Huguet le Violeux

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis PELTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’après-midi du lundi de Pâques, l’an 1235, tout le monde de Reims se pressait dans l’enceinte des murs encore peu élevés de la nouvelle cathédrale, et s’intéressait à la représentation du « Jeu de Saint-Remy » octroyée par l’archevêque alors absent.

L’auteur, qui connaissait bien son public, avait voulu que les danses et les chants fussent accompagnés par les quatre célèbres ménétriers rémois que le comte Thibaut de Champagne avait, l’année précédente, envoyés à la reine Blanche, comme les seuls dignes et capables de rendre en musique devant elle la douceur de ses vers et de ses sentiments.

La cornemuse et le tambourin jouaient pour les diables comiques ou hideux à l’étage du bas, en enfer ; la harpe et la viole, au sommet, en paradis, suivaient les évolutions et cantiques des anges ; et les quatre instruments ensemble, en un rythme martial et fort, accentuaient le défilé des rudes soldats francs de Clovis.

Huguet, le violeux, plus encore que ses frères, était l’idole des Rémois, car les sons qu’il tirait de sa viole faisaient à son gré rire ou pleurer, rêver d’amour, de charité ou de martyre. II était beau, pieux, doux et bon comme l’ange gardien d’un enfant. Il jouait volontiers pour les pauvres et les malades ; on disait ce jour-là que sa suave musique avait la veille même calmé Hallette, la jeune possédée de la rue du Clou-dans-le-Fer.

Et les bonnes gens de Reims savouraient avec recueillement le chœur céleste précédant l’arrivée de Clovis aux fonts baptismaux, lorsque tout à coup un tumulte se produisit derrière l’échafaudage, et une troupe de gens d’armes fit irruption dans la nef. Alors un cri s’éleva :

– Les archers de Monseigneur I Aide à Simon ! Commune !

Immédiatement une foule d’hommes se précipita et s’interposa, compacte ; les gens d’armes s’efforcèrent en vain de la percer. Bientôt ils durent reculer devant l’attitude menaçante de ceux qui s’étaient en hâte armés des outils de maçons et de tailleurs de pierre entassés dans un coin.

Simon, le marchand fauconnier, frère des quatre ménétriers, était l’énergique maire des échevins qui, depuis plusieurs années, défendait victorieusement les franchises de la très ancienne commune de Reims contre les empiétements de l’autorité ecclésiastique sous l’impérieux archevêque Henri de Braine. Simon avait été cité à comparaître devant la cour épiscopale des plaids au château de Porte-Mars ; il avait refusé de s’y rendre, car il savait bien qu’une fois entré dans la forteresse, il n’en sortirait pas aisément.

Leur coup manqué, les archers se retirèrent au plus vite, emmenant de force Huguet le Violeux. Le peuple les poursuivit chaudement pour délivrer son « gentil ami ». Mais bien armés et disciplinés, les soldats réussirent sans beaucoup de peine à rentrer au château avec leur prisonnier.

Les femmes imploraient, les hommes menaçaient. Le tocsin sonnait à l’église Saint-Symphorien, dont le clocher servait de beffroi, et la milice bourgeoise arriva bientôt, commandée par Simon.

Le héraut d’armes du château, ayant obtenu le silence par des appels réitérés de trompette, déclara :

– De par Monseigneur l’archevêque, haut et bas justicier du ban de Reims, que Simon, qu’on appelle maire des échevins, se rende à nous sur-le-champ, seul et à discrétion, pour être jugé selon notre droit, et Huguet le Violeux sera relâché. J’ai dit.

– Haro ! Haro ! Commune ! répliquèrent promptement les hommes.

La Halette s’élança, montrant le poing au gouverneur :

– Maudit ! À sac ! cria-t-elle en roulant dans le fossé les pierres qui devaient servir à renforcer les murs.

La foule suivait déjà son exemple, mais elle fut mise en fuite par quelques meurtrières volées de flèches. Exaspérée, criant vengeance, elle courut aux églises, où l’on gardait alors les pierriers, mangonneaux et autres machines de guerre. Pendant la nuit, à la lueur des torches, désordonnée, hurlante, fantomatique, elle dépava les rues, arracha les pierres tombales des cimetières, s’empara des matériaux de construction de la cathédrale ; et, de tout cela, éleva un rempart en face du château

Pendant plusieurs jours, de furieux assauts furent livrés, mais repoussés... Déjà la fatigue venait. Puis on apprit que l’archevêque approchait rapidement avec des troupes. Simon conduisit alors une attaque désespérée. Les trois ménétriers et lui avaient juré de rester dans le château, vainqueurs ou morts. Ils tinrent parole : tous quatre combattirent et périrent en héros.

L’émeute, découragée, céda dès que l’archevêque, sûr d’avoir facilement raison de la commune privée de son chef, eut promis, en adroit politique, de pardonner à tous ceux qui se soumettraient immédiatement à l’église de Reims, leur bonne mère, et de rendre la liberté à Huguet.

Mais ce dernier ne survécut guère à ses frères : son âme sensible d’artiste avait été trop rudement frappée. Il languit quelques mois dans une mélancolie profonde, sans plus toucher à sa viole. Un soir, pourtant, il la reprit, et l’on dit qu’il continua le chœur céleste du baptême de Clovis, interrompu par l’arrivée des archers. Mais, au lieu d’un hymne d’allégresse, il en fit, par un simple changement de rythme et d’expression, une mélodie d’une tristesse déchirante.

– Je croyais ouïr les sanglots de Notre-Dame la Vierge, rapporte l’un de ceux qui l’entendirent.

Et, à la dernière note, il se renversa doucement en arrière et tomba mort.

 

 

Louis PELTIER.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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