La légende de Grisélidis

 

LETTRE À JEAN BOCCACE,
HUMANISTE FLORENTIN

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

PÉTRARQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le livre que vous avez composé jadis dans notre langue maternelle, pendant votre jeunesse, ce me semble, m’a été apporté je ne sais ni d’où ni comment 1. Je l’ai vu, car, si je disais que je l’ai lu, je mentirais. L’ouvrage est très long ; il est écrit pour le vulgaire, c’est-à-dire en prose. D’ailleurs, j’étais accablé d’occupations et je n’avais que fort peu de temps ; puis, comme vous le savez, on était alors en proie à toutes les fureurs de la guerre, et, bien que mon esprit n’y prenne aucune part, je ne laisse pas d’être sensible aux agitations de la République. Bref, j’ai parcouru ce volume comme un voyageur pressé, qui regarde çà et là sans s’arrêter. J’ai remarqué quelque part que la dent des chiens avait attaqué votre livre, mais que vous l’aviez défendu très bien et du bâton et de la voix. Cela ne m’a point étonné, car je connais la puissance de votre talent, et je sais par expérience qu’il existe une espèce d’hommes insolents et lâches qui critiquent dans les autres tout ce qu’ils ne veulent pas, tout ce qu’ils ne savent pas, tout ce qu’ils ne peuvent pas exécuter eux-mêmes. Leur savoir et leur habileté se bornent là ; pour tout le reste ils sont muets.

J’ai eu beaucoup de plaisir à feuilleter ce livre. Certains passages un peu libres qui s’y trouvent ont pour excuse l’âge où vous écriviez, le genre de style, l’idiome, la légèreté du sujet et celle des lecteurs que vous aviez en vue. Il est essentiel de savoir à qui l’on s’adresse, et la différence des caractères justifie la différence de style. À côté d’une foule de choses très plaisantes et légères, j’en ai trouvé d’autres édifiantes et sérieuses ; toutefois, n’ayant pas lu l’ouvrage en entier, je ne puis porter un jugement définitif.

Comme l’on fait ordinairement quand on parcourt un volume, j’ai lu avec plus d’attention que le reste le commencement et la fin. Au commencement, vous avez, selon moi, décrit avec vérité et déploré avec éloquence la situation de notre patrie pendant cette peste terrible qui forme dans notre siècle une époque si malheureuse et si lugubre. À la fin vous avez placé une histoire qui ne ressemble nullement à la plupart des précédentes. Elle m’a causé tant de plaisir et m’a tellement intéressé que, malgré mille soucis qui m’avaient fait, pour ainsi dire, m’oublier moi-même, je me suis mis à l’apprendre par cœur, afin de la repasser agréablement dans ma mémoire chaque fois que je le voudrais et de la raconter en causant avec mes amis quand j’en trouverais l’occasion. J’en fis bientôt l’essai, et je vis que tous les auditeurs étaient enchantés.

L’idée me vint tout à coup qu’une histoire si charmante pourrait intéresser ceux qui ne connaissent pas notre langue, puisque, en l’entendant depuis plusieurs années, elle m’avait toujours plus, et qu’elle vous avait plu tellement à vous-même que vous l’aviez jugée digne de votre style en langue vulgaire et de la fin de votre ouvrage, où la rhétorique commande de placer ce qu’il y a de plus frappant. Donc, un beau jour que mon esprit, comme d’habitude, était en proie à différentes pensées, mécontent d’elles et de moi, pour ainsi dire, j’envoyai tout promener pour un instant, et, prenant la plume, je me mis à écrire votre histoire. J’ai pensé que vous vous réjouiriez sans doute de ce que j’ai traduit volontairement vos œuvres, ce que je n’aurais pas fait assurément pour tout autre.

J’ai agi par amour pour vous et pour cette histoire, mais sans oublier cependant ce précepte d’Horace dans l’Art poétique : « Vous ne chercherez pas à rendre mot à mot, en traducteur servile. » J’ai raconté votre histoire avec mon style, et même, dans le cours de la narration, j’ai changé ou ajouté quelques phrases, pensant que non seulement vous le permettriez, mais que vous l’approuveriez. Quoique ces pages aient été louées et désirées par beaucoup de gens, j’ai voulu dédier votre œuvre à vous, et non à d’autres. C’est à vous de juger si, en la changeant de vêtement, je l’ai enlaidie ou embellie. Elle retourne d’où elle vient. Elle connaît le juge, elle connaît la maison, elle connaît le chemin, aussi bien que vous les connaissez vous-même, et quiconque lira cela saura que c’est à vous, et non à moi, de rendre compte de votre œuvre. À tous ceux qui me demanderont si ce récit est vrai, c’est-à-dire si c’est une histoire ou un conte que j’ai écrit, je répondrai par ce mot de Salluste : La responsabilité incombe à l’auteur 2, savoir à mon ami Jean. Ces explications données, je commence.

 

Sur le côté occidental de l’Italie, le long de la chaîne des Apennins, s’élève une très haute montagne, le Viso, dont la cime, perçant les nues, se baigne dans l’air pur. Cette montagne, fameuse par elle-même, est encore plus renommée par la source du Pô, qui, s’échappant de ses flancs en un petit ruisseau, se dirige en face du soleil levant, et, bientôt grossie par une foule d’affluents, devient, après un court trajet, non seulement l’une des rivières les plus considérables, mais, Virgile l’a dit, le roi des fleuves 3. Dans son courant rapide il coupe en deux la Ligurie, sépare l’Émilie, la Flaminie, la Vénétie, et enfin, se divisant en plusieurs grands bras, tombe dans la mer Adriatique.

Le pays dont je parle, composé d’une plaine riante entourée d’un rideau de collines et de montagnes, est tout à la fois chaud et charmant. En raison de la position de ses habitants, on l’a nommé le Piémont. On y voit des villes et des bourgades ravissantes, et, entre autres, au pied du Viso, la terre de Saluces, parsemée de villages et de châteaux, et gouvernée par des nobles qui portent le titre de marquis.

Le premier de tous et le plus puissant fut, dit-on, un certain Gautier, qui régnait sur toute la contrée. Florissant de jeunesse et de beauté, il joignait à la noblesse du sang celle du caractère ; bref, c’était un homme remarquable en tout, sauf que, content de sa condition présente, il n’avait aucun souci de l’avenir. Amoureux de la chasse de la pêche, il s’y livrait avec tant d’ardeur qu’il négligeait tout le reste, et qu’au grand déplaisir de son peuple il témoignait pour le mariage une aversion prononcée. Ses sujets supportèrent cela pendant quelque temps en silence, et à la fin ils se rendirent en corps auprès de lui. Celui d’entre eux qui avait le plus de prédit ou d’éloquence et qui était le plus lié avec son souverain prit la parole.

« Votre bienveillance, dit-il, excellent marquis, enhardit chacun de nous à vous parler avec une respectueuse confiance chaque fois qu’il en sent la nécessité, et c’est elle qui aujourd’hui me pousse à vous faire entendre le vœu secret de tous vos sujets. Je n’ai d’autre titre à cela que les marques nombreuses d’amitié dont vous m’avez particulièrement honoré. Tout ce que vous faites nous plaît à bon droit et nous plaira toujours, car nous nous estimons heureux de vous avoir pour maître. Nous ne souhaitons qu’une chose ; si vous nous l’accordez, si vous exaucez notre prière, nous serons les plus heureux de tous les peuples d’alentour. C’est que vous songiez au mariage, que vous soumettiez à un joug légitime votre tête, non seulement libre, mais impérieuse, et que vous le fassiez au plus tôt. Le temps vole avec rapidité ; bien que vous soyez à la fleur de l’âge, la vieillesse ne vous poursuit pas moins sans relâche. D’ailleurs, la mort frappe à tout âge, elle ne fait grâce à personne ; tous sans exception nous devons mourir, c’est un fait aussi certain que l’heure de notre mort incertaine. Daignez donc agréer les prières de ceux qui n’ont jamais refusé d’obéir à vos commandements. Laissez-nous le soin de vous chercher une épouse : nous vous en procurerons une tout à fait digne de vous, et qui, par l’éclat de sa famille, fera concevoir d’elle les plus belles espérances. Délivrez-nous, de grâce, de l’inquiétude mortelle que nous éprouvons tous dans la crainte que, si par hasard il vous arrivait malheur, vous nous quittassiez sans un successeur, et que nous restassions privés d’un maître selon nos vœux. »

Ces pieuses prières touchèrent le marquis : « Mes amis, répondit-il, vous m’engagez à faire une chose à laquelle je n’avais jamais songé. J’aimais à jouir d’une liberté absolue, ce qui n’est guère compatible avec le mariage. Toutefois, je me soumets volontiers au vœu de mes sujets, m’en rapportant à votre sagesse et à votre dévouement. Je vous remercie de l’offre que vous me faites de me chercher une femme ; je me chargerai moi-même de ce soin. En quoi l’illustration de l’un profite-t-elle à l’autre ? Les enfants sont souvent tout l’opposé de leur père. Tout ce qu’il y a de bon dans l’homme ne lui vient que de Dieu. C’est sur Dieu que je m’appuie ; j’attends de sa bonté ordinaire le sort de ma position et de mon mariage ; il trouvera lui-même ce qui convient à mon repos et à mon salut. Donc, puisque vous le voulez, je me marierai, je vous en donne ma parole ; je satisferai à votre désir, et cela sans tarder. À votre tour, promettez-moi d’être fidèles à cet engagement : Quelle que soit la femme que je choisisse, vous l’entourerez de vos hommages et de vos respects ; aucun de vous n’élèvera jamais à propos de mon choix ni plainte ni contestation. Vous avez voulu soumettre au joug mon caractère, dont vous connaissez toute l’indépendance ; je vous impose cette condition que, quelle que soit mon épouse, elle sera votre souveraine comme si elle était la fille de l’empereur des Romains. »

Ils promirent unanimement et avec joie de se prêter à tout. Ils comptaient si peu voir le jour tant désiré des noces qu’ils accueillirent avec enthousiasme la déclaration de leur seigneur et se disposèrent à célébrer magnifiquement ce grand jour. L’entrevue se termina ainsi. Le marquis chargea ses domestiques de tout préparer pour les noces, et en fixa le jour.

Non loin du palais était un hameau habité par de pauvres gens dont le plus pauvre se nommait Janicole. Comme la faveur céleste visite quelquefois la chaumière de l’indigent, Janicole avait une fille unique, nommée Grisélidis, douée d’une rare beauté, et dont la conduite et le caractère étaient au-dessus de tout éloge. Habituée à une nourriture frugale, élevée dès l’enfance dans la plus profonde pauvreté, privée de tout plaisir, elle n’avait nulle idée du luxe et de la mollesse ; son sein virginal cachait un cœur viril et plein de sagesse. Elle prodiguait à son vieux père les soins les plus tendres, menait paître le peu de brebis qu’il avait, et pendant ce temps s’occupait à filer ; de retour au logis, elle préparait les légumes et autres aliments conformes à sa condition, faisait le lit dur ; en un mot, dans une sphère étroite, elle accomplissait tous les devoirs de l’obéissance et de la piété filiales.

Gautier, qui passait souvent par là, avait quelquefois fixé les yeux sur cette jouvencelle, non avec la passion d’un jeune homme mais avec la gravité d’un vieillard. Il avait deviné d’un regard perçant sa rare vertu au-dessus de son sexe et de son âge, que l’obscurité de sa condition cachait aux yeux du vulgaire. Il en avait conçu le désir de se marier, ce qu’il n’avait jamais voulu faire jusqu’alors, et en même temps de ne prendre pour femme que cette jeune fille, et pas d’autre.

Le jour des noces approchait : personne ne savait d’où l’épousée allait venir, et tout le monde s’étonnait. En attendant, le marquis réunissait des anneaux d’or, des couronnes, des ceintures ; il faisait préparer des robes de prix, des chaussures et autres objets d’habillement sur la mesure d’une autre jeune fille qui avait la même taille que sa fiancée. Le jour désiré était venu, et, comme on n’entendait point parler de l’épousée, l’étonnement de tous était extrême. Déjà même l’heure du festin approchait, et tout le palais était animé par de grands préparatifs.

Alors Gautier, comme pour aller au-devant de sa fiancée qui arrivait, sort du palais, accompagné d’une foule de gentilshommes et de nobles dames. Grisélidis ignorait que tous ces apprêts se faisaient pour elle. Après avoir rempli ses devoirs à la maison, elle apportait de l’eau d’une fontaine éloignée et rentrait au logis paternel, afin que, débarrassée de tout soin, elle pût aller voir avec ses compagnes l’épouse de son seigneur. Gautier, qui marchait tout pensif, l’appela par son nom et lui demanda où était son père. Elle lui répondit respectueusement et humblement qu’il était à la maison. « Dites-lui, dit-il, qu’il vienne me parler. » Le bonhomme s’étant approché, il le prit par le bras, le tira à part et lui dit à voix basse : « Je sais, Janicole, que vous m’aimez, je vous connais pour un homme fidèle, et je suis persuadé que tout ce qui me plaît, vous le voulez. J’aurais cependant une demande à vous faire en mon nom. Moi qui suis votre seigneur, voudriez-vous m’accepter pour gendre, en m’accordant la main de votre fille ? » À cette proposition inattendue, le vieillard, stupéfait, resta interdit et put à peine proférer ces mots : « Je ne dois avoir d’autres volontés que celles de mon seigneur. – Entrons donc seuls, lui dit le marquis, afin que j’adresse à votre fille quelques questions en votre présence. »

Ils entrèrent à la maison, pendant que la foule attendait avec étonnement, et ils trouvèrent la jeune fille qui se trémoussait pour rendre ses soins à son père, et que la venue d’un hôte si considérable combla de surprise. Gautier lui parla en ces termes : « Il plaît à votre père et à moi que vous soyez ma femme ; je crois que cela vous plaît aussi ; mais j’ai à vous demander si, une fois le mariage conclu, ce qui ne tardera pas, vous êtes bien disposée à vivre parfaitement d’accord avec moi, en sorte que vous n’ayez jamais d’autre volonté que la mienne et que vous vous soumettiez gaiement à tout ce que je vous commanderai, sans un geste ni un mot de contradiction. » À ces paroles, Grisélidis, tremblante d’étonnement, lui répondit : « Je sais, Monseigneur, que je suis indigne d’un si grand honneur ; mais, si telle est votre volonté, si tel est mon sort, non seulement je ne ferai rien avec intention, mais je n’imaginerai rien qui soit contre vos désirs, et tout ce que vous ferez, dussiez-vous commander de mourir, je le trouverai bon. – Cela suffit », dit le marquis. Alors il fit sortir Grisélidis et la montrant au peuple : « Voici mon épouse, dit-il, voici votre souveraine ; révérez-la, aimez-la et, si je vous suis cher, ayez pour elle la plus entière affection. »

Ensuite, pour qu’elle n’apportât dans sa nouvelle demeure aucune trace de son ancienne condition, il ordonna qu’on la déshabillât et qu’on la vêtît d’habits neufs des pieds à la tête, ce que des dames, qui l’entouraient et lui prodiguaient à l’envi mille caresses, accomplirent discrètement et promptement. Ainsi cette jeune fille couverte de haillons, dont les cheveux étaient épars, ayant la tête frisée, parée de diamants et ornée d’une couronne, fut tout à coups si transformée que le peuple ne la reconnut pas. Gautier lui fit des fiançailles solennelles en lui mettant au doigt un anneau précieux qu’il avait apporté pour cet usage, et, l’ayant fait monter sur un cheval blanc comme la neige, il la conduisit à son palais, escortée d’une foule pleine d’allégresse. Les noces furent célébrées, et la journée se passa dans des transports de joie.

Bientôt la faveur divine sourit tellement à cette épouse indigente qu’on eût dit qu’elle avait été élevée et instruite non dans la cabane d’un pâtre, mais à la cour d’un empereur. Elle s’attira l’amour et les respects de tous au-delà de toute croyance. Ceux qui la connaissaient dès le berceau ne pouvaient pas croire qu’elle fût la fille de Janicole, tant il y avait de noblesse dans sa conduite et dans ses manières, tant son langage plein d’élévation et de charme lui subjuguait tous les cœurs. Déjà la renommée répandait son nom avec de grands éloges non seulement dans sa patrie, mais dans tous les pays voisins, en sorte qu’une foule de gentilshommes et de dames accouraient avec empressement pour la voir. Gautier, honoré par un mariage humble, il est vrai, mais inestimable et prospère, jouissait chez lui d’une paix parfaite et au-dehors d’une grande considération. Comme il avait découvert avec tant de sagacité cette rare vertu cachée sous une si grande indigence, il passait dans le public pour un homme plein de sagesse. Son épouse intelligente ne se bornait pas seulement aux devoirs domestiques des femmes, mais, quand il le fallait, elle remplissait, en l’absence de son mari, des fonctions publiques, terminant ou réglant les procès de l’État et les différends des nobles par des décisions si sages, par une maturité et une impartialité de jugement si grandes, que tout le monde la disait envoyée du Ciel pour le bonheur de l’État.

Peu de temps après, sa grossesse tint d’abord ses sujets dans l’anxiété de l’attente, puis elle accoucha d’une fille extrêmement belle, et, quoiqu’on eût préféré un fils, sa fécondité, que l’on souhaitait, combla de joie non seulement son mari, mais le pays tout entier. Quand l’enfant fut sevrée, Gautier conçut le désir extraordinaire (de plus savants jugeront jusqu’à quel point il est louable) de sonder le dévouement bien connu de sa chère épouse et de le soumettre à des épreuves réitérées. Il l’alla trouver seule dans sa chambre et lui parla ainsi d’un air triste « Vous savez, Grisélidis (car votre position actuelle ne vous a pas fait oublier sans doute votre ancienne condition), vous savez, dis-je, comment vous êtes venue dans ce palais. Pour moi, je vous aime et vous chérit beaucoup ; mais il n’en est pas de même de mes nobles, surtout depuis que vous êtes devenue mère : ils supportent avec peine d’être sous la dépendance d’une souveraine plébéienne. Désirant vivre en paix avec eux, je suis donc obligé de consulter à l’égard de votre fille non mon sentiment, mais celui d’autrui, et de faire à qui me chagrine le plus. Assurément je ne l’aurais jamais fait sans vois avertir ; je veux que vous vous conformiez à mes vues, et que vous montriez la résignation que vous m’avez promise au commencement de notre mariage. » Grisélidis écouta ces paroles sans manifester d’émotion ni par un mot ni par un geste. « Vous êtes notre maître, répondit-elle, moi et cette petite fille nous vous appartenons. Disposez donc de ce qui est à vous comme vous l’entendrez ; rien de ce qui vous plaît ne saurait me déplaire. Je ne désire posséder, je ne crains de perdre que vous. Ces sentiments sont gravés dans mon cœur ; ni le temps ni la mort ne les en effaceront, et tout ce que l’on pourrait faire ne les changera pas. »

Content de cette réponse, Gautier se retira en affectant un air triste. Quelques instants après, ayant donné ses instructions à un de ses satellites dévoués qu’il employait ordinairement dans les cas difficiles, il l’envoya vers sa femme. Celui-ci se présenta devant elle au milieu de la nuit. « Excusez-moi, Madame, lui dit-il, et ne me reprochez pas ce que je fais, parce que j’y suis forcé. Vous savez dans votre haute sagesse ce que c’est que d’appartenir à un maître, et, sans en avoir fait l’expérience, vous êtes trop éclairée pour ne pas comprendre la dure nécessité d’obéir. Je suis chargé de prendre cette enfant et de la... » Ici l’envoyé, s’interrompant, se tut comme pour exprimer par son silence la cruauté de son ministère. Suspecte était la réputation de l’homme, suspecte sa figure, suspecte l’heure, suspectes ses paroles. Bien qu’elle comprît clairement que sa chère fille allait être mise à mort, Grisélidis ne versa pas une seule larme, ne poussa pas un soupir : effort cruel pour une nourrice, et à plus forte raison pour une mère. Prenant l’enfant d’un air tranquille, elle la regarda quelque temps, l’embrassa, la bénit, fit sur elle le signe de la sainte croix et la présenta au satellite. « Allez, lui dit-elle, et exécutez tout ce que notre maître vous a enjoint. Je ne vous demande qu’une chose : ayez soin que les bêtes féroces et les oiseaux de proie ne déchirent pas ce petit corps, à moins cependant d’un ordre contraire. »

Lorsque l’envoyé, de retour vers son maître, lui eut raconté ce qu’il avait dit, ce qu’on lui avait répondu, et qu’il lui eut montré sa fille, l’amour paternel l’émut profondément, sans fléchir toutefois la rigueur de son dessein. Il ordonna au satellite d’emmailloter l’enfant, de la mettre dans une corbeille, de la placer sur une monture paisible et de la mener en toute hâte vers sa sœur, mariée au comte de Panici, afin qu’elle l’élevât avec la tendresse d’une mère et qu’elle fît son éducation, en ayant soin toutefois de la tenir bien cachée pour que personne ne pût savoir de qui elle était la fille. L’envoyé partit sur-le-champ, et s’acquitta ponctuellement de sa mission.

Cependant Gautier, en étudiant souvent le visage et les paroles sa femme, n’y surprit jamais le moindre signe d’un changement. Pareille gaieté, pareil empressement, complaisance habituelle, même amour, point de tristesse, nulle mention de sa fille ; jamais son nom soit à dessein, soit par hasard, ne sortit de la bouche de sa mère. Quatre ans se passèrent ainsi, au bout desquels elle devint enceinte une seconde fois et mit au monde un fils fort joli, à la grande joie du père et de tous ses amis. Deux ans après, lorsque l’enfant fut sevré, le père revint à sa curiosité accoutumée. Il s’adressa de nouveau à sa femme : « Je vous ai prévenue jadis, lui dit-il, que mon peuple voyait d’un mauvais œil notre mariage, surtout depuis qu’il a été témoin de votre fécondité. Son mécontentement à redoublé depuis que vous avez mis au monde un garçon. On dit en effet, et ces plaintes arrivent souvent à mes oreilles : « Quand Gautier sera mort, le petit-fils de notre Janicole régnera donc, et un si noble pays sera soumis à un tel maître ! » Le peuple tient tous les jours mille propos semblables. Or, comme j’aime ma tranquillité, et, à vous dire vrai, comme je crains pour ma personne, je suis décidé à faire de cet enfant ce que j’ai fait de sa sœur. Je vous préviens d’avance, pour que vous ne soyez pas frappée d’une douleur soudaine et imprévue. » Grisélidis lui répondit : « Je vous ai dit et je vous répète que je ne puis avoir d’autres volontés que les vôtres. Je n’ai d’autres droits sur ces enfants que ma peine. Vous êtes mon maître et le leur : usez de votre pouvoir sur ce qui vous appartient, et ne me demandez pas mon consentement. En entrant dans votre palais, j’ai dépouillé avec mes haillons mes volontés et mes affections pour m’inculquer les vôtres. En quoi que ce soit, tout ce que vous voulez, je le veux aussi. Assurément, si je pouvais connaître d’avance vos désirs, quels qu’ils fussent, je les préviendrais ; mais, certes, ne pouvant deviner vos intentions, je m’y associe de grand cœur. Déclarez que votre bon plaisir est que je meure, je mourrai contente ; rien au monde, pas même la mort, ne résistera à mon amour. »

Gautier, admirant la fermeté de sa femme, se retira d’un air triste. Il renvoya aussitôt vers elle le satellite qu’il lui avait envoyé précédemment. Celui-ci, après s’être beaucoup excusé devant elle sur la nécessité d’obéir, et lui avoir bien demandé pardon de la peine qu’il lui avait faite et qu’il lui ferait, réclama l’enfant comme s’il allait commettre un crime affreux. Grisélidis, avec le même visage et la même tranquillité d’âme, prit dans ses mains son fils, que s’a beauté et sa gentillesse faisaient aimer non seulement de sa mère, mais de tout le monde ; elle fit sur lui le signe de la croix, le bénissant comme elle avait fait pour sa fille, elle le couva quelque temps de ses regards, le baisa tendrement, puis, sans faire paraître le moindre signe de douleur, elle l’offrit à l’homme qui le demandait. « Tenez, lui dit-elle, faites ce que l’on vous a commandé. Je ne vous demande encore en grâce qu’une chose, c’est que vous protégiez, s’il est possible, les membres délicats de ce bel enfant contre les outrages des oiseaux de proie et des animaux carnassiers. »

L’envoyé, de retour vers son maître, en lui rendant compte du résultat de sa mission, redoubla son étonnement. Si Gautier n’avait connu toute la tendresse de sa femme pour ses enfants, il aurait pu supposer que cette force de caractère provenait d’une dureté de cœur ; mais pleine d’attachement pour tous les siens, elle aimait son mari par-dessus tout. Le satellite reçut l’ordre de partir pour Bologne, et conduisit le fils où il avait conduit sa sœur.

Ces preuves d’affection et de fidélité conjugale auraient pu suffire à l’époux le plus rigide ; mais il y a des gens qui, une fois qu’ils ont entrepris une chose, ne s’arrêtent plus et persistent avec obstination dans leur dessein. Gautier, les yeux fixés sur son épouse, observait sans cesse si elle changerait à son égard ; mais il ne put surprendre en elle le moindre changement, si ce n’est qu’elle redoublait tous les jours, pour lui, de dévouement et de déférence, en sorte que tous deux paraissaient n’avoir qu’un même esprit, et cet esprit n’appartenait pas à tous deux, mais au mari seulement : car la femme avait prouvé, comme nous l’avons dit, que par elle-même elle n’avait aucune volonté.

On commençait à répandre sur Gautier des bruits déshonorants : on disait que par une dureté barbare et inhumaine, par repentir et par honte d’un humble mariage, il avait fait mourir ses enfants, car on ne les voyait plus, et personne ne savait ce qu’ils étaient devenus. Ce prince, d’ailleurs distingué et aimé de ses sujets, s’était rendu par là infâme et odieux à beaucoup de gens. Néanmoins, au lieu de revenir sur sa résolution, il alla plus loin dans ses projets de rigueur et dans sa cruelle fantaisie d’expérimenter. Douze ans s’étant écoulés depuis la naissance de sa fille, il envoya des émissaires à Rome pour en rapporter de fausses lettres apostoliques, à l’aide desquelles il publierait que le pontife romain, dans l’intérêt de son repos et de celui de ses sujets, avait cassé son premier mariage et lui permettait d’épouser une autre femme. On n’eut pas de peine à persuader la chose à ces montagnards ignorants. Quand cette nouvelle parvint à là connaissance de Grisélidis, elle en fut attristée sans doute ; mais, comme elle avait fait le sacrifice de sa personne et de sa destinée, elle attendit avec fermeté ce que déciderait d’elle celui à qui elle s’était soumise entièrement.

Gautier avait déjà envoyé à Bologne pour prier son parent de lui mener ses enfants, et le bruit courait partout que la jeune fille lui était amenée en mariage. Ce parent exécuta fidèlement les instructions qu’il avait reçues. Il se mit en route au jour indiqué, accompagnant avec une brillante escorte de gentilshommes la jeune fille déjà nubile, douée d’une rare beauté, ornée d’une parure splendide, et son frère, âgé de sept ans. Sur ces entrefaites, Gautier, voulant de nouveau éprouver sa femme, pour mettre le comble à sa douleur et à sa honte, la fit venir en public et lui parla ainsi devant une nombreuse assemblée : « Votre union me plaisait assez, en envisageant votre caractère et non votre naissance. Je reconnais maintenant que toute grande fortune est une grande servitude, et que je ne puis pas me permettre ce qui est permis au dernier des paysans. Mes sujets me forcent et le pape m’autorise à épouser une autre femme. Cette femme est en route et arrivera bientôt. Armez-vous donc de courage, cédez la place à une autre, remportez votre dot, et retournez tranquillement dans votre ancienne demeure. Rien n’est stable ici-bas. »

Grisélidis lui répondit : « Monseigneur, j’ai toujours pensé qu’entre votre grandeur et ma bassesse il n’y avait aucune proportion. Je ne me suis jamais crue digne d’être votre épouse, mais votre esclave, et, dans ce palais où vous m’avez rendue maîtresse, j’en prends Dieu à témoin, je suis toujours restée de cœur servante. Je rends donc grâce à Dieu et à vous du temps que j’ai passé avec vous dans des honneurs bien au-dessus de tout ce que je méritais. Quant au reste, je suis parfaitement disposée à regagner la maison paternelle. J’irai vieillir et mourir dans l’endroit où s’est écoulée mon enfance, m’estimant toujours heureuse et honorée, dans mon veuvage, d’avoir épousé un tel mari. Je cède volontiers la place à votre nouvelle épouse, et je souhaite qu’elle vous rende heureux. Puisque tel est votre désir, je ne quitterai point à regret un lieu où j’ai vécu si agréablement. En m’ordonnant d’emporter avec moi ma dot, je vois quelle est votre intention. Je n’ai point oublié que jadis, dépouillée de mes vêtements sur le seuil de la maison paternelle, je suis venue auprès de vous revêtue des vôtres, et que je n’ai eu pour toute dot que mon dévouement et ma nudité. J’ôte donc cette robe, et je vous rends cet anneau que vous m’avez donné. Les autres bagues, les vêtements, et tous les objets de parure dont vous m’avez fait cadeau, sont dans votre appartement. Pauvre je suis sortie de la maison de mon père, pauvre j’y rentrerai. Seulement si vous le voulez bien, et si cela ne vous contrarie pas, je vous conjure instamment qu’on me laisse pour me couvrir une des chemises que j’ai portée ici. »

Le mari, plein d’émotion, ne pouvait plus retenir ses larmes ; il détourna le visage, et d’une voix tremblante : « Gardez une chemise », répondit-il ; puis il partit en pleurant. Grisélidis, se déshabillant devant tout le monde, ne garda que sa chemise pour tout vêtement, et sortit publiquement nu-tête et nu-pieds. Suivie d’une foule considérable qui versait des larmes et déplorait son sort, elle seule les yeux secs, gardant un noble silence, elle rejoignit le maison de son père. Le vieillard avait toujours tenu pour suspect ce mariage de sa fille ; il n’avait jamais eu de pareilles prétentions et il avait toujours pensé que plus tard, dégoûté d’une épouse d’aussi basse extraction, un mari si puissant, orgueilleux comme sont les nobles, finirait par la répudier. Il avait donc serré dans un coin de sa maisonnette la robe de sa tille, d’une étoffe grossière et usée par le temps. En entendant le bruit non de sa fille qui revenait silencieusement, mais de ceux qui l’accompagnaient, il accourut sur sa porte et la couvrit à demi nue de son ancien vêtement. Elle demeura quelques jours chez son père, avec une égalité d’âme et une humilité admirables, sans donner un signe de tristesse, sans rien qui rappelât sa fortune passée, d’autant qu’au sein des richesses elle avait toujours vécu pauvre et humble d’esprit.

Déjà le comte de Panici approchait, et il n’était bruit partout que des nouvelles noces ; il avait même envoyé d’avance un courrier pour annoncer le jour de son arrivée à Saluces. La veille de ce jour, Gautier manda Grisélidis, qui se rendit religieusement à son appel. « Je désire, lui dit-il, que la jeune fille qui arrivera demain ici pour le repas soit reçue magnifiquement avec les gentilshommes et les dames de sa suite, ainsi que ceux de nos compatriotes qui seront invités. Je tiens à ce que chacun soit accueilli et placé suivant l’honneur dû à son rang. Je n’ai point de femmes chez moi capables de s’acquitter de cette besogne ; par conséquent, malgré la pauvreté de votre mise, comme vous connaissez très bien mes habitudes, vous prendrez soin de recevoir et de placer mes hôtes. Grisélidis lui répondit : « Je le ferai non seulement avec plaisir, mais avec amour, comme je ferai toujours tout ce que je saurai vous être agréable. Rien ne pourra décourager ni ralentir mon zèle tant qu’il me restera un souffle de vie. » En disant ces mots, elle prit des ustensiles de domesticité et se mit à balayer le palais, à dresser les tables, à faire les lits et à stimuler les autres femmes, comme une servante très dévouée.

Le comte arriva le lendemain vers la troisième heure. Tout le monde admira à l’envi le caractère et la beauté de la jeune fille et de son frère. Quelques-uns disaient que Gautier avait fait un sage et heureux changement, vu que cette épousée était plus jeune et plus noble, et qu’il s’unissait à une brillante parenté. Au milieu des préparatifs du repas, Grisélidis était partout présente et veillait à tout. Sans se laisser abattre par une si grande disgrâce, sans rougir de ses vêtements usés, elle alla d’un visage serein au-devant de la jeune fille qui entrait, s’agenouilla comme une esclave, et tenant les yeux respectueusement et humblement baissés : « Que ma maîtresse soit la bienvenue ! » dit-elle. Ensuite elle reçut tes autres convives d’un visage riant, avec des paroles d’un charme ineffable, elle disposa l’immense palais avec beaucoup d’art, en sorte que tout le monde, et surtout les étrangers étaient extrêmement surpris de rencontrer sous un pareil accoutrement tant de distinction et de sagesse. Elle ne tarissait pas de louanges sur la jeune fille et son frère, prônant tour à tour tantôt les grâces de l’une, tantôt la beauté de l’autre.

Quand le moment fut venu de se mettre à table, Gautier se tournant vers Grisélidis, lui dit à voix haute, devant tout le monde, d’un ton ironique : « Grisélidis, comment trouvez-vous ma fiancée que voici ? N’est-elle pas très belle et très distinguée ? – Assurément, répondit-elle, on ne peut rien voir de plus beau ni de plus distingué. Vous pourrez vivre heureux et tranquille avec elle plus qu’avec personne ; je souhaite ardemment qu’il en soit ainsi. Je vous ferais seulement, en toute sincérité, une recommandation et une prière : ne la tourmentez pas aussi cruellement que vous avez tourmentée l’autre, car elle plus jeune, elle a été élevée plus délicatement, et je pense qu’elle n’aurait pas la force de souffrir autant que moi. »

En voyant avec quel contentement elle prononçait ces paroles, en considérant la fermeté de cette femme tant de fois et si grièvement offensée, Gautier eut pitié de son sort affreux et immérité, et ne put supporter plus longtemps ce spectacle : « Chère Grisélidis, lui dit-il, j’ai assez reconnu et éprouvé votre dévouement, et je ne crois pas que sous le ciel quelqu’un ait recueilli de plus grande preuve d’amour conjugal. » En disant ces mots. il serre étroitement dans ses bras sa chère épouse, ivre d’étonnement et de joie, et comme sortant d’un mauvais rêve. « Vous seule êtes mon épouse, ajoute-t-il, je n’en ai pas eu et je n’en aurai jamais d’autre. Celle que vous croyez être ma fiancée est votre fille : celui que vous prenez pour mon beau-frère est votre fils. Vous recouvrez à la fois tout ce que vous jugiez perdu. Que ceux qui se sont imaginé le contraire sachent que j’ai agi par curiosité pure et non par inhumanité ; que j’ai éprouvé ma femme, et que je ne l’ai pas condamnée ; que j’ai caché mes enfants, et que je ne les ai pas immolés. »

À ces mots, Grisélidis, presque morte de joie et transportée d’amour maternel, se précipita dans les bras de ses enfants en versant de délicieuses larmes, les couvrit de baisers et les inonda de ses pleurs. Aussitôt les dames s’empressent autour d’elle, la dépouillent de ses haillons et la parent de ses habits accoutumés. Partout retentissent des applaudissements joyeux et des paroles sympathiques : les larmes se mêlent à la joie. Ce jour fut très fêté, plus fêté que ne l’avait été le jour des noces.

Les deux époux vécurent ensuite pendant plusieurs années dans une paix et une union parfaites. Gautier, qui jusque-là avait paru négliger son beau-père, pauvre, dans la crainte qu’il ne fît obstacle aux expériences qu’il méditait, le fit venir dans son palais, où il le traita avec honneur. Il maria sa fille magnifiquement et honorablement et laissa son fils héritier de sa couronne. Il fut ainsi doublement heureux, et dans sa femme et dans ses enfants.

 

En racontant cette histoire dans un autre style, je n’ai pas eu dessein d’inviter les dames de notre époque à imiter la patience de cette épouse, qui me paraît presque inimitable ; j’ai voulu seulement engager mes lecteurs à imiter du moins la fermeté d’une femme, en ayant le courage de se conduire envers Dieu comme elle s’est conduite envers son mari. Quoique Dieu, comme dit l’apôtre saint Jacques, ne pousse pas au mal et ne tente personne 4, il ne laisse pas de nous éprouver souvent, et il permet que nous soyons châtiés rudement non pour connaître notre caractère, qu’il connaissait avant que nous fussions créés, mais afin que nous soyons convaincus de notre faiblesse par des marques évidentes et particulières. Aussi mettrai-je au nombre des héros quiconque souffrira sans murmurer pour son Dieu ce qu’a souffert pour son époux mortel cette pauvre femme des champs.

Mon amitié pour vous m’a poussé à écrire dans un âge avancé ce que je n’avais pas songé à entreprendre dans ma jeunesse. Je ne sais si ce récit est vrai ou fictif. On le met au rang des contes, par la seule raison que c’est vous qui l’avez écrit. Aussi ai-je eu soin, dans ma préface, d’en laisser la responsabilité à son auteur, c’est-à-dire à vous. Je vais vous dire ce qui m’est arrivé à propos de cette histoire, que j’ai mieux aimé appeler un conte.

Je le fis lire d’abord à un de nos amis communs de Padoue, homme d’un esprit très élevé et d’un vaste savoir. À peine arrivé au milieu de l’écrit, il s’arrêta tout à coup, suffoqué de larmes ; un moment après, s’étant remis, il le reprit dans ses mains pour en continuer la lecture, et voilà qu’une seconde fois les sanglots lui coupèrent la voix. Il déclara qu’il lui était impossible de continuer, et chargea une personne fort instruite qui l’accompagnait d’en faire lecture. Je ne sais ce que les autres penseront de cet incident ; pour moi, je l’ai interprété dans le sens le plus favorable, et j’y ai reconnu un cœur plein de bonté. En effet, je n’ai rencontré nulle part un homme aussi aimant. En le voyant pleurer en lisant, ce passage du Satirique m’est revenu à la mémoire : La nature, en nous donnant les larmes, nous a donné un cœur compatissant. C’est la plus belle partie de notre âme 5.

Quelque temps après, un de nos amis de Vérone (car tout est commun entre nous, même nos amis) ayant ouï parler de l’effet produit par cet écrit, voulut le lire à son tour. Je le communiquai à cet ami, qui est homme d’esprit. Il le lut d’un bout à l’autre sans s’arrêter. Son visage et sa voix ne trahirent aucune émotion ; il ne laissa échapper ni une larme ni un sanglot. Lorsqu’il eut fini : « Moi aussi, me dit-il, j’aurais pleuré, car le sujet pieux et le style approprié au sujet invitaient aux larmes, et je n’ai pas le cœur dur ; mais j’ai cru et je crois encore que c’est un conte. Si c’était vrai, quelle femme, soit de Rome, soit de n’importe quel pays, serait comparable à cette Grisélidis ? Où trouver un si grand amour conjugal, un pareil dévouement, une patience et une fermeté aussi rares ? »

Sur le moment je ne répondis rien à cela, ne voulant pas donner le ton amer de la dispute à une conversation badine qu’égayaient les douceurs de l’amitié. J’avais pourtant cette réponse toute prête : « Il y a des gens qui croient impossible aux autres tout ce qui pour eux est difficile ; ils mesurent tout à leur mesure pour se mettre au-dessus de tout. Pourtant il a existé, et il existe encore, probablement, bien des personnes capables d’accomplir ce qui, aux yeux du vulgaire, est impossible. Par exemple, nous avons chez nous Curius, Mucius, les Décius ; on cite ailleurs Codrus, les frères Philènes, et, puisque nous parlons des femmes, Porcia, Hipsicrate, Alceste, et d’autres qui leur ressemblent. Ne regarde-t-on pas tous ces personnages comme fabuleux ? Cependant, ils appartiennent réellement à l’histoire. Et en vérité, quand on brave la mort pour un autre, je ne vois pas ce que l’on ne pourrait pas braver ni supporter. »

Mais je m’aperçois maintenant que cette lettre et une autre aussi longue que je vous ai adressée ne vous parviendront pas. Qu’y faire ? Il faut se résigner ; il est permis de s’indigner, et non de se venger. Il vient d’apparaître dans la Gaule Cisalpine une engeance insupportable d’hommes qui gardent les passages, ou, pour mieux dire, qui sont le fléau des messagers : ils ouvrent les lettres pour les lire et les examinent très scrupuleusement. Ils ont peut-être pour excuse l’ordre de leurs maîtres, qui, ayant tout à se reprocher dans leur vie inquiète et tyrannique, s’imaginent qu’on ne parle que d’eux et contre eux, et veulent tout savoir. Ce qui est inexcusable, c’est que, quand ils trouvent dans les lettres quelque chose qui flatte leurs oreilles d’âne, au lieu de s’amuser à les transcrire, comme autrefois, en gardant les messagers, ils prennent aujourd’hui plus de licence, et, pour ménager leurs doigts, ils font partir les messagers sans les lettres. Et, ce qu’il y a de révoltant, ceux qui font cela surtout, sont des gens qui ne comprennent rien, semblables à ceux qui, ayant un appétit violent et désordonné avec une digestion difficile, sont bien près de tomber malades.

De tels abus m’ont souvent détourné d’écrire, et souvent fait regretter d’avoir écrit. Personne n’en est plus indigné et n’en a plus horreur que moi, puisque, contre ces ravisseurs de lettres, il n’y a pas d’autres moyens de vengeance, alors que tout est bouleversé et que la liberté de la république est anéantie. De pluie, à cet ennui se joignent l’âge, la lassitude de presque toutes choses, non seulement la satiété, mais le dégoût d’écrire. Ces causes réunies me déterminent à cesser toute correspondance avec vous, mon ami, et avec tous ceux à qui j’ai l’habitude d’écrire. Si je prononce cet adieu, ce n’est pas pour empêcher que des lettres frivoles ne me détournent, d’ici à ma mort, d’occupations plus importantes, comme elles l’ont fait pendant longtemps, c’est pour éviter que mes écrits ne tombent dans les sottes mains de ces drôles. J’échapperai du moins ainsi à leurs outrages, et, quand je serai forcé d’écrire, soit à vous, soit à d’autres, j’écrirai pour être compris, et non pour plaire. Je me rappelle que j’avais promis, dans une lettre de ce genre, d’être dorénavant plus bref dans ma correspondance, pour ménager le peu de temps qui me reste à vivre. Je n’ai pas su tenir ma promesse ; il est bien plus facile, à ce que je vois, de garder le silence avec ses amis que d’être concis. Dès que l’on commence, l’ardeur de converser est si grande qu’il serait plus facile de ne pas commencer que de comprimer l’essor de la conversation. Mais n’est-ce pas remplir sa promesse que de donner plus qu’on a promis ? En promettant, j’avais oublié sans doute le mot si connu de Caton, dans Cicéron : La vieillesse est de sa nature un peu babillarde 6. Adieu, mes amis ; adieu, lettres.

 

Dans les monts Euganéens, le 8 juin (1374).

 

 

 

PÉTRARQUE, Lettres de ma vieillesse, XVII, 3.

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
6e série, tome 4e.

 

 

 



1 Le Décaméron.

2 Jugurtha, XVII.

3 Géorgiques, I, 482.

4 Épître de saint Jacques, I, 43.

5 Juvénal, XV, 131-133.

6 De la Vieillesse, XVI.

 

 

 

 

 

 

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