La maison des conteurs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Narcisse QUELLIEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La maison de Tréguier où ils se rencontraient, le samedi soir, n’avait plus de date, ainsi que la plupart des légendes et des récits rapportés en commun à ce rendez-vous. On la savait du XVe ou du XVIe siècle, à cinquante ans près, cette massive construction en bois, dont les deux étages s’avançaient vers le coin d’une place, en auvent l’un sur l’autre. Et elle était à double toit, d’après une coutume de ces pays souvent troublés par la guerre ; l’on disait même que le secret espace de là-haut, entre les deux couvertures, servit de sûr asile, pendant la Révolution, à plus d’un prêtre insermenté. Dans les profondeurs de l’habitation, au-dessus du cellier, vivaient encore les deux vieilles filles d’un chouan fameux, dont l’existence retirée était toujours restée un mystère.

Les conteurs qui venaient là-dedans ne se retrouvaient de compagnie qu’une fois la semaine, parce que le travail retenait à la campagne quelques-uns, les couvreurs entre autres, tous exerçant, du reste, une profession. Et même nul n’était admis en ce cercle restreint, s’il ne pratiquait un « métier noble » : c’étaient ainsi des ouvriers sans enrôlement, libres du travail de leurs mains, mais ne tenant personne à leur propre solde. S’ils se montraient un peu vains d’une telle indépendance, celle-ci ne valut, par contre, à aucun d’eux la fortune ; ils se contentaient de passer – peut-être – pour une aristocratie d’artisans ; et ils l’étaient, du reste, par le sens de l’imagination.

Tandis que les enfants ramassent au fond de l’établi les outils jetés là par leur père, avec le traditionnel mot de la fin : « Amen ! pour cette huitaine encore... », les amis arrivent l’un après l’autre, le menuisier Paranthoën, Herry le chapelier, Prigent, Le Goasdoué, Hamon ; sept ou huit, d’habitude. Et l’on s’assoit autour de la pierre du foyer, les femmes et les petits garçons entassés vers la crémaillère, au-dessous de la chandelle de résine, immobiles et déjà béants, avant qu’ouvre la bouche celui dont c’est le tour de parole.

Dès la formule de début : « Une fois, il y avait, une fois, il y aura... », chacun assure son siège et l’on serre les rangs. Puis le conteur : « Une fois, il y avait... Pour laisser le rôle à tous les contes, coupons celui-ci par la moitié, et il sera encore assez long. » Dans les veillées maritimes, le prélude est un dialogue, en paroles convenues et comme sacramentelles, entre le narrateur et l’auditoire ; ici, l’invitation reste sans réplique, il est indépendant de la fable suivante et il n’a pour but sans doute que de fixer l’attention. Avant une exécution musicale, on accorde les instruments.

Deux ou trois heures durant, l’assistance était sous le charme du récit, de cette voix lente, douce et monotone, comme le cri-cri obstiné de quelque grillon réfugié sous les lits. Une fois ou deux, le conteur s’interrompait, peut-être pour ne pas sembler lui-même gagné par l’émotion commune, vers le moment le plus intéressant, ainsi que l’ont appris, de lui et de ses confrères, nos romanciers-feuilletonnistes ; on retirait alors les châtaignes qui cuisaient sous la cendre ; les femmes, pour cacher leurs impressions, se mouchaient, comme à l’église pendant le prône ou le sermon. Ensuite, l’histoire achevait de se dérouler devant l’attention générale. Si habile pourtant que soit le « prêcheur », à la veillée comme dans la chaire, on ne songerait pas à lui faire un compliment ; il estime son succès personnel sur une assemblée, d’après le soupir d’allègement qui sort de ces poitrines longtemps haletantes.

Et l’on se séparait, avant la mi-nuit ; car à cette heure-là on ne chemine plus, si ce n’est la nuit de Noël, par les routes de Bretagne ; on dort en son lit-clos, à cette heure-là, afin que les âmes en pénitence vaquent en liberté par la maison, ou se trouvent seules autour des croix de carrefour.

Il est à remarquer que le conteur commence toujours de la sorte : « Il y avait… » Lui ne parle qu’au passé ; le prodige qu’il excelle à remettre sous les yeux, il ne le sait que pour l’avoir entendu lui-même ; il ne raconte qu’un ouï-dire. Quelquefois il tient d’un témoin son aventure ; mais ce témoignage reste sans contrôle, ayant coûté la mémoire ou la raison à l’indiscret qui a violé comme un profanateur le secret des âmes. C’est ainsi que la chose arriva, dans cette occurrence, d’après Hamon.

– Un lundi matin, de bon matin, Yves-Marie Tiec s’en allait à sa semaine. C’était au loin son travail, à Kermaria, près de Guingamp, et il coupait au plus court, derrière le cimetière paroissial. Comme il s’était mis en route bien avant le chant du coq, il ne fut pas sans entrevoir les revenants. Non qu’il y eût pensé d’avance, non certes, sans cela... : car les fantômes ne viennent pas, si on les attend. Donc, lorsqu’il passait au coin du champ d’avoine, il vit, entre les tertres des suicidés et des morts sans confession, quelqu’un assis, la tête dans les mains, mais qui se leva soudain et marcha devant Tiec, sans un mot ni un signe. Sûrement, c’était le père Filouz, un vieux grippe-sous, devenu riche on ne savait d’où et défunt de quelques jours seulement : même démarche, même dos voûté, même chapeau à larges bords. Tiec était le plus honnête homme de la paroisse, comme le meilleur tisserand de la contrée ; aussi n’eut-il crainte aucune ; et même il prononça : « Vieux grand-père Filouz, vous savez que je n’ai jamais fait de mal à personne, ni à vous, votre vie durant ; le jour d’aujourd’hui, si vous avez besoin de quelque secours, vous pouvez donc parler à Tiec en toute hardiesse. » À l’instant, le bonhomme disparut ; et Tiec de continuer sa route, rebroussant la traverse qui va du cimetière à Notre-Dame-de-Pitié. Au moment d’aboutir au grand chemin de Pontrieux, voilà qu’il eut la même vision, le fantôme noir devant lui ; Yves-Marie n’avait pas peur, vraiment, et il dit encore : « Au nom du Seigneur-Dieu ! grand-père Filouz, si une prière fait du bien à votre âme, ne m’adressez qu’une seule parole... » Aussitôt le tisserand ne vit plus personne. Quand il fut sur la grand’route, pour se tourner vers Guingamp, eut lieu la troisième apparition. Alors, sur la gauche, se tenait le revenant, qui fit un signal de la main ; et Tiec, bien qu’un frisson tout de même lui passât dans le dos, suivit néanmoins, parce qu’on ne refuse pas une âme en peine. Au carrefour de Penn-ar-C’hoat, derrière la croix du calvaire, le spectre rentra sous la terre lentement. Et l’honnête homme de tisserand, à genoux, récita un De profundis, là même où il y avait un puits comblé ; en même temps, il entendit quelqu’un qui descendait des marches en pierre, sous le sol, d’un pas lourd, et qui déposa tout au fond des sacs d’argent. Aussitôt le coq chanta ; et Tiec aperçut, là-haut, dans le ciel, une étoile qui filait, le signe qu’une âme venait d’être délivrée du purgatoire. Quant au noir fantôme, on ne l’a pas revu depuis par la traverse de Pitié. Mais le pauvre Tiec est revenu souvent, l’esprit un peu dérangé, s’asseoir sur les marches de la croix de calvaire.

De telles évocations, planant toute une soirée sur un silence crédule, comment n’auraient-elles pas ensuite hanté le sommeil ? Un cauchemar, dans le trouble des rêves, ramenait les revenants et les spectres, les lutins malfaisants, les fées tenant en servitude des princes ou des amants malheureux, les ogres avides de chair chrétienne. Mais on aimait ces fictions, parce qu’à les écouter on en partageait les périls ou les bonheurs ; on caressait le doux mal, jusqu’à l’exaspérer ; jamais le fruit défendu ne fut cueilli avec cette âpre volupté intérieure, que goûtaient en leurs songeries d’hiver ces bons et simples idéalistes.

 

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Dans ce petit groupe de vrais traditionnistes, la première place fût revenue de droit à Le Vacon ; il avait, des maîtres-conteurs, la mémoire fidèle, la variété des récits, le pittoresque du langage. La tête pleine de contes aussi anciens que le pays, et quelques-uns avaient l’air de remonter jusqu’au Paradis terrestre, il savait aussi des gwerz et des sonn qui provenaient de toute la région ; mais il ne chantait qu’à l’auberge ; devant l’âtre il racontait.

Jean Le Vacon avait fait un congé dans la marine ; cela se notait à ses façons comme à son ample paletot en coupe de vareuse, à son parler farci de termes mariniers, surtout au choix de ses récits. C’est une prédilection ostensible qu’il marquait aux histoires de bord, aux pénibles excursions en mer et aux voyages lointains.

Pour les auditeurs, ils n’affirmaient pas leurs préférences, qui étaient généralement, déférence ou curiosité, celles que les circonstances leur imposaient. Peut-être étaient-ils plus attirés vers les merveilleuses aventures ; mais ils se montraient plus recueillis pendant une migration de revenants : aussi bien, le narrateur débitait ces légendes de pénitence comme un acte de foi, ponctuellement, ainsi qu’une leçon apprise par cœur, un peu à la manière d’une psalmodie, la voix baissant d’un ton vers la fin, l’action ralentie à mesure que l’issue approchait.

Avec les autres conteurs, les superstitions et les enchantements de cette mythologie fataliste des Bretons, d’ordinaire, occupaient la veillée. Mais l’ex-matelot, lui, comme il « envoyait son esprit par l’Océan » ! Et l’on aurait cru que la prison des âmes se fût ouverte subitement. On sentait alors que le ciel était moins gris, l’air plus large et le vent plus léger ; de confiance on voguait vers les pays inconnus avec ce pilote, et lui-même devenait sur son élément plus alerte de la parole, s’aidant des gestes jadis les plus familiers. Et, chemin faisant, c’étaient des contrées étrangement variées, entre des mers sans doute incréées, dans un monde éternellement enveloppé d’une lumière sans nom chez les hommes et sans cesse confinant au surnaturel... Les beaux palais aériens qu’on escalade par une échelle invisible ! et ces régions sous-marines où les naufragés descendent par les tours des églises submergées, comme à Ker-Is, sans qu’ils retrouvent ensuite où ils ont abordé ! les secours inespérés les bienfaisants poissons qui parlent ! les fortunes qu’on rapporte au retour !... Les plus fameux romans de cape et d’épée sont l’enfance de l’art à côté de cette primitive littérature. Et les classiques Argonautes n’étaient que des novices auprès de ces pêcheurs de Bretagne. Et la Toison d’Or, qu’était-ce au prix de ces rivières où coulent des perles, de ces châteaux de diamant, de ces jardins mystérieux avec des arbres chargés de pommes dont les pépins sont des rubis !...

On pense bien qu’en de pareils sujets un conteur un peu doué ne s’en tienne pas à la version apprise pendant d’autres veillées : le thème prête tant lui-même aux variations. Le Vacon avait, du reste, l’imagination exercée, prompte à forger une histoire sur un événement et une fantaisie à propos d’un rien, comme c’est aussi le fait des bardes et des chanteurs populaires. S’il était resté marin par ses allures, il était couvreur de son métier. Sur le toit qu’il tresse, sans autre communication avec la terre qu’une échelle, « son échelle de Jacob », là-haut où l’air vif inonde ses pleins poumons, aux quatre vents du ciel, sous la nuée qui bleuit au soleil ou qui amoncelle les noires menaces, quel est le couvreur qui ne songe ou ne chante au toc-toc du marteau sur la charpente ?

Dans les soirées hebdomadaires où Le Vacon « tenait le rôle », les plus malins ne manquaient pas de sourire, lorsqu’il débitait, au lieu d’il y avait une fois, cette autre formule initiale : « Qui a bonne oreille, la prête à ce tour-ci ; car je ne réciterai pas deux fois la messe. » Et cette précaution prise, pour rien au monde lui n’aurait raconté une seconde fois la même aventure. La raison en était qu’il inventait, « à ce tour-là », d’un bout à l’autre. Il n’était pas certain, en effet, de retrouver le même récit, sans fautes, à une veillée suivante ; et pour tout au monde, non, il ne se serait pas exposé à être interrompu par un auditeur dont la mémoire eût été plus fidèle : aux autres donc de retenir. Aussi l’on se frottait déjà les mains, afin de mieux écouter ; on était sûr d’avance que ce serait « à ce tour-là » plus « joli » que jamais.

D’autres fois, c’étaient des divagations étourdissantes ; un conte satirique au sujet d’une coutume surannée, ou sur un personnage grotesque ; quelque scène de la nature, pleine de chants d’oiseaux et d’onomatopées ; une nichée de roitelets sauvée d’un épervier... Par exemple, ces histoires brodées par Le Vacon n’étaient pas ourdies de médisances ; de la fine malice, jamais une ironie mordante ; des allusions à des gens connus, – comme dirait un tel, – mais pas de personnalités injurieuses ; et des circonlocutions pour accentuer un détail piquant, comme pour éviter certaines improbités de langage...

Tel fut cet aimable conteur de Basse-Bretagne.

 

 

 

Narcisse QUELLIEN,

Contes et nouvelles

du pays de Tréguier,

1898.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 

 

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