L’aventure de Walter et de Hildegonde

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gonzague de REYNOLD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Eckehard, premier du nom, Eckehard le doyen fut un des grands moines de Saint-Gall. Il vivait au Xe siècle. Il était du pays, de Herisau peut-être, ou de Gossau. L’abbé Kraloh, sur son lit de mort, en février 958, l’avait désigné pour successeur et, l’abbé défunt, durant l’interrègne, Eckehard géra provisoirement les affaires du couvent. Mais il fit une chute de cheval, en hiver, sur la glace, en visitant un domaine. Il souffrit longtemps et demeura boiteux : c’est pour cela qu’il refusa la crosse et l’anneau. Alors, il partit pour Rome en pèlerinage, il vit le pape et reçut sa bénédiction : il revint guéri. Il rapportait des reliques de saint Jean-Baptiste : dans l’église du monastère il fonda l’autel dédié à ce saint. Il mourut en janvier 973, laissant un renom de science et de charité. Quatre de ses neveux s’étaient faits moines de Saint-Gall, tous quatre célèbres : Eckehard II le Beau, Eckehard III, Notker le Bègue, l’inventeur de la Séquence latine et l’auteur de la Geste de Charlemagne, enfin Bourcard, depuis abbé.

Ces moines de Saint-Gall connaissaient l’art d’enluminer le parchemin selon les méthodes irlandaises, de ciseler l’ivoire, de copier les textes hébreux, grecs, latins ou allemands, de traduire les ouvrages savants en langue vulgaire, de chanter et de composer des chants, d’écrire l’histoire, de cultiver les plantes médicinales, de distiller les élixirs. Ainsi, Eckehard a rythmé des hymnes et des séquences, entre autres la Séquence de Saint-Paul, et, dans sa jeunesse, – car plus vieux, il a dû regretter le temps perdu à une œuvre profane et païenne, – il a scandé, en latin encore barbare, la légende de Walter et de Hildegonde. C’est un fragment de la grande Épopée germanique, on l’appelle ordinairement le Walthari.

 

*

 

Au temps de cette aventure, il y avait deux mondes ennemis : l’Empire romain, alors tout entier converti au christianisme, et l’Empire barbare. L’Empire barbare était immense comme la mer et il débordait sans cesse par-dessus les murailles de l’Empire romain. Il était composé d’un très grand nombre de nations païennes qui guerroyaient entre elles, quand elles ne guerroyaient pas contre les légions. Il y avait les Burgondes, nos pères, dont la capitale était alors Worms, au bord du Rhin ; les Francs, qui habitaient les marécages du Niderlant et dont la capitale était Santen ; il y avait les Alémannes, les Goths, les Saxons, les Frisons, les Danois, les Normands de Norvège et combien d’autres encore, illustres ou obscurs ! La reine Krimhilt régnait en Irlande, les rois Ethelred et Caedmon en Angleterre, le roi Arthur en Bretagne. Au delà, vers le Septentrion, un océan sans rivages, où l’on entendait, chaque soir, le bruit du soleil entrant dans les eaux.

Mais le plus grand, le plus puissant des rois barbares, c’était le roi des Huns, Attila ou Etzel. Il dominait tous les autres et leur imposait sa loi. Sa capitale se nommait Etzelbourg, en Pannonie, sur le Danube.

Pour les Romains, Attila, le chef des cavaliers aux visages jaunes et aux cheveux noirs, c’est le « fléau de Dieu », l’incarnation de Satan. Mais pour les Germains, Etzel demeure l’incarnation de la majesté, de la loyauté et de la justice. Être vaincu par lui est considéré comme un honneur, et même il n’y a pas de honte à se soumettre sans combattre

*

 

Ainsi, lorsque Gibich, le roi des Francs, apprit qu’Attila marchait contre lui avec une armée, il ne songea point à la résistance. Il consulta les grands et tous lui conseillèrent d’implorer la paix et d’offrir des otages ; et pourtant, les Francs avaient réputation de bravoure ! Gibich possédait un fils au berceau, Gunther : il ne pouvait le livrer, il livra donc à sa place, au roi Etzel, Hagen, le jeune héros. Et les Huns, plus nombreux que les étoiles dans le ciel ou les grains de sable au bord de la mer, les Huns acceptèrent l’otage et les présents, et ils passèrent outre.

Les Huns entrèrent dans le royaume des Burgondes. La sentinelle s’écria : « Je vois de la poussière, je vois briller des armes ; fermez les portes de la ville ! » Le roi Herrich fit fermer les portes ; il avait auprès de lui sa fille unique, la douce Hildegonde. Et il dit : « Les Francs ont prêté hommage à Etzel, les Francs eux-mêmes ; comment oserions-nous résister ? J’offre en otage ma fille unique, Hildegonde, la plus belle perle de mon trésor. » Et le roi Etzel fit répondre au roi Herrich : « J’aime mieux augmenter le nombre de mes alliés et de mes amis que de gagner des batailles. Les Huns veulent régner par la paix, ils ne frappent que ceux qui leur résistent. » Et le roi Etzel tendit la main au roi Herrich, et il accepta l’otage et les présents. Et il passa outre.

Le roi Etzel et ses Huns entrèrent dans le royaume des Goths, l’Aquitaine. Le roi Alpher s’écria : « À quoi bon se préparer à la guerre ? Herrich et Gibich se sont soumis, ils ont donné des otages. Je donnerai mon cher fils, Walter. » Or, Walter était fiancé à la douce Hildegonde. Le roi Etzel accepta l’otage et les Huns revinrent à Etzelbourg, riches sans avoir pillé, vainqueurs sans avoir tiré le fer.

 

*

 

Etzel était un roi généreux. Il eut grand soin de ses jeunes captifs. Il confia la princesse Hildegonde à sa femme, dame Helche, et dame Helche se prit d’affection pour la princesse Hildegonde : elle lui donna de beaux vêtements, des bracelets, des colliers, des épingles, des peignes, elle lui confia même la clef du trésor, peu s’en fallut que Hildegonde ne devînt reine. Etzel garda Walter et Hagen auprès de sa personne, il les éleva comme s’ils étaient ses propres fils ; il leur donna des chevaux et des armes et bientôt il leur donna des commandements dans son armée, et peu s’en fallut qu’ils ne devinssent rois.

Il s’écoula des années. Cependant, Gibich, le roi des Francs, mourut et son fils, le jeune Gunther, âgé de seize ans, lui succéda. Gunther était présomptueux comme la jeunesse : il refusa de payer le tribut aux Huns, à Etzel il refusa de rendre hommage. Alors, Hagen s’enfuit d’Etzelbourg pour aller rejoindre Gunther.

Lorsqu’il apprit la fuite de Hagen, le roi Etzel alla trouver dame Helche qui lui dit : « Hagen et Walter, ne les as-tu pas nommés toi-même, ô roi, les deux colonnes de ton royaume ? et voilà que l’une de ces colonnes s’est écroulée. Prends garde que l’autre, la meilleure, ne suive cet exemple. Il faut nous attacher à jamais Walter. »

Le roi Etzel, prudent et sage, appela Walter et lui dit : « Voici, tu m’as toujours obéi comme un fils obéit à son père, car, tu le sais, je t’aime comme un père aime son fils. Tu as vaillamment combattu pour moi, il est temps que tu prennes un peu de repos. Je t’offre une province et la plus belle suivante de la reine. »

Walter, qui déjà savait tout ce qu’il voulait faire, répondit : « Tu es bien bon, roi, de t’occuper ainsi de ton vassal. Accomplir les ordres de son maître est l’unique devoir du serviteur. Si tu l’exiges, je t’obéirai. Mais considère que si j’ai en tête l’amour d’une femme et le souci d’une terre, je serai moins assidu à ton service. » Alors, Etzel pensa que Walter ne le quitterait jamais.

 

*

 

Peu après cet entretien, ce fut de nouveau la guerre. Walter prit la bannière ; à la première bataille, il mit les ennemis en déroute et il pilla leur camp. Il combattit au premier rang ; nul ne le surpassait en adresse, en force.

Quand on apprit que l’armée revenait, il y eut grande joie dans Etzelbourg. Le roi ordonna de préparer la salle du festin : elle était immense, dix mille hommes pouvaient s’y asseoir, les coudes écartés, autour de la table. Il chevaucha lui-même à la rencontre de Walter.

Walter entra dans le palais d’Attila. Il fut accueilli par Hildegonde. Depuis leurs fiançailles, il ne l’avait plus revue. Il la regarda, il la trouva belle ; il lui demanda doucement à boire, car il était fatigué. Quand il eut bu, il se mit à songer. Ils étaient seuls dans le palais.

Tous les deux se taisaient, car ils songeaient qu’on les avait fiancés l’un à l’autre. Et ils se souvenaient des jours anciens. Alors, Walter rompit le silence : « Voilà bien longtemps que nous sommes en exil, voilà bien longtemps qu’on nous a fiancés ! »

Hildegonde n’osait croire qu’il parlât sérieusement : « Pourquoi veux-tu me faire de la peine ? Tu ne t’abaisserais plus maintenant à épouser une captive ! »

Walter reprit vivement : « Voudrais-je t’abuser ? Nous sommes seuls. Si du moins j’étais sûr que tu m’aimes encore ! »

Hildegonde se laissa tomber aux genoux de Walter : « Mon seigneur et mon maître, appelle-moi où tu voudras ! Rien ne pourra m’être plus doux que de t’obéir. »

Walter lui prit les mains : « Écoute. Je suis las de l’exil et je regrette ma patrie. Après la dernière bataille, j’ai senti que cela ne pourrait plus durer. Je vais suivre l’exemple de Hagen : ce soir, l’occasion sera propice. Le roi Etzel et les Huns se réuniront dans la salle du festin, ils boiront en l’honneur de ma victoire ; ils boiront et je les ferai boire. Bientôt, ils seront tous endormis.

» Toi qui as les clefs du trésor, tu prendras la belle armure du roi, tu rempliras deux coffres de bracelets et de bijoux ; tu n’oublieras pas les hameçons d’or avec lesquels Etzel se divertit à pêcher dans le Danube, du haut de son balcon. Car il faudra que nous trouvions en route de la nourriture.

– Je t’ai compris, dit Hildegonde en lui baisant la main, je ferai tout ce que tu m’ordonnes, car ta volonté est la mienne. Pour toi, je suis prête à souffrir. »

 

*

 

L’heure du festin était venue. Walter entra dans la salle, conduit par le roi Etzel. Il y eut des acclamations. Le soleil n’était pas couché, il rougeoyait sur la terre battue ; on avait suspendu les bannières aux poutres sculptées, on avait suspendu les boucliers aux murailles peintes. Bientôt, la salle fut pleine de l’odeur du vin et de la fumée des viandes... Maintenant, la nuit est avancée. Beaucoup des convives dorment déjà, la plupart étendus comme des cadavres sur la terre. Le roi Etzel sommeille à demi dans son fauteuil. Les plus vaillants boivent encore, Walter les encourage : il les voit tomber les uns après les autres.

Alors, il sort doucement de la salle, il ferme la porte, il tire les verrous. Il rejoint Hildegonde dans la chambre du trésor. Il revêt l’armure d’Etzel, il ceint l’épée, il met le casque à panache rouge, il empoigne la lance. Hildegonde le suit, portant deux coffrets pleins de bracelets, de bijoux et de hameçons d’or.

Ils vont aux écuries. Walter détache son bon cheval, il lui flatte la croupe et l’encolure, il le selle silencieusement ; il sort en le conduisant par la bride, et quand il est hors de l’enceinte, il monte.

... Avant le jour, ils étaient loin dans la campagne. Walter avait pris Hildegonde en croupe, Hildegonde l’enlaçait de ses beaux bras ; et, parfois, pour se reposer, elle appuyait sa tête sur l’épaule du héros.

 

*

 

Le soleil paraît. Le jour gris pénètre dans la salle. Le roi Etzel s’éveille le premier, il frappe sur la table avec le pommeau de son poignard : les uns après les autres, se frottant les yeux, les Huns lourdement se lèvent. Ils vont à la porte, ils la secouent : ils ne peuvent l’ouvrir. Etzel appelle Walter : Walter ne répond pas, Walter n’est point là.

Dans le palais, dame Helche appelle Hildegonde : Hildegonde ne répond pas, Hildegonde n’est point là. Dame Helche voit la chambre du trésor ouverte, elle voit le coffre ouvert : les bracelets, les bijoux, les hameçons d’or ont disparu ; on a volé l’armure du roi, son épée, son bouclier, sa lance et son casque à panache rouge.

Cependant, les Huns ont forcé les portes de la salle. Les Huns courent de tous côtés. Ils se lancent à la poursuite des fugitifs. Ils les cherchent longtemps : ils ne les aperçoivent, ni ne découvrent leurs traces. Et le roi Etzel pleure l’ingratitude de Walter, et tantôt il jure de le mettre à mort, et tantôt il jure de lui pardonner, car il l’aime. Et dame Helche, la reine, rappelle au roi qu’elle l’avait bien averti, après le départ de Hagen.

 

*

 

Walter et Hildegonde fuyaient toujours. La belle fuite à travers les montagnes et les forêts ! Quand le cheval était fatigué de les porter tous deux, Walter descendait et le tirait par le mors. La nuit, ils cherchaient un taillis écarté : Walter débridait le bon cheval qui commençait par se secouer, et qui se mettait à brouter l’herbe. Walter préparait un lit à Hildegonde avec son manteau et des feuilles sèches ; il veillait auprès d’elle presque toute la nuit et, pour qu’il dormît un peu, Hildegonde veillait ensuite auprès de lui. Quand ils avaient faim, Hildegonde s’en allait cueillir des mûres, Walter prenait un hameçon d’or et s’en allait pêcher.

Au bout d’une semaine, ils sortirent de l’empire des Huns. Ils marchèrent encore un mois tranquillement vers l’ouest. C’est ainsi qu’ils parvinrent dans le royaume des Francs où régnait Gunther, fils de Gibich, où habitait maintenant Hagen, l’ami de Walter. C’est ainsi qu’ils parvinrent au bord du Rhin, tout près de la capitale de Gunther.

Walter héla un batelier. Le batelier vint avec son grand bateau plat. Walter prit dans ses bras Hildegonde et la remit au batelier, il fit ensuite entrer son cheval dans la barque et le batelier saisit les rames. L’eau du fleuve était verte, le soleil s’y reflétait ; à l’horizon, on voyait les toits brillants de la ville et les tours roses du palais. Mais le héros se méfiait de Gunther, il avait hâte de rentrer dans son pays. Il prit un hameçon d’or, il tira un gros poisson, il paya le batelier avec le gros poisson et l’hameçon d’or.

Le batelier courut vendre le gros poisson au château du roi Gunther ; il montra l’hameçon d’or au portier. Le portier conduisit le batelier au roi qui se promenait dans la cour avec Hagen. Le roi Gunther interrogea le batelier et le batelier raconta son aventure : « Celui qui m’a donné l’hameçon d’or avec le poisson, c’est un seigneur magnifique. Il porte une armure, un casque à panache rouge. Il a cependant l’air très jeune. Sa compagne est aussi bien belle ; elle tenait un coffre où l’on entendait sonner de l’or. Un autre coffre était attaché à la selle du cheval et, quand le cheval secouait sa crinière, on entendait aussi de l’or sonner. » Ainsi parla le batelier, et les yeux du roi Gunther étincelaient en l’écoutant.

Alors Hagen, le héros, s’écria joyeusement : « Vraiment, la nouvelle me fait plaisir ! C’est le seigneur Walter, mon compagnon ; c’est lui et sa fiancée Hildegonde ! Quand nous étions captifs ensemble à Etzelbourg, elle avait reçu de la reine, dame Helche, les clefs du trésor : elle a livré l’armure d’Etzel à son fiancé, ils se sont enfuis emportant avec eux une partie du trésor ! Hâtons-nous de les rejoindre : il me tarde d’embrasser mon ami.

– Oui, hâtons-nous, reprit Gunther, mais non pour les embrasser. Ce trésor, c’est l’équivalent du tribut que mon père, le roi Gibich, a dû payer au roi Etzel : nous allons pouvoir... nous récupérer !

– Ne te flatte point encore, roi Gunther, reprit Hagen avec colère, car tu es jeune et Walter est vaillant : il a gagné bien des batailles et nul ne l’a jamais surpassé. Crois-moi, laisse Walter continuer son voyage. En tout cas, ne compte pas sur Hagen : il ne tirera jamais l’épée contre un fidèle ami. »

Mais le roi Gunther ne pensait qu’au trésor. Il répliqua : « Tu as peur ! »

Le visage de Hagen rougit, Hagen frappa du talon le pavé : « Si tu n’étais pas mon roi, si tu n’étais pas si jeune, tu n’aurais pas même eu le temps de crier grâce pour cette injure. Soit ! je vous accompagnerai, mais je n’attaquerai point mon ami. »

Le roi Gunther choisit dix chevaliers, l’élite des Francs ; ils sautèrent à cheval et partirent vivement, avec Hagen, car le roi Gunther ne pensait qu’au trésor.

 

*

 

Walter et Hildegonde ont passé le Rhin ; ils ont traversé la plaine, franchi les premières collines. Ils sont maintenant à l’orée de la forêt, sur la montagne. Le chemin est raide ; il monte entre deux roches, si étroit qu’un seul homme peut à lui seul le défendre.

Walter a grand besoin de s’étendre et dormir. Il dit à Hildegonde : « Faisons halte. L’endroit est propice, on ne peut nous surprendre. Je vais dormir : veille avec soin. »

Il a planté son épée près de lui, il s’étend sur l’herbe : il repose. Hildegonde va s’asseoir contre une roche, à l’entrée de l’étroit passage. Elle entend un bruit de chevaux, elle voit de la poussière. Elle s’écrie : « Ce sont les Huns ! »

Messire Walter est debout, il a repris son casque, il a repris son épée. Hildegonde lui met ses beaux bras autour du col :

« Mon bien-aimé, c’est l’heure de me prouver ton amour. Jure-moi que tu vas me tuer de ton glaive, avant qu’à moi, ta fiancée, l’un de ces barbares n’ait fait violence. »

Walter lui répond : « Si tu es morte, aurais-je le courage de combattre ? Après t’avoir frappée, mon arme serait-elle encore bonne pour frapper les ennemis ? Prends courage, et Dieu nous aidera. »

Les cavaliers sont proches : on peut distinguer leurs visages. Le héros met sa main devant les yeux et il s’écrie : « Rassure-toi : douze seulement ils sont. Et non les Huns, mais le roi des Francs, Gunther, mon compagnon Hagen et dix autres chevaliers. Parmi eux tous, Hagen est seul redoutable. » Alors, il saisit l’épée.

 

*

 

Hagen dit encore au roi Gunther : « Écoute, ne provoque pas le héros au combat. Laisse-moi lui parler amicalement, peut-être nous abandonnera-t-il le trésor. » Mais Gunther ne veut point écouter le sage conseil. Alors, Hagen se retire à l’écart, et il détache le ceinturon de son glaive.

Le roi Gunther envoie le comte Gamelon.

Gamelon se pose droit en face de Walter et lui crie : « D’où viens-tu ? »

Le héros réplique fièrement : « Et toi, qui t’a envoyé ?

– Gunther, le roi des Francs, et je suis Gamelon, le comte.

– Moi, je suis Walter d’Aquitaine. D’où je viens ? du royaume des Huns ; où je vais ? chez mon père. Il n’y a pas de honte à le dire et chacun peut l’entendre. »

Gamelon dit : « Entends, toi, ce que le roi Gunther veut que je t’annonce. Il exige que tu lui livres le trésor que tu portes et la femme que tu conduis. »

Walter lui jette cette réponse : « Tu parles le langage des fous, toi qui es déjà vieux. Est-ce que je suis enchaîné ? Est-ce que l’on m’a enlevé mes armes et lié mes poignets derrière mon dos ? J’offre au roi Gunther cent bracelets d’or, va le lui rapporter ! »

Hagen s’approche de Gunther et, le tirant par le coude, il lui dit : « Accepte l’offre de Walter, je t’en conjure. » Mais Gunther se moque de lui : « As-tu un cœur de lièvre ? » Et Hagen retourne à l’écart.

 

*

 

Le combat s’engage. Gamelon le premier marche. Il frappe d’abord avec la lance, mais la lance se brise contre le bouclier du héros. Alors, les épées vibrent : où est le vaillant Gamelon ? Il vomit du sang sur le sol, il vomit du sang et son âme. Hagen sourit, le roi Gunther s’étonne.

Le jeune Gimo, le neveu de Gamelon, s’avance pour venger son oncle. Il est si jeune que Walter recule et ne veut frapper. Mais Gimo frappe, et des étincelles jaillissent. Alors, Walter lève le bras et le jeune Gimo est mort...

Cinq autres chevaliers allèrent, l’un après l’autre, provoquer le héros. Aucun ne le toucha et tous, l’un après l’autre, succombèrent. Werinhard, Eckefried, Hadawart, Patafried, Randolf le géant, c’étaient cependant des hommes braves, mais leur vaillance ne leur servit de rien qu’à mourir avec honneur. Hagen eut le chagrin de voir combattre et tomber Patafried, car Patafried était le fils de sa sœur. Mais il ne se leva point de la place...

Après, il y eut une trêve, car c’était l’heure où le soleil est le plus chaud. Les survivants supplièrent le roi Gunther de faire la paix. Mais Gunther était plein de rage : « Lâches, leur criait-il, si vous rentrez ce soir, vous qui êtes encore quatre contre un, sans avoir vengé vos camarades ! » Cependant, Walter avait ôté son casque. Alors, Helmnod pensa le surprendre.

... Helmnod est pourtant mort comme les autres. Drogo, Alpharide, les deux derniers, sont morts après lui... Alors le roi Gunther se tourne vers Hagen, les yeux gros de larmes, et Hagen lui dit brusquement : « Non ! ne me demande rien ! tu sais bien que je suis un poltron, que de l’eau coule dans mes veines et que je t’ai donné de mauvais conseils ! »

Le roi Gunther pleure : « Ne sois donc pas méchant, Hagen. Envers toi je reconnais mes torts. Mais regarde, ils sont tous morts ! Qui sauvera l’honneur des Francs, si ce n’est toi ? »

Hagen, le vaillant, mâche sa longue moustache : « Où est mon devoir ? quoi que je fasse, j’aurai des remords. Donc, je me décide à combattre, car mieux vaut combattre que ne combattre pas. Cependant, écoute mon dernier conseil :

« À cette place, messire Walter est invincible. Le chemin est étroit, le rocher est derrière. Feignons donc de nous retirer : demain, nous le surprendrons en route. »

Hagen et Gunther remontent à cheval, et ils s’éloignent.

Alors, le héros se jette à genoux devant les dix cadavres et il lève les bras au ciel, et il fait cette prière :

« Ô Dieu, créateur de toutes choses et souverain de tous les hommes, toi qui sais tout, entends tout et vois tout, et sans la volonté duquel rien ne peut arriver ici-bas, je te rends grâce de m’avoir sauvé du trépas et du déshonneur. Et maintenant, exauce mon humble prière, car, si tu hais le péché, tu pardonnes au pécheur : ouvre les portes du ciel à ceux que mon bras a dû frapper. »

 

*

 

Le soir est venu, il est bleu et doux. Messire Walter s’est assis à l’ombre et, fronçant le sourcil, regardant vers les plaines, il songe : que va-t-il faire ? va-t-il passer la nuit en ce lieu sûr, ou continuer son voyage avec son bon cheval, et sa belle Hildegonde, à travers tous les pays étrangers ? Il craint Hagen plus qu’il n’a craint les dix chevaliers morts.

Il se décide : « Je resterai. Que penserait-on de moi, si je fuyais, la nuit, comme un voleur ? » Alors, il se lève : il va vers son bon cheval qui s’est bien reposé, qui remue les oreilles et dont l’œil est vaillant. Il va prendre dix chevaux qui broutent, harnachés, les étriers ballants, depuis que leurs maîtres sont tombés sous ses coups. Il dépouille les dix cadavres de leurs armures, de leurs glaives, de leurs boucliers, de leurs lances : c’est là un fier butin. Il pose les dix cadavres, auxquels il a laissé leurs tuniques de lin, les uns près des autres, sur l’herbe, les mains jointes. Alors, il appelle Hildegonde.

Hildegonde dégrafe la cuirasse du héros, elle lui enlève sa cotte de mailles ; elle lui apporte de l’eau à boire, elle lui essuie le front. Et déjà le héros, après avoir pris sa nourriture, s’endort dans ses bras comme un enfant. Hildegonde veille.

Elle veille, et voici que le matin s’annonce. « Walter, mon bien-aimé, Walter, c’est le matin. » Alors, le héros, qui ne sent plus la fatigue, se lève, remet sa cuirasse, sa cotte de mailles, son casque. Il donne le meilleur des dix chevaux à Hildegonde, il charge sur les autres les armes des vaincus, il monte sur son bon cheval. C’est ainsi qu’à travers la forêt et la montagne, Walter et Hildegonde poursuivent leur voyage.

 

*

 

À peine ont-ils quitté le chemin, qu’ils entendent du bruit, qu’ils voient deux cavaliers : Hagen et le roi Gunther accourent à toutes brides. Hildegonde est devenue pâle ; alors Walter lui dit : « Voici l’heure qui doit tout décider. Si je succombe, j’aurai du moins vendu ma vie chèrement et bien sauvé l’honneur ! Toi, cependant, continue ta route et cache-toi dans la montagne. Ils auront peut-être mon corps : je ne veux point qu’ils t’aient, ni toi, ni le trésor. »

Le roi Gunther s’est arrêté en face de Walter : « De ton repaire tu es donc sorti, compagnon ! là-haut, bien appuyé, tu pouvais combattre à l’aise. Maintenant, c’est autre chose : je gage que tu te sens moins tranquille. »

Au jeune roi présomptueux le héros ne daigne répondre. Il s’adresse au vaillant Hagen :

« Hagen, cher compagnon de ma captivité, apprends-moi ce que tout cela veut dire ! Quand tu voulus quitter le royaume des Huns, tu me fis tes adieux en m’embrassant, en versant des larmes. Lorsque j’entrais dans le pays des Francs, je pensais : ici demeure Hagen, ici je n’ai plus rien à craindre. Laisse-moi donc continuer mon voyage avec ma bien-aimée. Je remplirai d’or ton bouclier et ton casque. »

Hagen, le visage sombre :

« Hier, tu portais des coups ; aujourd’hui tu lances de bonnes paroles ! Tu fais appel à notre amitié : tu as mis à mort mes meilleurs amis, tu as mis à mort mon neveu, le fils de ma sœur. Comment pourrais-je te le pardonner ? Allons ! reconnais Hagen, et tâche de te bien défendre. »

Hagen et Gunther descendent de cheval. Walter descend de cheval. Au premier coup porté par Hagen, Walter comprend que son armure ne résistera pas longtemps : il se courbe pour éviter le fer et présente son bouclier. La lance de Hagen s’y fixe en vibrant, le bras de Walter ne faiblit point.

Alors, le combat devient terrible : jamais la paisible montagne n’a résonné d’un fracas pareil. Le casque de messire Walter est brisé et le sang coule de son front, mais le bouclier de Hagen est fendu jusqu’au bas. Le roi Gunther a perdu son épée et, sans Hagen, il aurait perdu la vie. Et le combat continue ainsi jusqu’au soir.

Messire Walter est fatigué, il sent que les forces l’abandonnent. Alors, il recule un peu et dit au rusé Hagen : « Ô buisson qui caches des épines sous tes feuilles, tu piques dès qu’on te touche et tu m’as déjà fait maintes blessures. Si tu veux me piquer encore, pique-moi, et que ce soit la fin ! »

Messire Walter s’élance et, tenant son épée des deux mains, il frappe Hagen d’un coup terrible. Il le frappe et lui brise l’épaule, et il jaillit un jet de sang. Et il se retourne sur Gunther : le roi tombe, il a la jambe coupée. Mais Hagen est resté debout, il a encore un bras agile et ce bras tient l’épée, et cette épée tranche la main droite de Walter.

Et c’est la fin du combat.

 

*

 

Les trois guerriers demeurent maintenant assis dans leur sang. Le jeune roi Gunther gémit. Hagen, farouche, regarde la terre. Walter avec sa bonne main a ramassé sa main coupée.

Alors, le héros appelle Hildegonde. Elle se hâte. Il lui dit : « Vite, apporte-nous à boire du vin. Le premier verre pour Hagen, le second pour moi, le dernier au roi Gunther, car il n’a porté que de faibles coups. » Hildegonde apporte le vin, elle tend le verre au vaillant Hagen, mais le vaillant Hagen le repousse : « Non, offre-le d’abord à ton bien-aimé, il l’a mérité, c’est le meilleur glaive que je connaisse. » Et, après avoir lutté avec les armes, Hagen et Walter luttent de courtoisie : ils finissent par boire ensemble dans le même verre. Tout malades qu’ils sont, ils ont gardé courage et belle humeur.

C’est ainsi que Hagen et Walter se réconcilièrent.

 

*

 

Hildegonde pansa les blessures. Alors, ils se partagèrent le trésor. Le roi Gunther fut bien content, mais Hagen et Walter durent le hisser sur sa monture. Hagen et Gunther redescendirent d’un côté de la montagne, Walter et Hildegonde redescendirent de l’autre. Walter n’avait plus qu’une main, mais elle était encore assez forte pour manier les armes, assez douce pour caresser la bien-aimée.

Walter rentra dans le royaume de son père : le roi Alpher le reçut avec allégresse. Lorsqu’il eut épousé Hildegonde, il régna sur les Burgondes et sur les Goths.

 

 

Gonzague de REYNOLD,

Contes et légendes de la Suisse héroïque, 1914.

 

Réédité en 2010 par Infolio Éditions.

 

 

 

 

 

 

 

 

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