Le Père Antille

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles-Ferdinand RAMUZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST une petite vie que la nôtre, une petite vie qu’on vit au jour le jour. À sept heures du matin, l’été, à huit en hiver, les enfants vont à l’école.

À sept ou huit heures, suivant la saison, la cloche sonne ; ou plutôt il y en a deux : celle du village et celle du village voisin.

On entend l’une ou l’autre, ça dépend du vent qui souffle.

Si le vent vient de l’est, c’est Paudex qu’on entend ; s’il vient de l’ouest, c’est nous.

Ces petites cloches sont logées dans un clocheton au-dessus de la maison d’école et quand l’heure est venue, le régent monte sous le toit. Empoigne le bout de la corde.

Tire dessus, et ça ne sonne pas. Tire encore. Alors il se fait là-haut un balancement qui entraîne la corde et le régent est soulevé et le régent se hausse sur la pointe des pieds, après quoi le battant heurte pour la première fois le rebord du bronze ; et le son s’en va à travers l’air léger et bleu, ou brumeux et appesanti, prenant son vol à coups d’ailes rapprochés et nombreux comme une troupe d’étourneaux que le garde champêtre débusque d’un arbre avec sa pétoire.

On entend sonner le timbre de la boulangerie : il est électrique.

C’est un de nos villages du vignoble qui sont comme autant de petites villes, avec plusieurs rues très étroites et dans ces rues des boutiques qui se louent mal et sont humides : un tapissier, l’épicerie, un coiffeur, une marchande de cigares (qui vend aussi du papier à lettres, des journaux, des lampes de poche, toute sorte de choses : une espèce de bazar).

Dans une remise, une vieille femme, un mouchoir à fleurs noué autour de la tête, avec des sourcils comme des moustaches, est assise devant ses corbeilles, sur un tabouret renversé.

On la voit, par la porte ouverte, qui épluche des choux, trie des pommes de terre, coupe en tranches dans une terrine des betteraves rouges qu’elle a mises cuire la veille au soir. Elle prépare son marché.

Il y a eu alors le père Antille et sa fille ; ils venaient de la station du tramway. Elle disait :

– Voilà, on arrive.

Elle lui disait :

– Comment ça va ?

– Ça va...

Elle le tenait par le bras gauche ; lui, dans l’autre main, tenait une grosse canne à corbin, dont il tâtait, tout en avançant par à-coups, le sol asphalté.

– Tu ne risques rien, disait sa fille. C’est tout lisse par ici.

Mais, lui, il hésitait à chaque pas, tenant la tête un peu renversée, ayant à la place des yeux un ovale noir d’un côté sous son chapeau de feutre, c’était le verre de ses lunettes, et, de l’autre, un bandeau qui lui prenait le front en travers.

Les femmes qui passaient disaient bonjour à Mme Émery, quelques-unes s’arrêtaient :

– C’est mon père. Il sort de l’Asile des Aveugles. On l’a opéré.

Les femmes disaient :

– Ah ! Bonjour monsieur, ça va mieux ?

Il disait :

– Qui est-ce ?

– C’est des personnes de connaissance. Tu comprends, ça les intéresse. Elles ne savaient pas qui tu es.

Un petit homme d’environ soixante ans, ayant une veste de grosse toile brune qui semblait maçonnée autour de sa personne, un pantalon de même étoffe, avec une bosse au genou, et qui s’arrêtait dans le haut de ses gros souliers à clous, dont il laissait à découvert la tige. Un petit homme sec, avec une chemise en grosse toile de ménage, sous le col de laquelle était passée une cravate noire dont on voyait la corde et qui tournait au gris.

Il venait du haut des montagnes ; elle aussi. Seulement, elle, il y avait longtemps qu’elle avait quitté son village, s’étant mariée pour finir avec un ouvrier de la commune qui avait fait sa connaissance au Café des Chemins de Fer, où elle était engagée comme servante…

Elle, une grosse femme à présent, avec un chapeau à la mode. Lui, un tout petit vieux, habillé avec la laine de ses moutons, chaussé avec le cuir de ses vaches qu’on donne au cordonnier qui vient travailler à façon chez vous. Et elle l’emmenait chez elle où il devait passer un mois ou deux, ayant à suivre un traitement à l’Asile.

C’est la première fois qu’il venait chez sa fille ; c’est même la première fois qu’il s’en allait si loin de chez lui. Car il faut descendre jusqu’au Rhône, il faut ensuite longer le Rhône jusqu’au lac : et, ici, c’est au bord de ce lac, et presque dans le milieu de ce lac ; si bien qu’Antille se sentait tout perdu et il s’arrêtait par moment. Il s’était engagé dans le raidillon où la pente devenait raide et là il s’était mis à avancer avec plus d’assurance et plus de confiance, comme rapatrié. C’est d’aller à plat qui nous gêne, nous autres de la montagne.

La cloche de midi commença à sonner au moment où ils passaient au pied de la tour.

Ils n’ont plus rien dit, elle et lui ; ils n’auraient plus pu s’entendre.

Elle l’avait fait entrer dans un corridor qui menait à un escalier raide, la cloche s’est tue ; elle lui avait pris sa canne, elle le tenait par la main, il se tenait de l’autre accroché à la rampe, ils étaient dans le noir ; puis, comme elle venait d’ouvrir la porte de l’appartement, une grande lumière leur avait sauté contre, à cause du lac en contrebas.

– Eh bien ! tu vois la différence. C’est qu’on est bien logés, on est en plein midi.

– Oui.

Il disait oui. Elle l’avait fait asseoir.

Et elle lui parlait à présent du fond de la cuisine où elle venait d’allumer le réchaud à gaz. Lui, était assis sur sa chaise, ses grosses mains grises posées sur ses cuisses, sans un mouvement, face au jour.

Elle disait :

– Émile (c’était son mari) ne va pas tarder à rentrer ; tu t’habitues ? Tu sais que tu ne dois pas ôter tes lunettes.

– Je ne les ôte pas.

– Est-ce que tu y vois ?

– Que non, que oui, ça dépend.

Et tout à coup il se mit à parler comme s’il s’était retrouvé lui-même :

– Quel âge as-tu ? disait-il.

– Trente-sept.

– Moi, soixante-six. Ah ! c’est vieux.

Elle lui disait :

– Est-ce que tu y vois à présent ? Tu vois les montagnes ? Tu ne vois pas le bateau à vapeur ? Il passe justement sous la fenêtre. Parce que, tu vois, là-dessous c’est l’eau.

– Tu ne le vois pas ? Eh bien ! alors, tu l’entends, le bateau ?

Le vieux a prêté l’oreille. Il s’est fait dans la chambre un léger tremblement, quelque chose de sourd qui était aussi bien dans l’air que sous la terre, les roues qui battent l’eau en tournant. En même temps, on a entendu un gros pas d’homme dans l’escalier ; Joséphine a dit :

– Le voilà.

C’est Émery qui est entré.

 

*

*   *

 

Il y avait des voix tout plein cette chambre qui ouvrait sur une galerie d’où on avait une si belle vue sur tout le lac et les montagnes de Savoie.

Des voix d’hommes, des voix de femmes, des voix du nez ou rauques comme quand on a un gros rhume ; ensuite éclataient des trompettes, c’est une marche militaire, ensuite c’est un chœur d’hommes, ensuite c’est un accordéon.

Le vieil Antille disait :

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est le poste.

– Quel poste ?

– La radio. Émile est dans les traitements fixes ; il a pu s’en payer un.

– D’ou ça vient ?

– Je ne sais pas. De loin.

– Comment ça vient-il ?

– C’est des lampes.

– Ah !

Le père Antille s’était tu. À peine si on entendait les cloches du dimanche, tant ce poste faisait de bruit.

Et tout à coup le vieil Antille :

– Quelle heure est-il ? Eh bien ! cette messe ?

– Tu veux aller à la messe ? disait sa fille. Il n’y en a point, on est chez les protestants.

– Ah ! a dit le père Antille...

Il était comme d’ordinaire dans la pièce du devant où il faisait un beau soleil ; elle l’avait installé sur une chaise. Il se tenait là sans bouger, les pieds rapprochés l’un de l’autre ; il a dit :

– Tu te rappelles pourtant bien, chez nous... Tu y allais chaque dimanche.

– C’est qu’il faut monter en ville. Comment ça va-t-il ce matin ?

Il a dit :

– Pas bien.

– Tu comprends, si je t’ai mis au nord, c’est que je n’avais pas d’autre chambre, et tu n’y es que pour coucher. Tu n’as qu’à te tenir ici le reste du temps. On n’y est pas mal, ou quoi, hein ? Et puis tu y vois un peu mieux quand même. Veux-tu venir sur la galerie ?

Elle allait et venait dans l’appartement, un balai à la main ; lui, il soupirait.

Il levait un petit peu la main, il la laissait retomber.

Elle lui disait :

– Veux-tu que je te bourre ta pipe ?

– Où est-elle ?

– Attends, je vais te la chercher.

C’était un tuyau de corne recourbé avec des anneaux et le fourneau avait un couvercle à chaînette.

Elle lui a bourré sa pipe, la lui a mise dans la bouche, puis, ayant frotté une allumette, l’a approchée du fourneau.

Alors, il a fait un mouvement avec les lèvres comme les petits enfants quand ils tettent : on voyait monter et descendre sous la peau pendante de son cou la pomme d’Adam.

La petite fumée bleue s’est dirigée lentement vers un rayon de soleil où elle s’est engagée ; elle semblait être faite de fines brindilles enchevêtrées comme une poignée d’épicéa, au-dessus du chapeau du vieux, parce qu’il avait gardé son chapeau.

Elle lui disait :

– Regarde.

Il a tourné la tête.

– Il te faut t’exercer à voir, disait-elle.

Et, montrant un tableau qui était suspendu au mur :

– C’est Émile, il est avec la Société de Gymnastique. Il avait eu un premier prix à l’Artistique.

– Je ne vois pas.

– Bien sûr, tu es trop loin ; approche-toi.

Elle l’avait pris par le bras. C’était une grande photographie avec une vingtaine d’hommes en maillots blancs. Ceux de devant assis par terre, ceux de la seconde rangée assis sur un banc, ceux de la dernière debout.

– Des beaux hommes, disait-elle.

Il disait :

Je vois pas.

– Et là, c’est le portrait d’Émile.

Un agrandissement. Il avait une couronne de lauriers sur la tête et la renversait en arrière, tout en faisant saillir exagérément les muscles de ses bras qu’il tenait croisés sur la poitrine.

Je vois pas.

C’est à ce moment-là, qu’après toutes ces cloches, comme quand on ouvre une écluse, et l’eau qui est contenue derrière vous arrive dessus, et on est pris dedans, et on se débat dedans, il y a eu un grand bruit d’orgue quelque part, mais en même temps dans la chambre ; et elle :

– Ah ! Voilà que ça commence. Tu entends ?

Elle continuait à aller et venir, passant un torchon sur les meubles, allant ensuite le secouer par-dessus la barrière de la galerie, revenait ; lui, toujours absent, toujours immobile sur sa chaise.

– On est quand même à l’église, disait-elle, c’est commode. Pas besoin de bouger. Et puis, il y aura un sermon.

– Oh ! c’est pas la même chose.

– C’est vrai, disait-elle ; mais ils jouent de l’orgue comme nous.

Puis reprend :

– On mangera un peu plus tard parce qu’Émile est au café.

 

*

*   *

 

– Eh bien ! beau-père, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? demandait Émery.

Lui, levait une de ses mains qu’il tenait croisées sur le pommeau de sa canne et puis la laissait retomber.

– Ah ! qu’est-ce que vous voulez, à votre âge, c’est sérieux, les yeux, ça ne pardonne pas.

Il riait.

Il y avait un grand bruit de moteurs : c’étaient les canots sur le lac. Des petits et des gros. Des bateaux à rames, avec une motogodille, qui est un appareil qui se visse à l’arrière : ils avancent tout seuls, ils font un bruit comme quand on bat de la crème dans une jatte. D’autres, plus gros et blancs, assez élevés au-dessus de l’eau ; d’autres enfin, tout plats, qui se redressent quand ils prennent de la vitesse, pareils à des chevaux cabrés, l’arrière disparu dans le trou qui se creuse et l’écume qu’ils font.

– Oh ! tu vois celui-là, père, il se tient debout. Ce qu’il va vite !

Le plancher était secoué, les vitres tremblaient dans leurs croisillons et le cheminement du bruit ne se faisait pas dans l’air seulement, il était souterrain aussi, venant par des chemins secrets déranger votre entendement jusqu’au fin fond de vous-même.

Antille ne semblait pas entendre, c’est que Antille n’était plus là. On le voit, il ne vous voit pas. Il avait fui loin de vous, il était retourné dans son village.

Un petit village haut perché. Un petit village brun et blanc qui fait tache parmi les prés, tout là-haut dans la montagne. Le brun, c’est le bois de mélèze dont sont construites les façades, le blanc, les soubassements passés à la chaux.

Antille disait :

– Quel jour est-ce ?

– Le 25.

– Ils doivent être déjà montés. C’est parce qu’il fait chaud et la neige a fondu plus tôt qu’à l’ordinaire. On ne distingue déjà plus, d’ici, au sommet de la Dent-d’Oche, c’est-à-dire à plus de deux mille mètres, que quelques flaques blanches dans les creux de la roche ; lui, il regarde en dedans. Il voit ceux de son village qui montent avec le troupeau. Ils prennent par le chemin qui mène en Tservouïre.

Il bouge les pieds. Il dit des choses au hasard. Il dit :

– Qu’avais-tu besoin d’aller en place ? Est-ce qu’il gagne bien sa vie, au moins, ton mari ?

– Je t’ai déjà dit. Bien sûr. Il est sous-piqueur. C’est des places sûres. Et tu vois, on est bien logés : trois pièces. Et de la vue. Et du soleil.

Antille disait :

– Donne-moi ma pipe.

Elle allait de nouveau lui chercher sa pipe.

– Et mon tabac.

Elle lui bourrait de nouveau sa pipe. Et il était là tout le long du jour, et en même temps il n’était pas là ; il était à côté de vous, mais en même temps, loin de vous et très loin de vous, étant déjà rentré chez lui.

Alors, il se mettait à vous raconter des histoires.

Il disait :

– C’est l’été dernier, parce qu’il avait fait beau tout le mois de juillet et tout le mois d’août. Ils l’ont retrouvé juste dans le bas du glacier parce que la glace s’était retirée. Elle l’avait abandonné là.

Il disait :

– Il y avait cinquante ans qu’il avait disparu... Et, quand son fils est venu reconnaître le corps, eh bien ! son fils était plus vieux que lui... Parce que le père n’était pas changé, pas un poil de changé, avec tous ses cheveux et sa moustache restée noire, pas pourri, le teint frais... Alors, quand son fils est arrivé, il a mon âge, la barbe toute blanche, plein de plis dans la figure et dans le cou... C’est le père qui avait l’air d’être le fils, et c’est le fils qui avait l’air d’être le père, qui était là à regarder et, nous, on le regardait, et nous, on faisait la comparaison... Tout voûté, le fils, et boiteux, et petit, et qui s’appuyait sur une canne ; l’autre, un grand garçon encore jeune, allongé sur le dos comme s’il dormait.

– Oh ! disait Antille, tu ne peux pas te souvenir de lui... Quel âge as-tu déjà ?

Elle disait :

– Trente-sept.

– Eh bien ! tu vois, tu n’étais pas née. Tu n’y crois plus, à ces histoires ?

– Quelles histoires ?

– Ces âmes. Car il faut te dire qu’il courait les filles, ce Charrat, quoique marié...

Et Charrat a ainsi été introduit dans l’histoire, et c’est l’histoire de Charrat.

Antille s’était mis à la raconter peu à peu, fumant sa pipe, pendant qu’il y avait des bateaux à vapeur et à moteur qui vont vite, et, sur ces mêmes petites vagues courtes, beaucoup de voiles toutes blanches, qu’on voyait pencher d’un mouvement vif, comme quand les poules piquent un ver entre les pavés.

Il fumait sa pipe à couvercle de laiton ; on voit par les trous du feuillage un ciel tellement bleu qu’il en est violet. Lui, était comme ça dans la neige et les pierres, avec ce Charrat qui courait les filles, bien que marié ; et Charrat avait disparu il y a déjà cinquante ans :

– C’est seulement l’année dernière qu’ils l’ont retrouvé. Ceux du chalet ont vu le berger des moutons qui leur faisait des signes tout en haut des rochers. Il y a le pâturage, et puis les éboulis, et puis une paroi, et ensuite le glacier. Depuis tout là-haut, au bord du glacier, le berger des moutons qui leur faisait signe de venir avec son chapeau, l’agitant au bout de son bras, et ils ont trouvé Charrat dans l’eau froide au bas du glacier, là où la glace est mince comme du verre à vitres. Le glacier venait de le cracher, c’est pourquoi il était encore tout frais... Elle, elle s’appelait Fridoline.

– Oh ! disait Antille, une jolie fille. Je me la rappelle bien. J’avais dix-huit ans, elle en avait vingt. On l’avait placée comme servante à l’Auberge du Col, parce que son père était veuf et avait de la peine à vivre, ayant six autres filles et deux garçons. Ça lui faisait toujours un peu d’argent, au père. Et c’est là-haut que Charrat l’a connue. Lui, il était toujours en route et tout le temps à courir la montagne, hiver comme été. Braconnier, contrebandier, tout ce qu’on voudra ; il avait pourtant une gentille femme et deux petits enfants, mais il ne tenait pas en place... Tu vois bien ce col des Montets, c’est à droite du pâturage et il n’est séparé du pâturage que par la Borgne, qui coule là au fond d’une gorge, parce qu’elle a scié le rocher, et on ne peut la voir que lorsqu’on arrive au fin bord tellement c’est étroit, cette fente. Enfin, tu dois t’en souvenir, tu as souvent été là-haut, bien sûr, quand vous montiez avec moi voir les bêtes...

Mais on entendait, maintenant, Mme Émery mettre la table à la cuisine. La cloche de midi venait de sonner. Mme Émery s’impatientait, ce jour-là, parce que son mari était en retard, ayant l’habitude d’aller prendre un verre avec des amis au lieu de rentrer.

– On n’a même plus le temps de manger, disait Mme Émery, avec ce système... sans compter ce que ça lui coûte.

Elle avait été ouvrir la porte de l’escalier, écoutant s’il ne venait pas et, parce qu’il ne venait pas, elle avait fait claquer la porte, ce qui avait décidément interrompu Antille, toujours assis sur la galerie, avec sa pipe, sa canne, ses lunettes noires, ses vêtements en grosse laine brune, et sur la tête son chapeau noir.

 

*

*   *

 

C’est une petite vie que la nôtre. On voit, de la galerie, Parisod qui sulfate sa vigne pour la quatrième ou cinquième fois.

Il n’avait qu’à descendre la rue qui passait devant chez lui, puis tourner à gauche dans un sentier entre deux murs où on lisait sur un écriteau à l’entrée : Sans issue. Ensuite, il se mettait à aller entre ses ceps d’un pas lent, faisant se déployer un bel éventail, dont la couleur se déposait, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, sur les feuilles et les grappes.

Un papillon, deux papillons blancs et un jaune étaient soulevés comme dans un courant d’air, puis retombaient dans l’entre-deux des échalas bien alignés.

Il y avait toutes ces montagnes.

Il y avait, au bout du lac, juste à la hauteur de la tête de Parisod, tous ces sommets pointus ou pas pointus, qui semblaient être faits d’un peu d’air serré dans les mains et qui ne se distinguaient de l’air qui est devant et du ciel qui est au-dessus que par une certaine blancheur brillante dans leurs replis. Une petite vie. Six à sept heures le matin dans votre vigne et autant l’après-midi jusqu’à ce qu’elle ait changé de couleur, faisant un carré drôlement bleu au milieu de la verdure.

Un peu plus loin, sur la droite, un ouvrier du téléphone était en train de monter à son poteau.

Un grand garçon tout en bleu et il a des crochets qui se lacent autour de la cheville par des courroies. C’est pour monter au-dessus de la terre. On se passe autour de la taille une ceinture qui fait en même temps le tour du support et qui vous empêche de tomber en arrière. On enfonce l’un de ces crochets recourbés dans le bois, et on s’appuie dessus pendant qu’on lève l’autre pied.

Il montait au ciel.

Une grande haute maison, qui était de l’autre côté de la route et empiétait par sa masse sur l’étendue des eaux, s’est alors aplatie, découvrant le haut des montagnes. Elles s’élèvent, elles entraînent à leur suite des rochers, puis des forêts et puis des champs, des prés, le rivage cousu à l’eau, et l’eau s’élève à son tour, pendue à elles comme un drap lisse.

L’eau s’élargit et s’agrandit de tous côtés, vers l’est et vers l’ouest : l’homme monte. Il y a juste au-dessous de lui un grand plantage, comme on dit, et un petit homme est dedans, qui est baissé sur ses carottes, maigre, en chemise, avec un pantalon de toile. Des petits pêchers de plein vent se dressent entre les plates-bandes. Lui, penché vers la terre ; nous autres, qui montons en sens inverse, la tête levée ; et, pour peu qu’on la tourne, les yeux s’enchanteraient de tout ce qui leur est fourni à cause d’une domination, parce qu’à présent on voit tout, on voit vers Genève et vers Villeneuve, on voit les bateaux, les viaducs, des villages et ils sont parmi les vignes comme une poignée de cailloux. Des collines, leurs sommets, et, sur l’un de ces sommets, une tour, l’eau frisée, l’eau qui est comme de l’huile dans une poêle à frire et par endroits l’eau a pris feu.

Et, nous autres, on est dans le bleu. Balancés dedans, caressés par lui, et le soleil vient avec son bras et nous le met autour des épaules, pendant que maintenant l’homme du téléphone se laisse aller en arrière, déroulant une corde au bout de laquelle on attache le fil de cuivre...

 

*

*   *

 

– Alors, cette Fridoline, Charrat l’avait trouvée de son goût. Ça se comprend. Une jolie fille, mince, fine, adroite. Oh ! je me souviens bien d’elle à présent. C’est drôle, on avait oublié, et puis ça vous revient. C’est depuis que je n’y vois plus. Parce qu’alors on voit en dedans...

Antille disait :

– On a les yeux comme retournés... Et je le vois, lui aussi, ce Charrat, c’était un beau grand garçon. Et bon tireur, avec tout ça ! Il ne manquait pas sa bête à deux cents mètres. Il a dû lui plaire, à elle aussi. Dieu sait, les filles, ça tourne toujours mal.

– Oh ! disait Mme Émery.

– Oui, justement, toi la première. Est-ce que tu m’as demandé la permission de te marier ? Et pas dans ta paroisse et avec un protestant encore !... Non, disait-il, dis rien ! C’est fait, tant pis. Et puis, je ne sais pas pourquoi je te raconte ces histoires. Tu n’y crois pas, toi, à ces âmes. Ça fait rire la jeunesse. Moi, je n’y crois pas non plus. C’est seulement quand je l’ai vu, Charrat, parce qu’il avait les yeux ouverts... Elle s’était vengée.

On comprenait mal ce qu’il voulait dire, parce qu’il était tantôt au commencement, tantôt à la fin de son histoire ; elle lui avait demandé :

– Qui ça ?

Fridoline. Elle s’est noyée. C’est vieux, disait-il, cinquante ans. Charrat lui avait fait un enfant... Il vous regardait couché sur le dos, et il y avait de l’eau qui lui coulait entre les jambes, c’est le glacier qui fondait.

L’histoire venait peu à peu, au hasard, par petits morceaux, et il fallait les assembler, comme ces plots qu’ont les enfants qu’on rapproche selon le modèle.

– On n’avait rien remarqué, de tout l’hiver. Elle n’en avait rien dit à personne. Elle savait y faire, vois-tu. Silencieuse. Elle se serrait la taille, elle avait dû élargir son caraco ; et ça devait s’être passé à l’automne, et c’est seulement au printemps que les femmes ont commencé à parler bas sur son passage, se disant :

« Qu’est-ce qu’elle a ? Elle marche drôlement. »

Alors, au printemps, Fridoline est remontée, elle a repris sa place parce que l’auberge est fermée l’hiver. Ça devait faire dans les six mois... Elle a dû voir qu’il n’y avait plus moyen de cacher la chose. Et on n’a jamais su ce qui s’était passé entre Charrat et elle, mais voilà, quelques jours après... Tu te rappelles bien, la Borgne... sur le côté du pâturage. C’est étroit, ça ne se voit pas, ça a été scié dans le rocher, et puis c’est profond comme tout, entre deux murs tellement rapprochés qu’il y fait nuit par le plus beau soleil. On a trouvé au bord de la gorge son chapeau avec un petit bouquet posé dessus. Elle était tombée. Seulement, on s’est dit : « Comment est-ce qu’une fille comme ça peut bien faire pour tomber, qui connaît l’endroit, qui a le pied sûr, qui est vive, qui est leste ? Tiens, on s’est dit, ça, c’est suspect. » Elle, on ne l’avait pas retrouvée. Ça s’était passé au commencement de mai ; le tenancier de l’auberge avait engagé une autre servante. Nous autres, on ne disait rien. J’avais dix-huit ans. C’est qu’on aimait autant ne pas avoir affaire avec Charrat, étant donné son caractère, quand même on se disait des choses à l’oreille. Il n’était d’ailleurs presque plus jamais au village ; il avait laissé sa pauvre femme sans argent. Elle devait aller mendier à la boutique, pour avoir un kilo de maïs ou une livre de sucre à crédit ; lui, pendant ce temps, courait la montagne, tantôt tout seul, tantôt avec un camarade nommé Tille qui braconnait comme lui... Où es-tu ?

Antille appelait sa fille.

– Ici.

– Où ça, ici ?

– Dans ma chambre, je fais de l’ordre...

– Tu écoutes ?

Puis il ne s’est même plus demandé si sa fille l’entendait, ayant fini par se parler à lui-même et par parler tout seul sur cette galerie, où il y avait des plantes vertes, dont Mme Émery venait de temps à autre essuyer les feuilles avec une petite éponge.

– Ça a duré tout l’été, disait encore Antille, et de tout l’été on n’a plus rien su de Fridoline. Seulement, au commencement de septembre, elle est revenue la tête en avant. Et pas bien peignée. Avec plus point de nez, les yeux crevés, à moitié déshabillée. Elle n’avait plus qu’un soulier... C’est dans cette gorge, disait Antille. C’est les pierres, disait Antille. Et puis les racines des arbres. Elles l’empoignaient par un pied, comme ça, et, elle, elle avait dû rester longtemps, comme ça à aller en avant et en arrière, à se balancer d’arrière en avant, dans une mare à cause des remous, c’est pourquoi elle avait mis tant de temps à nous arriver, mai, juin, juillet, août, quatre ou cinq mois – retenue, puis relâchée, qui s’en va de nouveau, qui est arrêtée à nouveau, et cette fois par un bloc de rocher parce que le courant la pousse contre. Et puis, plus loin encore, retenue par les cheveux jusqu’à ce qu’ils soient arrachés et qu’ils s’en aillent avec la peau. Ils l’ont trouvée dans le pré à la sortie de la gorge. « Ah ! on a dit, c’est elle ! » On l’a reconnue à son caraco dont il ne restait que le col et une manche. Ah ! la malheureuse. Ils ont sonné la cloche. Et c’est justement à ce moment-là... Charrat était descendu au village par hasard et il l’a vue, comme on la ramenait sur un brancard, pas recouverte, un homme devant, un homme derrière.

« Charrat avait changé de figure. Il a fait demi-tour. Il est parti droit devant lui. Et on n’a plus rien su de lui. Lui, il n’a pas mis quatre mois, mais cinquante ans pour reparaître. Les vieux avaient raison. Quand ils l’avaient vu partir, ils avaient dit : « Il est perdu... » Et ils disaient de Fridoline : « Elle, elle est là-haut. Elle l’appelle déjà, elle ne le lâchera plus... » C’est ces âmes, sur le glacier... Ceux qui meurent sans sacrement, et ils sont condamnés à faire sur terre leur purgatoire. Ça te fait rire. Oh ! je sais bien, les jeunes, eh bien ! les jeunes n’y croient plus. Ils disent : « C’est des histoires de vieux... » Moi, je suis vieux, tu comprends. Soixante et quelques. »

 

*

* *

 

Lorsqu’on quitte le village de Prâlong, qui est le village d’Antille, on s’élève tout de suite contre l’avancement de la montagne par des lacets, c’est un chemin pour le bétail.

Il n’est pas large. Il est large juste ce qu’il faut pour laisser passer un mulet avec sa charge, c’est-à-dire son bât avec des choses dessus qui débordent de droite et de gauche ou une fille assise de côté. Un mètre cinquante, guère davantage, étant là comme une corde qu’on aurait déroulée d’en haut, brasse à brasse, et ses divers segments sont restés disposés en zigzags les uns au-dessus des autres, de sorte qu’on tourne, on tourne tout le temps.

On va dans une direction, puis dans la direction opposée ; il y a au-dessus de vous des choses contre le ciel qui se déplacent tout le temps de la même façon, et tantôt sont derrière vous, tantôt sont devant, un peu de neige, des rochers.

Dans pas beaucoup d’arbres et maigres, des mélèzes, quelquefois un gros sapin, quelquefois, là où le roc est à nu, plus rien ; et le chemin a été taillé dans le roc, et il y a du côté du vide une barrière, à cause des bêtes.

Ainsi on s’élève rapidement, ainsi on voit, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, le village qui rapidement s’enfonce et s’aplatit, se resserre, se rapetisse jusqu’à n’être plus qu’une tache sombre comme une bouse de vache, au milieu des prés verts, avec une rivière qui les partage en deux et brille dans le soleil de toutes ses écailles, pareille à un orvet. Ainsi on monte, on monte longtemps. Et il faut bien que, de temps à autre, on s’arrête pour reprendre son souffle parce que c’est raide : alors on entend quelque chose, et on ne sait pas ce que c’est.

On se dit : « Est-ce le vent ? peut-être qu’on ne le sent pas à la place où je suis. » Mais, quand on regarde dans l’éloignement les branches des arbres, on voit qu’elles ne bougent pas.

Un bruit comme celui d’un train qui passe dans un tunnel, ou bien celui d’une assemblée nombreuse où tout le monde parlerait à la fois : Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient-il ?

Il semble que ce bruit soit sous terre et en même temps dans l’air autour de vous, il est comme nulle part et partout, on ne sait où le situer, parce que, où qu’on se tourne, on voit les pentes se coudre l’une à l’autre sans solution de continuité.

L’eau a ses cheminements à elle qui sont secrets.

L’eau a travaillé dans l’épaisseur du massif et s’est enfoncée. Sa largeur même, qui n’est pas grande, a usé sous elle le rocher. Elle a été comme la scie dont le tranchant ne laisse au-dessus de lui qu’une trace presque imperceptible qui a la minceur de la lame : c’est la Borgne, qui est descendue verticalement dans la profondeur, et on ne s’aperçoit de sa présence que lorsqu’on arrive à l’extrême bord de l’entaille, au fond de laquelle elle est à plus de cent mètres et là, vit, circule, parle, fait un bruit étouffé, grognonne, profère sourdement. On la longe sans s’en douter, on grimpe comme à une échelle tout à côté sans le savoir. Et, quand on arrive enfin en terrain plat, sur une espèce de palier, on ne s’en doute d’abord pas davantage, tellement elle reste encaissée encore un bon bout de chemin.

C’est seulement plus loin qu’elle reparaît, peu avant qu’elle ne se divise.

De nouveau, elle brille à ras du sol dans le gazon parmi les pierres avec sa grande pureté, et là est partagée en deux par un éperon de roc, sur un des côtés duquel elle coule, tandis que sur l’autre il y a un enfoncement, une sorte de grande poche : c’est le pâturage de Tservouïre qui est surmonté lui-même par le glacier.

C’est au bas de ce glacier qu’ils avaient trouvé Charrat.

Le fils avait soixante ans, le père une trentaine. Le fils, les cheveux blancs, tout voûté et ridé, le père avec une moustache noire, une figure lisse, un bon teint : alors on aurait dit que le fils était le père et le père était le fils.

– C’est comme ça, disait le père Antille. Et j’étais là, moi aussi, et on se demandait :

« Comment est-ce que Charrat a fait pour se perdre sur ce glacier, il y a cinquante ans de ça ? » Mais les vieux d’alors l’avaient bien dit : « Il est perdu ! » Oh ! je sais bien que tu n’y crois plus à ces histoires ; moi, je n’y croyais pas non plus. Mais voilà, on prend de l’âge... Et puis, c’est que je les ai vues, tu sais, une fois...

C’est ces âmes, parce que ce pays là-haut est encore un pays du vieux temps, et les temps comme les hommes sont posés à côté les uns des autres ; ils coexistent sans se ressembler. On raconte là-haut que ceux qui sont morts sans sacrement, leurs âmes sont condamnées à ne pas quitter la terre jusqu’au jour du grand jugement, s’étant réfugiées dans les lieux écartés comme ces champs de glace qui recouvrent les grandes montagnes, loin des hommes, et là errent en troupes sans jamais trouver de repos. Mais il est dit aussi que, si elles ont eu à souffrir de quelqu’un, quand elles étaient encore sur la terre, elles cherchent à se venger de lui, elles l’appellent, elles l’attirent, le faisant mourir de la même mort qu’elles-mêmes ont dû subir.

– Et, moi, je les ai vues, ces âmes, disait le père Antille, c’est une fois que j’avais été chasser. Il n’y a pas à dire, je les ai vues. J’avais encore de bons yeux, en ce temps-là. Et ils n’ont pas pu me tromper. Je tirais ma bête à deux cents pas et encore à balle, c’était pas comme à présent. J’étais avec Coudurier, on n’avait rien tiré de toute la journée, alors on s’était dit qu’au lieu de redescendre, on passerait la nuit dans la cabane du berger des moutons. On avait fait un peu de feu avec un peu de bois qui restait de la provision sous le rocher ; c’était l’automne. On avait mangé ; et puis, avant d’aller dormir, on était venu s’asseoir juste à l’endroit où la pente casse sous vos pieds et on est suspendu au-dessus de rien, c’est-à-dire à deux cents mètres au-dessus du glacier noir et bleu. On fumait sa pipe. Juste au moment où le jour s’en allait, et il faisait encore clair sur les pointes, mais l’obscurité s’appesantissait toujours plus dans les fonds. Alors, il y en a eu une. Et encore une. Et encore une. Elles sortent, comme ça, chacune à son tour de son trou. C’est blanc. C’est comme des femmes en chemise. C’est léger. Ça s’étire, ça s’élève, ça balance un peu. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Parce que d’abord elles restent attachées par en bas et reposent encore sur leurs pieds à la surface de la glace, puis elles bougent, elles se mettent en mouvement, elles se déplacent de côté. Elles sont blanches sur le bleu et le vert, puis dans le gris, puis dans le noir ; et, à mesure qu’il fait plus nuit, elles se rapprochent les unes des autres. Elles font une troupe qui va et vient, monte vers nous, redescend ; alors on entend un petit bruit, comme celui du vent, c’est qu’elles se plaignent. Un bruit comme quand il y a du vent dans la cheminée : c’est qu’elles ne sont pas contentes... Tout à coup, Coudurier s’était levé, Coudurier m’avait dit : « Tu viens ? » Il m’a dit : « Je crois bien qu’il vaut mieux qu’on redescende. » Moi, je n’ai rien dit. Coudurier s’était mis debout, moi, j’en ai fait autant, on n’a plus parlé, on redescendait, et c’est drôle qu’on soit arrivés tout entiers au village, tellement on allait vite et de nuit, sans lumière, et dans des mauvais endroits, mais enfin on est arrivés... Elles vous attirent. Elles vous disent des choses qu’on ne comprend pas, alors peut-être qu’il y en a qui se rapprochent pour comprendre, une fois qu’ils sont appelés. Charrat. Tu te rappelles ce que les vieux avaient dit ! « Il ne va plus être tranquille. » Et qu’il était parti pour là-haut le jour où, elle, elle était revenue, ou du moins son corps, mais vide d’elle ; – eh bien ! lui, on ne l’a plus jamais revu... C’est-à-dire cinquante ans après. C’est ceux de l’auberge qui nous ont tout raconté à l’automne, et qu’il était toujours en chasse et chassait toujours du même côté, et revenait sans avoir rien tiré : mais on avait beau lui signaler les bonnes places, il ne voulait rien entendre. Jusqu’à un certain jour, où il avait paru particulièrement agité : il était parti de bonne heure dans l’après-midi, il était rentré presque tout de suite, il avait nettoyé son arme avec soin, comme s’il n’était pas content de la manière dont le mécanisme fonctionnait, installé devant l’auberge ; il était reparti sans rien vous dire, vers les six heures, c’est-à-dire peu avant le coucher du soleil... Il commençait à faire nuit quand ceux de l’auberge ont entendu un premier coup de feu, et puis un moment se passe et il y en a eu encore un autre... Et puis, plus rien. Plus jamais rien...

C’est l’histoire que raconte le père Antille. Un jour, deux jours, trois jours : on s’était mis à aller le chercher. Même que les garde-frontières pour finir s’en étaient mêlés.

Silence. Ces froids espaces ne vous répondent pas. Il y a cinq ou six hommes qui prennent leurs distances et chacun cherche de son côté ; ils appellent par moment ou soufflent dans une corne.

Au cas où Charrat serait blessé et ne pourrait pas se tenir debout.

Ils soufflent dans une corne.

Silence.

Ils écoutent, on répond ; c’est l’écho niché dans le creux d’un rocher.

Ils écoutent : c’est le bruit de l’eau, c’est une pierre qui roule sur la pente ou le cri des choucas qui montent et descendent le long d’une paroi comme des mouches contre une vitre.

Silence.

Eux, ils se font des signes de loin, étant arrivés à des points convenus d’avance, tout petits, dans l’immensité où, à présent, plus rien ne bouge, où l’eau elle-même se prend sitôt que vient le soir.

 

*

*   *

 

« Mesdames, Messieurs, chers auditeurs... »

– Il te faut faire taire cette mécanique. On ne s’entend plus.

Antille parle parmi le bruit :

– Et puis ces lunettes ? Quand est-ce qu’on va me les ôter ?

– Père, voyons, soyez raisonnable. Vous savez bien ce que le médecin a dit. Ça n’a pas été aussi vite qu’il l’avait cru. Il faut de la patience.

– De la patience, dit Antille, j’en ai, j’en ai trop eu... Depuis le temps que ça dure !

– Vous vous ennuyez chez nous ?

– Bien sûr, dit-il, que je m’ennuie. Et puis, c’est à cause des souris.

Il était de nouveau là-haut dans son village.

– J’ai tout fermé, j’ai cloué les volets, j’ai baissé le couvercle de la cheminée, mais sait-on jamais ? Il faut compter aussi avec ce qui travaille contre vous en dedans : les vers, les souris, les gerces... Mes trois fromages, le lard, les habits, les chemises.

– Vous n’auriez pas pu demander à mes sœurs d’y aller voir ?

– Des filles ! Tu sais ce que c’est, toi ? Des filles, ça se marie. Mes filles, c’est marié. Mes filles, ça ne compte plus.

– Et mes frères ?

– Si tu crois ! J’ai eu quatre filles et deux garçons. Je suis tout seul. Si ça brûlait ! L’orage, le mauvais temps, une fente dans le mur ou un trou dans le toit... Qu’est-ce que tu veux ? Il n’y a personne.

Il se lamentait à présent, il pleurait même sous ses lunettes noires, il faisait un geste pour les enlever ; elle lui disait :

– Défendu !

Il ramenait ses mains sur ses genoux comme un enfant qui est grondé.

– Marie est mariée à Grône. Ludivine à Champmartin, la troisième au village, mais ça a des soucis, ça a des enfants ; tes frères de même. Et puis me voilà vieux et par-dessus le marché j’ai perdu la vue.

– Puisque vous allez la retrouver.

– Quand ?

– Vous savez bien, le médecin a dit qu’il fallait attendre encore un mois. On va continuer à vous faire des piqûres.

– Oui, dit-il, ils me prennent la peau entre le pouce et le gros doigt. Ils tirent dessus. À quoi ça sert ? Des singeries ! Dans le vieux temps, disait-il, on allait à Sainte-Claire, tu sais même plus où c’est. On partait avant le jour ; on arrivait à midi. Il fallait monter les quarante marches à genoux. C’était plein de certificats. Au lieu de quoi, dans ces asiles...

– Qu’est-ce que vous voulez, père ? les modes changent. Vous ne pouvez pas vous plaindre, vous avez été bien soigné... Et puisque vous y verrez assez pour vous conduire, j’irai prendre votre billet à la gare, je vous recommanderai au conducteur.

Elle parlait, ensuite venait le poste. Ensuite venaient les cris d’enfants. Ils jouaient sur le derrière de la maison, mais leurs voix passaient par-dessus le toit.

Parisod sulfatait pour la cinquième fois et puis ça va être fini. Vient un temps, en effet, où la vigne s’est habituée à la maladie quand elle l’a, et, si elle ne l’a pas, elle ne peut plus l’attraper.

Le père Antille a été encore une fois à l’Asile des Aveugles ; on lui avait dit :

« Vous allez pouvoir rentrer chez vous. »

Seulement pourquoi est-ce qu’ils sonnent ici leurs cloches à l’électricité ?

Le Bon Dieu n’est sensible qu’à la peine qu’on se donne. Des cloches qui sonnent toutes seules, c’est comme les moulins à prière des Thibétains.

Ces messieurs de la Municipalité ont beau vous dire qu’on ne trouve plus personne pour les sonner, leurs cloches : ce serait une peine supplémentaire de chercher de la main-d’œuvre et de s’assurer de ses services. Mais ils ne s’occupent que du bruit qu’ils font, puisqu’il faut le faire, et de le faire au moindre prix, étant soucieux par ailleurs de se tenir au courant du progrès et se jugeant déshonorés s’ils se laissaient dépasser dans ce domaine. Il y a une invention, ils disent : « Profitons-en ! Regardez comme c’est commode. » Il y a un bouton, il n’y a qu’à peser sur le bouton. Une simple pression du doigt et tout l’appareil est mis en branle. On n’a plus qu’à regarder sa montre, on pèse de nouveau sur le bouton, tout s’arrête, tandis qu’entre temps, les quatre ou cinq cloches, montant et descendant autour de leur axe, font grand tapage quatre ou cinq fois de suite, le dimanche matin.

Le père Antille :

– Ils sonnent mal.

Sa fille :

– Tu trouves ?

– Parbleu ! disait le père Antille, c’est tout le temps la même chose. Tandis qu’avec Dayer... Tu te souviens de Dayer, celui qui avait tué sa sœur ?

Elle secouait la tête.

– Il y a bientôt vingt ans que ça s’est passé, tu étais pourtant encore au village. Voyons, Dayer, tu sais : celui qui sonnait en ce temps-là. Il prétendait que sa sœur ne priait pas comme il faut ; il s’était mis à la battre. Et, un jour, il l’a tellement battue qu’il l’a laissée morte sur place. On a toujours pensé qu’il n’avait plus sa tête. Ce qui n’empêche pas qu’il a été condamné à vingt ans. Seulement, disait le père Antille, comme il se conduisait bien, on l’a relâché au bout de quinze ans. Il est revenu au village, il n’était pas encore très vieux. Oh ! disait le père Antille, il n’est pas si vieux que moi. Il est tout au plus dans la cinquantaine. Eh bien ! sais-tu ce qu’on a fait ? On lui a rendu sa place parce que personne ne sonnait comme lui. En avait-on essayé, de ces sonneurs, pendant que Dayer purgeait sa peine ! Quinze ans, tu penses : pas un n’avait tenu le coup. Alors, voilà Dayer qui revient, alors on lui a dit : « Tu veux ? » Et lui, a dit : « Je veux bien », et le curé voulait bien, lui aussi.

C’est quand il fait rose, un petit peu rose. Il y a quatre paliers où sont les cordes des grosses cloches qui passent à travers le plancher par un trou. Et, tout en haut, commence la charpente. Là sont les petites cloches et puis un banc où on s’assied. Et puis ces cordes sont terminées par une boucle, on se passe ces boucles autour des poignets, autour des coudes, autour des chevilles, autour des genoux ; il y en a huit. Et ça commence.

C’est quand c’est un peu rose sur les plus hautes pointes qu’on voit autour de soi rangées avec leurs neiges et leurs glaciers. Ah c’est que c’est joli, disait Antille. Tout le monde s’est réveillé ce jour-là en se demandant : « Qui c’est qui sonne ? » Et on s’est dit : « Ah ! bien sûr, c’est Dayer qui est revenu. »

Quand ça monte et que ça tourne en rond comme des petites filles dans un pré, et puis vient un coup de la grosse cloche. C’est un peu faux, ça monte, ça retombe ; c’est comme quand une main jette la graine, ça s’éparpille parmi l’herbe, ça va vite, ça se ralentit. Et ça se tait ou presque ; et puis ça repart tout à coup. Ça dit au ciel : « Éclaire-toi », ça frappe aux portes, ça va, ça vient, ça court partout. Et l’homme qui est là-haut penche la tête, abaisse le coude droit, le laisse remonter, abaisse le coude gauche, le genou, les deux genoux, les pieds, et les pieds sont passés dans des espèces d’étriers ; avec une belle cadence, une grande variété, de continuels changements de rythmes : l’homme dit là-haut tout ce qu’il a à dire, et, quand il n’a plus rien à dire, il se tait. Alors c’est au tour des garçons, qui sont en bas et qui sont quatre. Ils se pendent à la corde de la grosse cloche elle-même aussi grosse que le poignet. Ils commencent par sauter en l’air de manière à l’attraper le plus haut possible : ils se laissent retomber de tout leur poids, la cloche balance.

Mais elle balance encore à vide, elle balance silencieusement : trois ou quatre mètres de tour avec un énorme battant. Puis, voilà le battant qui touche enfin pour la première fois le rebord du bronze, et il en sort queque chose de sourd, quelque chose qui vient de profond. Une espèce de grosse toux qui s’en va soudain ébranler l’espace, pendant que les vitres tremblent. C’est leur tour, aux garçons, d’être mis en branle tous les quatre, cramponnés à la corde, montés en l’air, leurs pieds quittant la terre, puis ils retombent, plient les genoux...

– C’est pourquoi c’est beau.

– Et, disait le père Antille, ça me manque. Pas à toi ?

 

*

*   *

 

Elle a marché à côté de lui, pendant qu’il remontait la ruelle. Elle tenait à la main le baluchon du vieux qui était un vieux sac en toile brune presque vide.

Lui, avait toujours ses lunettes noires et sa canne.

Elle lui disait :

– Tu feras attention. Je vais te prendre ton billet, tu le mettras dans ton porte-monnaie. Et tu sais à quelle station tu dois descendre. Tu n’auras qu’à bien écouter les noms que crie le conducteur...

Il faisait du bruit avec sa canne, il semblait ne pas entendre.

Le train de 7 h 09, un petit matin frais, un petit matin rose.

Le boulanger était debout sur la porte de sa boutique, tout blanc, avec son maillot blanc et ses bras nus enfarinés. Une femme a passé avec un pot de lait. On tourne dans la rue à gauche.

– Tu arrives vers les neuf heures. Tu te rends directement à la Consommation. Ils te connaissent, ils te trouveront bien une place dans le camion.

C’est une petite gare en brique. Ils ont dû traverser la double voie. Le train omnibus s’arrête partout. Une trentaine de stations. Comme ils étaient en avance, ils ont dû attendre un long moment sur le quai presque désert. Le train est arrivé. Le train s’en va. On ne voit plus que le wagon qui est en queue. Le train passe sous une passerelle. Il s’engage dans la tranchée qui a été pratiquée à son intention au beau milieu du village, et la voie tourne ensuite, gagnant le bord du lac, d’où monte une grande lumière qui remplit tout le vide qu’il y a entre les montagnes.

 

 

Charles Ferdinand RAMUZ

Nouvelles, Grasset, 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 

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