Le prêtre des bois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE FOIS, sur les trois heures, quatre heures de la nuit, mon grand’père allait à une foire. Je ne me rappelle pas le pays. Ce devait être plus loin qu’Arlanc, vers Mayres, ou Saint-Sauveur, peut-être Saint-Victor : un pays de ravins, de peurs, du côté de l’auberge sanglante, au Pont du Merle. Arriva que des fougères – vous savez qu’elles s’enchevêtrent – lui prirent le pied, que les cordons de son soulier se défirent. Il s’arrêta, il les renoua. Et tout d’un coup, en relevant la tête, il vit un prêtre devant lui.

Il le salua, il lui parla. Ce prêtre ne répondit rien.

Mon grand-père reprit son pas. Ce prêtre, lui, s’était déjà remis en marche. « Attendez-moi, monsieur l’abbé nous ferons route ensemble. » Au milieu des bois, en pays si sauvage, on aime d’ordinaire un peu de compagnie. Il y avait de la lune, mais sur ce chemin-là, les branchages faisaient tout noir. Dans ce noir, le prêtre allait devant. « Il est peut-être sourd, tu n’as qu’à le rattraper sans plus rien dire. »

Mon grand-père avance le pas. Le prêtre de même. Il presse l’allure : le prêtre davantage.

À la fin... « Ha, quand le diable y serait, nous verrons ça ! » Il se lance à courir.

Mais voilà le prêtre à courir aussi. Une vraie poursuite au milieu de ce bois tout désert, sous la lune. Une sorte de frénésie. Mon grand-père courait de rage, comme envoûté. Et le prêtre, sans plus regarder au chemin ni à rien, filait sous le couvert plus vite que le vent. On ne le voyait même pas courir : il filait comme si le vent l’emportait.

Tout à coup il y eut devant eux un précipice. Le prêtre y saute, d’un saut de chèvre. Il disparaît là, dans ce trou...

Juste au bord mon grand-père s’arrêta. Un précipice tout en rochers ! C’était forcé, forcé qu’on se tue, là-dedans... Il regardait, les jambes tremblantes. Et au fond du trou il ne voyait personne. Et s’il y avait eu quelqu’un, il l’aurait vu...

Oui, les roches de l’à-pic, celles du fond, tout se voyait, au blanc de la lune. Un chien ne s’y serait pas caché. Et il n’y avait rien...

Au jour, il y retourna, – il avait bien remarqué l’endroit –, il considéra tout de nouveau ; il se dit : « Non, ça ne se peut pas, ça ne se peut pas... »

Il nous racontait l’histoire. Nous, les jeunes, nous le plaisantions. « Peut-être que vous aviez une bouteille de trop dans le corps ? – Une bouteille, à trois heures du matin ? Je ne revenais pas de la foire, j’y allais ! Je sais ce que j’ai vu... » Il n’y avait pas à l’en faire démordre.

Mais de telles histoires valent bien qu’on y croie, de biais ou de droit fil. Du milieu de la nuit se lève une idée noire, tout de suite si obsédante qu’il faut qu’on l’atteigne, qu’on la saisisse comme avec la main. On est là, ne voyant plus qu’elle, à courir derrière elle et elle saura peut-être te faire faire le saut dans le précipice. Si tu t’arrêtes, si tu regardes, ce n’était qu’une idée...

 

 

Henri POURRAT,

Légendes du pays vert, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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