Le moine et l’oiseau

 

LÉGENDE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Eugénie PEYRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois un moine...

– À quelle époque vivait-il ? demande un lecteur curieux. De quelle couleur étaient ses cheveux et ses yeux ? Savez-vous toutes les particularités de son caractère ?

– Lecteur, vous voudriez, je le vois, une photographie de mon moine. Sachez-le bien, les légendes n’en diront pas si long que les romans contemporains. Un mot, une indication leur suffisent, et elles nous laissent le soin de recomposer sur ces frêles renseignements le caractère complet du héros, comme Cuvier reconstruisait, avec quelques débris d’ossements, le squelette des animaux qui peuplaient la terre avant le déluge. Mais, si vous le voulez, et quoique je ne sois pas un Cuvier, j’essayerai de combler les lacunes de la légende, tout en lui restant fidèle dans son esprit général.

Ceci bien établi, je me sens à l’aise et je recommence.

Il y avait une fois un moine nommé Pierre Forschegrund. Il était exact aux offices, se levait pour chanter matines sans se faire prier, n’oubliait point de dire ses heures, et, malgré tant de vertus monastiques, n’était aimé de personne. La raison en était bien simple : il n’aimait pas lui-même. Toujours plongé dans ses méditations, semblait-il à ceux qui l’entouraient, – dans ses raisonnements, dirons-nous, nous qui le connaissons mieux, – il n’était animé que d’un seul désir, expliquer l’inexplicable, pénétrer les mystères, transformer la foi en vue. À force de raisonner, trop souvent on déraisonne. À force de se pencher sur un abîme, le vertige vous prend et vous pousse au fond. Ce fut ce qui lui arriva. Un jour il s’aperçut qu’il ne pouvait plus croire. Les Écritures s’enveloppèrent pour lui d’un voile d’obscurité, si épais que son œil ne pouvait plus le percer, si pesant que sa main ne pouvait plus le soulever. Une seule déclaration des saints livres lui revenait obstinément à la mémoire, comme ces idées fixes qui s’emparent de vous dans les heures de fièvre, comme ces insectes qui bourdonnent à vos oreilles et vous harcèlent les jours d’orage. C’était cette parole du Psalmiste : Mille ans sont devant toi comme un jour et un jour comme mille ans ! – « Ô mystère, de l’éternité qui te sondera ! » s’écriait-il, et tout bas il ajoutait : « De quoi donc, Seigneur, rempliras-tu nos moments dans ton ciel, pour que sa sainte monotonie ne soit pas un supplice mille fois plus affreux que l’enfer ? »

Dieu ne lui répondait plus. Que faire ?

« Si j’interrogeais la nature, se dit-il, peut-être me parlerait-elle ! » Il sortit donc de son couvent et s’enfonça dans la forêt voisine.

Le soleil resplendissait au ciel. « Ô soleil, s’écria le moine, toi qui animes toutes choses lorsque tu t’élèves dans l’espace, ne réchaufferas-tu pas la pâle éternité de ta lumière ? Le soleil poursuivit sa course sans paraître se soucier de la supplication qui montait vers lui.

Un ruisseau murmurait sous les grands chênes. Il venait de loin et semblait chercher à ralentir sa course ; il coulait plus doucement sous ces ombrages séculaires qui le protégeaient, et entre ces rives de gazon aux mille fleurettes qui se penchaient souriantes pour se mirer dans ses ondes. « Ô ruisselet, soupira Forschegrund, toi aussi tu as peur d’arriver. Tu sais que bientôt tu seras entraîné dans des profondeurs qui t’effrayent, et que les vagues du sombre Océan t’enseigneront à redire sans fin avec elles leur chant qui ressemble à un sanglot ! » Le ruisseau se troubla ; les fleurettes frissonnèrent mais nulle voix ne répondit.

Un papillon d’un bleu céleste (on aurait dit une fleur envolée) voltigeait autour d’un buisson de roses printanières que le chèvrefeuille et la clématite enlaçaient de leurs festons. « Hélas ! dit Pierre, il n’y aura dans le paradis qu’une seule fleur, la fleur radieuse de l’arbre de vie. Mais ne nous lasserons-nous jamais de son parfum ? » Le papillon s’envola à ces mots.

« Quoi pas un être n’aura pitié de mon angoisse ! s’écria le moine. Pas un ne me donnera, à défaut d’une lumière, une parole de sympathie ! Toi, du moins, petite abeille toujours active, tu me comprendras. Dis-moi ce que tu penses de cette inaction de l’éternité dont la seule idée me glace de terreur. Toujours chanter, toujours prier, toujours adorer, sans fin, sans trêve, sans merci ! Vaut-il bien la peine de tant souffrir, pour obtenir ce désolant bonheur ? »

En parlant ainsi, Pierre se laissa tomber au pied d’un arbre et s’abandonna à sa douleur. « Ô mon Dieu, dit-il enfin, pardonne-moi ! et révèle-moi, je t’en supplie ardemment, le mot mystérieux que je cherche, le secret de la félicité du ciel. »

Alors le ruisseau s’arrêta, le papillon revint s’abriter sous une rose, l’abeille oublia qu’on l’attendait à la ruche, et dans la profondeur des cieux le soleil même sembla contempler, immobile, un tout petit oiseau qui venait de se poser sur l’églantier. Il se mit à chanter. Dès les premières notes qui sortirent de son frêle gosier, le moine leva sur lui ses yeux humides de larmes. À ce premier mouvement de curiosité succéda une sérieuse attention, puis une émotion profonde puis un ravissement indicible. Et les heures s’écoulèrent sans qu’il y prit garde.

Virtuose merveilleux, que lui disiez-vous donc ? Ah ! je le sais. Vous chantiez l’amour de Jésus, vous chantiez le bonheur du ciel !

L’oiseau s’envola ; il retourna unir sa voix à celle des anges dans le paradis. Aussitôt le vent apporta jusqu’au fond de la forêt le son de la cloche du monastère qui appelait les moines à la prière du soir. Pierre reprit tout joyeux le chemin de son couvent.

Tout souriait autour de lui. L’abeille lui dit en passant : « Dans le ciel tu seras occupé à faire avec les saints anges la volonté du Seigneur. » – Le papillon quitta l’églantine rosée pour murmurer à son oreille : « Il y a plus d’une fleur à l’arbre de vie. L’éternité ne sera pas trop longue pour admirer les perfections de Celui qui est la souveraine beauté. » – Le ruisseau éleva à son tour sa voix argentine : « Insensé, qui me plaignais tout à l’heure, tu ne savais ce que tu disais ! Cet Océan qui m’attend là-bas change à chaque instant d’aspect sous la lumière qui le transfigure ; de même, sous le regard de Dieu, l’éternité sera incessamment variée dans sa bienheureuse uniformité. » – Les fleurettes s’inclinèrent, et le rayon de soleil qui se jouait parmi elles vint glisser sur le front du moine en lui disant : « Je ne suis qu’une pâle image de l’amour éternel qui réchauffera et vivifiera à jamais les âmes des élus. Ô Pierre Forschegrund, tu n’avais jamais compris l’amour de Dieu ! »

« Tu n’avais jamais compris l’amour de Dieu, répétèrent ensemble le ruisseau, le papillon, l’abeille, les fleurettes et les grands chênes. Et tu croyais que nous écouterions tes supplications désolées ! Tu ne savais pas que le Saint-Esprit seul peut faire comprendre notre langage au cœur de l’homme. Mais désormais interroge-nous ; tu le peux. Nous répondons à ceux qui aiment. »

Cependant le moine avançait toujours. Enfin il aperçoit l’enceinte consacrée qu’il avait quittée le cœur brisé et où il rentrait plein d’espérance et de foi. Il sonne à la porte. Le frère portier vient lui ouvrir.

– Qui êtes-vous ? lui demande-t-il.

– Pierre Forschegrund. Et vous-même ? Depuis quand êtes-vous ici ? Ce matin vous n’étiez pas parmi nous. De quelle communauté venez-vous ?

Le religieux ne répondait pas.

– Pierre Forschegrund, Pierre Forschegrund, disait-il tout bas d’un air surpris et presque effrayé. Depuis ce moine incrédule qui s’échappa du cloître il y a mille ans, personne de ce nom n’a paru, m’a-t-on dit, dans cette sainte maison.

– Ô mon Dieu, s’écria Forschegrund, sois béni ! Je comprends maintenant qu’un jour puisse être devant toi comme mille ans, et mille ans comme un jour. Si un petit oiseau venant de ton ciel a pu me faire ainsi oublier les heures, que sera-ce lorsque je te contemplerai face à face et que je serai plongé dans ton amour ! Je ne t’aimais pas parce que je n’avais jamais regardé la croix ; mais maintenant, ô Dieu-Sauveur, je sens que ce ne sera pas trop de toute l’éternité pour te rendre grâces, et pour t’adorer !

 

 

 

Eugénie PEYRAT,

À travers le Moyen Âge, 1865.

 

 

 

 

 

 

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