas du moins une preuve qu’il n’est pas un espion ? Mais ne pouvait-il pas y avoir un raffinement de ruse à promener si rudement le fouet sur mon amour-propre ? Et encore non, non, je ne puis le croire. Je suis un méchant, qui, offensé de ces railleries indiscrètes, voudrais me persuader qu’il faut être, pour les avoir lancées, le plus méprisable des hommes. Méchanceté vulgaire, que tant de fois je condamnai dans les autres, sors de mon cœur ! Non, Julien est ce qu’il est, et rien de plus ; c’est un insolent, et non pas un espion. Mais ai-je donc réellement le droit de donner l’odieux nom d’insolence à ce qu’il appelle de la franchise ? Voilà bien ton humilité, hypocrite ! Il suffit donc que le premier venu, dans l’égarement de son esprit, soutienne des opinions fausses, et tourne ta foi en dérision, pour qu’aussitôt tu t’arroges le droit de le traiter de vil ! Dieu sait si cette humilité furibonde, si ce zèle malveillant, dans le cœur d’un chrétien, n’est pas encore pire que l’audacieuse franchise de cet incrédule. Peut-être ne lui manque-t-il qu’un rayon de la grâce pour que cet énergique amour de la vérité qui le dévore se change en une piété plus solide que la mienne ? Ne ferais-je pas mieux de prier pour lui que de m’irriter et de me croire meilleur que lui ? Qui sait si, pendant que je déchirais sa lettre avec tant de fureur, il ne relisait pas la mienne avec une douce sympathie, s’il ne comptait pas sur ma bonté pour me croire incapable de m’offenser de ses libres paroles ? Quel peut être le plus injuste des deux, celui qui aime et dit : « Je ne suis pas chrétien », ou celui qui dit : « Je suis chrétien », et n’aime pas ? Il est difficile de connaître un homme, même après avoir vécu de longues années avec lui ; et celui-ci, je voudrais le juger sur une simple lettre ! Entre tant de probabilités qui se présentent ne saurait-il être possible que, sans se l’avouer à lui-même, cet homme ne fût pas à l’aise dans son athéisme, et m’excitât à le combattre avec la secrète espérance de se voir forcé de céder ? S’il en était ainsi, grand Dieu, dans les mains de qui tous les instruments les plus indignes peuvent devenir efficaces, choisis-moi, choisis-moi pour cette œuvre ! Dicte-moi des raisons assez puissantes, assez saintes pour convaincre cet infortuné, pour l’amener à te bénir, et à confesser que, loin de toi, il n’est pas de vertu qui ne soit contradiction.

 

 

XVII

 

Je déchirai en plus petits morceaux, mais sans aucun ressentiment de colère, les quatre lambeaux de la lettre ; j’allai à la fenêtre, où j’étendis la main, et m’arrêtai à suivre de l’œil le sort de tous ces petits fragments de papier en proie au souffle du vent ; quelques-uns se posèrent sur les plombs de l’église, d’autres tourbillonnèrent longtemps dans l’air et allèrent tomber sur le sol ; je les vis se répandre de tant de côtés divers qu’il n’était pas à craindre que personne pût les recueillir et en pénétrer le mystère. J’écrivis ensuite à Julien, et mis tous mes soins à ne pas être et à ne pas me montrer piqué.

Je plaisantai sur la crainte qu’il m’avait témoignée, que je ne portasse ma susceptibilité de conscience au point où elle aurait peine à s’accorder avec la philosophie, et le priai de suspendre sur cela du moins ses jugements. Je le louai de cette franchise dont il disait faire profession ; je lui protestai qu’en cela je l’égalerais, et j’ajoutais que, pour lui en donner une preuve, je me faisais fort de me constituer le champion du christianisme, bien convaincu, disais-je, que si je suis toujours prêt à écouter amicalement toutes vos opinions, vous aurez, de votre côté, la générosité d’écouter tranquillement les miennes.

Cette apologie, je me proposais de la faire peu à peu, et je commençais, en attendant, par une analyse fidèle de l’essence du christianisme : Culte de Dieu dépouillé de toute superstition. Fraternité entre les hommes. Tendance perpétuelle à la vertu. Humilité sans bassesse. Dignité sans orgueil, et pour type un homme-dieu ! Quoi de plus philosophique et de plus grand !

Je prétendais ensuite démontrer comment cette sagesse profonde s’était plus ou moins efficacement répandue çà et là parmi tous ceux qui, avec les lumières de la raison, avaient cherché la vérité, mais ne s’était jamais pleinement épanchée dans le monde ; et comment, à la venue du divin maître sur la terre, elle donna d’elle-même un éclatant témoignage en opérant, avec les moyens humainement les plus faibles, cette merveilleuse diffusion. Ce que n’avaient jamais pu les plus sublimes philosophes, la ruine de l’idolâtrie et la prédication universelle de la fraternité humaine, quelques apôtres ignorants l’exécutèrent. Alors l’affranchissement des esclaves devint de plus en plus fréquent, et enfin apparut dans le monde une civilisation sans esclaves, état de société impossible aux yeux des philosophes de l’Antiquité.

Un résumé de l’histoire du monde depuis Jésus-Christ devait montrer en dernier lieu comment la religion par lui fondée s’était toujours heureusement prêtée à tous les degrés possibles de la civilisation. Il est donc faux que, la civilisation continuant sa marche progressive, l’Évangile cesse un jour de se trouver en harmonie avec elle.

J’écrivis en caractères fort petits, et j’en écrivis long ; mais je ne pus toutefois aller beaucoup plus loin, parce que le papier me manqua. Je lus et relus mon introduction, qui me parut bien faite : il n’y avait aucune phrase qui laissât percer le moindre ressentiment des sarcasmes de Julien ; les expressions de bienveillance abondaient au contraire, et j’en avais trouvé l’inspiration dans mon cœur déjà complètement ramené à la tolérance.

J’expédiai la lettre, et la matinée suivante j’en attendais la réponse avec anxiété.

Tremerello entre, et me dit :

– Ce monsieur n’a pu vous écrire, mais il prie Monsieur de continuer la plaisanterie.

– Plaisanterie ! m’écriai-je ; il n’aura pas dit plaisanterie ! Vous aurez mal compris.

– J’aurai mal compris, répéta Tremerello.

Et il enfonça sa tête dans ses épaules.

– Mais vous croyez réellement qu’il a dit plaisanterie ?

– Comme je crois entendre en ce moment sonner les heures à Saint-Marc.

Le bourdon sonnait justement.

Je bus mon café et gardai le silence.

– Mais, dites-moi, ce monsieur avait-il lu toute ma lettre ?

– J’imagine que oui ; car il riait comme un fou, puis il faisait de cette lettre une balle qu’il jetait en l’air ; et quand je l’avertis de ne pas oublier ensuite de la détruire, il la détruisit aussitôt.

– Voilà qui est bien.

Je rendis la tasse à Tremerello, en lui disant qu’on voyait bien que ce café était de la façon de la siora Bettina.

– Monsieur l’a trouvé mauvais ?

– Détestable.

– C’est moi pourtant qui l’ai fait, et je vous assure bien que je l’ai fait très fort, et qu’il n’y avait pas de marc au fond.

– C’est peut-être que j’aurais la bouche mauvaise.

 

 

XVIII

 

Je me promenai toute la matinée en frémissant. Quelle race d’homme est ce Julien ! Pourquoi nommer ma lettre une plaisanterie ? Pourquoi rire et s’en servir pour jouer à la paume ? Pourquoi pas même une ligne de réponse ? Voilà bien les incrédules ! Sentant la faiblesse de leurs doctrines, si quelqu’un se donne la peine de les réfuter, ils n’écoutent pas, ils rient, ils font parade d’une certaine supériorité d’esprit qui n’a plus besoin de rien examiner. Les malheureux ! Et où ont-ils jamais vu une philosophie qui pût se passer d’examen, de gravité ? S’il est vrai que Démocrite eût toujours le rire sur les lèvres, Démocrite était un bouffon. Mais je l’ai bien mérité ; pourquoi entreprendre cette correspondance ? Un moment d’illusion pouvait s’excuser ; mais quand je l’ai vu trancher de l’insolent, n’ai-je pas été bien sot de lui écrire encore ?

J’étais décidé à ne plus lui écrire. À dîner, Tremerello prit mon vin, se le versa dans une bouteille, et, le mettant dans sa poche :

– Ah ! je me souviens, dit-il, que j’ai là du papier pour vous.

Et il me le présenta.

Il sortit, et moi, les yeux fixés sur le papier blanc, je me sentais venir la tentation d’écrire une dernière fois à Julien, de le congédier avec une bonne leçon sur ce que l’impertinence a de honteux.

« Belle tentation ! me dis-je ensuite ; lui rendre mépris pour mépris ! lui faire haïr plus encore le christianisme, quand je lui montrerai, en moi, chrétien, l’orgueil et l’intolérance ! Non, cela ne peut être. Cessons toute correspondance. Mais si je cesse brusquement ainsi, ne dira-t-il pas également que c’est orgueil et intolérance ? Il faut lui écrire encore une fois et sans fiel. Mais si je puis écrire sans fiel, ne serait-il pas mieux d’avoir l’air d’ignorer ses railleries et ce mot de plaisanterie dont il a gratifié ma lettre ? Ne serait-il pas mieux de continuer tout bonnement mon apologie du christianisme ? »

J’y pensai un moment, et m’arrêtai ensuite à ce parti. Le soir, j’expédiai mon paquet, et, la matinée suivante, je reçus un remerciement très froid, sans aucune expression mordante, mais aussi sans la moindre approbation, comme aussi sans aucune invitation à poursuivre.

Ce billet me déplut. Néanmoins je résolus d’aller jusqu’au bout sans me décourager.

Ma thèse ne pouvait se traiter en peu de mots, et j’en fis le sujet de cinq ou six autres lettres fort longues, à chacune desquelles Julien répondit par un remerciement laconique, accompagné de quelque déclamation étrangère à la question, tantôt éclatant en imprécations contre ses ennemis, tantôt se moquant de ses propres imprécations, disant qu’il était tout naturel que le fort opprimât le faible, et que s’il s’affligeait d’une chose, c’était de n’être pas fort, et finissant par me confier ses amours et l’empire qu’ils exerçaient sur son imagination tourmentée.

Néanmoins, à la dernière lettre que je lui écrivis sur le christianisme, il me dit qu’il me préparait une longue réplique. J’attendis plus d’une semaine, et en attendant il m’entretenait chaque jour de tout autre chose et le plus souvent de sujets obscènes.

Je le priai de se rappeler la réponse qu’il me devait, et lui recommandai de vouloir bien employer son esprit à peser sérieusement toutes les raisons que je lui avais données.

Il me répondit avec quelque colère, en se prodiguant les titres de philosophe, d’homme en repos sur toute chose, et qui n’avait pas besoin de tant réfléchir pour comprendre que les vers luisants n’étaient pas des lanternes, et il recommença gaiement à me raconter de scandaleuses aventures.

 

 

XIX

 

Je prenais tout en patience pour ne pas m’attirer les noms de bigot et d’intolérant, et ne désespérais pas d’ailleurs qu’après cette fièvre d’érotiques bouffonneries ne vînt le tour de la réflexion. En attendant, je ne dissimulais pas à Julien combien je désapprouvais son peu de respect pour les femmes, sa profane manière de traiter l’amour, et je plaignais le sort de ces infortunées qu’il me disait avoir été ses victimes.

Il feignit de ne pas croire à ma désapprobation, et me répétait sans cesse : « Que marmottez-vous là d’immoralité ? Je suis sûr que je vous amuse avec mes récits. Tous les hommes aiment le plaisir comme moi ; mais ils n’ont pas la franchise d’en convenir ouvertement. Je vous en dirai tant que je vous enchanterai et que vous finirez par vous croire, en conscience, obligé de m’applaudir. »

Mais les semaines s’écoulaient sans qu’il renonçât jamais à ces infamies, et moi qui, à chaque lettre, comptant toujours sur un nouveau sujet, me laissais prendre à la curiosité, je lisais tout, et mon âme en restait sinon déjà séduite, du moins troublée, et allait s’éloignant de plus en plus des pensées nobles et saintes. L’entretien des hommes avilis nous avilit nous-mêmes, si l’on n’a une vertu fort au-dessus de la vertu commune, fort au-dessus de la mienne.

« Te voilà puni, me disais-je à moi-même, de ta folle présomption. Voilà ce que l’on gagne à vouloir faire l’apôtre sans en avoir en soi le sacré caractère. »

Un jour, je me décidai à lui écrire ces paroles :

 

Je me suis efforcé jusqu’ici de vous appeler à d’autres sujets, et vous me mandez toujours de ces choses qui, je vous l’ai dit franchement, me déplaisent. S’il vous est agréable que nous parlions d’objets plus dignes, nous continuerons de correspondre ; autrement, touchons-nous la main, et que chacun reste de son côté.

 

Je restai deux jours sans réponse, et d’abord je m’en réjouis.

– Oh ! solitude bénie ! m’écriai-je, que tu es moins amère qu’un entretien sans accord et sans noblesse ! Au lieu de me tourmenter à lire d’impudiques récits, au lieu de me fatiguer à leur opposer l’expression de sentiments qui honorent l’humanité, je recommencerai à m’entretenir avec Dieu, avec la chère mémoire de ma famille, avec mes véritables amis ! Je recommencerai à lire la Bible profondément, à écrire toutes mes pensées sur la table, pour étudier le fond de mon cœur et chercher à l’améliorer, à goûter les douceurs d’une innocente mélancolie, mille fois préférables aux images joyeuses et impies.

Chaque fois que Tremerello entrait dans ma prison il me disait :

– Je n’ai pas encore de réponse.

– C’est bien, lui répliquais-je.

Le troisième jour, il me dit :

– M. N.N. est à moitié malade.

– Qu’a-t-il donc ?

– Il ne le dit pas, mais il est toujours étendu sur son lit ; il ne mange pas, il ne boit pas, il est de mauvaise humeur.

Je m’émus à la pensée qu’il souffrait sans avoir personne pour le consoler.

Et à mes lèvres, ou plutôt à mon cœur échappèrent ces paroles :

– Je lui écrirai deux lignes.

– Je les porterai ce soir même, me dit Tremerello.

Et il sortit.

J’éprouvai quelque embarras en m’approchant de la table. Est-il bien à moi de reprendre cette correspondance ? N’ai-je pas tout à l’heure béni ma solitude comme un trésor reconquis ? Quelle inconstance est donc la mienne ! Et cependant l’infortuné ne boit pas, ne mange pas. Assurément il est malade. Est-ce le moment de l’abandonner ? Mon dernier billet était amer, il aura contribué à l’affliger. Peut-être qu’en dépit de nos diverses manières de voir il n’aurait jamais brisé le lien de notre amitié. Mon billet lui aura paru plus malveillant qu’il ne l’était ; il l’aura pris pour un congé tout à fait méprisant.

 

 

XX

 

Voici en quels termes j’écrivis :

 

Je sais que vous n’êtes pas bien, et je m’en afflige vivement. Je voudrais de tout mon cœur être votre voisin et pouvoir vous offrir tous les services d’un ami. J’espère que le mauvais état de votre santé aura été l’unique cause de votre silence depuis trois jours. Ne vous seriez-vous pas offensé de mon billet de l’autre soir ? Je l’ai écrit, je vous assure, sans la moindre malveillance et dans le seul but de vous amener à des sujets de conversation plus sérieux. S’il vous est pénible d’écrire, mandez-moi seulement des nouvelles exactes de votre santé ; je vous écrirai chaque jour quelques petites choses pour vous distraire, et afin qu’il vous souvienne que je vous veux du bien.

 

Je ne me serais jamais attendu à la lettre qu’il me répondit ; elle commençait ainsi :

 

Je te reprends mon amitié : si tu ne sais que faire de la mienne, je ne sais non plus que faire de la tienne. Je ne suis pas homme à pardonner des offenses ; une fois rejeté, je ne suis pas homme à revenir. Me sachant malade, tu te rapproches hypocritement de moi, dans l’espoir que la maladie en affaiblissant mon intelligence m’aura disposé à prêter l’oreille à tes sermons.

 

Et il continuait sur le même ton, m’attaquant avec violence, me raillant, traduisant en caricature tout ce que je lui avais dit sur la morale et la religion, protestant de sa volonté de vivre et de mourir toujours le même, c’est-à-dire dans la haine la plus implacable et avec le mépris le plus profond de toute philosophie autre que la sienne.

Je restai confondu.

– Les belles conversions que je fais ! m’écriai-je avec un frissonnement douloureux : Dieu m’est témoin de la pureté de mes intentions ; non, ces injures, je n’ai rien fait pour les mériter. Eh bien ! patience donc ! encore un désenchantement. Adieu donc cet insensé, s’il lui plaît de se créer des offenses imaginaires pour avoir le plaisir de ne les pardonner pas ! Rien ne m’oblige à faire plus que je n’ai fait.

Toutefois, au bout de quelques jours, mon indignation se calma, et je pensai que cette lettre furibonde pouvait avoir été le fruit d’une exaltation de peu de durée. « Peut-être en est-il tout honteux, me disais-je, trop fier d’ailleurs pour faire l’aveu de ses torts ? Ne serait-ce pas une œuvre généreuse, maintenant qu’il a eu le temps de se calmer, que de lui écrire encore ? »

Il m’en coûtait fort de faire un tel sacrifice d’amour-propre, mais je le fis. Celui qui s’humilie sans avilissement ne se dégrade pas, quelque injuste mépris qui lui en revienne.

Je reçus en réponse une lettre moins violente, mais non moins insultante. Mon implacable me disait qu’il admirait ma modération évangélique.

 

Nous reprendrons, ajoutait-il, notre correspondance. Mais parlons clairement : nous ne nous aimons pas ; nous nous écrirons chacun pour notre plaisir, jetant librement sur le papier tout ce qui nous vient à la tête, vous, vos séraphiques imaginations, moi, mes blasphèmes ; vous, vos extases sur la dignité de l’homme et de la femme, moi, le récit ingénu de mes profanations, dans l’espérance commune, vous de me convertir, moi de vous convertir. Répondez-moi si le pacte vous convient.

 

Je répondis :

 

Votre pacte n’en est pas un, c’est une dérision ; je me suis montré plein de bon vouloir à votre égard. Ma conscience ne me commande plus maintenant que de vous souhaiter toute sorte de félicités pour cette vie et pour l’autre.

 

Ainsi finirent mes relations avec cet homme – qui sait ? – peut-être moins méchant qu’aigri par le malheur et exaspéré par le désespoir.

 

 

XXI

 

Je bénis une fois encore et sincèrement ma solitude, et pendant quelque temps mes jours se passèrent de nouveau sans aventures. L’été finit. Dans la seconde moitié de septembre, la chaleur diminua ; octobre vint, et je me réjouis alors d’avoir une chambre qui, l’hiver, devait être bonne. Mais, un matin, voici venir le geôlier qui me dit avoir reçu l’ordre de me changer de prison.

– Et où allons-nous ?

– À quelques pas, dans une chambre plus fraîche.

– Et pourquoi ne pas y avoir pensé quand la chaleur me tuait, lorsque tout dans l’air était moustiques, et que mon lit n’était que punaises ?

– L’ordre n’est arrivé que d’aujourd’hui.

– Patience ! allons.

Quoique j’eusse bien souffert dans cette prison, il m’en coûta de la quitter, non seulement parce qu’elle devait être excellente dans la saison froide, mais pour bien d’autres causes. J’y avais d’abord ces fourmis que j’aimais et que je nourrissais avec une sollicitude que j’appellerais presque paternelle, si l’expression n’était pas ridicule. Depuis peu de jours, cette chère araignée dont j’ai parlé avait émigré, je ne sais pour quel motif. « Mais, me disais-je, qui sait si elle ne se souviendra pas de moi et ne reviendra pas ? Et maintenant que je m’en vais, si elle revient, elle trouvera la prison vide, ou si elle y rencontre quelque nouvel hôte, ce sera peut-être un ennemi des araignées, qui avec sa pantoufle emportera cette belle toile et écrasera le pauvre animal ; d’ailleurs la pitié de Zanzé ne m’avait-elle pas embelli cette prison ? C’est à cette fenêtre que souvent elle s’appuyait, y laissant tomber généreusement des miettes de pain pour mes fourmis. C’est là qu’elle avait coutume de s’asseoir, là qu’elle me fit tel récit, là tel autre ; là qu’à demi penchée sur ma table elle y laissait couler ses larmes.

L’endroit où ils me placèrent était aussi sous les plombs, mais au nord et à l’occident, avec des fenêtres, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, séjour des rhumes éternels et d’un froid horrible pendant les mois rigoureux.

La fenêtre tournée au couchant était fort grande ; celle du nord était petite et haute, et placée au-dessus de mon lit.

Je me mis d’abord à la première, et je vis qu’elle donnait sur le palais du patriarche. D’autres prisons voisines de la mienne occupaient, à ma droite, une aile de peu d’étendue, prolongement de construction récente. En face de moi, dans ce prolongement, étaient deux prisons l’une au-dessus de l’autre : celle d’en bas avait une énorme fenêtre, par laquelle je voyais se promener dans l’intérieur une personne richement vêtue. C’était M. Caporali de Cesena ; il m’aperçut, me fit un signe, et nous nous apprîmes nos noms.

Je voulus ensuite examiner où donnait la seconde fenêtre. Je posai la table sur le lit, et sur la table une chaise ; je grimpai là-dessus, et me vis de niveau avec une partie du toit du palais. Au-delà du palais apparaissait un beau côté de la ville et de la lagune.

Je m’arrêtai à considérer cette belle vue, et, entendant ouvrir ma porte, je ne bougeai pas : c’était le geôlier qui, me voyant si haut grimpé, oubliant qu’il m’était impossible de passer comme un sorcier à travers les barreaux, s’imagina que je cherchais à fuir, et, dans le premier moment de son trouble, sauta sur le lit, en dépit d’une sciatique qui le martyrisait, et me prit par les jambes, en criant comme un aigle.

– Mais ne voyez-vous pas, homme de peu de cervelle, les barreaux qui sont là pour m’empêcher de fuir ? Ne comprenez-vous pas que je ne suis monté là que par curiosité ?

– Je vois, monsieur, je vois, je comprends ; mais descendez, je vous prie, descendez ; ce sont toujours autant de tentations de fuir.

Il fallut descendre ; je descendis en riant.

 

 

XXII

 

Aux fenêtres des prisons latérales, je reconnus six autres détenus pour cause politique. Voici donc qu’au moment où je me disposais à une solitude plus grande que par le passé, je me trouve dans une espèce de monde. D’abord je m’en affligeai, soit que cette vie longtemps isolée m’eût déjà rendu le caractère un peu sauvage, soit que la déplaisante issue de mes rapports avec Julien me rendît défiant.

Néanmoins ce peu d’entretien que nous eûmes ensemble, tant par signes qu’en paroles, ne tarda pas à me paraître un bienfait, propre sinon à m’exciter à la joie, du moins à me distraire. Je ne dis mot à personne de mes relations avec Julien. Nous nous étions mutuellement promis sur l’honneur que le secret resterait enseveli en nous. Si j’y reviens dans ces pages, c’est que, sous quelques yeux qu’elles passent, nul ne saurait deviner lequel de tant de malheureux plongés alors dans ces prisons prenait le nom de Julien.

À ces nouvelles liaisons avec des compagnons de captivité s’en joignit une autre qui me fut aussi bien douce. De ma grande fenêtre, je voyais, au-delà du prolongement des prisons que j’avais en face, une longue file de toits, surmontée de cheminées, de belvédères, de coupoles, de clochers, qui allaient se perdre dans la perspective de la mer et du ciel. Dans la maison la plus rapprochée de moi, laquelle était une aile du Patriarcat, habitait une bonne famille qui acquit des droits à ma reconnaissance, en me témoignant par ses saluts la pitié que je lui inspirais. Un salut, une parole d’amour aux malheureux, c’est grande charité.

Je vis d’abord, à une fenêtre, lever ses petites mains vers moi, un enfant de neuf à dix ans, et je l’entendis crier :

– Maman ! maman ! ils ont mis là-haut quelqu’un dans les plombs. Pauvre prisonnier ! qui es-tu ?

– Je suis Silvio Pellico, répondis-je.

Un autre enfant, un peu plus âgé, courut aussi à la fenêtre et s’écria :

– Tu es Silvio Pellico ?

– Oui, et vous, chers enfants ?

– Moi, je me nomme Antoine S... et mon frère Joseph.

Ensuite il se retourna pour dire :

– Que faut-il encore lui demander ?

Et une dame que je supposai être leur mère, se montrant à demi, suggérait de compatissantes paroles à ces chers petits enfants, et eux les redisaient, et je les en remerciais avec la plus vive tendresse.

Ces conversations étaient peu de chose, et il fallait ne pas en abuser, de peur d’attirer les cris du geôlier ; mais, chaque jour, elles recommencèrent le matin, à midi et le soir ; le soir, lorsqu’on allumait les flambeaux, la dame fermait la croisée, et les enfants me criaient : « Bonne nuit, Silvio ! » Et elle aussi, devenue plus hardie dans l’obscurité, répétait d’une voix émue : « Bonne nuit, Silvio ! courage ! »

Lorsque ces enfants déjeunaient ou faisaient collation, ils me disaient : « Oh ! si nous pouvions te donner de notre café au lait ! oh ! si nous pouvions te donner de nos gâteaux ! Le jour où tu auras ta liberté, souviens-toi de venir nous voir ; nous te donnerons des gâteaux bien bons et bien chauds, et mille baisers ! »

 

 

XXIII

 

La mi-octobre ramenait le plus cruel de mes anniversaires. J’avais été arrêté le 13 du même mois, l’année précédente. Plusieurs souvenirs, également tristes, me revenaient aussi dans ce mois. Deux ans auparavant, aussi en octobre, s’était, par un funeste accident, noyé dans le Tessin un homme de mérite que j’honorais fort. Six ans auparavant, encore en octobre, s’était involontairement tué d’un coup de fusil Odoard Briche, jeune homme que j’aimais comme s’il eût été mon fils. Dans ma première jeunesse, toujours en octobre, j’avais été frappé d’une affliction non moins douloureuse.

Quoique je ne sois pas superstitieux, ce fatal concours de déplorables souvenirs, qui tous venaient m’assaillir dans le même mois, m’inspirait une grande tristesse.

Quand j’allais à la fenêtre m’entretenir avec ces enfants, ou avec mes compagnons de captivité, je me donnais un air enjoué ; mais, à peine redescendu dans mon antre, un poids indicible de douleur retombait sur mon âme.

Je prenais la plume pour composer quelques vers, ou pour me livrer à quelque autre occupation littéraire, et une force irrésistible semblait me contraindre à écrire tout autre chose. Et quoi donc ? De longues lettres que je ne pouvais envoyer, de longues lettres à ma chère famille, dans lesquelles j’épanchais tout mon cœur. Je les écrivais sur la table, qu’ensuite je raclais. C’étaient de vives expressions de tendresse, des souvenirs du bonheur dont j’avais joui auprès de mes parents, auprès de mes frères et de mes sœurs, si indulgents, si aimants. Le violent désir qui m’entraînait vers eux m’inspirait une foule de choses passionnées. Après avoir écrit des heures et des heures, il me restait toujours d’autres sentiments à développer.

C’était, sous une forme nouvelle, une manière de recommencer ma biographie, de me faire illusion en renouvelant l’image du passé, et d’arrêter forcément mes regards sur un temps heureux qui n’était plus. Mais que de fois, grand Dieu ! après avoir retracé, dans un tableau plein de feu, un trait de ma plus belle vie, après avoir enivré mon imagination jusqu’à me croire avec la personne à qui je parlais, me rappelant tout à coup ma situation présente, je laissais tomber ma plume et frissonnais d’horreur ! C’étaient pour moi d’épouvantables moments que ceux-là ; j’en avais d’autres fois déjà éprouvé le tourment, mais jamais avec une agitation semblable à celle qui venait alors m’assaillir.

J’attribuai cette agitation et ces angoisses horribles à l’excessive exaltation de mes sentiments, à la forme épistolaire que je donnais à ces écrits, à la pensée que j’avais eue de les adresser à des personnes si chères.

Je voulus faire autre chose, je ne pouvais ; je voulus du moins abandonner la forme épistolaire, je ne pouvais. Dès que je prenais la plume et me mettais à écrire, ce qui en résultait, c’était toujours quelque lettre pleine de tendresse et de douleur.

« Ne suis-je plus libre de ma volonté ? me disais-je ; cette nécessité de faire ce que je ne voudrais pas faire n’est-elle pas un véritable bouleversement de mon cerveau ? Cela jadis ne m’arrivait pas. La chose pouvait s’expliquer dans les premiers temps de ma détention ; mais maintenant que me voilà familiarisé avec la vie de prison, maintenant que mon imagination devrait être calmée sur tout, maintenant que je me suis tant nourri de réflexions philosophiques et religieuses, comment puis-je devenir l’esclave des aveugles désirs de mon cœur, et enfant à ce point ? Appliquons-nous à autre chose.

Je cherchais alors à prier ou à m’accabler de l’étude de la langue allemande. Vains efforts ! C’était une autre lettre que je recommençais à écrire.

 

 

XXIV

 

Un état pareil était une véritable maladie, je ne sais si je ne dois pas dire une sorte de somnambulisme ; c’était, sans aucun doute, l’effet d’une grande fatigue produite par la veille et la tension d’esprit.

J’allai plus avant ; l’insomnie et la fièvre s’emparaient de toutes mes nuits. Ce fut en vain que je cessai de prendre du café, le soir : l’insomnie était la même.

Il semblait qu’il y eût en moi deux hommes, dont l’un voulût toujours écrire des lettres, l’autre s’occuper d’autre chose. « Eh bien ! dis-je, transigeons : écris encore des lettres, mais écris-les en allemand ; ce sera un moyen d’apprendre cette langue. »

À dater de ce moment, j’écrivais tout en mauvais allemand. De cette manière, je fis du moins quelques progrès dans cette étude.

Le matin, après une longue veille, mon cerveau affaibli tombait dans une sorte d’assoupissement. Alors, dans mes songes, ou plutôt dans mon délire, je voyais mon père, ma mère, ou tout autre de ceux que j’aimais, se désespérer sur mon sort ; j’entendais leurs lamentables sanglots, et bientôt je m’éveillais épouvanté et sanglotant à mon tour.

Quelquefois, pendant ces songes de courte durée, je croyais entendre ma mère consoler les autres, entrer avec eux dans ma prison, et m’adresser les paroles les plus graves sur le devoir de la résignation ; et, au moment où je me réjouissais le plus de son courage et de celui des autres, elle fondait tout à coup en larmes, et ils pleuraient tous avec elle. Personne ne saurait dire quels étaient alors les déchirements de mon âme.

Pour échapper à de telles angoisses, j’essayai de ne plus aller à mon lit. Je gardais mon flambeau allumé durant la nuit entière et je restais à ma table, à lire et à écrire. Mais quoi ? Venait un moment où je lisais, parfaitement éveillé du reste, mais sans rien comprendre, et où ma tête n’avait absolument plus la force d’assembler ses idées. Alors je copiais quelque chose ; mais je copiais en roulant dans mon esprit tout autre chose que ce que j’écrivais : je pensais à mes afflictions.

Et cependant, si je me mettais au lit, c’était pis encore. Je ne pouvais, couché, supporter aucune position ; je m’agitais de toutes les manières, et il fallait me lever, ou si je sommeillais un peu, ces songes désespérants me faisaient plus de mal que l’insomnie.

Mes prières étaient arides, et néanmoins je les répétais souvent. Ce n’étaient pas d’abondantes paroles, mais un élan vers Dieu, ce Dieu fait homme, qui avait éprouvé les douleurs de l’humanité.

Pendant ces nuits horribles, mon imagination s’exaltait à tel point qu’il me semblait, quoique éveillé, entendre dans ma prison tantôt des gémissements, tantôt des rires étouffés. Dans mon enfance, je n’avais jamais cru aux sorcières et aux esprits, et voici que maintenant ces rires et ces gémissements m’épouvantaient, et je ne savais comment m’expliquer cela ; et je me voyais forcé de me demander si je n’étais pas le jouet de quelques puissances mystérieuses et malfaisantes.

Plusieurs fois je pris la lumière d’une main tremblante, et je regardai si personne ne s’était caché sous mon lit pour se jouer de moi ; plusieurs fois, il me vint à l’esprit qu’on m’avait enlevé ma première chambre, et transporté dans celle-ci, parce que cette dernière avait quelque trappe, ou, dans ses murs, quelque secrète ouverture d’où mes sbires pouvaient épier tout ce que je faisais et se divertir cruellement à m’effrayer.

Assis à ma table, tantôt il me semblait qu’on me tirait par mon habit, tantôt qu’une main cachée avait poussé le livre que je voyais tomber à terre, tantôt que quelqu’un venait, par-derrière, souffler ma lumière pour l’éteindre. Alors je me levais précipitamment, je regardais autour de moi, je me promenais avec défiance, et me demandais à moi-même si j’étais fou ou dans mon bon sens. De toutes les choses que je regardais, que je sentais, je ne savais laquelle était réalité, laquelle illusion, et je m’écriais avec angoisse : « Deus meus, Deus meus, utquid dereliquisti me ? »18

 

 

XXV

 

Une fois, m’étant mis au lit un peu avant l’aurore, je crus être parfaitement sûr d’avoir placé mon mouchoir sous mon oreiller. Après m’être un moment assoupi, je me réveillai, selon ma coutume, et il me sembla qu’on m’étranglait. Je sens en effet mon col étroitement enveloppé. Chose étrange ! Il l’était avec mon mouchoir fortement noué à plusieurs reprises. J’aurais juré que je n’avais pas fait ces nœuds, que je n’avais pas touché mon mouchoir depuis que je l’avais mis sous mon oreiller ; il fallait que je l’eusse fait en rêvant, dans l’accès du délire, sans en avoir gardé aucune souvenance. Mais je ne pouvais le croire ; et, de ce moment, je me crus, chaque nuit, en danger d’être étranglé.

Je comprends tout ce qu’ont de ridicule pour les autres de pareils égarements d’esprit ; mais pour moi qui les éprouvais, ils me faisaient tant de mal que j’en frissonne encore.

Chaque matin, ils s’évanouissaient, et, tant que durait la lumière du jour, je me sentais le cœur si bien raffermi contre ces terreurs qu’il me semblait impossible que je dusse encore en être poursuivi. Mais, au coucher du soleil, je recommençais à frissonner, et chaque nuit ramenait les extravagantes visions de celles qui avaient précédé.

Plus je me trouvais faible dans les ténèbres, plus je faisais d’efforts durant le jour pour me montrer enjoué, dans mes entretiens avec mes compagnons, avec les deux enfants du Patriarcat, avec mes geôliers. Personne, en m’écoutant plaisanter comme je faisais, n’aurait pu soupçonner la déplorable infirmité à laquelle j’étais en proie. J’espérais retrouver quelque vigueur dans ces efforts, et ils ne me servaient à rien ; ces apparitions nocturnes que, le jour, je nommais de sottes illusions, le soir, redevenaient pour moi d’effrayantes réalités.

Si je l’avais osé, j’aurais supplié la commission de me faire changer de chambre ; mais je ne pus jamais prendre sur moi d’en parler, dans la crainte de faire rire.

Trouvant une égale impuissance dans tous les raisonnements, dans toutes les résolutions, dans toutes les études, dans toutes les prières, l’horrible idée que j’étais entièrement et pour toujours abandonné de Dieu vint s’emparer de moi.

Tous ces mauvais sophismes contre la Providence, qui, dans l’état de raison, peu de semaines auparavant, m’avaient semblé si misérables, vinrent alors brutalement siffler autour de mes oreilles, et me parurent dignes d’attention. Je luttai quelques jours contre la tentation, puis je m’y abandonnai.

Je méconnus la bonté de la religion. Je dis, comme je l’avais ouï dire aux plus furieux athées, et comme naguère encore Julien me l’écrivait : « La religion n’est bonne qu’à affaiblir les esprits. » J’eus l’audace de penser qu’en renonçant à Dieu, mon âme reprendrait sa force. Confiance insensée ! Je niais Dieu, et ne savais pas nier l’existence de ces êtres invisibles, malfaisants, qui semblaient errer autour de moi et se repaître de mes douleurs.

De quel nom qualifier ce martyre ? Suffit-il de dire que c’était une maladie ? N’était-ce pas en même temps un châtiment divin pour abattre mon orgueil, et me forcer à reconnaître que, sans une lumière toute particulière, je pouvais devenir incrédule, comme Julien, et plus insensé que lui ?

Quoi qu’il en soit, Dieu me délivra d’un si grand mal au moment où je m’y attendais le moins.

Un matin, après mon café, je fus pris de coliques violentes et de vomissements. Je me crus empoisonné. Après ces vomissements, qui me laissèrent tout en sueur et accablé de fatigue, je me mis au lit. Vers midi, je m’assoupis, et dormis paisiblement jusqu’au soir.

Je me réveillai, étonné d’un repos si grand ; et, ne me sentant plus l’envie de dormir, je me levai. « En me tenant debout, pensais-je, je serai plus fort contre mes terreurs accoutumées. »

Mais les terreurs ne vinrent pas. La joie s’empara de moi, et, dans la plénitude de ma reconnaissance, recommençant à sentir Dieu, je me jetai à terre pour l’adorer et lui demander pardon de l’avoir nié pendant plusieurs jours. Cette effusion de joie épuisa mes forces, et, étant un moment resté à genoux, appuyé contre une chaise, je me laissai de nouveau gagner par le sommeil et m’endormis dans cette position.

Je m’éveille à demi, au bout d’une ou de plusieurs heures, et, prenant à peine le temps de me jeter tout habillé sur mon lit, je me rendors jusqu’à l’aurore. Je demeurai tout le jour encore dans un état de somnolence. Le soir, je me couchai de bonne heure et dormis la nuit entière. Quelle crise s’était opérée en moi ? Je l’ignore, mais j’étais guéri.

 

 

XXVI

 

Alors cessèrent les nausées que mon estomac éprouvait depuis longtemps ; les maux de tête disparurent, et il me vint un appétit extraordinaire. Je digérais à merveille et reprenais des forces. Admirable Providence ! Elle m’avait ôté mes forces pour m’humilier ; elle me les rendait, parce que l’époque des jugements approchait, et qu’elle ne voulait pas me laisser succomber lorsque j’en apprendrais l’issue.

Le 24 novembre, un de nos compagnons, le docteur Foresti, fut enlevé des plombs et transporté nous ne savions en quel lieu. Le geôlier, sa femme et les secondini étaient atterrés : aucun d’eux ne voulait m’éclaircir ce mystère 19.

– Et que veut savoir Monsieur, me disait Tremerello, si je n’ai rien de bon à lui apprendre ? Je ne lui en ai déjà que trop dit, déjà trop.

– Allons ! que sert de le cacher ? m’écriai-je en frissonnant ; ne vous ai-je pas compris ? Le voilà donc condamné à mort ?

– Qui... lui... ? le docteur Foresti ?

Tremerello hésitait, mais le besoin de bavarder n’était pas la dernière de ses vertus.

– Monsieur ne dira pas que je sois bavard ; je ne voulais pas ouvrir la bouche sur ce sujet-là. Que Monsieur se souvienne qu’il m’y a forcé.

– Oui, oui, je vous y ai forcé ; mais allons ! dites-moi tout. Où en est ce pauvre Foresti ?

– Ah ! monsieur, on lui a fait passer le Pont des Soupirs ! Il est dans les prisons criminelles ; l’arrêt de mort lui a été lu, et à deux autres encore.

– Et on l’exécutera ? et quand ? Ah ! les infortunés ! Et quels sont les deux autres ?

– Je n’en sais pas davantage, pas davantage. Les sentences n’ont pas encore été rendues publiques. On dit dans Venise qu’il y aura plusieurs commutations de peines. Dieu veuille que l’arrêt de mort ne s’exécute sur aucun ! Dieu veuille que, si tous ne peuvent échapper à la mort, Monsieur du moins y échappe ! J’ai voué à Monsieur autant d’affection, pardon de la liberté, que s’il était mon frère.

Et il s’en alla tout ému. Le lecteur peut imaginer dans quelle agitation je fus, tout ce jour-là, et la nuit suivante, et tant d’autres jours qui ne m’apprirent rien de plus.

L’incertitude dura un mois. Enfin les sentences relatives au premier procès furent rendues publiques. Elles frappaient beaucoup d’accusés, dont neuf étaient condamnés à mort, et par grâce au carcere duro, ceux-ci pour vingt ans, ceux-là pour quinze (et, dans l’un et l’autre cas, ils devaient subir leur peine dans la citadelle du Spielberg, près de la ville de Brünn, en Moravie) ; d’autres enfin pour dix ans ou moins (et ces derniers dans la forteresse de Ljubljana).

Fallait-il voir dans cette commutation de peine, appliquée à tous les condamnés du premier procès, une preuve que la mort épargnerait aussi ceux du second ? Ou bien avait-on usé d’indulgence seulement envers les premiers, parce que leur arrestation avait précédé les décisions publiées contre les sociétés secrètes, et réservait-on aux autres toutes les rigueurs de la justice ?

« La solution de ces doutes ne peut longtemps se faire attendre, me disais-je ; rendons grâces au Ciel qui me laisse le temps de prévoir la mort et de m’y préparer. »

 

 

XXVII

 

Je n’avais qu’une pensée, c’était de mourir chrétiennement et avec courage. J’eus la tentation d’échapper au gibet par le suicide, mais elle me quitta. Quel mérite y a-t-il à ne pas se laisser égorger par le bourreau, pour se faire soi-même son propre bourreau ? On sauve son honneur ? Mais n’est-ce pas un enfantillage que de croire qu’il y a plus d’honneur à jouer un tour au bourreau qu’à ne le pas faire, lorsque, après tout, force est de mourir ? À supposer même que je n’eusse pas été chrétien, le suicide, en y réfléchissant, m’eût paru un sot plaisir et une chose inutile.

« Si le terme de ma vie est venu, me disais-je, ne suis-je pas bien heureux qu’il arrive de manière à me laisser le temps de me recueillir et de purifier ma conscience par des désirs et un repentir dignes d’un homme ? À juger comme le vulgaire, de tous les genres de mort, celle du gibet est la pire. Mais au jugement du sage, cette mort ne vaut-elle pas mieux encore que tant d’autres, qui viennent à la suite de quelque maladie, où notre intelligence s’affaiblit, où notre âme n’a plus la force de s’arracher aux pensées terrestres ?

La justesse de ces raisonnements entra si profondément dans mon esprit que l’horreur de la mort et de la mort ainsi faite s’éloignait complètement de moi. Je méditai longtemps sur les sacrements auxquels je devais demander ma force en ce moment solennel, et je me crus en état de les recevoir de manière à en éprouver l’efficacité. Cette hauteur d’âme que je croyais avoir, cette paix, cette indulgente affection pour ceux qui me haïssaient, cette joie de pouvoir sacrifier ma vie à la volonté de Dieu, toutes ces heureuses dispositions, les aurais-je conservées s’il m’avait fallu marcher au supplice ? Hélas ! que de contradictions dans l’homme ; et lorsqu’il semble qu’il ne puisse être ni plus saint, ni plus ferme, comme il ne faut qu’un instant pour le précipiter dans les fautes et dans les faiblesses ! Serais-je alors dignement mort ? Dieu seul le sait. Je ne m’estime pas assez haut pour pouvoir l’affirmer.

Cependant l’approche vraisemblable de la mort enchaînait tellement mon imagination sur cette idée que la mort ne me paraissait pas seulement possible, mais semblait se révéler à moi par d’infaillibles pressentiments. Mon cœur ne s’ouvrait plus à l’espérance d’éviter cette destinée. Chaque fois que j’entendais un bruit de pas ou de clés, chaque fois que je voyais s’ouvrir ma porte, je me disais : « Courage ! on vient peut-être me prendre pour entendre la sentence. Écoutons-la avec une dignité fière, mais calme, et bénissons le Seigneur. »

Je méditais sur ce que j’écrirais encore pour la dernière fois à ma famille, et en particulier à mon père, à ma mère, à chacun de mes frères, à chacune de mes sœurs ; et, en roulant dans mon esprit ces expressions de sentiments si profonds, si sacrés, je m’attendrissais avec une douceur infinie, et je pleurais, et ces larmes étaient impuissantes à amollir ma volonté résignée.

Comment l’insomnie ne serait-elle pas revenue ? Mais qu’elle était différente de la première ! Je n’entendais dans ma chambre ni rires, ni gémissements ; je ne rêvais ni d’hommes ni d’esprits cachés ; la nuit était pour moi plus délicieuse que le jour, parce que je concentrais de plus en plus ma vie dans la prière. Vers quatre heures, j’avais coutume de me mettre au lit, et je dormais environ deux heures d’un sommeil paisible. Réveillé, je restais au lit, pour reposer, assez avant dans la matinée ; à onze heures, je me levais.

Une nuit que je m’étais couché un peu plus tôt que de coutume, je dormais à peine depuis un quart d’heure lorsque, m’éveillant tout à coup, je vis une immense lumière sur le mur que j’avais en face. J’eus peur d’être retombé dans mon délire d’autrefois. Mais ce que je voyais n’était pas une illusion ; cette lumière venait de la fenêtre à l’occident, sous laquelle j’étais couché.

Je saute à terre, je prends la table, la place sur le lit, et sur la table une chaise, où je monte, et je vois un des plus beaux, un des plus terribles spectacles que le feu pût présenter à mon imagination.

C’était un grand incendie, à une portée de fusil de nos prisons. Il s’était déclaré dans la maison des fours publics, qu’il dévora.

La nuit était fort obscure, et je n’en voyais que mieux se détacher sur le ciel ces vastes globes de flammes et de fumée, agités par un vent furieux. De toutes parts volaient des étincelles qui semblaient pleuvoir du ciel. La lagune, toute proche, réfléchissait l’incendie. Une foule de gondoles allaient et venaient. Je me peignais l’épouvante et le danger de ceux qui habitaient la maison incendiée ou les maisons voisines, et je compatissais à leur sort. J’entendais de lointaines voix d’hommes et de femmes qui s’appelaient : « Tognina ! Momolo ! Beppo ! Zanzé ! » Encore ce nom de Zanzé, qui retentit à mon oreille ! Il y en a par milliers à Venise, et cependant je craignais que ce ne fût celle-là dont le souvenir m’était si doux. L’infortunée serait-elle bien là ? Et peut-être enveloppée par les flammes ? Oh ! si je pouvais me précipiter à son secours !

Palpitant, frissonnant, frappé de stupeur, je demeurai à cette fenêtre jusqu’à l’aurore ; puis j’en descendis, accablé d’une tristesse mortelle, et me figurant le mal beaucoup plus grand qu’il n’était. Tremerello m’apprit qu’il n’y avait de brûlés que les fours et les magasins annexés à ces fours, avec bon nombre de sacs de farine.

 

 

XXVIII

 

Mon imagination était encore vivement frappée du spectacle de cet incendie lorsque, peu de nuits après (je ne m’étais pas encore mis au lit, et, assis à ma table, j’étudiais, déjà tout engourdi par le froid), voici qu’auprès de moi des voix s’écrient (c’étaient celles du geôlier, de sa femme, de leurs enfants, des secondini) :

– Le feu ! le feu ! Ô bienheureuse Vierge ! nous sommes perdus.

Le froid m’eut quitté en un moment. Je sautai sur mes pieds, tout en sueur, et regardai tout à l’entour si déjà on voyait les flammes ; on ne les voyait pas.

L’incendie était pourtant dans le palais même, dans quelques bureaux voisins de la prison.

Un des secondini criait :

– Mais, maître, qu’allons-nous faire de ces messieurs que nous tenons en « cage », si le feu gagne ?

Le geôlier répondait :

– Je n’ai pas le cœur de les laisser griller. Cependant on ne peut ouvrir la prison sans le congé de la commission. Allons ! allons ! cours donc vite demander cette permission.

– J’y cours, maître, j’y cours ; mais la réponse ne sera pas venue à temps, savez-vous ?

Et où était alors cette héroïque résignation que je me croyais si sûr de posséder, en pensant à la mort ? Pourquoi l’idée d’être brûlé vif me donnait-elle la fièvre ? Comme s’il y avait plus de plaisir à se laisser serrer la gorge qu’à se voir brûler ! Je fis cette réflexion, et j’eus honte de ma peur. J’allais crier au geôlier de m’ouvrir, pour l’amour de Dieu, mais je me contins. Néanmoins j’avais peur.

« Voilà donc, me dis-je, quel sera mon courage, si, échappé à la flamme, je me vois mené à la mort ! Je saurai me contenir, je déroberai ma lâcheté aux regards, mais je tremblerai... Mais n’est-ce pas aussi du courage que d’agir comme si on ne tremblait pas, et de trembler ? N’est-ce pas générosité que de faire effort pour donner de bon cœur ce que nous avons peine à donner ? N’est-ce pas obéissance que d’obéir, quand il nous répugne de le faire ? »

Le tintamarre était si grand, dans la maison du geôlier, qu’il signalait un danger toujours croissant. Et le secondino qui était allé chercher la permission de nous arracher à ces lieux ne revenait pas ! Enfin je crus entendre sa voix ; j’écoutais sans pouvoir distinguer ses paroles. J’attends, j’espère, mais en vain ; personne ne vient. Est-il bien possible qu’il ne nous soit pas permis de nous mettre à l’abri du feu ? Et s’il n’y avait plus moyen d’échapper ? Et si le geôlier et sa famille ne songeaient qu’à se mettre eux-mêmes en sûreté, et qu’il n’y eût plus personne pour penser aux pauvres prisonniers « en cage » ?

« Ce n’est là, disais-je, se conduire ni en philosophe ni en chrétien. Ne ferais-je pas mieux de me préparer à voir les flammes entrer dans ma chambre et me dévorer ? »

Cependant les rumeurs s’apaisaient ; peu à peu je n’entendis plus rien. Est-ce une preuve que l’incendie a cessé, ou serait-ce que tous ceux qui ont pu le faire se sont échappés, et qu’il ne reste plus ici que les victimes abandonnées à une si cruelle destinée ?

Le silence qui continuait de régner me calma. Je ne doutai plus que le feu ne fût éteint. J’allai me mettre au lit, et me reprochai d’avoir lâchement souffert. Et maintenant qu’il ne s’agissait plus d’être brûlé, je m’affligeai de n’avoir pas péri dans les flammes, plutôt que de me voir, sous peu de jours, tué de la main des hommes.

La matinée suivante, j’appris de Tremerello ce qu’était cet incendie, et je ris de la peur qu’il me dit avoir éprouvée, comme si la mienne n’avait pas égalé et peut-être surpassé la sienne.

 

 

XXIX

 

Le 11 janvier 1822, vers neuf heures du matin, Tremerello saisit une occasion de venir dans ma chambre et me dit, tout agité :

– Monsieur sait-il que, dans l’île Saint-Michel de Murano, assez près de Venise, il y a une prison où sont peut-être plus de cent carbonari ?

– Vous me l’avez déjà dit plusieurs fois. Eh bien !... où voulez-vous en venir ?... Allons ! parlez donc ! Quelques-uns d’entre eux seraient-ils, par hasard, condamnés ?

– Précisément.

– Et lesquels ?

– Je ne sais.

– Mon pauvre Maroncelli 20 en serait-il ?

– Ah ! monsieur, je ne sais, je ne sais qui en est.

Et il s’en alla tout ému, en me jetant un regard de compassion.

Un moment après arriva le geôlier, accompagné des secondini et d’un homme que je n’avais jamais vu. Le geôlier paraissait troublé ; le nouveau venu prit la parole.

– Monsieur, la commission vous ordonne de me suivre.

– Partons, répondis-je ; et vous donc, qui êtes-vous ?

– Je suis le concierge des prisons de Saint-Michel, où vous allez être transféré.

Le geôlier des plombs remit à ce dernier mon argent qu’il avait entre ses mains. Je demandai et j’obtins la permission de faire quelque présent aux secondini, je mis en ordre mes vêtements, je pris ma bible sous le bras, et je partis. Pendant que je descendais cet escalier qui ne finit pas, Tremerello me serra furtivement la main ; il semblait me vouloir dire : « Malheureux, c’en est fait de toi ! »

Nous sortîmes par une porte qui donnait sur la lagune, et là nous attendait une gondole avec deux des secondini du nouveau geôlier. J’entrai dans la gondole, en proie à mille sentiments contraires : je ne sais quel regret de quitter le séjour des plombs, où j’avais beaucoup souffert, mais où j’avais aimé quelqu’un, et où quelqu’un m’avait aimé ; le bonheur de me retrouver en plein air, après une si longue réclusion, de voir le ciel, les eaux et la cité, non plus tristement encadrés dans une triple grille de fer ; le souvenir de la joyeuse gondole qui, dans un temps plus heureux, me portait sur cette même lagune, le souvenir des gondoles du lac de Côme, des gondoles du lac Majeur, des barques légères du Pô, de celles du Rhône et de la Saône. Oh ! riantes années pour jamais évanouies ! Et qui dans le monde avait joui d’un bonheur égal au mien !

Né des plus tendres parents, dans une condition qui n’est pas la pauvreté, et qui, vous tenant à une distance à peu près égale du riche et du pauvre, vous fait connaître, sous son jour véritable, l’une et l’autre fortune, condition que j’estime la plus favorable au développement des affections pures, après une enfance écoulée parmi toutes les douceurs de la vie domestique, j’étais allé à Lyon, auprès d’un vieux cousin de ma mère, homme fort riche et bien digne de ses richesses. Là, tout ce qui peut faire l’enchantement d’une âme avide d’élégance et d’amour avait enivré de délices la première ardeur de ma jeunesse. Puis, revenu en Italie et fixé à Milan, avec mes parents, j’avais continué à étudier, à aimer la société et les livres, ne trouvant partout que d’excellents amis et de doux applaudissements. Monti et Foscolo, quoique ennemis l’un de l’autre, avaient pour moi la même bienveillance ; je m’attachai davantage au dernier ; et cet homme emporté, qui, avec son âpre rudesse, détachait de lui presque tous ses amis, n’était pour moi que douceur et cordialité, et j’avais pour lui une tendre vénération. Les autres littérateurs de mérite m’aimaient également, et j’avais la même affection pour eux. Jamais l’envie, jamais la calomnie ne m’atteignirent, ou leurs attaques venaient de gens si bas placés dans l’estime qu’elles ne pouvaient me nuire. À la chute du royaume d’Italie, mon père avait de nouveau fixé son domicile à Turin avec le reste de sa famille, et moi, en remettant sans cesse au lendemain le projet de rejoindre ces chères personnes, j’avais fini par demeurer à Milan, où mon bonheur était si grand que je ne savais plus prendre sur moi d’y renoncer.

Entre mes meilleurs amis, trois, à Milan, l’emportaient dans mon cœur sur tous les autres : don Pietro Borsieri21, Lodovico de Breme et le comte Luigi Porro Lambertenghi. Plus tard s’y joignit le comte Frédéric Confalonieri. Chargé de l’éducation des enfants de Porro, j’étais avec les enfants comme un père, et avec le père comme un frère. Dans cette maison affluait non seulement tout ce que Milan avait de plus élégant, mais une foule de voyageurs de distinction. C’est là que je connus Mme de Staël, Schlegel, Byron, Dawis, Hobhouse, Brougham et beaucoup d’autres illustres personnages des diverses parties de l’Europe. Oh ! comme la connaissance des hommes de mérite épanouit l’âme et l’excite à s’ennoblir ! Oui, j’étais heureux. Je n’aurais pas changé mon sort pour celui d’un prince ; et d’une si douce destinée tomber tout à coup au milieu des geôliers, traîner de prison en prison, et finir par se voir étrangler ou par mourir dans les fers !

 

 

XXX

 

Tout en faisant ces réflexions, j’arrivai à Saint-Michel, où l’on m’enferma dans une chambre qui avait vue sur une cour, sur la lagune et sur la belle île de Murano. Je demandai des nouvelles de Maroncelli au geôlier, à sa femme et à quatre secondini. Mais ils me faisaient des visites courtes, pleines de défiance, et ne voulaient rien me dire.

Néanmoins, partout où il y a cinq ou six personnes, il est difficile qu’il ne s’en trouve pas quelqu’une accessible à la compassion et au plaisir de parler. J’en trouvai une de ce genre, et j’appris ce qui suit.

Maroncelli, après avoir longtemps été seul, avait été enfermé avec le comte Camillo Laderchi : ce dernier, reconnu innocent, était sorti de prison depuis peu de jours, et Maroncelli se trouvait seul encore une fois. Parmi nos compagnons étaient encore sortis, comme innocents, le professeur Jean-Dominique Romagnosi22 et le comte don Giovanni Arrivabene ; le capitaine Rezia et M. Canova étaient ensemble. Le professeur Ressi se mourait dans une prison contiguë à celle de ces deux derniers.

– Et quant à ceux qui ne sont pas sortis, leur sentence est donc venue ? Et qu’attend-on pour nous les faire connaître ? Que ce pauvre Ressi meure, ou soit en état d’entendre son arrêt, n’est-il pas vrai ?

– Je crois que oui.

Chaque jour, je m’informai de l’a situation de l’infortuné.

– Il a perdu la parole... Il l’a recouvrée, mais il délire et ne se reconnaît plus... Il donne encore quelques signes de vie... Il a de fréquents crachements de sang, et le délire continue... Il est mieux... Il est plus mal... Il est à l’agonie...

Pendant plusieurs semaines, je continuai à recevoir les mêmes réponses, jusqu’à ce qu’on vînt me dire un matin :

– Il est mort.

Je versai une larme sur lui, et me consolai en pensant qu’il avait ignoré sa condamnation.

Le jour suivant, 21 février 1822, le geôlier vint me prendre ; il était dix heures du matin ; il me conduisit dans la salle de la commission et se retira. Je trouvai sur leurs sièges le président, l’inquisiteur et les deux juges assesseurs, qui tous se levèrent.

Le président, du ton d’une noble commisération, me dit que l’arrêt était arrivé, qu’il avait été terrible, mais que déjà l’empereur l’avait adouci.

L’inquisiteur me lut cette sentence :

– Condamné à mort.

Puis il lut le rescrit impérial :

– La peine est commuée en quinze ans de carcere duro, dans la forteresse du Spielberg.

Je répondis :

– Que la volonté de Dieu soit faite !

Et j’avais véritablement l’intention de recevoir en chrétien ce coup terrible, et de ne témoigner ou de ne nourrir aucun ressentiment contre qui que ce fût.

Le président loua ma modération et me conseilla de la conserver toujours, en ajoutant qu’au bout de deux ou trois ans cette résignation pourrait, peut-être, me faire trouver digne d’une grâce plus grande. (Au lieu de deux ou trois, ce furent bien d’autres années !)23

Les autres juges m’adressèrent aussi des paroles de consolation et d’espérance ; mais l’un d’eux, qui dans le cours du procès s’était toujours montré fort hostile, me dit je ne sais quel mot de politesse qui ne laissa pas que de me paraître poignant. Cette politesse, je crus la voir démentie par ses yeux, où j’avais juré qu’il y avait une joie insultante 24.

Maintenant que je ne jurerais pas que cela fût, je puis très bien m’être abusé ; mais alors, mon sang fut bouleversé, et j’eus peine à ne pas laisser éclater ma fureur. Je dissimulai, et pendant qu’on me louait encore de ma patience chrétienne, en secret déjà je l’avais perdue.

– Demain, me dit l’inquisiteur, il nous en coûtera d’avoir à vous annoncer publiquement la sentence, mais c’est une formalité inévitable.

– Soit, répondis-je.

– Dès ce moment, reprit-il, vous pourrez jouir de la compagnie de votre ami.

Et ayant appelé le geôlier, ils me consignèrent de nouveau entre ses mains, et lui ordonnèrent de me mettre avec Maroncelli.

 

 

XXXI

 

Quel doux moment ce fut pour mon ami et pour moi que celui où nous nous revîmes, après un an et trois mois de séparation, après de si grandes douleurs ! Les joies de l’amitié nous firent presque oublier un moment notre condamnation.

Néanmoins, je m’arrachai bientôt des bras de Maroncelli pour prendre la plume et écrire à mon père. Je désirais ardemment que la nouvelle de mon triste sort arrivât à ma famille par moi plutôt que par d’autres, afin que la douleur de ces cœurs aimés fût adoucie par le calme religieux de mon langage. Les juges me promirent d’expédier aussitôt ma lettre.

Maroncelli me parla ensuite de son procès, et je lui parlai du mien. Nous nous confiâmes tour à tour quelques aventures de prison ; puis, allant à la fenêtre, nous saluâmes trois de nos amis qui étaient à la leur : c’étaient d’abord Canova et Rezia, qui se trouvaient ensemble, condamnés, le premier à six ans de carcere duro, et le second à trois. Le troisième était le docteur Cesare Armari qui, dans le cours des mois précédents, avait été mon voisin sous les plombs. Aucun arrêt n’avait été rendu contre lui, et il ne tarda pas à sortir, reconnu innocent.

Nous causâmes ensemble tout le jour et toute la soirée, et ce fut pour nous une agréable distraction. Mais, à peine au lit, la lumière éteinte et le silence établi, il me fut impossible de dormir ; j’avais la tête en feu, et mon cœur saignait en pensant à ma famille. Pourront-ils supporter un si grand malheur, mes pauvres vieux parents ? Auront-ils assez de leurs autres enfants pour les consoler ? Ils étaient tous aimés autant que moi, et plus dignes de l’être. Mais un père et une mère trouvent-ils jamais dans les enfants qui leur restent rien qui remplace à leurs yeux celui qu’ils ont perdu ?

Si je n’avais pensé qu’à mes parents et à quelques autres personnes qui m’étaient chères ! Leur souvenir m’affligeait et m’attendrissait. Mais je pensai aussi à la prétendue joie, au rire insultant de ce juge, à mon procès, à la cause de ma condamnation, aux passions politiques, au sort d’un si grand nombre de mes amis... et dès lors il me devint impossible de juger avec indulgence aucun de mes adversaires. Dieu me soumettait à une grande épreuve ! Mon devoir eût été de la subir avec courage ; je n’en eus ni le pouvoir, ni la volonté. Je préférai à la douceur de pardonner la volupté de haïr : je passai une nuit d’enfer.

Le matin, je ne priai pas. L’univers me semblait l’œuvre d’une puissance ennemie du bien. D’autres fois déjà, je m’étais fait ainsi le calomniateur de Dieu ; mais jamais je n’aurais cru pouvoir le redevenir, et le redevenir en si peu d’heures ! Julien, dans ses plus grands accès de fureur, ne pouvait être plus impie que je ne l’étais. Lorsqu’on ne roule dans son esprit que des pensées de haine – surtout un homme frappé d’une immense disgrâce, qui devrait au contraire le rendre plus religieux – lors même qu’on serait juste, on finit pas devenir méchant ; oui, lors même qu’on serait juste ; parce qu’on ne peut haïr sans orgueil. Eh ! qui es-tu, misérable mortel, pour prétendre qu’aucun de tes semblables ne te juge sévèrement ? Pour vouloir que personne ne puisse te nuire de bonne foi, en croyant agir avec justice ? Pour te plaindre, si Dieu permet que tu souffres d’une manière plutôt que d’une autre ?

Je me sentais malheureux de ne pouvoir prier ; mais où règne l’orgueil, on ne saurait trouver d’autre Dieu que soi-même.

J’aurais voulu recommander mes parents désolés à un consolateur suprême, et je ne croyais plus en lui !

 

 

XXXII

 

À neuf heures du matin, on nous fit monter dans une gondole, Maroncelli et moi, pour nous mener à la ville. La gondole aborda au palais du doge, et nous montâmes aux prisons. On nous mit dans la chambre qu’habitait, peu de jours avant, M. Caporali ; j’ignore où ce dernier avait été conduit. Neuf ou dix sbires étaient assis là pour nous garder ; et nous, nous attendions, en nous promenant, le moment de paraître sur la place. L’attente fut longue. Vers midi seulement, l’inquisiteur vint nous annoncer qu’il fallait marcher. Le médecin vint aussi, et nous conseilla de boire un verre d’eau de menthe. Nous acceptâmes, et lui sûmes gré moins encore de son attention que de la pitié que le bon vieillard nous témoignait ; c’était le docteur Dosmo. Ensuite le chef des sbires s’approcha et nous mit les menottes. Nous les suivîmes, accompagnés des autres sbires.

En descendant ce magnifique escalier des Géants, nous nous rappelâmes le doge Marino Faliero, décapité en ce lieu même. On nous fit entrer sous le grand portique qui, de la cour du palais, donne sur la Piazzetta, et, arrivés là, nous tournâmes à gauche vers la lagune. Au milieu de la Piazzetta était l’échafaud sur lequel nous devions monter. De l’escalier des Géants à cet échafaud étaient rangées deux files de soldats autrichiens ; il fallut passer entre les deux.

Debout sur l’échafaud, nous regardâmes autour de nous, et sur cette immense population nous vîmes planer la terreur ; on apercevait dans l’éloignement d’autres soldats se former en pelotons sur divers points. On nous dit que là étaient les canons avec les mèches allumées.

Et c’était encore cette même Piazzetta où, au mois de septembre 1820, un mois avant mon arrestation, un mendiant m’avait dit : « Ce lieu est un lieu de malheur. »

Ce mendiant me revint à la mémoire, et je me dis : « Qui sait s’il n’est pas là, lui aussi, parmi tous ces milliers de spectateurs, et s’il ne me reconnaît pas ? »

Le capitaine autrichien nous cria de nous tourner du côté du palais, et de lever les yeux en haut. Nous obéîmes, et ce fut pour voir, sous les arcades de la terrasse, un homme de palais qui tenait un papier à la main : c’était la sentence. Il la lut à haute voix.

Il se fit un profond silence jusqu’à cette expression : condamnés à mort. Alors s’éleva un murmure général de compassion. Il se fit un nouveau silence pour écouter le reste de la lecture, et un nouveau murmure accueillit ces expressions : Condamnés au carcere duro, Maroncelli pour vingt ans, et Pellico pour quinze.

Le capitaine nous fit signe de descendre ; nous descendîmes, après avoir jeté encore une fois les yeux autour de nous. On nous fit rentrer dans la cour, remonter l’escalier et retourner à la chambre d’où l’on nous avait tirés. Enfin, on nous ôta les menottes, et nous fûmes ramenés à Saint-Michel.

 

 

 

LE SPIELBERG

 

I

 

Ceux qui avaient été condamnés avant nous étaient déjà partis pour Ljubljana ou pour Spielberg, sous la conduite d’un commissaire de police. Maintenant, on attendait le retour de ce même commissaire, chargé aussi de nous conduire à notre destination ; nous l’attendîmes un mois.

Toute ma vie se passait alors à causer ou à écouter causer les autres, pour me distraire. En outre, Maroncelli me lisait ses compositions littéraires, et je lui lisais les miennes. Je lus un soir, de ma fenêtre, à Canova, à Rezia et à César Armari, Ester d’Engaddi, et le soir d’après l’Ifigenia d’Asti.

Mais la nuit je frémissais, je pleurais, je dormais peu ou ne dormais point.

Je désirais, et, en même temps, j’avais peur de savoir comment mes parents auraient reçu la nouvelle de mon infortune.

Enfin arriva une lettre de mon père. Quelle fut ma douleur d’apprendre que ma dernière lettre ne lui avait pas été aussitôt expédiée, comme j’en avais tant prié l’inquisiteur ! Mon malheureux père, qui s’était toujours flatté de l’espérance de me voir renvoyé absous, ayant pris un jour la Gazette de Milan, y lut ma condamnation. Il me racontait lui-même cette cruelle découverte, et me laissait imaginer combien son âme en avait été déchirée.

Oh ! comme, à l’immense compassion que je me sentis au cœur pour mon père, pour ma mère, pour toute ma famille, je m’indignai de ce que ma lettre n’avait pas été soigneusement expédiée ! Il n’y aura eu dans ce retard aucune intention perfide, mais je crus y en démêler une infernale ; je crus y voir un raffinement de barbarie, un désir féroce de laisser toute sa violence à la foudre qui devait frapper même mes innocents parents. J’aurais voulu pouvoir répandre une mer de sang, pour punir cette cruauté imaginaire.

Maintenant que je raisonne de sang-froid, je trouve en ceci peu de vraisemblance ; ce retard, sans aucun doute, n’eut d’autre cause que la négligence.

Furieux comme je l’étais, j’appris en frémissant que mes compagnons se proposaient de faire leurs pâques avant de partir, et je sentis que moi je ne devais pas faire comme eux, n’ayant pas en moi la volonté de pardonner. Plût à Dieu que j’eusse donné ce scandale !

 

 

II

 

Enfin, le commissaire arriva d’Autriche et vint nous dire que sous peu de jours nous partirions.

– J’ai le plaisir, ajouta-t-il, de pouvoir vous donner une consolation. En revenant du Spielberg, j’ai vu à Vienne S. M. l’Empereur, qui m’a dit que vos jours de prison seraient de douze heures et non de vingt-quatre. C’est une manière de vous apprendre que la peine est réduite de moitié.

Cette nouvelle ne nous fut jamais, depuis, confirmée officiellement ; mais il n’y avait aucune apparence que le commissaire mentît, d’autant plus qu’il ne nous donnait pas cette nouvelle en secret, mais du consentement de la commission.

Et pourtant je ne pus m’en réjouir. Dans ma pensée, sept ans et demi de fers n’étaient guère moins horribles que quinze. Il me semblait impossible que je vécusse si longtemps.

Ma santé était redevenue mauvaise. Je souffrais beaucoup de la poitrine ; je toussais, et je croyais mes poumons attaqués. Je mangeais peu, et ce peu je ne le digérais pas. Le départ eut lieu dans la nuit du 25 au 26 mars. Il nous fut permis d’embrasser notre ami, le docteur César Armari. Ensuite un sbire nous attacha une chaîne transversale de la main droite au pied gauche, pour nous empêcher de fuir. Nous montâmes dans une gondole, et nos gardes ramèrent vers Fusine.

À Fusine, nous trouvâmes deux voitures prêtes. Rezia et Canova montèrent dans l’une, et moi dans l’autre avec Maroncelli. Dans la première était le commissaire avec deux prisonniers, et dans la seconde un sous-commissaire avec les deux autres. Six ou sept gardes de police complétaient le convoi, armés de sabres et de fusils, les uns derrière les voitures, les autres sur le siège du voiturin.

Il est toujours cruel de se voir forcé par le malheur de quitter sa patrie ; mais la quitter enchaîné, et pour aller habiter des climats horribles, pour aller languir des années, entouré de sbires, c’est chose si déchirante qu’il n’est pas de termes pour la dire.

Avant de passer les Alpes, ma nation me devenait plus chère d’heure en heure, à cause de la pitié que nous témoignaient partout les personnes que nous rencontrions. Dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque hameau isolé, comme depuis quelques semaines tout le monde savait notre condamnation, on nous attendait. Dans quelques endroits, le commissaire et les gardes avaient peine à éloigner la foule qui nous entourait. C’était merveille que la sympathie qui se manifestait à notre égard.

À Udine, il nous était réservé une douce surprise. Arrivés à l’auberge, le commissaire fit fermer la porte de la cour et écarter le peuple. Il nous assigna une pièce, et donna l’ordre aux valets de nous y apporter notre dîner et tout ce qu’il faudrait pour coucher. Un instant après entrent trois hommes avec des matelas sur leurs épaules. Quel est notre étonnement de voir que, de ces trois hommes, un seul est au service de la maison, et que les deux autres sont deux de nos connaissances. Nous feignîmes de les aider à déposer leurs matelas, et leur serrâmes furtivement la main. Les larmes jaillissaient de nos cœurs à tous. Oh ! combien il nous fut pénible de ne pouvoir les répandre en nous pressant mutuellement dans nos bras !

Les commissaires ne s’aperçurent pas de cette scène touchante, mais je soupçonnai un des gardes de s’être douté du mystère en voyant le bon Dario me serrer la main. Ce garde était de Venise. Il nous regarda au visage, Dario et moi, pâlit, et parut hésiter s’il devait ou non élever la voix ; mais il garda le silence et tourna les yeux d’un autre côté, feignant de ne rien voir. S’il ne devina pas que ces personnes étaient de nos amis, il dut croire au moins que c’étaient des valets de notre connaissance.

 

 

III

 

Le matin, nous quittions Udine, qu’il faisait jour à peine. L’excellent Dario était déjà dans la rue, enveloppé de son manteau ; il nous salua encore, et nous suivit longtemps. Nous vîmes aussi une voiture nous suivre pendant deux ou trois milles, et dans cette voiture une personne qui agitait son mouchoir. Elle finit par reprendre le chemin d’Udine. Quelle était-elle ? Nous ne pûmes que le soupçonner.

Oh ! que Dieu bénisse toutes les âmes généreuses qui n’ont pas honte d’aimer les infortunés ! Je les apprécie d’autant mieux que, pendant les jours de mon adversité, j’ai connu des lâches qui m’ont renié et ont cru gagner quelque chose à se faire les échos des outrages qui m’étaient adressés. Mais ces derniers ont été en petit nombre, et les autres n’ont pas été rares.

Je me trompais en pensant que cette compassion qui nous suivait en Italie allait cesser dès que nous aurions touché la terre étrangère. Ah ! l’homme bon est en tous lieux le compatriote des malheureux. Quand nous fûmes arrivés en terre illyrienne et autrichienne, il arrivait la même chose que chez nous ; ce gémissement était universel : « Arme Herren ! » (Pauvres Messieurs !)

Quelquefois, en entrant dans un pays, nos voitures étaient obligées de s’arrêter avant de décider où nous irions loger. Alors la population se pressait autour de nous, et nous adressait des paroles de compassion qui vraiment s’échappaient du cœur. La bonté de cette nation me touchait plus encore que celle de mes compatriotes. Comme je leur en étais reconnaissant à tous ! Combien est douce la pitié de nos semblables, et qu’il est doux de les aimer !

La consolation que j’en tirais diminuait jusqu’à mes ressentiments contre ceux que je nommais mes ennemis.

« Qui sait, pensais-je, si j’avais vu de près leurs visages et qu’ils eussent vu le mien, si j’avais pu lire dans leurs âmes et eux dans la mienne, peut-être eussé-je été forcé de convenir qu’il n’y avait en eux aucune scélératesse, comme eux qu’ils n’en voyaient aucune en moi. Qui sait si alors il n’eût pas fallu nous plaindre mutuellement et nous aimer ? »

Trop souvent, hélas ! les hommes se haïssent parce qu’ils ne se connaissent pas les uns les autres ; et il leur eût suffi d’échanger quelques paroles pour que l’un vînt avec confiance donner le bras à l’autre.

Nous nous arrêtâmes un jour à Ljubljana, où Canova et Rezia furent séparés de nous et conduits au château ; on concevra sans peine combien cette séparation fut douloureuse pour tous les quatre.

Le soir de notre arrivée à Ljubljana et le jour suivant vint poliment nous tenir compagnie un monsieur qu’on nous dit être, si j’entendis bien, un secrétaire municipal. C’était un homme plein d’humanité, qui parlait religion avec onction et gravité. Je pensai qu’il pouvait être prêtre : les prêtres, en Autriche, s’habillent comme les séculiers. Celui-ci avait une de ces figures ouvertes qui appellent l’estime. Je m’affligeai de ne pouvoir faire avec lui plus longue connaissance, et je m’afflige encore d’avoir eu l’étourderie d’oublier son nom.

Qu’il me serait doux aussi de savoir ton nom, ô jeune fille qui, dans un village de Styrie, nous suivit au milieu de la foule ! Lorsque la voiture dut s’arrêter quelques minutes, tu nous saluas avec les deux mains, et t’éloignas ensuite, ton mouchoir sur les yeux, appuyée au bras d’un jeune homme triste, qui, à sa blonde chevelure, paraissait Allemand, mais qui peut-être avait été en Italie et gardait un tendre souvenir à notre malheureuse nation.

Qu’il me serait doux de savoir le nom de chacun de vous, vénérables pères et mères de famille qui, en divers endroits, vous approchiez de nous pour nous demander si nous avions nos parents, et qui, en apprenant qu’ils vivaient encore, pâlissiez en vous écriant : « Ah ! que Dieu vous rende bientôt à ces pauvres vieillards ! »

 

 

IV

 

Nous arrivâmes le 10 avril au lieu de notre destination. La ville de Brünn est la capitale de la Moravie, et c’est là que réside le gouverneur des deux provinces de Moravie et de Silésie. Elle est située dans une vallée riante et a un certain air d’opulence. Plusieurs manufactures de drap y étaient alors en grande prospérité, qui depuis sont tombées en décadence. Sa population était d’environ trente mille âmes.

Près de ses murs, à l’occident, s’élève une hauteur sur laquelle est cette fatale forteresse du Spielberg, autrefois le palais des seigneurs de la Moravie, et aujourd’hui la plus rigoureuse maison de force de la monarchie autrichienne. C’était une citadelle très forte ; mais les Français la bombardèrent et la prirent à l’époque de la fameuse bataille d’Austerlitz (le village d’Austerlitz est à peu de distance). Depuis, elle ne fut pas restaurée, de manière à pouvoir encore servir de citadelle ; on se borna seulement à relever une partie de l’enceinte qui était démantelée. Environ trois cents malheureux, voleurs ou assassins pour la plupart, y sont détenus, condamnés les uns au carcere duro, les autres au carcere durissimo.

Subir le carcere duro, c’est être obligé au travail 25, porter une chaîne aux pieds, dormir sur des planches nues et vivre de la plus pauvre nourriture qui se puisse imaginer. Subir le carcere durissimo, c’est être enchaîné d’une façon plus horrible encore, avec un cercle de fer autour des reins et la chaîne fixée à la muraille, de telle sorte qu’on peut à grand-peine se traîner autour de la planche qui sert de lit ; la nourriture est la même, quoique la loi dise : du pain et de l’eau.

Nous autres, prisonniers d’État, nous étions condamnés au carcere duro.

En gravissant le sommet de cette colline, nous tournions les yeux en arrière pour dire adieu au monde, ignorant si le gouffre qui allait nous engloutir vivants devait encore se rouvrir pour nous. J’étais calme au-dehors, mais au-dedans je rugissais. J’avais en vain recours à la philosophie pour retrouver la paix : la philosophie n’avait pour moi que d’insuffisantes raisons.

Parti de Venise en mauvaise santé, le voyage m’avait déplorablement fatigué ; j’avais la tête et tout le corps endolori : la fièvre me dévorait. La douleur physique irritait en moi la colère, qui, à son tour, je n’en doute pas, irritait la douleur physique.

On nous consigna entre les mains du surintendant de la forteresse, qui inscrivit nos noms parmi ceux des malfaiteurs. En nous quittant, le commissaire impérial nous embrassa, tout attendri :

– Je vous recommande particulièrement la docilité, nous dit-il ; la moindre infraction à la discipline trouverait auprès du surintendant des châtiments sévères.

Le dépôt achevé, on nous conduisit, Maroncelli et moi, dans un corridor souterrain où s’ouvrirent pour nous deux chambres ténébreuses qui ne se touchaient pas. Chacun de nous fut enfermé dans sa tanière.

 

 

V

 

La chose la plus cruelle, quand on a déjà dit adieu à tant d’objets aimés, lorsqu’on n’est plus au monde que deux amis également malheureux, oh ! oui, la chose la plus cruelle, c’est de se séparer encore. Maroncelli, en me quittant, me voyait malade, et pleurait en moi un homme que jamais plus sans doute il ne reverrait. Moi, je pleurais en lui cette fleur éclatante de santé, ravie pour toujours peut-être à la vivifiante lumière du soleil ; et cette fleur, en effet, oh ! comme elle a passé ! Elle reparut un jour à la clarté, mais, hélas ! en quel état !

Lorsque je me trouvai seul dans cet antre horrible, que j’entendis se fermer les cadenas ; lorsque, à la faible lueur qui me venait d’en haut par une étroite fenêtre, je distinguai la planche nue qui m’était donnée pour lit et une énorme chaîne attachée au mur, je m’assis, en frémissant, sur ce lit, et, ayant pris cette chaîne, j’en mesurai la longueur, pensant qu’elle m’était destinée.

Une demi-heure après, j’entends crier les clés, la porte s’ouvre : le maître geôlier m’apportait une cruche d’eau.

– Ceci est pour boire, me dit-il d’une voix sombre, et demain matin j’apporterai du pain.

– Merci, bon homme.

– Je ne suis pas bon, reprit-il.

– Tant pis pour vous, lui répliquai-je avec indignation.

 » Et cette chaîne, ajoutai-je, elle est pour moi peut-être ?

– Oui, monsieur, si vous ne vous tenez pas tranquille, si vous devenez furieux ou insolent ; mais Monsieur n’a qu’à être raisonnable, et nous ne lui passerons qu’une chaîne aux pieds : l’ouvrier est occupé à la mettre en état.

Il se promenait lentement en long et en large, en faisant sonner son horrible trousseau de clés, et moi je le regardais d’un oeil irrité, admirant sa vieille, sa maigre, sa gigantesque personne ; et, malgré les traits peu communs de son visage, tout en lui me semblait porter l’odieuse expression d’une brutale sévérité.

Oh ! que les hommes sont injustes de juger d’après les apparences et selon leurs superbes préventions ! Cet homme qui, dans mon imagination, trouvait plaisir à faire résonner ses clés pour me faire sentir son triste pouvoir ; cet homme qui, selon moi, devait avoir perdu toute pudeur par la longue habitude de la cruauté, était animé de pensées compatissantes, et ne prenait certainement cet accent farouche que pour me donner le change sur le sentiment qui l’agitait. Il eût voulu me le cacher, de peur de paraître faible, et dans la crainte que je ne fusse indigne de sa pitié. Mais en même temps, présumant que je pouvais être plus malheureux que coupable, il eût voulu me le laisser voir.

Ennuyé de sa présence et plus encore de ses airs de maître, je jugeai à propos de l’humilier en lui disant impérieusement, comme à un valet :

– Donnez-moi à boire !

Il me jeta un regard qui semblait vouloir dire : « Arrogant ! Il faut ici perdre l’habitude de commander. »

Mais il se tut, courba sa longue échine, prit à terre la cruche et me la présenta. Je m’aperçus qu’en la prenant il tremblait ; et comme j’attribuais ce tremblement à sa vieillesse, un sentiment de pitié mêlé de respect vint tempérer mon orgueil.

– Quel âge avez-vous ? lui dis-je avec un accent de bienveillance.

– Soixante et quatorze ans, monsieur ; j’ai déjà vu bien des malheurs, des miens et de ceux des autres.

Ce mot sur ses malheurs et sur ceux d’autrui fut accompagné d’un nouveau tremblement, au moment où il reprenait la cruche, et je pensai que ce tremblement pouvait n’être pas seulement la suite de l’âge, mais aussi l’effet d’une généreuse émotion. Cette idée effaça de mon cœur l’impression de haine qu’avait pu y laisser le premier aspect de cet homme.

– Comment vous nommez-vous ? lui dis-je.

– La fortune, monsieur, a voulu se railler de moi en me donnant le nom d’un grand homme ; je me nomme Schiller.

Il partit de là pour m’apprendre, en peu de mots, son pays, son origine, les guerres qu’il avait vues et les blessures qu’il en avait rapportées.

Il était Suisse, appartenait à une famille de paysans, avait porté les armes contre les Turcs, sous le générai Laudon, à l’époque de Marie-Thérèse et de Joseph II, et depuis avait pris part à toutes les guerres de l’Autriche contre la France jusqu’à la chute de Napoléon.

 

 

VI

 

Lorsque nous venons à concevoir meilleure opinion d’un homme que d’abord nous avions cru méchant, regardant alors à son visage, à son air, à ses manières, il nous semble y découvrir d’infaillibles signes d’honnêteté. Cette découverte est-elle une réalité ? Je la soupçonne fort de n’être qu’une illusion ; car ce même visage, ce même air, cette même voix, ces mêmes manières nous paraissaient naguère d’infaillibles indices de friponnerie. Nous n’avons pas plutôt réformé notre jugement sur les qualités morales qu’aussitôt nous réformons aussi les conclusions de notre science physionomique. Que de visages nous vénérons, parce que nous savons qu’ils appartiennent à de braves gens, qui, appartenant à d’autres hommes, ne nous paraîtraient nullement propres à inspirer de la vénération ! Et vice versa. J’ai bien ri un jour d’une dame qui, regardant une tête de Catalina et la prenant pour celle de Collatin, s’imaginait y voir la sublime douleur de Collatin, à la mort de Lucrèce ; et cependant ces illusions sont chose commune.

Non qu’il n’y ait des visages d’honnêtes gens qui ne portent clairement empreint dans leurs traits le caractère de la bonté, et des visages de méchants qui ne portent aussi clairement exprimé le caractère de la méchanceté, mais je maintiens qu’il en est beaucoup dont l’expression est fort douteuse.

En somme, ayant un peu rétabli le vieux Schiller dans mes bonnes grâces, je le considérai avec plus d’attention qu’auparavant, et il cessa de me déplaire. À dire le vrai, son langage avait aussi parfois, dans sa rudesse, quelque chose d’une âme élevée.

– Caporal, comme vous me voyez, disait-il, on m’a donné pour retraite le triste office de geôlier, et Dieu sait si je n’aimerais pas mieux risquer ma vie sur les champs de bataille !

Je me repentis de lui avoir demandé à boire avec hauteur.

– Mon cher Schiller, lui dis-je en lui serrant la main, vous voudriez en vain le nier, je vois que vous êtes bon, et puisqu’il me fallait tomber dans le malheur, je remercie le Ciel de vous avoir donné à moi pour gardien.

Il écouta mes paroles, secoua la tête et répondit, en promenant sa main sur son front, comme un homme que poursuit une pensée importune :

– Je suis méchant, monsieur ; on m’a fait prêter un serment auquel jamais je ne manquerai : je suis forcé de traiter tous mes prisonniers avec la même sévérité, sans regarder à leur condition, sans permettre aucun abus, surtout les prisonniers d’État. L’empereur sait ce qu’il fait, et mon devoir est de lui obéir.

– Vous êtes un brave homme, et je respecterai ce que vous regardez comme un devoir de conscience. Celui qui agit dans la sincérité de sa conscience peut se tromper, mais il est pur devant Dieu.

– Pauvre monsieur ! Prenez patience, et ne m’en veuillez pas. Je serai de fer dans l’accomplissement de mes devoirs, mais le cœur... le cœur est plein du regret de ne pouvoir secourir les malheureux. C’est la chose que je voulais dire à Monsieur.

Nous étions émus l’un et l’autre ; il me supplia d’être calme, de ne pas entrer en fureur, comme la plupart des condamnés, de ne pas le contraindre à me traiter durement.

Il prit ensuite un accent brusque, comme pour me cacher une partie de son émotion, et me dit :

– Maintenant, il faut que je m’en aille.

Puis il se retourna pour me demander depuis combien de temps durait cette misérable toux que j’avais, et il lança un gros mot de malédiction contre le médecin, de ce qu’il ne venait pas me visiter le soir même.

– Monsieur a une fièvre de cheval, reprit-il. Je m’y connais : il lui faudrait au moins une paillasse ; mais nous ne pouvons la donner sans que le médecin l’ait ordonné.

Il sortit, referma la porte, et je m’étendis sur ces planches si dures, ayant toujours la fièvre avec d’horribles douleurs de poitrine, mais moins irrité, moins ennemi des hommes, moins éloigné de Dieu.

 

 

VII

 

Le soir, le surintendant vint faire une perquisition, accompagné de Schiller, d’un autre caporal et de deux soldats.

On faisait chaque jour trois perquisitions : une le matin, une autre le soir, la dernière à minuit. On visitait tous les coins de la prison, on examinait les moindres choses. Ensuite les inférieurs sortaient, et le surintendant, qui le matin et le soir ne manquait jamais à la visite, s’arrêtait un moment à causer avec moi.

La première fois que je vis cette petite troupe, je fus assailli d’une étrange pensée. Dans l’ignorance où j’étais encore de cet usage importun, et en proie au délire de la fièvre, je m’imaginai qu’on venait pour m’égorger, et je saisis la longue chaîne qui était près de moi pour en briser le crâne au premier qui approcherait.

– Que faites-vous ? me dit le surintendant. Nous ne venons vous faire aucun mal ; c’est une visite de pure forme que nous faisons dans toutes les prisons, pour nous assurer que tout est dans l’ordre.

J’hésitai ; mais lorsque je vis Schiller s’avancer vers moi et me tendre amicalement la main, son aspect paternel me rendit la confiance. Je laissai retomber la chaîne, et je pris cette main dans les miennes.

– Oh ! comme elle est brûlante ! dit-il au surintendant. Si l’on pouvait seulement donner une paillasse à Monsieur !

Il prononça ces paroles avec un accent de douleur si vrai, si affectueux que j’en fus attendri.

Le surintendant me tâta le pouls, et me témoigna de la compassion. C’était un homme de belles manières, mais qui n’osait prendre sur lui de rien décider.

– Ici tout est rigueur même pour moi, dit-il. Si je n’exécute à la lettre ce qui m’est prescrit, je cours le risque de me voir chassé de mon emploi.

Schiller allongeait les lèvres, et j’aurais parié qu’il se disait en lui-même : « Si j’étais surintendant, je ne pousserais pas la peur jusque-là, et si je prenais une décision si bien justifiée par la nécessité et si indifférente au salut de la monarchie, on ne pourrait jamais m’en faire un bien grand crime. »

Quand je fus seul, mon cœur, incapable depuis quelques jours d’un profond sentiment religieux, s’attendrit et pria. C’était une prière de bénédiction sur Schiller, et j’ajoutai en m’adressant à Dieu :

– Fais que je découvre aussi dans les autres quelque qualité qui me les fasse aimer. J’accepte toutes les tortures de la prison ; mais du moins permets que j’aime, et délivre-moi, ô mon Dieu, du tourment de haïr mes semblables !

À minuit, j’entendis des pas dans le corridor. Les clés résonnent, la porte s’ouvre, et le caporal entre avec deux gardes pour faire sa visite.

– Où est mon vieux Schiller ? m’écriai-je avec l’expression du regret.

– Je suis là, je suis là, répondit-il.

Et s’étant approché du lit de camp, il vint de nouveau me tâter le pouls, et se pencha sur moi avec anxiété pour me regarder, comme un père sur le lit de son enfant malade.

– Et maintenant que je m’en souviens, c’est demain jeudi, murmura-t-il entre ses dents, oui, ce n’est que trop bien jeudi.

– Et que voulez-vous dire par là ?

– Que le médecin ne vient d’ordinaire que dans la matinée du lundi, du mercredi et du vendredi, et que demain malheureusement il ne viendra pas.

– Ne vous inquiétez pas pour cela.

– Que je ne m’inquiète pas, que je ne m’inquiète pas ! On ne parle dans toute la ville que de l’arrivée de ces messieurs ; le médecin ne peut l’ignorer. Pourquoi diable ne pas venir une fois de plus ? L’effort serait-il bien grand ?

– Qui sait s’il ne viendra pas demain, quoique ce soit jeudi ?

Le vieillard n’ajouta pas un mot ; mais il me serra la main, et de manière à m’estropier, et, quoiqu’il me fît mal, j’en ressentis du plaisir : le plaisir qu’éprouve un amant s’il arrive qu’en dansant sa bien-aimée lui marche sur le pied ; il jetterait volontiers un cri de douleur ; mais, au lieu de crier, il sourit à son amie, et se trouve heureux.

 

 

VIII

 

Le jeudi matin, après une nuit fort mauvaise, affaibli et les os rompus par les planches, je me sentis inondé de sueur. La visite eut  lieu ; le surintendant n’y était pas ; comme l’heure lui était peu commode, il venait ensuite un peu plus tard.

Je dis à Schiller :

– Touchez comme je suis trempé de sueur ; la sueur commence déjà à se refroidir sur ma peau. J’aurais grand besoin de changer à l’instant de chemise.

– Impossible ! s’écria-t-il d’une voix brutale.

Mais il me fit signe furtivement des yeux et de la main. Le caporal et les gardes partis, il me fit un second signe en fermant la porte sur lui.

Un instant après, il reparut avec une de ses propres chemises, qui avait deux fois la longueur de ma personne.

– Elle est un peu longue pour Monsieur, me dit-il ; mais, pour le moment, je n’en ai pas d’autre ici.

– Je vous remercie, mon ami ; mais comme j’ai porté au Spielberg une malle pleine de linge, et j’espère qu’on ne me refusera pas l’usage de mes chemises, ayez la complaisance d’aller en demander une au surintendant.

– Il est défendu de rien laisser à Monsieur de son linge. Tous les dimanches, on lui donnera une chemise de la maison, comme aux autres condamnés.

– Honnête vieillard, lui dis-je, vous voyez en quel état je suis. Il est peu vraisemblable que jamais je sorte vivant de ce lieu. Je ne pourrai jamais reconnaître ce que vous faites pour moi.

– Fi ! monsieur, fi ! s’écria-t-il. Parler de récompense à qui ne peut rendre service, à qui peut tout au plus prêter, en se cachant, à un malade de quoi sécher la sueur qui lui ruisselle sur le corps...

Et m’ayant brusquement jeté sa longue chemise sur le dos, il s’en alla en murmurant, et referma la porte avec un bruit furieux.

Environ deux heures après, il m’apporta un morceau de pain noir.

– Voilà, me dit-il, pour deux jours.

Puis il se mit à marcher en grondant.

– Qu’avez-vous ? lui dis-je, êtes-vous en colère contre moi ? J’ai bien accepté la chemise que vous m’avez offerte.

– Je suis en colère contre ce médecin. C’est aujourd’hui jeudi, d’accord ; mais il pourrait bien cependant se donner la peine de venir.

– Patience ! répondis-je.

Je disais « patience », mais je ne pouvais en aucune façon reposer sur ces planches sans avoir même un oreiller. Je souffrais dans tous mes os.

À onze heures, le dîner me fut apporté par un condamné accompagné de Schiller. Ce dîner se composait de deux petits pots en fer, dont l’un contenait une soupe détestable, et l’autre des légumes accommodés avec une sauce telle que l’odeur suffisait pour s’en dégoûter.

J’essayai d’avaler quelques cuillerées de bouillon ; cela me fut impossible.

Schiller me répétait :

– Que Monsieur prenne courage, qu’il essaie de s’accoutumer à ce régime, sinon il lui arrivera ce qui déjà est arrivé à d’autres, de ne pouvoir manger qu’un peu de pain, et de mourir ensuite de langueur.

Le vendredi matin arriva enfin le docteur Bayer. Il me trouva de la fièvre, m’ordonna une paillasse, et insista pour qu’on m’ôtât de ce souterrain et qu’on me fît passer à l’étage au-dessus. Impossible, la place manquait. Mais un rapport ayant été adressé à ce sujet au comte Mitrowski, gouverneur des deux provinces de Moravie et de Silésie, qui résidait à Brünn, le comte répondit qu’attendu la gravité de la maladie, on suivît l’ordre du médecin.

Dans la chambre qu’on me donna entrait un peu de jour ; et, en m’attachant aux barreaux de l’étroite fenêtre, je pouvais voir la vallée que dominait la forteresse, une partie de la ville de Brünn, un faubourg avec une foule de petits jardins, le cimetière, le petit lac de la Chartreuse, et les collines boisées qui nous séparaient des fameux champs d’Austerlitz.

Cette vue m’enchantait. Oh ! que j’aurais eu de joie à pouvoir la partager avec Maroncelli !

 

 

IX

 

On travaillait cependant à nos vêtements de prisonniers, et au bout de cinq jours on m’apporta le mien.

C’était une paire de pantalons d’étoffe grossière, dont le côté droit était gris, le côté gauche couleur capucine ; un justaucorps de deux couleurs, disposées de la même manière ; un pourpoint encore des mêmes couleurs, mais placées en sens inverse, la grise à gauche et la capucine à droite ; les bas étaient de grosse laine, la chemise de toile d’étoupe, pleine d’aiguillons, un véritable cilice ; au col, une cravate de la même toile que la chemise ; les bottines étaient de cuir non teint, et à lacets ; le chapeau était blanc.

Pour compléter cette livrée, ajoutez les fers aux pieds, c’est-à-dire une chaîne qui allait d’une jambe à l’autre, et dont les anneaux avaient été arrêtés avec des clous rivés sur une enclume. L’ouvrier qui me fit cette opération, croyant que je n’entendais pas l’allemand, dit à un garde :

– Malade comme il est, on pouvait bien m’épargner ce jeu-là. Il ne se passera pas deux mois que l’ange de la mort ne vienne le délivrer.

Möchte es sein ! (Plût à Dieu !) lui dis-je, en lui frappant sur l’épaule avec la main.

Le pauvre homme tressaillit et resta confus ; puis il me dit :

– J’espère bien que je ne serai pas prophète, et je désire que ce soit tout autre ange qui délivre Monsieur.

– Plutôt que de vivre ainsi, ne vous semble-t-il pas, lui répliquai-je, que l’ange de la mort serait aussi le bienvenu ?

Il fit signe de la tête que oui, et s’en alla en s’apitoyant sur mon sort.

J’aurais, en effet, volontiers cessé de vivre, mais le suicide ne me tentait pas. J’espérai que la faiblesse de mes poumons serait bientôt assez grande pour m’achever : Dieu ne le voulut pas. La fatigue du voyage avait aggravé le mal, le repos m’apporta quelque soulagement.

Un moment après que l’ouvrier fut sorti, j’entendis le marteau retomber sur l’enclume dans le souterrain ; Schiller était encore dans ma chambre.

– Entendez-vous ces coups ? lui dis-je. Sans doute on rive les fers de ce pauvre Maroncelli.

Et ces paroles dites, mon cœur se serra de telle force que je chancelai, et si le bon vieillard ne m’eût soutenu, je tombais. Je restai plus d’une demi-heure dans un état qui ressemblait à l’évanouissement et cependant ne l’était pas. Je ne pouvais parler, mon pouls battait à peine : une sueur froide m’inondait de la tête aux pieds, et, malgré cela, j’entendais toutes les paroles de Schiller, et j’avais très vif le souvenir du passé et le sentiment du présent.

L’ordre du surintendant et la vigilance des gardes avaient jusqu’alors maintenu le silence dans toutes les prisons voisines. Trois ou quatre fois déjà, j’avais ouï entonner quelque chanson italienne, mais elle avait été presque aussitôt étouffée par les cris des sentinelles. Nous en avions plusieurs sur la terrasse placée sous nos fenêtres, et, jusque dans notre corridor, une autre qui allait prêtant l’oreille aux portes et regardant aux guichets pour empêcher le bruit.

Un jour, vers le soir (chaque fois que j’y pense se renouvellent dans mon sein les palpitations que j’éprouvai alors), les sentinelles, par un heureux hasard, furent moins attentives, et j’entendis dans la prison contiguë à la mienne un chant s’élever et se poursuivre à demi-voix.

Oh ! quelle joie, quelle émotion soudaine m’envahit en ce moment !

Je me levai de ma paillasse, je prêtai l’oreille, et quand la voix se tut, je fondis en larmes.

– Qui es-tu, infortuné ! m’écriai-je, qui es-tu ? Dis-moi ton nom ; moi, je suis Silvio Pellico.

– Oh ! Silvio, répondit mon voisin, je ne connais pas ta personne, mais il y a bien longtemps que je t’aime. Approche-toi de la fenêtre et causons, en dépit des sbires.

Je me cramponnai à la fenêtre, il me dit son nom, et nous échangeâmes quelques paroles d’amitié : c’était le comte Antonio Oroboni, né à la Fratta, près de Rovigo, âgé de vingt-neuf ans.

Hélas ! nous fûmes bien vite interrompus par les cris menaçants des sentinelles ! Celle du corridor frappait rudement avec la crosse de son fusil tantôt à ma porte, tantôt à celle d’Oroboni ; nous ne pouvions pas, nous ne voulions pas obéir. Cependant les malédictions des gardes augmentèrent à tel point qu’il fallut céder, après nous être promis de recommencer lorsqu’on aurait relevé les sentinelles.

 

 

X

 

Nous espérions, ce qui en effet arriva, qu’en parlant plus bas nous pourrions nous entendre, et qu’il se trouverait quelquefois des sentinelles compatissantes, qui feindraient de ne pas s’apercevoir de notre causerie. À force de tentatives, nous apprîmes à émettre un son de voix tellement faible que, tout en arrivant à nos oreilles, il échappait à celles des autres ou se prêtait à paraître ignoré. Il nous arrivait bien, de temps à autre, d’avoir des auditeurs d’une ouïe plus délicate, ou d’oublier de modérer le son de notre voix. Alors recommençaient les cris des sentinelles, les coups de crosse à nos portes, et, ce qu’il y avait de pis, la colère du pauvre Schiller et du surintendant.

Peu à peu toutes nos précautions se perfectionnèrent. Elles consistaient à parler à certains quarts d’heure plutôt qu’à certains autres, quand c’était le tour de tels ou tels gardes plutôt que de tels autres, et toujours d’une voix très mesurée. Était-ce chez nous perfection de l’art, ou chez les autres une habitude de complaisance qu’ils prenaient insensiblement ? Toujours est-il que nous arrivâmes à pouvoir nous entretenir assez longtemps, chaque jour, sans qu’aucun des chefs eût souvent l’occasion de nous reprendre.

Nous nous liâmes de tendre amitié : il me raconta sa vie, je lui racontai la mienne. Les angoisses et les consolations de l’un devenaient les angoisses et les consolations de l’autre. Oh ! que d’encouragements mutuels nous nous devions ! Que de fois, après une nuit d’insomnie, chacun de nous, en allant le matin à la fenêtre, en saluant son ami, en écoutant ses chères paroles, sentait dans son cœur s’adoucir la tristesse et redoubler le courage ! Chacun de nous se savait nécessaire à l’autre, et cette certitude éveillait dans nos âmes un doux besoin d’être aimable, et ce contentement qu’éprouve l’homme jusque dans la détresse, lorsqu’il peut venir en aide à son semblable.

Chaque entretien laissait après lui le besoin de le renouer et appelait des éclaircissements ; c’était un aiguillon vivifiant pour l’intelligence, pour l’imagination, pour la mémoire, pour le cœur.

D’abord, me souvenant de Julien, je me défiais de la constance de ce nouvel ami. « Jusqu’ici, pensais-je, il ne nous est pas arrivé de nous trouver divisés d’opinions ; mais d’un jour à l’autre je puis lui déplaire en quelque chose, et alors il m’enverra à la malheure ! »

Ce soupçon s’évanouit bientôt : nos opinions s’accordaient sur tous les points essentiels. Seulement, à une âme élevée, animée des sentiments les plus généreux, invincible au malheur, il unissait la foi la plus candide et la plus entière au christianisme, tandis qu’en moi cette foi était chancelante depuis quelque temps, et parfois même semblait tout à fait éteinte.

Il combattait mes doutes avec les réflexions les plus justes et la plus vive amitié. Je sentais qu’il avait raison, et j’en faisais l’aveu ; mais les doutes revenaient encore. C’est ce qui arrive à tous ceux qui n’ont pas l’Évangile dans le cœur, à tous ceux qui haïssent leurs semblables et s’enorgueillissent d’eux-mêmes. L’âme entrevoit un moment la vérité ; mais, ne la trouvant pas à son gré, elle s’en désenchante le moment d’après et s’efforce de regarder ailleurs.

Oroboni était très propre à fixer son attention sur les motifs qu’a l’homme d’être indulgent envers ses ennemis. Je ne pouvais lui parler d’une personne haïe de moi qu’il n’entreprît adroitement de la défendre, non seulement par des raisonnements, mais encore par des exemples. Plusieurs personnes lui avaient nui ; il en gémissait, mais pardonnait à toutes, et s’il pouvait me raconter quelque beau trait de l’une d’elles, il le faisait volontiers.

L’irritation à laquelle j’étais en proie, et qui me rendait irréligieux depuis ma condamnation, dura encore quelques semaines, puis cessa entièrement. La vertu d’Oroboni s’était emparée de moi ; en m’efforçant de l’atteindre, je me mis du moins sur ses traces. Dès que j’eus retrouvé la force de prier sincèrement pour tous les hommes, et de ne plus haïr personne, mes doutes sur la foi s’évanouirent. Ubi caritas et amor, ibi Deus est26.

 

 

XI

 

À dire le vrai, si la peine était très rigoureuse et de nature à irriter, nous avions en même temps le rare bonheur de ne voir autour de nous que de bonnes gens. Ils ne pouvaient alléger notre sort que par de bienveillants et respectueux égards, mais ces égards, nous les trouvions auprès de tous. S’il y avait quelque rudesse dans le vieux Schiller, combien n’était-elle pas rachetée par la noblesse de son cœur ! Il n’était pas jusqu’à ce pauvre Kunda (le condamné qui nous apportait le dîner et l’eau, trois fois le jour) qui ne voulait aussi à sa manière nous témoigner sa compassion. Il balayait nos chambres deux fois la semaine. Un matin, en balayant, il prit le moment que Schiller était allé à deux pas de la porte, et m’offrit un morceau de pain blanc ; je n’acceptai pas, mais je lui serrai cordialement la main. Cette poignée de main l’attendrit ; il me dit en mauvais allemand (il était polaque) :

– Monsieur, on vous donne maintenant si peu à manger qu’assurément vous devez souffrir de la faim.

J’assurai que non, mais ce que j’assurais n’était pas croyable.

Le médecin, voyant qu’aucun de nous ne pouvait se faire à cette nourriture que l’on nous donnait les premiers jours, nous mit tous à celle qu’on nomme le « quart de portion », c’est-à-dire au régime de l’hôpital. Il consistait en trois petites soupes très légères par jour, un très petit morceau d’agneau rôti, qu’on pouvait avaler en une bouchée, et peut-être trois onces de pain blanc. Comme ma santé se fortifiait chaque jour, l’appétit allait croissant, et j’avais réellement trop peu de ce quart. J’essayai de revenir à la nourriture de ceux qui se portaient bien, mais il n’y avait rien à gagner ; elle me dégoûtait à tel point que je ne pouvais la manger. Il fallut m’en tenir forcément au quart. Pendant plus d’une année, j’appris jusqu’où va le tourment de la faim, et ce tourment, plusieurs de nos compagnons le souffrirent plus violent encore, qui, plus robustes que moi, étaient accoutumés à une nourriture plus abondante. Je sais de plusieurs d’entre eux qu’ils acceptèrent du pain de Schiller, des deux autres gardes attachés à notre service, et même de ce bon Kunda.

– On dit par la ville qu’on donne bien peu à manger à ces messieurs, me dit un jour le barbier, un tout jeune homme, l’apprenti de notre chirurgien.

– Et l’on dit bien vrai, répondis-je tout naturellement.

Le samedi d’après (le barbier venait tous les samedis), il voulut me faire accepter en cachette un joli petit pain blanc. Schiller feignit de ne pas voir l’offre. Si j’avais écouté mon estomac, j’aurais accepté, mais je demeurais ferme dans mon refus, afin que ce pauvre jeune homme ne fût pas tenté de renouveler son présent, ce qui, à la longue, aurait pu lui devenir à charge.

Pour la même raison, je refusai les offres de Schiller. Plusieurs fois il m’apporta un morceau de viande bouillie, me priant de le manger et jurant qu’il ne lui coûtait rien, que c’était un reste de son dîner, qu’il ne savait qu’en faire, et qu’il ne pouvait que le donner à d’autres, si je ne le prenais pas. Je me serais volontiers jeté sur ce morceau pour le dévorer ; mais si je l’avais pris, Schiller n’aurait-il pas eu, tous les jours, le désir de me donner quelque chose ?

Deux fois seulement, un jour qu’il m’apporta un plat de cerises, et un autre quelques poires, la vue de ces fruits me fascina irrésistiblement ; je me repentis de les avoir pris, précisément parce que depuis il ne cessait plus de m’en offrir 27.

 

 

XII

 

Dès les premiers jours, il fut établi que chacun de nous aurait, deux fois la semaine, une heure de promenade ; puis cette consolation nous fut accordée de deux jours l’un, et plus tard tous les jours, excepté les fêtes.

Chacun de nous allait séparément à la promenade, entre deux gardes ayant le fusil sur l’épaule. Moi qui me trouvais logé à l’une des extrémités du corridor, je passais, quand je sortais, devant les prisons de tous les condamnés politiques d’Italie, excepté devant celle de Maroncelli, qui seul languissait à l’étage inférieur.

– Bonne promenade, murmurait chacun d’eux par le guichet de sa porte.

Mais il ne m’était permis de m’arrêter pour saluer personne.

On descendait l’escalier, on traversait une cour, et par cette cour on arrivait sur une terrasse exposée au midi, d’où l’on voyait la ville de Brünn et une grande partie des pays environnants.

Dans la cour dont j’ai parlé étaient toujours un grand nombre de condamnés ordinaires qui allaient et venaient pour leurs travaux, ou se promenaient par groupes en causant. Parmi eux étaient plusieurs voleurs italiens qui me saluaient avec beaucoup de respect et se disaient entre eux :

– Ce n’est pas un vaurien comme nous, et cependant sa peine est plus rigoureuse que la nôtre.

Ils avaient en effet beaucoup plus de liberté que moi. J’entendais ces paroles et bien d’autres encore, et je leur rendais cordialement leur salut.

L’un d’eux me dit une fois.

– Ce salut de Monsieur me fait du bien. Monsieur voit sans doute dans ma physionomie quelque chose qui n’est pas de la scélératesse. Une passion malheureuse m’a entraîné à commettre un crime ; mais, monsieur, non, non, je ne suis pas un scélérat.

Et il fondit en larmes. Je lui tendis la main, mais il ne put me la serrer ; mes gardes le repoussèrent, non par méchanceté, mais pour obéir aux instructions qu’ils avaient reçues. Ils ne devaient me laisser approcher par qui que ce fût ; les paroles que ces condamnés m’adressaient, ils feignaient le plus souvent de se les dire entre eux, et si mes deux gardes s’apercevaient qu’elles me fussent adressées, ils imposaient silence.

Il passait aussi dans cette cour des personnes de diverses conditions, étrangères à la forteresse, lesquelles venaient voir le surintendant, ou le chapelain, ou le sergent, ou quelques-uns des caporaux.

– Voici un de ces Italiens, un des Italiens ! disaient-elles à voix basse.

Et elles s’arrêtaient à me regarder, et plusieurs fois il m’arriva de leur entendre dire en allemand, croyant que je ne comprenais pas cette langue : « Ce pauvre monsieur ne vieillira pas, il a la mort sur le visage. »

C’est qu’en effet, après avoir vu un moment s’améliorer ma santé, je languissais avec si peu de nourriture, et souvent la fièvre venait de nouveau m’assaillir. J’avais peine à traîner ma chaîne jusqu’au lieu de la promenade, et là je me laissais tomber sur l’herbe, où je demeurais d’ordinaire jusqu’à ce que mon heure se fût écoulée.

Les gardes se tenaient debout ou s’asseyaient près de moi pour causer. L’un d’eux, nommé Kral, était un Bohémien qui, quoique né d’une famille de pauvres paysans, avait reçu une sorte d’éducation et l’avait perfectionnée lui-même autant qu’il l’avait pu, en réfléchissant avec sens et justesse sur les choses du monde et en lisant tous les livres qui lui tombaient entre les mains. Il connaissait Klopstock, Wieland, Goethe, Schiller, et une foule d’autres bons écrivains de l’Allemagne. Il en savait par cœur nombre de fragments qu’il récitait avec intelligence et sentiment. L’autre garde était un Polonais du nom de Kubitzki, ignorant, mais aimant et respectueux. Leur compagnie m’était fort agréable.

 

 

XIII

 

À l’une des extrémités de cette terrasse étaient les appartements du surintendant ; à l’autre demeurait un caporal avec sa femme et un petit enfant. Quand je voyais quelqu’un sortir de ces habitations, je me levais et m’approchais de la personne ou des personnes qui sortaient, et j’étais comblé par elles de marques d’intérêt et de compassion.

La femme du surintendant était malade depuis longtemps et dépérissait lentement. Elle se faisait quelquefois porter sur un canapé au grand air. Je ne saurais dire à quel point elle s’attendrissait en m’exprimant la pitié qu’elle ressentait pour nous tous ; son regard était singulièrement doux et timide, et, quoique timide, s’attachait parfois avec une confiance vive et curieuse au regard de la personne qui lui parlait.

Je lui dis un jour, en souriant :

– Savez-vous, madame, que vous ressemblez un peu à une personne qui me fut chère ?

Elle rougit, et reprit avec une ingénuité sérieuse et touchante :

– Ne m’oubliez donc pas quand je serai morte ; priez pour ma pauvre âme et pour les pauvres petits enfants que je laisse sur la terre.

Depuis ce jour, elle ne put quitter son lit, et je ne la revis plus ; elle languit encore quelques mois et mourut.

Elle avait trois fils, beaux comme de petits amours, et un autre, encore à la mamelle. L’infortunée les embrassait souvent en ma présence et disait : « Qui sait quelle femme deviendra leur mère après moi ? Ah ! quelle qu’elle soit, que Dieu lui donne des entrailles de mère, même pour les enfants qui ne sont pas nés d’elle ! » Et elle pleurait.

Mille fois je me suis souvenu de sa prière et de ses larmes.

Après qu’elle eut cessé de vivre, j’embrassais quelquefois les enfants, et répétais tout attendri cette prière maternelle. Je pensais à ma mère et aux vœux que son cœur si tendre adressait sans doute au Ciel pour moi, et je m’écriais avec sanglots : « Oh ! plus heureuse encore cette mère qui, en mourant, abandonne ses fils encore en bas âge, que celle qui, après les avoir élevés avec des peines infinies, se les voit arracher ! »

Deux bonnes vieilles avaient coutume de rester avec ces enfants ; l’une était la mère du surintendant, l’autre sa tante. Elles voulurent savoir toute mon histoire, et je la leur racontai en abrégé.

« Que nous sommes malheureuses, disaient-elles avec l’expression de la plus sincère douleur, de ne pouvoir vous être bonnes à aucune chose ! Mais soyez sûr que nous prierons pour vous, et que si un jour votre grâce arrive, ce sera une fête pour toute notre famille. »

La première, celle que je voyais le plus souvent, avait pour consoler une douce, une merveilleuse éloquence. J’écoutais ses consolations avec une reconnaissance filiale, et elles se gravaient dans mon cœur.

La bonne dame me disait des choses que je savais déjà, et qui pourtant me frappaient comme choses nouvelles : que le malheur ne dégrade pas l’homme, s’il n’est vil, mais au contraire l’élève ; que s’il nous était donné d’entrer dans les conseils de Dieu, nous trouverions souvent les vainqueurs, les heureux, les riches, plus à plaindre que les vaincus, que les affligés, que les malheureux dépouillés de tout ; que la sympathie particulière témoignée par l’Homme-Dieu aux infortunés est un fait grave ; que nous devons nous glorifier de la croix depuis qu’elle a été portée par des épaules divines.

Eh bien ! ces deux bonnes vieilles, que j’avais eu tant de plaisir à voir, furent bientôt forcées de quitter le Spielberg pour des raisons de famille. Les petits enfants, à leur tour, cessèrent de venir sur la terrasse. Combien ces pertes m’affligèrent !

 

 

XIV

 

La gêne des fers aux pieds, en m’empêchant de dormir, contribuait à miner ma santé. Schiller voulait que je réclamasse, et prétendait que le devoir du médecin était de me faire ôter cette chaîne.

Pendant quelque temps je ne l’écoutai pas, puis je cédai à ses conseils, et je dis au médecin que, pour retrouver le bienfait du sommeil, je le priais de me faire enlever la chaîne, au moins pendant quelques jours.

Le médecin répondit que la fièvre n’était pas encore venue à ce point qu’il pût appuyer ma demande, et qu’il était de toute nécessité que je m’accoutumasse aux fers.

La réponse m’indigna, et je m’en voulus d’avoir fait cette inutile demande :

– Voilà, dis-je à Schiller, ce que j’ai gagné à suivre votre conseil.

Je conviens que je lui dis ces paroles assez rudement ; ce brave homme, assez rude aussi de sa nature, s’en offensa :

– Il déplaît à Monsieur, s’écria-t-il, de s’être exposé à un refus, et moi il me déplaît que Monsieur fasse le fier avec moi.

Puis il continua son sermon sur le même ton :

– Les gens orgueilleux font consister leur grandeur à ne pas s’exposer à un refus, à ne pas accepter ce qu’on leur offre, à avoir honte de mille inepties. Alle Eseleyen ! Sottises que cela ! Fausse grandeur ! Ignorance de la dignité véritable ! La véritable dignité consiste presque toujours à n’avoir honte que des mauvaises actions !

Il dit, s’en alla et fit avec ses clés un fracas infernal. Je restai confondu. « Et cependant, me dis-je, cette grossière franchise me plaît ; elle s’échappe du cœur comme ses offres, comme ses conseils, comme sa pitié. Et ne m’a-t-il pas dit la vérité ? Que de faiblesses ne nommé-je pas dignité, qui ne sont que de l’orgueil ? »

À l’heure du repas, Schiller laissa entrer le condamné Kunda avec l’eau et les deux petits pots, et s’arrêta sur le seuil de la porte.

Je l’appelai.

– Je n’ai pas le temps, répondit-il sèchement.

Je descendis du lit de camp, j’allai à lui et lui dis :

– Si vous voulez que mon dîner me fasse du bien, ne me faites pas cette laide grimace.

– Et quelle grimace faut-il vous faire ? demanda-t-il.

Et son visage s’éclaircit :

– Celle d’un homme joyeux, d’un ami, répondis-je.

– Vive la joie ! s’écria-t-il ; et si, pour que son dîner lui fasse du bien, Monsieur veut encore me voir danser, le voilà servi.

Et, avec ses maigres et longues perches, il se mit à gambader d’une façon si réjouissante que j’éclatai de rire ; je riais et j’avais le cœur tout ému.

 

 

XV

 

Un soir, j’étais à ma fenêtre et Oroboni à la sienne, et nous nous plaignions l’un et l’autre d’avoir à pâtir la faim. Nous élevâmes un peu la voix, et les sentinelles crièrent. Le surintendant qui, par malheur, passait de ce côté, crut de son devoir de faire appeler Schiller, et de le réprimander sévèrement de ce qu’il ne veillait pas plus attentivement à nous faire garder le silence.

Schiller vint s’en plaindre à moi, plein de colère, et m’intima l’ordre de ne plus parler désormais à la fenêtre. Il voulait que je lui en fisse la promesse.

– Non, répondis-je, je ne veux pas vous le promettre.

– Oh ! der Teufel, der Teufel 28 ! s’écria-t-il, voilà comme on me parle ! « Je ne veux pas ! » À moi qui viens de subir cette maudite réprimande à cause de Monsieur.

– Je m’afflige, mon bon Schiller, de la réprimande que vous avez reçue ; je m’en afflige sincèrement ; mais je ne veux pas promettre ce que je ne tiendrais pas, je le sens.

– Et pourquoi Monsieur ne le tiendrait-il pas ?

– Parce que je ne le pourrais. Parce que la solitude continue est pour moi un tourment si cruel que jamais je ne résisterai au besoin de laisser tomber quelques paroles de mon gosier, et d’engager mon voisin à me répondre ; et si ce voisin ne me répondait pas, j’adresserais la parole aux barreaux de ma fenêtre, aux collines qui sont devant mes yeux, aux oiseaux qui volent dans l’air.

Der Teufel ! Et Monsieur ne veut pas promettre ?

– Non, non, non ! m’écriai-je.

Il jeta à terre son bruyant trousseau de clés, en répétant : « Der Teufel ! der Teufel ! » Puis il s’élança à mon col pour m’embrasser.

– Eh bien ! faut-il que je cesse d’être homme pour cette canaille de clés ? Monsieur est un homme comme il me les faut, et je suis content qu’il ne me veuille pas promettre ce qu’il ne tiendrait pas. Je ferais la même chose, moi.

Je ramassai les clés et les lui donnai.

– Ces clés, lui dis-je, ne sont pas si canailles que vous dites, puisque d’un honnête caporal que vous êtes elles n’ont pu faire un méchant sbire.

– Et si je les croyais capables de le faire, reprit-il, je les porterais à mes chefs et leur dirais : « Si vous n’avez à me donner que du pain de bourreau, j’irai demander l’aumône. »

Il tira un mouchoir de sa poche, s’essuya les yeux, puis les éleva vers le ciel et joignit les mains dans l’attitude de la prière. Je joignis aussi les miennes et je priai comme lui en silence. Il comprenait que je faisais des vœux pour lui, comme je savais bien qu’il en faisait pour moi.

Et s’en allant, il me dit à voix basse :

– Quand Monsieur parle au comte Oroboni, qu’il parle du moins le plus bas qu’il lui sera possible ; il fera deux bonnes choses à la fois, l’une de m’épargner les cris de M. le surintendant, l’autre de ne pas laisser comprendre quelque discours... dois-je continuer ? quelque discours qui, si on le rapportait, ne manquerait pas d’irriter plus encore celui qui peut punir.

Je lui assurai que de mes lèvres ne sortait jamais un seul mot qui, rapporté à qui que ce fût, pût nous être nuisible.

En effet, nous n’avions pas besoin d’avertissements pour nous tenir sur nos gardes. Deux prisonniers qui entrent en communication l’un avec l’autre savent très bien se créer un jargon qui leur permette de tout dire sans être compris de quiconque peut les entendre.

 

 

XVI

 

Je revenais un matin de la promenade ; c’était le 7 du mois d’août. La porte de la prison d’Oroboni était restée ouverte, et Schiller, qui s’y trouvait, ne m’avait pas entendu venir. Mes gardes veulent faire un pas pour fermer cette porte, je les devance, je m’élance dans la prison, et me voici dans les bras d’Oroboni.

Schiller demeura confondu.

Der Teufel ! s’écria-t-il, der Teufel !

Et il leva le doigt pour me menacer ; mais ses yeux se remplirent de larmes, et il s’écria en sanglotant :

– Ô mon Dieu, faites miséricorde à ces pauvres gens et à moi, et à tous les malheureux, vous qui avez été si malheureux sur la terre !

Les deux gardes pleuraient aussi. La sentinelle du corridor, accourue de son côté, pleurait également. Oroboni me disait : « Silvio ! Silvio ! ce jour est un des plus doux de ma vie. » J’ignore ce que je lui répondis : la joie et l’amitié m’avaient mis hors de moi.

Lorsque Schiller nous conjura de nous séparer et qu’il fallut obéir, Oroboni fondit en larmes et me dit :

– Nous reverrons-nous jamais sur la terre ?

Et jamais plus je ne l’ai revu. Quelques mois après, sa prison était vide, et Oroboni était là, couché dans ce cimetière que j’avais devant ma fenêtre.

Depuis que nous nous étions vus un moment, il semblait que notre amitié fût devenue plus douce encore et plus étroite qu’auparavant ; on eût dit que nous nous étions devenus plus nécessaires l’un à l’autre.

Oroboni était un beau jeune homme de noble aspect, mais pâle et d’une santé déplorable ; ses yeux seuls étaient pleins de vie. Mon affection pour lui s’était augmentée encore de la pitié que m’inspiraient sa maigreur et la pâleur de son visage. Il éprouvait pour moi le même sentiment ; nous sentions tous les deux combien il était vraisemblable que l’un de nous bientôt aurait le malheur de survivre à l’autre.

Au bout de quelques jours, il tomba malade ; je ne faisais que pleurer et prier pour lui. Après quelques accès de fièvre, il reprit un peu de forces et put revenir à nos conversations amicales. Oh ! quelle consolation ce fut pour moi d’entendre de nouveau le son de sa voix ! » Ne te fais pas illusion, me disait-il. Ce sera pour peu de temps. Aie la force de te préparer à me perdre ; donne-moi du courage avec ton courage ! »

Précisément à cette époque, on voulut mettre une couche de blanc sur les murs de nos prisons, et, en attendant, on nous fit passer dans les cachots souterrains. Le malheur voulut que pendant cet intervalle nous ne fussions pas placés dans des chambres voisines. Schiller me disait qu’Oroboni allait bien, mais je le soupçonnais de ne vouloir pas me dire la vérité, et je craignais que la santé déjà si faible d’Oroboni n’achevât de se délabrer dans ces souterrains.

Si j’avais eu du moins le bonheur de me trouver, en cette occasion, plus près de mon cher Maroncelli ! J’entendis cependant sa voix. Nous nous saluâmes en chantant, en dépit des cris des sentinelles.

En ce temps-là vint nous visiter le médecin en chef de Brünn, appelé sans doute par suite des rapports que le surintendant adressait à Vienne sur l’extrême faiblesse à laquelle nous avait tous réduits une telle insuffisance de nourriture, ou parce qu’alors régnait dans la prison un scorbut cruellement épidémique.

Comme j’ignorais le motif de cette visite, je m’imaginais qu’elle avait pour cause quelque nouvelle maladie d’Oroboni. La crainte de le perdre me donnait une inexprimable inquiétude. Je fus pris alors d’une profonde mélancolie et du désir de mourir. La pensée du suicide recommençait à se présenter à moi ; je la combattais, mais j’étais comme un voyageur épuisé qui tout en se disant à lui-même : « Mon devoir est d’aller jusqu’au but », se sent un besoin irrésistible de se jeter à terre pour se reposer.

Il m’avait été dit que naguère, dans l’une de ces tanières ténébreuses, un vieux Bohémien s’était donné la mort en se brisant la tête contre les murailles. Je ne pouvais chasser de mon imagination la tentation de l’imiter. Je ne sais si mon délire ne serait pas venu jusque-là, lorsqu’une gorgée de sang sortie de ma poitrine me fit croire à ma mort prochaine. Je rendis grâce à Dieu de ce qu’il voulait bien me tuer lui-même de cette manière, en m’épargnant un acte de désespoir que réprouvait mon intelligence.

Mais Dieu voulut au contraire me sauver. Ce crachement de sang allégea mes douleurs ; sur ces entrefaites, je fus rapporté dans ma prison d’en haut, et l’aspect d’une lumière plus vive et le voisinage d’Oroboni, qui m’était rendu, me rattachèrent à la vie.

 

 

XVII

 

Je lui fis part de l’affreuse mélancolie que j’avais éprouvée, séparé de lui. Il me dit qu’il avait eu, lui aussi, à combattre la pensée du suicide.

« Profitons, disait-il, du peu de temps qui nous est de nouveau accordé pour nous fortifier mutuellement du secours de la religion. Parlons de Dieu, excitons-nous à l’aimer ; qu’il nous souvienne qu’il est la justice, la sagesse, la bonté, la beauté, tout ce que nous admirons de plus sublime. Je te le dis en vérité, la mort n’est pas loin de moi. Je te serai éternellement reconnaissant si tu contribues à me rendre aussi religieux dans ces derniers jours que j’aurais dû l’être toute ma vie. »

Et nos entretiens ne roulaient plus que sur la philosophie chrétienne, et sur la comparaison que nous en faisions avec les pauvretés de la doctrine sensualiste. C’était un bonheur pour tous deux de trouver une si grande conformité entre le christianisme et la raison. Tous deux, en confrontant les diverses communions évangéliques, nous reconnaissions que la catholique est la seule qui puisse réellement résister à la critique, et que la doctrine de cette communion se compose de dogmes très purs et d’une morale très élevée, et non des misérables conceptions de l’ignorance humaine.

– Et si, par le plus incroyable des hasards, nous devions rentrer dans la société, disait Oroboni, serions-nous assez lâches pour ne pas confesser l’Évangile ? pour nous laisser aller au respect humain si quelqu’un s’avisait de dire que la prison a affaibli notre intelligence, et que par faiblesse d’esprit nous sommes devenus fermes dans la foi ?

– Cher Oroboni, lui dis-je, ta question me révèle ta réponse, et celle-ci est aussi la mienne. Le comble de la lâcheté est de se faire l’esclave des jugements d’autrui, lorsqu’on a la conviction de leur fausseté. Je ne crois pas que cette lâcheté, toi ou moi, nous l’eussions jamais.

Au milieu de ces effusions de cœur, je commis une faute. J’avais juré à Julien de ne jamais confier à personne, en révélant son nom véritable, les relations que nous avions eues ensemble. Je les racontai à Oroboni, en lui disant :

– Dans le monde, jamais chose semblable ne s’échapperait de mes lèvres ; mais ici nous sommes dans la tombe, et, lors même que tu devrais en sortir, je sais que je puis me reposer sur ta foi.

Cette âme honnête se taisait.

– Pourquoi ne me réponds-tu pas ? lui dis-je.

Enfin il se mit à me blâmer sérieusement d’avoir trahi un secret. Ses reproches étaient justes. Aucune amitié, quelque intime qu’elle puisse être, sur quelque vertu qu’elle s’appuie, ne peut autoriser une pareille violation.

Mais puisque la faute était commise, Oroboni m’en fit naître un bien. Il avait connu Julien, et savait plusieurs traits honorables de sa vie ; il me les raconta, en ajoutant :

– Cet homme a si souvent agi en chrétien qu’il ne peut porter sa fureur antireligieuse jusqu’au tombeau. Espérons, espérons  qu’il en sera ainsi ! Et toi, sache, ô Silvio, lui pardonner du fond de l’âme les caprices de sa mauvaise humeur, et prier pour lui.

Les paroles d’Oroboni étaient chose sacrée pour moi.

 

 

XVIII

 

Les conversations dont je parle, tantôt avec Oroboni, tantôt avec Schiller ou d’autres, occupaient, après tout, une faible partie des longues vingt-quatre heures de ma journée, et il arrivait même assez souvent que toute conversation devenait impossible avec le premier.

Que faisais-je donc dans une si grande solitude ?

Voici quelle était toute ma vie de ce temps-là. Je me levais toujours à l’aube, et, debout au chevet de mon lit de camp, je me cramponnais aux barreaux de la fenêtre et disais ma prière. Oroboni était déjà à sa fenêtre, ou ne tardait pas à y venir. Après nous être mutuellement donné le bonjour, chacun de nous continuait à élever silencieusement ses pensées vers Dieu. Autant nos prisons étaient horribles, autant était beau le spectacle qui, au-dehors, se déroulait devant nous : ce ciel, ce paysage, ce mouvement lointain de créatures vivantes au fond de la vallée, ces voix de paysannes, ces rires, ces chants nous égayaient et nous faisaient avec plus d’amour sentir la présence de Celui qui est si magnifique dans sa bonté, et dont le secours nous était si nécessaire.

Venait ensuite la visite du matin faite par les gardes ; ils donnaient un coup d’oeil à la chambre, pour voir si tout était en ordre, et examinaient ma chaîne anneau par anneau, afin de s’assurer que le hasard ou quelque mauvaise intention ne l’avait pas rompue, ou plutôt (car il était impossible de rompre la chaîne), pour obéir fidèlement aux injonctions de la discipline. Était-ce le jour du médecin, Schiller demandait si on avait à lui parler, et prenait note.

Le tour de nos prisons achevé, Schiller revenait suivi de Kunda, qui avait la charge de nettoyer chaque chambre.

Après un court intervalle, on nous apportait le déjeuner. Il consistait en un demi-pot d’un liquide rougeâtre avec trois tranches de pain excessivement mince 29 ; je mangeais le pain sans boire le liquide.

Ensuite je me livrais à l’étude. Maroncelli avait apporté d’Italie beaucoup de livres, et tous nos compagnons en avaient aussi apporté plus ou moins. Le tout ensemble formait une bonne petite bibliothèque. Nous espérions en outre pouvoir l’augmenter avec notre argent. Nous avions demandé à l’empereur la permission de lire nos livres et d’en acquérir d’autres ; aucune réponse n’était encore venue ; mais, en attendant, le gouverneur de Brünn avait provisoirement permis à chacun de nous d’avoir deux livres avec soi, et de les changer autant de fois qu’on le voudrait. Vers neuf heures arrivait le surintendant, et, si le médecin avait été demandé, il revenait avec lui.

Il me restait encore un peu de temps pour l’étude, depuis ce moment jusqu’à onze heures, lorsque venait le dîner.

Jusqu’au coucher du soleil, je ne recevais plus aucune visite, et je reprenais mes études. Alors Schiller et Kunda venaient changer l’eau, et, un moment après, le surintendant, suivi de quelques gardes, venait faire l’inspection du soir, qui s’étendait à toute la chambre et à mes fers.

À l’une des heures de la journée, tantôt avant, tantôt après le dîner, selon le bon plaisir des gardes, avait lieu la promenade.

Après la visite du soir dont j’ai parlé, Oroboni et moi nous nous mettions à causer, et c’étaient d’ordinaire nos plus longs entretiens. Nous en avions aussi quelquefois le matin ou aussitôt après le dîner, mais de fort courts pour la plupart.

Quelquefois les sentinelles étaient assez compatissantes pour nous dire :

– Un peu plus bas, signori, autrement vous me feriez punir.

D’autres fois, ils feignaient de ne pas s’apercevoir de nos causeries ; puis, à l’apparition du sergent, ils nous priaient de nous taire jusqu’à ce qu’il fût parti, et à peine l’était-il qu’ils nous disaient :

Signori patroni, vous le pouvoir maintenant, mais le plus bas qu’être possible.

Parfois même quelques-unes des sentinelles s’enhardissaient jusqu’à faire le dialogue avec nous, répondaient à nos questions et nous donnaient quelques nouvelles d’Italie.

À certains discours nous ne répondions qu’en les priant de se taire. Il était naturel à nous de douter que leurs paroles fussent toujours l’expression de cœurs ingénus, et de craindre qu’elles ne fussent qu’un artifice pour lire au fond de nos âmes. Néanmoins je suis beaucoup plus porté à croire que ces bonnes gens étaient sincères.

 

 

XIX

 

Un soir, nous avions des sentinelles très complaisantes ; aussi ne nous donnions-nous pas la peine, Oroboni et moi, de modérer notre voix, Maroncelli, du souterrain où il était, s’étant cramponné à la fenêtre, nous entendit et distingua ma voix. Il ne put se contenir et me salua en chantant. Il me demandait comment je me portais, et m’exprimait dans les termes les plus tendres sa douleur de n’avoir pu encore obtenir que nous fussions mis ensemble. Cette faveur, je l’avais aussi demandée ; mais ni le surintendant de Spielberg ni le gouverneur de Brünn ne pouvaient prendre sur eux de nous l’accorder. Notre désir mutuel avait été transmis à l’empereur, mais aucune réponse n’était encore venue.

Depuis le jour où nous nous saluâmes en chantant dans les souterrains, j’avais plusieurs fois entendu de l’étage supérieur les chants de Maroncelli, mais sans pouvoir en saisir le sens, et encore quelques moments à peine, parce qu’on ne le laissait pas continuer.

Cette fois, il éleva beaucoup plus la voix, ne fut pas si vite interrompu, et je compris tout. Il n’est pas de termes pour dire l’émotion que je ressentis.

Je lui répondis, et nous continuâmes le dialogue environ un quart d’heure. Par malheur on releva les sentinelles sur la terrasse, et les nouveaux venus ne furent pas si complaisants. Nous nous disposions à reprendre nos chants ; mais assaillis de cris furieux et de malédictions, il fallut bien nous taire.

Je me peignais Maroncelli gisant si longtemps dans cette prison bien autrement rigoureuse que la mienne. Je me figurais la tristesse qui devait souvent l’y accabler, ce que sa santé devait en souffrir, et une profonde douleur me saisissait.

Enfin il me fut donné de pleurer, mais ces larmes ne me soulagèrent pas. Je fus pris d’une violente fièvre avec un horrible mal de tête. Ne pouvant me tenir sur mes pieds, je me jetai sur ma paillasse. L’agitation augmenta, je souffrais de la poitrine avec d’horribles spasmes. Cette nuit-là, je crus mourir.

Le jour suivant, la fièvre avait cessé, et ma poitrine allait mieux. Mais j’avais encore tout le cerveau en feu, et je pouvais à peine remuer la tête sans y réveiller d’atroces douleurs.

Je dis mon état à Oroboni. Lui aussi se sentait plus mal que de coutume.

– Mon ami, me dit-il, le jour n’est pas loin où l’un de nous deux ne pourra plus venir à la fenêtre, chaque fois que nous venons ici nous dire bonjour peut être la dernière. Tenons-nous donc prêts tous les deux, l’un à mourir, l’autre à survivre à son ami.

Sa voix était émue ; moi, je ne pouvais lui répondre. Nous gardâmes un moment le silence, puis il reprit :

– Que tu es heureux de savoir l’allemand ! tu pourras du moins te confesser. Moi, j’ai demandé un prêtre qui sût l’italien ; on m’a dit qu’il n’y en avait pas. Mais Dieu voit mon désir, et, depuis que je me suis confessé à Venise, en vérité je ne crois pas avoir un bien grand poids sur la conscience.

– Moi, au  contraire, lui dis-je, je me suis confessé à Venise, avec une âme pleine de ressentiment. J’ai fait pis que si j’avais refusé les sacrements ; mais si maintenant on m’accorde un prêtre, je t’assure que je confesserai le fond de mon cœur, et que je pardonnerai à tout le monde.

– Que le Ciel te bénisse ! s’écria-t-il, tu me donnes une grande consolation. Faisons, oui, faisons l’un et l’autre tout ce qui est en notre pouvoir pour être éternellement unis dans le bonheur, comme nous l’avons été dans ces jours de calamité.

Le jour d’après, je l’attendis à la fenêtre ; il ne vint pas. J’appris par Schiller qu’il était gravement malade. Huit ou dix jours après, il allait mieux et revint me saluer ; je souffrais, mais je pouvais encore me soutenir. Quelques mois se passèrent, tant pour lui que pour moi, dans cette alternative de mieux et de pire.

 

 

XX

 

Je pus encore me traîner jusqu’au 11 janvier 1823. Le matin, je me levai avec un mal de tête assez faible, mais ayant des dispositions à m’évanouir. Mes jambes tremblaient et j’avais peine à respirer.

Oroboni aussi, depuis deux ou trois jours, allait mal et ne se levait pas.

On m’apporte la soupe, j’en goûte à peine une cuillerée, et je tombe privé de sentiment. Quelques moments après, la sentinelle du corridor regarda par hasard au guichet, et, me voyant étendu à terre, avec le pot renversé à côté de moi, me crut mort et appela Schiller.

Le surintendant vint aussi ; le médecin fut aussitôt appelé, et on me mit au lit. J’eus peine à revenir. Le médecin déclara ma vie en danger, et me fit ôter les fers.

Il m’ordonna je ne sais quel cordial, mais mon estomac ne pouvait rien garder. Le mal de tête augmentait d’une manière terrible. On fit immédiatement sur mon état un rapport au gouverneur, qui expédia un courrier à Vienne pour demander comment je devais être traité. Il fut répondu de ne pas me transporter dans l’infirmerie, mais de me soigner dans la prison avec le même zèle qu’on l’eût fait à l’infirmerie. De plus, on autorisait le surintendant à me fournir des soupes et des bouillons de sa cuisine aussi longtemps que le mal serait grave.

Cette dernière précaution me fut d’abord inutile. Aucune nourriture, aucun breuvage ne passait. Mon état empira pendant toute une semaine, et je délirais jour et nuit.

Kral et Kubitzki me furent donnés pour infirmiers ; l’un et l’autre me servaient avec affection.

Chaque fois que je reprenais un peu connaissance, Kral me répétait :

– Que Monsieur ait confiance en Dieu ; Dieu seul est bon.

– Demandez-lui pour moi, lui disais-je, non qu’il me guérisse, mais qu’il accepte mes malheurs et ma mort en expiation de mes pédés.

Il me suggéra la pensée de réclamer les sacrements.

– Si je ne les ai pas demandés, répondis-je, attribuez-le à la faiblesse de ma tête, mais ce sera pour moi une grande consolation de les recevoir.

Il rapporta mes paroles au surintendant qui fit venir le chapelain des prisons.

Je me confessai, je communiai et reçus l’extrême-onction. Je fus content de ce prêtre : il se nommait Sturm. Les réflexions qu’il me fit sur la justice de Dieu, sur l’injustice des hommes, sur le devoir du pardon, sur la vanité de toutes les choses de ce monde, n’étaient pas des lieux communs. Elles portaient l’empreinte d’une intelligence haute et cultivée, et d’un vif sentiment du véritable amour de Dieu et du prochain.

 

 

XXI

 

L’effort d’attention qu’il me fallut faire pour recevoir les sacrements sembla d’abord épuiser les restes de ma vie ; mais au contraire il me vint en aide, en me plongeant dans une léthargie de quelques heures qui me reposa.

Je me réveillai un peu soulagé, et, voyant près de moi Kral et Schiller, je pris leurs mains dans les miennes et les remerciai de tous leurs soins.

Schiller me dit :

– Mon oeil est exercé à voir les malades : je parierais que Monsieur ne mourra pas.

– Et vous ne croyez pas, lui dis-je, me faire là une triste prédiction ?

– Non, me répondit-il. Les misères de la vie sont grandes, il est vrai ; mais celui qui les supporte avec noblesse d’âme et résignation gagne toujours quelque chose à vivre.

Il reprit ensuite :

– Si Monsieur vit, il aura, j’espère, sous peu de jours, une grande consolation. Vous avez demandé à voir M. Maroncelli ?

– Je l’ai tant de fois déjà demandé inutilement ; je n’ose plus l’espérer.

– Espérez, espérez, monsieur, et renouvelez la demande.

Je la renouvelai en effet le jour même, Le surintendant me dit également d’espérer, et il ajouta que non seulement il était possible que Maroncelli pût me voir, mais encore qu’il me fût donné pour infirmier, et ensuite pour compagnon inséparable.

Comme tous les prisonniers d’État avaient plus ou moins la santé délabrée, le gouverneur avait demandé à Vienne qu’il lui fût permis de nous mettre tous deux à deux, pour nous secourir mutuellement.

J’avais aussi demandé la faveur d’écrire un dernier adieu à ma famille.

Vers la fin de la seconde semaine, une crise s’opéra dans ma maladie, et le danger s’évanouit.

Je commençais à me lever lorsqu’un matin, ma porte s’ouvre, et je vois entrer, avec un air de fête, le surintendant, Schiller et le médecin. Le premier courut à moi et me dit :

– Nous avons la permission de vous donner Maroncelli pour compagnon, et de vous laisser écrire une lettre à vos parents.

La joie m’ôta la respiration, et le pauvre surintendant qui, dans l’impatience de son bon cœur, avait manqué de prudence, me crut perdu.

Quand je repris mes sens, et que je me souvins de ce qui m’avait été annoncé, je demandai en grâce qu’on ne me fît pas trop attendre un si grand bien. Le médecin consentit, et Maroncelli fut conduit dans mes bras.

Oh ! quel moment que celui-là ! « Tu vis encore, nous écriâmes-nous l’un et l’autre, mon ami, mon frère ! Quel heureux jour il nous est encore donné de voir ! Dieu en soit loué ! »

Mais à notre joie qui était immense venait se joindre une immense compassion. Maroncelli devait être moins frappé de me trouver ainsi dépéri. Il savait à quelle cruelle maladie je venais d’échapper. Mais moi, même avec la pensée de ce qu’il avait eu à souffrir, je n’avais pu me l’imaginer si différent de ce qu’il était autrefois ; il était à peine reconnaissable. Ce visage si beau, si éclatant de santé, avait été flétri, dévoré par la douleur, par la faim, par le mauvais air de sa ténébreuse prison.

Toutefois, c’était pour nous une consolation de nous voir, de nous entendre, de nous dire que nous ne serions plus séparés. Oh ! que de choses nous eûmes à nous dire, à nous rappeler, à nous répéter ! Quelle douceur à pleurer ensemble ! Quelle harmonie dans toutes nos idées ! Quel contentement de nous trouver d’accord en matière de religion, d’accord l’un et l’autre à haïr l’ignorance et la barbarie, mais aussi à ne haïr aucun homme, à prendre en pitié les ignorants et les méchants, et à prier pour eux !

 

 

XXII

 

On m’apporta une feuille de papier et une écritoire pour écrire à mes parents.

Comme, à proprement parler, la permission avait été accordée à un moribond qui désirait adresser à sa famille un dernier adieu, je craignais qu’on ne voulût plus expédier ma lettre, maintenant qu’elle allait contenir autre chose. Je me bornai à prier avec la plus vive tendresse mes parents, mes frères et mes sœurs de se résigner à mon sort, en leur protestant que j’étais moi-même résigné.

Cette lettre néanmoins fut expédiée, comme je l’ai su depuis, lorsqu’après tant d’années j’ai revu le toit paternel. Ce fut la seule que, pendant la longue durée de ma captivité, mes pauvres parents purent recevoir de moi ; pour moi, je n’en eus jamais aucune d’eux. Celles qu’ils m’écrivaient furent toujours retenues à Vienne. Mes compagnons d’infortune étaient également privés de toute relation, avec leurs familles.

Nombre de fois nous demandâmes la grâce d’avoir au moins du papier et de l’encre pour étudier, et celle de faire usage de notre argent pour acheter des livres. Jamais nos vœux ne furent écoutés.

Le gouverneur continuait néanmoins à nous permettre de lire nos livres.

Ce fut encore lui qui fit introduire dans notre régime une amélioration qui dura, hélas ! peu de temps. Il avait permis qu’au lieu d’être apprêtée dans la cuisine du traiteur des prisons, notre nourriture sortît de celle du surintendant. Quelques fonds en sus avaient été par lui affectés à cet usage. Ces dispositions ne furent pas confirmées. Mais tant que dura le bienfait, j’en éprouvai un notable soulagement.

Maroncelli reprit aussi un peu de forces. Quant à l’infortuné Oroboni, il était trop tard.

Ce dernier avait eu pour compagnon, d’abord l’avocat Solera, ensuite le prêtre D. Fortini.

Lorsqu’on nous eut ainsi placés deux par deux dans toutes les prisons, on nous renouvela la défense de parler aux fenêtres, avec menace de rejeter dans la solitude celui qui oserait l’enfreindre. Cette défense, à dire vrai, nous l’enfreignîmes quelquefois pour nous saluer, mais les longs entretiens ne se renouèrent plus.

Le caractère de Maroncelli et le mien étaient dans une harmonie parfaite. Le courage de l’un soutenait le courage de l’autre. Si l’un de nous se sentait pris de mélancolie ou s’emportait contre les rigueurs de notre condition, l’autre égayait son ami avec quelques plaisanteries ou des raisonnements placés à propos. Un doux sourire venait presque toujours tempérer nos douleurs.

Tant que nous eûmes des livres, quoique nous les eussions relus assez souvent pour les savoir par cœur, c’était pour l’âme une douce pâture, parce que ces livres étaient une source inépuisable de nouveaux jugements, de nouveaux examens, de nouvelles comparaisons, de rectifications nouvelles. Nous lisions ou nous méditions en silence, la plus grande partie de la journée, et nous donnions à la causerie le temps du dîner, celui de la promenade et toute la soirée.

Maroncelli, dans son souterrain, avait composé beaucoup de vers d’une grande beauté. Il me les récitait et en composait d’autres ; j’en composais aussi que je lui récitais, et notre mémoire s’exerçait à retenir tout cela. Nous acquîmes par là une admirable facilité à composer par cœur de longs poèmes, à les limer, à les limer encore un nombre infini de fois, à les amener au même degré de perfection que nous aurions obtenu en les écrivant. Maroncelli composa ainsi peu à peu et retint de mémoire plusieurs milliers de vers lyriques ou épiques. Moi, je fis la tragédie de Leoniero da Dertona et diverses autres choses.

 

 

XXIII

 

Oroboni, après avoir beaucoup souffert pendant l’hiver et au printemps, se trouva l’été plus mal encore. Il crachait le sang et devenait hydropique.

Je laisse à penser quelle fut notre affliction pendant qu’il allait s’éteignant si près de nous, sans qu’il nous fût possible de percer le mur cruel qui nous empêchait de le voir et de lui offrir nos services. Schiller nous apportait de ses nouvelles. Le malheureux eut à souffrir d’atroces tourments, sans que jamais la douleur avilît son âme. Il reçut les secours spirituels du chapelain qui, par bonheur, savait le français.

Il mourut le jour qui porte son nom, le 13 juin 1823. Quelques heures avant d’expirer, il parla de son père octogénaire, s’attendrit et pleura. Puis il se reprit, disant :

– Mais pourquoi pleurer le plus heureux de tous les miens, puisqu’il est à la veille de me rejoindre dans l’éternelle paix !

Ses dernières paroles furent celles-ci : « Je pardonne de bon cœur à mes ennemis. »

D. Fortini lui ferma les yeux ; c’était son ami d’enfance, un homme tout religion et charité.

Pauvre Oroboni ! Quel froid mortel courut dans nos veines lorsqu’on vint nous dire qu’il n’était plus, et que nous entendîmes la voix et les pas de ceux qui venaient prendre le corps, et que nous vîmes de la fenêtre le char qui le portait au cimetière ! Ce char était traîné par deux condamnés ordinaires ; quatre gardes le suivaient. Nous accompagnâmes des yeux le triste convoi jusqu’au cimetière. Il entra dans l’enceinte, s’arrêta à un angle : là était la fosse.

Quelques moments après, le char, les condamnés et les gardes revinrent sur leurs pas. L’un d’eux était Kubitzki. Il me dit (pensée noble et faite pour étonner dans un homme si commun) :

– J’ai marqué avec soin le lieu de la sépulture, afin que si quelque parent ou quelque ami obtenait un jour la permission de prendre ces os et de les porter dans son pays, on pût savoir où ils reposent.

Que de fois Oroboni m’avait dit, en regardant le cimetière du haut de sa fenêtre : « Il faut que je m’accoutume à l’idée d’aller pourrir là-bas, et cependant j’avoue que cette idée me fait frissonner ; il me semble qu’enseveli dans ce pays, on ne doit pas être aussi bien que dans notre chère péninsule. »

Puis il s’écriait en souriant : « Enfantillage ! quand un habit est usé et qu’il faut le quitter, qu’importe en quel lieu il est jeté ! »

D’autres fois, il me disait : « Je me prépare chaque jour à la mort, mais je m’y serais plus volontiers résigné à la condition de rentrer un moment sous le toit paternel, d’embrasser les genoux de mon père, de recueillir sur sa bouche une parole de bénédiction, et de mourir ! »

Il soupirait et ajoutait : « Si ce calice ne peut s’éloigner de moi, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite ! » Et le dernier matin de sa vie, il dit encore, en baisant un crucifix que Kral lui présentait :

– Toi qui étais un Dieu, tu as eu aussi horreur de la mort et tu as dit : Si possibile est, transeat a me calix iste 30 ! Pardonne si je le dis aussi ; mais je veux aussi redire tes autres paroles : Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu 31 !

 

 

XXIV

 

Après la mort d’Oroboni, je tombai de nouveau malade ; je croyais que j’aillais bientôt rejoindre l’ami trépassé, et je le désirais ardemment. Seulement, aurais-je pu sans douleur me séparer de Maroncelli ?

Souvent, tandis que lui, assis sur sa paillasse, lisait ou faisait des vers, ou peut-être feignait comme moi de se distraire avec l’étude et méditait sur nos malheurs, moi je le regardais douloureusement et me disais : « Combien plus triste encore sera ta vie lorsque, les yeux attachés sur le cimetière, tu diras : « Et Silvio aussi est là ! » Et je m’attendrissais sur ce pauvre survivant, et je faisais des vœux pour qu’on lui donnât un compagnon capable de l’apprécier comme je l’appréciais, ou pour que le Seigneur prolongeât mes tourments et me laissât le doux office d’adoucir ceux de cet infortuné en les partageant.

Je ne marque pas combien de fois mes maladies s’en allèrent et reparurent. L’assistance que, pendant leur durée, je recevais de Maroncelli, était celle d’un frère ; il savait quand il m’était pénible de parler, et alors il gardait le silence ; il savait quand ses paroles pouvaient me soulager, et alors il trouvait toujours quelque sujet conforme aux dispositions de mon âme, tantôt s’efforçant de les seconder, tantôt visant à les changer peu à peu. D’âmes plus nobles que la sienne, jamais je n’en avais connu ; d’égales à la sienne, un bien petit nombre. Un grand amour de la justice, une grande tolérance, une grande confiance dans la vertu de l’homme et le secours de la Providence, un très vif sentiment du beau dans les arts, une imagination riche de poésie, les plus aimables dons de l’esprit et du cœur s’unissaient pour me le rendre cher.

Je n’oubliais pas Oroboni, et chaque jour je gémissais de sa mort ; mais souvent j’avais la joie au cœur de penser que ce bien-aimé, libre de tous maux et heureux dans le sein de la divinité, devait mettre au nombre de ses contentements celui de me voir avec un ami non moins affectueux que lui.

Une voix semblait m’assurer dans l’âme qu’Oroboni n’était plus dans le lieu des expiations ; néanmoins, je ne cessais pas de prier pour lui. Plusieurs fois je crus le voir en songe prier aussi pour moi, et ces songes, j’aimais à me persuader qu’ils n’étaient pas l’effet du hasard, mais bien de réelles manifestations de son image, que Dieu permettait pour me consoler. Je ferais rire si j’essayais de peindre la vivacité de ces songes et l’enchantement véritable qu’ils me laissaient pendant des journées entières.

Mais les sentiments religieux et l’amitié qui m’unissait à Maroncelli allégeaient chaque jour davantage le poids de mes afflictions. Tout ce que j’avais à craindre, c’était que cet infortuné, dont la santé était déjà si délabrée, quoique moins chancelante que la mienne, ne me précédât au tombeau. Chaque fois qu’il tombait malade, je tremblais ; dès que je le voyais aller mieux, c’était une fête pour moi.

Ces craintes de le perdre donnaient à mon affection pour lui une force chaque jour plus grande, et la crainte de me perdre produisait sur lui le même effet.

Ah ! il est une ineffable douceur dans cette alternative de craintes et d’espérances pour une personne qui reste seule à nous aimer ! Notre condition était assurément une des plus misérables qui fussent sur la terre, et cependant cette estime et cette amitié sans bornes que nous avions l’un pour l’autre nous composaient, au milieu de nos tourments, une sorte de félicité ; et certes nous l’éprouvions bien.

 

 

XXV

 

J’aurais désiré que ce chapelain (dont j’avais été si content à l’époque de ma première maladie) nous fût donné pour confesseur, et que nous pussions le voir de temps à autre, même sans nous trouver gravement malades. Au lieu de lui donner cette charge, on nous assigna un augustin nommé le Frère Baptiste, jusqu’à ce qu’arrivât de Vienne ou la confirmation de celui-ci, ou la nomination d’un autre.

Je craignais de perdre au change ; je me trompais. Le Père Baptiste était un ange de charité ; ses manières étaient pleines de bon ton et d’élégance ; il raisonnait avec profondeur sur les devoirs de l’homme.

Nous le priâmes de nous visiter souvent. Il revenait chaque mois, et plus souvent s’il le pouvait. Il nous portait aussi quelques livres, avec la permission du gouverneur, et nous disait, au nom de son supérieur, que toute la bibliothèque du couvent était à notre disposition. C’eût été pour nous un grand bien, s’il eût duré ; en attendant, nous en profitâmes pendant quelques mois.

Après la confession, il s’arrêtait longtemps à s’entretenir avec nous, et tous ses discours laissaient voir une âme droite, pleine de dignité et passionnée pour la grandeur et la sainteté de l’homme. Nous eûmes le bonheur de jouir environ une année de ses lumières et de son amitié, et jamais il ne se démentit ; jamais une syllabe qui pût trahir en lui l’homme de la politique au lieu de l’homme de son ministère ; jamais le plus léger manquement aux égards les plus délicats.

D’abord, pour dire la vérité, je me défiais de lui ; je m’attendais à le voir faire servir la finesse de son esprit à des investigations déplacées. Dans un prisonnier d’État, cette défiance n’est que trop naturelle. Mais comme l’on se sent soulagé lorsque cette défiance s’évanouit, et que dans l’interprète de Dieu on ne découvre de zèle que pour la cause de Dieu et de l’humanité ! Il avait une manière de consoler toute particulière, à lui et très efficace. Je m’accusais, par exemple, de mes transports de colère contre les rigueurs de notre régime de prison. Il moralisait un moment sur la nécessité de souffrir avec sérénité et en pardonnant, puis il se mettait à peindre avec les couleurs les plus vives toutes les misères réservées à d’autres conditions que l’a mienne. Il avait beaucoup vécu à la ville et dans la campagne, connu des grands et des petits, médité sur les injustices humaines ; il savait peindre à merveille les passions et les mœurs des diverses classes de la société ; partout il me montrait des forts et des faibles, des oppresseurs et des opprimés ; partout la nécessité ou de haïr ses semblables ou de les aimer avec une généreuse indulgence, une douce compassion. Les anecdotes qu’il racontait, pour me rappeler l’universalité du malheur et les bons effets qu’on peut tirer de l’adversité, n’avaient rien d’extraordinaire ; c’étaient, au contraire, des faits ramassés au hasard ; mais ses paroles, en les racontant, avaient une telle justesse, une telle puissance qu’elles me faisaient fortement sentir les conclusions de ses récits.

Oh ! oui, chaque fois que j’avais entendu ces tendres reproches et ces nobles conseils, je brûlais de l’amour de la vertu, je n’avais plus de haine pour personne, j’aurais donné ma vie pour le moindre de mes semblables, je bénissais Dieu de m’avoir fait homme.

Ah ! malheureux qui méconnaît la sublimité de la confession ! malheureux qui, pour ne pas paraître vulgaire, se croit obligé de la tourner en dérision ! Parce que chacun sait qu’il faut être bon, il n’est pas vrai pour cela qu’il soit inutile de se l’entendre répéter, et que nous ayons assez de nos propres réflexions et de lectures faites à propos. Mais la vivante parole d’un homme a une puissance que ne peuvent avoir ni nos lectures ni nos propres réflexions ; l’âme est mieux remuée, les impressions qu’elle reçoit sont plus profondes. Il y a dans la parole d’un frère une vie et un à-propos que l’homme chercherait souvent en vain dans les livres et dans ses propres pensées.

 

 

XXVI

 

Au commencement de 1824, le surintendant, qui avait ses bureaux à l’une des entrées de notre corridor, se transporta ailleurs, et les chambres de la chancellerie, avec d’autres qui s’y trouvaient annexées, furent converties en prisons. Nous comprîmes, hélas ! qu’on attendait d’Italie de nouveaux prisonniers d’État.

Arrivèrent bientôt en effet les condamnés d’un troisième procès, tous nos amis ou connus de nous. Oh ! quand j’appris leurs noms, quelle fut ma tristesse ! Borsieri était l’un de mes plus anciens amis. J’étais lié depuis moins de temps avec Confalonieri, mais c’était de tout mon cœur. Si j’avais pu, en me condamnant au carcere durissimo ou à quelque autre tourment que ce fût, subir pour eux leur peine et leur rendre la liberté, Dieu sait si je ne l’aurais pas fait ! Je ne dis pas seulement donner ma vie pour eux : qu’est-ce, hélas ! que donner sa vie ? Souffrir est bien davantage !

J’aurais eu alors un si grand besoin des consolations du Père Baptiste ! Il ne lui fut plus permis de venir.

Il arriva de nouveaux ordres pour le maintien de la plus sévère discipline. Cette terrasse qui nous servait de lieu de promenade fut d’abord entourée d’une palissade, de telle sorte que personne ne put nous voir, même de très loin et avec un télescope, et nous perdîmes ainsi le magnifique spectacle des collines environnantes et de la cité qu’elles dominaient. C’était peu : pour aller à cette terrasse, il fallait, comme je l’ai dit, traverser la cour, et dans cette cour beaucoup de personnes pouvaient nous voir. Afin de nous dérober à tous les regards, on nous enleva ce lieu de promenade et on nous en assigna un autre, fort petit, contigu à notre corridor et, comme nos chambres, exposé à l’occident.

Je ne puis exprimer à quel point ce changement de promenade nous affligea. Je n’ai pas fait remarquer toutes les consolations que nous offrait le lieu qu’on nous enlevait. La vue des enfants du surintendant, leurs naïfs embrassements, là même où dans ses derniers jours nous avions vu leur pauvre mère malade ; quelques mots échangés avec le serrurier qui était aussi logé là, les joyeuses chansonnettes et le talent musical d’un caporal qui pinçait de la guitare, enfin l’innocent amour, non de moi ou de mon compagnon, mais d’une bonne Hongroise, femme d’un caporal et marchande de fruits. Elle s’était éprise de Maroncelli.

Déjà avant qu’on l’eût mis avec moi, cette Hongroise et lui se voyant presque tous les jours, il s’était établi entre eux une certaine amitié. Il avait l’âme si honnête, si digne, si candide qu’il ignorait complètement qu’il eût inspiré de l’amour à la pauvre créature ; c’est moi qui le lui fis remarquer. Il hésita d’abord à me croire, mais, craignant que je n’eusse raison, il se fit un devoir de se montrer plus froid avec elle. Ce surcroît de réserve, au lieu d’éteindre l’amour de cette femme, semblait l’augmenter.

Comme la fenêtre de sa chambre s’élevait à peine de deux pieds au-dessus du sol de la terrasse, elle sautait de notre côté, sous prétexte d’étendre quelque linge au soleil de faire toute autre besogne, et s’arrêtait là à nous regarder ; et si l’occasion s’en présentait, elle entamait la conversation.

Nos pauvres gardes, toujours fatigués de n’avoir que peu dormi la nuit, saisissaient volontiers l’occasion de venir dans le coin où, sans être aperçus des chefs, ils pouvaient s’asseoir sur l’herbe et sommeiller. Maroncelli se trouvait alors dans un grand embarras, tant se montrait à découvert la passion de cette infortunée. Mon embarras à moi était plus grand encore. Néanmoins de pareilles scènes, qui auraient pu être passablement risibles si cette personne nous eût inspiré peu de respect, étaient pour nous sérieuses et, je pourrais dire, pathétiques. Cette malheureuse femme avait une de ces physionomies qui révèlent, à ne s’y point méprendre, l’habitude de la vertu et le besoin de l’estime. Elle n’était pas belle, mais douée d’une expression de physionomie si noble que les contours un peu irréguliers de son visage semblaient s’embellir à chaque sourire, à chaque mouvement de ses muscles.

S’il entrait dans mon dessein de parler ici d’amour, il me resterait bien des choses à dire sur cette malheureuse et vertueuse femme, morte maintenait. Mais il me suffit d’avoir noté un des rares évènements de notre prison.

 

 

XXVII

 

Ces rigueurs croissantes rendaient notre vie chaque jour plus monotone. Comment se passèrent pour nous les années 1824, 1825, 1826, 1827 ? On nous refusa cet usage de nos livres que le gouverneur nous avait accordé provisoirement. La prison devint pour nous un vrai tombeau dans lequel on ne nous laissait pas même la tranquillité du tombeau. Chaque mois, à un jour indéterminé, le directeur de la police, accompagné d’un lieutenant et de ses gardes, venait faire une inspection sévère. On nous mettait tout nus, on examinait toutes les coutures de nos vêtements, et, dans la crainte que l’un de nous n’y tînt caché quelque papier ou toute autre chose, on ouvrait nos paillasses pour en fouiller l’intérieur. Quoiqu’on ne pût rien trouver de clandestin avec nous, cette visite faite hostilement, à l’improviste et répétée sans fin, avait je ne sais quoi qui m’irritait et qui chaque fois me donnait la fièvre.

Les années précédentes m’avaient paru si tristes, et voici maintenant que je pensais avec regret à ces années, comme à un temps de chères délices ! Où étaient les heures où je m’enfermais dans l’étude de la Bible ou d’Homère ? À force de lire Homère dans le texte, la légère connaissance que j’avais du grec s’était étendue, et je m’étais passionné pour cette langue. Combien il me fut pénible de ne pouvoir en continuer l’étude ! Dante, Byron, Pétrarque, Shakespeare, Schiller, Walter Scott, Goethe, que d’amis m’étaient enlevés ! Parmi ces livres, je comptais aussi quelques ouvrages de morale évangélique, Bourdaloue, Pascal, l’Imitation de Jésus-Christ, la Philothée 32, etc., etc. ; livres qui, lus avec cette critique étroite et illibérale qui se récrie à chaque faute de goût, à chaque pensée peu solide, se jettent là et ne se reprennent plus, mais qui, si on les lit sans y mettre de mauvais vouloir et sans se scandaliser des côtés faibles, laissent voir une philosophie haute, et d’une substance forte pour le cœur et l’intelligence.

Quelques-uns de ces livres de religion nous furent depuis envoyés en présent par l’empereur ; mais ce don était accompagné d’une exclusion absolue pour tout genre de livres servant à nos études littéraires.

Ce don d’ouvrages ascétiques nous fut obtenu en 1825 par un confesseur dalmate qu’on nous envoya de Vienne, le Père Stéphano Paulowich, nommé, deux ans après, évêque de Cattaro. Nous lui fûmes aussi redevables du bonheur d’entendre enfin la messe, faveur que jusqu’alors on nous avait toujours refusée, sous prétexte qu’on ne pouvait nous conduire à l’église et nous tenir séparés deux à deux, comme il était prescrit.

Comme une si grande séparation était impossible, nous allions à la messe divisés en trois groupes. L’un se plaçait sur la tribune de l’orgue, un autre dessous, de manière à ne pouvoir être aperçu, et le dernier dans un petit oratoire qui avait vue dans l’église au moyen d’une grille.

Maroncelli et moi, nous avions alors pour compagnons, mais avec défense qu’un couple s’entretînt avec l’autre, six condamnés dont la sentence était antérieure à la nôtre. Deux d’entre eux avaient été mes voisins sous les plombs de Venise. Deux gardes nous conduisaient au poste qui nous était assigné, et ramenaient après la messe chaque couple dans sa prison. Un capucin venait nous dire la messe. Ce brave homme terminait toujours la cérémonie par un orémus où il demandait à Dieu qu’il nous délivrât des fers, et alors sa voix s’attendrissait. Quand il revenait de l’autel, il adressait un regard compatissant à chacun des trois groupes, et inclinait tristement la tête en priant.

 

 

XXVIII

 

En 1825, Schiller parut trop affaibli par les infirmités de la vieillesse, et on lui donna à garder d’autres prisonniers, qui exigeaient moins de vigilance. Oh ! qu’il nous fut pénible de le voir s’éloigner de nous ! Qu’il lui en coûta aussi de nous quitter !

Il eut d’abord pour successeur Kral, qui pour la bonté ne lui était pas inférieur. Mais celui-là aussi reçut une autre destination, et il nous en vint un qui n’était pas méchant, si l’on veut, mais bourru et incapable de toute manifestation affectueuse.

Ces changements m’affligeaient profondément. Schiller, Kral et Kubitzki, mais surtout les deux premiers, nous avaient assistés dans nos maladies comme un père et un frère auraient pu le faire. Incapables de manquer à leurs devoirs, ils savaient s’en acquitter sans dureté de cœur. S’ils avaient un peu de rudesse dans les formes, cette rudesse était presque toujours involontaire et pleinement rachetée par la bonté dont ils nous donnaient les preuves. Je m’irritais quelquefois contre eux ; mais comme ils me pardonnaient du fond du cœur ! comme ils avaient hâte de nous persuader qu’ils n’étaient pas sans affection pour nous ! comme ils se réjouissaient de nous en voir persuadés, de se voir par nous reconnus pour gens de bien !

Depuis qu’il vivait loin de nous, plusieurs fois Schiller était tombé malade et était revenu à la santé. Nous demandions de ses nouvelles avec une sollicitude filiale. Quand il était convalescent, il venait quelquefois se promener sous nos fenêtres. Nous toussions pour le saluer, et lui levait la tête avec un sourire mélancolique et disait à la sentinelle, de manière qu’il nous fût possible de l’entendre : « Da sind meine Sôhne ! (Ce sont mes fils, voyez-vous !) »

Pauvre vieillard ! Que je souffrais à te voir traîner péniblement ton flanc malade, et à ne pouvoir te soutenir avec mon bras !

Quelquefois il s’asseyait là, sur l’herbe, et lisait. C’étaient les livres qu’il m’avait prêtés. Et pour que je les reconnusse, il en disait le titre à la sentinelle, ou en répétait quelques morceaux. La plupart du temps, ces livres étaient des contes d’almanach ou autres romans de peu de valeur littéraire, mais ayant un sens moral.

Après diverses attaques d’apoplexie, il se fit porter à l’hôpital militaire. Il y arriva dans un état désespéré, et bientôt il y mourut. Il possédait quelques centaines de florins, fruit de ses longues épargnes. Il les avait donnés ou prêtés à quelques-uns de ses compagnons d’armes. Lorsqu’il se vit près de sa fin, il fit venir ses amis et leur dit :

– Je n’ai plus de parents ; que chacun de vous garde ce qu’il a entre les mains. Je vous demande seulement de prier pour moi.

Un de ses amis avait une fille de dix-huit ans, qui était la filleule de Schiller. Peu d’heures avant de mourir, le bon vieillard la fit demander. Il ne pouvait plus déjà prononcer distinctement aucune parole. Il ôta de son doigt un anneau d’argent, sa dernière richesse, et le mit au doigt de la jeune fille, puis il l’embrassa et pleura en l’embrassant. La pauvre enfant poussait des cris et l’inondait de ses larmes. Il les lui essuyait avec son mouchoir. Ensuite il prit ses mains et se les posa sur les yeux. Ses yeux étaient fermés pour toujours.

 

 

XXIX

 

Les consolations humaines allaient ainsi nous manquant l’une après l’autre, et les douleurs devenaient de plus en plus vives. Je me résignais à la volonté de Dieu, mais je me résignais en gémissant, et mon âme, au lieu de s’endurcir au mal, semblait le ressentir chaque jour plus douloureusement.

Une fois, on m’apporta clandestinement une feuille de la Gazette d’Augsbourg, dans laquelle on avançait sur moi une chose fort étrange, à l’occasion de la prise d’habit de l’une de mes sœurs : « La signora Maria Angiola Pellico, fille de... etc., a pris aujourd’hui, etc., le voile dans le monastère de la Visitation à Turin. Elle est la sœur de l’auteur de Françoise de Rimini, Silvio Pellico, lequel est récemment sorti de la citadelle du Spielberg, gracié par S. M. l’Empereur ; trait de clémence bien digne d’un si magnanime souverain, et qui a réjoui toute l’Italie... etc. »

Suivait mon panégyrique.

Je ne pouvais imaginer dans quel but on avait inventé cette nouvelle de ma grâce. Un pur divertissement de journaliste me paraissait chose peu vraisemblable. C’était peut-être quelque ruse de la police autrichienne ? Mais ces noms de Maria Angiola étaient précisément ceux de la plus jeune de mes sœurs. Ils avaient passé, sans doute, de la Gazette de Turin dans d’autres journaux. Il était donc bien vrai que cette excellente jeune fille s’était faite religieuse ? « Ah ! peut-être a-t-elle pris ce parti parce qu’elle a perdu ses parents ! Pauvre jeune fille ! Elle n’a pas voulu que je fusse le seul à souffrir les rigueurs de la prison : elle aussi a voulu se renfermer. Que le Seigneur lui donne, plus qu’il ne me l’a donnée, la vertu de la patience et de l’abnégation ! Que de fois dans sa cellule cet ange va penser à moi ! Que de fois elle se soumettra à d’austères pénitences pour obtenir de Dieu qu’il allège les maux de son frère ! »

Ces pensées m’attendrissaient et me déchiraient le cœur. Hélas ! mon malheur ne pouvait que trop bien avoir abrégé les jours de mon père ou de ma mère, de tous les deux peut-être. Plus j’y pensais, et plus il me semblait impossible que sans une telle perte ma Marietta eût quitté le toit paternel. Cette idée pesait sur mon cœur comme une certitude, et me plongea dans l’affliction la plus cruelle.

Maroncelli n’en fut pas moins ému que moi. Quelques jours après, il se mit à composer une complainte poétique sur la sœur du prisonnier. Il en résulta un délicieux petit poème qui respirait la mélancolie et la douleur. Quand il l’eut achevé, il me le récita. Oh ! comme je lui sus gré de cette pensée délicate ! Parmi tant de milliers de vers qui jusqu’alors avaient été composés pour des religieuses, ceux-là probablement étaient les seuls composés dans une prison, pour le frère de la religieuse, par un de ses compagnons de captivité. Quel rapprochement d’idées saintes et pathétiques !

C’est ainsi que l’amitié adoucissait mes douleurs. Ah ! depuis ce moment il ne s’écoula pas un jour que ma pensée ne tournât longtemps autour d’un couvent de jeunes vierges, qu’entre ces vierges je ne m’arrêtasse à en considérer une avec la plus tendre compassion, une, une seule, à prier ardemment le Ciel de lui embellir la solitude et de ne pas permettre que son imagination lui peignît ma prison sous des couleurs trop horribles.

 

 

XXX

 

La venue clandestine de cette gazette ne doit pas faire croire au lecteur qu’il m’arrivât souvent de me procurer des nouvelles du monde. Non : autour de moi, tous étaient bons, mais tous enchaînés par une crainte terrible. S’il se faisait en secret quelque légère infraction à la discipline, c’était seulement quand il ne paraissait y avoir aucun danger. Et il était difficile qu’il ne parût ne point y en avoir, au milieu de tant de perquisitions ordinaires et extraordinaires.

Il ne me fut jamais donné d’avoir clandestinement aucune nouvelle des miens si loin de moi, hélas ! à l’exception du mot relatif à ma sœur que je viens de rapporter.

La crainte où j’étais que mes parents n’eussent cessé de vivre fut à quelque temps de là plutôt augmentée que diminuée par la manière dont le directeur de la police vint une fois m’annoncer que tout allait bien dans ma famille.

– S. M. l’Empereur m’ordonne, dit-il, de vous annoncer que les parents que vous avez à Turin se portent bien.

Je tressaillis de plaisir et de surprise à cette communication qui jamais auparavant ne m’avait été faite, et je demandai plus de détails.

– J’ai laissé à Turin, dis-je au directeur, un père et une mère, des frères et des sœurs ; sont-ils tous vivants ? Oh ! si vous avez une lettre de quelqu’un d’entre eux, je vous supplie de me la montrer.

– Je ne puis rien montrer. Vous devez vous contenter de cela. C’est toujours de la part de l’empereur une preuve de bonté que de vous faire dire ces consolantes  paroles. Cela ne s’est encore fait pour personne.

– C’est une preuve de bonté de l’empereur, j’en conviens, mais vous sentirez qu’il m’est impossible de tirer aucune consolation de paroles aussi vagues.

« Quels sont ceux de mes parents qui se portent bien ? N’en ai-je perdu aucun ?

– Monsieur, je suis fâché de ne pouvoir vous en dire plus qu’il ne m’a été ordonné.

Et là-dessus il se retira.

On avait eu certainement l’intention de m’apporter quelque soulagement avec cette nouvelle. Mais je me persuadai que l’empereur, tout en cédant aux instances de quelques personnes de ma famille, et en permettant que cet avis me fût donné, défendait qu’on me montrât aucune lettre, afin de me laisser ignorer qui pouvait me manquer d’entre les miens.

À quelques mois de là, on m’apporta un nouvel avis du même genre. Aucune lettre d’ailleurs, et pas une explication de plus.

On s’aperçut que je ne me contentais pas d’une si grande faveur, que j’en demeurais même encore plus affligé, et on ne me dit plus rien de ma famille.

La pensée que peut-être mes parents étaient morts, que mes frères l’étaient aussi, aussi bien que Joséphine, mon autre sœur bien-aimée ; que peut-être Marietta, la seule qui survécût, allait bientôt s’éteindre dans les tourments de la solitude et les austérités de la pénitence, me détachait de plus en plus de la vie.

Quelquefois cruellement ressaisi par mes souffrances accoutumées ou atteint de nouvelles indispositions, telles que d’horribles coliques avec des symptômes très douloureux, semblables à ceux du choléra morbus, j’espérais mourir. Oui, c’est bien le mot, j’espérais.

Et néanmoins, ô contradictions de l’homme ! s’il m’arrivait de jeter un regard sur mon compagnon languissant, mon cœur se déchirait à la pensée de le laisser seul, et de nouveau je désirais la vie !

 

 

XXXI

 

À trois reprises il arriva de Vienne de hauts personnages pour visiter nos prisons, et s’assurer qu’il ne s’y commettait aucun abus de discipline. La première visite fut celle du baron von Münch, qui, s’apitoyant sur le peu de jour dont nous jouissions, nous promit de demander qu’on prolongeât notre journée en faisant placer une lanterne, pendant quelques heures de la soirée, à l’extérieur du guichet. La visite de von Münch eut lieu en 1825. Une année après, sa bonne intention eut son effet, et dès lors, grâce à cette lueur sépulcrale, il nous fut possible de voir les murs de la prison et de nous promener sans nous heurter la tête.

La seconde visite fut celle du baron von Vogel. Il me trouva dans un déplorable état de santé ; et apprenant que le médecin, quoique persuadé que le café me ferait du bien, n’osait me l’ordonner, parce que c’était un objet de luxe, il dit en ma faveur un mot de consentement, et le café me fut ordonné.

La troisième visite fut celle de je ne sais quel autre seigneur de la Cour, homme de cinquante à soixante ans, qui nous témoigna par ses manières et ses paroles la plus généreuse compassion. Il ne pouvait rien pour nous, mais l’expression suave de sa bonté était déjà un bienfait, et nous lui en sûmes gré.

Oh ! avec quelle ardeur le prisonnier désire la vue des créatures de son espèce ! La religion chrétienne, si riche d’humanité, n’a pas oublié de mettre au nombre des œuvres de miséricorde la « visite des prisonniers ». L’aspect des hommes qui prennent pitié de votre infortune, lors même qu’ils n’ont pas le moyen de vous consoler plus efficacement, ne laisse pas de vous l’adoucir.

La solitude absolue peut être bonne à l’amendement de quelques âmes ; mais je crois qu’en général elle l’est plus encore, si on ne la pousse à l’extrême, si on ne l’isole complètement de tout contact avec la société. Moi, du moins, je suis ainsi fait. Si je ne vois pas mes semblables, je concentre mon amour sur un trop petit nombre d’entre eux et cesse d’aimer les autres. Si je puis en voir, je ne dis pas beaucoup, mais un nombre raisonnable, je ressens une vive tendresse pour tout le genre humain.

Mille fois je me suis surpris le cœur si uniquement voué à l’amour d’un très petit nombre et si plein de haine pour les autres que je m’en épouvantais. Alors j’allais à la fenêtre, soupirant après la vue de quelque nouveau visage, et je m’estimais heureux si la sentinelle, en se promenant, ne rasait pas le mur de trop près, si elle s’en éloignait assez pour qu’il me fût possible de la voir, si elle levait la tête quand je toussais, si elle avait une honnête physionomie. Quand je croyais y découvrir quelques traces de compassion, je me sentais saisi d’une douce palpitation, comme si ce soldat inconnu était pour moi un ami intime. S’il s’éloignait, j’attendais son retour avec une tendre inquiétude, et s’il revenait en me regardant, je m’en réjouissais comme d’un grand acte de charité. S’il ne passait pas de manière à se laisser voir, je demeurais mortifié comme un homme qui aime et qui s’aperçoit qu’on se soucie peu de lui.

 

 

XXXII

 

Dans la prison contiguë à la nôtre, qui avait été celle d’Oroboni, étaient maintenant D. Fortini et M. Antonio Villa. Ce dernier, autrefois robuste comme Hercule, avait beaucoup souffert de la faim pendant la première année, et quand il eut un peu plus de nourriture, il se trouva sans force pour digérer. Il languit longtemps, et ensuite, réduit presque à l’extrémité, il obtint qu’on lui donnât une prison plus aérée. L’atmosphère méphitique d’un étroit sépulcre lui était sans doute très nuisible comme elle l’était à tous les autres ; mais le remède qu’il invoqua fut insuffisant. Dans la grande pièce où on le mit, il traîna plusieurs mois encore, et finit par mourir, après quelques vomissements de sang.

Il fut assisté par son compagnon de captivité D. Fortini et par l’abbé Paulowich, venu de Vienne en toute hâte dès qu’on y sut Villa moribond.

Quoique je ne fusse pas aussi étroitement lié avec lui que je l’étais avec Oroboni, sa mort ne laissa pas de m’affliger beaucoup. Je le savais aimé avec la plus vive tendresse de ses parents et de sa femme ! Pour lui, il était moins à plaindre que digne d’envie ; mais ceux qui lui survivaient !...

Il avait été aussi mon voisin sous les plombs. Tremerello m’avait porté quelques vers de lui, et lui en avait rapporté de moi. Il régnait parfois dans ces vers qu’il m’envoyait un sentiment profond.

Après sa mort, je m’aperçus que je lui étais plus attaché que je ne l’avais cru durant sa vie, lorsque j’appris des gardes combien il avait cruellement souffert. L’infortuné ne pouvait se résigner à mourir, quoique très pieux. Il éprouva au plus haut degré l’horreur de ce terrible passage, sans cesser toutefois de bénir le Seigneur et de lui crier avec larmes : « Je ne puis conformer ma volonté à la tienne, ô mon Dieu, et cependant je le voudrais. Opère donc en moi ce miracle ! »

Il n’avait pas le courage d’Oroboni, mais il l’imita en déclarant qu’il pardonnait à ses ennemis.

À la fin de cette année (c’était en 1826), nous entendîmes un soir dans le corridor le bruit mal étouffé de plusieurs personnes qui marchaient. Mon oreille était devenue très habile à distinguer les bruits de tous genres. On ouvre une porte, celle de la prison où était l’avocat Solera. Une seconde s’ouvre : c’est celle de Fortini. Entre plusieurs voix qui parlent bas, nous distinguons celle du directeur de police. Que sera-ce ? Une perquisition à une heure si avancée ? Et pourquoi ?

Mais bientôt ils sortent de nouveau dans le corridor, et voici le bon Fortini qui se met à dire :

Oh povereto mi ! Pardon, c’est que j’ai oublié un tome de mon bréviaire 33.

Et il retourna lestement sur ses pas pour reprendre ce volume, puis il rejoignit les autres. La porte de l’escalier s’ouvrit ; nous entendîmes le bruit de leurs pas jusqu’à la dernière marche, et nous comprîmes que les deux bienheureux avaient reçu leur grâce ; et quoique bien tristes de ne pouvoir les suivre, nous nous réjouîmes de leur bonheur.

 

 

XXXIII

 

La délivrance de nos deux compagnons ne devait-elle avoir pour nous aucune conséquence ? Comment sortaient-ils, eux comme nous condamnés, l’un à vingt ans, l’autre à quinze ans de prison, sans que la même grâce brillât pour nous et pour beaucoup d’autres ?

Il existait donc contre ceux qu’on ne renvoyait pas des préventions plus graves ? Ou voulait-on nous gracier tous, mais à de courts intervalles de distance, et deux seulement à la fois, peut-être chaque mois, peut-être tous les deux ou trois mois ?

Nous doutâmes ainsi quelque temps, et plus de trois mois s’écoulèrent sans qu’eût lieu aucune autre mise en liberté. Vers la fin de 1827, nous pensâmes que décembre pourrait avoir été choisi pour l’anniversaire des grâces ; mais décembre passa, et rien n’arriva.

Nous prolongeâmes notre attente jusqu’à l’été de 1828, qui complétait mes sept ans et demi de prison, équivalents à quinze, selon les paroles de l’empereur, pourvu que l’on voulût bien compter du moment de l’accusation. Si l’on ne voulait pas y comprendre le temps du procès (et c’était la supposition la plus vraisemblable), mais ne dater que de la lecture publique de l’arrêt, les sept ans et demi ne devaient se terminer qu’en 1829.

Tous les termes calculables passèrent, et la grâce ne brilla pas. Cependant, déjà avant le départ de Solera et de Fortini, il était survenu à mon pauvre Maroncelli une tumeur au genou gauche. Dans le principe, la douleur n’était pas vive, et le forçait seulement à boiter. Puis il eut peine à traîner ses fers, et n’allait plus que rarement à la promenade. Un matin d’automne, il voulut sortir avec moi pour respirer un peu l’air ; il y avait déjà de la neige, et, dans un moment où par malheur je ne le soutenais pas, il trébucha et tomba. Le coup qu’il se donna rendit incontinent aiguë la douleur qu’il ressentait au genou. Nous le portâmes sur son lit, car il n’avait plus la force d’aller. Quand le médecin le vit, il se décida enfin à lui faire ôter les fers. La tumeur empira de plus en plus ; elle devint énorme, et chaque jour plus douloureuse. Tels étaient les tourments du pauvre malade qu’il ne pouvait trouver de repos ni dans son lit, ni hors de son lit.

Quand il devait se mouvoir, se lever, se coucher, il me fallait prendre le plus délicatement possible la jambe malade et la placer avec une extrême lenteur de la manière qui lui convenait. Quelquefois, pour le moindre changement de position, il fallait un quart d’heure entier de spasmes.

Les sangsues, les cautères, les pierres infernales, les cataplasmes secs ou humides, tout fut mis en œuvre par le médecin. C’était un surcroît de douleur et rien de plus. Après l’application de la pierre infernale, la suppuration s’établissait. La tumeur n’était plus qu’une seule plaie ; mais jamais elle ne diminuait, jamais le soulagement de la plaie n’apportait aucun adoucissement à la douleur.

Maroncelli était mille fois plus malheureux que moi, et pourtant comme je souffrais avec lui ! L’office de garde-malade m’était doux avec un si digne ami. Mais le voir aussi dépérir, avec de si longs, de si atroces tourments, et ne pouvoir lui rendre la santé, et prévoir que jamais ce genou ne pourrait être guéri, et voir le malade plus persuadé de sa mort que de sa guérison, et ne pouvoir rien autre qu’admirer continuellement son courage et sa sérénité ! Oh ! cela me déchirait l’âme d’une façon inexprimable.

 

 

XXXIV

 

Dans cette déplorable situation, il composait encore des vers, il chantait, il dissertait, il mettait tout en œuvre pour me faire illusion et me cacher une partie de ses souffrances. Il ne pouvait plus ni digérer, ni dormir ; il maigrissait d’une manière effrayante, tombait très souvent en défaillance. Toutefois il reprenait vie par moments, et me donnait du courage.

Ce qu’il eut à souffrir pendant neuf longs mois ne se peut décrire. On finit par accorder une consultation. Le médecin en chef arriva, approuva tout ce que son confrère avait essayé, et se retira sans donner son avis sur la gravité du mal et sur ce qui restait à faire.

Un moment après vint le surintendant, qui dit à Maroncelli :

– Le médecin en chef n’a pas voulu prendre sur lui de s’expliquer ici en votre présence. Il craignait que vous n’eussiez pas la force de vous entendre annoncer une dure nécessité. Je lui ai dit que le courage ne vous manquait pas.

– J’espère, dit Maroncelli, en avoir donné quelque preuve en souffrant ces tourments sans me plaindre. Me proposerait-on par hasard ?...

– Oui, monsieur, l’amputation. Seulement le médecin en chef, vous trouvant le corps si épuisé, hésite à la conseiller. Dans l’état de faiblesse où vous êtes, vous sentez-vous la force de supporter l’amputation ? Voulez-vous vous exposer au danger ?...

– De mourir ? et ne mourrais-je pas tout aussi vite si l’on ne met un terme à ces souffrances ?

– Je ferai donc sur-le-champ à Vienne rapport de tout ceci, et aussitôt la permission venue de vous amputer...

– Quoi ! il faut une permission ?

– Oui, monsieur.

À huit jours de là arriva la permission tant désirée.

Le malade fut porté dans une chambre plus grande ; il demanda que je le suivisse.

– Je pourrais expirer pendant l’opération, dit-il ; que je me trouve du moins entre les bras de mon ami.

Ma compagnie lui fut accordée.

L’abbé Wrba, notre confesseur (il avait succédé à Paulowich), vint administrer les sacrements à l’infortuné. Cet acte de religion accompli, nous attendîmes les chirurgiens qui n’arrivaient pas. Maroncelli se mit encore à chanter un hymne 34.

Les chirurgiens arrivèrent enfin : ils étaient deux. L’un, le chirurgien ordinaire de la maison, c’est-à-dire notre barbier. Lorsqu’il se présentait quelque opération à faire, il avait le droit de la faire de sa main, et ne voulait en céder l’honneur à personne. L’autre était un jeune chirurgien, élève de l’école de Vienne, et jouissant déjà d’une grande renommée d’habileté. Celui-ci, envoyé par le gouverneur pour assister à l’opération, aurait bien voulu l’exécuter lui-même ; mais il lui fallut se contenter de surveiller l’exécution.

Le malade fut assis sur le bord du lit, les jambes en bas. Je le tenais entre mes bras. Au-dessus du genou, à l’endroit où la cuisse commençait à être saine, on forma une ligature pour marquer le cercle que devait suivre l’instrument. Le vieux chirurgien tailla tout autour à la profondeur d’un doigt ; puis il tira en avant la peau ainsi découpée, et continua à opérer sur les muscles mis à nu. Le sang coulait à torrents des artères, mais elles furent bientôt liées avec un fil de soie. En dernier lieu, on scia l’os.

Maroncelli ne poussa pas un cri. Quand il vit emporter sa jambe coupée, il lui jeta un regard de compassion ; puis, se tournant vers le chirurgien qui l’avait opéré, il lui dit :

– Vous m’avez délivré d’un ennemi, et je n’ai aucun moyen de reconnaître ce service.

Il y avait sur la fenêtre une rose dans un verre.

– Je te prie de m’apporter cette rose, me dit-il.

Je la lui portai ; et il l’offrit au vieux chirurgien, en lui disant :

– Je n’ai pas autre chose à vous offrir pour vous témoigner ma reconnaissance.

Celui-ci prit la rose et pleura.

 

 

XXXV

 

Les chirurgiens avaient cru que l’infirmerie du Spielberg serait pourvue de tout ce qu’il fallait, à l’exception des instruments qu’ils avaient apportés. Mais l’amputation finie, ils s’aperçurent qu’il leur manquait diverses choses indispensables : de la toile gommée, de la glace, des bandelettes, etc.

Le malheureux mutilé dut attendre pendant deux heures que tout cela fût venu de la ville. Enfin il put s’étendre sur le lit, et la glace fut posée sur le moignon.

Le jour suivant, ils débarrassèrent le moignon des grumeaux de sang qui s’y étaient formés, le lavèrent, tirèrent la peau en avant et placèrent les bandages.

Pendant plusieurs jours, on ne donna au malade qu’une demi-tasse de bouillon avec un jaune d’œuf délayé. Et une fois passé le danger de la fièvre venue à la suite de la blessure, on commença à le restaurer graduellement avec une nourriture plus substantielle. L’empereur avait ordonné que, jusqu’au rétablissement de ses forces, on lui donnât de bons aliments, de la cuisine du surintendant.

La guérison s’opéra en quarante jours, après lesquels on nous ramena dans notre prison. On nous l’avait agrandie par une ouverture pratiquée dans le mur, au moyen de laquelle on l’avait unie à celle qu’avait habitée d’abord Oroboni, et ensuite Villa.

Je transportai mon lit là même où avait été celui d’Oroboni, là même où il était mort. Cette identité de lieu me faisait du bien. Il semblait que je me fusse rapproché de lui. Je rêvai souvent de lui, et je croyais voir son esprit m’apparaître réellement et me rendre la sérénité avec de célestes consolations.

L’horrible spectacle de tant de tourments éprouvés par Maroncelli et avant qu’on lui coupât la jambe, et pendant cette opération, et depuis, me fortifia l’âme. Dieu, qui m’avait donné assez de santé tout le temps qu’avait duré la maladie de mon ami, parce que mes soins lui étaient nécessaires, me reprit cette force aussitôt que Maroncelli put se traîner sur des béquilles. Il me vint plusieurs tumeurs glanduleuses dont j’eus beaucoup à souffrir. J’en guéris, et à ces douleurs succédèrent des maux de poitrine déjà éprouvés autrefois, mais qui maintenant me suffoquaient avec plus de violence que jamais, des vertiges et des dysenteries spasmodiques.

« Mon tour est venu, me disais-je à moi-même ; aurai-je moins de patience que mon ami ? »

Je m’appliquai dès lors à imiter sa vertu, autant qu’il m’était possible.

Toute condition humaine a sans doute ses devoirs à remplir. Ceux d’un malade sont la patience, la fermeté, l’attention à faire tous ses efforts pour ne pas se rendre désagréable à ceux qui l’approchent.

Maroncelli, sur ses pauvres béquilles, n’avait plus son agilité d’autrefois, et il s’en affligeait, dans la crainte d’être moins prompt à me servir. Il craignait en outre que, pour lui épargner du mouvement et de la fatigue, je ne fisse pas usage de ses services aussi souvent que j’en avais besoin.

Et cela en effet arrivait quelquefois, mais je faisais tous mes efforts pour qu’il ne s’en aperçût pas.

Quoiqu’il eût repris de la force, il n’était pas pour cela à l’abri de tout ressentiment. Il éprouvait, comme tous les amputés, de douloureuses sensations dans les nerfs, comme si la partie coupée était encore vivante. Il souffrait au pied, à la jambe, au genou qu’il n’avait plus. Ajoutez à cela que l’os avait été mal scié, pénétrait dans les chairs nouvelles et y formait souvent des plaies. Ce ne fut qu’au bout d’un an environ que le moignon fut suffisamment endurci et cessa de s’ouvrir.

 

 

XXXVI

 

Mais de nouvelles douleurs assaillirent le malheureux, et presque sans intervalle. D’abord une arthrite qui commença par des jointures des mains, et ensuite martyrisa toute sa personne pendant plusieurs mois, enfin le scorbut. Ce dernier fléau lui couvrit bientôt le corps de taches livides, et commençait à effrayer.

Je cherchais à me consoler en me disant : « Puisqu’il faut mourir en ces lieux, félicitons-nous de ce que le scorbut attaque l’un de nous ; c’est un mal contagieux, et qui nous conduira au tombeau sinon ensemble, du moins à peu de distance l’un de l’autre. »

Nous nous préparions tous deux à la mort, et nous étions tranquilles. Neuf ans de prison et de cruelles souffrances avaient fini par nous familiariser avec l’idée de la dissolution totale de deux corps ruinés et avides de repos. Nos âmes se confiaient en la bonté divine, et croyaient à leur réunion en un lieu où cessent toutes les haines des hommes, et où nous demandions à Dieu qu’il appelât un jour auprès de nous, mais dépouillés de tout ressentiment, ceux qui ne nous aimaient pas.

Durant le cours des années précédentes, le scorbut avait fait beaucoup de ravages dans ces prisons. Le gouvernement, en apprenant que Maroncelli était attaqué de ce mal terrible, eut peur d’une nouvelle épidémie scorbutique, et consentit à la demande du médecin, lequel déclarait qu’il n’y avait pour Maroncelli de remède efficace que le grand air, et conseillait de le tenir le moins possible enfermé dans sa chambre.

Moi, comme son compagnon de chambre, et aussi comme malade de dyscrasie, je jouis du même privilège.

Nous restions dehors tout le temps que le lieu de la promenade n’était pas occupé par d’autres, c’est-à-dire depuis une demi-heure avant le jour pendant une couple d’heures, puis pendant le dîner, si cela nous plaisait, ensuite pendant trois heures de la soirée jusqu’après le coucher du soleil ; cela pour les jours ordinaires. Les jours de fête, comme la promenade n’avait pas lieu pour les autres, nous restions dehors du matin au soir, excepté à l’heure du dîner.

Un autre infortuné, qui avait environ soixante-dix ans et dont la santé était entièrement ruinée, nous fut donné pour compagnon, dans la pensée que l’oxygène pourrait aussi lui être favorable. C’était Constantin Munari, aimable vieillard qui aimait avec passion la littérature et la philosophie, et dont la compagnie nous fut fort agréable.

En faisant remonter le commencement de la peine non plus à l’époque de mon arrestation, mais à celle de ma condamnation, les sept ans et demi finissaient en 1829, dans les premiers jours de juillet, si l’on datait de la signature de l’empereur, ou au 22 du mois d’août, si l’on datait de la publication de l’arrêt.

Mais ce terme passa comme les autres, et toute espérance s’éteignit.

Jusqu’alors Maroncelli, Munari et moi nous supposions quelquefois encore qu’il nous serait possible de revoir le monde, notre chère Italie, nos parents, et c’était pour nous un sujet de conversations pleines de désir, de pitié et d’amour.

Quand nous eûmes vu passer août, puis septembre, puis toute cette année, nous nous accoutumâmes à ne plus rien espérer sur la terre, excepté l’inaltérable continuation de notre mutuelle amitié et l’assistance de Dieu, pour achever dignement ce qui restait à accomplir de notre long sacrifice.

Oh ! l’amitié et la religion sont deux biens inestimables ! Elles embellissent jusqu’aux heures des prisonniers pour qui a cessé de luire toute espérance de grâce. Dieu est véritablement avec les malheureux – avec les malheureux qui aiment !

 

 

XXXVII

 

Après la mort de Villa, à l’abbé Paulowich qui fut fait évêque succéda dans ses fonctions de confesseur l’abbé Wrba, Morave, professeur de Nouveau Testament à Brünn, élève distingué de l’Institut sublime de Vienne.

Cet institut est une congrégation fondée par l’illustre Frint, alors curé de la Cour. Les membres de cette congrégation sont tous des prêtres qui, déjà théologiens lauréats, poursuivent, sous une sévère discipline, les études qui doivent les mettre en possession du plus vaste savoir qui se puisse atteindre. L’intention du fondateur a été admirable. Il a voulu créer une école d’où se répandît, comme d’une source inépuisable, parmi le clergé catholique de l’Allemagne, une science forte et véritable, et cette intention est généralement remplie.

Wrba, demeurant à Brünn, pouvait nous consacrer une plus grande partie de son temps que Paulowich. Il devint pour nous ce qu’avait été le Père Baptiste, excepté qu’il ne lui était permis de nous prêter aucun livre. Nous avions souvent ensemble de longues conférences très profitables, à ce qu’il me semblait, à mes convictions religieuses : j’y puisais une immense consolation.

En 1829, il tomba malade ; puis, ayant pris de nouveaux engagements, il ne put continuer à se rendre auprès de nous. Cela nous affecta profondément ; mais notre bonheur voulut que Wrba eût pour successeur un homme comme lui, docte et distingué, le vicaire Ziak.

Parmi tous les prêtres allemands qui nous furent destinés, jamais un méchant homme, pas un qui nous parût (et il est si facile de le découvrir) vouloir se faire l’instrument de la politique ! Pas un au contraire qui ne réunît en lui les divers mérites d’une science vaste, d’une foi catholique hautement professée, et d’une profonde philosophie. Oh ! combien sont respectables de tels ministres de l’Église !

Ce petit nombre que je fus à même de connaître me fit concevoir une opinion fort avantageuse du clergé allemand.

L’abbé Ziak avait aussi avec nous de longues conférences. Son exemple m’instruisait à supporter mes douleurs avec sérénité. Continuellement tourmenté de fluxions aux dents, à la gorge, aux oreilles, il ne laissait pas d’avoir toujours le sourire sur les lèvres.

Cependant le grand air fit disparaître insensiblement les taches scorbutiques de Maroncelli, et de notre côté Munari et moi allions mieux.

 

 

 

LE RETOUR DANS LA PATRIE

 

I

 

Le premier jour d’août 1830 se leva. Il allait y avoir dix ans que j’avais perdu ma liberté, huit et demi que je subissais le carcere duro.

C’était un dimanche. Nous nous rendîmes, comme les autres jours de fête, dans l’enceinte accoutumée ; nous regardâmes encore, du haut du petit mur de clôture qui s’étendait au bas de la citadelle, le cimetière où dormaient paisiblement Oroboni et Villa ; nous parlâmes du repos qu’un jour aussi y trouveraient nos os. Nous nous assîmes encore sur le banc accoutumé, à attendre que les pauvres condamnés arrivassent à la messe qui se disait avant la nôtre. On les conduisait dans ce même petit oratoire où nous allions nous-mêmes assister à la messe suivante. Il était contigu au lieu de la promenade.

Il est d’usage, dans toute l’Allemagne, que durant la messe le peuple chante des hymnes en langue vulgaire. Comme l’Empire d’Autriche est un pays mêlé d’Allemands et de Slaves, et que dans les prisons du Spielberg la plupart des condamnés ordinaires appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux races, les hymnes s’y chantent une fête en allemand, l’autre en langue slave. Ainsi, à chaque fête, il y a deux prédications, et l’on se sert alternativement des deux langues. Il y avait pour nous un charme ineffable à entendre ces chants et l’orgue qui les accompagnait.

Parmi les femmes, il en était dont la voix allait au cœur. Les malheureuses ! Quelques-unes étaient fort jeunes. L’amour, la jalousie, le mauvais exemple les avaient entraînées au crime ! J’entends encore résonner au fond de mon âme leur voix si pathétiquement religieuse, en chantant le Sanctus : « Heilig ! Heilig ! Heilig ! » Je versai encore une larme en les écoutant.

À dix heures, les femmes se retirèrent, et ce fut notre tour d’aller à la messe. Je vis encore une fois ceux de nos compagnons d’infortune qui entendaient la messe sur la tribune de l’orgue, séparés de nous par une seule grille, tous pâles, épuisés et traînant avec peine le poids de leurs fers.

Après la messe, nous restâmes dans nos chambres. Un quart d’heure après, on nous apporta à dîner. Nous mettions le couvert, ce qui consistait à placer une douve sur le lit de camp, et à prendre nos cuillères de bois, quand M. Wegrath, le sous-intendant, entra dans la prison.

– Je suis bien fâché de troubler votre dîner, dit-il, mais ayez la bonté de me suivre ; il y a là M. le directeur de police.

Comme ce dernier ne venait d’ordinaire que pour de fâcheux motifs, tels que des perquisitions ou des inquisitions, nous suivîmes de fort mauvaise humeur le bon sous-intendant jusqu’à la chambre d’audience.

Nous y trouvâmes le directeur de police et le surintendant ; le premier nous fit une inclination plus gracieuse que de coutume.

Il prit en main un papier, et dit avec des mots sans suite, dans la crainte sans doute de produire sur nous une trop forte surprise s’il s’exprimait plus nettement :

– Messieurs... J’ai le plaisir... J’ai l’honneur... de vous faire savoir que S. M. l’Empereur a fait encore... une grâce...

Et il hésitait à nous dire de quelle grâce il était question. Nous pensâmes qu’il s’agissait de quelque adoucissement de peine, tel que celui de nous exempter de l’ennui du travail, de nous permettre quelques livres de plus, de nous faire donner des aliments moins dégoûtants.

– Mais vous ne comprenez donc pas ? ajouta le directeur.

– Non, monsieur, ayez la bonté de nous expliquer de quelle sorte de grâce il est question.

– C’est la liberté pour vous deux, et pour un troisième que vous allez embrasser.

Il semble qu’à cette nouvelle notre joie eût dû éclater. Notre pensée courut aussitôt à nos parents, dont nous n’avions aucune nouvelle depuis si longtemps. Les retrouverions-nous sur la terre ? Ce doute s’offrit à nous avec une telle vivacité qu’il anéantit tout le plaisir que pouvait nous faire la nouvelle de la liberté.

– Vous restez muets ? dit le directeur de police. Je m’attendais à vous voir sauter de joie.

– Je vous prie, lui répondis-je, de vouloir bien transmettre à l’empereur notre reconnaissance. Mais si on ne nous donne aucune nouvelle de nos familles, il nous est impossible de ne pas craindre qu’il ne nous manque des personnes bien chères. Cette incertitude nous accable même en ce moment qui devrait nous apporter une si grande joie.

Il donna alors à Maroncelli une lettre de son frère qui le consola. Il me dit à moi qu’il n’y en avait pas de ma famille, et cela me fit craindre bien plus encore qu’il n’y fût arrivé quelque malheur.

– Retournez dans votre chambre, continua-t-il, et avant peu je vous enverrai ce troisième qui a également reçu sa grâce.

Nous nous retirâmes et nous attendîmes ce troisième avec anxiété. Nous aurions voulu ramener avec nous tous les autres, mais il ne pouvait y en avoir qu’un. Dieu veuille que ce soit ce pauvre Munari, ou Un tel, ou tel autre ! Il n’en était aucun pour qui nous ne fissions des vœux.

Enfin la porte s’ouvre, et nous voyons que ce compagnon est M. Andreo Tonelli di Brescia.

Nous nous embrassâmes. Nous ne pouvions plus dîner. Nous causâmes jusqu’au soir, en compatissant au sort des amis qui restaient après nous.

Au coucher du soleil, le directeur de police vint nous tirer de ce lieu de malheur. Nos cœurs gémissaient, en passant devant les prisons de tant d’êtres aimés, sans pouvoir les emmener avec nous ! Qui sait combien de temps ils devaient y languir encore ? Combien d’entre eux devaient être en ces lieux la proie lente de la mort ?

On jeta sur les épaules de chacun de nous une capote de soldat et un béret sur notre tête ; et ainsi, avec nos vêtements de forçat mais délivrés des chaînes, il nous fallut descendre la funeste colline pour être menés à la ville, dans les prisons de la police.

C’était par un très beau clair de lune. Les rues, les maisons, les personnes que nous rencontrions, tout me semblait si étrange et si doux, depuis tant d’années que j’avais cessé de voir un pareil spectacle !

 

 

II

 

Nous attendîmes dans les prisons de la police un commissaire impérial qui devait venir de Vienne pour nous accompagner jusqu’aux frontières. En attendant, comme nos malles avaient été vendues, nous nous pourvûmes de linge et de vêtements, et nous déposâmes la livrée des prisons.

Au bout de cinq jours le commissaire arriva, et le directeur de police nous consigna entre ses mains. Il lui remit en même temps l’argent que nous avions porté au Spielberg et celui qui nous revenait de la vente de nos malles et de nos livres, argent qui nous fut ensuite rendu à la frontière.

La dépense de notre voyage fut à la charge de l’empereur, et rien n’y fut épargné.

Le commissaire était M. Van Noë, gentilhomme employé au secrétariat du ministre de la police. On ne pouvait nous donner une personne d’une éducation plus accomplie. Il eut toujours pour nous les plus grands égards.

Mais je quittai Brünn ayant à respirer une extrême difficulté. Le mouvement de la voiture accrut le mal à tel point que le soir je haletais d’une manière effrayante, et que l’on craignait de me voir étouffer d’un moment à l’autre. J’eus en outre une fièvre ardente toute la nuit, et le lendemain matin le commissaire ne savait si je pourrais continuer le voyage jusqu’à Vienne. Je lui dis que oui, et nous partîmes. La violence de la douleur était extrême. Je ne pouvais ni manger, ni boire, ni parler.

J’arrivai à Vienne à demi mort. On nous donna un bon logis à la direction générale de la police. On me mit au lit. Un médecin fut appelé ; celui-ci m’ordonna une saignée, et je m’en trouvai bien. Une diète absolue, des infusions de digitale, voilà quel fut mon régime pendant huit jours, et je guéris. Le médecin était M. Singer ; il eut pour moi des attentions pleines de bonté.

J’étais dans la plus grande impatience de partir, d’autant qu’était venue jusqu’à nous la nouvelle des trois journées 35 de Paris.

L’empereur avait signé le décret de notre liberté le jour même où cette révolution éclatait. Ce n’était pas assurément pour le révoquer maintenant ; mais il était assez vraisemblable que, le temps redevenant critique pour toute l’Europe, on craindrait aussi en Italie des mouvements populaires, et que l’Autriche ne voudrait pas en ce moment nous laisser rentrer dans notre patrie. Nous avions bien la conviction qu’on ne nous ramènerait pas au Spielberg, mais nous avions peur qu’on ne suggérât à l’empereur la pensée de nous déporter dans quelque ville de l’empire éloignée de la péninsule.

Je me donnai pour mieux guéri que je ne l’étais en effet, et priai M. Van Noë de solliciter notre départ. En attendant, j’avais le plus ardent désir d’aller me présenter à S. E. M. le comte de Pralormo, envoyé de la cour de Turin à la cour d’Autriche, envers qui je me savais redevable des plus grandes obligations. Il s’était employé avec la plus généreuse persévérance à obtenir ma liberté. Mais la défense qui m’était faite de voir personne n’admit aucune exception.

Je fus à peine convalescent qu’on nous fit la gracieuseté de nous envoyer la voiture pour quelques jours, avec permission de nous promener un peu dans Vienne. Le commissaire avait ordre de nous accompagner et de ne nous laisser parler à personne. Nous visitâmes la belle église de Saint-Étienne, les délicieuses promenades de la ville, la villa voisine de Liechtenstein, et en dernier lieu la villa impériale de Schönbrunn.

Pendant que nous étions dans les magnifiques avenues de Schönbrunn, l’empereur vint à passer, et le commissaire nous fit retirer, pour lui épargner le triste aspect de nos chétives personnes.

 

 

III

 

Enfin nous partîmes de Vienne, et je pus me traîner jusqu’à Bruck. Là mon asthme redevint violent. Le médecin fut appelé. C’était un certain M. Jüdmann, homme de grand mérite. Il me fit tirer du sang, mettre au lit, et continuer la digitale. Au bout de deux jours, j’insistai pour que l’on continuât le voyage.

Nous traversâmes l’Autriche et la Styrie, et nous atteignîmes la Carinthie sans accident. Mais arrivés à un village du nom de Feldkirchen, à peu de distance de Klagenfurt, voici venir un contrordre. Il nous était ordonné de faire halte en ce lieu jusqu’à nouvel avis.

Je laisse à penser combien nous fut pénible cet évènement. J’avais en outre le regret d’être celui qui causait un si grand préjudice à mes deux compagnons : s’ils ne pouvaient rentrer dans leur patrie, ma fatale maladie en était la cause.

Nous demeurâmes cinq jours à Feldkirchen, et pendant ce temps-là le commissaire fit tout son possible pour nous amuser. Il y avait un petit théâtre de pauvres comédiens, il nous y mena. Un autre jour, il nous procura le divertissement d’une chasse. Notre hôte et plusieurs jeunes gens du pays, avec le propriétaire d’une belle forêt, étaient les chasseurs, et nous, placés en un lieu favorable, nous jouissions  de ce spectacle.

Enfin il arriva un courrier de Vienne, avec ordre au commissaire de nous conduire à notre destination. Cette bonne nouvelle me remplit de joie ainsi que mes compagnons ; mais en même temps je tremblais de voir s’approcher pour moi l’heure d’une découverte fatale, l’heure qui m’apprendrait que je n’avais plus de père ni de mère, et qui sait quels autres encore d’entre les miens !

Et ma tristesse croissait à mesure que nous avancions vers l’Italie.

De ce côté, l’entrée de l’Italie n’est pas douce à l’œil, tandis que vous quittez les belles montagnes de l’Allemagne pour descendre dans les plaines de l’Italie par de longs chemins stériles et désagréables, de telle sorte que les voyageurs qui ne connaissent pas encore notre péninsule, et qui viennent à passer par là, rient de la magnifique idée qu’ils s’en faisaient, et s’imaginent avoir été dupes de ceux qui la leur ont si fort vantée.

L’aspect sauvage du pays contribuait à me rendre plus triste. Revoir notre ciel, rencontrer des figures humaines qui n’eussent pas les formes septentrionales, entendre sur toutes les lèvres des mots de notre langue, cela m’attendrissait ; mais cette émotion avait pour moi plus de larmes que de joie. Que de fois, dans la voiture, je me couvrais le visage avec mes mains pour feindre de dormir, et je pleurais ! Que de nuits je passais, ne pouvant fermer l’œil et dévoré par la fièvre, tantôt à donner de toute mon âme les bénédictions les plus passionnées à ma douce Italie, et à remercier le Ciel de me l’avoir rendue ; tantôt à me tourmenter de ne pas avoir de nouvelles de ma famille, et à me créer des malheurs imaginaires ; tantôt à penser que dans peu force me serait de me séparer, et peut-être pour toujours, d’un ami qui avait tant souffert avec moi, et m’avait donné tant de preuves de son amitié fraternelle.

Ah ! tant d’années d’une vie ensevelie dans les cachots n’avaient pas éteint l’énergie de ma faculté de sentir ; mais cette énergie était si impuissante pour la joie, si puissante pour la douleur ! Que j’aurais voulu revoir Udine et cette auberge où ces deux amis généreux s’étaient déguisés en valets pour venir furtivement nous serrer la main !

Nous laissâmes cette ville à gauche, et nous passâmes outre.

 

 

IV

 

Pordenone, Conegliano, Ospedaletto, Vicenza, Vérone, Mantoue me rappelaient tant de choses ! Dans le premier lieu était né un jeune homme de mérite, qui avait été mon ami et qui était mort dans les guerres de Russie ; Conegliano était le pays où, au dire des secondini des plombs, on avait conduit la Zanzé ; à Ospedaletto s’était mariée, morte aujourd’hui, une angélique et malheureuse créature que j’avais longtemps vénérée et que je vénérais encore. Dans tous ces lieux enfin me revenaient des souvenirs plus ou moins chers, et à Mantoue plus qu’en toute autre ville. Il me semblait que c’était hier que j’y étais venu avec Lodovico en 1815, hier que j’y étais venu avec Porro en 1820 ! Les mêmes rues, les mêmes places, les mêmes palais, et tant de changements dans la société, tant de personnes connues de moi enlevées par la mort, tant d’autres d’exilées. Une génération d’adolescents que j’avais vus dans l’enfance ! Et ne pouvoir courir à cette maison où à celle-ci ! Ne pouvoir parler de tel ou tel avec personne !

Et pour comble de douleur, Mantoue était le point où nous devions nous séparer, Maroncelli et moi. Nous passâmes tous deux une nuit fort triste. J’étais agité comme un homme à la veille d’entendre son arrêt.

Le matin, je me lavai la figure et regardai au miroir si l’on pouvait connaître que j’avais pleuré. Je pris du mieux que je pus l’air souriant et calme. J’adressai à Dieu une courte prière, mais, pour dire la vérité, pleine de distraction ; et entendant Maroncelli qui déjà remuait ses béquilles et parlait au valet de chambre, j’allai me jeter dans ses bras. Nous semblions remplis de courage l’un et l’autre pour cette séparation. Nous parlions d’une voix forte, quoique un peu émue. L’officier de gendarmerie qui doit le conduire aux frontières de la Romagne est arrivé ; il faut partir. C’est à peine si nous savions que nous dire. Un embrassement, un baiser, un embrassement encore... Il monte en voiture et disparaît... Je restai comme anéanti.

Je retournai à ma chambre, où je me jetai à genoux et, priant pour le malheureux mutilé, séparé de son ami, je fondis en larmes avec sanglots.

J’ai connu beaucoup d’hommes distingués, mais aucun qui portât dans ses rapports avec les hommes plus d’aménité que Maroncelli ; aucun qui fût mieux instruit à tous les égards de la politesse ; aucun qui sût mieux se défendre des accès d’une humeur sauvage, et se souvenir plus constamment que la vertu se compose de l’exercice continuel de la tolérance, de la générosité et du jugement. Ô toi, pendant tant d’années le compagnon de mes douleurs, puisse le Ciel te bénir en quelque lieu que tu respires, et te donner des amis qui m’égalent en dévouement et me surpassent en bonté !

 

 

V

 

Dans la même matinée, nous partîmes de Mantoue pour aller à Brescia. C’est là que fut laissé libre mon autre compagnon de captivité, Andrea Tonelli. Ce malheureux reçut à Brescia la nouvelle de la mort de sa mère, et le désespoir de ses larmes me déchira le cœur.

Quoique en proie à mille angoisses, comme j’avais tant de raisons de l’être, ce que je vais raconter me fit un peu rire.

Sur une table de l’auberge était une affiche de théâtre. Je prends et je lis : Françoise de Rimini, opéra, etc.

– De qui est cet opéra ? dis-je au valet.

– Qui l’a mis en vers ou en musique, répondit-il, c’est ce que je ne sais pas ; mais en somme c’est toujours cette Françoise de Rimini que tout le monde connaît.

– Tout le monde ? Vous vous trompez ; moi qui arrive d’Allemagne, comment voulez-vous que je connaisse vos Françoises ?

Le valet, à ces mots (c’était un jeune garçon, véritable enfant de Brescia, à la face quelque peu dédaigneuse), me regarda avec un air de pitié méprisante.

– Comment je veux ? Monsieur, il ne s’agit pas ici de trente-six Françoises. Il ne s’agit que d’une seule Françoise de Rimini. Je veux parler de la tragédie de M. Silvio Pellico. Ici on en a fait un opéra, en la gâtant un tant soit peu, mais c’est toujours celle-là.

– Ah ! Silvio Pellico ? Je crois en effet avoir entendu ce nom-là quelque part ; n’est-ce pas ce mauvais drôle qui fut condamné à mort et ensuite au carcere duro, il y a huit ou neuf ans ?

Plût à Dieu que je n’eusse pas fait la plaisanterie ! Le valet regarda autour de lui, puis me regarda, moi, en grinçant de ses trente-deux belles dents, et s’il n’avait ouï quelque bruit, je crois en vérité qu’il m’assommait.

Il s’en alla en marmottant : « Méchant drôle ! » Mais avant mon départ, il découvrit qui j’étais. Il ne savait plus ni interroger, ni répondre, ni écrire, ni marcher. Il ne savait plus que me regarder, se frotter les mains et dire à tout le monde sans raison : « Sior si, sior si ! » de l’air d’un homme qui éternue.

Deux jours après, le 9 septembre, j’arrivai à Milan avec le commissaire. À l’approche de la nuit, quand je revis la coupole du dôme, que je repassai dans cette avenue de Loreto, ma promenade habituelle, ma chère promenade ; quand je rentrai par la Porte Orientale, que je me trouvai au cours, que je revis ces maisons, ces temples, ces rues, j’éprouvai un des sentiments les plus doux et les plus douloureux à la fois. C’était un désir furieux de m’arrêter quelque temps à Milan pour y revoir, pour y embrasser ceux de mes amis que je pourrais y retrouver encore ; un regret immense à la pensée de ceux que j’avais laissés au Spielberg, de ceux qui erraient en terre étrangère, de ceux qui n’étaient plus ; une vive reconnaissance au souvenir de l’amour que m’avaient témoigné presque tous les Milanais ; un léger mouvement de colère contre le petit nombre de ceux qui m’avaient calomnié, tandis qu’ils avaient toujours été l’objet de mon estime et de ma bienveillante sympathie.

Nous allâmes loger à la Bella-Venezia.

C’était là que bien des fois j’avais pris place à de joyeux banquets avec mes amis, là que j’avais visité tant d’étrangers de distinction, là qu’une respectable dame me sollicitait, mais en vain, de la suivre en Toscane, prévoyant, si je restais à Milan, les malheurs qui m’arriveraient. Oh ! souvenirs pleins d’émotions, oh ! mémoire d’un passé mêlé de plaisir et de douleurs, et si rapidement évanoui !

Les valets de l’auberge découvrirent aussitôt qui j’étais. La nouvelle se répandit, et, vers le soir, je vis beaucoup de monde s’arrêter sur la place et regarder aux fenêtres. Une personne (j’ignore qui elle était) parut me reconnaître, et me salua en levant les deux bras.

Où étaient, hélas ! les fils de Porro, mes fils ? Pourquoi ne les vis-je pas ?

 

 

VI

 

Le commissaire me conduisit à la police pour me présenter au directeur. Quel serrement de cœur j’éprouvai en revoyant cette maison, ma première prison ! Que de chagrins passés me revinrent à l’esprit ! Ah ! je me souvins de toi avec tendresse, ô Melchior Gioja, et des pas précipités que je te voyais faire en long et en large entre ces murs étroits, et des longues heures que tu passais immobile à cette table, où tu écrivais tes nobles pensées, et des signes que tu me faisais avec ton mouchoir, et de la tristesse avec laquelle tu me regardais quand il te fut défendu de me faire des signes. Et je pensai à ta tombe, ignorée peut-être du plus grand nombre de ceux qui t’aimèrent comme elle est ignorée de moi, et je priai Dieu pour le repos de ton âme !

Je me souvins aussi du petit muet, de la voix touchante de Madeleine, de mes battements de cœur, de ma pitié pour elle, des voleurs mes voisins, du prétendu Louis XVII, du malheureux condamné qui se laissa surprendre un billet et que je crus avoir entendu crier sous le bâton.

Ces souvenirs et beaucoup d’autres m’accablaient comme un songe douloureux, mais plus encore que tout cela le souvenir des deux visites que dans cette prison était venu me faire mon pauvre père, dix ans auparavant. Comme ce bon vieillard se faisait illusion, en espérant que bientôt je pourrais le rejoindre à Turin ! Aurait-il pu supporter l’idée de voir son fils enseveli dix ans dans une prison, et dans quelle prison ! Mais lorsque ses illusions se seront évanouies, aura-t-il eu, ma mère aura-t-elle eu la force de lutter contre une si déchirante douleur ? Me sera-t-il encore donné de les revoir l’un et l’autre ? De revoir l’un d’eux, et lequel ?

Ô doute plein d’angoisses et toujours renaissant ! J’étais, pour ainsi dire, à la porte de la maison paternelle, et je ne savais pas encore si mes parents étaient en vie, s’il existait une seule personne de ma famille.

Le directeur de la police m’accueillit gracieusement, et permit que je m’arrêtasse à Bella-Venezia avec le commissaire impérial, au lieu de me faire garder ailleurs. Il me défendit néanmoins de me montrer à qui que ce fût ; c’est pourquoi je me déterminai à partir dès le jour suivant. Seulement j’obtins la permission de voir le consul pour lui demander quelques nouvelles de mes parents.

Je serais allé le trouver, mais, ayant été repris par la fièvre et forcé de me mettre au lit, je le fis prier de passer auprès de moi.

Il eut la complaisance de ne pas se faire attendre, et combien je lui en sus gré !

Il me donna de bonnes nouvelles de mon père, de mon frère aîné ; mais quant à ma mère, à mon second frère, à mes deux sœurs, je demeurai dans une cruelle incertitude.

En partie rassuré, mais pas assez encore, j’aurais voulu, pour soulager mon âme, pouvoir prolonger longtemps la conversation avec le consul. Je n’eus qu’à me louer de sa bonne grâce, mais il dut enfin me quitter.

Demeuré seul, j’aurais eu besoin de larmes, et je n’en avais pas. Pourquoi en certaines rencontres la douleur me fait-elle éclater en sanglots, et d’autres fois (c’est même le plus souvent), lorsqu’il me semble que les larmes me seraient une si douce consolation, est-ce inutilement que je les invoque ? Cette impossibilité de soulager mon affliction ajoutait à ma fièvre : j’avais un grand mal de tête.

Je demandai à boire à Stundberger ; c’était un honnête sergent de police de Vienne, qui faisait auprès du commissaire le service de valet de chambre. Il n’était pas vieux, mais le hasard voulut qu’en me donnant à boire il le fît d’une main tremblante. Ce tremblement me rappela Schiller, mon bien-aimé Schiller, lorsque, le premier jour de mon arrivée au Spielberg, je lui demandai impérieusement la cruche à l’eau, et qu’il me la présenta.

Chose étrange ! Ce souvenir, en venant se joindre aux autres, brisa la roche de mon cœur, et les larmes coulèrent.

 

 

VII

 

Le 10 septembre au matin, j’embrassai mon excellent commissaire, et je partis. Nous ne nous connaissions que depuis un mois, et c’était déjà pour moi un ami de longues années. Son âme pleine du sentiment du beau et de l’honnête était sans détour et sans artifice, non qu’il n’eût assez d’esprit pour avoir de la ruse, mais il avait cet amour d’une noble simplicité qui se fait voir dans les hommes droits.

Quelqu’un, pendant le voyage, en un lieu où nous étions arrêtés, me dit secrètement :

– Méfiez-vous de cet « ange gardien » ; s’il n’était pas de ceux de l’enfer, on ne vous l’aurait pas donné.

– Vous vous trompez fort, répliquai-je ; j’ai l’intime conviction que vous vous trompez.

– Les plus fins, reprit-on, sont ceux-là mêmes qui savent le mieux paraître simples.

– S’il en était ainsi, il ne faudrait plus croire à la vertu de personne.

– Il est dans la société certains postes où l’on peut rencontrer une parfaite élégance de manières, mats la vertu, jamais, jamais la vertu, jamais !

Je ne pus répondre autre chose, sinon :

– Exagération, mon cher monsieur, pure exagération !

Il insista :

– Je ne suis que conséquent.

Mais nous fûmes interrompus, et je me souvins du cave a consequentiariis de Leibniz.

La plupart des hommes ne raisonnent que trop avec cette fausse et implacable logique : « Je suis le drapeau A qui est, je n’en doute pas, celui de la justice ; mon voisin suit le drapeau B qui, j’en suis encore certain, est celui de l’injustice. Donc mon voisin est un méchant homme. »

Eh ! non, logiciens furibonds ; à quelque drapeau que vous apparteniez, ne raisonnez pas avec cette inhumanité ! Souvenez-vous qu’en partant d’une donnée défavorable quelconque (y a-t-il quelque part une société ou un individu qui n’en présente de telles !) et en procédant avec une rigueur inexorable de conséquence en conséquence, il est facile à tout le monde d’arriver à cette conclusion : hors de nous quatre, tous les hommes méritent d’être brûlés vifs ; et même, si a lieu un scrutin plus rigoureux, chacun des quatre dira : « Tous les hommes méritent d’être brûlés vifs, excepté moi. »

Ce rigorisme vulgaire est souverainement antiphilosophique. Il peut y avoir de la sagesse dans une défiance modérée ; dans une défiance poussée à l’extrême, jamais.

Depuis l’avis qui m’avait été donné sur cet « ange gardien », je m’appliquais plus qu’auparavant à l’étudier, et chaque jour me laissait persuadé davantage de son inoffensive et généreuse nature.

Dans une société constituée plus ou moins bien, peu importe, toutes les charges sociales que la conscience de tous ne déclare pas infâmes, toutes les charges sociales qui s’annoncent comme devant coopérer noblement au bien publie, et dont les promesses se font croire d’un grand nombre de personnes, toutes les charges dans lesquelles on ne saurait nier sans absurdité qu’on ait vu d’honnêtes gens peuvent toujours être remplies par des gens honnêtes.

J’ai lu quelque part qu’un quaker avait horreur des soldats. Il vit une fois un soldat se jeter dans la Tamise et sauver un malheureux qui se noyait, et il dit :

– Je n’en serai pas moins quaker, mais les soldats sont aussi de bonnes créatures.

 

 

VIII

 

Stundberger m’accompagna jusqu’à la voiture, où je montai avec le brigadier de gendarmerie auquel j’avais été confié. Il pleuvait, et le vent était froid.

– Que Monsieur ait bien soin de s’envelopper dans son manteau, me disait Stundberger. Couvrez-vous mieux la tête, et tâchez de ne pas arriver malade chez vous. Il faut si peu de chose pour vous refroidir ! Combien je suis fâché de ne pouvoir vous offrir mes services jusqu’à Turin !

Et il me disait cela avec tant de cordialité et d’une voix si émue !

– Dorénavant, Monsieur n’aura peut-être plus aucun Allemand près de lui, reprenait-il. Il n’entendra peut-être plus parler cette langue que les Italiens trouvent si dure, et peu lui importera probablement. Monsieur a eu tant à souffrir parmi les Allemands qu’il n’aura pas trop grande envie de se souvenir de nous. Et cependant moi, dont Monsieur aura bien vite oublié le nom, moi, je ne cesserai jamais de prier pour Monsieur.

– Comme moi pour toi, lui dis-je, en lui serrant la main une dernière fois.

Ce pauvre homme cria encore une fois :

Guten Morgen ! Gute Reise ! Leben sie wohl ! (Bonjour ! Bon voyage ! Portez-vous bien !)

Ce furent les dernières paroles que j’entendis prononcer en allemand, et elles me furent chères comme si elles appartenaient à ma langue maternelle.

J’aime passionnément ma patrie, mais je ne hais aucune autre nation. La civilisation, la richesse, la puissance, la gloire sont diverses parmi les diverses nations ; mais dans toutes il est des âmes fidèles à la haute vocation de l’homme, qui consiste à aimer, à compatir, à être utile.

Le brigadier qui m’accompagnait me raconta qu’il avait été un de ceux qui arrêtèrent mon pauvre ami, l’infortuné Confalonieri. Il me dit comment il avait essayé de fuir, comment il avait manqué son coup, comment il avait fallu l’arracher des bras de son épouse, comment elle et Confalonieri avaient supporté leur malheur avec émotion, mais avec dignité.

La fièvre me venait à mesure que j’écoutais cette lamentable histoire, et j’avais le cœur comme serré par une main de fer.

Le conteur, bon homme au demeurant et causeur d’humeur confiante, ne s’apercevait pas que, sans avoir de ressentiment contre lui, je ne pouvais sans frémir regarder ces mains qui s’étaient jetées sur mon ami.

À Buffalora, il déjeuna ; je souffrais trop, je ne pris rien.

Jadis, il y a déjà bien des années, quand j’allais à la campagne à Arluno avec les fils du comte Porro, il m’arrivait quelquefois de pousser ma promenade jusqu’à Buffalora, le long du Tessin.

Je me réjouis de voir terminé le beau pont dont j’avais vu les matériaux épars sur la rive lombarde, avec l’opinion, commune alors, qu’un tel travail ne se ferait pas. Je tressaillis de joie en repassant le fleuve, et en touchant une fois encore le sol piémontais. Ah ! bien que j’aime toutes les nations, Dieu sait combien plus j’aime l’Italie, et, bien que je sois si fort épris de l’Italie, Dieu sait combien plus doux que le nom de toute autre contrée de l’Italie est pour moi le nom du Piémont, du pays de mes pères !

 

 

IX

 

Vis-à-vis de Buffalora est Saint-Martin. Là le brigadier lombard dit quelques mots aux carabiniers piémontais, puis me salua et repassa le pont.

– Allons à Novare, dis-je au voiturier.

– Ayez la bonté d’attendre un moment, reprit un carabinier.

Je compris que je n’étais pas encore libre, et je craignis qu’on ne retardât mon arrivée à la maison paternelle.

Au bout d’un gros quart d’heure parut un monsieur qui me demanda la permission de venir à Novare avec moi. Il avait manqué une autre occasion, et maintenant il n’y avait d’autre voiture que la mienne ; il était bien heureux que je lui permisse d’en profiter, etc.

Ce carabinier déguisé était de joyeuse humeur, et me fit bonne compagnie jusqu’à Novare. Arrivés en cette ville, tout en feignant de vouloir nous conduire à une auberge, il dirigea la voiture vers la caserne des carabiniers, et là il me fut dit qu’il y avait un lit pour moi dans la chambre d’un brigadier, et que je devais y attendre des ordres supérieurs.

Je pensais pouvoir partir le jour suivant. Je me mis au lit, et, après avoir causé un moment avec le brigadier mon hôte, je m’endormis profondément. Il y avait longtemps que je n’avais aussi bien dormi.

Je me réveillai le matin, me levai aussitôt, et les premières heures me parurent fort longues. Je déjeunai, je causai, je me promenai dans la chambre et sur la terrasse, je jetai un coup d’oeil sur les livres de mon hôte ; enfin on m’annonça une visite.

Un officier vint poliment me donner des nouvelles de mon père, me dit qu’il y avait une lettre de lui à Novare, et qu’on allait me l’apporter. Je lui sus un gré infini de son aimable courtoisie.

Il se passa encore quelques heures qui me parurent éternelles, et la lettre enfin arriva.

Oh ! quelle joie de revoir ces caractères bien-aimés ! Quelle joie d’apprendre que ma mère, mon excellente mère vivait, que vivaient mes deux frères et ma sœur aînée ! Hélas ! la plus jeune, cette Marietta qui était entrée au monastère de la Visitation, évènement dont j’avais reçu clandestinement la nouvelle de ma prison, avait cessé de vivre depuis neuf mois.

Il m’est doux de penser que je dois ma liberté à tous ceux qui m’aimaient et qui ne cessaient d’intercéder pour moi auprès de Dieu, surtout à une sœur qui mourut avec tous les signes d’une haute piété. Que Dieu la dédommage de toutes les angoisses que son cœur eut à souffrir en raison de mes infortunes !

Les jours se passaient, et la permission de quitter Novare ne venait pas. Le matin du 16 septembre, cette permission me fut enfin donnée, et alors je fus affranchi de la tutelle des carabiniers. Oh ! qu’il y avait d’années qu’il ne m’était arrivé de pouvoir aller où il me plaisait sans être accompagné de gardes !

Je touchai quelque argent, je reçus les politesses des personnes qui connaissaient mon père, et je partis vers trois heures de l’après-midi. J’avais pour compagnons de voyage une dame, un négociant, un sculpteur et deux jeunes peintres, dont l’un était sourd et muet. Ces peintres venaient de Rome, et j’eus le plaisir d’apprendre qu’ils connaissaient la famille de Maroncelli. Il est si doux de pouvoir parler de ceux que nous aimons avec des gens à qui ils ne sont pas indifférents.

Nous passâmes la nuit à Vercelli. L’heureux jour du 17 septembre se leva. On continua le voyage. Oh ! comme ces voitures sont lentes ! Nous n’arrivâmes à Turin que le soir.

Qui jamais, qui jamais pourrait décrire les consolations de mon cœur et de ces cœur adorés, quand je revis, quand j’embrassai mon père, ma mère, mes frères ! Il y manquait ma sœur, cette chère Joséphine, que son devoir retenait à Chieri. Mais à la première nouvelle de mon retour elle se hâta de venir passer quelques jours en famille. Rendu à ces cinq objets de mes plus tendres affections, j’étais, je suis maintenant de tous les mortels le plus digne d’envie.

Ah ! de mes infortunes passées et de ma présente félicité, comme de tout le bien et de tout le mal qui peut encore m’être réservé, soit bénie la Providence ! Les hommes et les choses, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas, ne sont entre ses mains que d’admirables instruments qu’elle sait mettre en œuvre pour des fins dignes d’elle.

 

 

Silvio PELLICO, Mes prisons, 1832.

Traduit de l'italien par Antoine de La Tour.

 

 

 

NOTES

 

1. Entre la Scala et la Piazza dei Mercanti. Les prisons aménagées dans cet ancien monastère, humides, noires, fétides, avaient été baptisées du nom de cloaques, dit un ami de Pellico : Bolge dantesche.

2. Melchior Gioja (1767-1829) : économiste et homme politique, auteur d’une Philosophie de la Statistique.

3. À la malheureuse, qui rendra son bonheur ?

4. Matto : fou.

5. Luigi Porro Lambertenghi (1780-1860) : figure représentative du Risorgimento en Lombardie, et qui fut avec Federico Confalonieri (1781-1846), Piero Maroncelli (1795-1846) et Silvio Pellico un des animateurs du journal milanais Le Conciliateur (1818-1819).

6. Voir note 3.

7. Francesca da Rimini, la première tragédie de Pellico, qui fut portée à la scène en 1819.

8. Ce prétendu Louis XVII avait promis au signor Angiolino de le faire suisse de ses appartements lorsqu’il serait remonté sur le trône de ses pères.

9. Antoine Guénée (1717-1803), abbé : controversiste et auteur, entre autres, des Lettres de quelques Juifs portugais.

10. Le comte Bolza, natif de Côme, un des greffiers de la direction de la police.

11. Le poète Vincenzo Monti (1754-1828).

12. Le poète Ugo Foscolo (1778-1827) : voir « Grandes Heures de la Littérature italienne », tome VII.

13. Lodovico de Breme (1780-1820), écrivain libéral, et Pietro Borsieri (1786-1852) : autres figures du Risorgimento en Lombardie.

14. Voir Mat. 18 : 5-6.

15. Angiola.

16. Voir note 7. Eufemio di Messina, la seconde tragédie de Pellico, a été représentée en 1820.

17. J’ai rêvé que j’étais un chat.

18. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mat. 27 : 46.)

19. Trois ou quatre ans auparavant, quarante ou cinquante personnes avaient été arrêtées à Ferrare et dans le Polésine de Rovigo, sous prétexte de carbonarisme.

20. Voir note 5.

21. Pietro Borsieri (1786-1852) : écrivain et poète. Pour les autres personnages, voir notes des pages 54 et 66.

22. J.-D. Romagnosi (1761-1835) : homme de loi et auteur d’un Droit public universel (1815) ; G. Arrivabene (1787-1881) : homme politique et libéral ; M. Rezia, anatomiste ; Giovanni Canova (1781-1854), directeur de théâtre ; A. Ressi (1768-1822) : économiste, auteur d’un traité intitulé De l’Économie du Genre humain : personnages plus ou moins liés au mouvement du Risorgimento en Lombardie.

23. En réalité huit, puisque Pellico ne fut libéré qu’en 1830.

24. C’était, selon Maroncelli, l’inquisiteur lui-même ; il avait dit à Pellico : « J’aurais cru que vous seriez condamné à plus de quinze ans, et Maroncelli à moins. »

25. « D’abord, dit Maroncelli, on nous employait à faire de la charpie ; on nous occupa ensuite à fendre du bois. En dernier lieu, on nous fit tricoter des bas, avec l’obligation d’en livrer deux paires par semaine. »

26. Là où sont la charité et l’amour, là est Dieu.

27. Ces cerises, c’était Maroncelli qui les avait envoyées à son ami ; mais pour ne pas trahir son devoir, Schiller avait dû les donner comme venant de lui.

28. « Le diable, le diable ! »

29. Précisions de Maroncelli : « Cela se nomme en allemand brenn-zuppe. Deux fois l’année, le traiteur du Spielberg faisait légèrement frire de la farine avec du lard, et versait ensuite cette préparation dans de grandes marmites qui la conservaient de six en six mois. Chaque matin, avec de longues cuillères, on en prenait un peu qu’on délayait dans de l’eau bouillante. Voilà ce que c’est que la brenn-zuppe des Allemands. Cela peut n’être pas mauvais en soi, mais au Spielberg c’était nauséabond. Le souvenir que j’en ai gardé m’a toujours empêché de trouver cela bon, partout où l’on m’en a présenté. Je me souviens que Silvio ôtait avec soin de ce liquide les deux ou trois tranches de pain de seigle qu’on y mettait, les étendait sur du papier pour les faire sécher, et, à l’heure du dîner, les ajoutait à sa soupe. »

30. « S’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! » (Mat. 26 :39.)

31. « Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux. » (Mat. 26 :39.)

32. Personnification de l’âme pieuse avec laquelle s’entretient saint François de Sales dans son Introduction à la Vie dévote (1619), qui porte le titre aussi de Philothée.

33. Arrêté comme carbonaro et incarcéré au Spielberg, ce prêtre en sortit, comme on voit, en 1826.

34. Destiné à la mère de Maroncelli, ce poème débutait par : « Douces brises qui passez sur l’Italie, vous ne soufflez jamais ici sur le pauvre prisonnier !... »

35. Le 26 juillet 1830, où Charles X supprime la liberté de la presse ; le 27 et le 28 : journées des barricades.

 

 

 

 

 

 

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