Il Bizzarro

 

OU

 

LE BRIGANDAGE ET LES FRANÇAIS EN CALABRE

 

Poème italien de M. C. M. PRESTERÀ,

 

Traduit en prose française par le Comte Eugène de PORRY.

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS.

 

M. Charles-Massinissa Presterà est un des meilleurs et des plus célèbres poètes de l’Italie contemporaine.

Ses inspirations, infiniment remarquables, mériteraient d’être plus connues hors de leur domaine natif.

La forme des poésies de M. Presterà brille par la hardiesse et l’éclat des images, autant que par le nerveux tissu de son style ; le fond se distingue éminemment par la haute tendance philosophique et de la conception et des idées.

Parmi les œuvres du barde italien, la principale est son poème épique, intitulé Moïse, merveilleux et fécond sujet qui, sur la lyre enchanteresse de M. Presterà, devient un hymne aux progrès de l’humanité.

Parmi les autres chants du même poète, nous avons spécialement distingué l’Hymne au Soleil, l’Hymne à la Terre, le Tombeau de Virgile, la Rose Blanche.

Ces productions poétiques, tantôt sublimes, tantôt délicieuses, presque ignorées parmi nous, m’ont été communiquées par l’inépuisable obligeance de M. le Commandeur Bruno Condó, de Satriano, l’intelligent fondateur de l’École de Dante à Marseille, qui s’est donné pour mission, constamment remplie avec zèle et conscience, de propager, sur toute l’étendue du territoire français, toutes les gloires littéraires de l’Italie.

M’abreuvant, avec le charme le plus vif, de tous les trésors que me versait l’urne poétique de M. Presterà, mon attention s’est particulièrement fixée sur son épopée historique, intitulée Il Bizzarro. Outre les qualités habituelles de la muse du barde calabrais, cette dernière production porte au plus haut degré l’empreinte du plus pur patriotisme et de la haine de toute domination étrangère, quel que soit le prétexte dont elle se pare, ou le masque dont elle se déguise.

C’est de ce magnifique poème que nous avons eu la pensée d’offrir la traduction en prose aux lecteurs de la Voie Nouvelle.

Il m’eût été infiniment plus doux de traduire en vers ; mais, outre que ce travail m’aurait absorbé trop de temps, tel est le génie de la langue française, entièrement sui juris et peu flexible, qu’une version en prose rend beaucoup mieux que ne le ferait une interprétation en vers, la pensée, l’allure, les tours et les images d’un poète étranger. Habilement fidèle, dans ce cas, une traduction en prose est une photographie, tandis que, dans une traduction en vers, le poète traducteur substituera, malgré lui-même, sa personnalité à celle du poète traduit ; et dans cette circonstance, plus l’interprète aura de talent, plus il montrera d’infidélité ; il enrichira d’un nouveau chef-d’œuvre la littérature de sa patrie ; mais il manquera son but, s’il se propose de faire connaître à ses compatriotes les beautés originales d’un chef-d’œuvre exotique.

 

COMTE EUGÈNE DE PORRY.      

 

 

 

DÉDICACE

 

Au très-illustre Professeur Monsieur PAUL SANSONE,

 

Directeur du Diogène,

Président fondateur de la Société d’Histoire Nationale, à Palerme, Membre de nombreuses Académies européennes, etc., etc.

 

            Monsieur,

À vous, éminent professeur et restaurateur de la littérature et du théâtre siciliens, je demande la permission et sollicite l’honneur de dédier la traduction que j’ai faite, en prose française, du brillant et dramatique poème intitulé Il Bizzarro, une des meilleures inspirations de M. Presterà, poète très-distingué de l’Italie contemporaine.

La renommée de votre mérite et de vos travaux littéraires a retenti, Monsieur, jusques sur le sol de la France. Je m’en applaudis et vous en félicite d’autant plus que je suis moi-même italien et d’origine et de cœur ; que l’Italie a reconnu et acclamé pour son fils, en ma personne, le cousin des illustres élèves de Silvio Pellico ; et que je désire en communiquer ma joie à cette splendide et gracieuse Sicile, qui a sa grande part des gloires de l’Italie.

Dans l’espérance d’une réponse favorable, agréez, Monsieur, la bien sincère assurance de ma très-haute estime.

 

COMTE EUGÈNE DE PORRY.      

 

Membre de l’Athénée de Paris (fondé en 1792) ;

de l’Académie du Var ; de l’Académie Cosentina,

et autres Académies italiennes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL BIZZARRO

 

 

1re PARTIE.

 

 

Hérissé de lances et de glaives, le siècle présent surgissait au sein du carnage, – et, incertain de sa voie, s’asseyait un moment sur les ruines du siècle passé. Sans espoir de paix et de repos, le monde agité chancelait au choc tumultueux des tempêtes guerrières. Plongée dans les ténèbres, la pensée humaine se repaissait d’illusions menteuses, et, à travers la fumée du canon retentissant, rêvait un avenir paré des plus riantes couleurs !....

 

Ô vous, qui avez eu le bonheur d’échapper aux coups de l’immense, terrible et si mémorable catastrophe !.... prêtez une oreille attentive à mon poétique récit.

 

*     *

*

 

C’était le déclin d’un beau jour. Le soleil attiédi, prêt à se plonger dans la vague marine, empourprait le flanc de la montagne. Fatigué de son labeur utile, l’humble agriculteur s’en retournait à Vazzano, son pays natal. Impatiemment attendu de ses jeunes enfants, le père, légèrement alourdi par le poids de la journée, dépose, dans un coin de sa modeste chaumine, la bêche et le soc laborieux ; puis, s’asseyant près du foyer chéri, se livre à un repos aussi doux que mérité, et attache des yeux brillants d’allégresse sur son épouse aimante et sur les gracieux rejetons qui l’entourent.

 

Tout-à-coup un tumulte imprévu, parti du quartier voisin, change en épouvante la joyeuse sécurité de ce groupe de famille.

 

Tout près de ce lieu paisible, s’élance avec fureur, brandissant en main un fer homicide, un bataillon d’ennemis !... Les cris de frayeur d’un peuple attroupé ne peuvent retenir cet élan funeste, – tant l’âme de ces étrangers recèle de rage féroce et meurtrière ! Une affreuse mêlée s’engage ; altérés de mort, mille coups sont donnés et rendus ; et, surexcitée par le génie de la destruction, la vengeance, dans les flots mêmes du sang, aiguise sa dent de fer.

 

Tel un loup, blessé par la flèche du pasteur, n’en déchire qu’avec plus de rage affamée, la proie qu’il emporte et qu’il ne veut pas lâcher.

 

Cependant, au cri d’alarme qui se propage et vole de bouche en bouche, une armée de patriotes se rassemble ; et, la défense à la main, s’achemine à toute vitesse vers ces lieux désolés où leurs adversaires exercent des ravages encore impunis ! Soudain, aux approches des combattants, deux fuyards quittent, avec la plus vive précipitation, le champ de la lutte où demeure, percé de quarante-deux coups, un troisième champion dont le front porte, écrit en traits de sang, l’arrêt de son heure suprême !... Le peuple accouru s’écrie, d’une voix sourde et frémissante : « C’est Moscato !.... Moscato ne vit plus ! » – Et chacun, avec l’accent de la terreur, redisait : Moscato ! Moscato !

 

Horriblement coloré de son propre sang, – pourpre funèbre !... le malheureux est alors couvert, par les ministres des funérailles, d’un voile noir, et transporté, suivi d’un douloureux cortège, au temple sacré, dernière hôtellerie des mortels en ce monde !

 

Mais ce pouvoir souverain, qui se joue à son gré des prévisions humaines, et tient, dans les replis de sa toute-puissante droite, le fil mystérieux de nos destinées ; – Dieu, qui crée, et détruit pour renouveler ; – Dieu referma la tombe qui s’entrouvrait déjà pour ensevelir ce corps déchiré, meurtri, – mais réservé par la Providence à un terrible et funeste prolongement de vie !...

 

Or, bien que frappé d’une mortelle atteinte, Moscato, par l’effet de la volonté divine, sentit revenir dans ses veines une chaleur vitale. De sa blessure ouverte coulait, à flot lent, une sanglante rosée ; et, dans la plaie, le froid de la nuit redoublait les aiguillons de la douleur. Déjà couché dans la bière sépulcrale, – un silence plein d’horreur ; la lampe funèbre qui, par degrés mourante, versait une lueur toujours plus avare ; les hideux fantômes, fantastiques enfants de l’obscurité, enlaçaient déjà son imagination de leurs étreintes terrifiantes !...

 

La nuit régnait : toute créature vivante goûtait les calmes délices du sommeil ; et les maisons, avec soin fermées, ne laissaient échapper aucun bruit. Les frères d’armes de Francesco, qui l’avaient vu impunément frappé par la faux de l’ange de la mort, étaient maintenant rassurés sur sa destinée. Mais il était une âme sensible, que le fatal évènement avait plongée dans une affreuse inquiétude, et qui cachée au fond de ·sa triste demeure, se lamentait et se tordait, en proie à la plus poignante anxiété !... Cette malheureuse femme avait atteint cet âge où les désirs enfantés par la plus douce et la plus orageuse des passions, bouleversent l’âme et obscurcissent la sérénité de la pensée. Son cœur avait, dès ses plus jeunes années, battu pour Moscato, alors qu’encore enfant, il avait pris place au nombre des serviteurs de la maison. Celte mine même, tant soit peu fière et revêche, du jeune esclave, avait eu pour la jeune fille l’attrait du charme le plus piquant. Il ne tarda point à partager le sentiment qu’il inspirait ; et cette amoureuse passion, accrue par le temps, devint, plus tard, la mère de maux infinis et d’inexprimables souffrances.

 

L’amour avait fini par déchirer le voile de la pudeur, et s’était couronné lui-même du bonheur qu’il poursuit toujours avec une ardeur si persévérante !.... Mais ce bonheur ne fut pas long ; car le trône de nos joies a pour base la douleur, et les félicités de notre existence sont d’autant plus passagères qu’elles sont plus vives ! Les regards curieux d’un entourage indiscret parvinrent à pénétrer les mystérieux plaisirs du couple aimant. Instruits de ces liens furtifs, les frères de l’amante, bouillonnant de courroux, jurent, sur le poignard, de laver avec le sang du séducteur la tache empreinte sur l’honneur de la famille !.... Ce serment fatal aboutit à la plus douloureuse issue ; et l’infortuné Francesco, immolé par ces frères impitoyables, vit son sang s’écouler avec sa vie par une large blessure qui perfora sa blanche poitrine !....

 

Or, durant la nuit qui suivit l’exécution de cette atroce vengeance, la plaintive amante, brisée par la douleur, folle de désespoir, arrachait ses cheveux, meurtrissait son visage, se déchirait le sein, et maudissant la vie, implorait la mort à cris redoublés !... Étendue sur le sol, comme un corps inerte, – à travers ses sanglots et ses plaintes, elle soupirait ces paroles : « Ô mon cher Francesco, que sont devenus les doux enchantements de notre amour ? Pourquoi ce cruel acier qui a tranché ta belle vie a-t-il respecté la mienne !... Puis-je vivre sans toi ?... Oh ! non...... » Et ces paroles étaient suivies d’un profond et terrible gémissement..... Et, comme possédée par un démon tourmenteur, elle abaissait et fixait à terre ses yeux hagards, baignés de pleurs, et horriblement ouverts !... Soudain, le choc tumultueux de ses pensées s’exaltant jusqu’à la fureur, sa main convulsive saisit un fer fraîchement aiguisé. N’écoutant plus que la voix de la douleur qui l’égare, elle ouvre violemment la porte de sa demeure.... et, sans être observée, d’un bond rapide, s’élance dans un chemin frayé !....

 

En ce moment, comme pour favoriser son secret dessein, un nuage voilait le disque de la paisible reine des nuits ; et, par degrés, palissaient et s’éteignaient, sous cette ombre envahissante, les blancs rayons de la lune... : Cachée au sein des ténèbres, l’amante affligée parcourait si rapidement sa voie, qu’elle eût semblé voler, et non marcher !... Toujours entraînée par la passion qui domine son âme et sa volonté, elle se dirige vers le temple vénéré dont l’enceinte abrite la froide dépouille de son bien-aimé !... Imparfaitement verrouillée, la porte du lieu saint cède aux fougueux efforts de la malheureuse femme, dont le chagrin et le désespoir ont d’ailleurs décuplé les forces.... Encore couché dans sa bière funèbre, Francesco, – croyant rêver, toujours assailli par les spectres nocturnes, – entend ce fracas qui l’étonne et l’épouvante..... puis, plus près de son oreille, un doux et faible soupir.... puis des gémissements étouffés.... Abandonné soudain de tout espoir, envahi par la plus horrible frayeur, il se blottit au fond du linceul qui l’enveloppe, et dont il ramène convulsivement les replis, comme pour se protéger contre l’attaque des fantômes !... Son amante éplorée, folle de rage et d’amour, s’approche du cercueil.... et, persuadée que son amant ne vit plus, se dispose à se tuer sur son corps inanimé !...

 

Francesco, à la mourante lueur des cierges qui brûlent encore, aperçoit son idole chérie !... Joyeusement surpris, il tente un effort pénible ; et, s’appuyant sur ses mains crispées, soulève avec lenteur ses flancs endoloris.

 

L’amante pousse un cri.... une minute, la frayeur engourdit ses sens.... ; mais, revenue peu-à-peu à elle-même, le doux espoir d’un bonheur renouvelé verse en son âme ulcérée un baume rafraîchissant. Sa molle et petite main se pose sur le cœur de son cher Moscato....... ce cœur bat....... et de vives palpitations répondent à cette douce pression d’une main amie !.... Son amant vit encore !..... Elle en est sûre !.... Elle couvre aussitôt des plus ardents baisers cette tête chérie, et la joie rentre dans son cœur rasséréné. Son courage se double de l’influence de ses renaissants désirs ; et, d’une main vigoureuse, elle arrache, elle déchire les bandelettes funéraires qui entourent le beau corps de son amant........

 

Cependant le gardien préposé au service du temple sacré, ayant entendu le cri poussé par la jeune femme, s’était réveillé lui-même en sursaut ;.... et, témoin de la scène que je viens de peindre, rempli de crainte et d’étranges soupçons, courut raconter partout ce dramatique évènement. La contrée entière s’émut, s’agita ; et. de tous cotés, survint une foule de curieux envahissant la large enceinte du temple... Des clameurs de surprise éclatent, se prolongent..... et, dans toutes les bouches, tout le long du chemin, retentit sans relâche le nom de Moscato !

Le jeune soldat, toujours affaibli par ses récentes blessures, entendait, de moments en moments, se rapprocher de lui le fracas des voix...... et sa tendre et courageuse parole rassurait son amante effrayée. Quand parut le peuple, rassemblé sous ses yeux, – il saisit, dans les mains de son idole chérie, le poignard qu’elle tenait..... et, d’un geste impérieux et menaçant, vibrant ce poignard devant la multitude, demandait, par ce signe expressif, qu’on prit la fuite et qu’on le laissât seul avec son amante !.......

 

D’une voix énergique, il s’écria, brandissant toujours le poignard : « Peuple, voici l’exécuteur de ma vengeance !...... Toi, ma compagne adorée, rentre dans ta demeure ; ne crains plus l’inimitié de tes frères : mais dissimule, et attends l’heure ! »

 

C’était alors l’instant où l’atmosphère reflète les rayons du jour. À l’Orient flottait encore la blanche écharpe de l’aube, teinte de roses lueurs et émaillée d’étoiles d’or. La jeune femme disparut invisible dans la masse de la foule accourue..... et, légèrement anxieuse et timide, rentra sous le toit de la famille.

 

Le peuple continuait d’affluer, avec des cris et des murmures, autour de la couche mortuaire de Moscato. Son retour à la vie paraissait un vrai miracle ; et les regards attentifs se fixaient sur son pâle visage, comme pour pénétrer l’inconcevable évènement !... La rumeur s’étendit au point que l’étonnante nouvelle parvint aux oreilles de la justice officielle. Des agents furent vite envoyés sur le théâtre de cette mystérieuse aventure ; ils enlevèrent le cercueil avec son hôte ressuscité ; et, sans autre forme de procès, renfermèrent contenant et contenu dans l’étroite enceinte d’une noire prison.

 

*     *

*

 

Oh ! j’en atteste ce féroce génie qui valut, au héros de cette lamentable histoire, le nom de Bizzarro ; – j’en atteste nos antiques et coupables erreurs ; j’en atteste aussi le féroce instinct du brigandage, foulant aux pieds toute loi, divine ou humaine ; – au moment même où le malheureux Moscato sentait refluer, dans ses veines déjà glacées, la chaleur vitale du sang, il se vit transporté dans la sombre horreur d’un cachot !.... Le cours orageux de sa pensée, accéléré par le retour même du sentiment de l’existence, exaspéra cette âme profondément sensible aux affronts comme à l’infortune. Tel qu’un lion dans la cage qui l’enferme, Moscato s’agitait et rodait, furieux, dans les ténèbres de sa prison !.... À son souvenir, aigri par la suavité même des images, se retraçait l’aspect de sa natale contrée, avec ses rochers pittoresques, ses verts bocages balancés harmonieusement par l’haleine du zéphir, l’air libre et pur de la montagne, le mâle et sonore murmure du torrent. Ses poignants regrets ranimaient son angoisse, sa rage, et l’incessant tumulte de ses pensées. Une voix intime semblait lui prédire la vengeance ; une autre, le menacer d’une mort terrible !.....

 

Sa main convulsive serrait souvent ce poignard qu’il avait reçu, dans le temple même, des mains chéries de son amante ; et cet instrument de délivrance et de réparation lui semblait parfois lancer des lueurs sanglantes, présage d’espoir pour son cœur ulcéré. Plus de paix dans son âme !... et la suave rosée d’un sommeil réparateur ne descendait plus sur ses fiévreuses paupières !... Alors il bondissait et vibrait, ce poignard, qu’il tenait toujours en main, comme s’il le plongeait réellement dans la poitrine des objets de sa haine, des auteurs de ses maux... mais il retombait soudain dans l’horrible et désespérante réalité de son ténébreux isolement, de sa faiblesse et de ses chaînes !.... Alors il couvrit de ses mains son visage ; et, le sentant défiguré par les empreintes du fer ennemi, l’infortuné Moscato s’exaltait à un tel degré de fureur impuissante, qu’un témoin de ses yeux hagards, de ses gestes désordonnés, de ses épouvantables imprécations, l’aurait pris pour un vrai démon échappé des gouffres de l’’enfer !........

 

Quelques mois s’écoulèrent, et Francesco fut retiré de son obscure prison. Enrôlé dans l’armée avec une fournée de malfaiteurs, il fut dirigé vers Naples ; et, dans sa route, il accusait amèrement la cruauté du sort qui le plongeait dans un abîme de tourments ; et, bannissant de son cœur le mirage doré de l’espérance, le réservait si durement aux chaînes humiliantes de la servitude.

 

La moitié du chemin était franchie : on s’arrête un instant pour prendre un repos réparateur, et payer à la faim son tribut naturel. Tout-à-coup un fracas, des clameurs, un attroupement, – partis du village voisin, – attirent de ce côté les soldats empressés à rétablir l’ordre et la paix. Cet incident suggéra subitement à Moscato le dessein de rompre sa chaîne..... D’accord avec ses compagnons pour l’aider à ce complot d’une issue difficile, il saisit le moment le plus favorable ; et, meurtrissant ses mains jusqu’au sang, rongeant ses liens d’une dent furieuse, il parvient à les briser, et s’affranchit lui-même !... Ses compagnons suivent son exemple ; tous prennent aussitôt la fuite ; et, quand revint le corps d’armée au camp, les soldats virent le sol tout parsemé de fragments de liens rompus et lacérés !...

 

Enfin Moscato put s’élancer, joyeux et libre, dans la vaste et verte campagne !... Les réseaux dorés du soleil, l’émeraude empreinte sur le feuillage mouvant, formaient, par la douceur de leurs expressions, un étrange contraste avec les sentiments de rage intime et la soif de vengeance qui dominaient son âme bouleversée !... À bonds irréfléchis, il parcourait plaines et coteaux, dirigeant au ciel des regards d’un instinct naïf, admirant tout, même les rocs arides, unique asile à lui maintenant permis par le destin ; mais toutefois bien préférable aux murs noirs et humides d’un cachot, et aux fers meurtrissants des chaînes !... Par la pensée, il pénétrait dans les foyers de Vazzano ; et son âme surexcitée goûtait prématurément l’amère et délirante joie du crime. En vain la terreur dont s’arme la loi violée apparaissait par instants à l’âme exaltée de Moscato ; vite, il chassait de sa pensée cet importun fantôme : que peut, en effet, le pouvoir d’un tribunal sur une âme désespérée, froissée, indignée, qui se sent lésée dans ses véritables affections, et victime d’un vrai déni de justice !...

 

Voilà Francesco revenu sur ses collines natales !... Doux ressouvenir ! Nul ne l’a vu, nul ne l’a su !... Ses ennemis, le croyant anéanti, avaient oublié jusqu’à son nom, et concentraient leur vigilance assidue sur leur triste sœur qui, gémissante et recluse dans sa chambre solitaire, se consumait, jours et nuits, dans les pleurs intarissables et la plus mortelle angoisse !...

 

C’était le saint et joyeux dimanche, le jour consacré au Seigneur. Dans l’enceinte de Vazzano, la voix du bronze pieux appelait les fidèles au divin sacrifice. Accourus de points différents, les flots de la foule religieuse s’étaient réunis et concentrés sous le dôme du temple saint. La parole de l’humble pontife proclamait, à la face du monde chrétien, l’infinie bonté, les inépuisables largesses du Grand-Être, auteur de toutes choses, et lui-même incréé, sans principe et sans fin. Implorant, pour les malheureux, la pitié céleste, le ministre de l’Éternel s’agenouillait ; puis d’un regard attendri, contemplait le Christ-Rédempteur qui versa son sang divin pour réparer les maux enfantés par la chute de l’homme. Tous les assistants, à son exemple, adoraient, prosternés, la Puissance-Suprême ; tous, – mais non, un seul excepté !....

 

Ce malheureux au pâle visage, debout, roulait des yeux d’où jaillissait une flamme féroce, et semblait un lion dévorant déjà des yeux le troupeau timide sur lequel il va s’élancer !... C’était Moscato lui-même, qui n’avait point frémi de choisir ce jour solennel pour l’accomplissement de son crime ; et, se jetant furieux dans les bras de l’impiété, cherchait d’un regard avide ses deux ennemis, ceux qui, en ce temple même, l’avaient momentanément plongé dans la nuit du cercueil... L’un est à peine aperçu par lui, que, plus prompt que l’éclair, il s’élance sur sa proie...un seul coup a suffi !... son fidèle poignard l’a vengé ; son ennemi n’est plus ! L’autre, terrifié du sanglant exploit, ne sachant où fuir, a recours à la pitié du pontife. En vain !... aux pieds même du saint autel, tombe la seconde victime !... Le sang inonde le parvis sacré !...

– « À l’impie ! arrêtez l’impie ! » crie le prêtre frappé d’horreur.

– « À l’impie ! fondons sur l’impie ! » crie, à son tour, le peuple irrité qui, saisi de crainte et d’indignation, accourt pour l’immoler lui-même...

Le meurtrier s’esquive adroitement au sein de la foule tumultueuse, et, d’un pas rapide, va rejoindre son amante. Il la retire de son humble asile, et l’entraîne avec impatience dans les champs, sous la voûte céleste, où le poursuit l’anathème divin !

 

Sa compagne a cessé de pleurer ; toutefois ses yeux n’expriment pas non plus l’allégresse. Son regard se fixe immobile sur son libérateur, et quand elle apprend de lui qu’elle n’est délivrée qu’au prix du sang de ses frères, – oh ! alors la malheureuse sent peser sur son cœur la main de fer de la réprobation céleste. La série de ses réflexions orageuses ouvre à sa pensée les portes du plus sombre avenir ; et son imagination, assiégée des images les plus noires, s’épouvante du redoutable destin qui l’a bercée et nourrie sous la funeste influence de cet homme, fils lui-même des plus chanceuses aventures !

 

Le peuple frémit ; son courroux gronde à l’aspect du saint autel audacieusement souillé par le mélange du meurtre et du sacrilège. Tous courent à la recherche du malfaiteur dans le bois prochain où il s’est réfugié. Un détachement de valeureux soldats prête son appui à cette foule indignée ; et ce bataillon improvisé court donner l’assaut à un seul homme ! Moscato a vu de loin l’approche du péril, entraînant toujours sa compagne, il se cache, toujours impassible, au sein d’une haie. Les poursuivants, d’un pas accéléré, parcouraient les bois, explorant tour-à-tour chaque anfractuosité du terrain.

 

Le hasard voulut qu’un de ces hommes, seul en ce moment, mais armé d’un mousquet, dirigeât sa marche vers l’asile de Moscato. Celui-ci, l’ennemi à peine vu, sort vivement de sa cachette, et le saisit d’un bras de fer.... Le captif pousse un cri aigu... et, presque en même temps, tombe et gît sur l’herbe ensanglantée !..... Émus par ce cri jusqu’à la fureur, les assaillants lancent de ce côté la décharge unanime de leurs armes... Surpris par la détonation de la soudaine fusillade, Moscato vole à son amante pour la protéger.... Hélas ! il la trouve étendue sur le sol, inanimée, baignée dans une mare de sang ! sa blanche poitrine était criblée de balles ; et son beau visage, empreint des reflets de l’angoisse, semblait, quoique privé de vie, maudire ce jour fatal où les liens si doux de l’amour l’avaient conduite à l’abîme d’une si affreuse destinée !....

 

Son amant, alors saisi des étreintes d’un indicible désespoir, voulut fuir.... mais voyant venir à lui les soldats, il s’arrête et se retourne résolument !... L’idée d’une admirable ruse a traversé son esprit... il indique du doigt à la troupe armée la verdoyante cachette d’où il était sorti, – et s’écrie : « Là, c’est là ; courez de ce côté ; là vous trouverez Il Bizzarro ; il est blessé ! » Les soldats, le prenant pour un des leurs, vont alors, d’un pas rapide, vers le lieu désigné, et laissent seul Moscato. À peine se sont-ils éloignés, que le brigand les toise d’un air superbe et menaçant ; puis brandit son poignard, et s’écrie : « C’est moi qui suis Il Bizzarro !... bas les armes !...ou, pour tous, la mort ! » Pleins de stupeur à la vue de cette incroyable audace, tous les soldats baissent leurs mousquets ! car chacun craint pour soi la sourde vengeance qui chemine à pas lents et sûrs. Fier du succès, Moscato recule, s’évade : et, comme un ombre fugitive, disparaît subitement dans un des ravins dont la campagne est parsemée.

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

Dans les replis rocailleux des Apennins Calabrais, s’élève la forêt de San Giovanni, dont les massifs touffus, au sombre feuillage, s’étendent jusqu’au fond de la vallée de Mesima.

 

En nos jours plus prospères, le voyageur qui traverse, insoucieux, le penchant des riantes collines, contemple, rafraîchi par l’haleine du zéphir, l’or des moissons qui se marie à la verdure des vergers ; il entend résonner, sous l’ombrage, le chant mâle et joyeux du laboureur et du pâtre. Sur ces coteaux luxuriants, le troupeau peut errer sans péril ; et le pasteur dormir sans crainte sous le dôme épais des arbres séculaires.

 

Mais ce site, – si attrayant aujourd’hui ! – était, à l’époque des évènements que retrace mon poétique pinceau, une forêt sauvage, inculte, horrible, impénétrable, que maudissait, en détournant les yeux avec effroi, la foule plaintive des mères, des épouses et des jeunes filles, privées des objets de leur familiale affection ! On ne pensait qu’avec la plus douloureuse épouvante à cet inextricable et profond massif de chênes ensanglantés par le meurtre, et abritant l’infernale bande des nocturnes fantômes ! Une vague rumeur disait aussi que la troupe des brigands, à qui cette noire forêt servait d’asile, se livrait, autour des cadavres de leurs victimes récemment égorgées, à de monstrueux banquets, aux orgies les plus délirantes ; puis, sur un sol ruisselant encore, enlacée en une ronde impie, exécutait, sans pudeur et sans frein, les danses les plus obscènes !...

 

À midi même, les plus ardents rayons du soleil ne perçaient point alors ces voûtes éternellement obscures !... et le touriste s’aventurait rarement dans cette enceinte rameuse et redoutable !

 

Cette forêt se nommait et se nomme encore, par les indigènes, il passo del Gatto ; tout Calabrais frémit à la seule pensée de ce site sombre et fameux ; toujours il se le représente noir de branches entrelacées, et rouge de sang ! C’était là que la troupe des brigands, nature sourde aux tendres sentiments du cœur humain, des flots du sang de leurs semblables, sans la moindre étincelle de compassion, souillaient constamment la terre indignée ! Se croyant sûrs de l’impunité, inaccessibles à tout sentiment de crainte, audacieux, féroces, ils couraient au-devant de toute proie, de toute attaque, de tout danger !

 

Les dominant tous de son autorité, supérieur à tous dans le génie du mal, vénéré d’eux et redouté comme le destin même, – Il Bizzarro, toujours entouré du vivant rempart de cent fidèles séides, répandait la terreur de son nom au-delà même des frontières de la Sicile. Sa renommée grandissante se mêlait aux lueurs de cet incendie guerrier qui, né sur le sol français, puis propagé dans l’Europe entière, semblait menacer le monde d’un gigantesque embrasement !

 

Alors la brillante et fertile Calabre vit fondre sur sa terre aimée les cohortes rivales, mais fatalement réunies, des Anglais, des Français et des Italiens, qui, se heurtant dans un choc mutuel, et livrées aux chances de la guerre, rougirent de la rosée du sang humain les moissons dorées qui couronnent les champs de ma patrie !

 

Ah ! ce cruel élan de la fureur des combats, source de poignantes douleurs et de regrets amers pour nos pères, a laissé dans le cœur de leurs enfants l’empreinte, saignante encore, des blessures les plus douloureuses, les plus irritantes !........

 

Le siècle actuel comptait cinq ans. Fils resplendissant de la fortune, Napoléon avait conquis un trône, et croyait s’y asseoir pour toujours, y régner sans conteste, y mourir !..... Mais, fasciné par les pompes de l’orgueil humain, le soldat couronné, se croyant maître du gouvernail de la destinée, ne sut pas lire la page écrite sur l’indéchiffrable livre de la Providence divine. Cet aigle d’or qui déployait son vol immense et téméraire sur l’Europe entière, et croyait tenir, dans l’étreinte de ses fortes serres, le sort décisif des peuples, – l’aigle impériale, toujours avide du péril et méconnaissant la crainte, avait dirigé sa course aventureuse vers le ciel hyperboréen. En ce moment, la ceinture de nuageuses vapeurs dont se voile le pôle du Nord, cachait à l’œil perçant de l’aigle napoléonienne le désastreux abîme où elle devait momentanément sombrer !...

 

L’ignorant vulgaire, si follement altéré de nouveautés de tout genre, fixait un regard déçu sur le mirage imposteur d’une vaine espérance ! Ce regard ne pénétrait pas l’intime pensée de l’envahisseur étranger, et ne prévoyait point ces luttes cruelles qui devaient faire ruisseler, sur l’Europe ébranlée, des fleuves de sang ! Champs déserts, nations anéanties, trônes renversés, villes ruinées, hommes libres subissant l’’ignominieuse chaîne de la servitude, – aucun de ces désastres, matériels ou moraux, ne peut déchirer aux yeux des peuples ce voile endormeur de la déception !... Frappant le ciel étonné d’acclamations enthousiastes, démenties par leurs cœurs et par leurs aspirations véritables, les peuples se rangeaient autour de l’étendard étranger et vainqueur dont l’ombre obscurcissait le sol sacré de la patrie !

 

Alors, frappées l’une après l’autre, les cités italiennes sentirent les coups inattendus de l’épée française, toujours altérée de sang, toujours inaccessible à la pitié. Alors, par une conséquence fatale, le laboureur, voyant les travaux du soc détruits par les ravages du glaive, quitta ses champs dévastés, et courut grossir la bande indisciplinée des brigands. Ces soldats de la sauvagerie, cachés sous le dôme verdoyant des bois agrestes, vivaient à l’abri de l’assaut des armées régulières et bénéficiaient de la proie ravie à leurs semblables surpris, dépouillés et massacrés !

 

*     *

*

 

Le général Régnier, battu dans cette journée mémorable et funeste où le canon anglais écrasa les héroïques phalanges de la Pologne, brûlait du plus ardent désir de venger, par une revanche guerrière, ce sanglant affront qui avait fait tache sur sa gloire. Comme roule un large et ruineux torrent, il poussa vers le champ des batailles une armée désireuse d’exploits. Les hordes septentrionales formèrent leurs rangs belliqueux, tout prêts à la lutte et au choc formidable des deux masses humaines. – Sonne le signal du combat !... Sous l’élan des champions rivaux, la plaine résonne et tremble avec horreur, comme sous le coup de l’éclair céleste, ou la commotion de la foudre souterraine.

 

Le sonore écho des montagnes répète l’effrayant fracas qui se prolonge et retentit jusqu’aux rivages de la brillante et fertile Calabre. Déjà, mêlés aux flots du sang italien, des flots de sang français inondent cette belle contrée, qui ne semble faite que pour les douceurs de l’amour !..... et, du haut des cieux, le soleil frémit et s’étonne de celle folie sanguinaire de notre humanité dont il ne voudrait éclairer que le bonheur !...

 

*     *

*

 

Tandis que le Génie de la Destruction agite, d’une main, son fer homicide, de l’autre, sa torche incendiaire, ces deux instruments de la colère et de la vengeance humaines, – le sort du combat balance et penche, indécis, entre les deux armées rivales. Des deux côtés, égale valeur, rage pareille, égal acharnement.

 

Les bataillons calabrais soutiennent, avec les plus héroïques efforts, une lutte terrible ; mais, au moment où l’horizon se teignit des lueurs empourprées du soir, la victoire se déclara pour les Français, et leurs adversaires abattus mordirent la poussière ensanglantée du sol aimé de la patrie !... Le bruit du fatal échec se répandit dans toute l’étendue de la Calabre : et l’aigle étrangère, si redoutée, déploya, sur la terre conquise, avec un orgueil redoublé, son aile victorieuse !

 

Au fond des replis montagneux, les brigands entendirent les cris des Français vainqueurs ; et, dans leurs verdoyants repaires, ils sentirent renaître et bouillonner en leurs cœurs ulcérés les flammes du plus sinistre courroux. Au milieu d’eux, trône et commande toujours le terrible chef qui se nomme Il Bizzarro !... Entouré du vivant rempart de cent gardes dévoués, fidèles séides, il semble porter au destin le plus audacieux défi ! Inspiré par cette fureur qui, dans son âme, élit un domicile éternel, et le rend formidable à ses voisins pacifiques, il crie, d’une voix altière, à la bande qui le suit aveuglément :

 

« Compagnons, courage ! Le temps est venu de montrer à l’étranger envahisseur votre vaillance invaincue ! Nos fidèles mousquets reposent encore sur nos fortes épaules ; eh bien ! tant qu’ils y seront, pas un seul de nous ne mourra sans être vengé ! Nos demeures sont impénétrables ; nous pouvons y séjourner sans crainte. Ces chênes séculaires, voilà nos remparts !... Ce frais et vert gazon qui tapisse le sol, voilà nos lits agrestes et tranquilles !.... Nos mousquets, nos poignards, et, mieux encore, notre cœur patriotique, voilà nos armes, nos défenseurs invincibles !... C’est dit !... Maintenant, tous, ici, devant moi, sur mon mousquet terrible et sacré, jurez tous, jurons tous, ô mes amis valeureux et fidèles !... jurons haine mortelle à l’étranger ; à l’étranger, sang et meurtre, tant qu’à l’un de nous restera le moindre souffle de vie !... Oui, jurons !...... »

 

Et tous, réunis, jurèrent !......

 

Au milieu de la bande, enchaîné, se trouvait alors un Français que le caprice des luttes guerrières avait jeté dans ce repaire de vengeance et d’horreur. Il fut soudain immolé à la féroce haine des brigands ; et chacun de ces furieux, comme pour sceller son épouvantable serment, trempa dans le sang de la victime la pointe de son poignard. Tous ensuite, d’une voix retentissante, poussèrent le cri : Aux armes !..... et, selon l’usage, parcoururent la sinueuse enceinte de l’épaisse forêt, leur séjour !

 

Survint le jour de la fatale tempête qui devait mettre les bataillons français en lutte avec les bandes patriotiques des fils du brigandage. Un détachement d’étrangers cerna les bocages qui servaient d’asile au Bizzarro et à sa troupe. Croyant à une facile victoire, les fils de la France donnèrent impétueusement le signal de l’attaque !... Mais la fortune des combats est incertaine et capricieuse !... Cette fois elle tourna contre l’Aigle occidentale ; et, à la première décharge des bronzes guerriers, la troupe ennemie recula, débandée, jusqu’au fond de la vallée de Mesima.

 

À travers l’inextricable et sauvage épaisseur des haies, Il Bizzarro lançait des coups toujours sûrs ; et la valeur française fut d’abord surprise et déconcertée en se heurtant contre un stratagème aussi habile qu’imprévu. Mais les soldats du grand Napoléon, ne pouvant souffrir longtemps un outrage presque inconnu à leurs armes, partout victorieuses, ne tardèrent point à revenir sur leurs pas : et, s’engageant avec résolution dans l’enceinte des verts massifs qui masquaient les manœuvres des brigands, se remirent à leur poursuite en poussant des cris à la fois méprisants et provocateurs. Il Bizzarro, les voyant pénétrer dans sa retraite, fit signe aux siens de se préparer à la plus ferme résistance. Le premier, il abaisse son mousquet, et tire..... Presqu’en même temps, suivent les décharges de ses compagnons.....

 

Oh ! alors ce fut, au sein du fatal bocage, un affreux spectacle de morts, de mourants, de blessés, – et de fugitifs qui bien mieux eussent aimé périr les armes à la main !... Ceux-ci, les plus malheureux, furent cernés, désarmés, – puis égorgés !... Que dis-je ?... ces héros, échappés au trépas des batailles, furent réservés à la longue et cruelle ignominie des tortures les plus raffinées !.. À un seul, dans cette forêt du crime, la vie fut accordée !..... Pourquoi ?..... Le terrible Bizzarro le prit par la main, et lui fit faire le tour de son ténébreux asile ; il lui montra les ravins, les cavernes, garants de l’impunité, puis il lui dit, d’une voix insolente et railleuse :

 

« Étranger, va, retourne à ton camp ; raconte aux tiens et à tes chefs tout ce qu’ont vu tes yeux ; apprends à tes compagnons que ce n’est pas un jeu frivole que le combat avec les brigands, et qu’une seule goutte versée du sang de l’un de nous, attise les flammes de notre courroux vengeur ! »

 

Ayant ainsi parlé, Il Bizzarro laissa libre son prisonnier. Celui-ci se hâta de quitter ce sanglant et infâme repaire, pour informer les généraux français de toutes les horreurs dont le sort l’avait rendu témoin.

 

*     *

*

 

Entre-temps, – comme grossit l’avalanche tombée du sommet des Alpes, – croissaient et se multipliaient toujours, dans toute l’étendue de la Calabre, les bandes des brigands. Nulle crainte chez eux de la valeur française, trop sûre, malheureusement, de trouver une tombe obscure et funeste au fond des ravins pierreux et sous les touffes verdâtres des chênes séculaires de cette forêt du crime audacieux et toujours impuni !....

 

Le trop fameux Bizzarro qui, au-dessus de ses complices, levait constamment sa tête altière, leur donnant ce fatal exemple d’une cruauté sans frein, devint naturellement le point de mire des Français, et ce scélérat leur fit voir à quel point un bandit peut porter l’astuce et le courage, lorsqu’il a pour remparts des bois et des antres. Certes, il n’aurait point hésité à sortir de sa retraite bocagère pour affronter l’ennemi en rase campagne, dans le cas où la lutte se fût livrée à forces égales ! Mais, entouré seulement de cent compagnons sans foi ni loi, comment tenir tête à des milliers d’hommes armés et disciplinés ! Ces milliers d’hommes sout des héros ; les cent féroces séides du Bizzarro sont forcés de se faire assassins ; – et, dans leur désespoir même, ils puisent leur rage inassouvie !.....

 

Depuis la déroute de Mesima, le général français, le cœur rongé par une légitime rancune, attendait, avec la plus vive impatience, un moment favorable pour laver l’outrage fait aux armes nationales. – L’heure fatale sonna !... C’était une horrible et sombre nuit. Les nuages agglomérés pesaient sur les cimes du bois criminel ; et, par intervalles, les lueurs de l’éclair qui sillonnait ces vapeurs denses rendaient plus poignant encore le sentiment d’effroi qu’elles jetaient dans les âmes !... Il Bizzarro attendait alors, dans l’anxiété, un convoi de vivres. Le voile de l’obscurité allait s’étendant et s’épaississant toujours davantage.... et rien ne paraissait à l’horizon...... pas même ne s’entendait un trot de cheval !.....

 

– « Que deviennent donc ces damnés compagnons ! » se disait le chef impatienté. – « Quelle circonstance extraordinaire peut les retenir loin de moi ? Que dois-je soupçonner ou craindre ? Une trahison ? Une surprise de l’ennemi ? » Tandis que le chef des brigands roulait dans son âme agitée ces réflexions anxieuses, soudain parut, s’avançant d’un pas précipité, un des siens avec l’allure de la fuite et de l’effroi !....

 

– « Qu’est-ce donc, Andrea ? Que nous annonces-tu ? Nos vivres, notre butin, tarderaient-ils encore longtemps ? L’ennemi tenterait-il un nouvel assaut ?... Parle donc ! parle vite ! »

 

– « Capitaine (répondit le brigand), le soleil se couchait à peine, que François, Joseph et moi, cachés près du village voisin, sous un massif d’arbres, nous entendîmes une clameur suspecte qui nous fit à l’instant mettre la main sur nos armes. En effet, un détachement de Français accourait pour nous surprendre. L’ennemi fit feu ! Joseph tomba, frappé d’un coup mortel !... Moi, prestement je m’enfuis ; car ma mort, capitaine, vous eût été inutile ; François, avec les vivres qu’il apportait, était déjà dans les mains de l’ennemi !... »

 

– « Aux armes ! Aux armes, compagnons ! » s’écria sur-le-champ Il Bizzarro : « En marche ! Que vingt compagnons de bonne volonté me suivent !... Toi, Victor, viens aussi !... Ne quitte point mon côté ; et courage ! »

 

Ce Victor, comme le témoignait sou visage, était encore à la fleur de la vie ; mais la douleur avait tracé sur son visage une sombre empreinte. Il n’avait pas un air à paraître né pour le brigandage ; toutefois il s’applaudissait de combattre et de verser le sang... mais le sang de l’étranger envahisseur ! Ce jeune homme cachait au fond de son cœur quelque douloureux mystère, quelque impénétrable sentiment de malheur ou de regret. On le voyait, durant des heures entières, durant des jours entiers, absorbé par de longues méditations, dont pouvait seul le réveiller le fracas des batailles !... Il courut se ranger près du Bizzarro ; et ce chef redouté lui sourit ; et son cœur battit de nouveau sous le rajeunissement de l’espoir.

 

L’escorte marche et suit, prête à obéir au moindre signal !... En silence, ils sortent de la forêt ; ils contournent le fleuve qui baigne les pieds des chênes séculaires ; puis ils montent jusqu’au sommet de la colline opposée. Favorisés par l’ombre des nuits, ils se glissent inaperçus jusqu’au village prochain. Là, repos universel ; à peine eut-on entendu, dans l’intérieur des maisons, l’onduleux et doux murmure d’un sommeil paisible.

 

Mais, par le plus piquant contraste, à l’autre extrémité du village retentissait un bruit d’armes avec tous les éclats d’une orgie !... Les tristes et malheureux indigènes se renfermaient alors, avec plus de crainte que jamais, dans l’étroite enceinte de leurs humbles chaumières, toujours tremblants pour leur vie et pour leurs propriétés, et se disant avec angoisse que, quelle que puisse être la loyauté du vainqueur, un sol foulé par le pied de l’étranger demeure bien rarement pur d’abus et de crimes !...

 

Là, Il Bizzarro fait une halte. Il députe un messager pour explorer les lieux d’alentour, et retient autour de lui sa garde fidèle. Quand ce messager est de retour avec les renseignements désirés, le chef s’empresse de courir avec sa suite à l’attaque préparée. Prompt comme la foudre, il va droit au camp des Français, occupés, en ce moment, à la bruyante joie de la victoire. Il ordonne à sa troupe de les environner et de les coucher en joue....

 

Pris à l’improviste, les Français, pour la première fois, s’étonnent, hésitent. Ils sont sans armes ; le chef demande à capituler ; mais Il Bizzarro reste inflexible et cruel. Il allait l’immoler ; mais Victor pousse un cri, retient le bras de son maître.

 

– « Arrête, Francesco !... C’est à moi qu’appartient cet homme !... pour moi sa vie ! »

 

Il dit, le saisit par les cheveux, et l’entraîne avec fureur en lui criant au visage :

 

« Infâme, je te reconnais !... c’est toi qui as versé le sang de mon père, répandu la honte sur ma famille, brisé le cœur de ma pauvre mère !... Vengeance ! vengeance !... Tu as ouvert dans mon cœur une inguérissable plaie !... dans le tien, je vais plonger ce fer, ministre de mon aveugle fureur !... Tombe aux enfers, misérable ! Puisse la vue de ton ombre sanglante apaiser l’immense douleur de mes parents infortunés !.... Meurs ! meurs de la main de Victor ! »

 

Et le malheureux fils, rendu barbare par son inconsolable chagrin, plongeait et replongeait son fer dans la poitrine de son ennemi ! Il l’en retire tout fumant ; contemple le cadavre gisant inanimé sur la terre ; baigne sa main dans le sang qui coule à larges flots ; s’en frotte le front, et s’écrie avec un féroce ricanement de joie : « Bien ! maintenant la honte est lavée ! »

 

Entre-temps les bandits, déchargeant leurs mousquets, abattirent jusqu’au dernier homme de l’escouade française surprise et désarmée. Ensuite, suivant les chemins battus, ils s’en retournèrent à la forêt de San Giovanni.

 

Un aigre et retentissant coup de sifflet les convoqua tous à l’appel, – et ils se mirent en rang, ces vingt bandits victorieux. L’un d’eux manquait pourtant, et c’est en vain que l’on courut à sa recherche...

 

Ce fugitif, – c’était Victor lui-même, le jeune homme sombre et mélancolique ! Il n’avait consenti à vivre au milieu des brigands que pour rencontrer l’occasion propice de venger son honneur, d’offrir une revanche au chagrin de sa mère désespérée !... Mais la représaille accomplie, son cœur répugnait à rester en pareil séjour et parmi de tels hommes ! Maintenant, son plus ardent désir, son plus vif empressement, était d’aller rejoindre ses foyers chéris et les objets de sa filiale affection !... Mais le malheureux sentait trop bien aussi qu’aller vers eux, c’était courir vers une mort certaine !... Il eût été plus sûr, pour lui, d’aborder une rive étrangère ; mais l’exil !... ah ! l’exil est amer, effroyable.

 

Plus de consolations, plus de délices pour l’âme du malheureux exilé !... Comme un ciel éternellement pluvieux et sombre verse sur la terre une froide rosée, – des yeux de l’exilé coule une intarissable source de pleurs !... Les hommes qu’il voit passer lui sont inconnus, différents, étrangers à son affection. En vain le sol présente à ses yeux tout le charme du luxe végétal le plus splendide, le plus éblouissant ; – les arbres, les plantes, les fleurs ont-ils un langage ?... peuvent-ils aimer et consoler ?... Le soir, l’exilé solitaire voit le soleil abaisser à l’horizon son disque aux feux attiédis, à la mourante lumière ; – et il rentre, triste et languissant, sous un toit délaissé, d’où sont absents tous les objets de ses vœux et de ses tendresses ! Nul ne compatit à ses peines ; nul ne partage ses désirs ; nul ne répand un baume suave sur ses regrets déchirants !... Le rire bruyant et naïf des jeunes filles ne peut flatter le cœur endolori d’un infortuné qui a laissé sur la terre paternelle la moitié de son âme, l’ange radieuse et chérie, objet d’un premier et unique amour !... Oui, l’exilé est seul sur la terre !... seul au milieu de la foule des humains !... Partout le chagrin l’accompagne ; et à ses yeux, la nature se montre toujours enveloppée d’un lugubre voile !

 

*     *

*

 

Immobile et silencieux, Victor sentait son âme anxieuse accablée du poids des plus navrantes pensées !... La fatalité se déclarait contre lui !... pouvait-il triompher ?... il fut vaincu ! – Son regret suprême était toujours dirigé vers sa mère plaintive et vers la beauté ravissante qui, la première et la seule, éveilla dans son cœur le tendre et suave sentiment de l’amour !.... Soudain son visage s’inonda d’un torrent de larmes ; et de sa poitrine oppressée, à travers les sanglots, s’échappèrent ces plaintes :

 

« Ô ma mère, mon excellente et malheureuse mère !... pardonne à ton fils bien aimé l’extrême et fatale résolution qu’il va prendre !..... La fatalité l’emporte !.... pardonne-moi ! je ne puis plus supporter le fardeau de la vie ! comble est la mesure de mes souffrances : impitoyable est l’aiguillon du malheur ! Ô ma mère, ô mon amante chérie !... tout retour, tout accès vers vous, me sont inexorablement fermés par le destin !... Recevez toutes deux l’adieu suprême d’un fils éploré, d’un inconsolable amant 1 ! »

 

Et, privé de raison à force de douleur, l’infortuné allait percer sa poitrine du fer qu’il tenait à la main... quand, du sein des nuages déchirés, la foudre éclate, illuminant d’une horrible lueur la nuit ténébreuse.... tombant avec fracas, le fluide électrique renverse, brise et consume jusqu’aux racines un chêne à la haute stature, que contemplaient les regards de Victor !... Cette catastrophe de la nature, imprimant au malheureux jeune homme une secousse salutaire, le fit rentrer en lui-même, et lui montra, dans l’explosion de l’éclair aérien, un avertissement de la divinité, qui règle et gouverne ici-bas toutes choses d’après un plan mystérieux ; et tient en réserve, pour le bon, les trésors d’une céleste réparation ; pour le méchant, les flèches de la vengeance !

 

Sentant la sérénité revenir dans son cœur, Victor se lève.... d’un pas rapide, il se dirige vers un prochain monastère, qui s’élève au sommet d’un coteau. En chemin, ses yeux rencontrent encore l’affreuse forêt où se cachent les bandits ; ils s’en détournent avec horreur et dégoût : devant lui s’ouvre la porte de l’’humble et pieux monastère, et les compatissantes filles du ciel, toujours indulgentes pour les malheurs et les faiblesses de l’humanité, ramènent le cœur du jeune homme aux sentiments de l’espérance et de la piété.

 

En ce moment, d’un air hautain, d’un pas grave et mesuré, Il Bizzarro parcourait le bois redoutable, son domaine !... Près de lui, marchait une jeune femme qu’il avait, par un horrible caprice, ravie à l’un de ses compagnons de brigandage. Cette violence n’avait pas eu l’amour pour mobile ; car l’âme barbare du bandit était devenue sourde à toutes les affections tendres ; depuis ses malheurs et ses déceptions, lui-même les avait systématiquement comprimées. Un seul sentiment demeurait encore vif dans cette âme aigrie, – l’orgueil ! sentiment qui pousse au despotisme, à la dureté, et ne peut souffrir chez un autre la vue d’une jouissance ou d’une félicité dont on est privé soi-même. Quelques moments étaient consacrés à ses plaisirs brutaux ; ensuite, toujours étranger au sentiment de l’amour, il recommençait dans le bois ses promenades sauvages et solitaires.

 

Une nouvelle année achevait de dérouler le tableau des saisons, lorsque la maîtresse du terrible Bizzarro devint mère. L’enfantement fut heureux, et la pauvre femme, pleine d’une joie naïve, s’enchantait elle-même des doux vagissements et de l’innocent sourire de son fils, du fruit de ses entrailles.

 

Dans cette nuit même, noire et tempétueuse, où l’éclair, brillant aux yeux de Victor, semblait lui révéler le crime qu’il allait commettre, – cette jeune femme s’empressa d’annoncer à son féroce amant une nouvelle qui, dans son idée, devait le combler de ravissement ; mais le bandit roulait dans son âme des pensées bien divergentes !... Ce désir sacré de se reproduire soi-même dans un être qui est votre œuvre, votre image ; de l’élever, de le préparer aux délices espérées d’un brillant avenir, – cet instinct, le plus sublime de l’homme, se trouva complétement éteint dans le cœur du brigand !... Bien plus, saisi d’une rage infernale, il résolut aussitôt la destruction de cette innocente créature, – son propre enfant !... Horreur !... infamie !...

 

– « Femme, cet enfant ne peut vivre !... sa mort est absolument nécessaire !... Que ferions-nous de ce malheureux enfant ? Il serait à ma mission vengeresse un perpétuel obstacle ! Le brigand ne peut livrer son cœur aux joies de la famille, de la paternité !... ce pauvre enfant doit mourir !... c’est le destin qui le tue, et non moi ! »

 

Oh ! comment se figurer l’épouvantable angoisse dont ces paroles percèrent, comme un dard meurtrier, le cœur de la mère infortunée ! Ses bras convulsifs saisirent, enlacèrent le pauvre enfant serré, de toute sa force, contre sa poitrine.

 

– « Ô mon cher Francesco, (s’écria-t-elle), de grâce ! je t’en supplie !... ne sévis point contre ton propre sang !... Oh ! ne me fais pas ce mal affreux, indicible !.... Oh ! si tu sentais quelle allégresse ce pauvre enfant verse dans mon âme !... Un fils ! un fils !... mais c’est le plus précieux trésor d’une mère !... et ce fils, cher ami, c’est le tien !... Tu le verras grandir ; tu verras de combien de joies ce fils adoré doit embellir et couronner ton existence !.... Il sera ta consolation, ton appui, ton vengeur ; il te donnera ce doux nom de père !....... »

 

– « Père ! père !... » répliqua le bandit d’une voix triste et sourde, et d’un air toujours plus féroce et désespéré, – « moi, père !... enfant m’appellera donc son père, lorsque, parmi les hommes, chacun maudit ma vie, chacun lance sur moi l’anathème !... Ce malheureux enfant !... mais on l’appellera, lui, le fils de l’assassin !... Horreur !... Intolérable idée !.... Mais ce pauvre enfant portera sur le front, écrit aux yeux de tous, le stigmate de l’infamie !... Pourrait-il vivre alors ?... et quelle serait sa vie !.... Impossible ! impossible !... Ah ! si mon bras pouvait anéantir l’humanité tout entière, sans qu’un seul, – oui, pas un seul, – ne survécut à cette extermination universelle...... oh ! alors je pourrais laisser la vie à mon fils........ alors je pourrais jouir de ses caresses, m’enivrer de son sourire, entrevoir en lui le soutien futur de ma vieillesse !.... Mais un brigand !... un homme partout exécré, maudit !... Non, ce fils n’est pas le mien ; c’est le fils de la tombe !.... »

 

Il dit ; et, furieux jusqu’au délire, arrache l’enfant aux bras maternels qui l’entourent ; le lance contre un chêne robuste où se brisent ses membres délicats ; puis le jette en pâture à son dogue féroce !........

 

– « Ô mon fils ! mon pauvre enfant ! » s’écria la mère infortunée, avec un inexprimable accent de douleur !... Puis elle baissa la tête, d’un air sombre, et ne poussa plus un seul gémissement, ne prononça plus une seule parole. Recueillant toute sa force morale, elle refoula dans le plus profond de son cœur son deuil immense, son poignant chagrin !... Puis son front se relève, d’un air fier et déterminé !... Son œil colère et hagard se fixe hardiment sur le visage du meurtrier de son fils, et la mère murmure à voix basse : – Assassin ! je serai vengée !

 

Le ciel entendit seul cette brève et sombre parole !... et la mère désolée, inconsolable, couva, dès ce moment, dans son cœur ulcéré, la secrète machination de la plus cruelle vengeance !

 

 

 

TROISIÈME PARTIE.

 

 

Mille fois maudit ce jour, à jamais néfaste, où les hordes barbares du Nord, sorties de leurs forêts sauvages, vinrent fondre sur la brillante Italie, reine des mers !..... Mille fois maudite la torche incendiaire d’Alaric, d’Alboin et d’Attila, qui ravagèrent la tiède contrée du myrte et du laurier !....... Alors descendit de son faite sublime cette aigle guerrière qui, du haut du Capitole, voyait le monde entier soumis à sa domination !... Alors elle devint esclave, notre belle Italie !... Le brutal orgueil de l’étranger la chargea de chaînes, et osa fouler à ses pieds l’antique trône des Césars !

 

*     *

*

 

La dixième année du siècle a sonné !...... Le duc de Berg, au front altier, impose ses lois au jardin de l’Europe !..... Opposant à la mine la contre-mine, et le poignard lui-même au poignard, – le duc chassait et anéantissait le brigandage avec ses propres armes. Si du moins il avait su discerner l’innocent du coupable !..... Mais non !..... Sur le sol ruisselait confondu le sang du loyal guerrier avec celui du traitreux assassin !... Dans cet effroyable désastre, les tombes manquaient aux morts, la terre elle-même finit par manquer aux cadavres !.... Moins souvent on vit alors le brigand sortir, l’insulte à la bouche, de sa forêt sauvage et redoutée ; et les angoisses de la terreur, l’affreux aiguillon de la faim, à la joie de l’inoffensif citoyen, domptèrent enfin le féroce meurtrier, le pillard impudent !

 

*     *

*

 

Un jour, au moment où le redoutable Bizzarro, plongé dans une sombre rêverie, était tout occupé de ses projets sinistres, voilà qu’un détachement de ses affreux satellites traîne en la présence du chef un jeune homme chargé de liens et pâle d’épouvante, vu l’anxieuse attente d’une horrible mort !..... La horde hideuse entourait le malheureux captif, et l’étourdissait de ses cris de fureur !..... Perdant tout espoir de salut, le pauvre jeune homme, les yeux baissés, le cœur battant à se rompre, attendit le dénouement de sa destinée ; et, moitié par le poids de la terreur, moitié par le noble sentiment d’une fierté légitime, gardait un morne silence, et ne tentait aucunement d’obtenir grâce. Déjà levé sur lui, un bras assassin allait trancher son existence à peine sortie de son aurore !..... Mais le chef qui mène à son gré ces brigands, qu’ils craignent et vénèrent tout ensemble, retint tout-à-coup le bras de son séide, et le désarma !..... Dans le cœur de l’odieux ennemi du genre humain, vivait encore une faible étincelle de générosité ! Il a reconnu les traits de ce jeune homme dont, un jour, le père, après une sanglante lutte contre les Français, avait avec empressement soigné ses blessures. Il rassure son captif, et le soustrait aux mains cruelles de sa troupe qui s’apprêtait à l’immoler. Mieux encore, il brise ses chaînes, et le rend à sa pleine liberté !

 

Délivré, contre tout espoir, par une chance qui semble presque miraculeuse, le jeune homme s’empresse de fuir cette forêt du crime, – puis, entièrement hors de danger, se prosterne, et, couvre d’ardents baisers le sol sacré de la patrie !..... Il se relève, et court, autant que le permettent ses forces, rejoindre la maison paternelle et sa famille, que sa funeste absence a dû plonger dans la plus affreuse inquiétude !... Ses pieds semblent avoir emprunté des ailes ; mais, hélas ! que ne peut-il aller aussi vite que la pensée ! Malheur ! malheur !... L’avenir se plaît à s’entourer toujours des voiles les plus nébuleux ; et l’infortuné jeune homme n’a point le pressentiment de l’épouvantable revers que lui réserve son changeant et malicieux destin !

 

Exécrable et désolant effet des erreurs judiciaires ! Erreurs trop fréquentes, hélas !..... Pauvre jeune homme !..... Cette pitié que tu as trouvée dans le cœur d’un chef de brigands, elle te sera obstinément et durement refusée par les représentants de la justice civilisée !.....

 

Le joyeux affranchi suivait, d’un pas impatient et rapide, le chemin qui le ramenait au toit paternel..... quand vint fondre sur lui l’inexorable Fatalité !..... Il rencontre une brigade française, qui, sans écouter ses explications ni ses cris plaintifs, le prenant pour un de ces bandits si tristement renommés, le saisit, l’outrage, et le traîne devant le capitaine. Aussitôt l’innocent, qui passe pour coupable, seulement parce qu’on l’a vu sortir de la forêt maudite, est condamné au supplice des transfuges et des traîtres ; c’est-à-dire à être passé par les armes !... En vain son père et sa mère, instruits de la cruelle aventure, accourent, désolés et gémissants, se prosterner aux pieds du chef français, et faire appel à sa compassion !..... Efforts inutiles ! vaines larmes !.... L’arrêt de sang était déjà gravé, comme sur marbre, dans cette tête obstinée : et l’innocent fut inséré dans la fournée des coupables captifs condamnés à la fusillade !

 

Avec lui furent condamnés, également par erreur, un pauvre petit berger qui, près du théâtre de l’évènement, grignotait un dur morceau de pain grossier ; plus un tout jeune enfant qui apportait un peu de nourriture à son père indigent, alors occupé à sarcler le champ de son maître ; plus un vieillard, chancelant sous le poids des années, mais qu’une juste indignation et une entraînante pitié avaient attaché aux pas de ces infortunées victimes d’un jugement aussi barbare qu’arbitraire !.....

 

*     *

*

 

On range, on dispose pour recevoir les coups de la balle meurtrière, la triste et lamentable fournée, dans les rangs de laquelle l’innocent se mêle au coupable !.... Oh ! c’est à ce moment que l’aspect de la mort, d’une mort précoce, imméritée, parut horrible aux regards du malheureux jeune homme !.... Il contemplait la ligne suavement circulaire qu’offrait à ses yeux un horizon limpide..... doux spectacle, dont l’attrait sans borne, remplissant l’âme d’un délice inénarrable, contrastait douloureusement avec l’affreuse perspective du prochain supplice, de la tombe prête à s’ouvrir !....... Le soleil, comme un ange d’amour et de gloire, étendait sur le cristal des ondes sa tangente d’or ; et donnait aux végétaux leur éblouissante et fraîche verdure ; aux fleurs, la vie et leurs délicates nuances !.... Dans les airs s’ébattaient les oiseaux, légers, insoucieux, folâtres !.... À ce joyeux aspect, dans le cœur de l’infortuné, s’épanouit un dernier éclair de joie !....... un dernier !..... car la mortelle angoisse ne tarda point à triompher ; et le malheureux, injustement condamné, d’une voix gémissante, adressa son adieu suprême la vie :

« Mourir !..... mourir !.... quand s’offre encore à l’existence le vaste et riant espace d’une longue carrière !.... Mais qu’est-ce donc que la mort ?... l’inviolable asile contre toutes les injustices, contre toutes les oppressions !.... un sommeil sans rêves orageux, une paix éternelle et profonde !.... Si, du moins, ma tête était couverte de la vénérable neige des ans !... si j’avais payé mon tribut au douces passions, aux généreux sentiments, qui charment la vie humaine ici-bas !... Mais mourir à la fleur de l’âge, quand cette fleur est à peine ouverte !... quand l’espoir, encore inassouvi, me présente obstinément son mirage irisé !... quand l’âme altérée vole et s’élance même au-delà du désir !.... Oh ! n’est-ce point trop tôt alors ?.... Le destin n’est-il pas alors aussi barbare qu’il est inique ?......... Oh ! comme il est triste, à la dernière heure, le souvenir des joies qu’on a savourées !..... Comme il est déchirant, le désir de celles que l’on convoite, et qui vous sont encore inconnues !...... Et je meurs innocent !..... Horreur et vengeance !.... La vengeance, je la lègue à ma famille, à mes amis !..... Ils se souviendront, et me serviront, j’en suis certain. Cœur honorable n’est jamais égoïste ; et, dans l’injustice commise envers autrui, verra toujours son affaire personnelle, à lui aussi !....... En attendant, il faut mourir !.... Il faut renoncer à repaître ses yeux des charmes infinis que présente sans cesse l’immense et inépuisable tableau de la nature !.... Quoi ! ces beautés pittoresques, saisissantes, variées, disparaîtront à mes regards sous le voile lourd et froid de la tombe !... Sera-ce donc la nuit, la nuit lugubre et noire, sans zéphyrs, sans étoiles ?.... Et ma mère ?.... Oh ! quel regrets ! quelles larmes ! quels cris déchirants !... Voilà donc le seul héritage que je laisse aux miens, à des êtres chéris !... l’amertume ! les pleurs ! le deuil ! la désolation !...... Et j’ai bu cependant à l’attrayante coupe de la vie ! j’ai espéré, joui, aimé !....... Puis tout va s’évanouir dans un rapide clin d’œil !..... Amère et barbare ironie du sort !.... Ne vaudrait-il pas cent fois mieux n’être jamais né ?......... »

 

Le terrible et retentissant tonnerre de la fusillade mit fin au cours de ces réflexions..... Une seconde a suffi !.... mille cœurs, où naguère palpitait la vie, ont soudainement cessé de battre !....

 

Des torrents de sang ruissellent sur le sol !.... En ce moment, la nature semble vouloir témoigner son indignation par le deuil subit dont elle se couvre ; l’azur du ciel disparaît sous un amas de noirs et ténébreux nuages ; tout rayon de lumière a fui ; c’est la nuit prématurée qui chasse le jour ; l’éclair brille, la foudre gronde ; la campagne se remplit de hideux fantômes, toujours plus nombreux, toujours plus sinistres, toujours plus menaçants !.... Dans l’ombre retentissaient des cris aigus, des sanglots prolongés, des hurlements lamentables !.... D’heure en heure croissait et se répandait l’épouvante.... La contrée entière fut plongée dans la terreur... et, de nos jours encore, les vieillards racontent à leur postérité les étonnants prodiges dont ils furent témoins !....

 

Parsemée de cadavres, la terre calabraise offrait alors l’aspect le plus repoussant ; et le sol des cimetières disparaissait presque entièrement sous la foule des croix funèbres dont il était alors encombré !.... Temps affreux !.... Souvenirs d’une tristesse inouïe !.... La domination étrangère, sans pudeur et sans frein, se déchaînait alors sur le splendide rivage de l’Italie !.... De plus en plus s’éclaircissait la horde des brigands. Plusieurs, qui s’étaient fiés à la vaine espérance d’un pardon promis, mais qui ne fut point accordé, après avoir mis bas les armes, périrent du dernier supplice. D’autres, plus fiers et plus féroces, aimant mieux mourir en combattant plutôt que de se rendre à l’étranger, résistèrent avec la plus ferme intrépidité ; de ceux-là quelques-uns tombèrent vengés ; quelques-uns, vainqueurs, parvinrent à s’échapper. Souvent même on vit un brigand isolé affronter, sans pâlir, un bataillon tout entier ; et, seul contre de nombreux ennemis, leur tenir tête, en immoler plusieurs, et les épouvanter des éclairs terribles lancés par ses yeux sauvages !.... Tel autre parfois, qui avait mesuré la terre, et dont on croyait la vie éteinte, au moment où l’on allait le dépouiller, pensant ne saisir qu’un cadavre.... se ranimait soudain !.... et, serrant le cou de son ennemi d’un bras vigoureux, de l’autre, enfonçait dans sa poitrine un poignard très-adroitement caché !....

 

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Mais enfin, peu à peu, tous périrent !.... Restait encore Moscato, le terrible et à jamais célèbre Bizzarro, encore entouré de l’escorte des cent fidèles séides !... La perte progressive de ses sauvages soldats n’avait point ébranlé son courage ; mais sa garde commençait à trembler. La primitive audace s’était évanouie dans les cœurs de ces bandits ; malgré le sort funeste de leurs compagnons, ils espéraient la vie sauve en offrant de se rendre aux Français, et ils suppliaient leur chef terrible de mettre aux pieds du vainqueur sa soumission et son redoutable mousquet.

 

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*

 

Il est minuit... Assis en rond autour de leur chef terrible et vénéré, les fidèles séides attendent respectueusement sa décision suprême. Il s’assied au milieu d’eux ; son air est digne et fier ; son œil lance la flamme de la bravoure et de l’assurance. À son côté se tient la jeune et belle femme dont il a fait sa maîtresse, et dont le cœur entretient le désir, encore inassouvi, de sa maternelle vengeance !....... Furtivement elle lance au chef des bandits un oblique regard qui révèle son horrible pensée ; nul ne l’a vu, mais qui l’aurait remarqué, aurait lu dans ce regard la certitude de l’accomplissement prochain d’un projet sanguinaire !.....

 

Mais le redoutable Bizzarro fait entendre sa voix... Telle est sa décision, que sa garde écoute dans le plus profond silence : « C’est donc là votre avis, compagnons ! Vous voulez vous rendre à l’étranger ; c’est ce que vous demandez, ce que vous proposez ; les décisions sont libres, mais j’aurais cru que vous le connaissiez, l’étranger. A-t-il jamais fait grâce à personne ?... À la soumission par quoi répond-il ?..... par la mort, par le carnage, par d’infamants supplices !..... Enflé d’orgueil et d’audace, il n’a franchi les Alpes que pour piller nos champs et nous accabler du poids de la servitude !..... N’est-ce pas lui, n’est-ce pas l’odieux et barbare étranger, qui, après nous avoir chassés comme un vil troupeau, après nous avoir contraint à demander une retraite aux creux vallons et aux bois solitaires, ose maintenant nous flétrir de la dénomination de brigands et d’assassins !..... Assassins !.... Mais qui donc assassine ?.... N’est-ce pas celui qui, après avoir promis à l’adversaire paix et pardon, l’engage traîtreusement à déposer les armes vengeresses ; puis l’attire dans son camp, l’enchaîne, et lui inflige une mort sans défense et sans gloire !... Ah ! l’étranger !...... Mais, compagnons, votre mémoire est donc bien faible, si vous ne vous souvenez d’aucune des nombreuses prouesses par lesquelles il s’est signalé chez nous !..... Avez-vous oublié déjà le sort du Grand Khan, un de mes glorieux prédécesseurs, indignement cloué contre une muraille, et lapidé par une troupe féroce ?... Et cet autre malheureux guerrier, qui fut ignominieusement lié à un poteau ; puis écorché tout vivant, lambeau par lambeau !..... Et cet autre, dont les deux mains furent coupées d’un coup de hache, et qui fut ensuite pendu par les pieds ? Mais aucun de ces exemples ne vous émeut..... soit !..... je ne retiens personne malgré lui ; il faut que la liberté humaine soit respectée. Aille qui veut se rendre à l’étranger, et lui demander pardon. Ceux qui seront d’avis d’implorer sa grâce n’auront que le prix mérité d’une pareille démarche. Donc que chacun agisse à son idée. Moi seul, s’il le faut, je resterai dans ce bois, mon asile, ma demeure ; j’y resterai jusqu’à ce qu’il plaise à madame la mort de me prendre ; soit par la voie naturelle, – si c’est ma destinée ; soit par la main de l’ennemi ; mais, je m’entends, dans ce cas, le mousquet au poing, mort au champ de bataille et d’honneur, et non sur l’infâme théâtre d’une ignoble fusillade !..... »

 

Il dit : puis se lève, d’un air majestueux et décisif..... Sa maîtresse le suit ; tous deux s’éloignent.

 

Parmi les brigands, pas la moindre parole, pas la moindre réplique au chef !..... Mais tous le quittèrent.....

 

Tous, non !....... Deux compagnons fidèles lui restèrent, et continuèrent de lui offrir un dévouement à toute épreuve.

 

Les autres se rendirent au camp des Français, demandant grâce... Leur soumission eut pour récompense..... la mort !

 

Il Bizzarro, comprimant son indignation, courut la nuit entière de ravin en ravin ; il attendait l’aube nouvelle pour quitter une retraite désormais périlleuse, et constant point de mire des assauts acharnés de l’ennemi. Son dessein était de chercher un autre refuge dans une contrée plus lointaine. Fatigué de sa longue et pénible course, en proie aux importuns aiguillons de la faim, il s’arrête, – et fait une halte inquiète au sein des vallons ombreux de Rosarno, – toujours poursuivi néanmoins, à distance, par les soldats français, qui cherchaient à le cerner et à lui couper toute issue à la retraite. Il mit en sentinelle les deux compagnons qui, seuls, ne l’avaient point abandonné ; lui-même se retira, pour se livrer à un court repos, dans une verte et fraîche caverne, où sa maîtresse s’étendit à son côté. Ils se couchèrent sur le sol nu ; Il Bizzarro ferma sa paupière appesantie ; mais sa compagne ne dormait point..... Que dis-je ?..... et quel était le sommeil du brigand ?..... Un sommeil lourd, agité, troublé d’horribles rêves, interrompu de perpétuels réveils en sursaut !..... Le sommeil revenait ; mais accompagné toujours d’un cortège de visions lugubres, de spectres à l’aspect infernal, qui le poursuivaient, le fer en main, de leurs cris, de leurs imprécations, de leurs menaces !..... Le bandit, de nouveau réveillé, saisissait alors son mousquet d’une main convulsive..... et, frappé d’une terreur bien nouvelle pour lui, dans l’égarement de ses sens et de son esprit, implorait le secours et la protection de sa faible maîtresse !..... Elle, dissimulant sa rancune, le rassurait, le flattait, le caressait..... mais combien elle était différente, la pensée qu’elle couvait au fond de son âme ! Il Bizzarro, affectant alors de rire de vaines visions, de nouveau s’étendait à terre, et se rendormait..... Mais quel sommeil !..... Plus nombreux, plus effrayants, les fantômes recommençaient à l’entourer, à l’assiéger !........... Mais n’est-ce point justice ?....... Les scélérats qui ont fait couler des fleuves de sang mêlés à des fleuves de larmes méritent-ils un repos tranquille ?.........

 

Dans ses rêves lugubres, Il Bizzarro revit cette villageoise de Vazzano, sa première maîtresse, fuir éplorée, poursuivie par ses frères en courroux, le sein déchiré par d’atroces blessures !... Elle implorait son secours ; se jetait dans ses bras, le visage inondé de pleurs ; l’enlaçait d’une forte étreinte, le couvrait d’ardents baisers... et le sang, qui ruisselait des plaies de la malheureuse, tachait son amant, et le maculait tout entier, corps et vêtements !........ Ensuite apparut un vieillard, horriblement déguenillé, la poitrine percée de mille coups, malheureux père d’un fils immolé par l’impitoyable brigand ; ce vieillard tenait à la main un fouet aux nombreuses lanières, formées de serpents aux sifflements horribles, qu’il lançait au visage de l’assassin !.... Enfin se montra un enfant au visage tout livide et tout meurtri.... Cet enfant, qui poussait des vagissements de douleur et de rage, agitait un tison ardent, et faisait le geste d’en frapper le bandit !...

 

Ce fut la dernière vision du Bizzarro, dont le cœur, pour la première fois et malgré lui, se glaçait d’épouvante.... En ce moment, sa maîtresse préparait l’exécution de son projet sanglant.... Les détails révoltants de l’horrible drame qui, sous ses yeux, l’avaient privée d’un fils adoré, se peignaient alors à son souvenir comme dans une atroce et récente réalité.... Mettant vite à profit un moment où le bandit venait de se rendormir, elle saisit avec fureur son mousquet, et le lui décharge en pleine poitrine !....

 

Il Bizzarro bondit convulsivement, pousse un dernier cri, un affreux rugissement !.... mais, vaincu par la mort, il retombe.... un ruisseau de sang bouillonne et souille l’herbe.... l’âme féroce du brigand célèbre se dégage péniblement de sa mortelle enveloppe.... Celui qu’on appela, sur cette terre, Il Bizzarro, n’offre plus au regard des hommes qu’une masse inerte, raide et glacée !... Sa maîtresse, la vengeance accomplie, se hâta de fuir au loin.... elle eut la vie sauve, et elle alla demeurer Dieu sait où.....

 

Les deux compagnons restés fidèles au Bizzarro coupèrent alors la tête de son corps sans vie.... Ils portèrent cette tête au camp français, espérant ainsi se sauver eux-mêmes ; et l’on vit, fixée aux murs de la ville prochaine, cette tête qui, dans la mort même, gardant encore son air fier et menaçant, jetait la terreur dans l’âme de tous ceux qui osaient la regarder en face !

 

 

Charles Massinissa PRESTERÀ.

 

Traduction d’Eugène de PORRY.

 

Paru dans La Voie nouvelle en 1866.

 

 

 

 

 



1  Nous avons cru devoir abréger et modifier ce passage, dont le ton et les pensées semblent un peu trop excuser, sinon justifier, un suicide, qui eut été inexcusable surtout dans la situation telle qu’elle est ici présentée. (Note du traducteur.)

 

 

 

 

 

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