Le conte du Péquelé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y avait une fois un pauvre bateleur qu’on nommait le Péquelé. Il vivait de ces tours qu’il faisait quand il déroulait son tapis montrant la corde sur quelque place de village. Dieu sait alors dans quelles acrobaties il se lançait, quelles culbutes, quelles cabrioles : les vire-passes et les arbres-droits, les sauts de mouton et les sauts périlleux ; et se tenir sur la tête, et marcher sur les mains, se nouer, se dénouer comme la couleuvre, voltiger comme l’écureuil...

Il vivait de ces tours, mais il en vivait mal. Les gens auront toujours quelque mépris pour ceux qui courent le pays, même quand ils disent qu’il faut de ceux-là pour amuser les autres. Eux, ils ont à faire pousser le pain. À la force des bras, ils bataillent contre le chiendent, contre la ronce et le chardon, – bataille que batailleras-tu ! Ils ne peuvent pas penser grand-chose des baladins. Le pauvre Péquelé ne voyait pas beaucoup de liards tomber sur son tapis. Il ne savait plus que par tradition ce qu’était la pièce de bœuf rôtie voire la soupe au lard bien fumante. Blanc comme cire d’église, mince comme un courant d’air ! Travaillé d’une grosse toux, les cheveux dans les yeux, il allait pourtant de son pied, comme un chat maigre. Au vrai, il semblait un fantôme, un de ces épouvantails faits de deux bâtons et de trois guenilles qu’on installe dans le cerisier, quand les geais, les loriots viennent gober la cerise.

 

*     *     *

 

Si légèrement qu’il allât, un certain soir de décembre, comme le jour tombait, le Péquelé tomba aussi. Il trébucha dans une ronce et s’affalant trois pas plus loin sur les degrés de la croix, il partit en faiblesse.

Par bonheur, comme la neige commençait de poudroyer, deux frères quêteurs qui rentraient au couvent le découvrirent. Ils le chargèrent sur leur baudet.

Au monastère, on lui fit boire deux doigts de vin, manger une soupe chaude. Le lendemain, il essayait d’être sur pied, mais il avait encore deux genoux à chaque jambe. Le Père Abbé dit qu’on le garderait une huitaine, pour qu’il pût se refaire les os.

La huitaine passa. La neige s’en alla. Le vent du midi déblaya les chemins. Un beau matin, le Père Abbé s’est fait amener le Péquelé au parloir.

« Mon pauvre Péquelé, il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte. On va garnir ta besace, et tu reprendras la route.

– Mais, a dit le Péquelé, c’est que j’aimerais mieux rester ici.

– Tu reviendras nous voir l’an prochain. Nous te retirerons pour trois jours. La règle nous défend de garder plus de trois jours un voyageur passant.

– Voyez-vous, Père Abbé, je veux être frère au couvent. Je ne veux plus être voyageur. »

Le pauvre Péquelé songeait au pain rond sur la table, à l’écuellée de lentilles, au morceau de fromage qu’arrose une goutte de vin. Surtout il y avait ce bon silence du monastère, comme dans une salle où l’on est près du feu, alors que la neige tombe dehors. Quelle misère c’est, sur les routes : le vent qui siffle, la pluie qui te bat la figure, les chiens qu’on lâche quand on te voit, cette furie d’abois, ces renâclements sur les talons, et cette hargne, ce mauvais vouloir d’un pays... Ici, sous les arceaux de ces corridors blancs, c’était la paix, et toujours retrouvée, la paix en assurance.

Mais pour prendre le cœur du pauvre Péquelé, il y avait plus encore au monastère. Depuis les jours où il n’était qu’un marmot, haut comme trois pommes, et qui faisait la culbute dans l’herbe, il avait aimé Notre-Dame, il lui avait donné son cœur. Or, dans cette chapelle des beaux vitraux rouges et bleus, et devant son image, il se sentait chez elle plus que nulle part dans le monde.

« Oh ! dites, Père Abbé, vous me gardez, je me fais frère avec les frères ?

– Mon pauvre Péquelé, n’es-tu pas né pour courir les chemins ? Tu fais bien la culbute, mais tu ne fais rien d’autre. Crois-tu qu’en ce couvent, Notre-Dame ait besoin d’un faiseur de culbutes ? »

Alors le pauvre Péquelé baissa la tête. Une larme, puis une autre, une autre, fil à fil, se mirent à lui dérouler sur la joue.

« Écoute, fit le Père Abbé, au bout de deux minutes, écoute, me promets-tu d’être un bon moine, un digne moine ?

– Oh ! que oui, Père ! J’aime tant la Sainte Vierge.

– Eh bien, nous te gardons ici comme novice ; dans trois mois, nous verrons. »

Voilà le Péquelé rayonnant. Soulevé par la joie, il se jette sur les mains, fait le poirier, puis de suite la roue. Il tournoyait ainsi autour de ce parloir qui n’en avait jamais tant vu.

« Suffit, allons, suffit, mon pauvre Péquelé. Pour cette fois, nous te passons les cabrioles. Mais te voilà novice, et c’est fini de ce qui sent le baladin. M’entends-tu, Péquelé ?

– J’entends, mon Père.

– Plus de gambades ni de culbutes !

– Que non... Oh non, non, non.

– Tu vas vêtir le froc, tu ne dois plus tenir de ces faiseurs de tours. C’est dit ?

– Oh que oui. Père Abbé, c’est dit !

Comme un enfant, il avait promis, le Péquelé, de tout son cœur. De tout son cœur il observa la règle, trois jours, trois semaines, trois mois. Mais l’hiver s’en était allé, le printemps arrivait. Bientôt ce ne seraient plus les mouches blanches de la neige qui passeraient sur un souffle de vent, mais celles de la fleur de prunier, de la fleur d’aubépine. On entendait déjà cette chanson du merle qui monte la première, dès le premier redoux, ce flûtiau, ce sifflet dans les arbres encore nus que remue le vent ; puis, loin au cœur des bois, le coucou qui appelle pour que partout dans l’herbe fleurisse la fleur jaune. Du fond de l’enclos, le sentier mouillé qui sèche, s’en va vers le soleil.

Alors, quelque chose prit Péquelé aux jarrets : quelque chose comme la diablerie du fifre, quand sa musique se met à vivre devant toi, danse et bondit, de cadence en cadence, de reprise en reprise. Le Père Abbé qui voyait tout, le vit bien un jour : dans les veines du Péquelé courait du vif-argent.

« Mon fils, écoute : ta tâche d’aujourd’hui, ce sera d’émonder les arbres du verger. Tu monteras jusqu’au haut des pommiers : tu ôteras le mort et le rompu. »

Voilà le Péquelé serpe au poing, dans le branchage. Sautant d’ici, de là, marchant comme un danseur de corde. Soudain, dans ce vent de printemps, il se retrouvait plus léger qu’un duvet. Tant et si bien qu’à la façon des écureuils, il passait par un bond d’un pommier à un autre.

Au fond du clos, pourtant, il lui a fallu descendre ; et retrouver son froc, quitté pour sa voltige.

Mais avant de l’endosser, quand il s’est vu ainsi en simples chausses et en chemise sur l’herbe, tout seul, tout libre en ce verger, tant lancé en son jeu, il n’y a pu tenir.

Le voilà à bondir de ses pointes en l’air, à battre des pieds et des mains. Et de culbutes en vire-passes, en chandelettes, en cabrioles, comme un chardonneret en cage, il emplissait l’enclos de ses acrobaties.

Le Père Abbé, qui venait voir s’il avait fait la besogne, est arrivé là-dessus...

... Le Péquelé a promis avec beaucoup de componction que c’était bien la dernière fois. À ses culbutes il ne reviendrait plus : il le promettait, le jurait. Il protestait si humblement de sa contrition, de son ferme propos, qu’il a fallu se laisser toucher. Le Père Abbé a fait un long soupir et entrant ses mains dans ses manches :

« Eh bien soit, a-t-il dit, je te garde à l’essai, encore un bout de temps. Mais si tu ne tiens pas ta promesse, tu passes la porte aussitôt. Ainsi, mon fils, si tu prétends rester, qu’il t’en souvienne. »

 

*     *     *

 

Seulement, seulement... Le Père Abbé pensait que c’était une question de vif-argent dans les veines ? Non : c’était moins cela qu’une jubilation du cœur. Ce cœur, certains soirs, ne pouvait plus se contenir.

Il fait frais. Il fait clair. Le temps est à la bise. Le soleil va rentrer, rouge comme un palot de fer rouge, et l’air lointainement est devenu tout rose. D’ici, sous trois oiseaux qui volent, on voit les pays bleus entrant dans leur grand calme, et tout l’espace s’ouvre à cette paix de Dieu. Le pauvre Péquelé se disait qu’il ne savait, lui, comme les autres moines, faire dignement oraison. Il lui fallait pourtant rendre grâces au Seigneur qui a fait si belles touches choses. Et il lui semblait ne le pouvoir qu’en faisant la seule chose qu’il sût faire en ce monde : ses tours de faiseur de tours et d’enfant sans-souci.

Le Père Abbé a réuni le chapitre. À lui, à tous les frères, la chose a paru claire : il était de la prudence de ne pas garder au monastère un moine cabriolant comme un cabri, un bateleur.

« Sans doute il n’est pas grand pécheur, disait l’un.

– Mais, disait l’autre, il y a ce batelage : il est né à cela, il ne peut s’en tenir !

– Nous n’avons pas su l’amender, concluait le Père Abbé : il est resté follet, et un follet ne saurait faire un moine. »

Le Péquelé a battu sa coulpe, il a pleuré. Il n’osait plus rien dire pour sa défense : des larmes seulement. À l’idée de quitter son couvent, la blanche cellule à voûte, le jardinet de buis et de fleurs, de pensées, et ses frères et la bonne paix, le bon vouloir, il pleurait, tout défait, pleurait comme au fond du clos la fontaine.

Et les yeux attachés sur lui, le Père Abbé se sentait frémir en ses entrailles. Plus d’un frère était près de pleurer, lui aussi. Mais ce dérèglement de culbutes paraissait par trop scandaleux. Puisque le Péquelé n’avait pas su rester sur la voie sage et vivre en moine, qu’il retournât à son vieux chemin de baladin.

On l’a dépouillé de son froc ; on lui a rendu la besace et le tapis...

 

*     *     *

 

Le Père Abbé s’en est allé sans plus attendre. Il est allé faire oraison à la chapelle. « Il le fallait, se répétait-il, enfoncé en sa stalle. Le pauvre Péquelé n’a pas quitté l’enfant. Et nous, les serviteurs de Notre-Dame en ce monastère, nous ne saurions être ces enfants qui gambadent. »

Il en était là de ses pensées, quand de son coin d’ombre, il a ouï un léger bruit. À quatre pas de lui, le Péquelé déroulait son tapis sur les dalles. C’était devant le pilier qui portait, taillée en bois, l’image de la Vierge.

« Notre-Dame Marie, a dit le Péquelé, j’aurais voulu habiter dans votre maison tous les jours de ma vie, mais vous voyez que je n’en suis pas digne. Du moins, que vous soyez remerciée de ce temps que j’ai eu ici, comme si j’y étais votre petit garçon... »

Se croyant seul dans la chapelle, il a parlé à Notre-Dame, avec l’effusion d’un enfant. Puis, sur le tapis déroulé, ne s’est-il pas mis en devoir de commencer ses tours ? Se pliant et se détendant, roulant et bondissant, tous ses tours, l’un sur l’autre, mais avec tant de fervente ardeur, et pour tout dire tant d’âme, que le Père Abbé, qui allait se lever pour arrêter le jeu, ne s’est point levé...

Et tout à coup, ébloui, baigné de lumière, d’assis qu’il était dans la stalle, le Père Abbé s’est laissé glisser à genoux.

Car un moment était venu où le Péquelé était retombé sur ses talons. La sueur lui déroulait des cheveux : c’était à peine s’il avait encore son souffle. Or, à ce moment, – et le Père Abbé a vu cela, –la Vierge s’est détachée de son pilier de pierre. Sur un rayon elle est venue au Péquelé. Sur lui elle s’est penchée, et du bord de son voile, doucement, suavement, elle a essuyé ce front qui ruisselait de sueur.

Comme une mère caresse son enfant, elle a caressé le baladin. Et la chapelle était tout illuminée de lumière. « Notre-Dame, pardonnez-moi, murmurait le Père Abbé, tête basse et touchant de son front le rebord de la stalle, je me croyais vrai sage, et je ne voyais pas la sagesse. Mais que saurions-nous mieux que d’être à vos pieds comme des enfants, dans l’innocence, la liesse du cœur ? Les saints n’ont jamais su que cela, aimer Dieu de tout leur cœur, et sa Mère, et ce qui est de Dieu. Ce bateleur est plus saint que nous tous. »

 

*     *     *

 

Le Péquelé est resté au couvent. Pour y faire ses prières, aussi ses cabrioles, qui par l’intention valaient bien des prières.

Un jour, il est mort. Et il s’est dit que Notre-Dame a paru à son chevet, que le Père Abbé l’y a revue. Comme dans la chapelle, un soir, pour essuyer du bord de son voile blanc les sueurs de l’agonie, Notre-Dame est venue se pencher sur son pauvre faiseur de tours.

 

 

 

Henri POURRAT,

Le trésor des contes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net