Le supplice de saint Sébastien

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

POUYET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hue dia ! hue dia ! et plus vite donc sans quoi on arrivera trop tard pour manger la soupe de saint Sébastien, car chez nous, tous les ans, on la mange la soupe, de saint Sébastien.

Tous les ans dans le chaudron de cuivre nous vidons quelque cinquante kilos de pâtes que nous faisons nager dans l’eau, quelques jambons, nous allumons un grand feu. Et hue dia ! hue dia ! cuise vite la soupe de saint Sébastien.

Les femmes ont mis leurs coiffes blanches, les filles leurs beaux chapeaux, les hommes la blouse neuve, les jeunes gas la veste du dimanche. Ils ne mangeront pourtant pas les premiers la soupe de saint Sébastien.

Le curé a son aube brodée, le clergeon sa robe rouge. Sur la place de l’Église, devant le maire et son conseil, ils la bénissent. Le marguillier sonne les cloches. On attend les invités de M. saint Sébastien. Sur la route de Châteauneuf, sur la route de l’Isère, ils viennent clopin-clopant :

Ce sont des Jean-Misère, des vieux, des vieilles tout rabougris, des manchots, des béquillards, de pauvres loques humaines accourues de vingt lieues à la ronde.

Le plus pitoyable est l’hôte chéri ! Place ! Place ! Faites-lui place ! que dans le chaudron de cuivre il plonge l’écuelle de bois et goûte la soupe ! Qu’il se rassasie ! Place ! Place ! Qu’ils se rassasient tous !...

Et la mère-grand tremblotante près de l’âtre narre une nouvelle fois :

« Du temps de ma mère-grand, où l’on faisait mieux les choses, où l’on savait donner quelques aunes de toile avec l’écuelle de soupe, il ne revint pas non plus. Mais les Anciens ! lui avaient conté que longtemps, longtemps avant qu’ils ne fussent enfants, dans notre pauvre village la peste régnait.

Chaque soir, les feux ne s’allumaient pas dans quelque chaumine ; mais la cloche sonnait le glas. Les gens criaient :

– Saint Sébastien, ô notre saint patron, ayez pitié de nous !

Un jour, le fléau osa frapper à la porte de très haut et très puissant seigneur du Merlay, Beaumont-Monteux et autres lieux, et prit son âme comme celle de ses manants. La cloche du village avec ses voisines sonnèrent bien fort le glas. Les bonnes gens disaient :

– Hue dia ! hue dia ! le beau glas ! Sûrement M. saint Sébastien entendra.

M. saint Sébastien n’entendit pas.

Un autre jour, le fléau alla frapper à la porte de très petit et très pauvre Jeannot Tolli et prit son dernier-né.

Jeannot Tolli le laissa partir comme il avait laissé partir sept de ses fils et, trop vieux pour travailler, trop infirme pour se traîner de porte en porte et demander l’aumône, qu’en ces temps d’effroi chacun donnait pour sauver son âme, Jeannot Tolli ne trouva pas un écu pour faire sonner le glas !

Hue dia ! hue dia ! comme il fut faible le glas ! Mais, si faible que fût le glas, il fut une douce chanson, car le dernier-né de Jeannot Tolli aimait le Seigneur et laissait un vieux père sans ressources. M. saint Sébastien entendit cette chanson.

Le soir même, au clair de lune, Jeannot Tolli vit ouvrir sa porte. Un fier soldat entra :

– Bonjour, frère, dit-il, je suis las. Accorde-moi l’hospitalité.

Jeannot Tolli dit :

– Viens, et lui donna son escabeau.

Quand il se fut chauffé, le soldat reprit :

– J’ai faim.

Jeannot Tolli dit :

– Prends !

Et lui tendit son dernier morceau de pain.

Le soldat avec son épée tailla le morceau de pain, dans son casque de cuivre trempa la soupe, avec son escabeau ranima le feu. La soupe cuite, il la bénit, en mangea dans l’unique écuelle de bois de la pauvre chaumine avec Jeannot Tolli ; puis il s’en alla, sans mot dire, par la porte ouverte. Jeannot Tolli, de nouveau seul, en pleurant, alla baiser son dernier-né. Or, de sa barbe mal essuyée une goutte de bouillon tomba sur les lèvres du bien-aimé. Le fils aussitôt s’étira en disant :

– Je suis guéri.

Bientôt, à dix lieues, la nouvelle se propagea. Les restes de la bienheureuse soupe firent maints miracles. Le fléau s’éloigna.

À ma mère-grand, les Anciens ont dit que tant que le pauvre trouvera la soupe de saint Sébastien bonne, tant que le chaudron sera rendu par lui à moitié vide, le village du fléau sera préservé.

Et hue dia ! hue dia ! plus fort donc !

Vive saint Sébastien.

 

 

POUYET.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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