Histoire de l’arrivée des Européens

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile PETTOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jadis les Cris vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se couche, et les Blancs vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se lève. Ni les uns ni les autres ne se connaissaient ; ni les uns ni les autres ne s’étaient encore vus ; ni les uns ni les autres ne s’étaient parlé ou n’avaient entendu parler de tels voisins.

Une nuit, les Cris rêvèrent qu’une grande pirogue accourait vers eux, sur la Grande Eau du côté où le soleil se lève. Ils ajoutèrent foi à leur songe, se levèrent et se mirent en marche vers l’Orient.

Cette même nuit, les Blancs pensèrent qu’il devait y avoir, de l’autre côté de la Grande Eau où le soleil se couche, un peuple qui avait besoin d’eux. Ils crurent à cette inspiration, entrèrent dans leur grande pirogue et se dirigèrent vers l’Occident.

Le Bon Esprit avait donné anciennement aux Cris un écrit qui devait leur indiquer tout ce qu’ils auraient à faire pour être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais ce livre ne leur avait jamais parlé. Ils avaient eu beau le retourner en tous sens, c’était pour eux lettre morte. Néanmoins, les Cris le conservaient précieusement, parce qu’il leur venait du Grand Esprit ; et ils le portèrent avec eux quand ils se dirigèrent vers l’Orient.

Dieu n’avait rien donné autre chose aux Blancs pour se conduire qu’une intelligence supérieure à celle des hommes rouges ; et ce fut tout ce qu’ils apportaient avec eux en se dirigeant vers l’Occident. La rencontre eut lieu à l’orient de la grande terre et sur le bord de la Grande Eau. Comme les Cris y arrivaient, conduits par leurs rêves, les Blancs y abordaient conduits par leur raison. Mais ces derniers étaient pâles, défaits, dépenaillés et mourants de faim. Les Cris, au contraire, étaient forts, vigoureux ; riches en provisions et en fourrures précieuses.

En hommes humains, les Cris eurent pitié des Blancs. Ils leur donnèrent de quoi se nourrir et se couvrir. Puis ils leur dirent :

– Tenez, voici un écrit, que nous tenons du Grand Esprit. Il nous le donna dès le commencement pour que nous puissions nous conduire et être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais le Grand Esprit, en nous donnant le livre, ne nous a point donné d’intelligence pour le déchiffrer ni le comprendre. Il ne nous est bon à rien. Prenez-le donc, et puisse-t-il vous être utile à quelque chose !

Les Blancs reçurent de la main des Cris le livre du Bon Esprit avec respect, et repartirent avec lui et des provisions de voyage que les Cris leur donnèrent pour rien.

Plusieurs années après, les Cris s’entre-dirent :

– Allons encore vers l’orient. Qui sait si nous ne reverrons pas ces hommes blancs que nous avions secourus ! Qui sait si, par hasard, ils ne seraient pas parvenus à comprendre notre livre du bon Manitou !

S’étant donc rendus au bord de la mer orientale, les Cris y retrouvèrent leurs amis les Blancs. Mais ceux-ci s’étaient établis. Ils y habitaient un grand nombre de belles maisons. Ils étaient riches en toutes choses ; ils regorgeaient de vêtements, de meubles, de provisions. Et toutes ces choses leur étaient venues par la compréhension de l’Écrit qu’ils tenaient des Killistinos (Cris).

Les Cris regrettèrent alors de s’être départis de ce trésor. Néanmoins, considérant que le bon Manitou, en leur donnant le livre, ne leur avait pas donné d’esprit pour le comprendre ni pour s’en servir, ils se consolèrent de sa perte dans l’espoir que les Blancs leur feraient part de ces richesses qu’ils devaient aux Cris.

Effectivement, il se fit des échanges entre les deux peuples, et les Cris s’en retournèrent satisfaits, après avoir donné aux Blancs de la viande boucanée et séchée, ainsi que des fourrures.

De longues années se passèrent avant que les Cris retournassent encore vers la mer d’Orient et quand ils y revinrent, hélas ! ils n’y retrouvèrent plus leurs amis les Blancs. Tous étaient morts, à l’exception d’un seul homme, qui vivait bien malheureux et dans un dénuement absolu.

Les Cris eurent encore pitié de cet infortuné Blanc. Ils le recueillirent, le soignèrent, lui donnèrent des vêtements de peau, lui servirent à manger et le considérèrent dès lors comme l’un d’entre eux. Mais ce Blanc mangeait dix fois autant qu’un Cris. Il était insatiable, et bientôt il fut à charge aux Cris par sa gloutonnerie. Ils lui dirent donc un jour :

– Beau-Frère, tu as des armes, tâche donc de te faire vivre toi-même, tout en demeurant parmi nous.

Le Blanc en prit son parti. Il partit pour la chasse, se fatigua énormément, ne tua rien, fit les dents longues et revint affamé comme un loup.

Les Cris en eurent encore pitié, et ils le nourrirent. Un jour, pourtant, ce Blanc rencontra un Cris qui chassait tout seul et qu’il ne connaissait pas.

– Beau-frère, lui dit ce chasseur étrange, faisons alliance. Nous vivrons ensemble du produit de notre chasse et nous partagerons en frères.

– Oh ! non, dit le Blanc. Je préfère manger seul du produit de ma chasse. Que chacun de nous deux soit à ses pièces.

– Cela n’est pas bon ainsi, répondit l’inconnu, le Bon-Esprit n’a point institué l’égoïsme. Il veut que tout soit commun à tous. Vivons donc et partageons en frères.

Le Blanc se défendit longtemps contre cette proposition. Cependant, réfléchissant qu’il était mauvais chasseur et qu’il aurait plus à perdre qu’à gagner en demeurant seul, il finit par y consentir. Mais il ignorait que l’étranger qu’il venait de rencontrer était Kitchi-Manitou lui-même.

– Or sus, mon frère, dit le chasseur, tu vas allumer ici du feu pendant que j’irai chasser pour nous deux.

Il prit ses arrhes et s’en alla dans la Grande-Prairie, où il tua une grue blanche.

Revenu au feu du bivouac, le Cris dit au Blanc :

– Mon frère, tiens, apprête cet oiseau que je viens de tuer. Pendant que tu le feras cuire, je vais encore chasser.

Le Blanc était bien aise de n’avoir que la portion de travail la plus facile. Il laissa repartir son compagnon et fit la cuisine. Quand le Manitou revint de la chasse, il trouva que le Blanc avait déjà mangé le foie de la grue.

– Qu’as-tu donc fait du foie de cet oiseau ? dit-il au Blanc.

– Les grues n’ont pas de foie, répondit le Blanc.

– Ne mens pas, dit Manitou. Qu’en as-tu fait ? car je sais bien que les grues ont un foie comme les autres animaux.

– Voilà où tu te trompes, répondit le Blanc avec assurance. Depuis que le monde existe, jamais les grues n’ont eu de foie.

– Eh bien ! sache, ami, répliqua le chasseur, que c’est moi qui ai tout fait ; car je suis le Grand-Esprit. J’ai fait les grues comme les autres oiseaux, et je sais fort bien que je leur ai donné un foie.

Le Blanc persista dans son mensonge.

« Il ment, pensait-il, en prétendant être le Grand-Esprit. »

C’est pourquoi il ajouta :

– Il est possible que tu sois ce que tu dis être, mais il n’est pas moins vrai que tu as oublié de donner un foie aux grues.

Alors Kitchi-Manitou, pour toute réponse et pour tenter son compagnon, tout en lui prouvant sa toute-puissance, mit la main dans son sein, et, l’en retirant pleine de soniaw (de l’argent), il dit au Blanc :

– Hélas ! je pensais avoir donné un foie aux grues comme aux autres oiseaux, et j’apprends avec peine que je me suis trompé. Ah ! que je donnerais volontiers cette poignée de soniaw à qui m’apprendrait qu’il n’en est rien, et que les grues ont réellement un foie !

Tenté par sa cupidité, le Blanc s’écria aussitôt :

– Donne, donne-moi vite cet argent, car il est bien vrai que les grues ont un foie, et c’est moi qui ai mangé le foie de la grue que tu viens de tuer !

 

 

 

Émile PETTOT, Traditions indiennes du Canada.