La mandragore

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ann RADCLIFFE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un jeune Allemand, gai et hardi, nommé Richard, marchand de son état, entra un soir dans Venise, la riche et célèbre ville italienne.

À cette époque, l’Allemagne était plongée dans la guerre de Trente Ans ; aussi le jeune homme, qui aimait les plaisirs, était-il particulièrement satisfait d’être appelé quelque temps en Italie pour affaires. Là, les choses prenaient une tournure moins belliqueuse. On pouvait trouver dans ce pays des vins capiteux, des fruits savoureux en abondance, sans parler des jolies femmes, dont il était très amateur.

Selon la coutume, il fit une promenade en gondole sur les canaux de Venise qui remplacent nos routes pavées. Il contemplait avec satisfaction les beaux édifices et les silhouettes féminines plus belles encore qui se montraient parfois derrière les croisées. Un jour, en approchant d’un magnifique palais, il vit sur un balcon une douzaine des filles les plus délicieuses. Le brave garçon ne put s’empêcher de dire à l’un de ses gondoliers :

– Aurai-je jamais la chance de pouvoir dire seulement deux mots à l’une de ces admirables jeunes filles !

– Qu’à cela ne tienne, répondit le gondolier, descendez du bateau et montez sans crainte dans ce palais. Soyez sûr que, là-haut, le temps ne vous durera pas.

Mais le jeune Richard lui répondit :

– Ainsi, tu prends plaisir à te moquer des étrangers ? Tu crois avoir trouvé en moi un de ces lourdauds qui sont prêts à écouter tous tes mensonges et se verraient, une fois là-haut, un objet de moquerie, et peut-être même rossé et volé ?

– Seigneur, vous n’allez pas m’apprendre nos usages, repartit le gondolier. Écoutez donc mon avis, vous vous en porterez bien. Si ces filles ne vous ouvrent pas leurs jolis bras, je préfère perdre le prix de ma course.

L’aventure valait la peine. Le jeune homme s’y risqua et ne fut pas trompé par les paroles du gondolier. Il fut accueilli aussitôt par les charmantes jeunes filles, et celle qu’il jugea la plus belle l’introduisit dans sa chambre où clic le régala de boissons et des mets les plus exquis, et lui accorda mille baisers avant de s’abandonner tout à fait à lui.

Le jeune homme pensa :

– Je suis tombé dans le pays le plus poli et le plus merveilleux du monde. Je ne saurais assez remercier la Providence pour les charmes de ma personne et de mon esprit, grâce auxquels j’ai pu séduire ces étrangères.

Quand il voulut partir, la jeune fille demanda le prix de ses peines :

– Cinquante ducats.

Il s’en étonna et elle lui expliqua en se moquant durement :

– Eh ! jeune nigaud, pensiez-vous donc prendre votre plaisir sans bourse délier, avec la plus belle courtisane de Venise ? Payez rubis sur l’ongle ; celui qui n’a pas su faire son prix à l’avance doit payer ce qu’on lui réclame. Mais si vous revenez, montrez-vous plus malin, et pour ce qu’il vous en coûte, aujourd’hui, vous pourrez rester ici huit jours.

Quelle mortification pour celui qui, s’imaginant avoir séduit une princesse, s’aperçoit que ce n’était qu’une fille et se voit de plus soutirer une somme d’argent considérable !

Le jeune homme cependant refréna sa colère. Il était plus enclin à bien vivre qu’à s’acquérir des traits de valeur. Il s’exécuta donc, puis se fit mener dans une taverne pour noyer dans le vin le restant de contrariété qui assombrissait encore son esprit.

En suivant ce chemin de la facilité, le jeune homme ne pouvait manquer de trouver un nombreux et joyeux entourage. Le temps s’écoula ainsi dans le tourbillon des fêtes, au milieu de visages réjouis, sauf un : celui d’un capitaine espagnol. Celui-ci, qui était de tous les divertissements de la troupe endiablée à laquelle Richard s’était joint, portait sur sa figure sombre les traces d’une angoisse mortelle. On le supportait cependant, car c’était un homme puissant, bien considéré, et qui comptait pour rien d’entretenir toute cette société des mois durant.

Bien que Richard se montrât moins naïf que le jour de son arrivée à Venise, l’argent commençait à lui faire défaut. Il songeait tristement au ternie qu’il devrait bientôt mettre à cette extraordinaire vie de plaisirs, s’il ne voulait pas, par ses dépenses fastueuses, voir le bout de sa fortune.

Les autres remarquèrent son air soucieux et en devinèrent la cause, pour avoir été souvent témoins de pareil cas. Ils riaient du mélancolique à la bourse légère, auquel les restes de ses richesses permettaient seulement de ne pas renoncer aux charmes perfides des courtisanes.

Un soir, l’Espagnol le prit à part et l’emmena, avec une amabilité toute nouvelle, dans un quartier de la ville assez désert. Le jeune homme n’était guère rassuré, mais il finit par se dire :

– Mon compagnon sait bien qu’il ne reste plus grand-chose à me voler, et, quant à ma peau, si c’est à elle qu’il en veut, il faudra qu’il défende aussi la sienne, et il estimera sûrement l’enjeu trop élevé.

Le capitaine espagnol s’assit sur une pierre basse devant les ruines d’un ancien palais et, forçant Richard à prendre place à ses côtés, il commença :

– J’ai tout lieu de penser, mon jeune ami, qu’il vous manque ce pouvoir qui justement m’appartient et qui me pèse, je veux dire celui de se procurer à tout moment l’argent dont on a besoin, et d’user de cette faculté tout le temps qu’il vous plaît. Cette puissance, je vous la vendrai, et bien d’autres avantages par-dessus le marché, pour une somme minime.

– Quel intérêt vous attache encore à l’argent, puisque vous voulez céder le pouvoir de vous en procurer ? demanda Richard.

– La raison est bien simple, expliqua le capitaine. Connaissez-vous ces petites créatures que l’on appelle mandragores ? Ce sont de petits diables tout noirs enfermés dans un flacon. Qui en possède une obtient d’elle tout ce qu’il peut souhaiter dans la vie, en premier lieu l’argent en quantité illimitée. En revanche, la mandragore s’empare de l’âme de son possesseur, si celui-ci meurt avant de la transmettre à un autre, et la remet à son maître Lucifer. Mais cette transmission ne peut se faire que par un achat, à la condition que l’acheteur paie la mandragore moins cher qu’elle n’a coûté. J’ai payé la mienne dix ducats. Donnez-m’en neuf et elle est à vous.

Tandis que Richard réfléchissait, l’Espagnol poursuivit :

– Je pourrais vous tromper et vous repasser l’objet comme s’il s’agissait d’une fiole quelconque ou bien un jouet, comme l’a fait l’homme sans scrupules qui m’en a rendu propriétaire. Mais je ne veux pas alourdir encore plus ma conscience et je vous propose franchement et honnêtement de me l’acheter. Vous êtes jeune, vous aimez la vie, et vous trouverez bien l’occasion de vous en débarrasser, si un jour elle vous était un fardeau comme à moi à présent.

– Cher monsieur, répondit le jeune homme, si j’étais sûr de ne pas vous blesser, je me plaindrais à vous d’avoir été déjà bien souvent dupé dans cette ville de Venise.

– Ah ! tête folle ! s’écria l’Espagnol avec colère ; pense seulement à mon festin d’hier et tu sauras si je veux ou non te soutirer tes neuf malheureux ducats.

– Qui fait la fête dépense beaucoup, répliqua Richard avec sagesse, et un bon métier fait plutôt la fortune qu’un sac d’or. Si vous avez dépensé hier vos derniers ducats, mes avant-derniers pourraient bien vous tirer d’affaire pour un moment.

– Je ne sais ce qui me retient de te passer cette épée à travers le corps, dit l’Espagnol. Mais je ne te tuerai pas, car j’espère que tu m’aideras à me débarrasser de cette mandragore et aussi parce que je désire accomplir ma pénitence, sans l’aggraver par une nouvelle faute.

– M’autoriseras-tu à faire quelques essais avec cet objet ? demanda le jeune marchand, qui n’était pas entièrement convaincu.

– C’est impossible ! La mandragore ne reste pas avec celui qui ne l’a pas encore achetée et payée de son propre argent. Elle ne peut te servir.

Richard commença à trembler. Bien que le capitaine l’eût assuré qu’il ne le forcerait pas au marché, à cause de la pénitence, l’endroit désert où ils se trouvaient tous deux, à la tombée de la nuit, lui faisait une impression sinistre. Mais, en même temps, tous les plaisirs qui lui seraient offerts après l’achat de la mandragore se présentèrent à son esprit. Il se décida donc à risquer, dans l’affaire, la moitié de ce qui lui restait, non sans marchander pour obtenir un rabais sur le prix élevé qui lui était demandé.

– Fou ! s’écria en riant le capitaine. C’est pour ton bien que je réclame le maximum et pour le bien de celui qui achètera la mandragore après toi, car s’il l’achète trop tôt avec la plus faible monnaie ayant cours dans le monde, il ne pourra plus jamais la revendre meilleur marché et il sera à jamais la proie du diable.

– Laissez donc, dit Richard avec un sourire aimable, je ne la revendrai pas de sitôt. Ne voulez-vous me la céder pour cinq ducats ?

– Soit, reprit l’Espagnol. Mais pense combien tu abrèges le laps de temps pendant lequel la mandragore servira son dernier propriétaire.

Ayant dit ces paroles, il remit à Richard, contre les cinq ducats, un petit flacon de verre, dans lequel le jeune homme aperçut, à la clarté de la lune, une minuscule forme noire qui sautait furieusement.

Richard souhaita aussitôt, à titre d’épreuve, d’avoir dans la main droite le double de la somme qu’il venait de débourser. Aussitôt, il sentit dix ducats dans sa paume. Ivre de joie, il regagna son auberge où ses compagnons, joyeusement attablés, s’étonnèrent de voir les mines réjouies de deux hommes qui les avaient quittés avec des visages si sombres...

L’Espagnol prit rapidement congé sans prendre part au festin que Richard avait commandé, après l’avoir payé d’avance à l’aubergiste méfiant, cependant que, par le pouvoir du talisman, les ducats, sans cesse multipliés à chaque souhait du jeune négociant, tintaient dans ses poches.

À moins de faire preuve d’une avarice sordide, ceux-là mêmes qui désireraient posséder une pareille mandragore pourront mieux imaginer l’existence que le jeune homme se mit à mener. Mais un esprit sage et simple trouvera aisément qu’une telle vie était véritablement dissolue, une prodigalité hors de mesure. Son premier soin fut de s’assurer, pour son seul usage, grâce à une somme fabuleuse, les faveurs de la belle Lucrèce, car tel était le nom que portait, par une piquante dérision, sa première et coûteuse conquête. Après quoi, il acheta un château, deux maisons et s’entoura de tout le luxe que l’on peut souhaiter.

Un jour, il arriva qu’il demeurait avec cette créature sans honte dans une de ses villas au bord d’un ruisseau rapide et profond. Ces deux écervelés se lutinaient et s’amusaient à toutes sortes de folies, quand Lucrèce s’empara tout à coup de la mandragore que Richard portait sur la poitrine attachée à son cou par une chaînette d’or. Avant qu’il ait pu prévenir son geste, elle avait détaché l’aiguillette et mirait le flacon dans un rayon de soleil. Tout d’abord, elle se divertit des cabrioles du petit monstre noir, mais bientôt, prise de frayeur et de dégoût, elle cria :

– Pouah ! mais c’est une vipère !

Puis elle jeta chaîne, fiole et mandragore dans le ruisseau qui les emporta hors de vue dans son tourbillon impétueux.

Richard essayait de cacher son désespoir et sa crainte pour ne pas être questionné par sa maîtresse. Elle eût pu le faire poursuivre en justice pour crime de sorcellerie. Il prétendit que l’objet n’était qu’un jouet curieux et, dès qu’il le put, il se sépara de Lucrèce pour réfléchir calmement sur ce qu’il y avait de mieux à faire.

Avec le château, il lui restait encore les deux villas et sa bourse devait sûrement contenir une belle provision de ducats. Mais quels ne furent pas sa joie et son étonnement, quand, en cherchant l’argent dans sa poche, sa main rencontra le flacon qui contenait la mandragore. La chaîne pouvait rester au fond de la rivière, fiole et talisman étaient bel et bien revenus à leur maître.

– Eh bien ! s’écria-t-il avec enthousiasme, je possède là un trésor que nulle puissance au monde ne peut me voler !

Et il allait presque embrasser la bouteille, si la fantastique créature noire ne lui eût paru trop répugnante.

Le jeune homme qui, jusque-là, avait mené une vie joyeuse et débridée, décupla encore le train de ses plaisirs. Il regardait avec un air de commisération tous les potentats et les rois de la terre, convaincu qu’aucun d’eux ne pouvait le battre sur le terrain du faste et du luxe. Et, dans la riche Venise, on ne parvenait pas à fournir autant de mets et de boissons rares que ses festins et ses orgies en réclamaient. Quand on lui faisait, dans une bonne intention, quelque semonce ou quelque exhortation, il avait l’habitude de répondre :

– Je m’appelle Richard et ma richesse est si bien assise qu’aucune dépense ne saurait en venir à bout.

On l’entendait aussi se moquer parfois d’un certain capitaine espagnol qui, non seulement s’était séparé de son trésor le plus précieux, mais, disait-on, était entré dans les ordres.

Tout n’a qu’un temps en ce monde. Le jeune homme devait, lui aussi, en faire l’expérience, d’autant plus qu’il était épuisé par les plaisirs sensuels. Son corps fut bientôt envahi par la faiblesse, malgré la présence de sa mandragore, dont il réclama bien des fois secours aux premiers temps de sa maladie. Nul soulagement ne se manifesta, mais dans la nuit il rêva une chose étrange.

Une des bouteilles qui renfermait un remède se mit à entamer une sarabande endiablée devant son lit, tout en heurtant dans un carillon ininterrompu les ventres et les cols des autres flacons. En y regardant de plus près, Richard reconnut la bouteille à la mandragore. Il s’écria :

– Ma petite mandragore, nia petite mandragore, tu ne veux pas me secourir cette fois et voilà que tu me renverses mes médicaments.

Mais la mandragore du fond de la bouteille lui répondit d’une voix rauque par cette chanson :

 

          Richardot, Richardot.

          Il te faut accepter mon fardeau.

          Le secours de Satan

          Ne peut vaincre ton tourment.

          Pour conserver la vie, il n’est pas de remède,

          Ne compte pas sur mon aide.

 

Le corps de la mandragore s’allongea soudain et s’amincit démesurément. Bien que Richard serrât violemment la fiole dans sa main, elle lui glissa entre les doigts et le bouchon de poix qui la fermait. Elle devint un immense homme noir qui se livra à des cabrioles affreuses, avec un froissement d’ailes de chauve-souris. Puis l’horrible créature appliqua sa poitrine velue et moite sur celle de Richard, sa figure grimaçante contre la sienne, avec tant de force, d’énergie puissante que Richard sentit qu’il commençait à lui ressembler. Il s’écria d’une voix altérée par l’horreur :

– Un miroir ! Vite un miroir !

Richard se réveilla trempé de sueurs froides. En même temps, il sentit comme un serpent noirâtre qui glissait vivement de sa poitrine dans la poche de sa robe de nuit. Épouvanté, il tâta l’étoffe, mais il ne sentit que le petit flacon. Il le tira. Au fond, la petite créature noire était couchée, harassée et comme perdue dans un rêve.

Ciel ! Que la nuit sembla longue au malade ! Il n’osait plus se laisser aller au sommeil de peur de revoir le sinistre drôle. À peine se risquait-il à ouvrir l’œil, craignant de voir l’immonde chose en train de l’épier dans un coin de sa chambre.

Mais, quand il refermait les yeux, il avait l’impression que la créature s’était glissée sans bruit à son chevet, et, pris d’une angoisse folle, il faisait un bond sur sa couche. Il sonna ses valets, mais ceux-ci dormaient comme des sourds. Quant à Lucrèce, sa belle amie, elle avait cessé de pénétrer dans la chambre depuis la maladie de Richard. Il lui fallut donc rester tout seul avec son angoisse qui ne faisait que croître, car il ne pouvait s’empêcher de penser :

– Mon Dieu, si cette nuit est si longue, qu’en sera-t-il de la nuit éternelle de l’enfer ?

Il décida à l’instant, pour peu que Dieu le laissât vivre encore jusqu’au matin, de vendre sans délai la mandragore, d’une façon ou d’une autre.

Quand le jour parut, il réfléchit, un peu soulagé et ranimé par l’éclat du soleil. Il se demanda s’il avait tiré tout le parti possible de la mandragore. Son château, ses villas, tous les bijoux qu’il possédait lui parurent dérisoires. Il exigea d’avoir sur-le-champ sous son oreiller une somme de ducats plus grande encore. Dès qu’il sentit le poids des pièces sous sa tête, il songea tranquillement à qui il pourrait le mieux transmettre la fiole. Son médecin, il ne l’ignorait pas, était grand amateur de ces êtres étranges que l’on conserve dans l’esprit-de-vin. En faisant passer le talisman pour une curiosité de cette sorte, il espérait bien lui vendre sa mandragore, car autrement le docteur, qui était un homme pieux, ne voudrait pas entendre parler du petit monstre. Le tour était-il sans doute peu charitable, mais il pensait : « Il vaut mieux expier une peccadille au purgatoire que d’être dans les griffes de Satan pour l’éternité. D’ailleurs, charité bien ordonnée commence par soi-même, et le danger de mort où je me trouve ne me laisse pas le choix des moyens. »

Il s’arrêta à cette décision et proposa la mandragore au médecin. Celle-ci avait repris son ancienne vigueur et faisait dans le flacon mille pirouettes grotesques, si bien que le savant, curieux d’examiner à loisir un être qui lui semblait une bizarre fantaisie de la nature, accepta de l’acheter, à condition que le prix ne fût pas trop élevé pour sa bourse. Richard, dans le dessein de ne pas trop charger sa conscience, au moins dans une certaine mesure, demanda le plus qu’il put : quatre ducats, deux écus et vingt deniers en monnaie allemande. Mais le docteur n’offrit que trois ducats tout au plus, après avoir déclaré qu’il allait réfléchir encore quelques jours sur cet achat. La peur de la mort envahit encore l’esprit de Richard ; il finit par vendre la mandragore au médecin et fit distribuer aux pauvres, par un domestique, les trois ducats qu’il avait reçus en paiement. Il surveillait du mieux qu’il pouvait l’argent caché sous son oreiller, se figurant que son bonheur ou son malheur futurs se fondaient dessus.

Les jours suivants, sa maladie s’aggrava au plus haut point. Un délire presque incessant avait terrassé le jeune marchand. Et s’il avait eu à subir les tracasseries du petit monstre noir, l’angoisse terrible qu’il aurait éprouvée l’eût sans aucun doute conduit tout droit à la tombe. À la longue, il finit par se rétablir, bien que sa maladie fût prolongée par un nouveau souci : il ne trouva plus trace des ducats qu’il avait cachés sous son oreiller.

Il n’osa d’abord questionner personne à ce sujet, mais lorsqu’il s’y décida, en désespoir de cause, tous ceux qu’il interrogea répondirent qu’ils ignoraient de quoi il s’agissait. Il écrivit à la belle Lucrèce, qui avait été à son chevet aux moments les plus graves de son délire et qui était retournée à ses premières occupations. Mais celle-ci lui répondit par retour qu’il la laissât en paix. Avait-il jamais parlé à elle ou à quiconque de ses ducats ? Personne n’était au courant, il ne pouvait donc s’agir que d’une hallucination causée par la fièvre.

Il quitta le lit grandement affligé et se mit en devoir d’étudier la meilleure manière de réaliser ses propriétés. Mais des étrangers lui présentèrent bientôt les quittances des sommes versées pour ses maisons. Car il avait donné à la courtisane, au temps de ses richesses fastueuses, de nombreux blancs-seings pour s’en servir à sa guise. Et maintenant il se voyait forcé de ramasser les maigres écus qui lui restaient encore et d’abandonner sa maison presque comme un mendiant.

Le médecin qui l’avait sauvé se présenta à son tour, le visage sévère.

– Ah ! docteur, s’exclama Richard contrarié, venez-vous, comme tant d’autres de vos collègues, porteurs de longs mémoires d’honoraires ? Dans ce cas, il faudra m’apporter par-dessus le marché un petit sachet de poison, car après vous avoir payé, je sais que j’en serai réduit à ma dernière bouchée de pain et qu’il ne restera plus un denier pour en acheter d’autre.

– Il ne s’agit pas de cela, dit le médecin d’un ton grave. Je vous fais cadeau des frais de mes soins et ne vous demande seulement que deux ducats pour un remède tout à fait extraordinaire que j’ai versé dans ce petit flacon. Quelques gouttes quotidiennes vous rendront votre vigueur. Le voulez-vous ?

– Certes, s’écria joyeusement le jeune homme, en remettant le prix demandé au docteur, qui s’en fut aussitôt. Mais à peine eut-il glissé la main dans la boîte qu’il reconnut sous ses doigts le flacon à la mandragore. Autour du goulot était ficelé un papier qui contenait ces mots :

 

          Je soignais ton corps,

          Et tu cherchais à perdre mon âme.

          Mais j’ai, par mon savoir,

          Percé ton vil dessein.

          Ta ruse reçoit sa monnaie.

          Et dans tes mains,

          Plutôt qu’à quiconque

          Je repasse la mandragore,

          L’effrange enfant du gibet,

          Au coquin le lot du pendu.

 

Quand il vit qu’il avait racheté la mandragore à un prix si bas, Richard eut peur. En même temps, il ressentit quelque joie. Il ne se préoccupa pas outre mesure de la façon dont il finirait bien par s’en débarrasser, mais il résolut tout d’abord de se venger de la perverse courtisane Lucrèce.

Voici comment il s’y prit : il commença par souhaiter d’avoir en poche une somme double de celle qu’il avait déposée sur son oreiller ; aussitôt, sous ce poids énorme, son corps fut entraîné et il faillit tomber. Il déposa cet argent chez le notaire le plus proche qui lui remit un reçu en bonne et due forme. Il ne garda dans sa bourse qu’une centaine de pièces d’or, puis se rendit à la demeure de Lucrèce.

Là, comme quelques mois avant, ils partagèrent leur temps entre les plaisirs du vin et du jeu, accomplissant mille extravagances. Naturellement, Lucrèce fit bonne mine à son ancien amant à nouveau cousu d’or. Celui-ci l’éblouit davantage en faisant exécuter par la mandragore toutes sortes de jolis tours de société, la présentant à son amie comme une curiosité identique à celle qu’elle avait jetée dans la rivière dont il avait acquis le pendant.

Telles sont les femmes, qu’elle désira sur-le-champ posséder un pareil jouet, et quand Richard lui demanda en riant de l’argent en échange, elle remit un ducat sans faire plus attention.

L’affaire faite, le jeune homme partit à la première occasion pour aller reprendre chez son notaire une part de l’argent mis en dépôt.

Mais là, il ne trouva pas un liard : l’homme de loi fit l’étonné. Il affirma qu’il n’avait jamais vu le jeune homme. Et quand Richard tira le reçu de sa poche, il ne trouva qu’une feuille blanche. Le notaire avait employé une encre qui s’efface après quelques heures sans laisser de trace. Le jeune homme était ruiné une fois de plus, et sans quelques ducats qu’il avait en poche, il aurait été réduit à la mendicité.

Que celui qui a une couche trop exiguë se recroqueville pour dormir. Qui n’en possède pas se couche par terre. Que celui qui ne peut se payer une voiture aille à cheval, et que celui qui n’a même pas un cheval aille à pied.

Après quelques jours de paresse et de désœuvrement, Richard s’aperçut qu’il allait bientôt atteindre le fond de sa bourse. Il lui faudrait donc de marchand qu’il avait été se résoudre à faire le colporteur.

Il chercha alors un éventaire indispensable à son nouveau métier et finit par s’en procurer un avec les quelques écus qui lui restaient. Chaque rayon qui le constituait coûtait environ quatre deniers de monnaie allemande. Ah ! comme il lui était pénible de passer la courroie sur l’épaule et d’aller proposer sa marchandise dans les mêmes rues où quelques mois auparavant il menait encore grand train ! Cependant, durant cette journée il reprit un peu courage, car les acheteurs affluèrent et lui offrirent très souvent plus qu’il n’aurait osé demander de ses marchandises.

« Cette ville a tout de même du bon, pensait-il. Si les choses vont toujours aussi bien je pourrai en me donnant un peu de mal me renflouer. Je retournerai en Allemagne, et j’y serai d’autant plus heureux qu’après être tombé dans les griffes de cette maudite mandragore, j’aurai réussi à m’en tirer par mon seul mérite. »

Il s’applaudit d’avoir de si bonnes idées, puis il alla se rafraîchir dans la soirée à l’auberge, où il déposa son éventaire à l’entrée. Quelques consommateurs intéressés s’affairèrent autour et l’un d’eux lui demanda :

– Eh, l’ami, qu’est-ce donc que ce jouet que vous possédez là dans ce flacon, et qui fait d’aussi vilaines grimaces ?

Richard, blême d’épouvante, regarda l’objet qu’on lui désignait et s’aperçut alors qu’un de ses rayons renfermait la mandragore. Il l’avait donc rachetée sans s’en apercevoir. Il s’empressa de l’offrir pour trois deniers, car il ne l’avait payée que quatre, à son interlocuteur. Mais ses voisins éprouvaient de la répulsion pour le monstre et il ne trouvait aucune parole pour leur en indiquer l’usage. Et comme il ne voulait en rien diminuer son prix, on le jeta à la porte, sous les huées des clients, lui, son inventaire et son monstre grimaçant.

La mort dans l’âme, il alla trouver celui qui lui avait vendu la boîte et le supplia de lui racheter le flacon un prix moindre. Mais l’homme, qui était sur le point de se mettre au lit, ne voulut rien entendre. Il le congédia en grommelant :

– Si ce flacon doit revenir à son premier maître, retourne chez ta courtisane : c’est elle qui me l’a vendu avec d’autres babioles. Laisse-moi dormir en paix.

– Mon Dieu, soupira Richard du plus profond de son cœur, qui donc saurait dormir plus tranquille !

Il traversa la grande place pour se rendre chez Lucrèce. Tout à coup il eut l’impression qu’on marchait derrière lui. Parfois, il croyait sentir une main qui l’agrippait au collet. Pris de peur, il entra dans l’appartement de Lucrèce par une porte dérobée qu’il connaissait. La fille était encore à festoyer avec deux galants. À l’entrée du colporteur importun ils se mirent à rire et se moquèrent. Puis les deux soupirants lui vidèrent presque sa boîte, achetant tous ses colifichets pour la courtisane qui l’avait bien reconnu et ne cessait de se dauber sur sa déchéance.

Mais personne n’eut envie d’acheter la mandragore. Richard renouvela son offre, Lucrèce s’écria :

– Dehors ! Dehors avec cette ordure ! Je l’ai déjà eue et elle a été ma bête noire pendant longtemps. C’est pourquoi je l’ai revendue quelques liards à un gueux de ton acabit, qui lui-même m’avait dupée et me l’avait cédée pour un ducat.

– Ne te fâche pas, Lucrèce, ma jolie gourgandine, s’écria le jeune homme inquiet. Tu ne sais pas ce que tu perds : tu repousses ton propre bonheur. Accorde-moi seulement cinq minutes d’entretien en particulier et je suis sûr que tu achèteras la bouteille.

Il la prit à part et lui révéla le secret de la mandragore. Elle se mit alors à hurler de colère et à l’injurier :

– Tu essaies encore de me rouler, espèce de vagabond et d’ivrogne, lui dit-elle. Si tu disais vrai, tu aurais certainement désiré de Satan autre chose de mieux que cet éventaire de colporteur. Ouste ! hors d’ici ! Et, bien que tu aies effrontément menti, je vais te dénoncer comme sorcier et magicien, et tes vantardises te conduiront tout droit au bûcher.

Pour se montrer galants envers la fille de joie, ses deux invités tombèrent à bras raccourcis sur le jeune homme et le jetèrent en bas de l’escalier. Richard, blessé par cet affront, et craignant d’être brûlé comme sorcier, se hâta sur-le-champ de quitter Venise. Le lendemain après-midi il avait laissé la ville derrière lui et, arrivé aux frontières, il la maudissait déjà comme l’origine de tous ses maux.

S’apercevant que la mandragore l’observait au fond de sa bouteille, il la saisit soudain, tandis qu’elle était occupée à faire ses cabrioles, et s’écria :

– Enfin, espèce de bon à rien, tu vas maintenant me servir à quelque chose, et précisément à me débarrasser de toi sans plus attendre.

Il souhaita d’avoir à l’instant une somme d’argent immense, plus énorme encore que la dernière. Maintenant péniblement ses poches gonflées, il se glissa furtivement dans la première ville qu’il rencontra sur son chemin. Là il acheta un riche carrosse et loua des laquais. Puis, menant grand train, il vola dans tout l’éclat de sa pompe vers Rome, persuadé que dans cette grande capitale, grouillante des gens les plus divers, il se déferait aisément de sa mandragore. Il n’oubliait jamais, cependant, de se faire rembourser au fur et à mesure par le monstre tout l’argent qu’il dépensait afin d’avoir sa fortune entière après la vente du flacon. L’avantage lui paraissait dérisoire, considérée l’angoisse qu’il endurait. Car non seulement presque chaque nuit l’horrible homme noir de son rêve venait, pareillement métamorphosé, coller sa poitrine contre la sienne, mais, l’esprit toujours sur ses gardes, il voyait aussi la mandragore s’agiter frénétiquement dans la bouteille, comme si elle était maintenant sûre de posséder sa proie et se réjouissait d’avoir à terminer bientôt son service.

Sa richesse et son faste lui ouvrirent les portes de la plus haute société romaine, mais malgré cela, talonné par la peur, il ne trouvait pas le temps d’attendre l’occasion convenable pour vendre la mandragore. À tous ceux qu’il rencontrait il la proposait pour trois deniers de monnaie allemande, si bien que les gens finirent par le considérer comme un maniaque et il devint l’objet de la risée générale. Certes, l’argent donne de l’audace et donne des amis. Grâce à sa richesse, il était partout bien accueilli. Mais dès qu’il ouvrait la bouche pour parler de la fiole et des trois deniers en monnaie allemande, on le saluait poliment et on se débarrassait de lui par un sourire, ce qui lui faisait dire très souvent :

– Il y aurait bien de quoi être damné, si je ne l’étais déjà à moitié.

Le désespoir s’empara bientôt de lui : il ne put plus tenir dans la capitale italienne et il résolut de tenter sa chance dans la guerre pour se débarrasser de la mandragore. Deux petits États italiens étaient justement en conflit : il décida sans retard d’embrasser un des partis. Il se munit d’une riche cuirasse rehaussée d’or, d’un magnifique chapeau à plumes, de deux carabines de prix, d’une épée polie comme un miroir et de deux poignards finement ciselés. Il sortit par les portes de la ville, monté sur un cheval d’Espagne, et suivi de trois valets bien armés, chevauchant aussi des montures superbes.

Un soldat aussi bien équipé et prêt à servir sans demander de solde ne pouvait manquer de trouver le meilleur accueil auprès de tous les capitaines.

Richard fut sur-le-champ versé dans une troupe de vaillants guerriers, et il passa quelque temps dans le camp, à boire et à jouer. Mais son angoisse ne le quittait guère : la mandragore le poursuivait toutes les nuits dans son rêve. Rendu prudent par ses derniers déboires à Rome, il se gardait bien maintenant de proposer importunément sa marchandise. Au contraire, il n’en avait pas parlé tout de suite à ses camarades, pour pouvoir conclure comme par hasard et pour plaisanter un marché d’autant plus facile.

Un matin, des coups de feu clairsemés furent tirés des montagnes voisines. Les soldats, plongés dans une partie de dés avec Richard, dressèrent l’oreille. Les trompettes sonnèrent aussitôt à travers le camp, annonçant le boute-selle. Les cavaliers n’attendirent pas pour enfourcher leurs chevaux, puis ils se rangèrent en ordre de combat et se précipitèrent vers la plaine qui bordait le pied des montagnes. L’infanterie des deux partis s’y découvrait déjà parmi des nuages de poussière et de fumée. La cavalerie ennemie se porta dans la plaine. Richard ressentit de la joie aux hennissements et aux bonds de sa monture, au fracas des armes, aux appels des chefs et aux sonneries des trompettes. Une troupe de cavaliers ennemis se présenta devant eux pour arrêter leur attaque, mais elle se retira devant leur nombre. Richard et ses domestiques ne furent pas les derniers à les poursuivre, jouissant du sentiment d’être les poursuivants les plus redoutés. Soudain un sifflement bizarre traversa l’air au-dessus de leurs têtes. Les chevaux se cabrèrent : un second sifflement perça l’air à nouveau et l’un des cavaliers, gravement atteint par une balle, roula sur le sol avec sa bête.

« Il vaut mieux se tenir avec le gros de la troupe », pensa Richard. Il allait rejoindre celle-ci, quand il remarqua, à sa grande surprise, qu’elle se trouvait juste derrière lui et se préparait à galoper au-devant des balles.

Le courageux garçon trotta encore un moment avec ses compagnons, mais quand il vit les balles tomber tout autour de lui dans la plaine découverte, et qu’une armée nombreuse de cavaliers ennemis galopa, sabre au clair de son côté, il pensa : « Quelle folie ai-je commise de venir ici ! Je risque la mort mille fois plus que dans mon lit pendant ma maladie, et si l’un de ces monstres sifflants m’atteint, je suis pour l’éternité la proie de la mandragore et de Lucifer son maître. »

À peine achevait-il cette pensée que son cheval se retournait brusquement et partait à l’opposé dans le galop le plus furieux vers une forêt toute proche.

Sous les hautes futaies, sans emprunter chemins et sentiers, il ne cessa d’éperonner ardemment son cheval jusqu’à ce qu’il s’arrêtât exténué. Richard, épuisé aussi, mit pied à terre, quitta sa cuirasse et son baudrier, défit les brides et la selle de son cheval et, s’étendant dans l’herbe, il pensa : « Ah ! comme je fais un mauvais soldat, du moins avec la mandragore en poche ! » Il voulut réfléchir à ce qu’il allait entreprendre ensuite, mais il tomba bientôt dans un profond sommeil.

Après plusieurs heures d’un calme assoupissement, il entendit vaguement comme des murmures et des bruits de pas.

Mais Richard ressentait une telle béatitude à dormir dans l’herbe fraîche qu’il aima mieux ne rien entendre des bruits et qu’il s’enfonça exprès dans l’ivresse du sommeil. Tout à coup une voix tombant sur lui comme la foudre le réveilla en sursaut :

– Es-tu mort, sacrebleu ? Dis-le tout de suite, qu’on ne brûle pas inutilement notre poudre !

Il leva les yeux et vit un mousquet braqué sur sa poitrine. Un lansquenet, se tenait devant lui. Autour, d’autres soldats avaient fait main basse sur ses armes, son cheval et son portemanteau.

Richard, dans une angoisse mortelle, leur dit, avant toute chose, que s’ils voulaient le tuer, ils lui achetassent au moins avant le flacon qui était dans la poche droite de son pourpoint.

– Imbécile, dit en riant l’un des lansquenets, te l’acheter ? Non, mais te le voler, sois-en sûr !

Sur ces mots il avait déjà pris la mandragore et l’avait enfouie sous sa veste.

– Dieu fasse que tu gardes ce monstre ! dit Richard. Mais comme tu ne l’as pas payé, il ne restera pas avec toi.

Les soldats éclatèrent de rire et reprirent leur chemin, emportant cheval et effets, sans souci d’un garçon qu’ils croyaient à moitié fou. Aussitôt il chercha dans sa poche : la mandragore y était revenue. Il les rappela et leur montra sa bouteille. Stupéfait, celui qui l’avait empochée chercha dans sa veste, et ne la trouvant pas, il revint en courant pour la reprendre.

– Je te l’ai dit, répéta Richard contristé, de cette façon elle ne restera pas avec toi. Verse-moi les quelques deniers nécessaires.

– Escamoteur ! s’écria le soldat en riant, ce n’est pas avec de pareils tours que tu me reprendras un butin que j’ai bien gagné.

Et rejoignant ses compagnons il serra soigneusement la fiole dans sa main. Mais tout à coup il s’arrêta, surpris, et s’exclama :

– Mille tonnerres ! Elle vient de me glisser entre les doigts.

Tandis qu’il cherchait dans l’herbe, Richard vint à lui :

– Approche ici ! Elle est déjà revenue dans ma poche.

Le soldat désira violemment posséder un pareil objet qui se montrait joyeux et plein d’entrain. Mais les trois deniers réclamés parurent beaucoup trop au lansquenet. Richard impatienté lui cria alors :

– Avare, à ta guise. Ça fera bien mon affaire ! Donne un denier et prends ton bien.

L’affaire conclue, le petit diable fut remis à son nouveau propriétaire. Pendant que les soldats étaient occupés à l’admirer et à en rire, Richard réfléchit à son sort. Il se sentait le cœur allégé, mais ses poches l’étaient aussi. Quelles ressources lui restait-il ? Il n’osait pas regagner la troupe où il avait abandonné ses valets, ses armes, ses chevaux et son argent, car il avait honte de sa fuite et il craignait que là-bas, en vertu du code de justice militaire, on ne l’exécutât comme déserteur. Il se demanda s’il n’allait pas suivre les compagnons qu’il venait de rencontrer et se joindre à leur troupe. Leurs conversations lui avaient révélé qu’ils étaient au service de l’autre parti, où personne ne le reconnaîtrait. Maintenant qu’il était débarrassé de son fardeau et, malheureusement de son argent, il se sentait assez décidé, malgré ses fâcheux débuts dans la guerre, à risquer sa vie pour un bon butin. On consentit donc à ses désirs, et en compagnie de ses nouveaux compagnons il entra dans le camp.

Le capitaine n’hésita pas longtemps à incorporer un gaillard solide et agile comme Richard, et c’est en qualité de lansquenet qu’il passa tout un temps de sa vie. Mais pendant cette époque il fut soudain enclin à de tristes pensées. Depuis leur dernier combat les deux armées campaient face à face, sans s’attaquer, car des pourparlers étaient engagés entre les deux États. Cette situation n’était pas dangereuse, mais elle n’offrait en revanche aucune occasion de s’enrichir. Il fallait donc vivre au camp dans l’inaction complète, avec une maigre solde et des vivres peu abondants. D’autre part, la plupart des soldats s’étaient enrichis par des pillages dans les guerres précédentes, tandis que lui Richard, l’ancien marchand fastueux, était le seul parmi ces guerriers à la vie royale à se débrouiller à peu près comme un mendiant. Aussi il prit rapidement cette vie en aversion, et un beau jour qu’il soupesait dans sa main sa médiocre solde, trop légère pour lui permettre de vivre heureux, trop élevée pour ne pas le livrer aux tentations, il résolut de se rendre à la tente du cantinier, afin de vérifier si les dés lui seraient plus propices que ne l’avaient été le commerce et la guerre.

Le jeu prit sa tournure habituelle, avec ses suites de gains et de pertes, et se prolongea fort tard dans la nuit, accompagné de nombreuses libations. La chance finit pas tourner contre Richard déjà à moitié ivre. Il avait perdu toute sa solde et personne ne voulut lui faire crédit, pas même d’un denier. Il fouilla toutes ses poches, n’y trouva rien et finit par se décider à chercher dans sa cartouchière, où il ne rencontra que ses seules cartouches. Il les sortit de leur étui et les offrit comme mises, à ses adversaires. Ils acceptèrent l’enjeu : et au moment où les dés roulaient sur le tapis, Richard, dans son ivresse, reconnut le soldat qui tenait l’enjeu : c’était le même qui lui avait acheté quelque temps avant la mandragore et qui, grâce à son pouvoir diabolique, ne pouvait manquer de gagner. Il voulut crier : « Arrêtez ! » mais déjà les dés étaient lancés. Son partenaire gagna. Richard se leva et quitta le jeu en jurant pour regagner sa tente dans les ténèbres. Un de ses camarades, qui avait perdu comme lui, mais qui avait gardé sa lucidité, le prit par le bras et lui demanda, tout en l’accompagnant, s’il avait encore des cartouches en réserve à sa tente.

– Non, lui répondit Richard d’un ton désespéré ; s’il m’en restait quelques-unes, je serai allé les chercher pour continuer à jouer.

– Dans ce cas, conseilla son camarade, il faut au plus vite t’arranger pour en acheter d’autres, car si le commissaire passe la revue et qu’il ne trouve pas de cartouches à un lansquenet mercenaire, il le fait exécuter.

– Tonnerre ! s’écria Richard, ce serait trop bête ! Je n’ai ni argent, ni cartouches.

– Bah ! ne t’inquiète pas, répondit l’autre, le commissaire ne viendra certainement pas avant le mois prochain.

« Ça va bien, pensa Richard, à cette époque je toucherai ma nouvelle solde et je m’achèterai d’autres cartouches. »

Sur ces mots, ils se dirent bonne nuit et Richard se mit sur sa couche pour cuver son vin.

Il dormait depuis peu quand la voix du caporal le réveilla :

– Demain, revue ! Le commissaire visitera le camp à l’aube.

Il se mit debout soudain. Son esprit engourdi par les vapeurs de l’alcool était envahi par des images confuses de cartouches. Il demanda, anxieux, aux autres si personne ne voulait lui en prêter ou lui en vendre à crédit. Tous le traitèrent d’ivrogne et le renvoyèrent à sa paillasse. Effrayé à la pensée qu’il risquait d’être exécuté le lendemain à cause des cartouches, il vida toutes ses poches pour y chercher de l’argent, mais il ne put mettre la main sur plus de cinq liards.

Il courut aussitôt de tente en tente, ses pièces à la main, à moitié titubant, à travers la nuit épaisse et demandant à acheter des cartouches. Les uns le raillèrent, les autres lui lancèrent des injures grossières, mais personne ne répondit à sa demande. Enfin il arriva à une tente d’où il entendit la voix du soldat qui venait de lui gagner la veille ses cartouches. Celui-ci se mit à l’invectiver rudement.

– Ami, lui dit Richard d’une voix implorante, personne d’autre que toi ne peut me tirer de ce malheur. Hier soir tu m’as tout gagné et autrefois déjà tu as travaillé à me ruiner. Si le commissaire découvre qu’il me manque mes cartouches, il me fera fusiller. Tu sera donc la cause de ma perte. Aussi, donne-moi quelques cartouches, ou cède-m’en à crédit, ou vends-m’en.

– J’ai fait le vœu de ne jamais prêter, ni vendre à crédit, dit le lansquenet, mais pour avoir la paix avec toi, je veux bien te vendre des cartouches. Combien as-tu d’argent ?

– Cinq liards seulement, répondit Richard en baissant la tête.

– Je veux te prouver que je ne suis pas un méchant bougre : voilà cinq cartouches pour tes cinq liards. Va te coucher à présent et laisse-nous dormir, moi et les autres.

De la tente il lui remit les cartouches, et Richard tendit ses cinq liards. Rassuré maintenant, il dormit paisiblement jusqu’au petit jour.

La revue eut lieu. Richard, muni de ses cinq cartouches, la passa sans anicroche. À midi le commissaire partit et les soldats rentrèrent au camp. Mais le soleil chauffait dur à travers la toile de la tente. Les camarades de Richard allèrent boire à la cantine, tandis que lui dut rester là, les poches vides, ne possédant pour toute richesse qu’une boule de pain, et de plus fatigué par son ivresse de la veille et l’exercice du matin. « Ah ! soupira-t-il, si j’avais seulement un des ducats que j’ai si follement dilapidés autrefois ! » À peine avait-il achevé ce souhait qu’il sentit quelque chose dans sa main gauche. Il regarda : c’était un beau ducat tout neuf. Le souvenir de la mandragore traversa son esprit comme un trait de feu, gâtant toute la joie que sa grosse pièce d’or venait de lui procurer.

À ce moment le camarade qui lui avait cédé des cartouches la nuit précédente entra dans sa tente, l’inquiétude peinte sur la figure.

– Camarade, dit-il, la fiole avec le petit jongleur noir, tu te souviens de quoi je parle, je te l’avais achetée autrefois dans la forêt, m’a échappé. Peut-être te l’ai-je donnée par erreur avec les cartouches, croyant que c’en était une, car je l’avais enveloppée comme elles dans du papier et rangé avec celles-ci.

Richard, plein d’agitation, fouilla dans sa cartouchière et au premier papier qu’il déroula, il trouva dans sa main le petit monstre dans sa prison de verre.

– Tant mieux, dit le soldat, j’aurais regretté d’en être privé, malgré sa vilaine figure, mais il me semble qu’il me porte au jeu une chance extraordinaire. Tiens, camarade, je te rends ton liard et donne-moi le petit danseur. Richard s’empressa d’accepter, et le soldat satisfait se dépêcha de regagner la cantine.

Malgré cet heureux marché, Richard éprouvait un sentiment d’épouvante d’avoir revu la mandragore, de l’avoir eue dans la main et même portée sur lui. Elle avait dû, pensait-il, se moquer de lui, cachée dans les plis de la tente, et peut-être l’aurait-elle étranglé pendant son sommeil sans qu’il ait eu le temps de s’en apercevoir. Son inquiétude était telle, que bien qu’il eût besoin de rafraîchissements, il jeta le ducat dont il avait souhaité la possession. Enfin, pris de peur à l’idée que la mandragore, vivant dans son voisinage, ne vînt encore une fois se cacher dans ses affaires, il sortit du camp, au couchant, dans l’ombre la plus épaisse de la forêt. La peur et la fatigue le terrassèrent bientôt et il se laissa tomber, à bout de forces, dans un lieu désert. « Oh ! soupira-t-il, rien qu’un bidon d’eau pour ne pas mourir de soif ! » Et, au même instant, un bidon d’eau se trouva à portée de sa main. Ce n’est qu’après en avoir bu quelques traits qu’il se demanda d’où il pouvait bien provenir. Une fois encore l’image de la mandragore s’empara de son esprit. Pris d’effroi, il fouilla dans ses vêtements et y sentit le flacon. Brisé par la peur, il tomba sans connaissance.

Comme à l’accoutumée le cauchemar le visita : la mandragore s’allongeait, s’allongeait, après être sortie comme une sangsue hors de son flacon, et se collait sur sa poitrine, en faisant une grimace horrible. Il voulut protester que la mandragore ne lui appartenait plus, mais celle-ci lui répondit avec un rire grinçant :

– Hé, hé, tu m’as acheté un liard, n’est-ce pas, il faut me revendre pour moins, sans quoi le marché est nul.

Saisi de terreur, il bondit et crut voir de nouveau l’ombre qui se glissait de sa poche vers le flacon. À moitié fou, il lança la bouteille et son contenu dans un fossé voisin, mais la sentit encore dans sa poche :

– Hélas ! hélas ! s’écria-t-il à haute voix à travers la sombre forêt, autrefois c’était ma joie, mon trésor, de la voir toujours revenir à moi du fond des vagues et des précipices, mais aujourd’hui c’est mon calvaire, mon éternelle désolation !

Et il se mit à courir à travers les halliers obscurs, se cognant dans les ténèbres aux arbres et aux rochers, tandis qu’il entendait la bouteille tinter dans sa poche.

Il sortit de la forêt, l’aube paraissait. Il arriva dans une vaste plaine, plantée de cultures verdoyantes. Il était plein de mélancolie et se prit à penser que toutes ces folies n’étaient peut-être, après tout, qu’un songe extravagant, qu’il allait tirer de sa poche un flacon tout pareil aux autres. Il le tira à la lumière et le tint dans le soleil levant. Hélas ! Entre la douce clarté du matin et lui, la mandragore gesticulait, tendant, selon son habitude, ses minuscules bras tordus, vers lui, comme des pinces. Il poussa un cri et laissa tomber le flacon, pour l’entendre à l’instant sonner dans sa poche.

Avant tout il lui fallait maintenant trouver, coûte que coûte, une pièce de monnaie inférieure à un liard, mais nulle part il ne put mettre la main dessus. L’espoir de vendre son odieux serviteur qui menaçait d’être à son tour son maître lui échappait donc ! Il ne voulait plus rien demander au terrible diable, et à chacune de ses entreprises il était paralysé par une frayeur épouvantable. Il parcourut alors l’Italie en mendiant. Sa mine égarée et son éternelle demande d’une pièce d’un demi-liard le firent prendre pour un simple d’esprit, si bien que les gens finirent par l’appeler : « Demi-liard le Fol », nom sous lequel il fut désigné à la ronde.

On raconte parfois que les vautours s’abattent sur l’échine du chevreuil ou de quelque autre animal et forcent ainsi jusqu’aux derniers abois la pauvre bête qui entraîne dans une fuite désespérée à travers la forêt et les fourrés son ennemi qui s’acharne à la percer de coups de bec. Ainsi en était-il du malheureux Richard avec son infernal danseur en poche. Les souffrances qu’il endura par la cruauté de la mandragore sont trop pénibles et trop pitoyables pour que je m’y étende. Ce fut une longue fuite dans la solitude et le dénuement. Plutôt raconterais-je ce qui lui advint après bien des lunes passées.

Un jour qu’il s’était perdu au cœur d’une montagne broussailleuse, il s’assit au bord d’un petit cours d’eau, qui coulait goutte à goutte à travers un épais fourré, et qui semblait s’être frayé un passage jusqu’à lui, comme pour lui apporter ses soins et le réconforter.

Soudain le pas puissant d’un cheval fit trembler les rochers qui couvraient le sol. Il aperçut, monté sur un noir étalon d’aspect farouche, un homme très grand, au visage affreux et vêtu d’une riche parure rouge sang.

– Qu’est-ce qui te rend si triste, ami ? demanda-t-il au jeune homme qui, alarmé, tremblait comme la feuille. Je pense que tu es un marchand. As-tu acheté quelque chose trop cher ?

– Hélas, non ! beaucoup trop bon marché au contraire, répondit Richard d’une voix sombre et effrayée.

– C’est bien ce que je crois, mon cher marchand ! s’écria le cavalier avec un horrible ricanement. N’aurais-tu pas à vendre cette espèce de petit objet qu’on appelle une mandragore ? Ou bien, me trompé je, quand je te prends pour celui que l’on nomme partout aux alentours : « Demi-liard le Fol » ?

À peine le pauvre garçon put-il proférer :

– Oui, c’est moi, s’attendant à tout moment à ce que le manteau du cavalier se transformât en une paire d’ailes dégouttantes de sang, qu’il poussât au sombre coursier un plumage plus noir que la nuit et sillonné par les flammes de l’enfer, et à ce que, s’envolant, cavalier et monture ne l’emportassent, lui le misérable, vers l’empire de la torture éternelle.

– Je sais bien pour qui tu me prends, dit le cavalier sur un ton radouci et avec un air moins sinistre. Rassure-toi, je ne suis pas celui que tu crois. Et même, je suis capable de te tirer de ses griffes, car je te cherche déjà depuis plusieurs jours pour essayer de t’acheter ta mandragore. Mais, malédiction sur l’infime pièce d’argent contre laquelle tu l’as échangée, car où saurais-je en trouver de plus petite ? Pourtant, fais bien attention : de l’autre côté de ces monts habite un jeune prince qui mène une vie dissipée. Demain matin, pendant sa partie de chasse, je l’attirerai loin de sa suite et je lâcherai sur lui un monstre épouvantable. Demeure ici jusqu’à minuit et, juste au moment où la lune dominera cette pointe, marche d’un pas tranquille, en suivant à gauche la crevasse obscure. Ne t’attarde pas, mais ne va pas trop vite non plus. Tu arriveras sur place à l’instant même où le monstre tiendra le prince dans ses griffes. Attaque-le sans peur. Il cédera le terrain et ira sous tes yeux se précipiter dans la mer du haut de ce rivage escarpé. Alors, demande au prince reconnaissant qu’il fasse frapper pour toi quelques demi-liards. Tu m’en échangeras deux, et pour une de ces pièces la mandragore m’appartiendra.

Telles furent les paroles du terrible cavalier. Sans attendre de réponse, il s’enfonça lentement dans les fourrés.

– Mais, où pourrai-je te retrouver lorsque j’aurai les demi-liards ? lui cria Richard.

– À la Fontaine Noire, répondit le cavalier, n’importe quelle vieille femme d’alentour t’indiquera où elle est.

Et, à longues enjambées, mais sans se presser, l’affreuse monture emporta son sinistre fardeau.

Il n’y a pas d’entreprise, si hasardée soit-elle, qui ne vaille la peine d’être tentée pour un homme qui, pour ainsi dire, a tout perdu au jeu. Aussi Richard, accablé de désespoir, se résolut-il à suivre le conseil du terrible cavalier.

La nuit tomba. La lune et son éclat doré vint briller au-dessus de la crête que le cavalier avait désignée. Le voyageur tout tremblant se mit alors debout et pénétra dans la sombre percée. À l’intérieur c’était l’obscurité opaque et morne où les rayons de la lune n’éclairaient que par rares intervalles, en passant par-dessus les hautes cimes qui dominaient le gouffre de tous côtés. Pour comble d’horreur l’étroite gorge exhalait une odeur de tombe. Cependant il ne s’en dégageait pas une impression d’angoisse. Aussi Richard fut-il moins tenté de s’attarder que de se hâter. Mais il s’en tint également à la lettre aux instructions du cavalier, et bien décidé à ne commettre aucune faute qui risquât de briser le fil ténu qui le reliait encore à la lumière et à l’espoir.

Au bout de quelques heures la sombre route se teinta des lueurs pourpres de l’aube et un souffle d’air frais et vivifiant frappa son visage. Mais, tandis qu’il abandonnait le sentier profond et qu’il se disposait à égayer sa vue de la riante forêt et de la mer irisée qui s’étendait tout près, un cri d’effroi le fit tressaillir. Regardant tout autour de lui, il vit un jeune homme vêtu d’un somptueux costume de chasseur, et qu’une bête affreuse tenait sous lui.

Le premier mouvement de Richard fut de se précipiter à son secours, mais quand il vit la bête en face de lui et eut remarqué qu’elle ressemblait à un formidable singe aux yeux étincelants, portant un bois de cerf ramifié sur sa tête, son courage le quitta et il fut sur le point de se mettre à l’abri dans la crevasse, malgré les pitoyables cris de détresse du chasseur terrassé par le monstre.

À ce moment les paroles du cavalier lui revinrent à l’esprit. Mû par l’horreur de la damnation éternelle, il se rua avec son bâton noueux sur l’horrible animal. Celui-ci était en train de secouer le chasseur entre ses pattes de devant, avant semblait-il de le jeter en l’air et de le percer ensuite avec les pointes de sa ramure. À peine Richard eut-il fait quelques pas que la bête lâcha prise et, poursuivie par le jeune homme qui avait retrouvé tout son courage, elle se mit à fuir en sifflant et croassant d’une voix effrayante jusqu’au rivage élevé d’où elle s’abattit dans la mer. Et après avoir tourné son mufle affreux, crispé par une grimace épouvantable, vers Richard, elle disparut dans les flots.

Alors le jeune homme, heureux de sa victoire, revint vers le chasseur délivré, qui, ainsi que l’avait annoncé le noir cavalier, lui apprit qu’il était le prince régnant de ce royaume.

Le prince fit savoir à tous les échos que son sauveur était un courageux héros et le pria d’exiger de lui, sans crainte, n’importe quelle récompense qui fût en son pouvoir.

– Vraiment ? demanda Richard, le cœur gonflé d’espoir, parlez-vous sérieusement ? Et sur votre honneur de prince, avez-vous l’intention de m’aider, selon vos moyens, à m’accorder ce que je vous demanderai ?

Le prince lui affirma du meilleur cœur qu’il pouvait compter sur son entier appui.

– Dans ce cas, dit Richard sur un ton de profonde supplication, faites-moi donc frapper quelques vraies pièces d’un demi-liard, ne fût-ce que deux.

Tandis que le prince stupéfait l’observait, quelques gentilshommes de sa suite s’étaient approchés. Il leur raconta l’aventure et l’un d’eux reconnut aussitôt en Richard celui que les gens appelaient : « Demi-liard le Fol », qu’il avait déjà rencontré par ailleurs.

Le prince se mit alors à rire et le pauvre Richard angoissé se jeta à ses pieds. Il lui étreignit les genoux en jurant que sans les demi-liards c’en était fait de lui.

– Mets-toi debout, ami, lui répondit le prince sans cesser de rire, tu as ma parole de prince, et si tu persistes dans ce désir, je te ferai frapper autant de pièces d’un demi-liard que tu le voudras. Mais si des tiers de liard, par hasard, te faisaient plaisir, ce ne sera pas utile pour cela de battre monnaie, car les princes voisins disent que mes liards sont si légers qu’il en faut trois pour faire un liard courant des autres royaumes.

– Pourvu que cela soit vrai ! dit Richard méfiant.

– Ah ! répondit le prince, tu serais bien le premier à qui ils sembleraient encore trop bons. Si pourtant cela t’arrivait, je jure solennellement de t’en faire frapper de plus mauvais encore, à condition que la chose soit possible.

En disant ces mots, il donna ordre à un domestique de remettre à Richard un petit sac rempli de liards de son royaume. Le jeune homme le prit et s’éloigna aussitôt, comme s’il avait le feu à ses trousses, vers la frontière la plus proche. Et il ressentit une joie qu’il n’avait plus éprouvée depuis bien longtemps, quand dans la première auberge du pays on lui remit, bien à contrecœur, et en hésitant beaucoup, un liard courant contre trois de ceux du prince, qu’il échangea à titre d’essai.

Il demanda aussitôt où se trouvait la Fontaine Noire. Mais, à ces seuls mots, quelques enfants qui jouaient dans la salle de l’auberge s’enfuirent en poussant des cris. L’hôte lui apprit, non sans un frisson de terreur, que c’était un endroit dangereux, que bien peu avaient pu voir de leurs propres yeux et d’où devaient sortir tous ces esprits malins qui se promenaient dans le pays. Mais il le connaissait bien. L’entrée était toute proche : une caverne flanquée de chaque côté par deux cyprès morts. Il n’y avait pas à faire fausse route une fois qu’on l’avait franchie, ce dont il demandait à Dieu de le préserver ainsi que tous les bons chrétiens !

Pour dire vrai, Richard éprouva à nouveau de l’angoisse, mais au moins il fallait tenter la chance. Il se mit donc en route. Déjà la caverne de loin apparaissait affreuse et farouche. Les deux cyprès semblaient avoir été desséchés par l’effroi au spectacle de l’épouvantable gouffre, dont le fond offrait aux yeux du jeune homme la vue d’une masse de rochers inextricable.

On eût dit un visage portant une longue barbe, tordu par les grimaces, et ne manquant pas de ressemblance avec le monstre à tête de singe. En y regardant de plus près, on pouvait constater que ce n’était qu’une veine du rocher crevassée et dentelée à l’infini.

Le jeune homme s’avança en tremblant sous les fantômes de pierre. Dans sa poche la mandragore pesait lourdement comme pour le retarder. Cela ne fit au contraire qu’accroître son courage, car, pensait-il, « c’est justement ce qu’elle ne veut pas, qu’il me faut accomplir ». Au fond de la caverne une obscurité si profonde s’étendit devant ses yeux que bientôt il ne put plus rien distinguer des menaçantes statues. Il marchait avec la plus grande précaution, tâtant devant lui avec un bâton pour ne pas se jeter dans quelque abîme caché, mais il ne sentit rien qu’un sol uni, recouvert d’une mousse très fine. Et sans un sifflement, sans un croassement étranges qui parcouraient la caverne, il n’aurait éprouvé aucune crainte.

Il parvint enfin à la lumière et se trouva dans un cirque désertique qui l’entourait de toute part. Près de lui se tenait l’immense et terrible cheval noir de son acheteur. L’animal se dressait de toute sa hauteur, sans paître, ni frémir d’un pouce, comme une statue d’airain. En face de lui une source jaillissait du roc ; le cavalier était occupé à s’y laver le visage et les mains. Mais l’eau perfide était noire comme de l’encre et avait aussi la propriété de teindre, car lorsque le géant se retourna vers Richard, son affreux visage était devenu de la couleur de celui d’un nègre et faisait un étrange contraste avec sa riche parure rouge.

– N’aie pas peur, mon garçon, lui dit le cavalier. C’est une des cérémonies que je dois accomplir pour plaire au Diable. Chaque vendredi je dois me baigner ainsi dans cette source pour braver et tourner en dérision celui que vous appelez votre divin créateur. Il me faut encore, aussi souvent que j’ai besoin de laver ce vêtement rouge, mêler à sa couleur pourpre un satané nombre de gouttes de mon propre sang, dont il tire précisément sa teinte somptueuse, sans parler des autres conditions fâcheuses que le Diable m’impose. De plus, le pacte qui me lie à lui, corps et âme, est si solide que je ne puis songer à le rompre. Et sais-tu ce que cet avare aux doigts crochus me donne en échange de mes services ? Cent mille écus d’or par an. Avec cela je ne peux pas m’en tirer ; c’est pourquoi je veux t’acheter ta mandragore et donner ainsi une leçon à ce vieux grigou. Car, vois-tu, il possède déjà mon âme et alors le petit monstre du flacon s’en retournera un jour aux enfers, sans le moindre bénéfice, après avoir accompli son service. Voilà qui fera hurler de rage le dragon furieux.

En achevant ces mots le cavalier fut pris d’un rire si bruyant que les rochers en furent ébranlés et que le coursier, qui jusque-là n’avait pas bronché, ne put réprimer un sursaut.

– Eh bien, demanda-t-il, en se tournant à nouveau vers Richard, apportes-tu des demi-liards, compagnon ?

– Je ne suis pas votre compagnon, répliqua Richard avec un air où se mêlaient la crainte et le défi, tandis qu’il ouvrait son sac.

– Ne prends pas de si grands airs, s’exclama le géant. Qui donc a lancé le monstre contre le prince pour que tu puisses réussir ?

– Toute cette sorcellerie était bien inutile, dit Richard, et il raconta comment de lui-même le prince frappait des pièces, non pas d’un demi-liard, mais bien d’un tiers de liard.

L’homme rouge parut vexé de s’être donné tant de mal avec le monstre. Néanmoins il échangea trois mauvais liards contre un bon, puis il donna un de ceux-ci à Richard. Le jeune homme lui remit en contrepartie la mandragore qui sortit difficilement de sa poche, et qui gisait mortifiée et tristement affalée au fond de la petite fiole. À cette vue le cavalier fut pris d’un nouveau rire plus violent que le premier et s’écria :

– Plus rien ne peut venir à ton aide, Satan ! Et maintenant, de l’or ! Autant que mon noir coursier peut en emporter avec moi.

Aussitôt le formidable animal gémit sous un énorme poids d’or. Pourtant il eut encore la force de prendre son maître sur lui, et telle une mouche qui gravit un mur, il escalada aussitôt en ligne droite la pente abrupte du rocher, mais avec des contorsions et des mouvements si affreux que Richard, pris de peur, s’enfuit bien vite dans la caverne pour ne plus rien voir du spectacle.

C’est seulement après avoir atteint l’autre versant de la montagne et s’être éloigné à une grande distance de la crevasse qu’un sentiment complet de délivrance pénétra son âme. Au fond de lui il sentit que ses fautes les plus lourdes avaient été expiées et que jamais plus il ne se rendrait propriétaire de la mandragore. Ivre de joie, il se coucha dans l’herbe haute, caressa les fleurs et envoya de la main des baisers au soleil.

Toute sa gaieté d’autrefois revivait en lui, mais sans la frivolité effrontée, ni l’audace impie dont il avait fait preuve. Bien qu’il eût quelque droit à se vanter d’avoir trompé Lucifer en personne, il n’en conçut aucune vanité et s’attacha désormais de toutes ses forces rajeunies à mener une vie exemplaire, honorable et allègre. Il y réussit si bien qu’après quelques années d’un labeur acharné, il devint un marchand aisé et put retourner dans sa chère patrie allemande. Il y prit femme, et bien souvent, dans l’âge béni de sa vieillesse, il racontait, pour l’édification de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants, l’histoire de sa maudite mandragore.

 

 

Ann RADCLIFFE, La mandragore.

 

Traduit de l’anglais par G. Charbonnier et A. Frédérique.

 

Recueilli dans L’Angleterre fantastique, de Defoe à Wells,

anthologie établie et présentée par Jacques van Herp,

Marabout, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

 

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