Comment Nicolas Omli, de Stans, perdu dans la montagne, en hiver, vécut plus de six jours sans prendre de nourriture

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Gonzague de REYNOLD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Nicolas Omli, c’est mon nom. Je suis né et j’ai vécu honnêtement à Stans, dans le Nidwald. Je gagnais ma vie avec mon petit domaine. Je vendais au marché, le mercredi et le samedi, quand c’était la saison, les légumes de mon jardin. Je vendais aussi, à domicile, du vin en cruche.

Au commencement de l’hiver, en l’an du Seigneur mil six cent vingt et sept, il me fallut entreprendre un voyage à Rivaz, sur le Léman, dans le Pays de Vaud, canton de Berne, car je n’avais plus de vin. Je me préparai : je mis de l’argent dans ma bourse, je revêtis un habit chaud et je n’oubliai pas mon bâton de montagne.

Je mis aussi le bât à mon cheval, avec, à droite et à gauche, deux tonneaux vides, et je commandai au garçon de m’accompagner, pour tenir le cheval et veiller aux tonneaux.

Je dis à la maison : « Dans deux semaines je serai de retour avec la provision. » Hélas ! Nul ne songeait au malheur, car le malheur arrive quand on y pense le moins, mais lorsque Dieu le veut.

Nous allons à Sarnen, nous passons le Brunig, nous longeons les deux lacs. Le cinquième de novembre, nous faisons halte à l’auberge de Gessenay : nous voulions franchir la montagne le lendemain, pour redescendre du côté des Velches. Avant de monter dormir, j’appelai mon compagnon : « Je partirai de bonne heure ; j’irai seul en avant par un sentier plus court. Toi, tu me rejoindras avec le cheval par la grand-route. »

Ni le garçon, ni le cheval, ils ne devaient plus me revoir. Ils me dirent encore adieu : ah ! qu’ils avaient raison ! Je suivis un moment la grand-route, je pris le sentier, je passai le pont sur la Sarine. Le froid piquait au nez, il y avait beaucoup de neige. Je pensais traverser le col.

Et comme ça, je marchai longtemps. Je m’arrêtai pour manger mon pain et ma viande séchée et, quand j’eus tout mangé, je continuai droit en avant. Je ne voyais plus de sentier et je brassais la neige : j’en avais bien jusqu’aux genoux. J’étais si fatigué que je dus m’asseoir : alors, moi, Nicolas Omli susnommé, je compris que je m’étais égaré.

Je me dis : « Tenons à droite. » Je tins à droite, au milieu des rochers, et j’entrai dans une petite vallée. Ce n’était pas le col ; la nuit tombait et tout gelait autour de moi.

Ce qui m’est arrivé, je le sais trop moi-même pour ne pas vous le raconter : j’ai voulu escalader la pente pour voir si de là-haut, je ne découvrirais pas le bon chemin ; j’ai glissé, j’ai roulé ; en arrivant en bas, je me suis cassé la hanche.

Chrétiens qui m’écoutez, je suis demeuré là cinq jours. Mon sang s’était pris autour de moi et j’étais collé aux pierres. Je coupai ma chemise pour me faire un bandage. J’avais mon chapelet bénit à Notre-Dame des Ermites : je priai Je rosaire et, sans la grâce et le secours de Dieu, je serais bien mort tout de suite. Mais, le sixième jour, il me vint une soif que je ne pouvais plus endurer.

Je rampai sur mes mains, je rampai jusqu’en haut. Il y avait un lac, il était gelé : or, j’avais mon couteau et je fendis la glace. Je bus avec délices ; c’est pourquoi je remerciai Dieu de Sa bonté.

Mais l’eau était si froide qu’elle me donna la fièvre. Je trouvai une étable à cochons pour abri. Elle était vide, elle n’avait plus de porte, le vent soufflait dedans et je grelottais sur une planche. Ma blessure me brûlait, mais je ne sentais plus mon ventre, ni mes jambes. J’avais les ongles et les doigts bleus.

La nuit, j’eus une sueur et je me mis à parler tout seul. Je croyais que j’étais à Stans, dans mon jardin : je coupais des choux avec mon couteau et je les jetais dans mon panier, car c’était matin de marché, et je disais à mon garçon de grimper à l’arbre pour secouer les pommes.

Et puis, je croyais que j’étais à l’auberge. Le landaman déclarait qu’on aurait la guerre, et je voulais boire à mon gobelet, mais il était si lourd que je n’arrivais point à le soulever, et les amis se moquaient de moi en disant : « Tu as le bras gelé. »

Et puis, je me croyais à Notre-Dame des Ermites, devant la sainte chapelle. Je priais la Vierge noire : elle était revêtue d’une robe de soie rouge à franges d’or ; il y avait tant de cierges autour d’elle que j’étais ébloui, que les yeux me piquaient et que la tête me faisait mal. J’étais à genoux, je la suppliais de me sauver ; je lui promettais une chandelle verte et un cœur d’argent ; je promettais aussi des messes. Elle me répondait : « Cela va venir, encore un peu de patience et tu seras délivré. » Alors, je ne vis plus rien et je n’entendis plus qu’un bourdonnement.

Le lendemain, Andréas Trüthardt me découvrit : c’était le douzième jour de novembre. J’étais vivant encore : cela démontre bien que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais surtout de la grâce de Dieu, et que la parole du Seigneur nourrit l’âme et le corps.

Andréas Trüthardt fut charitable à l’exemple du bon Samaritain : il me conduisit dans sa maison, il me frotta lui-même avec du vin et de la graisse, il me fit boire chaud. Lorsque je pus causer, je lui dis qui j’étais, d’où je venais : alors, il posa sur son traîneau un duvet, de la paille, et il m’étendit entre le duvet et la paille, et il me ramena d’une traite à Gessenay, dans l’auberge que j’avais, alerte et content, quittée la semaine avant.

Le trésorier Mani, un homme plein d’honneur, me vint rendre visite. Il commanda qu’on eût soin de moi comme de lui-même. J’étais dans un bon lit, je buvais à ma soif, j’essayais de manger, mais la fièvre me serrait la gorge.

Quand on sut dans le Simmenthal, – car les nouvelles s’apprennent vite, même à la montagne en hiver, – qu’il y avait à Gessenay un homme resté à jeun six jours et cinq nuits dans la neige, cela fit du bruit, et cela me fit faire aussi des connaissances : Matthieu Knubel, de Zweisimmen, attela, car de ses propres yeux il voulait me voir. Il me vit, il me serra la main en me souhaitant un prompt rétablissement ; on monta du vin, il but à ma santé et je bus à la sienne. C’était un vaillant montagnard.

Le vingtième de novembre, il me transporta chez lui : ce fut mon dernier voyage en voiture. Il me donna la plus belle chambre. Je serais un ingrat si je ne lui avais pas beaucoup de reconnaissance, mais il était fier de me posséder et de me montrer. Sa femme et ses filles s’occupaient de mon service. Mais de tous ses bons soins, je n’ai pas joui longtemps.

Le gel m’avait rongé tout le corps, qui était devenu noir. Les frictions, ni les remèdes n’y pouvaient rien. Car le Dieu Tout-Puissant, de toute éternité, avait marqué mon heure ; Il ne me laissa point dans ce bas monde une minute de plus. C’est pourquoi, doucement, je m’endormis dans le Seigneur, le jour de mon patron, le grand saint Nicolas.

Et comme les miens ne réclamèrent pas ma dépouille, on m’enterra décemment au cimetière de Zweisimmen, chef-lieu de bailliage, dans le Simmenthal, lequel est une belle vallée du louable Canton de Berne. »

 

 

Gonzague de REYNOLD,

Contes et légendes de la Suisse héroïque, 1914.

 

Réédité en 2010 par Infolio Éditions.

 

 

 

 

 

 

 

 

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