La cloche engloutie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le puy de Loir – c’est le mont en bosse qui domine Grandrif – a vécu dans le temps un vieil homme qu’on appelait Pierre l’Ermite. Il avait deux cloches dans sa petite église ; une fontaine s’était mise à couler pour lui, un peu plus loin, et depuis son temps elle a toujours coulé. – Qu’elle est bonne ! On peut en boire tant qu’on veut, si chaud ait-on. « Nous dansions, par là-haut, en gardant les vaches, nous ramassions chaud et soif... Dans le coin de notre tablier nous en avalions de pleines chopines : aucune de nous ne s’est tranchée, jamais n’en a pris fluxion de poitrine ou pleurésie ! » Le sentier qui y mène est resté tout d’herbe et de sable, alors qu’à côté ce ne sont que genêts ou fougères. – Toujours, toujours il demeure sableux, comme si l’ermite était encore là pour se faire ce chemin de ses pieds nus, qu’il ne doive jamais plus partir de la montagne...

Cependant, depuis longtemps il n’y a plus d’ermite là-haut : il est enterré près de la fontaine, sous la grosse pierre plate. Comme celle des trésors, on dit qu’à l’élévation de la messe de minuit elle se soulève. On voit alors dans sa fosse le vieil homme avec sa grande barbe blanche... Mais il est là en terre. Et les deux cloches, dans la chapelle ruinée ne servaient plus de rien. Un beau jour, les gens ont décidé d’aller les prendre. De les descendre au bourg de Grandrif, de donner l’une à l’église, et de l’autre, de faire des marres, des pioches.

La première, on a pu l’enlever. Elle est dans le clocher du bourg ; maintenant on la sonne quand un orage menace le pays, et elle le détourne.

Mais la seconde, elle s’est enfoncée sous l’herbe. On y est allé avec des bœufs. On a essayé de l’arracher, on a tout et tout fait : plus on la tirait, pins elle s’enfonçait. Il a fallu la laisser là, seule dans cet endroit solitaire, où il n’y a que du gazon, des genêts, un orvet, quelquefois qui se faufile, et de l’air, et de l’air, et de l’air. Quand on y vient, on n’y rencontre jamais personne. Mais en tapant du talon on entend la place sonner le creux et l’on peut savoir que la cloche est encore là, cachée sous les racines noires des fougères, dans la terre du puy de Loir.

Est-ce que ce n’est pas cela ? Est-ce que la vieille cloche paysanne – l’esprit d’incantation, d’analogie, de vision – ne s’est pas enfoncée sous l’herbe des montagnes ? Engloutie, quasi perdue, cette cloche aujourd’hui n’a plus de voix dans l’espace. Cependant, si l’on frappe à la juste place, de la profondeur on entend monter, étrange, étouffée, pleine de terre, une espèce de résonance.

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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