Vie de Fixlein

 

RÉGENT DE CINQUIÈME

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

JEAN PAUL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BILLET À MES AMIS

 

TENANT LIEU DE PRÉFACE

 

 

MARCHANDS, auteurs, jeunes filles et quakers nomment tous les gens qu’ils fréquentent « amis » ; mes lecteurs sont donc mes hôtes et mes amis de collège. Or, s’il est vrai que je fais cadeau à plusieurs centaines d’amis d’autant de centaines d’exemplaires à titre gracieux – et la librairie a la consigne d’en délivrer, une fois la foire terminée, un à chacun d’entre eux sur simple demande en échange d’une misérable offrande et « don gratuit » pour les typographes, imprimeurs et autres – ; je ne pouvais tout de même pas, à l’exemple des auteurs français, envoyer tout le tirage au relieur – il manque naturellement en tête la page de garde – de sorte que je ne pouvais rien écrire dessus de flatteur pour le destinataire. Aussi ai-je fait ajouter après le titre quelques pages blanches ; c’est sur celles-ci que sont imprimées ces lignes.

Comme la pénitence, mon livre se compose de trois parties.

La première que j’ai nommée « part réservée », qui comprend deux récits et que la grande cuisinière nommée fantaisie devait garnir de fleurs et de poudre de fleurs (tout au moins c’est ainsi que je l’ai commandée), j’en fais uniquement cadeau, chers amis, à mes chères amies : et de fait je leur ferai avec ces deux récits autant de plaisir que si je leur rapportais de Leipzig, au lieu de ce souvenir de la foire, tout un bouquet de roses pour les cheveux ou des cartes de visite sur papier de Hollande à bordure d’argent ou un négligé de deuil ou au moins un éventail de bois de santal avec un médaillon. Ne sont-elles pas des fleuristes nées, ne sont-elles pas elles-mêmes des tableaux de fleurs agréablement dessinés ? Elles aiment donc retrouver aussi dans les livres ce qu’elles arrosent, brodent et cueillent si souvent – des fleurettes. Que le destin, cet agent-voyer, en garnisse également la chaussée poussiéreuse de votre vie, et que ces roses de joie vous servent de mesure itinéraire et de bornes kilométriques : pour ma part, je ne connais de meilleur inhalateur (en anglais « inhalery ») contre les maux de poitrine sérieux que ceux que le chirurgien Mudge apaise avec l’appareil de ce nom, je ne connais, dis-je, de meilleur inhalateur que votre bouche consolatrice ; et c’est justement pourquoi je prie le ciel de vous ouvrir, tandis que la plante de vos pieds piétine le sable brûlant au bord du cratère de la vie sociale, la région calme, féconde et fleurie qui s’étend un peu plus bas aux flancs de ce Vésuve, et de poser sur le visage de vos maris et pères, comme le font pour le soleil les fabricants de calendriers, un masque humain qui adoucisse aussi agréablement l’éclat de la virilité que celui de l’astre du jour.

La deuxième partie du livre – la plus importante –contient la vie d’un maître d’école qui – exception faite de neuf ou dix chapitres – convient déjà moins à des jeunes filles ; tant mieux pour elles et pour moi si je me trompe au sujet des cinq ou six autres. Avec cette biographie, l’auteur, chers amis, ne désire pas tant vous procurer un plaisir que vous enseigner à en goûter un. Et en vérité, Xerxès n’aurait pas dû offrir de médailles pour récompenser l’invention de nouvelles joies, mais pour une bonne méthodologie et un bon tableau qui enseigne à jouir des anciennes.

Je n’ai jamais pu trouver plus de trois moyens de devenir plus heureux (je ne veux pas dire heureux). Le premier, qui monte vers les cimes, consiste à s’élancer si haut par-delà les nuages de la vie que l’on voit l’ensemble du monde extérieur avec ses pièges à loups, ses ossuaires et ses paratonnerres s’étendre à nos pieds, rapetissé aux dimensions d’un jardin d’enfant. Le deuxième consiste à tomber précisément dans ce jardin et là à se nicher si intimement dans le pli d’un sillon que, lorsque votre regard quitte ce douillet nid d’alouettes, on n’aperçoive ni piège à loups, ni ossuaire, ni paratonnerre mais seulement des épis dont chacun sert à l’oiseau de nid d’arbre, de parapluie et d’ombrelle. Le troisième enfin – que je considère comme le plus sage et le plus difficile – est celui-ci : se servir alternativement des deux autres.

Rendons maintenant cela bien compréhensible aux humains.

Le héros – le réformateur – Brutus – Howard – le Républicain qu’agitent les tempêtes politiques – le génie qu’agitent les tempêtes artistiques – bref tout homme doué d’une grande force de décision ou simplement d’une passion durable (serait-ce celle d’écrire le plus grand in-folio), tous ceux-là se murent dans leur monde intérieur à l’abri du froid et de la chaleur du monde extérieur, comme le fait de manière plus regrettable le fou : toute idée fixe, qui gouverne au moins périodiquement tout génie et tout enthousiaste, éloigne noblement l’homme du festin et de la couche de cette terre, de ses niches de chien, de ses buissons d’épines et de ses murs diaboliques... tel l’oiseau de paradis il dort en plein vol et sur ses ailes déployées laisse passer, aveugle et indifférent dans ses hauteurs, les tremblements de terre et les remous de la vie, bercé éternellement du beau rêve de son idéale patrie... Hélas ! À peu d’hommes est donné un tel rêve et ces quelques hommes sont si souvent réveillés par des vampires !

Mais cette ascension ne vaut que pour la partie ailée de la race humaine, la moins nombreuse. En quoi peut-elle concerner ces pauvres êtres rivés à leur bureau, dont l’âme n’a pas même d’élytres, à plus forte raison quelque chose dessous, ou bien ces hommes enchaînés, dotés des meilleures nageoires ventrales, dorsales et auriculaires, mais qui sont fixés dans l’aquarium de l’État sans pouvoir nager parce que cet aquarium relié par une longue chaîne à la rive qu’est l’État flotte déjà assez par lui-même ? Quel chemin dois-je montrer à l’armée debout ou assise de ces valets de l’État, commis des grains, gratte-papier de tous les ressorts, à toutes ces pauvres écrevisses empilées les unes sur les autres dans la nasse bureaucratique garnie pour les maintenir au frais d’une couche d’orties, quel chemin, dis-je, dois-je leur montrer pour devenir heureux ici-bas ?

Pour ceux-là il n’y a que mon deuxième remède ; le voici donc : prendre un microscope pliant et s’apercevoir par ce moyen que votre goutte de bourgogne est en réalité une Mer Rouge, que la poussière de l’aile des papillons est un plumage de paon, la moisissure un champ de fleurs et le sable un tas de bijoux. Ces amusements au microscope sont plus durables que tous les jeux d’eau les plus coûteux... Mais il me faut expliquer ces métaphores par d’autres. L’intention dans laquelle j’ai envoyé la vie de Fixlein à la librairie de Lübeck est justement de révéler au monde entier – et c’est pourquoi j’en fais peu d’usage dans ce billet – que l’on doit attacher dans cette vie-ci un plus grand prix aux petites joies des sens qu’aux grandes, à la robe de chambre qu’à l’habit de cérémonie, que l’on doit préférer à la « Quinte » de Pluton, ses « Extraits », le dernier pfennig à un napoléon d’or et que ce ne sont pas les grands mais les petits coups de la chance qui nous rendent heureux. – Si j’y réussis, grâce à mon livre je formerai pour la postérité des hommes qui se délectent de tout, de la chaleur de leurs chambres et de leurs bonnets de nuit, de leur oreiller, des trois fêtes carillonnées, des simples fêtes des apôtres, des récits moralisants et vespéraux de leurs femmes, quand elles auront passé l’après-midi comme ambassadrices en une visite à quelque maison de veuve où elles n’auront pu décider leur mari à les accompagner, le jour de saignée d’une desdites nouvellistes, le jour où l’on tue le cochon, où on le met à la saumure en prévision du rigoureux hiver et ainsi de suite. On voit que j’insiste pour que l’homme devienne semblable à un apprenti-tailleur, pour qu’il ne couse pas son nid entre les branches battantes et agitées par les tempêtes en tous sens de l’arbre de vie, mais bien sur une de ses feuilles où il se tiendra au chaud. Le prêche le plus nécessaire qu’on puisse faire à notre siècle est de rester à la maison.

Le troisième chemin du ciel est un mélange des deux premiers. Le deuxième, que nous venons de voir, n’est pas bon pour l’homme qui en ce bas monde doit prendre en main non seulement le cueille-fruit, mais le soc de la charrue. Le premier est trop bon pour lui. Il n’a pas toujours la force d’agir comme Rugendas qui, en pleine bataille, ne trouvait rien d’autre à faire que des tableaux de bataille, ou comme Backhuyzen qui, au milieu du naufrage, ne trouvait d’autre planche à agripper qu’une planche à dessin pour le peindre. Et ensuite ses douleurs durent aussi longtemps que ses fatigues. Plus souvent encore, c’est le champ d’action qui fait défaut pour la force : seule une minuscule partie de la vie donne à l’homme des Alpes des révolutions, des chutes du Rhin, des Diètes de Worms et des guerres contre Xerxès... et cela vaut d’ailleurs mieux pour l’ensemble ; la plus longue partie de la vie et une prairie battue plate comme une aire, sans Saint-Gothard sublime, souvent un ennuyeux champ de glace sans le moindre glacier reflétant l’aurore.

Mais c’est justement en marchant tout bêtement que l’homme se repose et prend son élan pour monter, à travers les petites joies et les petits devoirs, vers les grands. Le dictateur vainqueur doit savoir labourer le champ de Mars pour en faire un champ de lin ou de navets, transformer le théâtre de la guerre en théâtre domestique, sur lequel ses enfants puissent représenter quelques bonnes pièces tirées de l’Ami des enfants. S’il en est capable, s’il peut quitter aussi élégamment la voie du bonheur génial pour celle du bonheur domestique, alors il est peu différent de moi-même qui en ce moment – encore que la modestie dût m’interdire de le faire remarquer – qui en ce moment, dis-je, en pleine création de ce billet, suis pourtant en mesure de penser que, quand il sera à point, seront également à point les roses cuites au four et les grappes de sureau qu’on fait frire au beurre pour l’auteur.

Étant donné que je veux, en plus de ce billet, ajouter un post-scriptum à la fin du livre, je réserve pour cet additif plusieurs choses que j’aurais à dire sur la troisième partie, mi-satirique mi-philosophique de cette œuvre.

Ici l’auteur, eu égard aux prérogatives d’un billet, laisse tomber son demi-anonymat et signe pour la première fois en entier de son véritable nom :

 

Hof en Voigtland, le 29 juin 1795.

 

JEAN PAUL FRIEDRICH RICHTER.

 

 

 

 

 

 

 

 

HISTOIRE DE MA PRÉFACE POUR LA DEUXIÈME ÉDITION DU « QUINTUS FIXLEIN »

 

 

UN Suisse voltigeait un jour (à ce que rapporte Stolberg) aussi violemment qu’il le pouvait du plancher sur une chaise et de celle-ci sur le plancher et, comme on lui demandait ce que cela signifiait, il répondit qu’« il se donnait du mouvement ». Mais des hommes du Nord comme moi ont déjà besoin d’une demi-journée de voyage s’ils veulent acquérir suffisamment de feu pour établir avec bonheur le plan d’un chapitre. Déjà Érasme élabora son Éloge de la Folie en selle (chevauchant vers l’Italie) et le poète anglais Savage sa tragédie d’Overbury dans les ruelles de Londres – quoique sa vie en fût elle-même une, non une tragédie bourgeoise mais une tragédie noble, étant donné qu’il se faisait verser annuellement deux cents livres par sa mère naturelle, la comtesse de Macclesfield, afin de ne pas faire de pamphlet sur elle, se contentant par là d’en être un par sa personne. Mais on sait de moi que je fis il y a quelques années le grand tour avant de pouvoir revenir tel un jeune seigneur avec l’ébauche ou squelette des Momies ; bien plus, si je devais me décider un jour à faire une œuvre épique comme l’Odyssée, il faudrait sans doute que l’aède s’attardât aussi longtemps à son pittoresque voyage de découverte que le héros lui-même.

En revanche, pour accoucher d’une préface de la seconde édition je n’ai jamais jugé utile de faire plus qu’un voyage à pied de Hof à Bayreuth, simple saut de chat par-dessus trois stations de poste. Mais j’y cherche quelque chose – si je puis éveiller l’étonnement de la postérité et de ses ancêtres en entraînant les deux sur la chaussée de Bayreuth sur laquelle je trotte – enfermé que je suis dans le métier à tisser de la préface et jetant la navette – sans pouvoir cependant en sortir quelque chose de convenable. Je portais, en effet, mon écritoire ouverte devant moi pour y capter la préface au fur et à mesure qu’elle sortait de mon cerveau ; mais peu d’auteurs ont été jusqu’ici autant dérangés dans leur préface. Je veux raconter cela par le menu.

L’allure morale de l’homme ressemble à son allure physique, laquelle n’est autre qu’une chute continue.

 

 

Pour commencer, la barrière d’octroi de Hof, sous laquelle on s’acquitte du péage et qui s’abattit derrière le vis-à-vis d’une dame qui venait de s’en acquitter, tomba raide comme un émouchet ou un casse-œufs sur la tête de l’avant-propos : car je voulais absolument dépasser la dame pour voir son visage ; aussi, en me hâtant derrière elle, pensais-je peu à tisser ma préface, quoique je poursuivisse vainement le « vis-à-vis ». Il en est tout autrement des femmes inconnues que des livres inconnus. Je ne prends jamais un livre que je n’ai pas encore eu en main sans prévoir, tel un critique, qu’il est lamentable. En revanche, en face d’une femme inconnue, tout homme, eût-il déjà aimé et oublié les 30 000 idoles 1, est toujours prêt à supposer que cette 30 001e est enfin la véritable et seule Sainte Vierge – la mère de Dieu –, la divinité même. C’est aussi ce que je supposais sur ma chaussée ; tout au moins pus-je mettre une femme, sur la nuque poudrée et bouclée de laquelle l’aurore se posait si distinctement, au nombre des têtes féminines cultivées, lesquelles – puisque d’après Rousseau ce sont les Européens qui ont inventé le fer et les céréales – doivent aux produits raffinés qu’on a dérivés de ces deux matières (à savoir les épingles à cheveux et la poudre) cette culture qui, actuellement, je l’espère, est déjà très répandue dans les têtes féminines de la bourgeoisie. Contre cette culture externe d’une femme, aucun mari ne devrait s’insurger s’il veut posséder dans la sienne à la fois une bonne machine à vapeur de Papin, une machine à laver de Schaeffer, une machine à filer anglaise et une machine respiratoire de Girtanner ; sinon il montre qu’il confond une culture innocente avec la culture intérieure dont nos dames d’un certain rang sont en général peu affligées. La culture est comme l’arsenic, les solutions de plomb et les chirurgiens, c’est-à-dire quelque chose de splendide et de salutaire tant qu’elle est réservée à l’usage externe ; à l’intérieur d’une tête féminine qui prend feu si facilement, le mari, par précaution, mouche ou souffle cette lumière morale, de même que, par une prudence analogue, on ne laisse jamais pénétrer la nuit une lumière physique dans la bibliothèque impériale de Vienne...

Or finalement la forêt engloutit complètement la dame et je me retrouvai esseulé en pleine route. Cette perte me ramena à ma préface pour la seconde édition. Je la commençai donc sur mon ardoise ; et la voici qui vient, tout au moins ce que j’en avais terminé au voisinage de Hof.

 

 

 

 

PRÉFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION

 

 

« Le poète porte fort souvent, tel un chapon rôti, sous les ailes qui le portent devant toutes les fenêtres occupées du monde savant, son estomac à droite et son foie à gauche. D’ailleurs l’homme pense plus de cent fois avoir dépouillé le vieil Adam alors qu’il n’a fait que le rabattre, de même qu’on détache d’abord, puis qu’on roule la couenne supérieure du jambon tout en la présentant avec le reste et même en la garnissant de fleurs... »

 

 

Mais à ce moment précis le soleil se leva derrière moi. À côté de cet éclairage de l’éternel théâtre qui se plie et se replie de lui-même, plein d’orchestres et de galeries, combien les préfaces et pêches d’écrevisses aux flambeaux des critiques et ces animaux phosphorescents que sont les auteurs apparaissent donc pâles et faibles et jaunâtres ! J’ai souvent essayé, en contemplant l’exposition de tableaux qu’organise chaque année la longue et interminable galerie d’images de la nature, de penser à des culs-de-lampe, à des vignettes, à des morasses et à des « espaces » typographiques, mais cela n’allait pas, sauf à midi, en revanche jamais le matin ni le soir. Car c’est précisément le matin et le soir et encore davantage dans sa jeunesse et sa vieillesse que l’homme dresse sa tête terrestre pleine d’images de rêves et d’étoiles vers le ciel serein, le contemple longuement et sent son cœur ému de nostalgie ; en revanche, dans la moiteur du milieu de la vie et du jour, il courbe son front humide de sueur vers la terre, vers ses truffes et vers ses tubercules. C’est ainsi que la partie médiane d’une carte à jouer est faite en papier de rebut, tandis que seules les deux extrémités sont de fin papier à imprimer ; ou encore que l’arc-en-ciel s’élève au levant ou au couchant, mais jamais au midi.

Tandis que la route me portait toujours plus haut au-dessus des vallées, j’hésitais sur la question de savoir à quoi je me devais de rester fidèle, à la noble allée et à la colonnade de montagnes que j’avais à main gauche ou bien au magique « vis-à-vis » avec la tête cultivée que j’avais juste devant moi ; je me rendis compte que sur la chaîne montagneuse de gauche comme sur un mont Thabor l’esprit se transfigurait et s’ancrait solidement dans la trace sculptée dans le roc de pas d’anges envolés, tandis que dans le vis-à-vis j’avais l’ange envolé en personne.

 

 

Inutile de songer à des avant-propos. Par bonheur, non loin de Mönchsberg, à côté de ces splendides échafaudages de la nature qui servent à l’âme d’échalas, je constatai encore une chose propre à l’enfoncer en terre, telle un haricot rampant ou nain, à savoir un gibet avec un monsieur bien habillé qui botanisait dessus. Soit dit en passant, aucune herbe poussant sur des pelouses ou sur des remparts ou sur les toiles de Wouwermann ne donne un si beau « bowling-green » que celle qui prospère sur les lieux de supplice et qui sert en somme de couronne de récolte et de siège (corona obsidialis) à l’humanité triomphante. Hélas ! il y a déjà sans cela tant de nuages rouges gros de pluies de sang qui s’égouttent au-dessus de cette terre ! Je me ressaisis donc en tant que préfacier et me représentai ceci : « Tu ne peux te dissimuler que tu te trouves devant la première station, devant Mönchsberg, et qu’en fait d’avant-propos tu n’as guère poussé plus que le premier rejeton : si tu continues ainsi, tu dépasseras Gefrees, Bernek et Bindloch sans que ta préface se gonfle le moins du monde, surtout si tu ne veux pas y mettre un mot qui ne convienne aussi bien à ce qui y fut et sera mis qu’un coin à pavés. N’es-tu pas en mesure de travailler comme M. de Moser (le compère et le précurseur de tes fichiers) qui de sa vie n’a jamais écrit une rame de papier d’un seul tenant mais seulement des aphorismes, des gnomes, des apophtegmes, bref, rien que du clayonnage ? Je fus obligé de me donner raison et continuai alors sans ligaments comme les bons clavecins et in thesibus magistralibus sans autres liaisons ni plantes à filasse que celles qui poussaient sur le lieu de supplice.

 

 

 

 

PRÉFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION

 

 

« C’est un travers éternel des hommes que de ne jamais faire disparaître les écorchures et marques de petite vérole des siècles qu’ils ont subis, toutes les suites et traces de brûlures de la barbarie précédente autrement qu’en deux fois... d’abord par le temps, ensuite et secondement (quoique peu de temps après, souvent dans le siècle suivant) par des édits, des décisions d’arrondissement, décrets d’Empire, décrets du Landtag, « pragmatiques sanctions » et conclusions du vicariat d’Empire, de telle sorte que nos damnés folies et usages scorbutiques et rouillés ressemblent tout à fait à ces cadavres princiers qui doivent également être enterrés deux fois, la première fois en secret, dès qu’ils puent, la seconde fois publiquement, dans un cercueil de parade à multiples emboîtements que suivent tristement drapeaux de deuil, manteaux de deuil et flots de larmes endeuillées... »

 

(Préface à suivre.)

 

 

Pendant que j’écrivais, le botaniste de la flore du gibet m’avait rattrapé et dérangé. Je fus étonné d’avoir devant moi M. le Conseiller Artistique Fraischdörfer de Haarhaar 2 qui s’en allait à Bamberg pour y contempler du haut d’un toit ou d’une montagne quelque décisive bataille en espérance dont il se passait difficilement en sa qualité d’inspecteur de galeries où sont exposés tant de tableaux de batailles et même en tant que critique des tableaux de batailles homériques. En revanche, mon visage était pour lui aussi inconnu que l’intérieur de l’Afrique. Il faut qu’un homme soit vraiment novice en fait d’histoire littéraire universelle pour qu’on soit obligé de lui apprendre que le Conseiller Artistique collaborait à la manufacture critique de la « Nouvelle Bibliothèque Générale d’Allemagne » aussi bien qu’à celle de Haarhaar, de Scheerau et de Flachsenfingen comme l’un de leurs meilleurs commis. De même qu’on place dans un étang un potiron pour nourrir les carpes, de même il plonge sa tête nourricière en maint brouet journalistique épuisé comme un concentré de bouillon. Or, comme ledit Conseiller Artistique à qui je n’avais pourtant jamais fait de mal avait déjà fait distinctement entendre en plusieurs endroits qu’il avait l’intention de faire sous peu la critique de mon œuvre, je me sentis terriblement malheureux ; car il n’existe nulle part de plus grande ressemblance ni de plus grande antipathie qu’entre un critique et un auteur, quoique ce soit le même cas que pour le chien et le loup. Aussi falsifiai-je mon nom, me servant en quelque sorte à moi-même de faux-monnayeur, et je me présentai à lui comme une personne toute différente : « Vous voyez en moi, dis-je au Conseiller Artistique, le célèbre Egidius Zébédée Fixlein, de la vie duquel mon compère Jean Paul a pensé donner au monde une deuxième édition, quoique je continue quotidiennement à vivre et que par conséquent je fabrique toujours de la nouvelle vie à décrire. » L’âme du Conseiller Artistique n’était pas pour le moment composée de points comme celle qui fut reproduite dans les gravures de l’« orbis pictus », mais de points d’exclamation : d’autres âmes se composent de parenthèses ou de guillemets et la mienne de points de suspension. Il me scruta donc, me prenant pour le régent de cinquième, pour découvrir si mon caractère et ma manière d’être correspondaient à ce qui était imprimé. Je lui communiquai nombre de traits inédits de Fixlein qui sont maintenant dans la deuxième édition parce qu’il me reproche d’habitude en public d’avoir fait un portrait trop sec de mon original. Il nota aussitôt tous mes discours itinérants sur parchemin, étant incapable de se rien rappeler ; ce pour quoi il avait d’ailleurs cueilli sur le lieu de supplice quelques herbes qui fortifient la tête pour s’en préparer un bonnet d’herbes. Fraischdörfer m’avoua que, si quelqu’un mettait le feu aux notes et aux livres qu’il possédait dans son cabinet de travail, toutes ses connaissances et opinions lui seraient ravies du coup parce que c’est là qu’il conservait ces dernières ; c’est pourquoi, ajouta-t-il, il était en général bien sot et bien ignorant, pour ainsi dire une faible silhouette et reproduction de son propre Moi, un figurant et un curator ebsentis dudit.

D’ailleurs le temple de la gloire allemande est une belle imitation du temple athénien de Minerve où se dressait un grand autel de l’Oubli. Bien plus : de même que les Florentins ne s’approchent de leurs Pandectes qu’avec grand respect, en vêtements de cérémonie et à la lueur des torches, ainsi ne prenons-nous en main avec une vénération semblable les œuvres de nos poètes qu’en habits de cérémonie et en société ; nous les approchons alors des bougies et nous en servons pour éteindre le feu dans toutes les bonnes têtes – et pour allumer notre pipe d’écume. On m’a souvent demandé comment il se faisait que, dans ce monde vieillissant qui garde tout de même en sa mémoire les œuvres les plus anciennes que fournirent des milliers de foires, celles d’un Platon, d’un Cicéron et même d’un Sanchuniathon, les plus nouvelles, par exemple les romans de chevalerie des dernières foires, les œuvres polémiques de Kant, de Wolff, des théologiens, la vie de Bunkel, les meilleures soutenances de thèses inaugurales et « pièces du jour », les lettres pastorales et journaux érudits n’en sont pas moins oubliés souvent dans le même mois où l’on entendit parler d’eux pour la première fois. Ma réponse était pertinente ; la voici : étant donné qu’il n’existe sans doute aucune personne mystique de l’âge du monde qui ressemble véritablement à une vieille tête racornie et qui commence actuellement (ce qui n’a à la vérité rien d’étonnant) à devenir sénile et à tomber en enfance ou peu s’en faut, ce monde est naturellement enclin au mal qui frappe les vieilles personnes, lesquelles retiennent à merveille tout ce qu’elles ont entendu dire et lu dans leur jeunesse, mais qui oublient en revanche en l’espace d’une heure ce qu’elles ont appris dans leurs vieux jours. C’est pourquoi nos livres ressemblent aux chiffons dans le moulin du papetier, qui commence toujours à faire pourrir les plus frais avant les vieux...

Mais au fond j’aurais mieux fait de présenter cela sous forme de phrase séparée dans ma « Préface pour la deuxième édition ».

La vue de Mönchsberg irrita énormément le Conseiller Artistique ; ou bien, disait-il, il faut enlever les maisons qui sont en haut sur la montagne ou bien celles du bas ; il me demanda si des bâtiments sont autre chose que des œuvres d’art architectoniques, faites plutôt pour être vues qu’habitées ; il ajouta que c’était un abus de s’y installer sous prétexte qu’elles étaient creuses comme des flûtes ou des canons, à l’imitation des abeilles qui s’amassent dans le tronc d’un arbre creux au lieu de jouer autour de ses fleurs. Il me montra ce qu’il y a de ridicule à se loger dans une œuvre d’art et ajouta que cela était exactement comme si on voulait ravaler les vases de Heems 3 au rang de bols à fromage ou de sébiles à plumes, ou bien creuser le Laocoon pour en faire une boîte à contrebasse ou la Vénus de Médicis pour en faire un carton à chapeaux. Il s’étonnait d’ailleurs que le roi pût supporter des villages et m’avoua franchement que, en tant qu’artiste, il ne voyait précisément aucun inconvénient à ce qu’une ville entière disparût en fumée parce qu’aussitôt il concevait l’espoir d’en voir surgir une autre plus belle.

Je ne pouvais plus m’en défaire ; une fois sorti de Mönchsberg, il cessa d’attaquer les Mönchbergeois pour m’attaquer moi-même et épousseter mes œuvres. Hélas ! la « Préface à la deuxième édition » aussi bien que le vis-à-vis qui s’enfuyait disparaissaient toujours davantage à ma vue et de la dame tout entière je n’avais plus comme d’une morte que la poussière soulevée au loin par son passage que je n’aurais pas donnée cependant pour une masse de « poussière de mars », de poudre de punch ou de diamants. Le Conseiller Artistique et sire de Fraisch mettait maintenant en cale et en sac mon compère Jean Paul – car, comme je l’ai dit, il me prenait pour le régent – et lui reprochait de ne pas avoir servi comme les paysans sa bouillie biographique bien lisse et de ne pas faire toilette devant le miroir de la critique. Je pris fait et cause pour l’absent ainsi maltraité et lui dis qu’autant que j’ai pu l’entendre de sa bouche, il s’élevait justement grâce aux tremplins, aux perches et aux crampons de la critique plus haut qu’avec la paire d’ailes de sa psyché et, bien plus, qu’il était en train d’écrire des lettres critiques dans lesquelles il célébrait et encensait la Critique aux dépens des critiques et que c’était précisément cette manipulation critique qui gonflait tellement ses œuvres, de même que les nez grandissent et s’allongent à force de se moucher fréquemment. Et il en est ainsi en vérité ; je ne comprends pas comment un homme peut écrire une petite œuvre qui comprenne à peine la moitié de l’alphabet ; ce qui dans le lointain était feuille de papier grossit nécessairement en se rapprochant aux dimensions d’un livre et un livre à celles d’une rame : une œuvre qui, au moment où je la couche sur le papier, telle un ours nouveau-né, n’est pas plus grande qu’un rat, je la lèche avec le temps aux dimensions d’un vigoureux ours rustique. Le critique, en vérité, ne voit que tout ce que l’auteur a conservé et non tout ce qu’il a rejeté ; il serait donc à souhaiter que les auteurs accrochassent à la fin de leurs livres à l’usage des critiques la collection complète de toutes les âneries qu’ils ont rayées sans ménagements dans le cours de l’ouvrage, d’autant plus qu’ils le font du reste (voir Voltaire) dans la dernière édition de leurs œuvres et qu’ils accrochent et réservent par-derrière, à l’usage des lecteurs de qualité, de pleines panerées de balayures des premières éditions, de même que par exemple certains régiments prussiens doivent mettre de côté et conserver la poussière des chevaux pour prouver qu’ils les ont bien étrillés...

Maintenant il s’aigrissait peu à peu et, de vinaigre de bière devenait vinaigre de vin ; il me dit sans ambages : « Vous ne savez de qui vous prenez la défense : Monsieur votre compère s’est servi de votre portrait pour en faire une mauvaise scène de genre et ne vous a pas doté et paré des avantages intellectuels que vous possédez effectivement, comme je viens de le constater. D’après sa biographie imprimée, Votre Honneur m’inspirait beaucoup moins de sympathie que maintenant sur cette route. » Je souhaitais qu’il me retirât jusqu’à cette sympathie et sortis à dessein de mon caractère de Fixlein en lui disant d’un air vexé : « Que si des lecteurs, et surtout des lectrices ne goûtent pas mon caractère comique ou en général ne comprennent pas les caractères imparfaits, je m’en explique facilement la raison : c’est qu’ils n’ont pas de goût pour les humoristes écrivains, à plus forte raison pour les humoristes en action ; en outre qu’il est plus difficile pour une fantaisie étroite de se mettre dans la peau de caractères relativement imparfaits que de caractères parfaits et de s’intéresser aux premiers, en fin de compte que le lecteur préfère un héros qui lui ressemble à un autre qui ne lui ressemble pas ; étant bien entendu que par homme qui lui ressemble, il entend toujours un homme magnifique. » Certes, car de même que Plutarque dans ses biographies soupèse et compare tout grand homme par rapport à un autre grand homme, de même le lecteur compare en aparté tout grand caractère d’une biographie avec un deuxième caractère aussi grand (le sien) et fait bien attention à ce qui sortira de la confrontation. C’est pour cette raison que les jeunes filles attachent un prix extraordinaire à une beauté et à une grâce féminines parfaites dans la description des romans (et le poète aime tant embellir la plus irrémédiable laideur) et en réclament beaucoup moins dans la plastique et la sculpture de la réalité – de même que des choses laides, telles que lézards et Furies ne peuvent être agréablement représentées que par la peinture et non par la sculpture... Pour la jeune fille le roman est en effet un miroir fidèle et elle peut y voir une héroïne.

À l’entrée du village nommé « Les trois saucisses blanches », le Conseiller Artistique manifesta le désir d’y boire du lait de chèvre. Je lui demandai s’il voulait imiter par là les gens distingués qui, parce que Huart propose une cure de huit jours de lait de chèvre comme remède de bonne femme pour engendrer un génie, se décident justement pour cette raison en faveur du « cordial caprin » et voient ensuite où cela les mène. Que lesdites personnes distinguées, ou tout au moins les princes, ne le boivent pas à cause de la phtisie, les essais qu’ils font ensuite le prouvent bien. Mais le Conseiller Artistique ne devint le frère de lait de Jupiter que parce que les Parques avaient déroulé complètement le fil de la vie de ses fuseaux de ses jambes ; il se présentait déjà pour ainsi dire comme un oiseau empaillé, bien séché et imbibé d’éther dans une collection de sciences naturelles. Il dit qu’on devait sacrifier ou bien sa personne et ses livres ou bien ses enfants, de même que l’agriculteur (ajoutai-je) ayant à choisir entre le chanvre et le lin doit réserver un mauvais accueil à l’une de ces deux plantes.

Pendant cette cure lactée nous nous prîmes encore plus en grippe, et le frai de crapaud de notre antipathie que nous avions déjà avalé se mit à éclore en crapauds adultes, grâce à la douce chaleur de nos parties nobles. Je lui en voulais d’être obligé par sa faute de rester ainsi planté aux « Trois saucisses blanches » selon toute apparence, d’arriver à Gefrees sans avoir rien vu ou écrit de beau (je parle du vis-à-vis et de la préface) et parce qu’au reste Fraischdörfer était en même temps de l’or mat, du mica jaune et de l’or. Or, il n’existe pas de plus affreuse mixture. N’alla-t-il pas jusqu’à retirer pour mâcher ses dents artificielles comme un dentiste parce que seules ses canines étaient véritables et innées ? Ne pus-je voir distinctement, tandis qu’il déboutonnait sa veste, que le ventre de son gilet était de soie veinée, tandis que le dos en était de toile blanche, comme s’il était un blaireau qui, suivant la remarque de Buffon, porte à l’inverse de tous les animaux les poils les plus clairs sur le dos et les plus sombres sous le ventre ?... Et en ce qui concerne la queue de sa perruque, il est sûr et certain que la sienne ne montrait qu’au bout ses cheveux véritables, et pour le reste était longue et fausse, alors que la mienne et petite mais à moi, juste comme si la nature et Linné avaient voulu nous distinguer comme deux animaux célèbres 4.

En ce qui le concerne il versait de son côté le vinaigre de lavande de la colère sur une bonne mère de vinaigre et voulait m’asperger tel un pestiféré : il s’imaginait, en effet, que je lui avais menti ou que je m’étais moqué de lui et que je n’étais pas du tout le fameux Fixlein que je prétendais être, mais peut-être bien mon propre compère en personne. Il concluait cela d’après ma perspicacité. Pour découvrir le pot aux roses, il déclencha le hache-guenilles de son moulin et sans crier gare tomba avec cet instrument sur toutes mes œuvres. Je vais citer tout de suite ses propres paroles. J’ai certes prié souventes fois le ciel de m’envoyer aux « Petites annonces littéraires » un coq qui chanterait lorsque je succomberais tel un saint Pierre écrivain et me ferait verser des larmes de repentir sur ma chute ou seulement un simple chapon qui, comme d’autres chapons, finirait l’incubation et conduirait mes poussins à la promenade ; mais je ne lui avais jamais demandé de m’envoyer ce condor pour me les dévorer et je me rends bien compte que je m’échauffais. Il commença donc sans attendre la sortie des « Trois saucisses blanches » et continua sur le même ton jusqu’à Gefrees, ce qui ne l’empêchait pas de me donner toujours de la « Respectabilité » et de nommer Jean Paul « Monsieur mon compère » en prétendant : « Qu’il n’existait d’autre belle forme que la grecque et que le meilleur moyen de l’atteindre était de renoncer à la matière 5. » (C’est sans doute pourquoi le fin du fin pour s’agiter suivant les règles de la chorégraphie grecque est maintenant de rejeter le fardeau scientifique des siècles ultérieurs et de se rendre ainsi à soi-même, pour ainsi dire, la besogne plus facile.) « La forme dépendait si peu du volume que c’est à peine si elle en réclamait un, de même que, comme chacun sait, la volonté pure est une forme absolument immatérielle » (et consiste pour ainsi dire dans une volition de la volition, de même que la volonté impure consiste dans la volonté du non-vouloir, de sorte que la forme esthétique et la forme morale se comportent vis-à-vis de leur matière comme la surface géométrique par rapport à toute surface réelle donnée). C’est ainsi que s’explique le mot de Schlegel suivant lequel, « de même qu’il existe une pensée pure sans aucune matière (ce qui est une pure absurdité), il peut également exister d’excellentes représentations poétiques sans fond » (lesquelles, pour ainsi dire, se représentent seulement elles-mêmes par illusion). « D’ailleurs il était nécessaire de dénoyauter et de passer sans cesse davantage au tarare tout le remplissage, si d’autre part l’on voulait qu’une œuvre d’art pût atteindre cette beauté dont Schiller exige qu’elle laisse l’homme également libre et propre pour l’amusement et le sérieux » (auquel sublime degré les nobles genres de la poésie, comme par exemple l’épopée, l’ode, ne peuvent, à cause de la constitution de la nature humaine, autrement accéder que soit par une matière insignifiante et vide, soit par la manière vide et insignifiante de traiter une matière importante. Mais comme on ne peut précisément trouver celle-ci que dans les œuvres les plus plates, les mauvaises ont par conséquent en commun avec les plus parfaites un caractère qui les distingue des œuvres médiocres 6.) « C’est à plus forte raison l’humour », continuait l’autre, « qui est aussi répréhensible qu’insipide, puisqu’on n’en trouve pour ainsi dire jamais chez les anciens. »

Je rendrai la parole à Fraischdörfer dès que j’aurai intercalé ce qui va suivre : j’exposerai un jour avec adresse dans une petite œuvre critique que tous les juges d’art allemands (excepté les plus récents), non seulement dissèquent misérablement l’humour, mais encore (ce que je n’aurais jamais soupçonné puisque le plaisir qu’on éprouve de la beauté est en raison inverse de la connaissance qu’on possède de son anatomie) le goûtent plus misérablement encore, quoique, puisqu’ils jugent dans les ténèbres, ils ressemblent aux Aréopagites, auxquels il était interdit de rire d’une plaisanterie ou d’en écrire une (Plut., de Glor. Athen.) – outre que la ligne brisée de l’humour est à la vérité plus difficile à rectifier mais qu’elle n’offre rien d’irrégulier ni d’arbitraire, sinon elle serait incapable de plaire à personne d’autre qu’à son propriétaire – que ledit humour participe à la forme et aux procédés du tragique, quoiqu’il n’en partage pas la matière, – que l’humour (je veux dire l’humour esthétique qui est aussi différent et aussi distinct de l’humour pratique que toute représentation de la sensation représentée ou représentante) n’est que le fruit d’une longue culture de la raison et qu’il doit croître au fur et à mesure que vieillit le monde comme à mesure que vieillit un individu.

Fraischdörfer continuait : « Que si l’on jugea donc suivant cette pierre de touche les œuvres de Monsieur mon compère, dans lesquelles on n’attache pour ainsi dire d’importance qu’à la matière : on ne comprend pas comment par surcroît le critique du Journal littéraire ait pu le louer du choix de matières aussi équivoques que la divinité, l’immortalité de l’âme, le mépris de la vie, etc. » Sur ces mots nous entrâmes justement dans Gefrees et je vis cette dame dont je ne connaissais qu’une moitié s’enrouler de nouveau dans son voile et repartir ; donc si cet oiseau de malheur, le Conseiller Artistique, n’avait pas dégusté son « sorbet de chèvre » aux « Trois saucisses blanches », j’aurais conquis le bonheur de la saisir juste chez M. Lochmüller, tandis qu’elle faisait donner quelque chose au cocher et aux chevaux. Mais ainsi j’avais tout perdu. Je fis un bond effroyable au fond de mon cœur et me livrai intérieurement à l’attaque suivante contre le Conseiller Artistique : « Lamentable statue de sel gelée de Loth ! Évidoir évidé des cœurs pleins ! Œuf d’alouette gobé, où jamais le destin ne pourra couver de cœur battant puissamment, plein d’aspirations et ivre de joie ! Dis-moi ce que tu veux, car j’écris ce que je veux. Tu ne détourneras ni mon tire-ligne ni mon œil de la montagne aux neiges éternelles de l’éternité sur laquelle jouent les flammes d’un soleil voilé, ni de la nébuleuse de l’autre monde qui s’étend si loin derrière nous et dont la parallaxe n’est que d’une seconde, ni de tout ce qui atténue la chaleur ailée de la vie ailée, ni de ce qui déploie l’aile recroquevillée dans la chrysalide, de ce qui nous réchauffe, de ce qui nous soutient ! »

 

 

Et comme maintenant par-dessus le marché le tailleur sur mesures grecques vantait la beauté du jour et la cloche de verre bleutée de la demi-sphère éthérée et disait : qu’il ne parlait pas ici en tant que peintre, car celui-ci n’aime pas peindre des ciels sans nuages, mais en tant que poète pour lequel les beaux jours sont toujours les bienvenus dans ses vers, pendant ce temps je me montais toujours davantage contre lui, d’autant plus que d’après Platner la colère provient apparemment de l’abdomen (c’est pourquoi les savants qui reposent toujours sur les abdomens les plus lamentables s’aigrissent réciproquement toujours davantage sur des « Petites affiches anticritiques ») ; machinalement je remuai les lèvres et lui lançai à voix basse quelque peu durement les invectives suivantes (encore qu’intérieures) : « L’informe formeur qui est devant moi n’estime dans tout l’univers que ce qui peut lui servir de modèle ; comme Parrhasius ou comme cet Italien, il torturerait des hommes pour peindre un Prométhée et un crucifiement d’après les études et les projets de leur douleur, la mort d’un jeune fils ne lui serait pas inopportune parce que la cendre du petit dans le rôle d’Électre aide plus à confectionner l’indispensable couleur brune que trois répétitions de théâtre ; l’innombrable peuple des campagnes lui est tout de même de quelque utilité pour les poèmes bucoliques, voire pour les opéras-comiques, de même que les bergeries sont d’un rendement suffisant pour les fabricants d’idylles. Eustathius Nero illustre les belles descriptions homériques avec l’incendie de Rome et le général Orlof est précieux aux peintres de batailles et de scènes navales parce qu’il leur fournit les modèles nécessaires, champs de bataille et vaisseaux explosants. »

Au diable tout cela.

Cependant par mépris je ne dis presque plus rien à voix haute au Conseiller Artistique. Je marchais d’un bon train vers Bernek, où la reine ailée des abeilles dans son vis-à-vis devait tout au moins faire halte devant une assiettée de potage. Je souhaitais du fond du cœur qu’une ou deux roues de sa voiture se missent à fumer et que la reine fût forcée de faire halte pour attraper de noirs escargots forestiers afin d’en huiler le moyeu faute de goudron. Mon futur critique se fatiguait beaucoup, il avait grand-faim et voulait, comme il avait davantage de suc gastrique que de graisse aux jointures, changer ces mouvements péripatéticiens pour des mouvements péristaltiques ; mais il n’y avait pas moyen de me faire arrêter et il me suivait par-derrière, traînant sa famine : « Soyez heureux, dis-je, de ressentir actuellement de manière vivante deux états que le peintre et le poète ne peuvent que difficilement ou pas du tout faire ressentir aux autres, à savoir la faim et la fatigue. Chaque fois que je vois un paysan avec une chemise entière (en voici là-bas un qui retourne son champ), cela me donne un choc : je calcule combien de temps il faudra encore pour que cette chemise vaille quelque chose pour le chiffonnier et serve de papier brouillon sur lequel un érudit pourra étendre le frai de ses idées. » Comme il comprenait ma satire, elle ne l’atteignait pas ; car les satires et les annonces de mort ne concernent que celui qui ne s’en rend pas compte.

 

 

Mon indifférence à l’égard du Conseiller Artistique me mit en mesure de marcher devant lui et, outre mon voyage, de continuer sur mon écritoire ma « Préface pour la deuxième édition ».

 

 

 

 

SUITE DE LA PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION 7

 

 

« Et certes Kant a le rare bonheur de jouer sur une scène qui ne manque pas de garniture ni de ce mur de têtes sur lesquelles les accents de sa lyre se répercutent plus clairs et sonores, de même que les anciens fourraient des pots vides dans leurs théâtres pour renforcer de leurs résonances 8 la voix des acteurs. Un auteur qui a des idées risque ainsi de fausser fréquemment les idées d’autrui qu’il doit répandre et, à supposer qu’il jure (comme devaient autrefois le faire effectivement les copistes de livres) de copier proprement et honnêtement, il resterait toujours fort différent de la tête vide, dont la vacuité supérieure, ainsi que dans le tube de Torricelli, est comme en physique le meilleur conducteur de l’électricité. En revanche, dans le système lui-même, il faut détourner l’attention des lacunes dans lesquelles il n’y a aucune vérité en y tendant les vêtements de ces dernières, c’est-à-dire de longs termes nouveaux, de même que les peintres avisés remplissent les vides de leurs tableaux par des draperies.

« En morale, les choses sont un peu différentes, parce que, ainsi qu’en médecine, la théorie y est complètement différente de la pratique. De même que dans le théâtre antique l’un des acteurs avait le chant et l’autre les gestes qui l’accompagnaient et que l’art était précisément favorisé par cette division du travail, l’on ne peut faire aucun progrès dans l’art difficile de la vertu sans que (ce qui arrive maintenant assez fréquemment) la théorie et la pratique soient séparées et que l’un se cantonne aux discours sur la vertu pendant que l’autre tente les gestes appropriés. »

 

(Préface à suivre.)

 

 

 

Car à ce moment nous descendions dans la verdoyante Tempé de Bernek et je bouclai mon écritoire ; sinon j’aurais fort bien pu continuer à y écrire sans me montrer grossier : n’était-ce pas comme si je parlais au Conseiller Artistique lui-même, du moment que je faisais allusion à lui ? La voiture du couronnement, le char d’Élie et d’Apollon était arrêté devant la poste et la régente de ma route en descendait. Je m’approchai d’un bond : qui aurait pu penser (et certes moi moins que les autres) qu’il ne s’agissait de rien de moins que d’une prima donna qui fut déjà actrice dans une de mes préfaces 9 à savoir la chère, la bonne, la bien connue Pauline, la fille orpheline de feu le capitaine et négociant Oehrmann.

Je fus pris d’une joie véritablement enfantine, tous les Bernekois peuvent en témoigner : « M. Jean Paul, comment se fait-il que nous nous rencontrions ici ? » me dit la demoiselle dont le visage, à la suite de ses fiançailles, brillait maintenant d’un rose plus vif que dans sa boutique ; cet incarnat étant pour ainsi dire le brassard militaire rouge qui annonce le prochain service matrimonial, la rose garnissant le ruban du mariage.

Quant à mon Fraischdörfer, il bouillait pour ainsi dire dans son jus et tournait au rouge écrevisse ; car il apprenait maintenant que j’étais effectivement l’auteur lui-même dont il avait fait la critique sur la route. Il dit que c’était seulement un bonheur pour l’art que je me fusse borné à mentir dans la réalité et non sur du papier imprimé, où il était plus important de s’imposer et de maintenir la réputation d’un caractère véridique. En trois entrechats il s’était envolé comme une neige de mai. Mais il ne m’oubliera pas et se tapira pour le moins dans les fourrés et postes de tir de la « Bibliothèque Générale d’Allemagne » pour y canarder son ancien compagnon de voyage avec ses carabines à air comprimé. C’est pourquoi j’ai jugé nécessaire de porter préalablement ces faits à la connaissance du public ; sur chacune des flèches de son arbalète (ainsi que Montesquieu le rapporte des Tartares), le nom du tireur est maintenant gravé : il s’appelle Fraischdörfer. Somme toute, c’est un homme considérable et d’une certaine valeur ; il contemple les fureurs guerrières de Bamberg et se fabrique, ainsi que je l’ai vu à ses doigts 10, les idées claires et distinctes qui lui sont nécessaires, plus quelques spirituelles trouvailles par-dessus le marché, et nous ne nous en estimons pas moins l’un l’autre. De ces trouvailles, je veux donner ici un exemple qui doit prouver en même temps avec quelle grâce je repique ses lauriers : « Le coup de lime, dit le folâtre Conseiller Artistique, que les auteurs négligent de donner à leur œuvre, leurs éditeurs les donnent suffisamment aux pièces d’or qu’ils leur comptent en échange. » – Vraiment très bien tourné !

Je dînai joyeusement avec la demoiselle fiancée dont le futur mari, pacha et bey matrimonial et « maître de plaisir », n’était personne d’autre que notre vieille connaissance M. le juge Weyermann 11. Je concède que je recherchais la fiancée plus que je ne la fuyais et ressemblais bien plus au sage Ulysse qui se faisait attacher au mât les oreilles ouvertes et se laissait régaler du chant des Sirènes qu’à ses compagnons qui plombèrent les leurs avec de la cire comme des dents de sagesse creuses. Mais elle ressemblait aussi au rayonnant Enfant Jésus qui jette le plus gracieux reflet d’argent dans la sombre nuit du Corrège que le Conseiller Artistique avait peinte en mon cœur : car elle était innocente et bonne et tendre et sans aucune des duretés poétiques de la sensiblerie ; toutes les souffrances à double tranchant qu’elle avait subies chez son père avaient donné beaucoup plus à son cœur qu’elles n’avaient ôté à sa tête ; comme le bois de rose, elle exhalait sur le tour tranchant du malheur un parfum aussi doux que les roses elles-mêmes. Son fesse-mathieu de père ne lui avait donné à la vérité que la culture de la façade, c’est-à-dire la culture extérieure ou physique, à savoir un habillement distingué, mais non une éducation distinguée (que de braves juges distribuaient le soir gratis dans des relations biographiques) et elle ressemblait à la plupart des jeunes filles de mon entourage dans lesquelles, comme à Vienne, les faubourgs sont modernes mais où l’intérieur même de la ville avec tous ses quartiers est terriblement vieillot. Cependant elle et moi avions, comme tous les amis – et comme, d’après Haller, tous les hommes qui ont grandi ensemble – un seul cœur encore que deux têtes. Ce qui fait beaucoup.

Nous partîmes tard et j’étais assis vis-à-vis d’elle dans son « vis-à-vis ». Derrière nos vertes montagnes s’étendait le désert des fils d’Israël et devant nous la terre promise de la douce plaine de Bayreuth. Le soleil et moi fixions sans cesse le visage de Pauline avec une égale chaleur et finalement je me sentis ému de cette petite silhouette immobile. Pour quelle raison ? Non seulement parce que je réfléchissais à la coutume qu’ont les jeunes filles de tirer au sort – telles des Frères Moraves – leurs époux, à un âge où les sentiments sont supérieurs aux connaissances et où dans leur cœur vide brûle sans objet un feu de sacrifice, de même que dans le temple virginal de Vesta il n’y avait aucune idole, mais seulement une flamme – et de transporter ensuite leur autel devant la première apparition venue d’un dieu mécanique ; mon attendrissement ne provenait pas non plus du fait que, comme la plupart de ses sœurs et telle une framboise mûre, elle allait être à la fois arrachée et broyée par la dure main de l’homme ou bien que son printemps de femme comptait tant de nuages et si peu de jours et de fleurs et que je la comparais comme la plupart des fiancées à l’enfant endormi que Garofalo a peint en compagnie d’un ange qui tient une couronne d’épines au-dessus de sa tête, avec cette différence que, lorsque le mariage la réveillerait, l’ange enfoncerait effectivement la couronne. Non, ce qui attendrissait mon âme c’est que, chaque fois que je regardais cet aimable et souriant visage rose, je ne pouvais m’empêcher de lui adresser pour ainsi dire intérieurement la parole en ces termes : « Oh ne sois pas si joyeuse, pauvre victime ! Tu ne sais pas que ton beau cœur réclame encore quelque chose de meilleur et de plus chaud que du sang et ta tête des rêves plus nobles que ceux que te donne ton oreiller ; que les pétales embaumés de ta jeunesse se contractent maintenant en sépales inodores 12, en vase de miel destiné à un homme qui bientôt n’exigera de toi ni un cœur tendre ni une tête claire, mais seulement de rudes doigts de travailleuse, des pieds de coureur, des gouttes de sueur, des bras blessés et ne demandera de repos et de paralysie qu’à ta langue. Cette vaste voûte sonore de l’Éternel, la rotonde bleue de l’univers se recroquevilleront aux dimensions de ton ménage, de ton garde-manger et de ton bûcher, de ta chambre à filer et, aux jours les plus heureux, de ton salon de réception. Le soleil deviendra à ses yeux le poêle-ballon et le chauffe-pièces qui pend au toit du monde et la lune un lumignon de savetier planté sur le porte-lampe d’un nuage ; le Rhin s’asséchera en toi aux dimensions d’un abreuvoir ou de la cuve à rincer ton linge et l’Océan à celles d’une mare aux harengs. Dans la grande société de lecture où affluent toutes les revues, tu ne seras abonnée qu’au calendrier annuel et, par suite de tes relations cosmologiques, tu pourras à peine contenir ton impatience de recevoir le journal politique pour y dévorer dans la feuille des « Petites Annonces » qui y est encartée le billet d’entrée de messieurs inconnus qui ont logé aux « Trois Perruques » et un génie universel ne représentera pour toi que quelque chose de guère (tout de même un tant soit peu) plus intelligent que ton mari. Tu fus créée pour quelque chose de mieux que tu ne deviendras jamais. (Ton pauvre Weyermann n’y peut rien, puisque l’État de son côté n’en peut davantage pour lui.) Et c’est ainsi que la mort frappera ton âme effeuillée par les ans et pleine de boutons desséchés et ce n’est qu’elle qui la transplantera dans un climat plus favorable 13.

Pourquoi cela n’aurait-il pas dû m’attrister ? Ne vois-je pas chaque semaine sacrifier des âmes ? Ne suffit-il pas pour cela qu’elles soient revêtues d’un corps féminin ? Et quand la plus riche et la meilleure âme du monde en pleine aurore de la vie est enfouie dans le réduit voûté du mariage avec un cœur à qui personne ne répond, avec des désirs insatisfaits et des dispositions inassouvies et négligées – et encore peut-elle parler d’un bonheur tout spécial quand le réduit n’est pas une oubliette garnie de mille lames tranchantes ou même que le mari est une douce araignée que peut apprivoiser l’embastillée – eh bien ! dans cette vie la pauvre se sent extraordinairement à son aise ; les châteaux dorés en Espagne et palais magiques des années précédentes pâlissent bientôt et s’écroulent sans qu’elle y prête attention ; son soleil se traîne invisible au-dessus du jour nuageux et souterrain de sa vie d’un degré à l’autre, et au milieu de douleurs et de devoirs elle parvient sans avoir connu la lumière au soir de sa petite existence, et elle n’aura jamais appris ce dont elle était digne et dans sa vieillesse elle aura tout oublié de ce qu’elle pouvait avoir désiré autrefois au temps de son aurore ; parfois seulement, dans une heure où la vieille idole déterrée d’un cœur autrefois adoré, une musique mélancolique ou un livre jettent sur le sommeil hivernal du cœur quelque chaud rayon de soleil, alors elle s’anime, regarde anxieuse et comme ivre de sommeil autour d’elle et dit : « Comment ? Autrefois tout était différent autour de moi ! Mais il y a sans doute déjà longtemps et je crois d’ailleurs qu’à cette époque je m’étais trompée. » Et là-dessus elle se rendort tranquillement.

En vérité, vous autres parents et maris, je ne dresse pas ce tableau affreux dans le but d’extorquer une larme à l’âme blessée dont il est l’image, mais c’est à vous que je montre la peinture de ces blessures, afin que vous guérissiez leurs modèles et jetiez au diable vos instruments de torture.

L’état d’âme dans lequel je me trouve maintenant ressemble pour la même raison à celui dans lequel je me trouvais dans le vis-à-vis... Le soleil déclinant et la belle patiente devant moi et surtout les dissonances précédentes avec lesquelles j’avais dû me faire entendre du Conseiller Artistique se fondirent et me fondirent en ce ton mineur. Une fois terminée la lycanthropie on redevient aussitôt un véritable agneau de Dieu ; c’est après un péché (dit Lavater) qu’on est le plus pieux. C’est pourquoi les saints qui aspirent à une piété toute spéciale dans l’autre vie s’occupent en ce bas monde de faire de bons gros péchés. Devant cette fiancée je me couvris tel un arbre printanier des fleurs de citronnier de la poésie, de même qu’auparavant j’avais été une colonne de sel taillée dans l’acide citrique de la satire, ce qui, soit dit en passant, est une nouvelle preuve que les critiques ne devraient jamais dire leur nom et ne jamais prendre leurs ébats que dans l’ombre parce qu’autrement on ne leur témoigne aucun respect, de même que l’oiseau héraldique de Minerve, la chouette, étrangle et vole pendant la nuit sans vergogne, mais semble une bizarre et ridicule fausse-couche de la nature quand elle se présente en plein jour parmi la gent des oiseaux qui s’assemble aussitôt pour la taquiner. Pour revenir en arrière, l’homme en son voyage vers le paradis céleste, et moi en mon voyage vers le paradis de Bayreuth et l’humanité en sa longue pérégrination vers le Jugement dernier font comme la bière de Brunswick qui s’aigrit à plusieurs reprises pendant le traitement ; mais au bout de la route nous arrivons tous (y compris ladite bière) succulents et sucrés : je crois qu’une demi-heure après Bernek je racontais déjà la « part réservée » de la « Vie du régent de cinquième » Fixlein à Pauline.

J’avais complètement oublié qu’il existât au monde des avant-propos pour des deuxièmes éditions... Hélas ! tendre fiancée, je voulais t’émouvoir profondément par mon récit, mais tu m’émus encore davantage en l’écoutant. Il doit d’ailleurs y avoir bien d’autres Jean Paul et bien d’autres Pauline en Allemagne : sinon la présente deuxième édition aurait été complètement inutile, et je profite de l’occasion pour les en remercier bien cordialement ; mais ces remerciements ne s’adressent nullement aux lecteurs pauliniens, car ils n’ont rien fait pour moi et j’ai tiré d’eux bien peu de profit ; bien plus, tandis qu’ils avaient tous sur les genoux quelque chose de moi dans lequel ils lisaient, j’étais le seul à n’avoir rien sur les miens, de même qu’en Amérique du Nord l’amphitryon est le seul du banquet à ne pas toucher aux plats, non, c’est le destin que je remercie ainsi. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas fait les hommes identiques (autrement nous mourrions tous d’ennui) ni dissemblables (autrement personne ne pourrait supporter ni comprendre son prochain), mais bien semblables, de sorte que pour ainsi dire on peut me prendre pour la première de ces cannes rondes des scytales spartiates autour de laquelle le grand génie enroule des feuilles écrites et le lecteur pour la canne correspondante sur laquelle on doit rouler et déchiffrer les feuilles comme sur moi-même parce que les deux cannes sont exactement calibrées l’une sur l’autre...

J’étais maintenant, comme la fiancée et moi-même ne nous trouvions plus très loin de Bindloch où je voulais descendre parce que je ne jugeais pas convenable de faire mon entrée raide et droit en compagnie de la promise par la porte de Bayreuth et de faire imprimer par-dessus le marché mon nom dans les « Petites Affiches » comme ayant passé ladite porte, j’étais maintenant, dis-je, et précisément pour cela, beaucoup trop attristé, surtout devant les paillettes d’or flottantes du soir et parmi les chants vespéraux des « volières » en liberté au-dessus de ma tête et si près de perdre la pleurante fiancée, j’étais trop attristé, redis-je, pour parler jusqu’à Bindloch de Quintus Fixlein d’après la première ou la seconde édition : cela m’était rigoureusement impossible.

Mais je sortis mon écritoire et composai quelque chose dessus. Que surtout on ne s’attende pas là à la suite de la « Préface à la seconde édition » : « Ma chère, je m’occupe présentement d’une épitaphe ! » lui dis-je. Feu son père et les hôtes masculins du susdit l’avaient déjà suffisamment habituée à l’ennui et à l’abandon ! Elle me pardonna donc facilement mes écritures, mais il s’agissait justement de quelque chose de touchant qui lui était destiné et que je voulais lui dire à Bindloch. Au lecteur aussi cette épitaphe sera mise sous les yeux à la fin de cette histoire, simplement avec les quelques modifications convenables pour le dédommager de la conclusion de cette préface que je lui ai soustraite et qui est désormais impossible. J’écrivais, j’écrivais et mes yeux s’assombrissaient parce que j’avais dans le dos le soleil déjà bas et du reste moins de lumière que d’eau dans les yeux. Bonne âme ! Tu ne savais pas pourquoi les larmes coulaient de mes yeux et pourtant les tiens étaient déjà humides ! Tandis que notre voiture descendait la pente allongée de Bindloch, un pli de terrain nous ravit le soleil qui palpitait de joie, mais, comme dans une vente aux enchères à Brême ou à Lauenbourg, à la suite de l’extinction de cette lumière tout le ciel nocturne hérissé de soleils d’argent nous fut pour ainsi dire adjugé tandis que le marteau d’une cloche, tel celui du commissaire-priseur, sonnait sept heures. Le monde reposait ; sur la montagne la lune jaillissait comme le calice fermé d’un lis ; ma rédaction était terminée, nous avions descendu la pente rapide de la montagne, et je dis à la fiancée que j’allais sauter hors de la voiture et que je lui lirais au-dehors quelque chose si elle descendait avec moi – car à l’intérieur il me faudrait hurler pour arriver à dominer le bruit de la voiture.

Nous descendîmes tous deux non loin de l’antique colonne devant laquelle je ne suis jamais passé sans un soupir pour la dure oppression avec laquelle les dures mains géantes du destin nous saisissent et nous emportent, tels de pauvres chenilles molles et des Gulliver ; ces mains géantes semblaient aujourd’hui avoir planté la colonne comme un hermès et une colonne commémorative à l’usage de la faible mémoire du cœur humain. Pauline ne se doutait de rien ; mais je la conduisis près du modeste pilastre et lui expliquai, après le lui avoir montré, ce que signifiait la forme féminine usée et abîmée par les intempéries sur laquelle passe une voiture, telle qu’elle est représentée sur le mauvais bas-relief du pilastre. Dans les villages d’alentour on rapporte en effet qu’un jour une fiancée descendit de la montagne de Bindloch, alors plus abrupte qu’aujourd’hui, au milieu d’un orage et avec des chevaux emballés, pour retrouver son fiancé ; elle tomba sous les roues et exhala son esprit plein d’espoirs illusoires devant les yeux martyrisés du jeune homme. Pauline ne pouvait plus lire qu’avec difficulté, d’autant plus que la lune voilée par les vapeurs du soir ne donnait qu’une faible lumière, les sculptures délavées de ce malheur oublié ; mais son cœur tendre en fut touché et versa volontiers, d’autant plus qu’il se sentait si près d’une situation identique, l’offrande vespérale d’une longue traînée de larmes sur la fin de sa sœur inconnue dont le squelette brisé errait maintenant, déjà en poussière – peut-être de l’anthère d’une fleur – tandis que l’esprit qui l’animait alors ne pourra plus qu’à peine remarquer, lorsqu’il se retourne sur l’éternelle route de montagne qui traverse le temps, la poussière qu’il souleva un jour et laissa derrière lui. Et ici, à côté de la colonne triomphale de ce martyre et sous le grand ciel de la nuit, je donnai à Pauline le petit poème en prose que je dépose ici aux pieds de toutes ses sœurs.

 

 

 

 

L’ÉCLIPSE DE LUNE

 

 

Sur les parterres de lis de la lune habite la mère des hommes avec toutes ses innombrables filles dans un amour calme et éternel. Le bleu du ciel, qui ne voltige que loin de la terre, repose là-bas, affaissé sur la neige de pollen qui recouvre la campagne. Pas de nuage glacé pour porter à travers l’éther un soir en miniature, ni de haine pour dévorer les âmes sensibles ; de même qu’on voit se mêler les arcs-en-ciel au-dessus d’une cascade, de même l’amour et le repos unissent toutes les étreintes en une seule ; et lorsque dans leur nuit tranquille la terre brillante flotte parmi les étoiles, les âmes qui ont connu la joie et la douleur ne regardent qu’avec une nostalgie et un souvenir très doux vers cette île abandonnée où habitent encore les êtres aimés et les corps qu’elles ont déposés ; et lorsque ensuite la lourde terre endormante s’approche toujours plus aveuglante de leurs yeux qui se ferment, les anciens printemps de la terre défilent devant elles dans des rêves étincelants et, lorsque l’œil s’éveille il est rempli des gouttes de rosée de larmes de joie. Mais ensuite, quand le cadran solaire de l’éternité indique un siècle nouveau, alors l’éclair d’une douleur affreuse déchire la poitrine de la mère des hommes ; car les filles aimées qui ne furent pas encore sur la terre quittent la lune pour revêtir leur corps dès que la terre les touche et les étourdit de son ombre froide, et la mère des hommes les voit partir les larmes aux yeux, parce que ce ne sont que les plus pures d’entre elles qui après leur séjour sur la terre reviennent vers elle. Ainsi tout siècle qui passe ravit à la mère de plus en plus appauvrie ses enfants et elle tremble lorsqu’elle aperçoit le jour notre globe s’approcher du soleil, tel un nuage épais.

L’aiguille de l’éternité s’approchait du XVIIIe siècle et la terre pleine de nuit s’avançait vers le soleil ; la mère dans son ardente anxiété serrait déjà sur son cœur toutes ses filles qui n’avaient pas encore porté le voile du corps et les suppliait en pleurant : ô mes chères enfants, ne vous laissez pas entraîner, restez pures comme les anges et revenez ! Et maintenant l’ombre géante du cadran indiquait le début du siècle et la sombre terre recouvrait le soleil, le tonnerre sonna l’heure, au ciel noir descendait une comète incandescente en forme de glaive, la voie lactée fut ébranlée et on entendit sortir d’elle une voix qui criait : « Apparais, tentateur des hommes ! »

À chaque siècle en effet l’Infini envoie un mauvais génie pour le tenter. Loin de notre petit œil est déployé au ciel comme une indissoluble nébuleuse 14 le plan de l’Infini qui embrasse l’éternité.

En entendant appeler le tentateur, la mère trembla avec tous ses enfants et ces âmes sensibles pleurèrent toutes, même les âmes transfigurées, qui avaient déjà connu le séjour sur la terre. Alors avec l’ombre de la terre, énorme, un serpent géant se dressa sur notre globe et sa tête atteignit la lune et il disait : « Je veux vous séduire ! » C’était le mauvais génie du XVIIIe siècle. Les cloches liliales de la lune se courbèrent, fanées et mourantes, le glaive de la comète se balançait de-ci de-là de même que le glaive du bourreau remue de lui-même pour indiquer qu’il va remplir son office, le serpent, avec ses yeux irisés meurtriers d’âmes, sa crête d’un rouge de sang, ses lèvres humectées de salive que traversaient les crocs et sa langue dardée, se ploya pour pénétrer dans le doux Éden, sa queue tressaillait, affamée et ivre du plaisir de nuire dans une fosse de la terre, un tremblement de notre globe remonta en ondes au long de ses anneaux et de ses sucs venimeux et multicolores comme la montée d’un orage liquide et scintillant. Oh ! c’était le noir génie qui avait il y a bien longtemps séduit la gémissante mère. Il lui était impossible de le regarder ; mais le serpent commença ainsi : « Ne reconnais-tu pas le serpent, Ève ? Je veux séduire tes filles, je veux rassembler tes blancs papillons sur le marécage. Voyez, ô sœurs, c’est avec cela que je vous appâte toutes » (et à ce moment on vit se refléter dans ses yeux vipérins des formes masculines, dans ses anneaux multicolores des anneaux de mariage et dans ses écailles dorées des pièces d’or). « Et en échange je vous ravis la lune et la vertu. Je vous prends dans un lacet de rubans de soie et dans le filet des étoffes ; avec ma couronne rouge je vous attire, car toutes vous voulez la porter ; dans votre poitrine je me mets à parler, à vous flatter, puis je rampe dans une gorge masculine et je continue et je confirme ces flatteries, et je passe ma langue dans la vôtre et la rends pointue et venimeuse. Ce n’est que quand vos affaires vont bien mal ou que votre mort est proche que je plante l’inutile remords bien tranchant et bien brûlant dans votre cœur. Dis-leur un éternel adieu, Ève ; car ce que je leur dis ici, elles l’auront par bonheur oublié avant d’être nées. » Les âmes qui n’avaient pas encore connu la naissance se blottissaient en tremblant les unes contre les autres devant cet arbre vénéneux si proche qui exhalait une vapeur glaciale et les âmes qui étaient remontées de la terre pures comme des parfums de fleurs s’embrassaient en pleurant dans une joie craintive, dans une douce anxiété devant ce passé qu’elles avaient surmonté. La fille préférée, Marie, et la mère de tous les hommes se serraient l’une contre l’autre et dans leur étreinte s’agenouillèrent et levèrent vers le ciel leurs yeux suppliants et les larmes qui en coulaient imploraient : « Ô Tout-Aimant ! Prends-les en ta sainte garde ! » Et voici que, au moment où le monstre dardait au-dessus de la lune sa langue mince et longue, bifide comme une pince de homard et coupait les lis en deux et faisait sur la lune une grande tache noire et disait : « Je vais les séduire », voici que de derrière la terre le premier rayon du soleil jaillit comme une gerbe d’étincelles et que la lumière dorée éclaira le front d’un grand et beau jeune homme qui avait vécu parmi les âmes tremblantes sans être remarqué. Un lis recouvrait son cœur et une couronne de laurier pleine de boutons de rose verdoyait sur son front et bleu comme le ciel était son vêtement. Pleurant amèrement et rayonnant d’un ardent amour, il abaissa son regard vers les pauvres âmes comme le soleil vers un arc-en-ciel et il dit : « Je vais vous protéger ! » C’était le génie de la religion. Le corps onduleux du serpent géant se figea devant lui et se dressa pétrifié de la terre à la lune, telle une poudrière remplie d’une mort muette et noire.

Et le soleil jeta une plus intense aurore sur le visage du jeune homme et celui-ci leva ses yeux tout grands vers les étoiles et dit à l’Infini : « Père, je descends avec mes sœurs dans la vie et protégerai toutes celles qui voudront bien de moi. Recouvre d’un beau temple cette flamme éthérée : elle ne le mutilera ni ne le détruira. Orne cette belle âme du feuillage des charmes de la terre et il ne fera que protéger leurs fruits et ne les tuera pas de son ombre. Donne-lui de beaux yeux, je les animerai et les humecterai. Mets dans sa poitrine un cœur tendre : il ne tombera pas en poussière avant d’avoir battu pour toi et pour la vertu. Immaculée et intacte, je rapporterai de la terre cette fleur que j’aurai transformée en fruit. Car je veux prendre mon vol vers le soleil et les montagnes et les étoiles. Je veux transformer le lis de ma poitrine en la blanche lumière de cette lune et les boutons de rose de ma couronne en crépuscule ardent d’une nuit de printemps et leur rappeler leur frère ; je veux l’appeler, caché dans les accents de la musique et lui parler de ton ciel et l’ouvrir devant son cœur harmonieux ; avec les bras de ses parents je veux la serrer contre moi et je veux cacher ma voix en celle de la poésie et embellir ma figure de celle de son bien-aimé. Bien plus, je passerai sur elle avec l’orage des douleurs, je jetterai dans ses yeux la pluie lumineuse et dirigerai son regard vers les hauteurs et vers la famille dont elle est issue. Ô vous, mes bien-aimées, vous qui ne repoussez pas votre frère, si après une belle action, après une dure victoire une douce nostalgie agrandit, gonfle votre cœur, si dans la nuit étoilée et devant l’ardeur du crépuscule votre œil se fond dans une inexprimable volupté, que tout votre être se soulève, aspire vers les hauteurs et, calme et inquiet, pleurant et languissant, étend les bras ; c’est qu’alors je serai dans vos cœurs et ce sera le signe que je vous enlace et que vous êtes mes sœurs. Et puis après un bref sommeil hanté de rêves je casserai la gangue du diamant et le laisserai tomber, telle une goutte de rosée lumineuse, dans les lis de la lune. Ô, tendre mère des hommes, ne regarde pas si douloureusement tes enfants aimées et quitte-les plus joyeuse, car tu ne perdras que peu d’entre elles ! » Le soleil brillait sans voiles devant la lune et les âmes partirent pour la terre et le génie de la vertu les accompagna, et lorsqu’elles prirent leur envol en direction de la terre, le son mélodieux d’une flûte passa à travers l’azur comme lorsqu’un vol de cygnes passe sur les nuits d’hiver et laisse au lieu de vagues des ondes sonores dans l’air. Le serpent géant s’affaissa, décrivant la large trajectoire d’un boulet ardent et retomba finalement, recroquevillé comme une couronne flamboyante, et de même qu’une trombe en se creusant se brise sur un navire, de même il croula sur notre globe et s’entortilla, plissé en mille nœuds et replis, parmi tous les peuples de la terre, les étranglant et les emprisonnant. Et le glaive du bourreau tressaillit de nouveau, mais les résonances de l’éther traversé de leur vol se prolongèrent plus longtemps...

 

*

*     *

 

Lorsque j’eus terminé, Pauline sécha ses doux yeux qu’elle avait levés involontairement vers la lune plus claire et ses larges taches. Je pris congé d’elle, et le vœu que je formule ici pour toutes les sœurs aimantes du bon génie fut le dernier mot que je lui adressai : « Puisse ta vie ne jamais être qu’heureuse et que la courte nuit de printemps qu’est l’existence coule pour toi tranquille et claire, que Celui qui plane au-dessus de la terre, invisible sous son voile, t’y accorde quelques étoiles qui brillent au-dessus de ta tête, des violettes sous tes pas, quelques pensées nocturnes en toi-même, et pas plus de nuages qu’il n’est nécessaire pour un beau crépuscule et pas plus de pluie que ne peut en réclamer un bel arc-en-ciel sous la lune ! »

 

Hof en Voigtland, le 22 août 1796.

 

JEAN PAUL FR. RICHTER.        

 

 

 

 

« PARTIE RÉSERVÉE » POUR LES JEUNES FILLES

 

I) LA MORT D’UN ANGE 15

 

POUR ange de la dernière heure que nous appelons si durement la mort, on nous envoie l’ange le meilleur, le plus tendre afin de détacher légèrement et doucement de l’arbre de la vie le cœur épuisé de l’homme et de le porter dans ses mains chaudes vers les hauteurs de l’Éden où il se réchauffera. Son frère est l’ange de la première heure qui donne à l’homme deux baisers, l’un pour lui faire présent de cette vie, l’autre pour le réveiller sans blessures et souriant dans l’autre vie comme il est entré dans celle-ci en pleurant.

Comme les champs de bataille étaient pleins de sang et de larmes et que l’ange de la mort en retirait des âmes tremblantes, son œil doux fondit en larmes et il dit : « Hélas je veux mourir une fois comme un homme afin de connaître ce qu’est sa dernière douleur et de savoir la calmer quand je déferai les liens de sa vie. » L’immense cercle d’anges qui s’aiment là-haut se resserra autour de l’ange miséricordieux et promit au bien-aimé de l’entourer d’un ciel rayonnant au moment de sa mort afin qu’il sût que cela avait bien été la mort ; et son frère, dont le baiser ouvre nos lèvres rigides comme le rayon de l’aurore les fleurs froides, appuya tendrement son visage contre le sien et dit : « Quand je te donnerai mon autre baiser, mon frère, c’est que tu seras mort sur la terre et que tu te retrouveras parmi nous. »

Plein d’émotion et d’amour l’ange se laissa glisser sur le champ de bataille où ne tressaillait plus qu’un seul jeune homme, beau, plein de feu ; sa poitrine fracassée se soulevait encore ; autour du héros personne que sa fiancée dont il ne pouvait plus sentir les larmes brûlantes et dont les gémissements l’entouraient, indistincts comme un lointain cri de guerre. Oh ! alors l’ange le recouvrit rapidement et se coucha contre lui sous la forme de la bien-aimée et aspira dans un baiser ardent l’âme blessée hors de la poitrine ouverte et il confia cette âme à son frère ; le frère la baisa au ciel pour la seconde fois et déjà elle recommençait à sourire.

L’ange de la dernière heure s’élança comme un coup de foudre dans l’enveloppe vide, pénétra le cadavre de sa flamme, et, redonnant au cœur des forces nouvelles, remit en mouvement le flux vital réchauffé. Mais comme cette nouvelle incarnation l’émut étrangement ! Son œil de lumière fut submergé par le tourbillon du nouvel esprit terrestre, ses pensées qui volaient d’habitude si rapidement pataugeaient maintenant paresseusement à travers les brumes du cerveau, sur tous les objets se desséchait le parfum humide et onctueux des couleurs qui avait jusqu’alors flotté au-dessus d’eux avec la splendeur de l’automne et ils fondaient sur lui des profondeurs de l’air ardent en taches corrosives et douloureuses, toutes ses sensations se présentaient à son Moi plus sombres, mais plus impétueuses et plus proches et lui semblaient un instinct, ainsi que nous le jugeons nous-mêmes des animaux ; la faim le tenaillait, la soif le brûlait, la douleur le déchirait. Oh ! sa poitrine fendue se soulevait sanglante et son premier souffle fut son premier soupir vers le ciel qu’il venait de quitter ! « Est-ce cela la mort d’un homme ! » pensa-t-il ; mais comme il ne voyait pas le signe promis de la mort ni anges ni cercle enflammé au ciel, il se rendit vite compte que ceci n’était encore que la vie.

Le soir, l’ange sentit décliner ses forces terrestres et un globe écrasant semblait rouler au-dessus de sa tête ; c’était le sommeil qui envoyait ses messagers. Les images intérieures quittèrent leur lumière solaire pour entrer dans une mer de flammes et de fumées, les ombres jetées par le jour en son cerveau se mélangèrent confuses et colossales, et un monde sensuel cabré comme un cheval indompté se jeta sur lui ; car le rêve envoyait ses messagers. Finalement le voile mortuaire du rêve l’enveloppa et, plongé dans le tombeau de la nuit, il y gisait raide et solitaire tout comme nous autres, pauvres hommes. Mais alors tu t’envolas vers lui, rêve céleste, présentant à son âme tes mille miroirs et lui montrant dans chacun d’eux un cercle d’anges et un ciel rayonnant ; et son corps terrestre sembla se détacher de lui avec toutes ses épines : « Ah ! se dit-il en un vain ravissement, ce sommeil était donc mon adieu à la vie ! » Mais comme il se réveillait avec son cœur oppressé, plein du sang pesant des hommes et qu’il apercevait de nouveau la terre et la nuit, il se dit : « Ce n’était pas la mort mais seulement son image, quoique j’aie vu le ciel étoilé et ses anges. »

La fiancée du héros transporté au ciel ne remarqua pas que dans la poitrine de son bien-aimé c’était seulement un ange qui habitait ; elle aimait encore la cariatide dressée de l’âme disparue et tenait encore joyeusement la main de celui qui était parti si loin d’elle. Mais l’ange répondit à son cœur désillusionné avec un cœur humain ; jaloux de sa propre forme, il souhaita de ne pas mourir plus tôt qu’elle pour l’aimer jusqu’à ce qu’elle lui pardonnât au ciel d’avoir enlacé en une seule poitrine à la fois un ange et un homme aimé. Mais elle mourut avant lui : le chagrin qu’elle avait subi avait abattu trop bas la tête de cette fleur et elle resta brisée sur la tombe. Oh ! elle disparut devant l’ange en pleurs, non pas comme le soleil qui se jette magnifiquement dans l’océan devant la nature qui le contemple, avec ses vagues rouges qui rejaillissent jusqu’au ciel, mais comme la calme lune qui, à minuit, argente la brume et retombe inaperçue avec cette pâle vapeur. La mort se fit précéder de sa sœur plus douce, l’évanouissement ; celui-ci toucha le cœur de la fiancée et son chaud visage devint de glace, les fleurs de ses joues se contractèrent, la pâle neige de l’hiver sous laquelle verdit le printemps de l’éternité recouvrit son front et ses mains. Alors l’œil humide de l’ange se déchira en une larme brûlante ; et comme il pensait que son cœur se détachait sous la forme d’une larme comme une perle de sa coquille, la fiancée qui se réveillait pour une suprême folie leva une fois encore les yeux, l’attira sur son cœur et mourut en l’embrassant et en disant : « Et maintenant je suis auprès de toi, mon frère. » Alors l’ange s’imagina que son frère céleste lui avait envoyé le signe du baiser et de la mort ; mais il n’y avait autour de lui aucun ciel rayonnant, mais seulement une obscurité endeuillée, et il soupira parce que ce n’était pas la mort, mais la torture que cause à l’homme la mort d’un autre.

« Ô vous, hommes opprimés », s’écria-t-il, « comment, pauvres êtres fatigués, pouvez-vous survivre à tout cela, comment pouvez-vous donc vieillir, alors que se brise et finalement s’écroule le cercle des formes qui peuplèrent votre jeunesse, alors que les tombes de vos amis descendent vers la vôtre comme des degrés et alors que la vieillesse est pour vous un crépuscule muet et vide sur un champ de bataille refroidi ? Ô ! pauvres hommes, comment votre cœur peut-il supporter cela ? »

Le corps du héros envolé au ciel introduisit le doux ange parmi les durs hommes, parmi leurs injustices, parmi les déformations du vice et des passions ; sur son corps on imposa aussi la ceinture cloutée de sceptres liés qui broie de ses piquants des continents entiers et que serrent toujours plus étroitement les grands de ce monde, il vit les griffes des animaux héraldiques couronnés déchirer leurs proies déplumées et entendit celles-ci tressaillir avec de faibles battements d’ailes, il aperçut la planète entière entourée des anneaux entrecroisés et sombrement bigarrés du serpent du vice qui enfonce et cache sa tête venimeuse au plus profond de la poitrine de l’homme. Hélas ! Alors à travers son tendre cœur qui, pendant toute une éternité, n’avait reposé que sur le cœur aimant et chaud des anges, passait le trait brûlant de la haine, et son âme sainte et pleine d’amour ne put s’empêcher de s’effrayer d’une cassure intérieure : « Hélas ! dit-il, la mort humaine fait bien mal. » Mais ce n’était pas elle ; car aucun ange n’apparut.

Alors il se lassa au bout de peu de jours de cette vie que nous supportons un demi-siècle et il désira retourner au ciel. Le soleil du soir attira son âme amie. Les éclats qui déchiraient sa poitrine blessée l’épuisèrent. Il s’en alla, le vent du soir passant sur ses joues pâles, au cimetière, cet arrière-plan verdoyant de la vie où se dissolvaient les enveloppes de toutes les belles âmes qu’elles avaient autrefois habillées. Il se posta avec une mélancolique nostalgie sur la tombe nue de la fiancée indiciblement chérie et fixa le soleil du soir en train de se faner. Sur ce tertre aimé il regarda son corps douloureux et dit : « Toi aussi tu te désagrégerais ici, poitrine atteinte, et tu ne me causerais plus de douleur si je n’étais là pour te maintenir. » Alors il revécut par la pensée toute la pénible vie des hommes et les tressaillements de sa poitrine blessée lui montraient au prix de quelles douleurs les hommes achètent leur vertu et leur mort, douleurs qu’il avait joyeusement épargnées à l’âme noble qui avait habité ce corps. Il se sentit profondément ému de cette vertu humaine et pleura, rempli d’un amour infini pour ces hommes qui en dépit de leurs propres besoins, au milieu des nuages qui pèsent sur leur tête, derrière les bandes de brouillard qui s’allongent sur la route blessante de la vie, n’en refusent pas moins de détourner leur regard de l’astre sublime du devoir et qui étendent dans les ténèbres leurs bras aimants pour tous les cœurs torturés qu’ils rencontrent et autour desquels rien ne luit que l’espérance de disparaître, tel le soleil, dans ce vieux monde pour reparaître dans le nouveau. Alors l’extase ouvrit sa blessure, et le sang, cette larme de l’âme, coula de son cœur sur le tertre aimé ; le corps qui déjà commençait à se dissoudre s’affaissa en perdant voluptueusement son sang ; des larmes délicieuses réfractèrent le soleil couchant en une mer où flottaient des lueurs roses ; un écho perdu, comme si la terre passait au loin dans l’éther sonore, traversa cet éclat humide. Alors un nuage sombre ou une courte nuit passa comme un trait devant l’ange, apportant le sommeil. Et maintenant s’ouvrait un ciel rayonnant qui le submergeait de sa lumière et mille anges flamboyaient : « Te revoici donc déjà, rêve joueur ! » dit-il. Mais l’ange de la première heure traversant les rayons s’avança vers lui et lui donna le signe du baiser et dit : « C’était la mort, toi qui es pour l’éternité mon frère et ami céleste. » Et le jeune homme et sa bien-aimée répétèrent doucement ces paroles.

 

 

 

 

2) LA LUNE

 

Histoire fantastique.

 

Dédicace à ma sœur de lait Philippine.

 

JE ne me suis encore jamais appesanti dans un livre, ma chère sœur de lait, sur le fait que vous autres, jeunes filles, faites tellement de cas de la lune, qu’elle est le « joujou » de votre cœur et l’œuf à faire couver autour duquel vous rangez les autres étoiles, quand vous voulez en faire éclore des fantaisies. En outre elle reste le cadran des idées qu’indique votre visage – comme la tige d’un cadran lunaire (car le nôtre est un cadran solaire), à l’heure où elle se tient telle une boucle d’acier scintillant sur la ceinture de satin noir du ciel – puisqu’elle ne noircit rien, – puisqu’elle jette au contraire une lumière contre laquelle il n’y a pas besoin de tendre de voile, parce qu’elle se pose elle-même sur le visage aussi doucement qu’un voile – puisqu’elle est du reste la douceur et l’amour mêmes. Mais on pourrait vous quereller à propos d’autre chose : c’est que vous regardez et aimez bien plus la brave lune et l’homme qui l’habite que vous ne cherchez à les connaître ; d’ailleurs ne faites-vous pas de même pour les hommes sublunaires ? Ce n’est malheureusement pas un secret, chère sœur, que des milliers de jeunes filles ont déjà été mariées et enterrées, qui n’ont considéré ce monde argenté qui plane là-haut que comme une fort jolie assiette creuse d’étain céleste, poinçonnée d’un homme lunaire comme l’étain anglais l’est d’un ange. Ma chère, je ne suis pas même certain que tu saches encore toi-même que la lune est plus petite que l’Asie de quelques milles. Que de fois ai-je dû te le ressasser avant que tu retinsses que non seulement la journée mais, ce qu’on entend encore plus volontiers, la nuit y durent un demi-mois, de telle sorte qu’une joyeuse jeune fille de là-bas qui serait dès minuit tiraillée par sa mère pour quitter le bal et rentrer à la maison aurait tout de même au moins valsé et coulé ses pas quelques bonnes petites cent cinquante heures ! Dis-moi donc, Philippine, si tu te souviens encore que la lune ou plutôt ses habitants au cours d’une aussi longue nuit veulent comme nous-mêmes voir ce qui se passe autour d’eux et se promener et qu’ils ont besoin en conséquence d’une plus grande lune que nous, d’une tout au moins qui ne soit pas plus mince qu’une roue de voiture de moyenne taille ! Je sais de bonne source que tu ignores maintenant quelle sorte de lune la lune voit planer au-dessus d’elle. C’est notre terre qui lui en tient lieu, frivole jeune fille, et elle ne leur semble pas plus grande là-haut qu’un gâteau nuptial. À cause de mon récit qui va suivre j’ajouterai encore que nous ne pouvons projeter vers eux de lumière (lumière lunaire ou terrestre) lorsque nous n’en avons nous-mêmes aucune ici-bas, ce qui est le cas dans les éclipses de soleil : aussi les fils de la lune à l’occasion de nos éclipses de soleil ne peuvent que dire : « Nous avons aujourd’hui une éclipse de terre. »

Je t’en prie instamment, Philippine, lis quelque vingt fois devant tes auditrices cet état civil de la lune sur lequel repose toute cette histoire fantastique : autrement tout vous sera sorti de la tête avant que j’aie seulement commencé.

D’ailleurs j’en veux extraordinairement à vos parents de ne pas vous avoir fait apprendre, au lieu du français qui comme un trousseau de clefs de chambellan titulaire ne vous sert qu’à des bavardages qui perdent l’âme et jamais à ouvrir un seul livre français parce que vous aimez mieux les romans de chevalerie, j’en veux, dis-je, à vos parents, de ne pas vous avoir fait apprendre l’astronomie, elle qui donne à l’homme un cœur élevé et un œil dont la portée dépasse la terre et des ailes qui nous portent dans l’immensité et un Dieu qui n’est pas fini mais infini.

On peut soi-même avoir donné libre cours à son imagination au sujet de tout ce qui est sous la lune et sur elle, à condition de ne pas prendre cette imagination pour de la réalité, ou des ombres chinoises pour un cabinet de peinture, ou le cabinet de peinture pour un cabinet d’histoire naturelle. L’astronome fait l’inventaire et l’évaluation du ciel et ne se trompe que de peu ; le poète le meuble et l’enrichit ; celui-là dresse le cadastre des campagnes vers lesquelles celui-ci dirige quelques ruisseaux de perles où nagent des petits poissons d’or ; celui-là pose des chaînes d’arpenteur et celui-ci des guirlandes autour de la lune et même autour de la terre. Aussi peux-tu parfaitement, ma chère, te rendre avec tes camarades de l’école de couture sur une terrasse ombragée de tilleuls et leur lire avec émotion des fantaisies comme la mienne, à condition surtout que cela ne se passe pas en plein jour et que le service de l’église – mère de la terre – ne soit pas oublié au profit de sa succursale lunaire.

Mais toi, forme douce et pâle vers laquelle montent si souvent mes regards pour apaiser mon cœur, toi qui luis si modestement et rends si modeste, toi qui ne montres ta valeur qu’au ciel calme et non à la terre bruyante et vers laquelle je lève volontiers mes yeux quand j’y sens quelques gouttes de trop qui tombent sur ton riche tapis fleuri des joies du souvenir, et devant laquelle je pense de préférence au pays natal transporté au-delà des nuages de nos souhaits que nous avons transplantés, toi forme si chère !... Philippine, cela fait du bien au cœur de ton frère de ne plus bien savoir à qui il vient ainsi d’adresser la parole, si c’est à toi ou à la lune. Mériter un tel doute, ma sœur, est si beau que je ne connais qu’une chose qui soit encore plus belle : le supprimer tout à fait en ne se distinguant plus en rien de la lune sauf dans ses taches et ses transformations. Je suis, encore que seulement avec cette dernière distinction,

Ton frère.

 

 

 

Récit.

 

Lorsque pour la première fois, Eugenius et Rosamonde, vous auxquels je ne puis plus donner votre véritable nom, je voulus raconter votre petite histoire, mes amis et moi allâmes dans un jardin anglais. Nous passâmes devant un cercueil peint de frais ; sur la planche du fond était écrit : « Je passe. » Au-dessus du jardin verdoyant se dressait un obélisque blanc par lequel deux princesses, deux sœurs marquèrent le lieu de leur rencontre et de leur étreinte et sur lequel était portée cette inscription : « C’est ici que nous nous retrouvâmes. » La pointe de l’obélisque s’enfonçait, déjà scintillante, dans la pleine lune ; c’est là que je racontai cette simple histoire. Mais toi, cher lecteur, retrace – ce qui vaut autant que sarcophage et obélisque – la signature du sarcophage dans la cendre du passé et dessine au fond de toi-même les lettres de l’obélisque avec le meilleur et le plus noble de ton sang.

Certaines âmes se détachent du ciel comme des fleurs ; mais avec les boutons immaculés elles sont foulées dans la boue de la terre et restent souvent souillées et écrasées dans les traces d’un sabot de cheval. Vous aussi vous fûtes écrasés, Eugenius et Rosamonde ! De tendres âmes comme les vôtres sont attaquées par trois ravisseurs de leurs joies : par le peuple dont l’emprise grossière ne laisse sur leur cœur tendre que des cicatrices, par le destin qui n’ôte pas à une belle âme brillante sa larme, de peur que son éclat ne disparaisse, – de même qu’on n’essuie pas un diamant humide afin qu’il ne se ternisse pas – enfin par leur propre cœur qui réclame trop de choses, jouit de trop peu de choses, espère trop et ne supporte pas assez. Rosamonde était une perle claire transpercée par la douleur ; séparée des siens elle ne continuait à tressaillir que sous l’effet de la souffrance, de même qu’une branche coupée de sensitive tressaille à la tombée de la nuit ; sa vie fut une pluie douce et calme comme celle de son mari fut un clair et ardent rayon de soleil ; elle détournait ses yeux de lui lorsqu’ils venaient de se poser sur leur enfant de deux ans, malade incurable qui était dans cette vie comme un papillon titubant aux ailes ténues frappé par une pluie d’averse. L’imagination d’Eugenius brisait avec ses trop grandes ailes le tissu mince et tendre du corps ; le calice lilial du tendre corps ne contenait pas son âme puissante ; le lieu d’où naissent les soupirs, sa poitrine, était atteinte comme son bonheur ; il n’avait plus rien au monde que son cœur aimant et deux êtres humains seulement pour remplir ce cœur.

Au printemps ces êtres voulurent se dégager du tourbillon de leurs semblables qui heurtait si durement et froidement leur cœur ; ils se firent préparer une calme hutte de berger sur une haute prairie alpine qui se trouvait en face de la chaîne argentée du Staubbach. Au premier beau matin de printemps ils se mirent en route pour le long chemin menant à la haute Alpe. Il existe une sainteté que seules donnent et purifient les souffrances ; le torrent de la vie devient blanc comme neige lorsque des écueils le divisent. Il existe une hauteur où entre les pensées sublimes les pensées mesquines n’ont même plus la place de se faufiler, de même que sur une Alpe on voit se dresser les cimes les unes à côté des autres sans remarquer qu’elles sont reliées par des bas-fonds. Tu avais cette sainteté, Rosamonde, et toi cette hauteur, Eugenius ! Au pied de l’Alpe s’étendait un brouillard matinal où flottaient trois formes humaines : c’étaient les reflets des trois voyageurs, et la peureuse Rosamonde s’effraya et crut rencontrer sa propre image. Eugenius pensa : ce que l’esprit immortel porte autour de lui n’est qu’un brouillard plus épais. Et l’enfant voulut saisir le nuage et jouer avec son petit frère le brouillard. Un ange de l’avenir, unique et invisible, les accompagnait à travers leur vie et jusque sur la montagne : ils étaient si bons et se ressemblaient tant qu’ils n’avaient besoin que d’un seul ange.

Tandis qu’ils montaient, l’ange ouvrit le livre du destin où une seule feuille figurait le schéma d’une triple vie (chaque ligne figurait un jour), et lorsque l’ange eut lu la ligne du jour il pleura et ferma le livre pour l’éternité. Comme ils étaient faibles, ils eurent besoin de presque tout un jour pour arriver au but. La terre semblait reculer vers les vallées, le ciel pesait sur les montagnes. Le soleil fatigué et réduit à un faible scintillement devint pour notre Eugenius le miroir de la lune ; il dit à sa bien-aimée, alors que déjà les montagnes couvertes de glace jetaient des flammes au-dessus de la terre : « Je suis si fatigué et me sens pourtant si bien. Nous sentirons-nous ainsi quand nous sortirons de deux rêves, du rêve de la vie et du rêve de la mort, quand nous entrerons un jour dans la lune sans nuages, qui est le premier rivage au-delà des ouragans de la vie ? » – Rosamonde répondit : « Ce sera encore meilleur ; car dans la lune habitent, comme tu me l’as appris, les petits enfants de cette terre, et leurs parents restent auprès d’eux jusqu’à ce qu’ils soient devenus eux-mêmes aussi doux et tranquilles que les enfants ; alors ils continuent leur route. » – « De ciel en ciel, de monde en monde ! » dit Eugenius.

Ils montaient pendant que le soleil baissait : tandis qu’ils grimpaient plus paresseusement, les sommets des montagnes s’interposèrent comme des branches qu’on détacherait soudain et qui se déclencheraient comme un ressort vers le ciel, voilant le soleil. Puis ils se hâtèrent de le suivre, s’enfonçant dans les rayons du soir qui remontaient les pentes ; mais quand ils furent sur l’alpage, les montagnes éternelles cachèrent le soleil ; puis la terre, en prières devant le ciel, voilà ses tombeaux et ses villes avant d’abaisser vers elle tous ses yeux étoilés, et les cascades laissèrent retomber leurs arcs-en-ciel, et plus haut la terre déploya sous le ciel qui se courbait au-dessus d’elle avec ses bras de nuages tout grands ouverts, une gaze de vapeur d’or qu’elle pendit d’une montagne à l’autre, et les montagnes de glace s’allumèrent. Sur le tombeau du soleil s’entassait un bûcher de nuages fait des flammes et des cendres du soir. Mais à travers la gaze rougeoyante le ciel miséricordieux fit tomber profondément sur la terre ses larmes vespérales, jusque sur l’herbe la plus basse, jusque sur la plus petite fleur.

Ô Eugenius, que ton âme devait maintenant grandir ! La vie de la terre était loin rejetée dans le gouffre qui s’étendait devant toi, sans toutes ces déformations que nous y voyons parce que nous sommes trop près d’elle, de même que les décors de petites dimensions cessent à proximité de nous apparaître comme des paysages pour se réduire à des traits informes.

Les deux amants s’enlacèrent doucement et longuement devant la hutte et Eugenius dit : « Ô calme ciel éternel, maintenant ne nous prends plus rien ! » Mais son pâle enfant se tenait devant lui avec sa tête de lis brisé ; il regarda la mère mais celle-ci reposait, ses grands yeux humides tournés vers le ciel, et disait à mi-voix : « Prends-nous tous d’un seul coup ! » L’ange de l’avenir que je veux nommer l’ange du repos pleura en souriant et son aile chassa dans une brise vespérale les soupirs des parents afin qu’ils ne s’attristassent pas mutuellement.

Le soir transparent se répandait autour de l’alpage rouge comme un lac clair et le mouillait des ondes circulaires et fraîches du crépuscule. Plus le soir et la terre s’apaisaient, plus les deux âmes sentaient qu’elles étaient là où elles devaient être ; elles n’avaient plus une larme de trop, plus une larme en moins, et leur bonheur n’avait plus besoin pour grandir que de se répéter. Eugenius fit couler dans le ciel pur des Alpes les premiers sons de son harmonica comme un vol de cygnes. L’enfant fatigué jouait, pris dans un anneau de fleurs et appuyé sur un cadran solaire, avec les fleurs qu’il répandait autour de lui. Enfin la mère se réveilla de son harmonieuse extase, ses yeux se posèrent sur les yeux grands ouverts de son enfant ; une chanson aux lèvres et lui souriant dans un débordement d’amour maternel elle s’avança vers le petit ange : il était froid et mort. Car sa vie descendue du ciel s’était, comme les autres mélodies, dissoute dans les brumes de la terre, la mort avait effleuré le papillon de son souffle et celui-ci s’élevait loin des violents courants d’air vers l’éternel calme de l’éther, quittant les fleurs de la terre pour les fleurs du paradis.

Ô, partez toujours de votre vol léger, bienheureux enfants ! L’ange du repos vous endort de ses berceuses au matin de votre vie ; deux bras vous portent vous et votre petit cercueil et votre corps glisse sur une chaîne de fleurs avec deux joues roses, des mains blanches et un front que n’a pas entamé le chagrin dans ce deuxième berceau et vous n’avez fait que changer de paradis. Mais nous, hélas nous ! Nous nous effondrons sous les tempêtes de la vie et notre cœur est las, notre visage tailladé par le chagrin de la terre et la fatigue de la terre et, déjà figée, notre âme se raccroche encore à notre globe !

Toi, détourne tes yeux de Rosamonde, de son regard fixe, de ses traits pétrifiés ; toi, si tu es une mère et si tu as déjà connu cette douleur, ne regarde pas cette mère qui avec un amour insensé frotte étroitement contre elle le cadavre qu’elle ne peut plus écraser, mais regarde le père qui fait taire les combats de son cœur quoique le noir chagrin l’enserre de ses anneaux de vipère et l’emplisse de son venin. Hélas ! lorsqu’il se fut dégagé du poids de la douleur, son cœur était empoisonné et mort. L’homme serre les dents pour ne plus sentir la blessure et il meurt de la cicatrice ; la femme combat rarement le chagrin et lui survit pourtant. « Reste ici » (dit-il d’une voix qui se dominait) « je veux lui donner son dernier repos avant que la lune se lève. » Elle ne dit rien, embrassa l’enfant sans mot dire, émietta sa couronne de fleurs, s’affaissa près du cadran solaire et posa son visage froid sur son bras pour ne pas voir emporter son enfant.

En chemin l’aurore lunaire éclaira l’enfant dans les bras de son père et celui-ci dit : « Monte au ciel, lune, afin que je voie le pays où il habitera. Monte, envoyée des champs élyséens, afin que je m’imagine en toi l’âme du petit cadavre. Ô enfant, enfant, ne me connais-tu plus, m’entends-tu ? Hélas ! tu as là-haut un aussi beau visage que celui-ci, une aussi belle bouche. Ô toi, bouche céleste, toi, œil céleste, aucun esprit n’entrera plus en toi. » Il prépara à l’enfant une couche de fleurs au lieu de toute autre sépulture ; mais son cœur se brisa quand il recouvrit de fleurs et de terre les lèvres pâles, les yeux ouverts, et un fleuve de larmes coula dans la tombe. Et quand avec l’écorce verdoyante des mottes de terre il eut parachevé le petit tertre, alors il sentit qu’il était las du voyage et de la vie et que sa poitrine malade s’abîmait dans l’air raréfié de la montagne et la glace de la mort se déposa en son cœur. Il se retourna avec un regard plein de nostalgie vers la mère ; celle-ci l’avait depuis longtemps suivi en tremblant et ils tombèrent sans un mot dans les bras l’un de l’autre et leurs yeux n’avaient presque plus de larmes.

Enfin, derrière un glacier dont l’ardeur venait de s’éteindre, la lune glorieuse jaillit au-dessus des deux malheureux, et leur montra ses blanches campagnes qu’aucune tempête n’agite et la faible lumière avec laquelle elle apaise les hommes. « Mère ! regarde là-haut (dit Eugenius), c’est là qu’est ton fils ; vois, là-bas au travers de la lune s’étendent les blancs bosquets fleuris où jouera notre enfant. » À ce moment un feu brûlant remplissait et dévorait son sein, à force de regarder la lune son œil devenait aveugle pour tout ce qui n’était pas lumière et dans ce fleuve lumineux passait devant lui un flot de nobles silhouettes et il entendait dans son âme de nouvelles pensées qui ne sont pas familières aux hommes et sont trop grandes pour le souvenir, de même que dans le rêve des mélodies se présentent à l’homme telles qu’il n’en peut créer durant ses veilles. La mort et ses délices pesaient sur sa langue : « Rosamonde, pourquoi ne dis-tu rien ? Vois-tu ton enfant ? Mes yeux dépassent la terre et vont se fixer là-bas, là où commence la lune ; c’est là que parmi les anges vole mon fils. De hautes fleurs le bercent, le printemps terrestre souffle sur sa tête, des enfants le conduisent, des anges l’enseignent. Dieu l’aime. Ô toi, mon cher petit, tu souris sans doute, la lueur argentée du paradis flotte, céleste, autour de ta petite bouche et tu ne connais personne et tu appelles tes parents. Rosamonde, donne-moi ta main, nous allons partir et mourir. »

Son corps ne le retenait plus sur la terre. Son esprit qui l’entraînait voletait plus haut, aux limites de la vie. Il saisit sa femme évanouie avec force et balbutia, aveuglé, se laissant tomber sur le sol : « Rosamonde, où es-tu ? Je vole, je meurs, nous resterons ensemble. »

Son cœur se déchira, son esprit s’envola. Mais Rosamonde ne resta pas auprès de lui ; le destin l’arracha à la main mourante et la rejeta vivante sur la terre. Elle toucha sa main et constata que le froid de la mort l’avait touchée ; elle la posa doucement sur son cœur, tomba lentement sur ses genoux, leva son visage plein d’une inexprimable sérénité vers la nuit étoilée ; ses yeux sortaient de ses orbites vides de larmes et regardaient grands ouverts et avec délices le ciel, y cherchant tranquillement une forme supraterrestre qui descendrait pour l’emporter. Elle s’imaginait fermement qu’elle allait mourir elle aussi et elle pria : « Viens maintenant, ange du repos, viens et prends mon cœur et apporte-le à mon bien-aimé. Ange du repos, ne me laisse pas ainsi seule parmi les morts. Dieu ! n’y a-t-il donc rien d’invisible autour de moi ? Ange de la mort, tu es certainement ici. N’as-tu pas déjà arraché deux âmes à mes côtés ! Moi aussi je suis morte, arrache seulement mon âme ardente de moi ! »

Elle regardait avec une inquiétude folle autour d’elle dans le ciel vide. Soudain s’enflamma dans ce calme désert une étoile qui s’avança vers la terre en une course sinueuse. Elle étendit ses bras extasiés et crut que l’ange du repos allait pénétrer en elle. Hélas ! l’étoile mourut et elle, elle vivait toujours : « Pas encore ? Je ne meurs pas encore, Dieu bon ? » soupirait la pauvre femme. À l’est se dressa un nuage, il passa devant la lune et s’avançait solitaire dans le ciel serein, et il se tenait au-dessus du cœur le plus torturé de la terre. Rosamonde rejeta la tête en arrière, leva les yeux vers lui et implora l’éclair : « Frappe cette poitrine et délivre mon cœur ! » Mais lorsque le nuage sombre eut dépassé la tête qui se tordait à la renverse, et qu’il eut disparu derrière les montagnes, elle s’écria avec mille larmes : « Je ne meurs donc pas, je ne meurs donc pas ? »

Pauvre femme ! Alors ta douleur se leva en toi en bondissant contre ta poitrine où elle enfonça ses crocs venimeux. Mais un esprit en pleurs versa dans ton cœur l’opium de la nuit et les convulsions de ton chagrin se fondirent en un doux tressaillement. Hélas ! elle se réveilla au matin mais elle était brisée ; elle vit encore le soleil et le mort mais son cœur était vide ; elle murmurait seulement : « Pourquoi n’ai-je pas le droit de mourir ? » Elle retourna presque sans vie à la hutte. Chaque nuit elle se rendait auprès du cadavre et rencontrait chaque fois la lune morcelée qui se levait à l’horizon et tandis qu’elle appuyait sans larmes son regard endeuillé sur ses campagnes crépusculaires, elle disait : « Pourquoi n’ai-je pas le droit de mourir ? »

Eh oui, pourquoi n’en as-tu pas le droit, bonne âme, puisque la terre froide avait aspiré par toutes tes blessures le poison brûlant déposé au cœur des hommes, de même que la main placée dans la terre guérit d’une piqûre d’abeille. Mais je détourne mes yeux de cette douleur et je les lève vers cette lune brillante où Eugenius ouvre les yeux parmi des enfants souriants et son enfant se précipite à sa rencontre. Comme tout est silencieux dans cette avant-cour crépusculaire du second monde, une pluie brumeuse de lumière nappe d’argent les champs clairs du premier ciel et au lieu d’une rosée étincelante ce sont de petites boules lumineuses qui pendent aux fleurs et aux cimes, le bleu du ciel 16 se gonfle par-dessus les plaines liliales, toutes les mélodies ne sont plus dans cet air raréfié que de vagues échos ; seules embaument les fleurs de nuit qui se balancent et jouent autour des regards apaisés ; les plaines mouvantes endorment ici les âmes broyées et les vagues de la vie s’écroulent, glissant les unes sur les autres ; le cœur se repose, l’œil se sèche, le désir se tait. Des enfants volettent comme des bourdonnements d’abeille autour de la poitrine encore battante et enfouie dans les fleurs, et le rêve qui suit la mort joue le rôle de la vie terrestre comme un rêve d’ici-bas joue celui de notre enfance, magique, apaisant, consolé et adouci.

Eugenius du haut de la lune regardait vers la terre qui durant ce long jour lunaire de deux semaines terrestres planait au ciel bleu comme un mince nuage blanc ; mais il ne reconnut pas son ancienne patrie. Finalement le soleil se coucha sur la lune et notre terre reposait immobile, grande et brillante à l’horizon pur de l’Élysée et inondait d’un flot de lumière, comme la roue hydraulique d’une prairie, le jardin élyséen bercé par le vent. Alors il reconnut la terre sur laquelle il avait laissé dans une poitrine si chère un cœur aussi affligé et son âme reposant dans les délices se remplit de mélancolie et d’infinie nostalgie en songeant à la bien-aimée de son ancienne vie qui souffrait encore là-bas. « Ô, ma Rosamonde, pourquoi ne quittes-tu pas un globe où rien ne t’aime plus ? » et il regardait d’un air suppliant l’ange de la paix, disant : « Ange aimé ! conduis-moi hors de ce pays du repos et mène-moi là-bas vers cette âme fidèle afin que je la voie et que je ressente de nouveau la douleur, afin qu’elle ne se torture pas toute seule. »

Alors son cœur commença soudain à flotter sans liens, des brises voltigeaient autour de lui comme si elles le soulevaient et, se gonflant, l’emportaient et l’entouraient de leurs flots ; il sombra à travers les couchers de soleil comme à travers un parterre de fleurs, à travers des nuits comme à travers des berceaux, à travers un cercle de brume humide où son œil se remplit de gouttes, ensuite il entendit des murmures autour de lui, comme si revenaient de vieux rêves du temps de son enfance, puis une plainte lointaine s’approcha qui rouvrit toutes ses blessures fermées ; la plainte devint la voix de Rosamonde ; finalement elle se présenta elle-même devant lui, méconnaissable, seule, sans consolation, sans larmes, sans couleur.

Et sur la terre Rosamonde rêvait ; elle avait le sentiment que le soleil prenait des ailes et qu’il devenait un ange et l’ange, rêvait-elle, attirait vers la terre la lune afin qu’elle devînt un doux visage et sous ce visage qui se rapprochait se formait enfin un cœur. C’était Eugenius ; et sa bien-aimée se leva pour aller à sa rencontre et au moment où elle s’exclamait enfin avec extase : « Maintenant je suis morte ! » les deux rêves disparurent, celui d’Eugenius comme celui de Rosamonde et de nouveau les deux êtres se trouvèrent séparés. Eugenius se réveilla là-haut, la terre brillante était encore au ciel, son cœur était oppressé, son œil brûlant d’une larme, qui n’était pas tombée sur la lune. Rosamonde se réveilla ici-bas et une grande goutte de rosée tiède pendait à une fleur de son sein ; alors le brouillard ardent de son âme tomba en une douce pluie de larmes, le plus intime d’elle-même devint léger et ensoleillé, son œil se fixa doucement au ciel où pointait le jour, la terre lui devint étrangère mais non haïssable et ses deux mains remuaient comme si ceux dont la mort l’avaient séparée les conduisaient... L’ange de la paix regarda la lune, il regarda la terre et s’attendrit sur les soupirs des hommes. Il vit sur la terre matinale une éclipse de soleil et une femme abandonnée, il vit, dans la nuit passagère, Rosamonde tomber à la renverse dans les fleurs qui s’endormaient avec la venue des ténèbres et dans la froide rosée du soir qui se mêlait à la rosée du matin, étendre ses mains vers le ciel obscurci qu’envahissaient les oiseaux nocturnes et lever avec une nostalgie infinie les yeux vers la lune, qui planait palpitante dans le soleil. L’ange regardait la lune et à côté de lui pleurait le bienheureux qui apercevait la terre engloutie dans des flots d’ombre ; rivée dans un anneau de feu la forme gémissante qui habitait encore là-bas était privée de toute la félicité du ciel. Alors l’ange de la paix sentit son cœur céleste se briser, il saisit la main d’Eugenius et celle de l’enfant, emporta les deux êtres à travers le second monde et les conduisit sur la terre obscure. Rosamonde vit dans l’obscurité s’avancer trois formes dont la lueur rejaillissait jusqu’au ciel étoilé ; son bien-aimé et son enfant entrèrent comme le printemps dans son cœur et ils dirent : « Ô ! chère âme, viens avec nous. » Son cœur de mère éclata d’amour maternel, son sang terrestre se figea, sa vie était terminée, bienheureuse ; et bienheureuse elle dit en balbutiant aux deux cœurs aimés : « Ne puis-je donc pas encore mourir ? » « Mais tu es déjà morte », dit, pleurant de joie, l’ange des trois cœurs aimants « et là-bas, dans l’ombre, c’est le globe terrestre, d’où tu viens... » Et les vagues du soleil se rejoignaient au-dessus du monde des bienheureux et tous les heureux et tous les enfants regardaient notre sphère qui frémissait encore dans la nuit.

Oui elle est dans l’ombre. Mais l’homme est plus haut que l’endroit où il vit ; il lève les yeux et ouvre les ailes de son âme et lorsque les soixante minutes que nous appelons soixante années ont atteint leur dernier battement, il se lève et s’embrase en s’élevant et il rejette la cendre de son plumage, et son âme dévoilée, sans terre et pure comme une mélodie, va vers les hauteurs. Mais ici il voit au milieu de la vie obscurcie les montagnes du monde futur dans l’or matinal d’un soleil qui ne se lève pas à notre ciel d’ici-bas : c’est ainsi que l’habitant du pôle nord aperçoit à minuit, au cours de la longue nuit où pourtant le soleil ne se lève plus, une aurore dorée accrochée aux plus hautes montagnes et qu’il pense à son long été où le soleil ne se couche jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

VIE DU RÉGENT DE CINQUIÈME

FIXLEIN RACONTÉE JUSQU’À NOS

JOURS EN QUINZE FICHIERS

 

 

PREMIER FICHIER

 

 

VACANCES CANICULAIRES. – VISITES. – UNE ARISTOCRATIQUE PARENTE PAUVRE.

 

 

EGIDIUS ZÉBÉDÉE FIXLEIN était depuis huit jours régent titulaire de cinquième et avait eu le temps de se dégourdir lorsque le bonheur posa sur sa table quatre collations et services réconfortants et saupoudrés de fleurs et de sucre en poudre : c’étaient les quatre semaines caniculaires. Je voudrais encore pouvoir caresser la tête de mort de ce bienfaiteur qui inventa les vacances caniculaires ; je ne peux jamais me promener à cette époque sans penser qu’à ce moment mille gens d’écoles tordus sur leurs tables se redressent et que le dur cartable repose débouclé à leurs pieds et qu’ils peuvent enfin chercher ce que leur âme aime, des papillons – ou des racines carrées – ou des racines de mots – ou des herbes – ou leurs villages natals.

C’est le sien qu’alla retrouver notre Fixlein. Mais il ne franchit les portes de la ville que le dimanche, car on aime aussi savoir le goût qu’ont les vacances citadines, avec son caniche et un élève de cinquième qui portait sa robe de chambre verte : l’herbe était encore humide de rosée et il courait déjà derrière les jardins, que les orphelins commençaient seulement à entonner un chant matinal au timbre de trompettes. La ville se nommait Flachsenfingen, le village Hukelum, le chien Schil et le millésime était 1791.

« Mon petit homme (dit-il à l’élève de cinquième ; car il parlait volontiers comme l’amour, les enfants et les Viennois, par diminutifs), donne-moi mon baluchon pour que j’aille au village, dégourdis-toi les jambes et cherche-toi un petit oiseau comme toi afin d’avoir quelque chose à nourrir pendant tes vacances. » Car ce petit homme était en même temps son page, son frotteur de chambre, son camarade de chambre, son homme de compagnie, et sa fille de courses ; et le caniche était en même temps son petit homme

Il marchait lentement à travers les parterres de choux frisés et parsemés des petites boules de verre en couleurs de la rosée et regardait les buissons, d’où une nuée de colibris brillants comme des joyaux semblait s’échapper. Il tirait de temps à autre le cordon de sonnette de son sifflet afin que le petit ne s’égarât pas, et il raccourcit son heure et demie de route en mesurant le chemin non d’après l’heure mais d’après les villages. Il est plus agréable pour le promeneur, mais non pour le géographe, de compter par verstes que par milles. En chemin le régent apprenait par cœur les quelques rares champs sur lesquels on avait déjà moissonné.

Mais maintenant ralentis encore tes pas, Fixlein, à travers le jardin seigneurial de Hukelum, non sans doute par peur de balayer avec les pans de ta veste quelques pistils de tulipes mais afin de laisser à ta bonne mère seulement assez de temps pour poser son bandeau d’Amour de taffetas noir autour de son front poli. Cela m’ennuie que des lectrices puissent en vouloir à la brave femme de tenir à repasser d’abord ce bandeau ; c’est qu’elles ne sont pas obligées de savoir qu’elle n’a pas de servante et qu’elle doit aujourd’hui veiller à tout le repas du maître, – quant aux prestations en espèces, c’est l’invité qui les avait fait parvenir trois jours auparavant ; seule, sans une archi-cuisinière héréditaire.

Et d’ailleurs le tiers état (elle était une jardinière d’art) traîne toujours au croupion comme une perdrix la coquille de l’œuf des jours de semaine hors duquel il s’est frayé un passage à coups de bec jusqu’au service divin du matin.

On peut s’imaginer avec quel amour la bonne mère peut avoir toute la matinée épié son maître d’école qu’elle aimait comme la prunelle de ses yeux, étant donné qu’elle n’avait plus personne d’autre sur toute cette grande terre. Mari et fils aîné étaient morts, pour son âme débordante de tendresse personne d’autre que son Zébédée. Pouvait-elle jamais raconter quelque chose de lui sans s’essuyer dix fois les yeux ? Ne distribuait-elle pas un jour l’unique gâteau qu’elle avait reçu de la fête du village à deux étudiants mendiants parce qu’elle pensait que Dieu la punissait de faire bombance tandis que son enfant n’avait rien à se mettre sous la dent à Leipzig et se contentait de humer le parfum du « Jardin des gâteaux » comme celui d’autres jardins

« Seigneur ! C’est déjà toi, Zébédée ? » dit-elle, et elle sourit avec embarras pour ne pas pleurer lorsque son fils qui s’était mis à quatre pattes pour passer devant la fenêtre et n’avait pas frappé à la porte rembourrée de regain était entré sans crier gare. De plaisir elle ne pouvait remettre la plaque sur l’âtre étant donné que le distingué universitaire la baisait tendrement sur son front nu au son du rôti qui mijotait bruyamment et lui disait même maman, nom qui se posait aussi doucement sur elle qu’un baume sur le cœur. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et le jardin entrait presque à moitié dans la chambre avec son épaisse odeur de fleurs et ses cris d’oiseaux et ses collections de papillons : mais j’aurai encore oublié de rapporter que la petite maison de jardinier qui était plus une pièce qu’une maison se trouvait dans le cap occidental du jardin du château. Le gentilhomme avait permis par charité à la veuve de garder cette petite maison de veuve qui serait n’importe comment restée vacante puisqu’il n’avait plus de jardinier.

Mais Fixlein, malgré sa joie, ne put rester longtemps parce qu’il devait aller à l’église qui était pour son estomac spirituel une cuisine de cour, une cuisine maternelle. Un prêche lui plaisait pour la simple raison que c’était un prêche et parce qu’il en avait déjà prononcé un. Cela plaisait à sa mère : les braves femmes croient déjà se régaler de leurs invités quand elles n’ont fait que leur donner quelque chose pour se régaler.

Dans le chœur, ce port franc et parvis de catéchumènes des fidèles étrangers, il souriait à tous les paroissiens et regardait comme dans son enfance par-dessous l’aile de bois d’un archange vers le parterre enchaperonné étalé à ses pieds. Ses années d’enfance l’enfermaient maintenant comme des enfants dans leur cercle souriant et une longue guirlande les traversait de ses anneaux dont elles arrachaient parfois des fleurs pour les lui jeter au visage : celui qui trônait sur le Parnasse de la chaire, n’était-ce pas le vieux doyen Astmann qui l’avait si souvent rossé parce qu’il devait puiser chez lui le grec d’une grammaire éditée en latin qu’il pouvait sinon expliquer du moins retenir ? N’y avait-il pas toujours derrière l’escalier de la chaire la cabine de la sacristie dans laquelle reposait une bibliothèque théologique d’importance – un écolier ne serait même arrivé à la boucler dans sa courroie à livres – à vrai dire sous une grisaille de pastel de poussière ? et ne se composait-elle encore pas de la bible polyglotte in-folio que – rafraîchie par les Critica sacra de Pfeiffer – il avait feuilletée dans ses jeunes années page par page pour en extraire avec la plus grande peine les lettres inversées, minuscules et majuscules ? Mais il aurait mieux fait de ne pas attendre le lendemain pour jeter ces conserves fumées de lettres dans une casse à caractères hébraïques, où s’accrochent les « rhizophages » orientaux, étant donné qu’ils peuvent n’importe comment se conserver presque sans aucun fourrage desséché de voyelles. Ne voyait-il pas à côté de lui le tabouret d’orgue comme le trône sur lequel à toutes les fêtes des apôtres le maître d’école l’avait assis par trois signes afin d’accompagner d’une basse clapotante et dansante la descente des paroissiens ?

La joie du lecteur ne fera que s’accroître quand il apprendra que notre régent de cinquième avait été invité pour l’après-midi par le doyen, ce prince électeur ecclésiastique local, au moment où il vidait la bourse à quêter munie d’une sonnette ; et cela lui fera autant de plaisir que si c’était lui-même qu’invitait le doyen. Mais que dira-t-il alors quand il rentrera à la maison avec notre régent pour retrouver sa mère et la table du festin qui ont déjà revêtu toutes deux leur blanche robe damassée du dimanche et qu’il apercevra le grand gâteau que Mademoiselle Thiennette (« Stéphanie ») a lâché de sa pelle à enfourner ?

Mais il voudra sans doute savoir tout d’abord qui est cette jeune fille. Elle est... car si (d’après Lessing) on a négligé précisément à cause de la perfection de l’Iliade l’état civil de son auteur, cela peut également s’appliquer au destin d’auteurs, au mien par exemple ; mais je ne veux pas que l’auteur du gâteau soit oubliée aux dépens de son œuvre. Thiennette est une jeune parente pauvre, une fille sans le sou, elle n’a pas grand-chose, à part les années, au nombre de vingt-cinq, elle ne possède plus de proches parents, ses connaissances sont nulles (puisqu’elle ne connaît pas même le Werther par les livres) sauf en ménage, elle ne lit pas de livres, encore moins les miens que ceux des autres, habite, c’est-à-dire garde toute seule, en tant que gouvernante, les treize chambres vides et abandonnées du château de Hukelum appartenant au capitaine de dragons Aufhammer qui réside dans sa filiale de Schadek ; elle commande et nourrit ses journaliers et servantes et peut se dire « par la grâce de Dieu », ce que faisaient au treizième siècle les nobles établis à la campagne aussi bien que les princes – parce qu’elle vit de la grâce des hommes, au moins de celle de la noble épouse du capitaine qui bénit toujours les sujets que son mari maudit copieusement. Mais dans la poitrine de l’orpheline Thiennette battait un cœur de biscuit bien sucré qu’on aurait voulu manger d’amour – son destin était dur mais son âme était tendre – elle était modeste, polie et craintive, mais un peu trop ; elle acceptait volontiers les humiliations les plus blessantes et n’en ressentait nulle douleur mais quelques jours après commençait à remâcher le tout et les coupures se mettaient à cuire et à saigner, de même que des blessures reçues en catalepsie ne font souffrir qu’après que cette dernière affection est passée, et alors elle pleurait toute seule sur son sort...

Il me devient difficile de reprendre une tonalité claire après ces sons graves et d’ajouter que Fixlein avait été presque élevé avec elle et que celle-ci, en sa qualité de « moitié » scolaire, avait appris en sa compagnie les « verba anomala » en face, chez le doyen, tandis que le digne ecclésiastique le rendait capable de prendre sa place au banc des villes des élèves de troisième.

Le bouclier d’Achille du gâteau, que découpait une garniture surélevée d’écailles brunes, tournait dans notre régent comme une roue motrice d’idées affamées et reconnaissantes ; il n’avait en fait de cette philosophie qui méprise le manger et de ces manières du grand monde qui le gaspille que bien peu de ce qu’exige l’ingratitude de ces sages universels et de ces gens du monde ; au contraire il ne trouvait jamais de remerciements suffisamment empressés pour un plat de boudin ou de lentilles. Innocente et satisfaite la quadruple société de table – car on ne peut omettre le chien avec son « couvert » sous le poêle – célébrait la fête des pains sucrés, la fête d’action de grâces pour Thiennette, la fête des tabernacles dans le jardin. On devrait à la vérité s’étonner qu’un homme puisse manger avec quelque plaisir sans avoir comme le roi de France 448 hommes (et je ne compte pas 161 « garçons de la maison de bouche ») dans la cuisine, sans une « fruiterie » de trente et un gaillards ou une boulangerie personnelle de trente-deux « item » et sans la dépense quotidienne de 387 livres 8 sous. Cependant une mère qui fait la cuisine m’est aussi chère que tout un déploiement de pompes culinaires qui me dévore plus qu’il ne me nourrit. Les reliefs savoureux que le biographe et le monde peuvent tirer de cette table sont tel ou tel discours de table d’importance. La mère racontait toutes sortes de choses. Thiennette mettra ce soir – révèle-t-elle – pour la première fois un habit de promenade matinale de mousseline blanche avec une ceinture de satin et une boucle d’acier ; mais, dit-elle, il ne lui ira pas très bien car la femme du capitaine (celle-ci en effet accrochait ses vêtements de rebut à Thiennette de même que les catholiques accrochent aux statues de leurs saints patrons les béquilles et les infirmités dont ils se sont débarrassés) est plus grosse qu’elle. Nos braves femmes se passent volontiers les unes aux autres tout ce qu’elles possèdent, sauf les vêtements, les hommes et le lin. Dans l’imagination de notre régent des ailes angéliques poussaient maintenant sur les omoplates de Thiennette à travers ses vêtements : pour lui un vêtement valait presque un homme dépouillé auquel manquent simplement les parties les plus nobles ; il respectait ces cornets et ces cosses qui recouvrent notre noyau, non comme l’auraient fait un petit-maître ou un censeur des élégances, mais parce qu’il lui était impossible de mépriser ce que d’autres respectent. Ensuite elle lui lut pour ainsi dire des extraits de l’épitaphe de son père qui s’était abandonné aux bras de la mort dans la trente-deuxième année de son âge pour une cause que je n’exposerai que dans un fichier ultérieur parce que je veux trop de bien à mes lecteurs. Notre régent n’était jamais las d’entendre parler de son père.

La plus belle nouvelle fut que Mademoiselle Thiennette lui avait fait dire aujourd’hui : « Que demain il pourrait se présenter chez Madame car Monsieur son parrain partait pour la ville. » Mais ceci réclame sans doute une explication préalable. Le vieil Aufhammer s’appelait Egidius et était le parrain de Fixlein : mais – quoique l’épouse du capitaine couvrît le berceau de l’enfant d’offrandes nocturnes de pain et de la dîme de sa viande et de son porte-monnaie – il ne lui avait fait don par économie, en guise de cadeau de parrain, que de son prénom, ce qui fut précisément la cause de tous les malheurs. Il n’y avait en effet pas longtemps que notre Egidius Fixlein était revenu de l’université avec son caniche qui s’était enfui de Nantes avec d’autres émigrés en raison des troubles de France, quand lui et son chien allèrent malencontreusement se promener l’un avec l’autre dans la petite forêt de Hukelum. Car, tandis que notre régent ne cessait de répéter à son compagnon : « Couché Gilles », le diable – et qui donc d’autre ? – avait semé entre les arbres notre von Aufhammer comme une mauvaise herbe, de sorte que tout le travestissement et rognage de son nom – car Gilles signifie Egidius – put facilement lui venir aux oreilles. Fixlein ne savait ni parler ni injurier en français, il ignorait complètement ce que signifie « couché ! » qu’aujourd’hui à Paris les chiens bourgeois eux-mêmes disent aux « valets de chiens » ; mais il y avait trois choses que von Aufhammer ne reprenait jamais : une erreur, sa rancune et sa parole. Le provoqué décida donc de ne plus voir son provocateur et larron de son honneur et bien entendu de ne plus lui faire de cadeau.

Mais revenons en arrière. Après le dîner il regarda par la petite fenêtre dans son jardin et vit le chemin de sa vie bifurquer en quatre sentiers correspondant à autant d’ascensions célestes : l’une qui menait au presbytère, une autre au château vers Thiennette – pour aujourd’hui –, la troisième vers Schadek – pour demain – et la quatrième vers toutes les maisons de Hukelum. Mais lorsque sa mère eut assez longtemps rôdé autour de lui sur la pointe des pieds pour ne pas le déranger dans la soi-disant lecture de sa bible latine (« Vulgate »), à savoir dans la lecture de sa Gazette littéraire : il se mit sur ses pieds et l’humble joie de sa mère suivit longtemps ce fils intrépide qui avait le courage de parler tout à son aise avec un doyen. Néanmoins il entra respectueusement dans la maison de son vieux maître, plus grisonnant que chauve, qui était non seulement la vertu mais aussi la faim faites hommes ; car il mangeait bien plus que le roi de bienheureuse mémoire. Un écolier qui veut devenir professeur daigne à peine regarder un pasteur ; mais un homme qui réclame lui-même une cure comme atelier et couveuse sait estimer son habitant. Le nouveau presbytère – pour ainsi dire comme si, tel une « casa santa », il s’était envolé de Friedrichstrasse ou d’Erlangen pour se poser à Hukelum – était pour Fixlein un temple du soleil et le doyen le prêtre du soleil. Devenir pasteur en cet endroit était pour lui une pensée toute ointe de miel de tilleul et qui ne s’est présentée qu’une seule fois dans l’histoire, à savoir dans la tête d’Hannibal lorsqu’il eut celle de passer les Alpes, c’est-à-dire la porte de Rome. L’amphitryon et son invité formaient un excellent « bureau d’esprit » ; des gens revêtus d’un office, surtout quand ces offices sont semblables, ont plus à se dire l’un à l’autre – à savoir leur propre histoire – que les oisifs hannetons et bienheureux de cour qui ne peuvent qu’enseigner l’histoire d’autrui. Le doyen en vint alors de ses œuvres de ferronnerie (dans son écurie) aux œuvres de sa vie académique dont de tels gens se souviennent avec autant de plaisir que les poètes de leur enfance. Si vertueux qu’il fût il pensait tout de même avec quelque joie qu’il l’avait été un jour un peu moins ; mais de joyeux souvenirs d’actions répréhensibles équivalent à les répéter à demi, de même que se souvenir avec regret de ses bonnes actions revient à les supprimer à moitié.

Amicalement et poliment Zébédée, qui n’inscrivait jamais dans son écritoire le nom d’un homme distingué sans le faire précéder de « M. », écoutait le récit des folles années de jeunesse estudiantine du vieil homme qui à Wittenberg avait aussi souvent trempé ses lèvres dans un verre que sa plume dans un encrier et avait eu aussi souvent soif de bonne bière du cru que des ondes d’Hippocrène, la fontaine des Muses.

Jérusalem remarque avec esprit que la barbarie qui fréquemment émerge immédiatement derrière le voile le plus chatoyant des sciences est une sorte de bain de boue fortifiant qui écarte le danger d’un raffinement exagéré dont ce voile nous menace. Je crois que quelqu’un qui calcule à quelle hauteur montent les sciences chez un élève de première – et surtout chez un fils de patricien de Nuremberg auquel la ville doit verser 1000 florins de frais d’études – je crois, dis-je, qu’un tel homme ne songera pas à reprocher à un étudiant un certain moyen âge barbare (ce que nous appelons la vie estudiantine) qui d’autre part lui trempe le caractère de telle manière que son affinement ne dépasse pas les limites permises. Le doyen avait réussi à empêcher que 180 libertés académiques de Wittenberg tombassent en prescription – c’est le nombre que Petrus Rebuffus 17 en a compté – et n’en avait perdu aucune, sauf sa liberté morale à laquelle un homme n’attache pas grande importance, même s’il vit en communauté. Ceci encouragea Fixlein à rapporter les écarts joyeux qu’il avait faits à Leipzig dans le cauchemar de la nécessité. Écoutez plutôt : son propriétaire, qui était en même temps un professeur et un ladre, nourrissait dans une cour entourée de murs tout un parc de poules. Fixlein avec trois camarades de chambre (tels des vassaux co-investis) assumait facilement le loyer d’une pièce unique : comme les phénix ils n’avaient toutes choses importantes qu’à un seul exemplaire : un seul lit dans lequel chaque nuit un couple dormait avant minuit et un autre après minuit tels des veilleurs de nuit ; un seul habit, dans lequel ils sortaient à tour de rôle et qui, tel une vareuse d’uniforme, était le vêtement national de la compagnie – et encore quelques autres unités d’intérêt et de lieu. Nulle part on ne collectionne les monnaies de détresse et de guerre plus joyeusement et philosophiquement que dans les universités ; le citoyen universitaire montre combien l’Allemagne possède d’humoristes et de Diogène. Nos universitaires n’avaient qu’une seule chose en quadruple : la faim. Fixlein raconta peut-être avec une délectation trop joyeuse qu’un des membres de ce « chœur » affamé inventa un moyen de prélever les poules du professeur ordinaire sous forme de contributions et impôts. Il dit (car c’était un juriste) qu’ils devaient pour une fois emprunter au droit féodal une fiction suivant laquelle ils auraient à considérer le professeur comme paysan tributaire à titre héréditaire à qui revenait sans restrictions l’usufruit de la basse-cour et de la maison mais qu’eux-mêmes avaient à agir en tant que seigneurs suzerains envers lesquels il avait à s’acquitter de ses redevances en poules. Afin que la fiction suivît la nature, continua-t-il, « fictio sequitur naturam » – ils devaient lui prendre effectivement lesdites poules de carnaval. Mais pas moyen d’entrer dans la cour. Le féodal se fabriqua donc une ligne, colla une boulette de pain à l’hameçon et tendit pour pêcher sa canne au-dessus de la cour. En quelques passes de tierce l’hameçon était enfoncé dans un gosier de poule et notre pondeuse enfilée comme une aiguille et qui communiquait maintenant avec le féodal suzerain put être silencieusement, comme par un vaisseau d’Archimède, tirée en l’air vers la société de pêche aérienne de nos affamés, où l’attendait son véritable nom féodal et titre de propriété qui variait au gré des circonstances, car les poules « résorbées » devaient tantôt s’appeler « poules forestières », « poules sylvestres », « poules de bailliage », « poules de Pentecôte », « poules d’été », « poules fumées ».

« Je commence, dit le pêcheur-propriétaire du majorat, à percevoir des intérêts ; car c’est ainsi qu’on nomme le triple et le quintuple de la redevance quand le paysan tributaire, ce qui est ici le cas, a longtemps négligé de s’en acquitter. » Comme un prince le professeur remarquait tristement la dépopulation de ses poules qui, tels les Juifs, mouraient d’être dénombrées. Finalement il eut le bonheur, tandis qu’il faisait son cours – il en était justement aux droits régaliens forestiers, salins et monétaires – de voir par la fenêtre de sa salle de cours une des poules tributaires fixée en l’air comme un saint Ignace de Loyola en prières ou une Junon punie ; il suivit l’ascension verticale et incompréhensible de l’animal aéronautique qu’il vit plonger enfin dans la basse-cour pour en sortir les lots du déjeuner. Mais contre toute attente il mit fin à la chasse aux poules plus tôt qu’à l’exposé sur les droits régaliens.

Fixlein rentra à la maison au milieu du concert de trompettes vespéral qui retentissait par les abat-son du clocher et en chemin ôta poliment son chapeau devant les fenêtres vides du château ; des maisons distinguées étaient pour lui autant que des gens distingués, de même que dans les Indes la pagode représente en même temps le temple et la divinité. À sa mère il rapporta des salutations imaginaires à laquelle celle-ci répondit par des salutations authentiques, parce que cette après-midi, avec sa langue « historique » et ses yeux de naturaliste, elle avait été chez notre Thiennette, toute de mousseline blanche vêtue. La mère avait montré à celle-ci tous les pfennigs de secours que son fils laissait tomber dans sa grande bourse vide et le poussa dans la faveur de la demoiselle ; car les femmes ont de la sympathie pour un fils qui rembourse tendrement à sa mère quelques-uns des bienfaits qu’il en a reçus, une sympathie plus grande et plus chaude que pour une fille qui s’occupe de son père, peut-être pour cent raisons parmi lesquelles celle-ci qu’elles sont davantage habituées de la part des fils et des époux à ce que ces derniers soient des orages, des trombes enculottées ou simplement des ouragans apaisés longs de cinq pieds.

Bienheureux régent ! sur ta vie brille comme un ordre de l’Aigle l’avantage de pouvoir encore la raconter à ta mère, comme par exemple ce qui se passa cet après-midi au doyenné. Ta joie se déverse dans le cœur d’un autre et en reflue doublée dans le tien. Il existe pour les cœurs de même que pour le son une plus étroite proximité que celle de l’écho : la plus grande proximité fond le son et son écho dans une unique résonance.

Il est historiquement certain que nos deux amis mangèrent le soir et au lieu des reliefs du dîner qui pouvaient eux-mêmes représenter celui du lendemain, ils se contentèrent de poser devant la flamme de l’autel aux offrandes de la table le gâteau ou pain azyme du sacrifice. La mère, qui pour le fruit de ses entrailles aurait sacrifié non seulement elle-même mais l’ensemble de l’humanité, lui proposa de ne pas donner à l’élève de cinquième, qui jouait dehors et gavait un oiseau au lieu de se nourrir lui-même, une miette de la précieuse pâtisserie mais seulement du pain de ménage sans croûte. Mais notre régent pensait en chrétien et dit que c’était dimanche et que le petit mangerait avec autant de plaisir que lui quelque chose de délicat. Fixlein traitait, dotait et ménageait – et en cela il était aux antipodes des grands et des génies – plus volontiers un serviteur partageant son toit qu’un homme qui passe votre porte pour la première fois et à la prochaine station de poste oublie son hôte et son dernier maître de poste. D’ailleurs Fixlein avait le sentiment de l’honneur chevillé au corps et, en dépit de ses ménagements et de son respect de l’argent, le donnait volontiers dans des cas d’honneur et à contrecœur dans les cas où sa pitié prenait le dessus, pitié qui remplissait trop douloureusement les cavités de son cœur et vidait celles de sa bourse. Lorsque l’écolier eut exercé le « jus compascui » sur le pain azyme et lorsque six bras eurent pris tranquillement leur part des libéralités de Thiennette, Fixlein se lut à lui-même et à la société l’agenda d’adresses de la société flachsenfingoise : à part l’Allemagne lettrée de Meusel, il ne s’imaginait rien de plus sublime. Les chambellans et conseillers secrets de l’agenda lui passaient sur la langue en la chatouillant aussi délicieusement que les raisins secs du gâteau, et des plus riches pastorats il prélevait pour ainsi dire en en lisant la liste la dîme du boisseau.

À dessein il resta comme sa propre édition sur papier vélin du dimanche ; je veux dire par là qu’il n’ôta pas son vêtement du dimanche même quand les cloches eurent sonné la prière du soir. Car il avait encore un projet.

Après le dîner il voulait aller chez la demoiselle quand il l’aperçut, telle un lis plongé dans le crépuscule rougeoyant, dans le jardin du château dont sa maison formait les frontières occidentales, de même que la muraille de Chine du château en formait les frontières méridionales... Soit dit en passant, comment je me suis procuré tous ces détails, ce que sont les fichiers, si j’y étais moi-même, etc., tout cela, je le rapporterai bientôt et fidèlement au lecteur, aussi vrai que je vis et cela dès le présent livre.

Fixlein sautillait comme un feu follet dans le jardin dont le parfum de fleurs se mêlait au parfum de sa soupe. Personne ne s’inclinait plus profondément que lui devant un gentilhomme, non par humilité vulgaire ou par servilité calculée, mais parce qu’il pensait : « Un gentilhomme reste tout de même toujours ce qu’il est. » Mais sa révérence s’effectua (au lieu d’en avant) en travers, sur la droite, pour ainsi dire à la suite de son chapeau ; car il n’avait point osé prendre de canne ; chapeau et canne étaient le balancier de machine ou d’acrobate sans lesquels il ne pouvait se mettre en un mouvement de politesse et lui eût-on promis en échange le pastorat principal de Hambourg. La gaîté de Thiennette remit bientôt son âme repliée et adroite dans le ton juste. Il lui tint un long et aimable sermon d’actions de grâces et de récolte pour le gâteau écailleux, sermon qui lui sembla à la fois talentueux et ennuyeux. Les jeunes filles sans usage du monde comptent simplement la pédanterie ennuyeuse – comme l’éternuement – au nombre des ingrédients nécessaires d’un homme ; elles nous respectent infiniment et, de même que Lambert ne pouvait parler au roi de Prusse que dans l’obscurité à cause de ses yeux flamboyants comme le soleil, de même elles préfèrent souvent quand elles peuvent, à ce que je crois et précisément à cause de notre air supérieur, nous attraper dans l’obscurité.

L’histoire impériale et les chroniques des empereurs que lui raconta Thiennette au sujet de M. von Aufhammer et de son épouse, laquelle voulait la coucher sur son testament, l’édifièrent beaucoup ; quant à elle, ce sont ses chroniques érudites qui l’édifièrent, chroniques qui concernaient le sous-directeur et lui-même, comment par exemple il faisait une suppléance en seconde et régnait sur des élèves qui étaient aussi grands que lui. Ainsi les deux jeunes gens se promenaient tout contents entre les fleurs rouges des haricots, les hannetons rouges, devant le crépuscule descendant toujours plus bas à l’horizon, allant de long en large dans le jardin et faisant à chaque fois demi-tour en souriant devant la tête de la jardinière, véritable image de vitrail.

Quant à moi je ne puis arriver à comprendre comment il ne tomba pas amoureux. Certes je connais ses raisons : d’abord elle ne possédait rien ; secundo, lui ne possédait rien, ayant des dettes par-dessus le marché ; tertio, son aristocratique arbre généalogique était une barrière-frontière et un piquet « Chasse interdite » ; quarto, il y avait tout de même un lien plus noble qui lui liait les mains, bien que nous ne le révélions pas encore au lecteur pour de bonnes raisons. Cependant, Fixlein ! puissé-je n’avoir pas été à ta place ! Je l’aurais regardée, je me serais souvenu de ses vertus et de nos années d’école, puis j’aurais tiré mon cœur fondant de tendresse et le lui aurais présenté comme une lettre de change ou glissé comme un décret du conseil. Car j’aurais réfléchi qu’elle égalait une nonne pour deux choses : son bon cœur et sa bonne pâtisserie, que malgré sa fréquentation de journaliers masculins elle n’était pourtant pas une Charles Geneviève Louise Auguste Timothée Éon de Beaumont mais une colombe bien lisse, bien blonde et bien coiffée, qu’elle cherchait bien plus à plaire à son sexe qu’au nôtre, qu’elle montrait par des larmes dont, par innocence, elle rougissait plus qu’elle ne se vantait, un cœur fondant qui n’a pas besoin d’être retiré de chez le prêteur de livres. Auprès de tels motifs je n’aurais pas attendu le troisième rabais pour lui faire l’offrande de mon cœur. Si de plus j’avais pensé, Fixlein ! que je la connaissais comme moi-même, qu’à elle et à moi (à savoir si j’avais été toi) nos mains avaient été conduites pour écrire le latin par le même doyen ; qu’enfants innocents nous nous étions embrassés devant la glace pour voir si les deux enfants qui s’y reflétaient les imitaient, que nous avions souvent fourré nos mains appartenant pourtant à deux sexes différents dans un seul manchon où nous les faisions jouer à cache-cache ; si j’avais enfin réfléchi que nous nous trouvions précisément dans la serre – que l’atelier de peinture du soir laquait de pourpre – aux vitres froides de laquelle (elle à l’intérieur et moi dehors) nous avions tenu nos deux joues pressées l’une contre l’autre, séparées simplement par l’écran vitré du poêle : alors j’aurais attiré contre la mienne cette pauvre âme broyée par le destin et qui pour se protéger des nuages d’orage ne voyait devant elle comme séparation climatérique rien de plus important que le tombeau, je l’aurais réchauffée sur mon cœur et l’aurais enlacée de mon regard.

Vraiment notre régent aurait fait de même, si la pensée plus noble à laquelle j’ai fait allusion plus haut et que je cache encore le lui avait permis ! Tendre, sans en savoir la cause – c’est pourquoi il embrassa sa mère – bienheureux quoique n’ayant eu aucune conversation érudite et congédié avec toute une cargaison de respectueuses salutations qu’il aurait à décharger le lendemain devant la femme du capitaine de dragons, il arriva dans la petite maisonnette et par ses fenêtres sombres regarda longuement les fenêtres brillantes du château. Et, à minuit, quand déjà le premier quartier de la lune se couchait, il ouvrit encore une fois les paupières d’un regard déjà plein de rêves sous le souffle frais d’une brise de nuit douce, parfumée et humide et qui appelait son cœur par son nom...

Dors, puisque aujourd’hui tu n’as encore rien fait de mal ! Je veux, pendant que le calice fermé et penchant de la fleur de ton esprit s’abaisse sur l’oreiller, je veux regarder dans la nuit agitée par la brise vers ton sentier matinal qui te conduira à travers des bosquets transparents vers Schadek, auprès de ta protectrice. Le capitaine se mit en route dès une heure. Toi et ta patronne serez donc demain seuls ensemble. Tout te réussit, fou de Fixlein !

 

 

 

 

DEUXIÈME FICHIER

 

MADAME VON AUFHAMMER. – RÉSONANCES ENFANTINES. – LITTÉRATURE.

 

LE pépiement matinal que la caille adoptée hier par l’élève de cinquième au sortir du nid fit entendre pour réclamer sa nourriture commença dès deux heures et fit bientôt sortir Fixlein de son lit. Il revêtit ses vêtements dont la presse à lustrer et à dresser les plis n’était autre que les mains soigneuses de sa mère qui ne voulait pas le laisser se rendre chez la femme du capitaine comme un « débraillé ». Le caniche fut « incarcéré » et le potache emmené après avoir été gratifié de bons règlements par Mme Fixlein, désireuse de lui apprendre comme il avait à se conduire devant l’épouse du capitaine. Mais le fils répondit : « Maman, quand on fréquente comme moi le grand monde et une demoiselle de Thiennette, on doit tout de même savoir à qui l’on a affaire et ce qu’exigent des mœurs élégantes et le « sawer di wiwer » (savoir-vivre) ». Il arriva avec son élève, les doigts verts (colorés par le suc des feuilles qu’il avait froissées le long du sentier) et une rose à demi mâchée entre les dents, devant le gros laquais de Schadek... Si les femmes sont des fleurs – encore qu’elles soient aussi souvent des fleurs de soie, italiennes ou de cuivre que des fleurs botaniques – Mme von Aufhammer était une rose bien remplie avec son coussin ventral graisseux et son cube de lard. La moitié du corps coupée de toute vie par l’apoplexie, elle reposait sur son coussin graisseux comme dans un tombeau plus doux que l’autre ; cependant ce qui restait encore d’elle était en même temps vivant, pieux et fier. Son cœur était une corne d’abondance qui se déversait sur tous les hommes non par philanthropie mais par sévère piété ; elle rendait heureux, comblait de dons et méprisait les bourgeois et n’estimait rien en eux, sinon tout au plus la piété. Elle accueillit l’inclinaison de tête de Fixlein avec la contre-inclinaison d’une haute suzeraine et son visage s’éclaircit avec bienveillance au débarquement des salutations de Thiennette !

Elle commença la conversation et la continua longtemps toute seule, sans que pour cela son indigestion d’orgueil quittât son visage : « Elle mourrait bientôt mais n’oublierait pas le filleul de son époux (l’intéressé) dans ses dernières volontés. » Ensuite elle lui dit bien en face car le visage de Fixlein présentait en toutes lettres devant elle cette quatrième prière : « Qu’il ne devait pas compter sur une place à Hukelum ; en revanche elle espérait pouvoir l’aider à obtenir le Conrectorat du collège de Flachsenfingen (dont disposent le maire et le conseil municipal), étant donné qu’elle achetait son café chez le bourgmestre régnant et ses bougies chez le syndic de ville (qui faisait quelque commerce en gros avec des bougies de Hambourg). »

Et maintenant la parole lui fut donnée – dont il profita avec soumission – en ce sens qu’elle réclama de lui un bulletin de santé sur son doyen Astmann qui se laissait davantage conseiller par le catéchisme de Luther que par celui de la médecine. Elle était moins la suzeraine que la protectrice d’Astmann et avouait même qu’elle suivrait de près un aussi fidèle pasteur quand elle en entendrait de son domaine sonner le glas. Il existe vraiment d’étranges affinités chimiques entre nos déchets et nos veines argentifères, par exemple, ici entre l’orgueil et l’amour ; et je souhaite que nous pardonnions cette union hypostatique à tous aussi volontiers qu’aux belles qui sont attirées par nous avec tous leurs défauts, de même que d’après Dufay le fer mélangé à d’autres métaux est néanmoins attiré par l’aimant.

À supposer aussi que le diable ait en quelque heure de loisir semé une ou deux poignées de semence d’envie dans l’âme du régent, qu’elles n’auraient cependant pas levé ; et surtout pas aujourd’hui, alors qu’on lui vantait un homme qui était son maître et de plus – ce qu’il considérait comme un « titulado » de cette terre, non par vanité mais par piété – un ecclésiastique. À la vérité l’histoire nous interdit de nier qu’il ait présenté sans ambages à la noble dame cette supplique : « Il voulait bien certes encore patienter quelques années dans son école, mais il se languissait après un petit poste de pasteur bien tranquille. » Comme on lui demandait s’il était orthodoxe, il répondit : « Qu’il l’espérait, qu’il avait à Leipzig non seulement suivi tous les cours publics du Dr Burscher mais qu’il avait été accepté comme auditeur chez quelques professeurs orthodoxes parce qu’il savait bien que le consistoire se montrait plus sévère qu’autrefois en cette matière sur le choix des candidats. »

La malade le pria de lui faire un tir d’essai, à savoir de lui tenir une exhortation à l’usage des malades. Par le ciel ! Il lui en tint une, et des meilleures qui soient ! L’orgueil aristocratique de la capitaine reculait maintenant humblement devant l’orgueil de son office et de sa dignité ecclésiastiques ; car quoiqu’il ne pût croire avec le dominicain Alanus de Rupe qu’un prêtre fût plus grand que Dieu car celui-ci ne pouvait que créer un monde tandis que celui-là (pendant la messe) créait un Dieu ; cependant il ne pouvait qu’approuver un Hostiensis qui a montré que la dignité du prêtre était 7644 fois plus grande que la dignité royale parce que le soleil est autant de fois plus grand que la lune – à plus forte raison une dame noble qui se ratatine complètement devant un pasteur.

Passant par la salle des domestiques, il sollicita du laquais la collection de l’année passée du Journal politique de Hambourg, voyant qu’on se servait criminellement de ces documents historiques de l’époque pour en faire des papillotes. Par les soirées d’automne maussade il pouvait tout de même s’asseoir et lire ce qui avait pu se passer en fait de nouveautés agréables dans le monde politique, l’année d’avant.

C’est sur un char de triomphe tout chargé de lauriers auquel n’étaient attelées que des espérances qu’il rentra le soir à la maison et conseilla en chemin à son potache de ne pas se monter trop glorieusement la tête mais de remercier Dieu en silence comme il le faisait en ce moment.

Les bosquets d’agrément fleurissant les uns à côté des autres qui composèrent ses quatre semaines caniculaires et le chaos ailé de fleurs qui les ornait auront tôt fait d’être peints sur trois pages. Je veux piocher à l’aveuglette dans ses journées et en tirer une au hasard : chacune y sourit et embaume à l’envi. Qu’on prenne par exemple la fête de sa mère, la sainte Claire, le 12 août. Le matin il eut ses joies durables et à l’épreuve du feu, c’est-à-dire ses affaires. Car il écrivait, comme moi. Et vraiment, quand Xerxès créait un prix pour récompenser l’invention d’un nouveau plaisir, celui qui couchait sur le papier ses pensées sur la question mise au concours avait déjà effectivement le nouveau plaisir sur le bout de la langue. Je ne connais qu’une seule chose qui soit plus suave que de faire un livre : et c’est d’en projeter un. Fixlein écrivait de petites œuvres de format in-douze qu’il rangeait en manuscrits noués par le relieur dans des élytres d’or et portant sur le dos un titre en lettres d’imprimerie dans la collection graduée de sa planche à livres. Chacun pensait que c’étaient des nouveautés imprimées en caractères d’écriture. Il travaillait – je veux laisser de côté ses œuvres sans importance – à une collection des fautes d’impression dans les livres allemands ; il comparait les « errata » les uns avec les autres, montrait ceux qui se présentaient le plus souvent, remarquait qu’on pouvait en tirer des résultats importants et conseillait au lecteur de les tirer.

En outre il prit place parmi les « massorètes » allemands. Il soulignait tout à fait justement dans sa préface : que les Juifs pouvaient être fiers de leur « masora » qui leur disait avec quelle fréquence chaque lettre se présentait dans leur Bible, par exemple l’aleph (l’« A ») 42.377 fois, combien il s’y trouve de versets où se rencontrent toutes les consonnes (il y en a 26) ou seulement 24 (il y en a 3), combien l’on avait de versets dans lesquels apparaissent jusqu’à 42 mots et 160 consonnes (il n’y en a qu’un : Jerem., XXI, 7), quelle est la lettre du milieu dans chacun des livres (dans le Pentateuque, IIIe livre, Moïse, XI, 42, c’est le noble « V ») ou même dans toute la Bible. Mais nous autres chrétiens, où pouvons-nous montrer un massorète semblable pour la Bible de Luther ? A-t-on examiné avec précision quel est le mot du milieu ou quelle en est la lettre du milieu, quelle en est la voyelle la plus rare ou la plus fréquente ? Mille amis de la Bible quittent ce monde sans savoir que le « A » allemand se trouve 323.015 fois dans leur Bible (soit 7 fois plus fréquemment que dans la Bible hébraïque).

Je souhaiterais que des érudits bibliques parmi mes critiques indiquassent publiquement s’ils trouvent ce nombre inexact après avoir vérifié de plus près 18.

D’ailleurs Fixlein collectionnait toutes sortes de choses : il avait une jolie collection de calendriers, de catéchismes et de livres in-seize ! Item une collection d’avertissements qu’il avait entreprise et qui n’est pas aussi incomplète que celles qu’on trouve généralement. Il tient en haute estime son lexique alphabétique des souscripteurs de livres allemands où mon nom figure également sous la lettre « J ».

Mais ce qu’il préférait, c’était faire des projets de livres. C’est pourquoi il confectionna un fort volume dans lequel il conseillait simplement les érudits sur ce qu’ils avaient à écrire sur l’histoire des lettres, qu’il estimait de quelques pouces supérieure à l’histoire du monde et des empereurs. Dans son « Prodrome à la République des Lettres » il reproche en passant à Hammel d’avoir publié un registre des juristes qui furent des enfants naturels et de ceux qui devinrent des saints – que Bailet ait dénombré les savants qui ont voulu écrire quelque chose – Ancillon, ceux qui n’ont rien écrit du tout – et le superintendant de Lübeck, Goetze, ceux qui étaient savetiers et ceux qui se sont noyés – que Bernhard ait parlé des savants dont le fatum et le curriculum étaient déjà considérables dans le ventre de leur mère, etc.

Cela (continuait-il) devrait, à ce qu’il semble, nous inciter à de semblables matricules et rôles de recensement d’autres lettrés, par exemple des lettrés qui étaient ignorants, de ceux qui étaient tout à fait méchants, de ceux qui portaient leurs cheveux naturels, des prédicateurs, psalmistes et annalistes porte-perruque, etc. ; des savants qui portèrent des culottes de cuir noir, d’autres qui portèrent des rapières, des savants qui moururent dans leur onzième année, dans leur vingtième, dans leur vingt et unième, etc., dans leur cent cinquantième (ce dont il ne connaissait aucun exemple, à moins d’y faire entrer le mendiant Thomas Parre) ; des savants qui écrivaient encore plus effroyablement que les autres – dont on ne connaît que Rollfinken et ses lettres qui étaient aussi hautes que ses mains, ou des savants qui ne se prenaient – en fait de cheveux – qu’aux poils de leur menton (dont nous ne connaissons que Philelphus et Timotheus 19).

Il s’occupait de ces études accessoires en dehors de ses heures de service ; mais je crois qu’un État a en horreur ces sortes de choses : il compare celui qui devient illustre en philosophie ou dans les belles-lettres aux dépens du train-train de son service à ces horloges à musique qui – quoiqu’elles enjolivent leurs heures de mélodies de flûte – les sonnent plus mal que ne le font tout bêtement celles des clochers.

Mais pour en revenir à la fête de sa mère : après de tels efforts Fixlein sortit sous les arbustes chanteurs et les arbres bruissants et ne quitta pas la chaude nature avant que plats et chaises ne fussent déjà approchés de la table. En mangeant se présenta quelque chose que son biographe ne peut se dispenser de rapporter : en effet sa mère dut en mâchant lui dresser la carte géographique du monde de son enfance et lui en expliquer tous les traits dont il devait conclure quelque chose pour les années présentes. Il notait ensuite cette vue perspective de son passé enfantin sur de petites fiches qui méritent toute notre attention. Car toutes ces feuilles qui contenaient des scènes, des actes, des spectacles de ses années d’enfance, il les rangeait par ordre chronologique dans des tiroirs particuliers d’une commode d’enfant et répartissait sa biographie, comme Moser pour ses matériaux de publiciste, en fichiers spéciaux. Il avait des boîtes pour les fiches de souvenirs de la douzième, treizième, quatorzième, etc., de la vingt et unième et ainsi de suite. S’il désirait se donner un soir de répit après une journée de corvées pédagogiques, alors il ouvrait une des sections de son fichier, tel un registre de son orgue de vie, et méditait le tout.

Je dois tout spécialement prier les voix critiques qui veulent me mettre au cou le procédé sommaire de la strangulation, avant qu’ils ne me l’appliquent parce que je nomme mes chapitres des fichiers, de bien vouloir tout de même contrôler au préalable qui est le responsable de cet état de choses et se demander si je pouvais faire autrement, étant donné que notre régent avait réparti lui-même sa biographie en de telles boîtes : et j’ai confiance car ils sont toujours si épris de justice !

Il n’y avait qu’au sujet de son frère aîné qu’il s’abstînt vis-à-vis de sa mère de toute question pénible ; car le destin avait broyé ce dernier, avec toutes ses dispositions géniales, d’une manière toute spéciale sur la montagne glacée de la mort. En effet l’enfant sauta sur un bloc de glace qui était coincé entre d’autres blocs de glace – mais ceux-ci cédèrent et le sien partit avec lui, fondit en flottant sous ses pieds et fit sombrer ce cœur de feu entre la glace et les ondes. Cela faisait mal à la mère de ne pas l’avoir retrouvé, de ne pas avoir été ébranlée par la contemplation du cadavre gonflé – oh ! bonne mère, remercies-en plutôt le ciel !

Après le repas, dans le but de reprendre de nouvelles forces pour la table à écrire, il alla simplement se promener sans rien faire dans la maison et parcourut comme un inspecteur de la police des incendies tous les recoins de sa hutte pour y ramasser quelque tison des feux de joie éteints de son enfance. Il monta sous le toit vers les cages vides de son père, qui en hiver était oiseleur, et passa rapidement en revue le débarras de ses anciens jouets qui se trouvaient dans la grande couveuse d’un nid de canaris. Dans des âmes enfantines ce sont de petites formes régulières qui s’impriment et se marquent le plus profondément, surtout les ronds et les cubes. Le lecteur pourra ainsi s’expliquer la prédilection de Fixlein pour la prison rouge d’un écureuil, pour la charpente fabriquée en capsules de pommes de terre et en copeaux blancs, pour la gaie verrière d’une lanterne cubique. Mais je m’explique la chose suivante tout différemment : il se risqua sans autorisation de construction à la construction d’une maison d’argile, non pour des paysans mais pour des mouches ; c’est pourquoi on pouvait la fourrer facilement dans sa poche. Cet hôpital à mouches avait ses vitres, une couche de peinture rouge et surtout de nombreuses alcôves et trois tourelles ; car il aimait depuis toujours lesdites tourelles, maisons appliquées aux maisons, à un point tel qu’il se serait déplu à Jérusalem où (d’après Lightfoot) on n’avait pas le droit d’en construire. À regarder les yeux brillants avec lesquels le directeur des travaux voyait ses locataires grimper aux fenêtres et sucer leur mangeoire à sucre – car, comme le comte de Saint-Germain, elles ne se nourrissaient que de sucre – en observant cette joie, un pédagogue aurait pu facilement prophétiser son penchant pour l’étroite vie domestique : à cette époque, des huttes de jardinier étaient pour son imagination des arches et des halles trop formidables et seul un tel Louvre à mouches représentait tout juste une gentille petite maison bourgeoise. Il tâta sa vieille et haute chaise d’enfant qui ressemblait à la sedes exploratoria du pape, il poussa son chariot d’enfant ; mais il ne comprenait pas quelle onction et quelle sainteté le distinguaient tellement d’autres chariots d’enfants. Il s’étonnait que les jeux puérils des enfants ne lui plussent pas autant que les descriptions desdits jeux lorsque l’enfant qui les pratiquait se trouvait devant lui, déjà grandi.

Il n’y avait qu’une seule chose dans la maison devant laquelle il restât nostalgique et mélancolique, devant une minuscule armoire, pas plus haute que ma table, qui avait appartenu à son pauvre frère noyé. Comme celui-ci avait été englouti par les flots avec la clef de cette armoire, la mère brisée par le chagrin fit le vœu de ne jamais ouvrir de force son armoire à jouets. Vraisemblablement il n’y a que les jouets du pauvre petit dedans. Mais détournons nos regards de cette urne sanglante...

Comme Bacon compte les souvenirs d’enfance au nombre des choses saines et officinales, il est naturel qu’ils fussent une poudre digestive pour notre régent. Il put alors se rendre de nouveau à sa table de travail pour y faire quelque chose de tout à fait particulier, à savoir des suppliques pour des presbytères. Il prenait le calendrier d’adresses et rédigeait pour chaque paroisse qu’il y trouvait une demande en réserve qu’il mettait de côté jusqu’à ce que le précédent titulaire mourût. Il n’y avait que pour Hukelum qu’il ne demandait rien. C’est en effet une belle coutume de Flachsenfingen que l’on doit poser sa candidature à tous les emplois qui deviennent vacants. De même que la valeur supérieure de la prière consiste non en ce qu’elle est exaucée mais en ce que l’on s’y exerce à prier : c’est ainsi que des demandes doivent être rédigées, non pas dans l’intention d’obtenir les places – ce qui ne se produit que contre argent comptant – mais afin qu’on apprenne à écrire des demandes. Peut-être, si, chez les Kalmouks, tourner une capsule 20 suffit à remplacer la prière, un léger mouvement de la bourse équivaudra-t-il à faire littéralement la supplique. Vers le soir – c’était le dimanche – il erra dans le village, fit un pèlerinage aux anciens terrains de jeux et au pré communal où il avait autrefois mené paître ses escargots – alla visiter le paysan qui depuis l’école avait le droit de le tutoyer, à l’étonnement des autres – alla, en sa qualité de maître académique, chez le maître d’école, puis chez le doyen – ensuite dans la grange épiscopale ou église. Ce dernier mot semble incompréhensible : c’est que, il y a de cela quelque trente ou quarante ans, l’église (moins le clocher), le presbytère et, ce qui était irréparable, les livres d’église, brûlèrent. Aussi très peu de gens d’Hukelum connaissaient-ils leur âge, et les fibres mémoriales de Fixlein elles-mêmes hésitaient entre la trente-deuxième et la trente-troisième année. Par suite de quoi il fallait prêcher là où d’habitude on bat le blé, et la semence de la parole divine était vannée sur la même aire que la semence physique. Le chantre et la jeunesse des écoles occupaient l’aire, les dames de l’église métropolitaine se tenaient dans un des greniers à paille et les dames de la paroisse suffragante de Schadek dans l’autre ; leurs maris s’accroupissaient en pyramide comme des galeries de sous et de liards sur les échelles de la grange et des âmes variées écoutaient du haut du grenier à foin. L’orgue était une petite flûte et l’autel une cuve à bière renversée autour de laquelle il fallait tourner. J’avoue que je n’aurais moi-même pas prêché sans amusement en cet endroit. Le doyen (qui n’était encore à cette époque que vicaire) habitait et enseignait au presbytère du château ; aussi est-ce là que Fixlein avait pratiqué les « anomala » avec la demoiselle.

Une fois qu’il se fut acquitté de ces voyages de découverte, notre explorateur d’Hukelum put encore après la prière du soir ôter en compagnie de Thiennette les pucerons des roses ou les vers de terre des parterres et tirer de chaque minute un ciel de joies – chaque goutte de rosée vespérale était colorée d’essence de joie et d’œillets – chaque étoile était un rayon de soleil de son bonheur – et dans le cœur bien corseté de la demoiselle reposait tout près de lui derrière une mince paroi de séparation (de même que la mince couche de la vie sépare seule de la sainteté) un vaste paradis fleuri. Je crois qu’elle l’aimait un petit peu.

Il devait le savoir. Mais quand il allait au lit, il délayait ses délices anxieuses par des souvenirs puérils sur l’escalier. En effet, quand il était enfant, il priait, comme d’autres leur chapelet, sous la couverture du lit en fait de prière du soir quatorze passages de la Bible, le premier verset : « En maintenant rendez tous grâces à Dieu », le dixième commandement et encore une longue bénédiction. Et pour en avoir plus tôt fini il commençait ses prières non seulement au bas de l’escalier mais déjà dans cet endroit où Alexandre étudiait l’homme et Semler les sots écrivains. Quand il faisait son entrée dans le port aux vagues de duvet, il en avait terminé avec ses prières vespérales et pouvait alors sans autre effort se laisser glisser les yeux fermés tout droit dans les plumes et dans le sommeil. C’est ainsi que dans le plus petit « homunculus » se trouve déjà le schéma de l’église catholique.

En voici assez sur les jours caniculaires du régent de cinquième Zébédée-Egidius Fixlein. Pour la deuxième fois déjà je ferme les chapitres de cette biographie comme une vie, par un sommeil.

 

 

 

 

TROISIÈME FICHIER

 

CHILIASME DE NOËL. – NOUVEAU HASARD.

 

NOUS sommes tous tirés vers la tombe par une garniture de jours fades et plats comme des perles de verre que seule interrompt de place en place, telle un nœud, une perle de bel orient. Mais on meurt en murmurant, si, comme c’est le cas de notre régent, on ne considère pas la vie comme un tambour : ce dernier n’a qu’un son unique mais la différence de cadence donne à ce son suffisamment de variété. Le régent de cinquième enseigna en quatrième, fit une suppléance en seconde, continua à écrire à son pupitre dans l’habituelle monotonie de la vie – à partir des vacances – jusqu’au saint soir de Noël 1791 et il n’y a rien de mémorable en dehors de cette soirée dont je veux maintenant parler.

Mais rien ne sera perdu si j’ai pris soin de rapporter auparavant en peu de mots comment il s’élançait, tel les oiseaux migrateurs, par-dessus l’automne aux sombres brouillards. Il s’attela en effet au Journal politique de Hambourg, avec lequel les serviteurs voulaient envelopper les boutons. Il put ainsi participer tranquillement aux campagnes d’hiver de l’année précédente avec le dos au feu – et voler à la suite de toutes les batailles, tels les vautours de Pharsale –, il put, sur le papier d’imprimerie, se promener gai et admiratif autour des arcs de triomphe allemands et des échafaudages de feux d’artifice tandis que les gens dans la ville qui ne recevaient que les tout derniers journaux conservaient à peine les décombres des trophées méchamment arrachés par les Français – bien plus il put déjà repousser les ennemis avec d’anciens plans, tandis que des lecteurs plus modernes se défendaient en vain contre eux avec des plans nouveaux. Mais ce n’est pas seulement la facilité de dominer les Gaulois qui le prédisposait favorablement en faveur du journal, mais aussi la circonstance que ce dernier était gratuit. Il était étonnamment amateur de ce genre de lectures. Cela ne suffit-il pas à expliquer le fait que, comme le conseille Morhof, il collectionnait avec zèle les cahiers séparés de rames d’épreuves, tels que les vendent le bouquiniste et que c’est là que, comme Virgile, il fouillait dans Ennius ? Bien plus, pour lui le bouquiniste était un Fortius (le savant) ou un Frédéric (le roi) parce que ces deux derniers découpaient dans les livres les feuilles dont il y avait quelque chose à tirer. C’est précisément ce respect pour les feuilles de rebut qui le disposait favorablement à l’égard des tabliers des cuisiniers gaulois qui se composent, comme chacun sait, de papier imprimé ; et il souhaitait souvent qu’un Allemand traduisît ces tabliers : je me laisserais volontiers persuader qu’une bonne version d’un de ces tabliers de cuisinier élèverait le niveau de notre littérature (cette muse à belles fesses) et pourrait lui servir de bavoir. L’homme attache à de nombreuses choses un « pretium affectionis », simplement parce qu’il croit les avoir à demi volées : c’est pour cette raison combinée avec la précédente que Fixlein ramassait pieusement tout ce qu’il attrapait au vol soit dans un cours public soit en tant qu’auditeur d’un cours privé ; il n’y a que les opinions pour lesquelles il devait rémunérer le professeur qu’il examinât sévèrement. Mais je reviens à cette soirée de Noël dont nous avions différé la description.

Justement ce soir-là Egidius était heureux que dehors boulanger et meunier se battissent – c’est ainsi qu’on nomme les chutes de neige à gros flocons qu’emporte le vent – et que des fleurs de glace fleurissent sur les carreaux – car il adorait le froid extérieur vu d’une chambre bien chauffée : – il pouvait remettre du bois résineux dans le poêle et du café noir dans son estomac, son pied droit (au lieu de pantoufle) dans la hanche chaude du caniche et de plus sur le gauche balancer l’étourneau qui échenillait le nez du vieux Gilles, tandis que de la main droite – de la gauche il tenait sa pipe – il commençait sans être dérangé, bien emmitouflé, entouré de nuages de fumée et sans la plus petite brise glaciale, la chose la plus importante que puisse faire un régent de cinquième – le programme des travaux du collège de Flachsenfingen, ou plus précisément le huitième de ce programme. Je considère la première œuvre imprimée dans l’histoire d’un savant comme plus importante que les premières impressions d’un imprimeur. Fixlein ne pouvait se rassasier de spécifier ce qu’il voulait traiter l’année suivante, s’il plaisait à Dieu, et ajoutait ainsi, plus à cause de la joie d’être imprimé que par réel besoin, trois ou quatre indications pédagogiques au plan d’opérations de tous ces messieurs du collège. Il ne complétait plus qu’avec quelques tirets qui lui servaient de fils conducteurs du discours et ne regardait plus son œuvre parce qu’il voulait l’oublier afin qu’après l’impression il pût s’étonner de ses propres pensées. Alors il put sans regrets ouvrir le catalogue de la foire des livres, catalogue qu’il achetait chaque année au lieu des livres qui y étaient marqués ; il était comme moi-même je le suis.

Ce fou content avait, tout en écrivant, hoché la tête, frotté ses mains, frétillé du croupion, frotté son visage et sucé sa queue de perruque. Maintenant il était cinq heures du soir et il pouvait se lever pour se reposer et aller de-ci de-là à travers la fumée magique de sa pipe comme un oiseau fraîchement pris dans sa cage. Dans cette fumée chaude luisait la longue voie lactée des réverbères et, montant le long des rideaux de son lit, s’étirait le reflet mobile des fenêtres ardentes et des arbres illuminés dans le voisinage. Maintenant il ôtait la neige du temps de la verdure hivernale du souvenir et vit se découvrir devant lui les belles années de son enfance, fraîches, vertes et parfumées. Oh ! il est beau que la fumée qui monte au-dessus de notre vie gâchée se dépose, comme dans un verre périssable encore que poétique – mais rempli de fleurs ! Il regardait d’une distance de vingt ans dans la tranquille chambre de ses parents où son père et son frère ne disparaissaient pas encore sur le séchoir et le torréfacteur de la mort. Il disait : je m’en vais repasser le saint soir de Noël dès le début. – Déjà en se levant il voyait sur la table les saintes paillettes du feuillage d’or et d’argent avec lesquelles le petit Jésus avait blasonné et ornementé ses pommes et noix de la nuit. – Sur la balance de changeur de la joie, cette mousse métallique pèse plus lourd que les veaux d’or, les hanches d’or de Pythagore et les culs-de-Philistins d’or des capitalistes. – Ensuite sa mère lui apportait en même temps la chrétienté et ses habits : tandis qu’elle lui passait ses culottes, elle lui récapitulait facilement les commandements et en lui mettant ses bas les prières principales. Quand on n’avait plus besoin des chandelles, il mesurait, debout sur le bras du fauteuil Voltaire, la pousse nocturne du feuillage jaune et poisseux du bouleau de Noël et apportait beaucoup moins d’attention que d’habitude à la petite floraison blanche d’hiver que les grains de chanvre répandus par la volière qui pendait en haut faisaient pousser sur les joints humides de la fenêtre. Je ne reproche pas du tout à Jean-Jacques Rousseau sa « flora petrinsularis 21 » ; mais je ne prends pas non plus en mauvaise part la flore fenestrale de Fixlein. Comme il n’y avait pas de classe de toute la journée, il lui restait suffisamment de temps pour commander le boucher (son frère) et commencer l’abattage familial (pouvait-il y avoir temps meilleur pour cela, sec et froid ?). Son frère avait, quelques jours auparavant, au péril de sa vie et de quelques rossées, attrapé l’animal gras dans le trou d’aération d’une fenêtre du château, tandis que debout sur l’appui de la fenêtre il bouchait de sa main qui contournait le rebord la couche nocturne du bœuf gras qui s’y était blotti – c’est ainsi qu’ils nommaient le moineau. Il ne manquait à cet abattage ni la hache de bois ni les saucisses, saumures, etc. À trois heures, le vieux jardinier – que les gens devaient nommer jardinier d’art – s’asseyait avec une pipe de Cologne dans sa grande chaise et alors personne n’avait plus le droit de travailler. Il ne racontait que des histoires mensongères d’un petit Jésus aéronaute et du chevalier Ruprecht tout bruissant de grelots. Dans le demi-jour, le futur régent prenait une pomme, la découpait dans toutes les figures de la stéréométrie et l’appliquait en deux sections sur la table ; quand on portait ensuite la lumière sur la table, il s’étonnait de sa trouvaille et disait à son frère : « Vois donc comme le cher petit Jésus nous a comblés tous deux et j’ai vu une de ses ailes briller. » Et lui-même épiait cette lueur toute la soirée.

À huit heures déjà – il s’appuie ici pour la plus grande part sur la chronique de sa commode aux fiches – les deux enfants étaient mis au lit, le cou tout rouge d’avoir été frotté et vêtus de linge frais, dans la crainte générale que le petit Jésus les vît encore hors de leurs couches. Quelle longue nuit magique ! Quelle cohue d’espérances de rêve ! – La brillante caverne à stalactites pleine de formes de l’imagination s’étire, toujours plus sombre, plus remplie et plus grotesque, dans la longueur de la nuit et dans la fatigue du travail des songes, mais le réveil rend ses espoirs au cœur altéré. Tous les sons du hasard, des animaux, du veilleur de nuit sont pour la fantaisie craintivement fervente des mélodies célestes, des chants d’anges dans les airs, une musique religieuse du service divin matinal.

Mais ce n’était pas ce simple pays de cocagne de bonnes choses et de jouets dont la perspective à cet âge assaillait les cavités de notre cœur comme un fleuve de joie et ce qui maintenant encore dissout doucement nos cœurs avec ses passions crépusculaires dans la lumière lunaire du souvenir. Hélas ! c’est qu’il existait encore alors pour nos désirs sans limites des espoirs sans limites tandis qu’à notre âge la réalité ne nous a laissé que les désirs ! Finalement, les rapides lumières du voisinage couraient le long du mur et les trompettes et les chants du coq de Noël du haut du clocher arrachaient les deux enfants à leur lit. Avec leurs vêtements dans les mains – sans peur du noir – sans sentir la gelée matinale – enivrés – criants – ils se précipitaient du haut de l’escalier dans la salle sombre. L’imagination fouille dans l’odeur de pâtisseries et de fruits des trésors cachés par les ténèbres et peint ses châteaux en Espagne à la faible lueur des fruits des Hespérides qui pendent à l’arbre enchanté. Tandis que leur mère bat le briquet, les étincelles qui retombent découvrent en se jouant par intermittences les provisions de joie qui s’amoncellent sur la table et le bosquet d’agrément multicolore qui se dresse le long du mur, et un unique atome enflammé suffit à porter les jardins suspendus de l’Éden.

Soudain la pièce s’éclaira et Fixlein reçut – le conrectorat et une pendule...

 

 

 

 

QUATRIÈME FICHIER

 

OÙ L’ON DÉBITE LES POSTES. – DÉCOUVERTE DU SECRET PROMIS. – HANS VON FÜCHSLEIN.

 

EN effet, tandis que l’ex-régent de cinquième courait de long en large dans sa chambre enfumée sur la boîte de résonance de ses années d’enfance, l’appariteur du conseil venait avec une lanterne et la nomination, à sa suite le chasseur de Mme von Aufhammer nanti d’un billet et d’une pendule. L’épouse du capitaine avait transformé en un cadeau de Noël les honoraires dus pour l’exhortation caniculaire faite à son lit de malade. Ledit cadeau se composait : 1o d’une pendule, sur laquelle un singe de bois s’avançait quand le timbre sonnait et retambourinait l’heure ; 2o du conrectorat qu’elle avait obtenu pour lui.

Étant donné qu’en certains lieux on n’a pas du tout jugé comme il convenait cette nomination du conseil restreint de Flachsenfingen, je considère comme de mon devoir de prononcer ici au nom du conseil entier une plaidoirie que je préfère voir ici que dans les « Petites Affiches de l’Empire ». J’ai déjà fait allusion plus haut, dans le deuxième fichier, au fait que le syndic de ville faisait le commerce de bougies à Hambourg et le bourgmestre régnant du café, aussi bien en grains que moulu. Mais le commerce principal qu’ils pratiquaient de concert était celui des huit chaires du collège, les autres membres du conseil ne siégeant dans la salle des séances que comme emballeurs, garçons de boutique et magasin, etc. Tout l’hôtel de ville n’est d’ailleurs qu’une grande maison des Indes Orientales où non seulement les décrets et nominations mais aussi les chaussures et les draps sont vendus contre argent comptant. À proprement parler, le conseil déduit cette liberté du trafic des fonctions publiques de l’adage romain « cui jus est donandi eidem et vendendi jus est », c’est-à-dire que celui qui a le droit de donner une chose peut aussi bien la donner pour argent, s’il le désire. Or, étant donné qu’il est apparemment de la compétence des membres du conseil de distribuer les fonctions gratuitement, cette compétence s’étend nécessairement d’elle-même à leur vente.

 

 

SEULEMENT UNE PETITE DIGRESSION SUR CEUX QUI SPÉCULENT

SUR LES NOMINATIONS EN GÉNÉRAL.

 

Je suis ennuyé, tout bien considéré, que la commission de vente des produits académiques 22 de l’État ne pratique que mollement le trafic des fonctions. Mais qui doit en fin de compte, sinon le pauvre peuple, pâtir du fait que les postes importants ne sont pas débités d’après les honoraires versés à cet effet, mais d’après les relations, parentés, recommandations partiales et courbettes ? N’est-il pas contradictoire de se défaire des postes honorifiques à plus haut prix que des postes réels ? Ne devrait-on pas plutôt espérer que le véritable conseiller aulique soit vendu aux enchères avec une surenchère d’un « alterum tantum » par rapport au conseiller aulique d’honneur ? – Or l’argent est pour les nations européennes l’équivalent et le représentant de la valeur de toutes choses et par conséquent de l’intelligence, surtout lorsqu’il y a une tête dessus. Compter la somme d’achat d’un poste ne revient donc qu’à subir un « examen rigorosum » auquel on procède d’après un bon « schema examinandi ». Retourner ce dernier et vouloir montrer son adresse au lieu des espèces, assignats et monnaies « de confiance » qui le représentent ne signifie rien d’autre que de ressembler à ce fol philosophe des Voyages de Gulliver qui, au lieu du nom des objets, portait dans des sacs les objets eux-mêmes pour le trafic social. Et cela ne signifie rien d’autre, ainsi qu’il apparaît clairement, que vouloir retomber à l’époque du troc où les Romains, au lieu des bœufs représentés sur leurs monnaies de cuir, amenaient le bœuf lui-même.

Je suis si opposé à toutes ces mesures erronées que souvent, quand je lisais que le roi de France inventait de nouvelles fonctions qui lui permettaient de se tenir sous un baldaquin contre rétribution, je pensais à quelque chose d’analogue. Tout au moins veux-je le proposer en toute sérénité et ne pas me ronger les sangs, que les États agréent ou non mon projet. Étant donné que le souverain ne nous accorde pas de multiplier les offices simplement pour les vendre, préférant plutôt, jour et nuit (comme les régisseurs des troupes en tournée), attribuer à un seul acteur-fonctionnaire plusieurs rôles pour ajouter aux trois unités théâtrales une quatrième, celle de l’acteur. Puisque cette proposition ne convient pas, ne pourrions-nous au moins vendre, en même temps que les offices, quelques vertus qui seraient en accord avec le poste sollicité ? – Ne pourrait-on par exemple avec un poste de conseiller référendaire distribuer en même temps moyennant finances une « incorruptibilité d’honneur » mais de telle sorte que cette vertu, en tant que n’appartenant pas par nature à l’office, soit payée à part par le candidat ? – Un tel titre et ennoblissement ne pourrait déshonorer aucun conseiller référendaire. On oublie trop que d’aussi beaux titres ornaient autrefois tous les postes : le professeur scolastique s’intitulait alors (en plus de son titre de fonction) « le séraphique... l’irréfutable... le perspicace ». Le roi s’intitulait « le grand, le chauve, le hardi, le simple », de même le rabbin. Serait-il donc désagréable aux hauts titulaires de la justice de pouvoir acheter comme les postes eux-mêmes les titres d’« impartialité », de « promptitude » et ainsi de suite ? Ainsi, avec un poste de conseiller à la cour des comptes, la vertu d’« amour pour le peuple » ferait un titre bien joliment accouplé et je crois que peu d’avocats hésiteraient à se procurer contre monnaie le titre de « droiture » – aussi bien que le titre habituel d’avocat du gouvernement – s’ils pouvaient se le procurer autrement. Si cependant un candidat voulait avoir son poste sans les vertus correspondantes, il ne serait que son seul juge et l’État ne pourrait le contraindre à une moralité de brimade.

Il se peut que si, comme le prétendent Tristan Shandy, Kleider, Walter Shandy et Lavater, les noms propres ont une répercussion sur l’homme, les qualificatifs en aient davantage encore puisque, qu’on le veuille ou non, sur nous comme sur les animaux à coquille, la mousse se pétrifie souvent ; mais ce n’est pas cette moralité que l’État doit viser : comme dans les beaux-arts, ce n’est pas elle mais sa représentation qui est son véritable but.

Il m’a été véritablement pénible plus haut d’imaginer pour les différents offices différentes vertus verbales, mais je croirais volontiers qu’il existe encore bien d’autres subdivisions de la vertu (voici que me reviennent justement encore à l’esprit « l’esprit libéral », la « sincérité » et le bon sens) qu’on pourrait prospecter, si seulement un ministre d’État épris de morale voulait organiser une véritable « Chambre de la Division des vertus » avec quelques rédacteurs qui, pour un faible traitement, imagineraient les différentes vertus correspondant aux différents postes. À leur place je tiendrais devant le faisceau de lumière blanche de la vertu un bon prisme qui diviserait cette lumière comme il convient. Il serait souhaitable qu’en ce qui concerne les crimes – je veux dire leur subdivision – on pût y appeler des juges. Car dans les tribunaux dont la compétence est restreinte et qui n’infligent pas de peines au-dessus de cinq florins (monnaie franconienne), ils ont une pratique journalière de la manière de faire d’une grosse contravention plusieurs petites dont ils ne punissent aucune de plus de cinq florins. C’est une bonne morale que les juristes ont heureusement empruntée au prosecteur des péchés, saint Augustin et à sa Sorbonne qui tous deux découpèrent dans la pomme d’Adam plus de péchés que celui-ci ne tailla jamais de visages dans un noyau de cerise. Combien le juge est différent du casuiste papal qui sait par des tailles latérales amincir le meilleur péché mortel en un péché véniel !

Pour en revenir aux fonctions scolaires, celles-ci sont un article commercial secondaire. Mais elles sont pourtant en tout état de cause des monarchies – des monarchies scolaires s’entend – qui ressemblent à la couronne de Pologne, laquelle, d’après les vers de Pope, est deux fois à vendre par siècle, ce qui est arithmétiquement faux, étant donné que Newton estime la durée moyenne des règnes à vingt-deux ans. Au reste, la question de savoir si le conseil restreint livrerait la jeunesse de la ville à un preneur de rats et d’enfants d’Hameln ou à un ami des enfants de l’école Weisse – est indifférente aux yeux dudit conseil, étant donné que le maître d’école n’est pas comme un cheval, pour les défauts invisibles duquel le maquignon est responsable. Il suffit que le syndic « et compagnie » ne puissent se reprocher d’avoir déniché un génie, car à la vérité un génie qui n’est utilisable que pour le luxe et l’agrément de l’État refoulerait cet esprit vide et froid qui représente effectivement le profit et les « parts réservées » de l’État, de même que les bonnes semences de poids et perles de comptes servent simplement à l’ornement, tandis que les mauvaises perles de semence servent à prendre médecine. D’ailleurs, pourvu qu’un maître d’école ait la force d’étriller son disciple, il en sait en général suffisamment et je blâme le fait que la commission supérieure des examens n’ordonne pas à un maître d’école de rosser sous ses yeux quelques jeunes gens de sa classe ou davantage à titre d’essai, pour voir ce dont il est capable.

 

 

FIN DE LA DIGRESSION SUR CEUX QUI SPÉCULENT SUR LES NOMINATIONS EN GÉNÉRAL.

 

Revenons-en maintenant à notre histoire ! Les quatre chefs de chantier du conseil attribuaient à mon héros le conrectorat non seulement à cause de la vente de leurs bougies et de leur café, mais aussi à cause d’une supposition tout à fait insensée : ils croyaient en effet que le régent passerait bientôt de vie à trépas. Et ici je me trouve au seuil d’un important passage de cette histoire dans lequel je n’ai jusqu’ici permis à personne de jeter un coup d’œil ; mais maintenant cela ne dépend plus de ma volonté de pousser ou non le paravent que j’ai maintenu jusqu’ici : bien plus, je dois même suspendre au-dessus quelques réverbères. Il existe en effet dans l’histoire médicale quelque chose de très connu, à savoir que dans certaines familles on meurt à un âge déterminé, exactement comme on y naît à un âge non moins déterminé (neuf mois) ; bien plus, je me souviens que Voltaire parle d’une famille dont les membres se suicidaient toujours au même âge. Dans le cousinage de Fixlein existait une coutume suivant laquelle les ascendants masculins s’étaient toujours couchés pour mourir le dimanche de « Cantate » de leur trente-deuxième année. Chacun doit ajouter dans son exemplaire de la « Guerre de Trente Ans » (étant donné que Schiller a entièrement omis ce détail) qu’à cette époque un Fixlein mourut de la peste, un autre de faim et un troisième d’une balle de fusil, tous trois dans leur trente-deuxième année. Une véritable philosophie s’explique ce fait comme suit : « Les quelques premières fois, cela n’arriva que par hasard et les autres fois les gens moururent simplement de peur : sinon il vaudrait mieux mettre un point d’interrogation sur toute cette histoire. »

Mais quelle conclusion tirait Fixlein de ce fait ? Peu ou rien : la seule chose qu’il faisait était de ne s’appliquer que peu ou pas du tout à s’éprendre de Thiennette afin que personne d’autre n’eût à se faire de souci pour lui. Mais lui-même se faisait si peu de mauvais sang pour cela – et cela pour cinq raisons – qu’il espérait vivre plus vieux que le doyen Astmann : primo, parce que trois bohémiennes en des endroits différents et sans s’être concertées étaient toutes tombées d’accord pour lui faire voir dans leurs miroirs magiques la même allée royale de longues années – secundo, parce qu’il se portait comme un charme – tertio, parce que son propre frère avait fait exception et s’était noyé avant d’atteindre sa troisième décade – quarto, pour ce motif : quand il était petit, il tomba malade de chagrin juste le jour du dimanche de « Cantate » où l’on avait lié son père sur la planche des morts et ne fut guéri que par ses jouets ; mais avec cette maladie de langueur de « Cantate » il croyait avoir apaisé entièrement le génie meurtrier de sa race – quinto, il croyait, étant donné que les registres de baptême et par conséquent la preuve certaine de son âge étaient en cendres, ne pouvoir jamais tomber dans une crainte précise : je puis à mon insu, disait-il, avoir déjà dépassé cette coquine d’année sans qu’un bourreau l’ait remarqué. – Je ne cacherai pas que l’année d’avant déjà il avait pensé avoir trente-deux ans. « Mais, disait-il, au cas où je ne les aurais que l’année prochaine (I792), s’il plaît à Dieu, cela se passera aussi bien que la précédente et d’ailleurs le Seigneur me retrouvera bien partout. De plus, serait-ce donc injuste que les belles années qui ont été ravies à l’existence de mon frère fussent ajoutées à la mienne ? » C’est ainsi que l’homme essaie de se réchauffer sous la froide neige du présent ou d’en faire un beau bonhomme de neige.

En revanche, l’oligarchie du conseil municipal s’appuyait sur l’hypothèse contraire et élevait précisément notre régent de cinquième, telle une divinité, au conrectorat parce qu’elle était prête à mettre sa main au feu qu’il le laisserait bientôt vacant. Au juste, d’après l’ancienneté universitaire, ce Saint-Siège aurait dû revenir au subrecteur Hans von Füchslein : mais celui-ci ne le désirait pas parce qu’il voulait devenir pasteur de Hukelum, d’autant plus que, d’après les renseignements dignes de foi, l’ange de la mort d’Astmann semblait lui ouvrir toujours plus grande la porte de cette bergerie. « Si ce gaillard arrive à tirer au plus une année, disait-il, ce sera déjà beaucoup. »

Ce Hans était si grossier qu’il est dommage qu’il ne fût pas postier du Hanovre électoral, parce qu’à la suite du décret du gouvernement hanovrien qui ordonne à tous les bureaux de postes des mœurs raffinées, il aurait pu s’améliorer. Il en voulait à notre pauvre Fixlein, que personne ne combattait et qui inversement ne haïssait personne, simplement parce que Fixlein ne s’écrivait pas Füchslein et qu’il n’avait pas voulu se faire anoblir avec lui. Le subrecteur dut, sur son char de triomphe aristocratique tiré par l’attelage de quatre ancêtres prêtés d’avance, voir Fixlein qui lui était apparenté empoigner les courroies de valet de pied fixées derrière et l’entendre dire à sa suite dans le plus piteux équipage du monde : « Celui qui roule là-dedans est mon cousin, un simple mortel, et je le lui rappelle constamment. » Le doux et indulgent Fixlein ne s’aperçut jamais de cette glande à venin que portait, tel une guêpe, le subrecteur ou la prenait pour une poche à miel : bien plus, par son ardeur fraternelle que le gentilhomme considérait comme une comédie, il en recuisait encore davantage les sucs venimeux. Par simplicité Fixlein interprétait ce mépris comme de l’envie pour ses talents pédagogiques.

Certains peuvent se passer d’un « Château de Catherine », d’un « Château d’Anne », d’un « Château d’Élisabeth » ou « Pierre » (sinon les mépriser) à condition d’avoir une chambre où ils puissent tourner en rond le soir de Noël, une nomination à la main. Le nouveau conrecteur ne souhaitait plus maintenant que le grand jour : les joies (jamais les douleurs) lui dévoraient comme des moineaux ses petits grains de sommeil et aujourd’hui par-dessus le marché le comptable de son temps, le singe de la pendule, lui tambourinait toutes les heures qu’il passait à rêver joyeusement au lieu de les passer à ronfler.

Le matin suivant il aperçut son programme de cours et n’en fit pas grand cas ; il savait à peine ce qu’il devait penser de sa grotesque suffisance d’hier au sujet d’une chaire de cinquième : « La chaire de cinquième, se dit-il, ne peut même pas être comparée à un poste de conrecteur. Je m’étonne d’avoir pu me rengorger hier avant ma transformation – c’est aujourd’hui que j’en aurais plutôt le droit. » Aujourd’hui il déjeunait comme tous les dimanches et jours de fête chez le boucher Steinberger, son ancien tuteur. Fixlein était à son égard ce que des gens du commun sont toujours mais ce que des gens distingués, philosophes et autres cœurs pleins de beaux sentiments sont rarement – à savoir reconnaissant. L’homme est d’autant moins reconnaissant pour les présents d’autrui qu’il a lui-même davantage de penchant à en faire lui-même et l’homme généreux est rarement un homme reconnaissant. Maître Steinberger, en tant qu’officier de ravitaillement, avait glissé entre les barreaux de la cage de Fixlein étudiant à Leipzig des graines d’oiseaux, du pain de ménage et de la choucroute. Mais il n’y avait jamais moyen d’en tirer de l’argent : on sait que souvent il envoyait ses meilleures peaux de vache à tanner pour en faire des bottes à Fixlein ; mais c’est son pupille qui devait supporter les frais du tannage. Quand celui-ci venait, une petite table ouvragée était chaque fois mise pour lui de la manière la plus rustique – le fauteuil Voltaire, un couvert d’argent et une soupe au vin lui étaient présentés. Toutes dépenses qui, comme le disait le tuteur, convenaient seulement pour un lettré mais non pour un boucher. Fixlein mangea d’abord et ne révéla qu’ensuite qu’il était devenu conrecteur. « Pupille (dit Steinberger), si tu es devenu cela, c’est fort bien. Vois-tu, Ève, maintenant je ne vais plus t’acheter la queue de tes vaches, je devais l’avoir senti. » Il voulait dire par là qu’il devait maintenant dépenser le sou-du-franc destiné à l’achat de viande pour le conrectorat, car c’est lui qui avançait toujours à son pupille les frais de commission de ses fonctions moyennant 4 ½ % d’intérêts. Il avait déjà prêté 50 guldens à Fixlein lors de l’achat de sa chaire de cinquième, avance pour laquelle il avait déjà dû payer des intérêts en règle : mais le jour du terme c’était Fixlein qui chaque fois recevait au contraire de l’argent pour les leçons de calcul, d’écriture et de géographie données à la fille de la pupille. Steinberger exigeait à juste titre de sa propre fille, alors âgée de dix-huit ans, qu’elle connût toutes les villes dans lesquelles il avait abattu des bestiaux tandis qu’il accomplissait son tour de compagnon boucher. Et quand elle ne faisait pas attention ou qu’elle écrivait de travers ou faisait des fautes dans ses soustractions, il se dressait tel un conseil académique ou échevin derrière sa chaise et façonnait en quelques coups pour ainsi dire avec le marteau à lingots de son poing la partie du cerveau prolongée dans la moelle épinière de manière à la rendre plus propre à la culture. Sans cela le doux Fixlein ne l’aurait jamais rossée. Le vieux boucher avait toujours, justement parce que sa femme était morte, sondé avec des lampes de mine et des bouilles à pêcher le contenu des moindres recoins du cœur de sa fille et avait depuis longtemps remarqué ce que Fixlein ne remarquait jamais, à savoir qu’elle voulait l’épouser. Les jeunes filles cachent toujours leurs chagrins plus facilement que leurs joies : et aujourd’hui Ève avait extraordinairement rougi à l’annonce du conrectorat.

Et lorsque ce même jour elle fut allée chercher le café après le déjeuner, café que le pupille dut boire jusqu’au fond de marc, Steinberger déclara : « Quant à moi, je tuerais mon Ève quand je la vois se contenter de siroter son café. Mais vous, monsieur mon pupille, écoutez bien : n’avez-vous pas déjà eu des visées sur elle ? – Quant à elle, elle ne vous déteste pas et si vous la voulez, vous l’aurez, mais alors tout sera fini entre nous, car un savant a besoin d’une tout autre femme. »

« Monsieur le Maréchal des logis régimentaire », dit Fixlein (car Steinberger assumait ce poste dans la milice territoriale) « un tel parti serait n’importe comment beaucoup trop brillant pour un pauvre régent de collège. » Le quartier-maître approuva de la tête soixante-dix fois et dit à Ève qui revenait justement, en décrochant de la corniche un crochet de bois avec lequel il écartelait et suspendait les veaux : « Reste un peu ici ! Écoute, veux-tu pour époux monsieur le Conrecteur ici présent ? » – « Ah ! grand Dieu ! » dit Ève. – « Que tu le veuilles ou non » continua le boucher « ton père t’enfoncera le crâne avec ce crochet, si tu jettes ton dévolu sur un savant – et maintenant fais le café. » C’est ainsi que grâce au coup de tranchoir du crochet fut brisé un amour que dans une classe de la société supérieure cette intervention par le glaive n’aurait fait que promouvoir et écumer. Fixlein put donc, dès qu’il les demanda, recevoir 40 florins de monnaie franconienne, saisir la pomme d’empire pédagogique et devenir coadjuteur du recteur, c’est-à-dire conrecteur. On peut supposer qu’il en est des dettes comme des proportions architecturales, au sujet desquelles Wolf démontra que les plus belles sont celles qui s’expriment avec les plus petits nombres. Cependant le maréchal des logis aurait pu facilement faire honte à des savants : car l’opinion suivant laquelle le créancier mourrait dans sa trente-deuxième année et paierait ainsi à la mort en tant que créancier privilégié ses dettes naturelles avant de rembourser aux autres créanciers ce qu’il leur devait, cette opinion, dis-je, il la nommait ânerie et folie ; il n’était ni superstitieux ni orthodoxe et agissait d’après des principes fermes que l’homme du commun possède beaucoup plus souvent que le littérateur vantard et le grand de cette terre à l’esprit mou et vide.

Comme je me contente de mettre à part quelques jours du mois de Marie particulièrement clairs – chaude nuit de Walpurgis – ou tout au plus quelques semaines parées de roses multicolores, telles des veines argentifères que je tire du filon appauvri par les scories quotidiennes de la vie de Fixlein et que je les détache à coups de pic, les passe à la fonte et les polis pour le lecteur, je dois maintenant suivre le ruisseau de sa vie jusqu’au quatrième dimanche après Pâques de 1792 avant que je puisse porter quelques paillettes d’or à laver dans cette fonderie d’or biographique. En revanche ce dimanche a une haute teneur en or : qu’on pense seulement que Fixlein ignore même (parce que la cendre des registres de baptême est illisible) s’il n’entre pas dans sa trente-deuxième année.

De Noël jusqu’à cette date il ne fit rien que de devenir conrecteur. La nouvelle chaire fut un autel du soleil sur lequel de la ceindre du régent de cinquième se reforma un jeune phénix. De grands changements rajeunissent – dans les fonctions, les mariages et les voyages – parce qu’on date toujours sa vie du jour de la nouvelle révolution, comme les Français du jour de la leur. Un colonel qui avait mis le pied dans l’échelon de l’Ancienneté en qualité de caporal est cinq fois plus jeune qu’un roi qui n’a jamais été de toute sa vie rien d’autre que dauphin.

 

 

 

 

CINQUIÈME FICHIER

 

LE QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS PÂQUES. – DEUX TESTAMENTS. – PONTAK. – SANG. – AMOUR.

 

LES mois de printemps habillent la terre de vêtements neufs et de toutes couleurs mais habillent la plupart du temps l’homme de noir. C’est justement lorsque nos régions cessent d’être glaciaires pour redevenir fertiles et que les vagues de fleurs des prairies se brisent sur notre continent que partout nous tombons sur des hommes parés de crêpe funèbre pour lesquels le début du printemps est mouillé de larmes. Mais d’un autre côté il est vrai que la floraison de la terre rajeunie est le meilleur temps de cure contre la douleur que nous a causée la perte de ceux qui reposent en elle et que des fleurs nous cachent les tombes mieux que la neige.

Le vieux maître du conrecteur, Astmann, rencontra en ce mois d’avril – qui et moins capricieux que mortel – la mort qui lui enfonça son cerveau malade. On voulut dissimuler son trépas à la capitaine ; mais le glas inaccoutumé lui porta au cœur le chant du cygne du vieil ecclésiastique et mit peu à peu au même rythme la cloche du soir de sa vie. Vieillesse et souffrances avaient déjà préparé en elle à la mort ses premières entailles, de sorte que celle-ci eut peu de mal à l’abattre entièrement ; car il en est des hommes comme des arbres qui doivent être entamés longtemps avant que d’être sciés afin que le suc vital s’échappe de leur corps. La deuxième attaque d’apoplexie l’atteignit à peu de distance de la première : il est étrange que la mort, comme les tribunaux, cite trois fois l’apoplectique à sa barre.

Les hommes remettent volontiers leurs dernières volontés aussi souvent au lendemain que leur meilleure volonté : la capitaine aurait peut-être laissé s’écouler toutes ses heures, jusqu’à celle où elle tomba sourde et muette, sans penser à tester, si, dans la dernière nuit qui précéda le moment où elle cessa d’être garde-malade pour se transformer en veilleuse de cadavre, Thiennette ne s’était mise à parler du pauvre conrecteur, de sa vie si modeste, des minces diètes de vie et pensions alimentaires que lui avait distribuées le bonheur, et de son avenir triste où, tel un feuillage jaune et épuisé, il se fanerait dans les sèches rainures du parquet des salles de classe, entre ses élèves et ses créanciers. Sa pauvreté lui servait de modèle pour peindre celle du conrecteur et ses larmes intérieures étaient l’encre de Chine liquide qui lui servit pour brosser son tableau. Et comme la capitaine ne testait qu’en faveur des domestiques et commençait par les mâles, ce fut Fixlein qui ouvrit la liste, et la mort qui doit être une amie particulièrement intime du conrecteur ne leva pas sa faux et ne fit pas la dernière coupure avant que le doux fils de sa mère ne fût déclaré d’une voix perceptible comme seul héritier : ensuite elle coupa tout, vie, testament et espérances.

Lorsque le conrecteur apprit dans sa classe de seconde ces deux nouvelles funèbres et fatales sur une fiche de linge à laver que lui envoyait sa mère, la première chose qu’il fit fut de congédier les élèves et de fondre en larmes avant d’arriver dans son bureau. Quoique sa mère lui eût également écrit qu’il était mentionné dans le testament (mais je souhaiterais que le juge ait bavardé et révélé à combien se montait le legs), à chaque « O » qu’en bon massorète il notait et inscrivait d’après sa Bible allemande, de grosses gouttes lui tombaient dans sa plume et pâlissaient l’encre. Ce n’est pas la douleur lyrique du poète qui dissimule les blessures ouvertes dans des voiles funèbres, ni la douleur du philosophe à qui un seul tombeau ouvert permet de regarder jusqu’au fond de la crevasse des catacombes du passé et devant lequel l’ombre mortelle d’un ami se dresse jusqu’à devenir le cône d’ombre de la terre entière, – mais la douleur qui l’oppressait était celle d’un enfant, d’une mère que cette pensée seule – sans considérations accessoires – broie amèrement : « Ainsi je ne dois plus te voir, ainsi tu dois pourrir et je ne te reverrai, chère âme, jamais plus. » – C’est justement parce qu’il n’avait le chagrin ni poétique ni philosophique que chaque détail creusait un vide en lui ; et, comme une femme, il était capable dès le même soir de rédiger quelques fiches au sujet du futur emploi de la masse d’héritage qu’on lui annonçait.

Quatre semaines après, c’est-à-dire le trois mai, les sceaux du testament furent brisés, mais il ne partit que le six (le dimanche de « Cantate ») pour Hukelum. Sa mère courut au-devant de ses salutations avec des larmes de tristesse, – qu’elle versait sur le cadavre, – et puis de joie – à cause du testament. À celui qui était actuellement le conrecteur Egidius Zébédée était légué : d’abord un grand lit aristocratique avec un ciel de lit de glace dans lequel le géant Goliath aurait pu se retourner –deuxièmement, en tant que cadeau de parrainage rétroactif, lui était légué un ducat pour chacune des années qu’il avait vécues – troisièmement, toutes les dépenses liées à ses promotions successives devaient lui être remboursées à un sou et un liard près. « Et sais-tu donc, continua la mère, ce que reçoit la pauvre Mamselle ! Hélas, mon Dieu, rien ! Elle n’a pas un sou vaillant ! » Car la mort avait raidi la main qui allait justement s’étendre et donner à la pauvre Thiennette un parapluie contre les averses d’orage et les pluies de sang de sa vie. La mère rapporta ce retournement de la chance avec une véritable compassion qui chez les femmes alterne avec l’envie parce qu’il leur est plus facile de ressentir une joie que d’y participer. Dans de nombreuses cavités du cœur féminin, la pitié et l’envie sont de si proches voisins mitoyens que nos femmes ne seraient jamais vertueuses qu’en enfer où les humains doivent supporter tant de souffrances épouvantables et nulle part ailleurs pécheresses qu’au ciel où les gens ont trop de bonheur. Le conrecteur avait maintenant sur cette terre le ciel dans lequel sa bienfaitrice s’était envolée. En premier lieu il monta d’un bond – sans rempocher son mouchoir dans lequel se déposait son attendrissement – en haut de l’escalier pour voir l’installation du grand lit qui lui était légué ; car il avait une prédilection toute féminine pour les meubles. Je ne sais si le lecteur a déjà contemplé ces anciens lits de chevalier ou s’il est monté dedans, lits dans lesquels on parvient facilement par un petit escalier sans rampe qui y est appendu et dans lesquels au fond on dort toujours à une hauteur d’un étage. Grégoire de Nazianze rapporte (Orat. XVI) que déjà les Juifs ont connu des lits avec de véritables échelles de poulailler mais seulement à cause de la vermine. Cette arche de lit qui lui était léguée était juste aussi grande – et une puce l’aurait mesurée non avec des diamètres terrestres mais avec des distances dignes de Sirius. Quand Fixlein eut repoussé les rideaux de ce colossal « dormitorium » et vu le ciel de lit ouvert en un grand miroir, il aurait déjà voulu y être. Et s’il avait pu prendre le tronc du cône nocturne qui enveloppait à cette heure l’Amérique, il s’y serait installé pour y flotter, ne fût-ce qu’une demi-heure, avec sa taille souple comme un jonc dans cet océan de duvet. Sa mère aurait eu beau essayer de l’amener par des syllogismes et des suites de calculs plus longs encore que n’était le lit à faire ôter le miroir qui était en haut qu’elle n’y serait pas arrivée, quoique sa grande console de glace ne pût se mirer en rien d’autre que dans un miroir à raser ; – il laissa le miroir là-haut : « Si je devais un jour me marier, dit-il, je pourrais tout de même le matin regarder ma femme endormie sans avoir besoin de m’asseoir dans mon lit. »

En ce qui concerne le deuxième article, à savoir les pfennigs de parrainage qui lui étaient légués, sa mère s’en était hier fort bien acquittée. Le juge l’interrogeait au sujet de l’âge de l’héritier, elle lui donna sans réfléchir ce nombre dental de trente-deux ans. Elle aurait volontiers menti et vendu son fils – telle une inscription – pour plus âgé qu’il n’était. Mais contre cette « veniam ætatis » elle se rendit compte que le droit aurait excipé avec raison de ce : « Que cela était inventé de toutes pièces et véreux, car si son fils avait été âgé de trente-trois ans, il serait mort depuis longtemps, car il était bien impossible d’en présumer autrement. »

Et c’est juste au milieu de ce récit qu’un serviteur des Aufhammer arriva et tendit au conrecteur contre reçu et ratification du bulletin de naissance établi par la mère la barre d’or de trente-deux jetons de présence annuelle, telle une barre pour le canot de la vie : monsieur von Aufhammer était trop orgueilleux pour commencer une querelle de sous à propos d’un bulletin de naissance bourgeois.

Et c’est ainsi que grâce à une orgueilleuse libéralité l’un des plus beaux procès de l’histoire fut jeté aux chiens ; car on aurait pu étirer la barre d’or sur le laminoir des tribunaux jusqu’à ce qu’elle devînt le plus ténu des fils. De ce flocon de laine qu’on ne pouvait débrouiller – car, primo, l’âge de Fixlein ne pouvait s’appuyer sur aucun document et secundo on devait présumer, aussi longtemps qu’il vivrait, qu’il n’avait en dépit de tout pas encore atteint sa trente-deuxième année 23 – de ce flocon, dis-je, on aurait pu non seulement filer et tisser de la soie et des collets à lapins mais des panneaux d’oiseleurs entiers. D’ailleurs les clients auraient moins à se plaindre des procès, si ceux-ci duraient davantage : les philosophes disputent pendant des millénaires au sujet de questions philosophiques et il est donc étonnant que les avocats tiennent à liquider dans leurs actes les questions juridiques dès la soixantième ou la quatre-vingtième année. Ce n’est d’ailleurs pas la faute des amis du droit : mais plutôt, de même que Lessing prétend à propos de la vérité que ce n’est pas de trouver mais de chercher celle-ci qui fait le bonheur des hommes et que lui-même renoncerait à ce qu’on lui fît cadeau de toutes les vérités en échange du doux labeur de la recherche, de même l’ami du droit ne connaît pas le bonheur dans les trouvailles et les décisions, mais dans l’examen d’une vérité juridique – ce que précisément l’on nomme faire des procès et de la pratique juridique – et il aimerait se rapprocher éternellement de la vérité comme l’hyperbole de son asymptote, sans jamais l’atteindre, étant donné qu’il pourrait s’en tenir à cette éternelle approximation et rester honnête homme, au milieu de sa femme et de ses enfants.

Le serviteur qui lui avait été député avait encore en main, en dehors du legs d’or, un décret du juge dans lequel il était imposé au bénéficiaire du testament de présenter les documents et les certificats relatifs aux frais de monnayage qu’il avait dû verser lorsque, en tant que professeur de cinquième puis conrecteur, il avait dû passer sous la machine à créneler de ses supérieurs, à la suite de quoi il devait rentrer dans ses frais.

Le conrecteur qui se semblait présentement prendre place dans la série des millionnaires tenait le long rouleau d’argent dans sa main comme un sceptre ou comme la nasse retirée de la mer de l’avenir, qui allait désormais se déverser et mettre à sa disposition tous les poissons qui la peuplent, gros, secs et fixés au fond.

Je ne puis raconter tout cela d’un seul coup, autrement j’aurais eu plus vite fait de dire au lecteur, qui l’aura depuis longtemps remarqué, qu’à notre argenté conrecteur les trente-deux pfennigs de parrainage ne rappelaient que trop vivement la série des trente-deux années à l’extrémité desquelles figurait par surcroît aujourd’hui le dimanche de « Cantate », cette nuit de la Saint-Barthélemy et ce deux septembre de sa famille. La mère, qui aurait dû connaître l’âge de son enfant, dit que cela lui avait échappé mais qu’elle était prête à parier qu’il y avait déjà un an qu’il avait eu ses trente-deux ans et que tout le mal venait du juge qui ne l’avait seulement pas laissée parler : « Quant à moi, je serais prêt à le jurer, dit notre capitaliste, car je me souviens que je me suis trouvé tout chose lors du dernier dimanche de “Cantate”. » Il ne voyait pas au reste la mort, comme le poète, dans le miroir concave grossissant et dissociant de l’imagination mais, comme l’enfant, comme le primitif, comme le paysan et comme la femme, il la voyait dans un miroir plan in-octavo qui garnissait par-devant la couverture de son livre de cantiques et elle lui apparaissait comme la tête affaissée d’un vieillard dormant dans la stalle grillagée d’une église. Et pourtant il y pensait aujourd’hui davantage qu’il y a une année ; car la joie se fond volontiers en mélancolie et la roue laquée du bonheur fait venir les larmes aux yeux. Mais l’aimable génie de ce globe terrestre ou plutôt de ce globe d’eau – car dans le monde physique comme dans le monde moral il y a plus de mers de larmes que de terre ferme – a ramassé pour ces pauvres insectes aquatiques qui courent à sa surface (je veux dire nous-mêmes) une essence de Schweer toute particulière pour les coliques de plomb de notre âme : je prétends que ce génie doit avoir étudié avec acharnement toute la pathologie de l’humanité car il a, pour le pauvre diable qui ne peut se payer un Stoïcien familier ni un directeur de conscience qui puisse composer pour les fissures de son crâne et de sa poitrine de précieuses recettes et herbes médicinales, déposé par tonneaux une merveilleuse eau chirurgicale dans toutes les caves, eau que le patient n’a qu’à prendre et à verser sur ses fractures et sur ses cicatrices – à savoir le tord-boyaux ou la bière ou un peu de vin... Par le ciel ! Il s’agit soit d’une sotte ingratitude contre le génie médicinal, soit d’une confusion théologique entre l’ivresse permise et la saoulerie défendue lorsque les hommes ne remercient pas Dieu de posséder dans toute cette rapidité quelque chose qui remplace, au milieu de la phtisie nerveuse de la vie, la philosophie, le christianisme, le judaïsme, le paganisme et le temps... c’est-à-dire la boisson, comme il vient d’être dit.

Le conrecteur avait donné bien avant le coucher du soleil trois groschen au commissionnaire public (n’avait-il pas dans sa poche tout un cabinet de ducats qu’il feuilleta de la main tout le jour dans l’obscurité ?) – pour qu’il allât lui chercher à la ville pour trois thalers de vin de Pontak. « Il faut que je me procure aujourd’hui, dit-il, un vrai plaisir de « Cantate ». C’est mon dernier jour, soit ! eh bien ! que ce soit aussi mon plus joyeux ! » Je souhaiterais qu’il ait fait une plus grande commande ; mais il conservait en toute circonstance les rênes de la modération entre les dents, même devant la perspective du charivari nocturne dont le menaçait la mort, ou au milieu de la joie. La question se pose s’il ne se serait pas limité à une bouteille s’il n’avait pas voulu également traiter les deux autres, sa mère et la demoiselle. S’il avait vécu au dixième siècle, lorsque l’on attendait la fin du monde, ou dans d’autres siècles où l’on attendait des déluges et où pour cette raison, tels des matelots pendant un naufrage, on se saoulait avec tout ce qui vous tombait sous la main, qu’il n’en aurait pas bu pour un sou de plus. Son plaisir était de pouvoir s’acquitter grâce au legs envers son créancier principal Steinberger et de quitter ce monde en honnête homme : ce sont précisément les gens qui connaissent le plus le prix de l’argent qui sont les plus honnêtes pour payer leurs dettes.

Le pontak purpurin arriva en un moment où Fixlein pouvait confondre l’incarnat des derniers nuages flottant autour du soleil avec les dessins et titres à la sanguine de la joie que ledit pontak allait peindre sur les joues de son buveur et de ses buveuses...

En vérité, parmi tous les spectateurs de cette histoire, personne ne peut penser davantage que moi à la pauvre Thiennette ; mais je ne puis tout de même pas la faire sortir avant qu’il en soit temps de sa chambre d’habillage pour l’envoyer sur mon théâtre historique. Ah ! la pauvre ! Le conrecteur ne peut souhaiter plus ardemment que son biographe que, sur le temple de la nature comme sur celui de Jérusalem, il y ait une porte spéciale – en plus de celle de la mort – qui reste ouverte et par laquelle aient la faculté de passer ceux qui sont simplement dans le malheur, afin qu’un prêtre puisse les redresser. Mais les douleurs de cœur de Thiennette au sujet de toutes ses espérances naufragées, de sa bienfaitrice mise en bière, de toute sa vie recouverte d’un suaire de gaze avaient jusqu’ici, dans son malheur que l’inflexible capitaine rendait plus amer que doux, tout fait disparaître pour elle, à l’exception de son travail, paralysé tous les pas qui ne la menaient pas à un labeur et rien donné à ses yeux qui pût les sécher ou les réjouir, que des paupières qui se fermaient sous le poids des rêves et du sommeil.

Tout chagrin dépasse les lois du cérémonial bourgeois et transforme le prosaïste en psalmiste : il n’y a que dans le chagrin que les femmes aient du courage. Thiennette ne sortait que le soir et que dans le jardin.

Le conrecteur eut à peine la force d’attendre d’aller au-devant de sa meilleure amie, de lui apporter le tribut de sa reconnaissance – et aujourd’hui du pontak. Trois bouteilles de pontak et trois coupes furent posées sur le rebord extérieur de la fenêtre de sa petite maison, et chaque fois qu’il revenait du chemin creux entre les forêts de fleurs, il sirotait quelques gouttes de son verre – et sa mère se servait de vin à travers le vasistas.

J’ai déjà dit que son laboratoire vital était dans l’angle sud-ouest du jardin, en face de l’escurial du château qui s’étendait jusque dans le village. Dans l’angle nord-est fleurissait une tonnelle d’acacias, pour ainsi dire la couronne florale du jardin. Fixlein entreprit également dans cette direction son voyage d’agrément pour pouvoir jeter éventuellement à travers les barreaux très écartés de la tonnelle un regard bienheureux par-delà les longues prairies, vers Thiennette. Il sursauta un peu en voyant les deux marches de pierre descendant au vivier qui se trouvait sur le chemin de la tonnelle parsemées de gouttes de sang. L’homme frissonne devant cette huile de la vie, là où il la trouve versée. C’est pour lui comme la rouge signature de l’ange exterminateur. Soucieux, Fixlein se hâta vers la tonnelle et y trouva sa bienfaitrice un peu pâle, appuyée à des buissons fleuris ; ses mains étaient retombées avec son tricot sur ses genoux, ses yeux reposaient sous ses paupières closes, telles le bandeau du sommeil, de même que son bras gauche dans le bandeau réel posé après une saignée, et à ses joues la rougeur du soir donnait autant de couleurs que leur en avaient ôté les blessures subies jusqu’ici – y compris celle d’aujourd’hui. Après sa première frayeur – non tant à cause de ce sommeil fleuri que de sa course bruyante – Fixlein commença à déplier la trompe de papillon de ses yeux et à la poser sur les pétales immobiles de cette fleur. Au fond je puis affirmer que c’était aujourd’hui la première fois qu’il la regardait : il avait atteint la trentaine et continuait à croire que dans une demoiselle il ne devait s’attacher qu’aux vêtements et non au corps et qu’il ne devait lui rendre hommage qu’avec ses oreilles et non avec ses yeux.

J’attribue à l’amplification de la série de bouteilles électriques du pontak le fait que le conrecteur saisit son courage à deux mains pour s’en aller, puis pour revenir et utiliser sur la dormeuse les moyens de réveil de la toux, de l’éternuement, du trot et de l’appel du caniche à doses de plus en plus massives. Mais la prendre par hasard par la main et, sous un prétexte médical, la tirer du sommeil, aurait été pour lui une hardiesse dont le conrecteur, aussi longtemps que le pontak lui permettait encore de rester debout et de conserver sa raison, aurait été incapable.

Bref, il la réveilla autrement.

Pauvre fille fatiguée, et malheureuse ! que ton œil s’ouvre lentement ! L’emplâtre le plus chaud de la terre, le sommeil, s’est déplacé et l’air nocturne du souvenir souffle de nouveau sur ta blessure à vif ! Et pourtant le visage souriant de ton ami d’enfance était encore la plus belle chose sur laquelle ton œil pût se fixer lorsque, quittant les jardins suspendus du rêve, il retomba au milieu de ce jardin d’ici-bas.

Elle se rendait peu compte elle-même – et le conrecteur pas du tout – qu’elle inclinait ses pétales insensiblement dans la direction de cet astre, je veux dire de Fixlein : elle ressemblait à une fleur italienne qui renferme un vœu de nouvel an délicatement caché que le destinataire ne sait retirer aussitôt. Mais maintenant la chaîne de son bienfait l’attachait aussi bien à lui que lui à elle. Elle donna aussitôt à son œil et à sa voix un masque joyeux, car elle n’exposait pas ses larmes, comme le fait le Christ d’après les catholiques, dans des fioles-reliquaires et sur des autels pour les faire adorer. Il sut commencer l’invitation à cette communion de maladie pontakienne très convenablement, avec un long remerciement pour l’intermédiaire qui lui en avait ouvert les sources secourables. Elle se leva lentement et l’accompagna aux caves dudit, mais il ne fut pas assez adroit pour l’y conduire lui-même tout de suite – ou plutôt pas assez hardi ; il aurait offert plus volontiers sa main – je veux dire celle de l’alliance – à une jeune fille que son bras. Une seule fois dans sa vie il avait raccompagné chez elle, sortant du spectacle, une comtesse milanaise – ce qui semble à la vérité bien incroyable – et pourtant l’explication est simple : il n’avait pu faire autrement parce que cette étrangère dont tous les gens s’étaient égarés lui saisit le bras – le prenant pour un « abbat » tout de noir vêtu – dans une rue boueuse et lui ordonna de la reconduire à son hôtel. Mais lui savait vivre et l’accompagna simplement jusqu’au portail de son château scolaire et lui désigna du doigt son hôtel qui, situé dans une autre rue, était visible de là, grâce à l’éclat de trente fenêtres éclairées.

Il n’y peut rien. Mais à peine était-il parvenu aujourd’hui avec la demoiselle lasse au bord de l’étang dans lequel la peur superstitieuse de l’abus qu’en aurait pu faire une sorcière lui avait fait verser le sang de son bras gauche que, par peur qu’elle tombât du rivage avec le sang qui lui restait, il s’empara tout à fait audacieusement du bras malade. C’est ainsi que beaucoup de pontak et un peu de courage mettent de tout temps un conrecteur en état de se saisir d’une demoiselle. J’assure que, même avant d’arriver aux caves du pontak et devant la fenêtre, il persévéra dans cette position de guide. Quel groupe agréable dans la pénombre de la terre, à cette heure où les eaux noires de la nuit tombaient toujours plus profondément et où la lumière de la nuit rejaillissait déjà sur la boule de cuivre du clocher ! J’appelle ce groupe « agréable » parce qu’il se compose d’une jeune fille qui a doublement saigné, d’une mère qui lui apporte encore une fois ses remerciements mouillés de larmes pour le bonheur de son enfant et d’une pieuse et modeste fille qui verse à boire et boit à la santé des deux autres et qui dans ses veines sent un fleuve de lave brûlante passer en bouillonnant à travers son cœur et menacer finalement de le fondre et de l’entraîner morceau par morceau. – Une chandelle était posée dehors entre les deux bouteilles et les trois verres comme la raison entre les passions – c’est pourquoi le conrecteur ne cessait de regarder les vitres, car sur elles se colorait (l’obscurité de la chambre servant de tain) parmi d’autres visages qu’aimait Fixlein également le plus cher, celui qu’il n’osait regarder qu’en reflet, celui de Thiennette.

Chaque minute devenait une « Fête de la Fédération » et chaque seconde en était le dimanche préliminaire. La lune luisait déjà dans la rosée du soir et le pontak dans les yeux et les rames des haricots jetaient un treillage d’ombre de plus en plus court. Les boulettes de mercure des étoiles se fondaient toujours plus étroitement les unes dans les autres au milieu du voile de gaze nocturne. La chaude brume du vin remit alors les deux jeunes gens en marche comme des machines à vapeur.

Rien ne rend le cœur plus plein et plus hardi que de marcher de long en large dans la nuit. Fixlein conduisait maintenant sans hésitation la demoiselle par le bras. À cause de l’entaille de son bras Thiennette ne pouvait que le poser sur le sien, se contentant d’enserrer sa main ; et lui, pour l’aider à le tenir en la tenant à moitié, serrait ses doigts aussi bien qu’il le pouvait avec son bras contre sa poitrine. Il faudrait n’avoir aucun savoir-vivre pour critiquer le sien. Cependant ces bagatelles sont la boulangerie de réserve de l’amour ; les doigts sont les excitateurs électriques d’un feu qui brûle au bout de toutes les fibres ; les soupirs sont les sons conducteurs des cœurs convergents, et ce qu’il peut y avoir de pire et de plus fort pendant ce temps, c’est un malheur ; car la flamme de l’amour aime à flotter, comme celle du naphte, sur une mer de larmes. Deux gouttes lacrymales, la première dans l’œil de l’autre et la seconde dans le vôtre, forment avec leurs deux lentilles convexes un microscope qui grossit tout et transforme toutes les souffrances en charmes. Cher sexe ! moi aussi je trouve que toute femme malheureuse est belle et peut-être ne mérites-tu le nom de « beau sexe » que parce que tu es celui qui souffre !

Et de même que le professeur Hunczowsky de Vienne reproduisait en cire les blessures de tous les membres pour enseigner leur traitement à ses élèves, de même, cher sexe, j’expose les déchirures et les cicatrices de ton âme en petites images ; mais ce n’est que pour en écarter les mains trop rudes afin qu’elles ne t’en fassent pas de nouvelles.

Thiennette ne ressentait pas la perte de l’héritage mais celle de la testatrice, et cela très profondément à cause d’un trait qu’elle avait déjà raconté à la mère de Fixlein comme elle le lui racontait maintenant à lui-même. En effet tandis que, pendant les deux dernières nuits de maladie de la capitaine dans lesquelles sa veille enfiévrée ne lui montrait rien que le cadavre nocturne et les carrosses de deuil de sa bienfaitrice, elle était assise au pied du lit, face aux yeux hagards de l’agonisante, souvent, mais sans qu’elle s’en aperçût, des gouttes rapides lui glissaient sur les joues, parce qu’elle se représentait en pensée le pénible et gauche habillage de sa bienfaitrice avant la mise en bière. À un certain moment, comme minuit était passé, la malade désigna de l’index ses propres lèvres. – Thiennette, ne la comprenant pas, se leva et se pencha sur son visage. La malade affaiblie voulut le soulever vers elle et ne le put. Enfin une idée subite traversa Thiennette : elle devait étreindre elle-même la paralytique dont les bras morts ne pouvaient plus attirer sur son cœur un cœur aimant. – Ô ! alors elle pressa soudain sa bouche brûlante et mouillée de larmes sur la bouche plus froide et resta aussi muette que la malade et l’étreignit sans être étreinte. Vers quatre heures le doigt tressaillit de nouveau, elle s’abaissa de nouveau sur la bouche pétrifiée, mais ce n’avait pas été un signe, car les lèvres de son amie étaient devenues sous son baiser prolongé rigides et froides.

Devant ce visage d’infini et d’éternité de la nuit que la pointe de cette pensée pénétrait profondément l’âme chaude de Fixlein : « Ô pauvre fille que je sens à mes côtés ! Tu n’as pas connu un hasard heureux, pas un crépuscule flamboyant comme celui qui rougeoie maintenant au ciel, ne fût-ce que pour te donner l’espoir d’un jour ensoleillé, tu es sans parents, sans frères, sans amis : tu n’es qu’une solitaire sur la place vidée et dépouillée de fleurs de la terre et toi, pauvre fleur d’automne abandonnée là, tu te balances esseulée et transie au-dessus des chaumes du regain du passé. » Tel était le sens de ses pensées dont les paroles intérieures étaient les suivantes : « La pauvre demoiselle ! elle n’a pas même un parent pour la protéger, personne de la noblesse ne la prendra et elle vieillira ainsi, oubliée, et pourtant elle est si profondément bonne – moi elle m’a rendu heureux – hélas ! si seulement j’avais en poche ma nomination à la cure de Hukelum, je tenterais ma chance !... » Leurs vies réciproques qu’un lien étroit et coupant du destin attachait si proches l’une de l’autre lui apparaissaient maintenant tendues de gaze et il conduisit tout droit – car un homme emprunté est en une heure et demie transformé en un modèle de hardiesse et le reste ensuite – son amie vers la dernière bouteille pour y noyer tous les chardons et passiflores de la tristesse qui germaient en eux. Je remarque en passant que ceci est bien stupide : la vigne tailladée porte autant de veines d’eau que de raisins et un cœur doucement oppressé ne s’attendrit sous l’effet des breuvages joyeux que pour verser de nouvelles larmes. Celui qui ne m’approuve pas, je le prie seulement de regarder maintenant le conrecteur qui prouve comme par un syllogisme l’exactitude de ma proposition tirée de l’expérience. On pourrait en arriver à des vues philosophiques si l’on recherchait les causes pour lesquelles ce sont précisément les boissons – c’est-à-dire en fin de compte une sécrétion plus riche de l’influx nerveux – qui rendent à la fois l’homme pieux, attendri et poétique. Le poète est, comme le père de ses muses, un éternel jeune homme et reste pendant toute sa vie ce que d’autres hommes ne sont qu’une fois – à savoir amoureux – ou seulement après le pontak – c’est-à-dire enivré. Fixlein qui n’était pas un poète le matin en devint un au cours de cette nuit : le vin le rendit pieux et tendre ; les cloches d’harmonie suspendues dans l’homme et qu’ébranlent les résonances du monde supérieur doivent pour marcher ici-bas être conservées humides comme des cloches de verre.

Maintenant il se retrouvait avec elle devant l’étang sillonné de vagues dans lequel la deuxième demi-sphère bleutée du ciel tremblait avec des étoiles titubantes et des arbres voltigeants ; par-dessus les collines vertes, les routes blanches montaient en méandres de plus en plus sombres ; sur une montagne s’effondrait la rougeur du soir, sur l’autre s’amoncelait le brouillard de la nuit – et au-dessus de toutes ces brumes tumultueuses de la vie pendait immobile et flamboyant le lustre aux mille branches du ciel étoilé et chaque branche tenait une voie lactée enflammée...

Maintenant onze heures sonnaient... Dans de telles scènes se tend en l’homme une main inconnue qui écrit en une langue inconnue sur son cœur cet effroyable « Mane, Thécel », etc. « Peut-être serai-je mort à minuit » pensait notre ami dans l’âme duquel le fameux dimanche après Pâques montait maintenant avec tous ses échafauds tout de noir tendus.

Tout le chemin de croix de l’avenir de son amie s’étendait devant lui avec ses pointes et ses épines et il voyait chacune des traces sanglantes dont elle avait retiré son pied, elle qui avait rendu son propre chemin si moelleux de fleurs et de rameaux. Alors il ne put plus s’empêcher de trembler de tout son corps et de toute sa voix et de lui dire solennellement : « Et si le Seigneur devait aujourd’hui même disposer de moi, que la moitié de ma fortune vous soit léguée, car c’est à votre infinie bonté que je suis redevable d’être sans dettes, ce qui est si rare chez des hommes d’école. »

Thiennette, qui ne connaissait rien de notre sexe, dut prendre cela à tort pour une demande en mariage et serra pour la première fois, en tremblant, les doigts du seul être vivant grâce auquel la joie, l’amour et la terre étaient en contact avec son cœur. Le conrecteur, joyeusement effrayé de cette première pression d’une main féminine, chercha à saisir sa main gauche en passant sa main droite devant elle, et Thiennette, remarquant ses vaines contorsions, leva les doigts sur son bras et posa son bras bandé sur le sien et toute sa main gauche dans la main droite du jeune homme. Deux amants habitent dans la « galerie des murmures 24 » où le souffle le plus ténu s’anime en un son véritable. La brave conrecteur reçut et double la bienheureuse pression de l’amour avec lequel la pauvre âme impuissante, balbutiante, enfermée, altérée et folle cherche une langue ardente qui n’existe pas ; il ne fut plus maître de lui – il n’avait pas le courage de la regarder mais regardait droit le soleil couchant et dit (à ce moment des larmes brûlantes ruisselèrent sur ses joues sous l’effet d’un amour inexprimable) : « Ah ! je veux tout vous donner, bien et sang et tout ce que je possède, mon cœur et ma main ! »

Elle voulut répondre mais après avoir jeté un regard de côté, elle poussa un cri d’épouvante : « Ah ! Dieu ! » Il se précipita vers elle et aperçut le bras vêtu de mousseline blanche d’où ruisselait le sang parce que le bandage avait été repoussé tandis qu’elle avait passé son bras sur le sien. Rapide comme l’éclair, il l’entraîna dans la tonnelle d’acacias où elle put s’asseoir. Le sang qui jaillissait toujours de la blessure dégouttait déjà de son vêtement et il devint plus pâle qu’elle, car chaque goutte était puisée au plus pur de son propre sang. Le bras, bleu et blanc comme un papier de poste, fut défait, le bandage déroulé ; il arracha de sa poche une pièce d’or – la posa comme on le fait pour des artères coupées sur la source jaillissante et referma avec ce barrage d’or la porte par laquelle s’échappait la vie.

Quand ce fut passé, pâle elle leva les yeux vers lui, mais ses yeux étaient comme deux sources de lumière d’un indescriptible amour plein de douleur et de reconnaissance. – Cette saignée épuisante décomposait son âme en soupirs. Thiennette se sentait inexprimablement amollie – et, pour se guérir, ce cœur ouvert par tant d’années et de flèches plongeait avec toutes ses blessures dans des fleuves de larmes chaudes de même que les flûtes qui ont éclaté se referment et retrouvent leur son après avoir reposé dans l’eau. – Devant une telle puissance magique, devant un tel amour idéalisé son ami compatissant fondait entre les flammes de la joie et celles des douleurs et se pencha, la gorge serrée, attiré irrésistiblement par l’amour et le bonheur, sur le cher visage pâle et céleste dont il pressa les lèvres maladroitement sans les baiser, jusqu’à ce que l’amour tout-puissant enroulât autour d’eux tous ses liens et les resserrât de plus en plus étroitement sur deux jeunes gens, jusqu’à ce que les deux âmes, retenues par quatre bras, se mêlassent l’une à l’autre comme deux larmes. – Oh ! tandis qu’à ce moment minuit sonna comme pour annoncer sa mort, l’heureux homme dut penser que les lèvres de l’aimée aspiraient son âme ; toutes les fibres et tous les nerfs de sa vie se tordirent par saccades et se nouèrent solidement autour du dernier cœur de cette terre, autour de ses dernières délices... Oui, heureux Fixlein, tu exprimais tout ton amour car tu pensais périr de cet amour...

Mais il ne périt pas. Après minuit un vent matinal vivifiant flotta à travers les fleurs ébranlées et le printemps tout entier respira à pleine poitrine. Le bienheureux Fixlein qui était capable de mettre des digues même à une mer de joies rappela l’exsangue Thiennette qui était maintenant sa fiancée au danger du froid nocturne et se rappela à lui-même le danger de ce froid nocturne plus long encore qu’est la mort qu’il avait maintenant surmontée pour de longues années. – Innocents et bienheureux, ils sortirent de la pénombre de leurs fiançailles trouée de fleurs blanches d’acacias et de scintillements de lune. – Au-dehors ils eurent l’impression que tout un vaste passé s’était englouti devant eux comme à la suite d’un éboulement : tout était neuf, lumineux et jeune. – Le ciel était plein des gouttes de rosée scintillantes d’un matin éternel et les étoiles tremblaient joyeusement, s’écartant les unes des autres, et, dissoutes en rayons, tombaient dans le cœur des hommes. – La lune avait inondé le jardin entier de sa source de lumière et restait suspendue là-haut dans un coin d’azur sans étoiles comme si elle se nourrissait des astres les plus proches et semblait être un petit printemps éloigné et une tête de Christ toute souriante d’amour.

Dans cette lumière ils se regardèrent pour la première fois depuis leur premier mot d’amour et le ciel éclairait comme en un enchantement leurs traits doucement extasiés, marqués par le premier ravissement qui reposait encore sur leurs visages...

Rêvez, mes chers enfants, comme vous aviez veillé, heureux comme au Paradis, innocents comme au Paradis !

 

 

 

 

SIXIÈME FICHIER

 

IMPÔT SUR LES OFFICES.

(UNE DES PLUS IMPORTANTES SUPPLIQUES.)

 

LE plus magnifique, ce fut son réveil dans la colonie européenne de son lit de chevalier ! – Au cœur la fièvre inflammatoire, à la fois chatouilleuse et rongeante, de l’amour, tout heureux d’avoir déjà subi heureusement l’épreuve inaugurale de la déclaration de sa flamme, sentant en lui la douce résurrection de l’enterrement vivant qui lui avait été prophétisé et la joie que ce fût seulement à partir de la trentaine qu’il eût pour la première fois l’espoir de plus longues années de vie que dix ans auparavant – et cela ne fait-il pas une vie d’au moins soixante ans ? – avec tout ce baume vital en fermentation dans lequel la roue enflammée et vivante de son cœur tournait en faisant jaillir les étincelles, il reposait là et riait à son portrait scintillant dans le miroir de son ciel de lit. Mais il ne put rester guère longtemps ainsi car il lui fallait remuer. À un homme moins heureux il aurait suffi de mesurer la superficie de son lit – comme maints pèlerins l’ont fait pour la longueur de leur pèlerinage – non pas tant en pas qu’en longueurs de son corps (en guise de diamètres terrestres). Mais Fixlein ne put s’empêcher, sans plus de cérémonies, de bondir hors de son lit et de plonger, pour ainsi dire, en plein milieu des flots tièdes de la vie – il tenait de nouveau par l’aile sa bonne vieille terre et le conrectorat par-dessus et une fiancée en plus du reste. Et par surcroît sa mère lui confessa que cette nuit il avait glissé sous la faucille du compère Heins comme une herbe flexible et qu’elle n’avait pas voulu le lui dire hier par peur de sa peur. Il en eut une sueur glacée rétrospective – d’autant plus qu’il était à jeun aujourd’hui – tandis qu’il levait les yeux vers les hautes roches tarpéiennes maintenant distantes de quatre heures sur le sommet desquelles la mort lui avait tenu compagnie.

La seule chose qui l’énerva était que c’était lundi et qu’il devait retourner au collège. Il n’avait jamais eu à transporter à la ville une telle surcharge de joie. Maintenant il était quatre heures passées et il sortit de la maison rempli de café (qu’il ne buvait à Hukelum qu’à cause de sa mère qui tirait encore pendant deux jours ce vin féminin du marc qui restait) dans l’aube de mai rafraîchissante (car la joie a besoin de fraîcheur comme le chagrin de soleil) – sa fiancée lui parvient aux oreilles (à la vérité elle ne vient pas à sa rencontre mais c’est tout de même quelque chose) par son chant matinal qui résonne dans le lointain – il ne fait qu’un détour rapide par le port bienheureux de la tonnelle d’acacias ivre de fleurs mais encore sans épines, comme l’union qui y fut conclue – il plonge sa main brûlante dans le bain froid du feuillage humide de rosée – il patauge avec joie à travers l’eau de beauté de la rosée dont sont aspergées les prairies, eau qui enlève à ses bottes la couleur qu’elle rend aux visages (car maintenant avec 30 ducats un conrecteur peut déjà entretenir dans son écurie deux paires de bottes). Voici que la lune (pour ainsi dire le cachet marquant son bonheur d’hier) plonge dans le soir comme un seau de lumière vidé et à l’orient se lève le second seau, rempli à ras bords, le soleil et les jets de lumière s’étalent toujours davantage.

La ville se dressait dans les célestes flammes du matin : ici sa baguette de sourcier (tige d’or qu’il portait sur lui) se mit à frémir partout où se dissimulaient des moissons et des veines argentifères de bonheur, et notre sourcier découvrit facilement que la ville et l’avenir n’étaient qu’un véritable Potosi de joie.

Dans son petit bureau de conrecteur, il tomba à genoux et remercia Dieu – non pas tellement pour l’héritage ni pour la fiancée que pour sa vie ; car le dimanche matin il était parti doutant de pouvoir jamais revenir et ce n’est que par amour pour le lecteur et parce que je voulais lui éviter toute angoisse que j’ai attribué le voyage de Fixlein bien plus à son désir de connaître le testament qu’à celui de remettre le sien à sa mère. Toute convalescence est un renouvellement et une palingénésie de notre jeunesse : on aime la terre et ceux qui sont dessus avec un cœur tout neuf. – Le conrecteur aurait voulu prendre toute sa classe de seconde par le cou et la couvrir de baisers ; mais il ne le fit qu’à son aide de camp, l’élève de quatrième qui, dans notre premier fichier, figurait encore en cinquième...

Sa première sortie de l’école de l’après-midi fut pour la maison de Maître Steinberger où, sans dire un mot, il posa sur la table cinquante florins comptant. « Enfin je me défais de la moitié de ma dette avec mes meilleurs remerciements », dit-il. – « Eh bien ! Monsieur le conrecteur (dit le maréchal des logis régimentaire qui continuait calmement à fabriquer ses saucisses), dans notre contrat il est écrit : « À rembourser après un préavis mutuel d’un trimestre. » – Comment pourrions-nous y arriver sans cela ? – Mais je vais vous changer vos pièces d’or. » Là-dessus, il lui remontra qu’il était plus intelligent d’en prélever ce qu’il fallait pour l’achat d’un plus beau chapeau et de chaussures entières : si vous voulez, ajouta-t-il, faire arranger la peau de vache et six peaux de lapins, elles sont en haut. – Je devrais cependant penser qu’il est tout aussi peu indifférent à nos lecteurs qu’au boucher de savoir si le héros d’une telle histoire se présente à lui avec un couvercle de poêle déchiré en fait de chapeau et un corps de pompe et une jambière en fait de botte ou non. – Bref, notre homme, avant même la Saint-Jean, se trouvait habillé avec splendeur et goût.

Mais maintenant il y avait à rédiger deux pages de la plus haute importance – qui au fond n’en faisaient qu’une seule – la supplique pour la cure de Hukelum – à l’occasion desquelles j’ai l’impression d’avoir à me prêter main-forte à moi-même. D’abord le conrecteur chercha et mit en ordre toutes les quittances du consistoire et du conseil ou plutôt les bulletins de douane du péage dont il avait dû s’acquitter avant que les barrières de la chaire de cinquième et du conrectorat lui eussent été ouvertes, car l’exécuteur du testament de la capitaine devait le rembourser à un sou près de tout ce qu’appuierait une quittance. Un autre aurait eu plus vite fait d’additionner tous ces droits d’offices en cherchant simplement ce qu’il devait parce que ces billets de dettes et bulletins de douane s’expliquent et s’homologuent réciproquement comme des parallèles. Mais pour Fixlein il y avait une circonstance accessoire que je ne puis rapporter avant ce qui suit.

Cela le chagrinait un peu de n’avoir dû emprunter et payer pour ses deux premiers offices plus de 135 florins 41 kreutzer ½ pfennig. Certes, le legs sortait aussitôt des mains de l’exécuteur testamentaire pour aller dans celles du maréchal des logis régimentaire ; mais il aurait quand même éprouvé le plus grand plaisir à avoir – car l’homme est au fond de lui-même un fou – davantage à payer et donc à hériter. Il avait tiré pour ainsi dire tout le conrectorat à la roue de la fortune avec un enjeu de quelques malheureux 90 florins ; et un droit si minime étonnera le lecteur ; mais alors que pensera-t-il quand je lui dirai qu’il existe des pays où les droits d’entrée dans les salles de classe sont encore plus modérés ? Dans la principauté de Scheerau, un conrecteur ne coûte que 88 florins et peut peut-être encore encaisser le triple de cette somme. Sans parler de la Saxe – et d’ailleurs pourrait-on attendre autre chose du berceau de la Réforme pour tout ce qui concerne la religion et les belles lettres ? – où un maître d’école et un pasteur ne paient en effet rien du tout : déjà dans la principauté de Bayreuth, par exemple à Hof, l’ère des lumières a tellement progressé qu’un professeur de quatrième – que dis-je : de quatrième ? – de troisième ! – que dis-je : de troisième ? – un conrecteur n’a besoin au moment de son entrée en fonctions qu’à s’acquitter de :

 

 

 


 

 

 

Et si les frais d’impression d’un recteur montent par rapport à ceux-là en certains points : en revanche un régent de troisième ou de cinquième ou autre sort encore à meilleur marché des presses qu’aucun conrecteur. J’avoue qu’un homme d’école peut dans ces conditions s’en sortir, étant donné que dès la première année ses honoraires dépassent un peu ce « tour de bâton ». Un maître d’école doit, comme ses élèves, avancer d’une classe à l’autre avant que ses emprunts d’État y compris les intérêts de retard se montent à la même somme que ce qu’il perçoit dans la classe la plus haute. Et par-dessus le marché nos institutions ne s’opposent en rien – fait d’ailleurs courant chez les Athéniens – à ce qu’on entre en fonctions cousu de dettes. Chacun gravit avec son sac bourré de dettes un degré de la hiérarchie après l’autre sans que quiconque y trouve à redire. Le pape prélève sur les prébendes importantes les revenus de la première année sous le nom d’« annates » et c’est pourquoi il donne toujours une de ces grosses prébendes au titulaire d’une autre moins importante afin d’augmenter en même temps les rentrées d’autrui et les siennes propres ; mais ce qui témoigne, il me semble, d’une belle différence entre le papisme et le luthéranisme, c’est que les consistoires de cette dernière religion retirent aux serviteurs de l’école et de l’Église peut-être à peine les deux tiers des premiers revenus annuels de l’office, quoique, comme par ailleurs le pape, ils s’entendent à activer les vacances de postes.

Il se peut que j’aie ici des difficultés avec la principauté électorale de Mayence, si j’avoue que dans le « Corp. jur. publ. germ. » de Schmauss, j’ai compulsé les tarifs de la chancellerie de la cour d’empire pour cet État en date du 6 janvier 1659 et que j’y ai vu ce que réclame la chancellerie de la cour d’empire, comparée à un consistoire. Par exemple celui qui veut être accommodé (au court-bouillon ou sur le gril) « poète couronné » (poeta laureatus) a à verser 50 florins de taxes et 20 florins de droits de chancellerie, alors pourtant qu’avec 20 florins de plus il aurait pu devenir conrecteur, c’est-à-dire un homme qui à ses heures et « ex officio » est tout autant poète. – La création d’un collège y est concédée pour 1000 florins ; somme considérable, avec laquelle tous les maîtres du nouveau collège pourraient s’acquitter des frais d’entrée dans leurs salles de classe. – Un baron qui en outre vieillit souvent sans savoir comment, doit acheter la « venia aetatis » avec 200 gulden comptant tandis qu’avec la moitié de cette somme il aurait pu devenir maître d’école, à la suite de quoi l’âge lui serait échu de lui-même. – Et ainsi de suite pour mille autres choses ! – Mais cela prouve que les affaires ne vont pas si mal dans des États et provinces d’empire où les élévations de condition sont accordées à moins bon compte à la folie qu’au labeur et où il en coûte plus de créer une école que d’y enseigner.

Ce que j’ai dit à ce sujet à un prince est, comme ce que j’ai dit à ce même sujet à un syndic de ville, trop mémorable pour pouvoir être passé ici sous silence, simplement par peur des digressions.

Le syndic de ville – un homme avisé et d’un patriotisme enflammé qui se réchauffait d’autant plus agréablement qu’il en concentrait les rayons en un seul foyer et les dirigeait sur lui et sa famille – me donna (j’avais peut-être tendance à cette époque à considérer tous les bancs et escaliers d’école comme ces bancs et échelles sur lesquels on couche les gens pour les torturer) la meilleure réponse à beaucoup de questions : « Si un régent ne dépense pas plus de 30 thalers 25 ; s’il n’achète chaque année pas plus de marchandises fabriquées que ne l’ont calculé nos hommes politiques, à savoir pour 5 thalers et pas plus de quintaux de nourriture que ceux-ci ne l’agréent, à savoir dix ; bref s’il vit comme un bûcheron aisé ; le diable m’emporte s’il ne peut arriver à mettre chaque année de côté assez d’argent pour s’acquitter à la fin des intérêts de ses dettes d’office. »

Il est vraisemblable que le syndic ne m’a tout de même pas convaincu, puisque je dis ensuite au prince de Flachsenfingen 26 : « Très gracieux seigneur, vous ne le savez pas mais moi je le sais... pas un acteur de votre troupe ne voudrait jouer trois soirs de suite le rôle du maître d’école dans le Fils prodigue d’Engel pour les honoraires que reçoit tout véritable maître d’école pour le faire pendant tous les jours de l’année. – Dans le Brandebourgeois, les invalides de guerre deviennent maîtres d’école ; chez nous, ce sont les maîtres d’école qui deviennent invalides... »

Mais revenons à notre histoire ! Fixlein dressa le registre des dettes de son royaume, mais dans une tout autre intention que ne le pensera le lecteur qui a toujours le testament en tête. Bref, il voulait devenir pasteur à Hukelum. Mon Dieu ! Le devenir en ce lieu où était son berceau et tous les jardinets de son enfance – plus sa mère – et la tonnelle des fiançailles, c’était une porte ouverte dans une nouvelle Jérusalem, même à supposer que la place eût été une maigre cure de disgrâce. Le principal était de pouvoir se marier quand il serait nommé. Car le faire en tant que mince conrecteur dans le serre-boyaux de son gilet avec des « rentrées » qui lui permettaient à peine de s’acquitter des frais d’achat du porte-monnaie, revenait à se procurer la mèche et le suif pour sa torche funéraire plutôt que pour sa torche d’hyménée.

Car le personnel enseignant a en général dans les États bien gouvernés aussi peu le droit de se marier que la soldatesque. Dans le Conringio de antiquitatibus academicis, où il est démontré à toutes les pages que les monastères étaient à l’origine des écoles, j’ai finalement trouvé la raison de ce fait. Maintenant ce sont les écoles qui sont des monastères ; en conséquence on cherche à maintenir les maîtres au moins dans une certaine imitation des trois vœux monacaux. Pour le vœu d’obéissance, c’est peut-être le premier que doit obtenir la direction, par la contrainte si nécessaire, mais le second, celui du célibat, serait plus difficilement rempli si grâce à une des plus ingénieuses institutions de nos États il n’était pas si bien pourvu au troisième, je veux dire à une aimable égalité dans la pauvreté, de sorte que personne n’a besoin de plus de « testimonia paupertatis » que celui qui les établit ; – dans ces conditions, que cet homme essaie donc de s’emparer d’une légitime moitié, alors que de ces deux moitiés chacune a un estomac complet et rien pour le satisfaire que des demi-métaux et de la demi-bière...

Je sais que des millions de mes lecteurs rédigeraient eux-mêmes la supplique du conrecteur et partiraient à cheval la porter à Schadek chez le seigneur afin seulement que le pauvre diable reçoive sa bergerie avec la maison nuptiale attenante, parce qu’il leur est bien évident qu’ensuite on pourrait écrire un des meilleurs fichiers qui aient été jamais levés de la case du typographe.

La supplique de Fixlein était extraordinairement bonne et frappante ; elle représentait au capitaine quatre motifs : « 1o Il était un enfant du village, ses parents et grands-parents avaient déjà bien mérité de Hukelum, donc... etc.

« 2o Il pourrait facilement s’acquitter des dettes de 135 florins 41 kreuzer ½ pfennig (ci-joint pièces justificatives) dont un inoubliable testament lui offrait l’amortissement au cas où il recevrait la cure et renoncerait par là au legs, etc. »

Note libre de ma main : On voit qu’il veut amadouer Monsieur son parrain, que le testament de sa femme a fait monter sur ses grands chevaux. Mais ne reproche pas, ami lecteur, à un pauvre régent de collège pressé de soucis et porte-glaive une tournure peu élégante que nous n’emploierions certes jamais. Réfléchis que Fixlein savait que le capitaine était un ladre à l’égard des bourgeois au même degré qu’un dissipateur sans vergogne à l’égard des gens bien nés. D’ailleurs le conrecteur peut avoir entendu parler une ou plusieurs fois de patrons d’église siégeant sur le banc du châtelain et qui ont véritablement vendu ou plutôt loué à bail, non pas tant les églises et les cimetières – dont on fait tout de même le négoce en Angleterre – que leur fidèle service aux candidats fermiers. Je sais d’après Lange que l’église doit nourrir son patron quand il n’a plus de quoi vivre : or est-ce qu’un gentilhomme, avant même d’avoir à mendier, ne pourrait pas accepter quelque chose en déduction, en arrhes de sa pension alimentaire des mains du fermier de la chaire ?

« 3o Il s’était fiancé depuis peu de temps avec haute et gente demoiselle von Thiennette et lui avait donné une pièce d’or en promesse de mariage et pouvait donc l’épouser dès qu’il aurait cette place, etc. »

Note libre de ma main : Je considère ce motif comme le plus valable de toute la supplique. Aux yeux de M. von Aufhammer, l’arbre généalogique de Thiennette était depuis longtemps rogné, effeuillé, piqué des vers et plein d’« horloges de la mort » : n’était-elle pas son économe, son intendante et sa légate « a latere » pour la valetaille ? De plus, avec les prétentions qu’elle élevait sur sa cassette d’aumônes, elle lui devenait à la longue un fardeau. Son vœu irrité qu’elle voulût bien se contenter du legs de Fixlein fut maintenant exaucé grâce à ce dernier. Bref, si Fixlein devient pasteur, il le devra au troisième motif et beaucoup moins au quatrième, véritablement insensé...

« 4o Il avait appris avec regret que le nom de son caniche qu’il avait acheté à Leipzig d’un émigré signifiait « Egidius » en allemand et que ce chien lui avait attiré la disgrâce de son gracieux seigneur. Il était bien éloigné de sa pensée de continuer à nommer ainsi le caniche à l’avenir ; mais il considérerait comme une grande grâce que Monseigneur son parrain lui fournît lui-même un nom pour le chien qu’il appelait maintenant sans lui donner de nom. »

Note libre de ma main : Le chien dont jusqu’ici le gentilhomme avait été le compère doit donc recevoir son nom de lui pour la seconde fois... Mais comment ce malheureux fils de jardinier dont la carrière ne s’éleva jamais plus haut que des bancs à la chaire de l’école et qui n’avait jamais parlé aux femmes qu’en chantant, c’est-à-dire à l’église, comment pourrait-il, avec une telle lyre, produire un son plus élégant que celui du pédant ? – Et pourtant le motif est plus profond : ce n’est pas l’étroitesse de la situation mais l’étroitesse du regard, ce n’est pas une science favorite mais une âme étroitement bourgeoise qui rendent pédant, âme qui ne peut mesurer et distinguer les cercles concentriques du savoir et des actes humains, à cause de la distance locale, qui confond le foyer de toute la vie humaine avec toute paire de faisceaux lumineux convergents, qui ne voit pas tout et doit tout subir... Bref, le véritable pédant est l’intolérant.

Le conrecteur recopia magnifiquement la supplique en cinq soirs bienheureux – y employa une encre spéciale, n’y travailla certes pas aussi longtemps que le sot Manutius à une épître latine, c’est-à-dire plusieurs mois – s’il faut en croire Scioppius – et encore moins aussi longtemps qu’un autre savant à une lettre latine – à la vérité la seule autorité à laquelle nous puissions nous en rapporter ici est Morhof – en consacrant les élucubrations de quatre mois à noter entre les lignes toutes les variations, tous les adjectifs de ses phrases. Il avait le génie plus prompt et eut complètement achevé la demande entière en seize jours. Lorsqu’il l’eut cachetée, il pensa, comme nous tous, à quel point cette enveloppe représentait la capsule à graines de tout un grand avenir, la cosse de nombreux fruits doux ou amers, le maillot du reste de sa vie.

Que le ciel bénisse son enveloppe ; mais qu’on me précipite du haut de la Tour de Babel s’il reçoit la cure : personne ne se rend-il donc compte qu’Aufhammer ne peut pas la lui donner ? – Malgré ses autres défauts ou précisément à cause d’eux, il tient dur comme fer la parole qu’il a donnée au sous-directeur depuis si longtemps. Ce serait tout différent s’il résidait à la cour : car en cet endroit où sont encore respectées les anciennes coutumes allemandes, on ne tient aucune promesse ; étant donné que, d’après Moeser, les anciens Germains ne tenaient que les promesses qu’ils avaient faites le matin (l’après-midi ils étaient déjà saouls), de même les Allemands de cour ne tiennent jamais leurs promesses de l’après-midi. Quant à celles du matin, ils les tiendraient bien s’ils les donnaient ; mais ce ne peut jamais être le cas, parce qu’à ce moment-là ils dorment encore.

 

 

 

 

SEPTIÈME FICHIER

 

PRÊCHE. – SOLENNITÉ SCOLAIRE. – SPLENDIDE ERREUR.

 

LE conrecteur reçut ses 135 florins 41 kreuzer et ½ pfennig de monnaie franconienne mais aucune réponse : le chien resta sans nom, le maître sans cure. Entre temps l’été s’écoulait et le capitaine de dragons n’avait pas encore lâché de brochet ecclésiastique avec une tête pleine d’os de la Passion du vivier aux candidats dans l’étang du presbytère de Hukelum ; il lui était agréable de voir qu’on accrochait à ses vêtements des suppliques comme à un saint espagnol et (quoiqu’il voulût nommer le sous-directeur) avant de prêter l’oreille à une supplique il tergiversa jusqu’à ce qu’il pût refuser d’un seul coup celles de trente fils de teinturiers, fabricants de boutons et rétameurs. Car actuellement les prédicateurs du christianisme sont volontiers choisis semblables aux premiers prédicateurs ou au christianisme lui-même qui, comme Venise et Pétersbourg, se construisit au début en s’appuyant sur des huttes de pêcheurs. Laissez donc à Aufhammer la prolongation de ses droits de vote pour ce parlement ecclésiastique ! Il sait qu’un gentilhomme ressemble à Timoléon qui gagna ses plus grandes victoires le jour de son anniversaire – à savoir que la chose la plus importante qu’il eût à faire était de prendre pour mère une baronne, baronnesse à perpétuité, etc. On peut à plus juste titre encore comparer un homme qui fut élevé à la noblesse dès sa vie fœtale à la mouche fileuse qui, à l’encontre des autres insectes, brise son cocon et accomplit ses métamorphoses dès le ventre de sa mère. – Mais continuons ! Fixlein n’était tout de même plus sans argent. Ce sera tout comme si j’en faisais cadeau au lecteur si je lui révèle discrètement que, du legs qui alla engraisser le bailli, il conservait encore 35 florins comme alleu et cassette personnelle avec lesquels il pouvait s’acheter ce qu’il voulait. – Et comment en arriva-t-il à une somme aussi importante, à une telle masse de faillite ? – Simplement du fait que, chaque fois qu’il dissociait une grosse pièce d’argent en plusieurs plus petites et en général chaque fois qu’il touchait une somme, il jetait à la dérobée et à l’aveuglette deux, trois ou quatre « Saint-Pierre » sous les papiers de son coffre. Son intention était de bien s’étonner le jour où il se déciderait à faire le total et à retirer ce capital. Et par le ciel ! il arriva bien à ce qu’il cherchait lorsque, lors de son accession au trône de cinquième, il retira ces pfennigs épargnés de dessous ses papiers et les ajouta aux frais du couronnement. – Maintenant il les semait de nouveau sous ses papiers. Folie ! Je pense que, si par bonheur il n’avait pas compromis son legs en l’offrant comme récompense et salaire d’entremetteur au patron de la paroisse, il aurait été ennuyé de rater le marteau de la porte de l’église de Hukelum ; mais, manquant le marteau, il rattrapa tout de même ledit salaire et put conserver sa belle humeur.

Et maintenant j’avance dans mon histoire, et dans les minéraux de sa vie je tombe sur une si belle veine argentifère, je veux dire sur un si beau jour que (à ce que je crois) je ne ferai même qu’effleurer en passant le vingt-troisième dimanche après la Trinité, où pourtant il tint devant son cher village paternel un prêche de vacation.

En soi ce prêche était bel et bon et le jour un vrai jour de délices : mais je devrais au juste avoir à ma disposition plus d’heures que je n’en puis dérober au mois de mai dans lequel je vis et écris maintenant et plus de forces que des promenades d’agrément à travers les belles journées vers les tableaux paysagistes de ces dernières ne m’en laissent, si je voulais tenter avec quelque espoir de succès d’établir un compte rendu mathématique de l’épaisseur et de la longueur des cordes et de leurs vibrations et des résonances desdites entre elles dont l’ensemble fit en ce dimanche d’après la Trinité une céleste musique aux oreilles de son cœur, compte rendu qui me plaise autant qu’aux autres... Qu’on ne l’exige pas de moi ! Je pense que quand un homme, un dimanche, devant tous les paroissiens qui l’ont porté autrefois sur leurs bras en tant que fils du jardinier d’art, puis devant sa mère qui détourne la fonte de ses délices dans les canaux d’un manchon de velours, en outre devant le gracieux seigneur à qui il peut sans se gêner ordonner de faire son salut et enfin devant une fiancée vêtue de mousseline qui est d’ores et déjà au septième ciel, étant presque pétrifiée que les mêmes lèvres sachent prêcher et embrasser, quand un homme, dis-je, arrive à cela, il a sans doute quelque droit à désirer de la part du biographe qui veut décrire son état d’âme qu’il ferme sa bouche et du lecteur qui veut revivre de telles heures qu’il ouvre la sienne et prêche lui-même.

Mais ce que je dois peindre « ex officio », c’est le jour dont ce dimanche n’était que le sabbat, la vigile et la mise en goût – à savoir le sabbat, la vigile et la mise en goût de la fête de Luther. Le dimanche il fit le prêche, le mercredi il dirigea la solennité et le mardi la répétition générale.

C’est le mardi que nous voulons maintenant décrire au monde.

Je compte bien que je ne serai pas lu uniquement par des gens du siècle pour lesquels j’avoue qu’une solennité scolaire n’a rien de bien différent et de meilleur qu’une investiture épiscopale ou l’« opera seria » d’un couronnement impérial à Francfort, mais que j’aurai aussi affaire à des gens qui ont été à l’école et savent ce qu’ils doivent penser du drame scolaire d’une solennité, du machiniste et du programme, sans en exagérer cependant les avantages. Avant de décrire la répétition de la fête de Luther, je m’impose à moi-même en tant que dramaturge du spectacle, sinon de donner des extraits, du moins de résumer la lettre d’invitation du conrecteur. Il y disait maintes choses et faisait (ce qui plaît tant à un auteur) des projets au lieu de reproches et rappelait que devant les solécismes bien connus des magnats de Pesth et de Pologne les bâtiments scolaires offraient la meilleure protection contre l’épidémie des barbarismes. De même il défendait dans les écoles ce qui y était défendable (et il n’y a rien au monde de plus doux et de plus facile qu’une défense) et disait que des universitaires qui, non sans tort et tels certaines cours royales, ne se faisaient adresser la parole qu’en latin et parlaient eux-mêmes cette langue, pourraient s’appuyer sur l’autorité des Romains dont les sujets, y compris leurs rois, leurs lettres et leurs négociations devaient s’appliquer à l’emploi du latin. Il s’étonnait de ce qu’il n’y eût que les grammaires grecques et non pas aussi les grammaires latines qui fussent écrites en latin et posait cette question qui ne saurait passer inaperçue : si les Romains, lorsqu’ils enseignaient le latin à leurs petits enfants le faisaient donc en une autre langue ? – Là-dessus il passait à la fête elle-même et disait les choses suivantes que nous rapportons mot à mot :

« J’ai l’intention de prouver dans une autre lettre d’invitation que tout ce qu’on doit savoir et dire du grand créateur de notre réforme, l’objet de nos exercices d’éloquence actuels de la Saint-Martin, a déjà été depuis longtemps épuisé, tant par Seckendorf que par d’autres. Effectivement on ne peut plus rien dire de nouveau au sujet des détails personnels de la vie de Luther, de ses discours de table, de ses revenus, voyages, vêtements, etc., surtout si l’on veut en même temps que ce soit vrai. Cependant le champ de l’histoire de la Réforme est, pour parler bibliquement, encore loin d’être complètement défriché ; et j’ai l’impression qu’aujourd’hui encore le savant rechercherait en vain des renseignements mis à jour concernant les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, etc., de ce grand réformateur, qui ont pourtant tous une influence sur l’histoire de la Réforme, certes plus lointaine, tandis que la sienne est plus directe. Tu ne battras peut-être pas, me suis-je dit, de la paille tout à fait vide, si tu mets au jour et travailles dans la mesure de tes faibles forces cette branche historique négligée. Et c’est ainsi que je me suis risqué à commencer une histoire plus spéciale de la Réforme en débutant avec l’avocat Martin Gottlob Luther qui pratiquait à Dresde où il mourut en 1759. Mon modeste essai sur cet avocat qui appartient à la Réforme sera amplement récompensé s’il incite à d’autres travaux meilleurs ; mais le peu que j’aie pu me procurer et rassembler à son sujet, je supplie très humblement, poliment et gracieusement tous les protecteurs et amis du collège de Flachsenfingen de bien vouloir l’entendre le 14 novembre de la bouche de six orateurs bien dressés.

« D’abord :

« Gottlob Spiesglas, un enfant de Flachsenfingen, cherchera à montrer en un discours latin que Martin Gottlob Luther a bien été un consanguin du Dr Luther. Ensuite :

« Friedrich Christian Krabler de Hukelum s’efforcera en prose allemande de définir l’influence que Martin Gottlob Luther a pu encore avoir sur la Réforme déjà existante. – Ce sur quoi à sa suite :

« Daniel Laurent Stenzinger résumera en vers latins ce que nous savons des procès de Martin Gottlob Luther et en général ce que nous savons des mérites vraisemblables de cet avocat concernant la réforme de l’Église. – Ce qui ensuite donnera à un certain

« Nicolas Tobie Pfizmann l’occasion de monter sur l’estrade et en langue française de souligner tout ce qui mérite le plus d’être su relativement aux années d’école, à la vie d’université et aux années viriles de Martin Gottlob Luther. Et lorsque ensuite

« André Eintarm en vers allemands aura cherché à excuser les erreurs éventuelles de ce rejeton du grand Luther,

« Justus Strobel chantera selon ses talents en vers latins sa droiture et son honnêteté ; – à la suite de quoi je monterai moi-même en chaire pour remercier très humblement tous les protecteurs de l’école de Flachsenfingen et je citerai encore les passages de la vie de ce Dresdois mémorable dont nous ne savons encore rien du tout parce qu’ils se réservent pour les orateurs de la prochaine fête de Luther s’il plaît à Dieu. »

 

La veille de cette fête nous fournit pour ainsi dire les tirs d’essai et les épreuves d’imprimerie du mercredi. Des personnes qui à cause de leur toilette ne pouvaient assister à la grande fête scolaire, en particulier les dames, assistaient le mardi aux six répétitions des discours. Personne plus que moi ne subordonnera certes plus volontiers la répétition au mercredi et je serai le dernier à avoir besoin d’être invité à honorer dignement la fête des trompettes d’un collège, mais d’un autre côté je suis tout aussi certainement convaincu que quelqu’un qui n’est pas allé le mercredi à la fête proprement dite ne se peut rien représenter de plus brillant que la répétition qui la précède parce qu’il n’aurait rien qu’il puisse comparer à la magnificence avec laquelle le primat de la fête entraîne pour le lendemain, devant une assistance de dames et de conseillers, l’attelage à six qui tire son char de triomphe – pour appeler chevaux les six frères prêcheurs. – Souris toujours, Fixlein, de l’étonnement avec lequel on accueille ton ovation d’aujourd’hui qui prélude au triomphe de demain : sur ton visage qui fond de bonheur tressaille le « Moi » bienheureux qui se rumine soi et son encens – mais une vanité comme la tienne, et seulement celle-ci qui jouit sans chercher à comparer ni à mépriser, peut être supportable et digne d’être entretenue. Cependant, ce qui tomba sur ton cœur de cire comme le rayon de soleil destiné à le fondre, ce fut ta mère qu’après beaucoup d’efforts tu avais pu persuader de se risquer à s’installer dans ses vêtements du « Jour de Pénitence », humblement, tout en bas, près de la porte principale. Il serait difficile de dire lequel est le plus radieux, si c’est la mère qui regarde comment celui qu’elle porta en son sein peut commander et gouverner les plus distingués jeunes gens en gilets de demi-soie et l’écoute dire en leur compagnie des choses qui ne cessent d’être sublimes (et qu’il comprend par-dessus le marché) – ou si le plus heureux c’est le fils qui a, comme quelques héros de l’antiquité, le bonheur de triompher encore du vivant de sa mère. Dans mes écrits et mes actions je n’ai jamais ramassé une pierre pour lapider feu Burchardt Grossmann qui répartit les lettres de son nom dans les initiales des Stances du chant : « Lève-toi chère aurore ! » et je lapiderai encore moins ces pauvres marchandes d’herbes qui de leur vivant repassent leur suaire de cotonnade et se cousent une demi-douzaine de chemises mortuaires. De plus je ne tiens pas pour un sage – encore que comme très malin et pédant – l’homme qui se remplit la vésicule biliaire de colère en voyant chacun de nous considérer le cœur de salade qu’il ronge comme une chenille pour un parc à l’anglaise ou pour une cinquième partie du monde à cause de sa proximité et de sa nutritivité, les pores des feuilles pour des vallées de Tempé, le squelette de la feuille pour un arbre de la liberté, à pain et de vie, et une goutte de rosée pour une marée montante. – Nous autres, chenilles diurnes, nocturnes et crépusculaires, nous tombons toutes dans la même erreur (il n’y a que les feuilles qui diffèrent) et celui qui rit (ce que je fais aussi) de la mine importante avec laquelle le recteur achète avidement les programmes du pays, le dramaturge le programme de la comédie, un collectionneur d’aumônes de variantes disciple de Kennikott le fait, s’il est sage – ce qui est ici le cas – avec la conscience que sa folie est semblable et, dans la personne du prochain, ne se moque de rien que de l’humanité et de lui-même.

Il fut impossible de retenir la mère : elle dut repartir le soir même pour Hukelum dans le but de rapporter à Thiennette au moins quelque chose de cette magnificence.

Et maintenant le monde va parier à cent contre un que je vais maintenant prendre ma cire biographique et modeler un cabinet de figures de cire représentant la fête elle-même qui est quelque chose d’unique en son genre.

Mais le mercredi matin, au moment où le conrecteur, ivre d’espoir, se disposait à s’habiller, on frappa.

C’était notre vieille connaissance, le serviteur du capitaine, qui avait en main la nomination destinée au subrecteur Füchslein. C’est à ce dernier que le brave homme devait porter cet appeau pour la cure ; mais il était terriblement incapable de distinguer entre subrecteur et conrecteur et il avait d’ailleurs de bonnes raisons d’aller trouver ce dernier ; car il pensait : « Qui d’autre pourrait recevoir la place que celui qui prêchait dimanche dernier et qui est du village et qui est de plus fiancé avec notre demoiselle Thiennette et à qui j’ai déjà eu à porter une pendule et les ducats ? » – Il ne se figurait pas du tout que Monseigneur pourrait passer par-dessus la tête de son propre filleul.

Fixlein lut l’adresse de la nomination : « Au Très-Révérend Pasteur Fixlein à Hukelum. » Il ne pouvait faire autrement que de tomber dans la même erreur que le laquais et d’ouvrir cette nomination destinée à un autre comme si c’était la sienne ; et comme par-dessus le marché il ne trouva dedans que la mention d’un « Vice-commandant d’école » (au lieu de « subrecteur ») il ne put faire autrement que de persévérer dans son erreur. Avant d’expliquer congrûment pourquoi le juge, qui est l’auteur de la nomination, avait rédigé si stupidement celle-ci, nous allons tous deux (le lecteur et moi-même), c’est-à-dire plus d’hommes que n’en vit jamais une paroisse – nous attarder près des entrechats joyeux de Fixlein – de sa poitrine palpitante – de ces mains qui distribuent, telles des administrateurs de parts réservées qu’on gaspillerait – du pourboire de deux ducats qu’il glisse aussi volontiers à son porteur de mitre que la perruque pédagogique lui glissera sous peu de la tête dans sa chaire pastorale. – Savait-il bien ce qu’il devait penser (du capitaine) ou écrire (au susdit) ou servir sur la table (pour le laquais) ? Ne réclama-t-il pas à plusieurs reprises des nouvelles de la noble santé de son bienfaiteur encore que le serviteur lui ait déjà fort pertinemment répondu dès la première fois ? – Est-ce que ce dernier qui appartenait à une espèce d’hommes moqueuse, hausseuse d’épaules et passablement cafarde ne fut pas en fin de compte si touché par la joie qu’il avait amenée qu’il se proposa sur l’heure pour honorer de sa présence la fête, quoique personne de la noblesse n’y assistât ? – Fixlein scella au préalable son adresse de remerciements et demanda poliment au porteur de cette lettre de noblesse de lui rendre souvent visite au presbytère et aujourd’hui même de passer chez sa mère et de lui faire le reproche de ne pas être restée hier, étant donné qu’aujourd’hui, grâce à son gracieux patronage, elle aurait pu assister à la nomination.

Lorsque l’homme fut parti, il commença, tellement il se sentait heureux, à devenir tout de bon sceptique – et anxieux, ce pourquoi il enferma par peur des voleurs l’instrument de nomination dans son coffre avec deux bons cadenas ; puis, fervent et tendre parce que sans fausse honte, il remercia Dieu pour tout, Dieu dont il n’écrivait jamais le nom éternel qu’en écriture de chancellerie et avec de l’encre de couleur, de même que le copiste juif n’inscrivait ce nom sans nom que revêtu des ornements sacerdotaux et après s’être fraîchement lavé ; – et si profonde devint la surdité de notre pasteur qu’il entendit à peine sonner l’heure du berger de la fête – et sa distraction était tout aussi grande parce que la vision d’une heure du berger encore plus douce auprès de Thiennette avec ses buissons de roses et son miel rosat ne voulait pas quitter son esprit. Lui qui avait déjà l’habitude, comme se le font mutuellement les enfants, de faire risette au bonheur lorsqu’il lui faisait la grimace jusqu’à ce que celui-ci ne pût faire réellement que de se mettre à sourire lui-même – il s’envolait maintenant comme projeté toujours plus haut grâce à son tremplin...

Mais avant que ne commence la fête nous voulons procéder à l’interrogatoire du juge lui-même. Il écrivit Fixlein au lieu de Füchslein par une ignorance de l’orthographe des noms qui était devenue encore plus grande et naturelle à la suite de l’orthographe du testament. « Von » : il n’avait pas eu le droit de poser cet arc de triomphe devant le nouveau nom de Füchslein parce qu’Aufhammer l’avait interdit, attaquant la pureté de son ascendance et ne réfléchissant pas qu’un gentilhomme peut passer outre, étant donné que déjà le Christ dans son arbre généalogique dressé par saint Matthieu en comptait quatre... catins célèbres, Thamar, Rahab, Bethsabée et Ruth. Finalement notre fabricant de nominations avait en soi la manie de Campe de vouloir tout germaniser même si, après la germanisation, on ne comprenait plus rien du tout : comme si un mot avait à rechercher un meilleur acte de naturalisation que celui que lui décerne sa compréhensibilité générale. En soi et pour soi il est tout de même indifférent – d’autant plus que toutes les langues, comme tous les hommes, sont sœurs et cousines – qu’un sauvage ou un étranger ait inventé un mot, qu’il ait poussé comme de la mousse dans les forêts allemandes ou, comme de l’herbe de forteresse, entre les pavés du forum romain. Par contre, notre juge était d’avis que c’étaient deux choses différentes et ne négligeait jamais de l’apprendre à ses commettants. C’est pourquoi il passa au mot « subrecteur » cette étrange livrée de « vice-commandant ». Et c’est cette version qui transforma notre régent en pasteur : tant il est vrai que notre bonheur social – non notre bien-être humain qui se nourrit de notre fonds et de notre sol intérieur – ne pousse que sur le lœss des hasards, des combinaisons, des connaissances et seul le ciel ou le bourreau savent encore de quoi !

Soit dit en passant ! D’un juge j’aurais attendu plus de raison, je supposerais (je puis me tromper) qu’il sait que les actes qui autrefois (cf. la Pratique du droit allemand étranger, de Hofmann, § 766) étaient expédiés en latin, de même qu’en Hongrie avant l’empereur Joseph, sont aujourd’hui, soit dit sans offense, peut-être rédigés bien plus en allemand qu’en latin ; et ici je puis appuyer mes dires par des lignes entières en allemand qu’on pourra trouver dans les Déclarations de la Chambre de justice d’Empire. Mais je ne veux pas croire que le juriste, parce qu’Imhofer reconnaît la langue latine pour la langue maternelle de la seconde vie, cherche à se défaire d’un idiome grâce auquel, tout autant que les aigles romaines ou plus tard le héron romain (le Saint-Siège), il a enlevé dans ses serres tant de bénéfices.

Que pendant ce temps on sonne pour le début de la fête, que les foules y affluent – Qui s’en soucie ? Ni moi, ni l’ex-conrecteur ! Nos six Cicéron-pygmées pourront bien vainement se faire valoir devant nous dans la parure magnifique de leurs pensées et de leurs corps. Le vent du hasard a emporté l’auréole de rayons et de poussière, et l’ancien conrecteur s’est rendu compte combien il est ridicule de se vanter d’une chaire scolaire (garnie, non d’aigles mais de cancres) et combien il est légitime au contraire de le faire d’une chaire ecclésiastique : « Je n’aurais jamais pensé (pensait-il maintenant) lorsque je devins conrecteur qu’il pouvait encore exister quelque chose de plus grand, à savoir un pasteur. » Derrière l’éternel bandeau qui lui couvre les yeux et qu’il ne fait que colorer différemment ou porter plus mince, l’homme reporte son orgueil d’un échelon à l’autre et ne blâme chaque fois que l’orgueil qu’il a ressenti précédemment.

Le meilleur dans la fête fut qu’y assistait le maréchal des logis régimentaire et maître boucher Steinberger, « emballé » dans une longue peau de mouton. Pendant la solennité, le sous-directeur Jean von Füchslein jeta à plusieurs reprises des regards joyeux et interrogateurs dans la direction du serviteur de Schadek qui ne le regardait pas du tout : Hans était prêt à mettre sa tête sur le billot que le gaillard l’appellerait après la fête. Et lorsque enfin la petite volière de coqs à six cous eut chanté sur son fumier, c’est-à-dire péroré, le régent en fonctions sur lequel flottait maintenant un fanion de service plus noble, monta sur la scène en personne et présenta humblement à la direction, au sous-directeur, au comité de patronage et aux garçons ses remerciements pour leur présence mais ajouta en quelques mots l’annonce suivante : « Dieu l’avait pendant ce temps appelé de ce poste à un autre et lui avait confié le soin des âmes de la paroisse de Hukelum et de la succursale de Schadek qui y était incluse. »

Cette petite allocution manqua apparemment de faire dégringoler l’actuel subrecteur Hans von Füchslein de son siège et son visage actuel semblait une mixture de bolus rouge, de craie verte, d’orpiment et de vomissement de la reine.

Le gigantesque maréchal des logis se dressa à demi dans sa fourrure et grogna dans un oubli joyeux à voix suffisamment haute : « Ce gentil garçon ? – Pasteur ? » Le maréchal des logis passa devant le laquais, rapide comme une comète, lui ordonna de passer prendre chez lui un billet pour son maître, bondit à la maison et rédigea à l’adresse du patron de la paroisse qui, dans son château, s’attendait à un long psaume d’actions de grâces, pour autant que le lui permettait le peu de temps dont il disposait, une brève épître satirique parsemée de quelques injures verbales.

L’huissier à chaîne présenta donc en même temps à son maître le cantique d’actions de grâces de Fixlein et les invectives de Füchslein. Le capitaine de dragons, outré de ce grossier personnage et lié par sa parole que le conrecteur avait lue publiquement pendant la fête, écrivit au nouveau pasteur pour lui faire part de la confusion et en même temps de la ratification de cette dernière – et Fixlein est et reste maintenant pour notre joie à tous pasteur régulièrement nommé à Hukelum.

Son rival évincé, Füchslein, a encore la consolation d’avoir une cellule dans le nid de guêpes de la « Nouvelle Bibliothèque Générale de l’Allemagne ». Si un jour notre pasteur se métamorphosait en auteur, alors notre guêpe-ichneumon sortirait de son repaire, plongerait son aiguillon dans la chrysalide et déposerait ses œufs à la place du papillon poignardé. Comme le sous-directeur rôde partout, menaçant sans se gêner de faire la critique des œuvres de son collègue, le public ne sera pas surpris s’il n’a pas encore en main à ce jour les « Errata » de Fixlein ni ses « Exercitationes » massorétiques.

Au printemps l’année de grâces de la veuve fait place à ses années sabbatiques – et ce qui s’y passera lorsque, sous un baldaquin d’arbres en fleurs, il prendra d’une main la fiancée du Christ (l’Église) et sa propre fiancée de l’autre, personne, sinon le seul fiancé, ne peut penser qu’il soit possible d’en rendre compte sans un huitième fichier qui sera dans ce cas une vraie cassette de bijoux et un plat d’arc-en-ciel 27.

 

 

 

 

HUITIÈME FICHIER

 

ENTRÉE AU PRESBYTÈRE.

 

LE 15 avril 1793, le lecteur peut voir dans un chemin creux trois voitures de bagages patauger profondément. – Les fourgons transportent les ustensiles de ménage du nouveau pasteur à Hukelum : le propriétaire marche lui-même à pied avec ses paroissiens afin que de son service d’argile et de son ameublement rien ne soit brisé en ce dix-huitième siècle alors que le tout provient du dix-septième. Fixlein entend derrière lui tinter la cloche de l’école : mais ce carillon lui joue, comme une cloche du soir, les fugues d’orgue du futur repos : il est maintenant rédimé de la vallée de larmes du collège et accueilli dans le séjour des bienheureux. – Ici n’habitent ni envie ni collègue ni subrecteur – ici, dans le royaume des cieux, personne ne collabore à la « Nouvelle Bibliothèque Générale de l’Allemagne » – ici, dans la Jérusalem céleste d’Hukelum, on ne fait rien que de louer Dieu dans l’église et ici l’homme parfait n’a plus besoin d’accroître ses connaissances... De plus on n’a plus non plus à se faire de tracas quand dimanche et fêtes des apôtres tombent trop souvent le même jour.

Pour dire vrai, le pasteur va trop loin ; mais c’était depuis toujours sa manière de n’évoquer les ombres ou pénombres d’une situation que lorsqu’il se trouvait déjà dans une situation nouvelle et ainsi de relever cette dernière par contraste avec l’ancienne. Car il n’est pas besoin de réfléchir longtemps pour se rendre compte que les souffrances infernales d’un régent de collège n’ont rien de si extraordinaire mais plutôt, étant donné qu’au collège il monte d’un degré à l’autre, qu’elles sont semblables aux véritables peines infernales qui, malgré leur éternité, s’affaiblissent de siècle en siècle.

Comme de plus, d’après le mot d’un Français, deux afflictions mises ensemble peuvent devenir une consolation, on a dans une école suffisamment d’afflictions pour se consoler, étant donné que du mélange de huit afflictions – je n’en compte qu’une par professeur – il y a certes plus de consolation à puiser que de deux. Seulement il est regrettable que les enseignants ne veuillent pas se supporter ensemble aussi bien que les gens de cour : il n’y a que les hommes polis et les verres polis qui puissent avoir de la cohésion. Ajoutons à cela que dans les écoles – comme dans tous les postes de fonctionnaires – on est toujours récompensé ; car de même que dans l’autre vie une vertu portée à un plus haut degré est la récompense d’une vertu d’ici-bas : de même les mérites d’un régent de collège sont récompensés par des occasions toujours plus fréquentes d’en faire preuve de nouvelles et souvent même on ne le chasse pas du tout de son poste.

Huit collégiens trottaient dans la cour du presbytère, rangeaient, clouaient, traînaient : je pense qu’en tant qu’élève de Plutarque j’ai le droit de mêler à mon récit des détails aussi infimes : celui qui est aimé par les grandes personnes, les enfants l’aiment encore bien davantage. L’école entière avait accompagné de ses sourires le souriant Fixlein et l’avait bien aimé parce qu’il ne tempêtait pas mais jouait avec eux – parce qu’il disait « vous » aux élèves de seconde tandis que le subrecteur leur disait « tu » – parce que son index cabré était son unique sceptre et trique magistrale – parce qu’en seconde il entretenait une correspondance en latin avec ses élèves et qu’en cinquième il avait inculqué les quatre règles avec des sucres d’orge au lieu de bâtons de Neper (ou au lieu de bâtons plus longs encore). – Son cimetière lui apparaissait aujourd’hui si solennel et si imposant qu’il s’étonna – quoique ce fût un lundi – que ses paroissiens et les personnes rattachées à la paroisse ne fussent pas engoncés dans leurs draperies des jours de fête mais dans leur peau de chaque jour. Sous la porte du presbytère se tenait une femme pleurante ; car elle était trop heureuse et il était son fils. Dans son plus grand attendrissement la mère eut quand même la présence d’esprit d’exhorter les charretiers, tandis qu’ils déchargeaient, à ne pas tordre les quatre globes de la commode en vieux style allemand. Son fils lui apparaissait maintenant aussi vénérable que s’il représentait un des figurants gravés sur cuivre dans sa Bible illustrée – et cela parce qu’il avait rejeté la queue de perruque pédagogique comme la grenouille sa queue après sa métamorphose et qu’il se dressait maintenant en perruque canonique : il était désormais une comète qui s’était éloignée de cette terre profane et qui, par conséquent, comme toute comète céleste, se transforme de comète à queue en comète chevelue.

Sa fiancée également avait travaillé le jour précédent fort diligemment à une nouvelle édition, améliorée et vraiment magnifique de sa maison, parmi les décorateurs et les « décrotteurs » de ladite. Mais aujourd’hui elle était absente : car elle avait le cœur trop haut pour oublier qu’elle était une jeune fille, sous prétexte qu’elle était fiancée. L’amour meurt comme les hommes plus souvent du trop-plein que de la disette : elle vit d’amour mais elle ressemble à ces plantes alpestres qui se nourrissent en aspirant les nuages humides et qui périssent si on les arrose. Maintenant le pasteur est installé et il va devoir sous peu – car je connais les lectrices qui y prennent autant d’intérêt que si elles étaient les demoiselles d’honneur – se marier. Mais cela ne lui dit rien : car d’ici l’Ascension c’est impossible et jusque-là quatre semaines et demie sont bonnes à prendre. L’affaire est la suivante : il voulait seulement avoir dépassé le dimanche de l’incendie, à savoir celui de « Cantate » ; non certes qu’il doutât de la durée de son existence terrestre mais il ne voulait pas (ne fût-ce qu’à cause de sa fiancée) mêler la moindre inquiétude de mort à sa lune de miel.

Le principal était que cela ne lui disait rien de se marier avant ses fiançailles officielles qui étaient reportées au dimanche suivant en même temps que le premier sermon. C’est le quatrième dimanche après Pâques. Mais que le lecteur ne se laisse pas dominer par l’angoisse. Je n’aurais d’ailleurs pas troublé l’un des siècles les plus éclairés avec ce fantastique croquemitaine de dimanche, si je n’avais tenu à une parfaite fidélité du récit. En particulier, comme le maréchal des logis lui demandait s’il était un enfant, Fixlein fut enfin assez sensé de lui-même pour se rendre compte de cette folie ; bien plus, il alla même si loin qu’il en commit une plus grande. Étant donné en effet qu’un rêve selon lequel on meurt ne signifie rien d’autre d’après l’exégétique « regula falsi » qu’une longue vie prospère, il en tira aisément la conclusion que sa folie de mort n’était qu’un bon rêve de cette sorte, d’autant plus que c’était justement un dimanche de Cantate que la fortune avait tenu et renversé sur sa tête sa corne d’abondance, le comblant d’une fiancée, d’une nomination et de ducats.

C’est ainsi que poussent les plumes de la superstition, que le hasard lui prête main-forte ou non.

Un secrétaire d’État, un fabricant d’instruments de paix, un notaire et autres forçats rivés à leur pupitre sentent profondément à quel point ils sont inférieurs au pasteur qui prépare son prêche d’intronisation : celui-ci (on n’a qu’à regarder mon Fixlein) est assis bien tranquillement là-bas – arrose les veines de sa préparation prédicatoire d’encre de couleur – garde à sa droite un recueil méthodique des versets bibliques, un recueil méthodique des cantiques à sa gauche, dénoyaute ici quelques vigoureuses formules, cueille là des fleurs de cantiques pour en garnir sa pâtisserie homilétique – dessine le plan d’opérations le plus astucieux, non par hasard, comme un homme du monde, pour gagner le cœur d’une seule femme, mais les cœurs de toutes les femmes qui l’écouteront et de leurs maris par-dessus le marché – tient compte dans son plan de tous les paysans dont la carriole passe devant sa fenêtre et pique en fin de compte de la pointe du couteau le beurre des cantiques principaux et cathédraux bien lisses et tendres tirés du livre de chants et graisse de la meilleure manière du monde la soupe noire du prêche pour nourrir les cinq mille hommes.

Enfin le soir il peut se lever et briser là, le cœur plein d’innocence parce que le soleil rouge l’aveugle à sa table de travail et il peut, entre des moineaux et des pinsons piaillants, regarder vers l’occident par-delà les cerisiers qui entourent le presbytère jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien au ciel que le faible rayonnement nocturne des nuages. – Et lorsque ensuite Fixlein, tandis que sonne la prière, descend lentement l’escalier pour aller retrouver sa mère à ses fourneaux, il devrait y avoir quelque chose contre nature s’il n’était pas disposé à trouver belles et bonnes toutes choses qui, ici-bas, sont préparées, cuites ou servies sur la table.

Un saut après le dîner jusqu’au château, – un regard dans de chers yeux tendres – un mot bien franc à une fiancée bien franche – et, sous un lit à baldaquin, une poitrine doucement respirante dans laquelle il n’y a rien que le paradis, un prêche et une prière du soir... par le ciel ! je me fais fort de contenter avec tout cela ce dieu mythologique qui quitta son ciel pour en trouver ici un nouveau parmi nous. Un mortel, un « Moi » perdu sur cette boule de terre humide que la mort dessèche bientôt en poussière peut-il en réclamer plus en une semaine que Fixlein n’en versa en son cœur ? Je ne vois pas de « mais après ? » : je croirais tout au moins que si un tel être empoussiéré pouvait encore réclamer quelque chose après un pareil coup de quatre au loto du hasard, ce serait au plus la quinte, à savoir le prêche d’entrée et de prise d’habit.

Et c’est ce numéro gagnant que notre Zébédée tira effectivement le dimanche suivant : il prêcha – il prêcha en entrant dans son église – il le fit devant des tribunes pleines à craquer, devant son tuteur et devant M. von Aufhammer, l’homonyme du pasteur et du caniche – et, maintenant devenu lui-même un berger, mena paître ses paroissiens avec lesquels autrefois, lorsqu’il était enfant, il menait au pâturage, à grand claquements de fouet, les bêtes du château – comme une herbe courte stagiaires et maîtres d’école ne lui arrivaient pas aux chevilles parce qu’aujourd’hui (ce qui n’est pas permis à tout le monde) il avait le droit d’entailler dans l’air, sur l’autel, avec l’aiguille à corroder de son doigt une grande croix, sans compter les baptêmes et les mariages... Je crois que je devrais avoir moins d’hésitations que je n’en ai à laisser passer sur cette esplanade rayonnante de soleil la mince ombre funéraire qu’y jeta le pasteur lorsque, dans l’application de sa morale, son regard humide et lourd parcourut l’église attentive et muette, comme s’il voulait en quelque sorte chercher en quelque stalle ou confessionnal l’ami compréhensif de sa jeunesse et de cette paroisse qui au-dehors, sous une blanche pierre tombale, ce verso de la vie, dépouillait l’enveloppe de son cœur religieux. – Et lorsque, emporté lui-même par ses torrents intérieurs, inexprimablement attendri par ce quadruple rappel à la crainte de la mort qu’il avait éprouvée à ce jour, à sa vie traversée de fleurs et de bienfaits, à sa bienfaitrice qui reposait dans son cercueil sous la chaire, quand il abaissa alors son regard vers son amie, sa Thiennette, entraînée et fixe et pleurante, de la chaire vers la porte de la tombe familiale des châtelains et dit : « Sois remerciée, âme pieuse, pour tout le bien que tu as fait à cette paroisse et à son nouveau précepteur et que la poussière de ta poitrine religieuse et si bonne pour les hommes se dépose un jour, transfigurée comme une poudre d’or, autour de ton cœur réveillé à la vie céleste ! », comment aurait-il pu y avoir encore un œil sec dans toute l’église ? Le veuf sanglotait tout haut et sa bien-aimée Thiennette courbait sa tête trop lourde de souvenirs désespérés sur le pupitre de sa stalle comme les parents d’un cortège funèbre. Il ne pouvait y avoir de plus belle matinée pour préparer une après-midi où l’on se fiance pour l’éternité et où l’on enchaîne les anneaux échangés avec l’anneau de l’éternité. Outre les fiancés il n’y avait là personne qu’un vieux couple, la mère et le gigantesque tuteur. Le fiancé rédigea lui-même et de sa propre main le contrat de mariage dans lequel il lui promettait à dater d’aujourd’hui tous ses biens mobiliers – non pas par hasard sa bibliothèque courante mais sa bibliothèque entière, alors qu’au Moyen Age on ne donnait en dot aux jeunes filles de la noblesse que quelques livres – en échange de quoi elle lui en apporta une dot à la vérité suffisante, à savoir toute une carriole. Sur ce char d’Élie avec lequel les jeunes filles montent au ciel de lit, étaient empilés : neuf livres de plumes, non des plumes savantes, historiques ou poétiques, ni des plumes à porter, mais ces plumes plus petites, propres à nous porter nous-mêmes – une magnifique douzaine d’assiettes de parrain et de cuillers de parrain avec une cuiller à poisson – et en fait de soie, non seulement des bas (quoique même un roi de France, Henri II, ne pût habiller de soie que sa jambe) mais des vêtements entiers – des bijoux et des meubles de moindre valeur. Brave Thiennette ! C’est sur la voiture de ton âme que repose ta véritable dot, ton noble cœur, doux et modeste, ce don matutinal de la nature !

Le pasteur qui, non par défiance mais « à cause des vicissitudes de la mort et de la vie », aurait aimé mettre sur toutes choses un sceau notarial, et à qui aucune assurance ne semblait certaine si elle n’était fondée sur une hypothèque et qui réclamait pour chaque grain de poussière des pièces annexes, des quittances et des corbeilles, eut le cœur plus léger après la signature du contrat de mariage ; et pour tout ce qu’elle lui apportait le brave homme remercia toute la soirée sa fiancée. Mais pour moi un contrat de mariage représente quelque chose d’aussi pénible et d’aussi absurde – je l’avoue sincèrement et quand bien même on me reprocherait pour cette raison ma grande jeunesse – que si je devais d’abord faire viser et dûment constater mes lettres d’amour par-devant un notaire impérial. Par le ciel ! voir ainsi la légère fleur d’amour, dont le parfum n’agit pas sur le fléau de la balance comme des oignons de tulipes sur la balance à foin de la justice, deux cœurs sur la froide balance à conseils et à viande des parents et des avocats qui n’entassent dans les plateaux que maisons, champs et monnaie... cela peut être aussi agréable aux intéressés qu’au nourrisson et pupille d’une muse et de la philosophie quand il doit porter à la librairie le fruit de ses prières du matin et du soir devant sa déesse, monnayer lesdites prières et y appliquer des contrats et des aunes.

Du dimanche de « Cantate » jusqu’à l’Ascension, c’est-à-dire à la noce, il y a une semaine et demie – c’est-à-dire une éternité bienheureuse et demie. S’il est beau que des nuits ou des hivers séparent les jours ou les saisons de joie, s’il est beau par exemple qu’on ne vive pas en un seul jour son anniversaire, sa fête, ses fiançailles, ses noces et son baptême – car il n’y a que fort peu de gens pour qui noces et baptême en somme tombent le même jour, comme c’est le cas pour les dimanches et les fêtes des apôtres, – il est encore plus beau de rendre aussi vaste que possible l’intervalle, la plate-bande de fleurs séparant les fiançailles des noces. C’est avant les noces que se place la véritable lune de miel – ensuite viennent les lunes de cire – puis les lunes de vinaigre de miel.

Dans le neuvième fichier le pasteur ouvre déjà son lit nuptial – et dans ce huitième fichier je veux passer brièvement sur ce qui lui arriva jusque-là : naturellement des journées divines ! Peu de gens ont comme lui la chance d’avoir dès avant les noces de si grandes ailes et de si grandes fleurs (sur lesquelles il peut s’envoler) – peu de gens, pensé-je, peuvent acheter eux-mêmes pour le jour susdit la farine et la volaille comme le fit Fixlein –bourrer la dinde des épousailles avec les copieux repas du condamné – aller tous les soirs à l’étable pour vérifier si le cochon nuptial, cadeau de noces du tuteur, est encore en vie et s’il a bon appétit – chercher dans la maison à l’intention de sa future femme les resserres à lin et les renfoncements pour les armoires – installer en prévision de l’hiver de nouveaux chantiers en bois (mais hélas ! pas de bière en chantier !) dans les caves du presbytère –recevoir aussitôt et pour une légère indulgence du consistoire la bulle de dispense, à savoir la remise de la triple publication des bans – ne pas habiter à la ville où il faut envoyer un faire-part au premier fou venu (parce qu’on en est soi-même un) pour lui annoncer que l’on convole en justes noces mais dans un minuscule village où l’on n’a à en rendre compte à personne qu’au maître d’école afin qu’il sonne plus tard et étende un coussin pour s’agenouiller devant la barre de communion.

Ô ! si le chevalier Michaelis a affirmé que le paradis était petit pour que les hommes ne s’y perdissent pas, il n’est pas moins vrai qu’un village et sa joie sont petits et étroits afin qu’une reproduction approximative de l’Éden subsiste encore sur notre planète.

Mais je n’ai même pas indiqué que le jour d’avant les noces le maréchal des logis régimentaire vint à l’improviste, tua le cochon et fabriqua gratis des saucisses comme on n’en a encore jamais mangé dans aucune cour princière.

Et pourtant, mon cher Fixlein, flottaient par surcroît, sur cette huile de joie adoucissante et grasse et sans que personne les remarquât, un soleil de printemps – et des rougeurs crépusculaires – et des guirlandes de fleurs – et un demi-monde de boutons en plein épanouissement ! Et comment te comportais-tu dans ces tourbillons brûlants du plaisir ? – Tu agitais ta queue de poisson (ta raison) et te prescrivais ainsi une voie droite à travers les vagues. Car il en aurait suffi de moitié pour arracher un autre pasteur à sa chambre de travail : mais ce qui rendait le nôtre heureux, c’était justement la colline-frontière de la modération sur laquelle il restait comme enraciné et du haut de laquelle il contemplait ce que mille autres gâchent par leur faute. Face aux fenêtres du château, il était encore en état de compter que le mot « Amen » se présente cent trente fois dans la Bible. Bien plus, il annexa à son ancien laboratoire d’érudition un nouveau four chimique : il voulait écrire à Nuremberg et à Bayreuth aux frères Senfti pour leur proposer sa plume, aussi bien pour les conseils pratiques qui sont au verso de leurs calendriers que pour les textes séparés qui sont au recto sous chaque gravure de mois parce qu’il avait décidé de réformer la mentalité des hommes du commun...

Et comme il avait moins à faire en tant que pasteur et pouvait faire suivre le jour sacré du repos paroissial de six jours de création littéraire : il voulait (à commencer par ses semaines de carnaval) enfoncer sa charrue dans l’histoire locale encore en jachère de Hukelum et la faire suivre du semoir mécanique...

C’est ainsi que ses minutes ne roulent que sur les roues de la Fortune à travers les douze jours qui représentent le chemin céleste scintillant, semé comme d’une mosaïque d’étoiles de bonheur (au lieu de soleils de bonheur) qui mène au troisième ciel du treizième, c’est-à-dire au...

 

 

 

 

NEUVIÈME FICHIER

 

OU À LA NOCE.

 

LÈVE-TOI, beau jour de l’Ascension et des noces et réjouis nos lecteurs ! Orne-toi des plus beaux joyaux, de la fiancée dont l’âme est aussi pure et brillante que son enveloppe, de même que simultanément brillent et ornent la perle et la nacre ! – Et ainsi tous nos lecteurs dépassent, à la suite de notre favori, l’espalier en fleurs dont la haie de fruits le séparait jusqu’ici de son Éden !

Le 9 mai 1793, à trois heures du matin, tel un rayon de lumière, un clair vacarme de cor de postillon à travers la nuit de mai grise et rouge : deux cors au milieu d’une seule trompette, comme deux points d’interrogation flanquant un point d’exclamation surgirent d’une maison où habitait et soufflait seulement un pénitent (et non le confesseur) : en effet le pénitent avait fêté hier cette noce que le pasteur des âmes avait projetée pour aujourd’hui. Ce joyeux cri d’appeau fit sortir le pasteur de son large lit – et le caniche de dessous, car il avait déjà été depuis quelques semaines expulsé de la couverture brillante et toute fraîche lavée – et de si bonne heure que dans le reflet du ciel de lit dans lequel il observait jusqu’ici chaque matin son petit visage rubicond et sa lingerie de nuit, tout lui apparut sombre et brouillé.

Je l’avoue, la chambre nouvellement badigeonnée et un reflet de l’aurore sur le mur rendaient la pièce suffisamment claire pour qu’il pût voir luire ses boucles de culottes. Là-dessus il éveilla doucement sa mère – les invités devaient rester encore longtemps dans les plumes – et celle-ci avait à réveiller la cuisinière de la ville qui avait été empruntée pour quelques jours de même que plusieurs meubles nuptiaux appartenant également à la ville. Il frappa vainement à deux portes sans recevoir de réponse car tout le monde était déjà en bas près du foyer et cuisait et attisait et rangeait.

Oh ! comme c’est réconfortant de voir le jour de printemps déposer peu à peu son voile de nonne et la terre s’éclairer comme au matin d’une résurrection ! – La colonne mercurielle du baromètre, la colonne de feu conductrice des prophètes du temps, repose ferme au-dessus de l’arche d’alliance de Fixlein. – Quittant la rouge aurore, le soleil s’élève pur et frais dans l’azur matinal. – Au milieu des nuages, les hirondelles filent et se croisent à travers l’air vibrant... Oh ! le bon génie du beau temps, qui mérite plusieurs temples et plusieurs fêtes (parce que sans lui nous n’aurons pas de fêtes du tout), soulevait en quelque sorte un ciel d’une pureté éthérée et d’un tendre azur hors de la claire fontaine de l’atmosphère lunaire et le laissait retomber avec ses ailes de papillon bleutées – comme si c’était un lundi gras brillant sous le soleil dans les frémissements voluptueux vers l’étroit espace de la terre que contemplent maintenant nos imaginations enflammées... Et sur ce clair espace de printemps se tiennent, dans les fleurs sur lesquelles les arbres font pleuvoir des pétales au lieu de feuilles, une fiancée et un fiancé... Heureux homme ! comment pourrais-je te peindre sans multiplier les soupirs de nostalgie dans les belles âmes ?

Mais doucement ! Nous n’allons pas encore vider la coupe enchantée de la fantaisie à six heures du matin mais rester à jeun jusqu’au soir !

De bonne heure, alors que sonnait l’heure de la prière, le fiancé sortit dans le cimetière parce que le vacarme des préparatifs troublait sa muette oraison, cimetière qui (comme en maint village) formait avec l’église comme sa cour et sa maison presbytériales. C’est là, sur l’herbe humide où, sur les fleurs encore fermées, le mur du cimetière jetait de larges ombres, que son âme se rafraîchit après les rêves brûlants de la terre ; ici, où la blanche dalle funéraire de son maître lui apparaissait comme la porte fermée sur le temple de Janus de la vie, ou comme le mur des pluies de la dernière demeure tourné du côté d’où viennent les tempêtes de l’existence, là où la petite porte de fer fixée à la croix grillagée de son père découvrait les inscriptions funèbres et l’année de sa mort et toutes les exhortations à de graves méditations qui avaient été gravées dessus à l’eau-forte – là, dis-je, il devint plus attendri et plus grave que ne le sont d’autres hommes en pareil jour, s’acquitta par cœur de sa prière du matin qu’il lisait d’habitude, et pria Dieu de le bénir dans son sacerdoce, de prolonger la vie de sa mère et de favoriser son projet d’aujourd’hui. – Ensuite il remonta par-dessus les tombes vers le petit jardin fleuri qu’il avait planté sans barrières dans un coin et, tranquillisé et confiant dans la protection divine, il enfonça plus profondément dans la terre meuble les tuteurs de ses tulipes.

Mais lorsqu’il rentra à la maison, tout y baignait dans les cris de cloches et la musique de la joie nuptiale. –Tous les invités de la noce avaient ôté leurs bonnets de nuit et buvaient ferme – on bavardait, on se coiffait, on cuisinait, – des services à thé, des services à café et des services à bière chaude venaient les uns derrière les autres et des assiettes creuses pleines de gâteaux de mariage en formaient l’accompagnement. – On entendait du fond de la maison d’école le maître qui avec trois garçons répétait un air dont il voulait faire la surprise à son supérieur après l’heure de chant. – Mais ensuite tous les bras de ces fleuves de joie écumants se mêlèrent lorsque la reine du ciel ornée de cœurs et de fleurs artificielles, la fiancée, descendit sur la terre, rayonnant d’une joie timide, d’un amour humble et frémissant – quand les cloches se mirent en branle – quand la colonne se mit en marche – quand le village se rassembla plus tôt encore – quand l’orgue, la paroisse, le confrère qui devait le marier et les moineaux frappèrent toujours plus haut sur la timbale militaire de la joyeuse fête... Notre fiancé chantant crut que son cœur allait bondir de joie hors de son gilet « du fait que tout allât si bien et si magnifiquement le jour de ses noces ». – Ce ne fut que pendant la bénédiction nuptiale qu’il fut tant soit peu capable de prier.

Mais tout s’aggrava et devint bien plus bruyant pendant le repas lorsque les pâtés et les massepains furent ouverts – lorsque les verres et les bouteilles de mousseux débouchées (sous la serviette pour ne pas effrayer les invités) firent le tour de la table – et lorsque les invités se levèrent et firent eux-mêmes le tour au pas puis en dansant – car il y avait de la musique instrumentale.

Chaque minute passait à la suivante le saupoudroir à sucre et la cantine de la joie, – les invités entendaient et voyaient toujours moins et les paroissiens commençaient à en voir et à en entendre toujours davantage ; vers le soir ils franchirent la porte ouverte du presbytère – bien plus, deux garnements osèrent même, au milieu de la cour pastorale, se balancer sur une planche posée en travers d’une poutre. – Le brouillard rougeoyant du soleil couchant entourait au-dehors la terre, l’étoile du soir scintillait au-dessus de la cour du presbytère et du cimetière sans que personne y prêtât attention. Cependant, vers les neuf heures – quand déjà les invités de la noce oubliaient les mariés et continuaient à boire ou à danser seuls, quand ces pauvres hommes dans ce rayon de soleil du destin, comme les poissons dans l’autre, sortirent de leur élément humide et froid pour gober des mouches au-dehors et quand le jeune marié, sous cette étoile de bonheur et d’amour qui comme une comète jetait une longue queue à travers son ciel, eut pressé en secret sa poitrine remplie de toutes les coupes de joie qu’il avait vidées contre celles de sa fiancée et de sa mère – alors il verrouilla à la dérobée un morceau du pain des noces dans un placard, dans la vieille espérance superstitieuse que ce reste garantirait du pain pour toute la durée de leur union. Lorsqu’il revint avec un amour encore plus grand pour l’éternelle compagne de sa vie, celle-ci venait à sa rencontre avec sa mère pour lui donner seule, selon l’antique coutume, la robe de chambre et la chemise de la nuit de noces. Maints visages pâlissent lors d’un attendrissement violent, même joyeux : sous le soleil du bonheur le visage de Thiennette reposait comme un visage de cire sur cette blancheur de cire. Ô ! ne tombe jamais, lis du ciel, et que quatre printemps au lieu de quatre saisons ouvrent et ferment les calices de tes fleurs au rythme du soleil ! – Tous les bras de polype de l’âme de Fixlein qui flottaient sur cette mer de joie tressaillirent, entourant le cœur tendre et chaud de la bien-aimée et l’attirant fermement et tendrement enlacé dans le sien...

Il la conduisit hors de l’atmosphère lourde de la salle de danse dans le soir rafraîchissant. Pourquoi le soir, la nuit mettent-ils dans notre cœur un amour plus ardent ? Est-ce l’impression nocturne de dénuement ou la séparation exaltante de la cohue de la vie, le monde qui s’enveloppe de voiles et dans lequel il ne reste plus rien à l’âme que des âmes, est-ce pour cela que les lettres qui forment dans notre cœur le nom aimé se mettent à luire pendant la nuit comme une écriture phosphorescente, tandis que pendant le jour elles se contentent de fumer comme une nuageuse esquisse ?

Il conduisit sa jeune épouse au jardin du château, où les aimables fleurs de sa jeunesse avaient été comprimées jusqu’à l’écrasement ; son âme s’ouvrit toute grande, respirant dans le jardin grand ouvert, où le destin avait jeté la première semence du parterre de fleurs de son existence. Calme Éden ! Pénombre verte, tremblante de fleurs ! – La lune repose sous la terre comme une morte ; mais de l’autre côté du jardin, des nuages du soir se sont dégagés du soleil comme des pétales de rose et l’étoile du soir, ce garçon d’honneur du soleil, plane comme un papillon brillant au-dessus de cette lueur rosée et, modeste comme une fiancée, ne ravit la lueur d’aucune petite étoile. Les deux époux arrivèrent à la vieille cabane de jardinier qui, fermée et muette, se dressait dans le jardin lumineux comme un morceau de passé au milieu du présent. Des branchages dénudés s’entrecroisaient avec de petites feuilles grasses à demi déployées au-dessus du feuillage touffu et emmêlé des arbustes. – Le printemps vainqueur se dressait près de l’hiver gisant à ses pieds. – Dans l’étang bleu que ne tachait plus le sang se creusait le sombre ciel du soir et les eaux arrosaient en bruissant les parterres. – Les étincelles argentées des étoiles bondissaient sur l’autel de l’orient puis s’éteignant tombaient dans la mer rouge du soir.

Le vent faisait frémir plus haut ses ailes comme un oiseau de nuit à travers les arbres et faisait chanter la tonnelle d’acacias, et ces chants appelaient ainsi les êtres qui un jour avaient été heureux sous son abri : « Entre, nouveau couple humain, et pense à ce qui est passé et à mes fleurs fanées et aux tiennes qui faneront bientôt ; sois saint comme l’éternité et ne pleure pas seulement de joie mais aussi de reconnaissance ! » – Et l’époux pleurant entraîna l’épouse pleurante sous les fleurs et déposa son âme comme une fleur sur le cœur de la jeune femme et dit : « Bien chère Thiennette, je suis indiciblement heureux, je voudrais dire bien des choses et je ne puis. – Ah ! ma chère, nous allons vivre ensemble comme des anges, comme des enfants. – En vérité, je veux tout faire pour te rendre heureuse ; il y a deux ans je ne possédais rien, rien du tout ; mais grâce à toi, ma chère, je suis heureux. – Je te dis maintenant « tu », « tu », toi, ma chère âme ! » – Elle l’attira plus étroitement contre elle et dit, sans l’embrasser encore : « Dites-moi donc « tu », mon bien-aimé ! »

Et lorsque, sortant de la sainte tonnelle, ils réapparurent dans l’obscurité magique du jardin, il ôta son chapeau, d’abord pour rendre intérieurement grâces à Dieu et ensuite parce qu’il voulait contempler le ciel d’une inexprimable beauté.

Ils arrivèrent devant la maison nuptiale, bruyante et illuminée ; mais leurs cœurs attendris recherchaient le calme et le plus léger contact étranger troublait, comme c’est le cas pour les fleurs du vin, l’union florale de leurs âmes : ils préférèrent faire demi-tour et remontèrent vers le cimetière pour conserver intact leur attendrissement. Sur les tombes et les tumulus la nuit immense se dressait devant leur cœur et le rendait lui-même aussi immense qu’elle. Au-dessus de l’obélisque blanc du clocher le ciel reposait plus bleu et plus sombre et derrière lui flottait la cime desséchée de l’arbre de mai avec son drapeau décoloré. À ce moment le fils aperçut la tombe de son père, sur laquelle le vent ouvrait et claquait en grinçant la petite porte de la croix métallique, y découvrant l’année de sa mort gravée sur le cuivre. – Une brûlante mélancolie s’empara au milieu de violents torrents de larmes de son cœur déchiré et le poussa au pied du tertre croulant et il conduisit sa jeune épouse devant la tombe et dit : « C’en ici qu’il dort, mon bon père ! – Il partit d’ici pour l’éternel repos dès sa trente-deuxième année. – Ô cher et bon père, si seulement tu pouvais voir aujourd’hui comme ma mère la joie de ton fils. – Mais hélas, mon cher père, tes orbites sont vides et ta poitrine remplie de cendres et tu ne peux nous voir. » – Il se tut. – La fiancée oppressée pleurait tout haut, elle crut voir s’ouvrir les cercueils de ses parents et les deux morts se dresser et chercher des yeux leur fille qui rentrait sur cette terre, abandonnée par eux depuis si longtemps. – Elle se précipita sur le cœur de son fiancé et balbutia : « Ô mon cher, je n’ai ni père ni mère, ne m’abandonne jamais. »

Ô toi qui as encore un père ou une mère, remercies-en Dieu le jour où ton âme est pleine de larmes de joie et réclame une poitrine sur laquelle elle puisse les verser... Et avec cette noble étreinte près de la tombe d’un père que soit clos pieusement ce jour de joie !

 

 

 

 

DIXIÈME FICHIER

 

LA SAINT-THOMAS ET L’ANNIVERSAIRE.

 

L’AUTEUR est pour l’essaim de ses lecteurs une sorte d’apiculteur et pour l’amour de ses abeilles il répartit la flore qu’il cultive pour elles entre les différentes saisons, accélère ici, retarde là la floraison de maintes fleurs afin qu’il y en ait pour embaumer chaque chapitre.

La déesse de l’amour et l’ange de la paix conduisirent le couple sur des sentiers de montagne qui traversaient de grasses prairies – à travers le printemps, et sur de petits chemins cachés dans de hauts champs de blé – à travers l’été – et l’automne dissémina sous leurs pas ses feuilles veinées de marbre, tandis qu’ils marchaient vers l’hiver. Et c’est ainsi qu’ils parvinrent devant la porte sombre et basse de l’hiver, pleins de vie, pleins d’amour, sûrs de l’avenir, contents, bien portants et bien roses.

Le jour de la Saint-Thomas était à la fois l’anniversaire de l’hiver et celui de Thiennette. Nous allons, juste au moment où les chants cessent à l’église toute proche (il est neuf heures et quart), jeter un regard par la fenêtre du presbytère. – Il n’y a personne que la vieille mère qui, depuis que son fils l’a mise à la retraite et au repos, casse sa journée à courir dans toute la maison, à frotter, à repasser, à récurer et à essuyer ; – tous les pieds de chaise, tous les clous de laiton de la table habillée de toile cirée reluisent ; – comme dans tous les ménages sans enfants tout est suspendu à sa place, les brosses, le tue-mouches et le calendrier ; – les sièges ont été répartis par la police de la chambre dans leur coin traditionnel ; – une quenouille de lin entourée du diadème ou de l’écharpe d’un ruban bleu pâle se dresse près du lit de chevalier parce qu’on pourra filer aujourd’hui, dans ce demi-jour de fête ; – les bandes de papier de la largeur d’un ruban sur lesquelles on établit les grandes lignes du prêche reposent toutes blanches à côté des prêches entièrement taillés eux-mêmes, c’est-à-dire à côté des cahiers in-octavo qui servent à cet usage, car le pasteur et sa table de travail ont été descendus, en raison du froid, du bureau dans la pièce à tout faire ; son gros manchon pansu pend à côté de la robe de chambre de ses noces impeccable – la seule chose dont nous regrettions l’absence dans cette pièce c’est Elle et Lui. – Car aujourd’hui il lui tenait un sermon spécial pour ce simple office des apôtres, afin que sa mère pût sans témoins préparer les réserves de boulangerie et toute la voiture de gâteaux de l’anniversaire et poser sur la table sans qu’on la vît le plus beau service et le confit. Le pasteur des âmes ne considéra pas comme un péché d’exhorter, de redresser et de menacer ses paroissiens jusqu’à ce que la soupe fumât dans les assiettes. Ensuite il conduisit la nouvelle-née à la maison et la plaça sans crier gare devant l’autel avec ses offrandes de victuailles, devant un cul-de-lampe sucré en tarte de pain sur laquelle son nom avait été confectionné en véritable gothique à l’aide de lettres comestibles en amandes. Dans l’arrière-plan du temps et de la chambre je cache cependant encore deux bouteilles de pontak. – Comme tes joues eurent vite fait de mûrir aux rayons de la joie, Thiennette, quand ton seigneur et maître te dit solennellement : « C’est aujourd’hui ton anniversaire ; que le Seigneur te bénisse et t’ait en sa sainte garde et fasse rayonner sa face sur toi et t’accorde en particulier pour la joie de ta belle-mère et de ton mari un accouchement heureux et joyeux. Amen ! » – Et comme Thiennette voyait que la vieille femme avait tout cuisiné et servi elle-même, elle lui sauta au cou comme si ç’avait été sa propre mère.

L’attendrissement dompte l’appétit. Mais l’estomac de Fixlein était si robuste que son cœur non plus qu’aucune sorte de mouvement ne pouvait dominer ses mouvements péristaltiques. La boisson est le suc articulaire de la langue, de même que la nourriture est son frein. Mais il ne versa pas à boire avant d’avoir bien mangé et bien parlé. Ensuite il ôta la bonde de liège de la bouteille et laissa le vivier spiritueux s’écouler. La dolente mère d’un être encore enveloppé dans sa propre vie attachait dans un attendrissement embarrassé ses yeux reconnaissants uniquement sur la vieille femme et eut à peine le courage de le disputer d’avoir envoyé à cause d’elle un commissionnaire chez le marchand de vins de la ville. Il prit dans chacune de ses mains un verre pour chacune des deux femmes qu’il aimait, en tendit un à sa femme, l’autre à sa mère et dit : « À ta longue, longue vie, Thiennette ! – Et à ta bonne santé, maman ! Et à une bien heureuse naissance de notre petit, si Dieu m’en accorde un ! » – « Mon fils, dit la jardinière d’art, c’est surtout à ta longue vie que nous devons boire car c’est toi qui nous entretiens tous. – Que Dieu t’accorde de vivre vieux ! » ajouta-t-elle le cœur serré et ses yeux trahirent son cœur.

Je n’ai jamais une idée plus nette de la frivolité sans bornes du sexe féminin qu’à l’époque où la femme porte sous son cœur l’ange de la mort et pourtant, au cours de ces neuf mois pleins d’annonces de deuil, n’a pas de souci plus grave que de penser au futur parrain de son enfant et au repas de baptême. Mais toi, Thiennette, tu avais de plus nobles pensées, encore que tu eusses aussi celles-ci. – Le favori encore invisible de ton cœur reposait devant tes yeux comme ces petits anges figurés sur les tombes et désignait toujours de sa petite main l’année de ta mort ; tous les matins et tous les soirs tu songeais, avec une certitude de mourir dont je ne connais pas encore les raisons, que la terre est une sombre galerie minière où le sang humain, comme une stalactite, forme en tombant goutte à goutte diverses figures qui scintillent si fugitivement et fondent si tôt ! – Et c’était justement pourquoi tes larmes jaillissaient sans arrêt de tes doux yeux et trahissaient tes pensées anxieuses au sujet de ton enfant ; mais tu rattrapas le triste trop-plein de ton cœur par l’étreinte dans laquelle tu te serras avec un retour de flamme amoureuse contre ton époux en lui disant : « Que les choses aillent comme elles veulent, que la volonté de Dieu soit faite si seulement toi et mon enfant restez en vie – mais je sais bien que tu m’aimes autant que je t’aime, mon bien-aimé. » Pose ta main bénissante sur elle, mère ; et toi, destin bienveillant, ne retire jamais d’eux la tienne !

Certes je suis plein d’attendrissement et de souhaits de bonheur devant le baiser de deux amies ou l’étreinte de deux vertueux amants, et du feu de leurs autels volent vers moi quelques étincelles ; mais qu’est-ce que cette chaleur à côté du bouleversement sympathique qui se produit en moi quand je vois deux êtres ployés sous un même fardeau, liés pour les mêmes devoirs, enflammés par le même souci pour les mêmes petits chéris, se presser mutuellement sur leur cœur débordant en une heure de bonheur ? Et quand de plus ce sont deux êtres qui portent déjà la traîne de deuil de la vie, à savoir la vieillesse, dont les cheveux et les joues sont déjà sans couleur et les yeux sans flamme et dont mille épines ont sculpté le visage en image de la souffrance, quand de tels êtres s’étreignent de leurs vieux bras fatigués et si près de la pente de leurs tombes, se disent ou pensent : « Tout est mort de ce que nous avions, à l’exception de notre amour – Ô ! Nous avons longtemps vécu et souffert ensemble et maintenant nous allons donner ensemble la main à la mort et nous laisser emmener l’un avec l’autre ! » – C’est ainsi que tout crie en nous : Ô Amour ! Ton étincelle est plus forte que le temps, elle ne s’alimente ni de la joie ni des joues de roses, elle ne s’éteint ni sous mille larmes ni sous la neige de la vieillesse ni sous la cendre de ton bien-aimé. Elle ne s’éteint jamais ; et toi, Dieu bon, s’il n’existait pas d’amour éternel, il n’existerait pas d’amour du tout !...

Il sera plus aisé au pasteur qu’à moi de se frayer le passage qui mène du cœur à l’estomac. Il soumit maintenant à Thiennette – dont la voix se rasséréna aussitôt – tandis que son œil se mettait à briller de plus en plus à chaque parole – son projet d’utiliser les gelées et de tuer à la maison tout ce qu’ils avaient : « Le cochon ne peut qu’à peine se tenir debout », dit-il, entraîna l’assentiment des femmes, fixa l’arrivée du boucher, le jour et le nombre des plats d’abats : il discuta de tout avec la même minutie dont fait preuve la corporation des guerriers (qui pose à une humanité surpeuplée le trocart, c’est-à-dire le glaive de Mars) la veille du jour où elle se prépare à envoyer une province à l’amphithéâtre et à l’abattoir.

Là-dessus il commença à agir et à parler, tout joyeux du début de l’hiver qui avait commencé le jour même à huit heures vingt-deux minutes : « Parce que cela commence à sentir diablement le printemps et qu’on n’aura pas besoin de brûler autant de chandelle demain qu’aujourd’hui. » À la vérité, sa mère l’attaqua avec la panoplie de ses cinq sens ; mais il lui présenta les tableaux astronomiques et lui prouva que l’allongement des jours était aussi indéniable qu’imperceptible. Enfin il demanda (ce qui n’est pourtant pas la coutume des gens en fonction et des époux) si les femmes le comprenaient ou non et les informa en ces termes juridico-théologiques : « Cette après-midi (je ne remettrai plus cela à demain), je solliciterai du vénérable consistoire qui a le « jus circa sacra » une nouvelle boule pour le clocher, d’autant plus que j’espère recevoir de notre paroisse d’ici le printemps une généreuse offrande. » – « Et si Dieu nous accorde de vivre le printemps (continua-t-il du ton le plus joyeux) et si tu accouches heureusement : alors je pourrai tout disposer de telle sorte que la boule soit posée exactement le jour où tu fêteras tes relevailles à l’église, ma vieille ! »

Cela dit, il éloigna légèrement sa chaise de la table à dessert et de nuit et passa son après-midi à rédiger la demande pour la boule du clocher. Comme il lui restait encore un peu de temps jusqu’à la tombée de la nuit, il mit sur le métier son nouvel « opus » érudit. Il restait en effet à Hukelum dans la neige du dehors un vieux château de chevaliers pillards qu’il avait visité tous les jours d’automne, tel un « revenant », pour le toiser, le silhouetter iconographiquement, dessiner sur le papier chaque barre de fenêtre et chaque crépi encore subsistant avec la plus grande exactitude. Il espérait ne pas être trop ambitieux si, au moyen de quelques croquis des murs moins verticaux qu’horizontaux, il pensait mettre à sa « Correspondance architectonique de deux amis sur le château des chevaliers pillards d’Hukelum », ce poli et ce fini qui désarment les critiques. Car il n’avait à l’égard des tribunaux d’empire de la critique rien de ce mépris que quelques auteurs manifestent en réalité – ou affectent – comme c’est mon cas par exemple. De ce « Louvre » pillard en ruine poussaient à ses yeux plus de fleurs de joie peut-être autrefois pour le propriétaire du château quand ce dernier était encore debout.

À ma connaissance c’est encore une anecdote inconnue que personne d’autre ne porte la responsabilité de tout cela que Buesching. Fixlein furetait peu de temps auparavant dans le caveau où l’on conservait les lettres de l’église quand il y trouva un écrit dans lequel le géographe priait qu’on lui fît parvenir des monographies de villages. – À la vérité Buesching ne récolta rien – et c’est pourquoi effectivement tout Hukelum attend encore sa géographie ; mais cette maudite lettre alluma dans le cœur de Fixlein la persistante fièvre printanière de la gloriole, de telle sorte que son cœur battant ne pouvait désormais se calmer et se contenir qu’avec l’ordonnance médicale d’une critique. Il en est du prurit d’écrire comme de l’amour : on peut des décades durant désirer et se passer en même temps des deux choses ; mais une fois que la première étincelle en est tombée dans la poudrière, l’incendie continue jusqu’au bout.

C’est seulement en raison du début de l’hiver qu’on avait dû faire chauffer aujourd’hui spécialement une chambre, ce qu’il aimait plus qu’on ne pensait, à l’égal des manchons et des bonnets d’ourson. Le crépuscule, ce beau « chiaroscuro » du jour, cet avant-plan coloré de la nuit, il le prolongea autant que possible pour y étudier en vue de Noël ; et pourtant sa femme pouvait se risquer sans scrupules à lui tendre une cuillerée de vinaigre de bière tandis qu’il allait de long en large avec son sac de semeur rempli des germes de la parole divine pendu autour du cou, afin qu’il le goûtât et décidât si on devait le décanter de la mère de vinaigre. N’allait-il pas (quoiqu’il préférât les harengs à laitance) jusqu’à faire retirer chaque fois de la tonne un hareng à œufs simplement pour faire plaisir à la femme aimée ?

Et maintenant venait la lumière ; et comme justement l’hiver commençait sur les vitres sa peinture sur verre, ses tableaux de fleurs de glace et son feuillé hivernal, le pasteur vit qu’il était temps de lire quelque chose de froid, ce qu’il nommait sa cuisine froide, c’est-à-dire la description d’un pays terriblement froid. À cette époque c’était l’histoire d’hiver des quatre matelots russes de la Nouvelle Zemble. En ce qui me concerne, lorsque le violent zéphyr gonfle les calices des fleurs, j’attache les cartes et les croquis de pays méditerranéens et orientaux (en tant que nouveaux paysages) à ceux dans lesquels je me trouve. Et pourtant il prit encore le jour même la chronique municipale de Flachsenfingen et au milieu des coups de feu, des pestes, des famines, des comètes à longues écharpes et du bruissement de tous les fleuves d’enfer de la guerre de Trente Ans, il tendait une oreille vers la cuisine où l’on hachait la salade de choux pour son rôti de canard.

Bonne nuit, mon vieux ! je suis épuisé. Que le ciel favorable t’accorde en cette année 1794, lorsque la terre promènera ses hommes comme de précieuses chenilles nocturnes sur les feuilles, une nouvelle boule de clocher et par surcroît un gros garçon bien constitué !

 

 

 

 

ONZIÈME FICHIER

 

PRINTEMPS. – INVESTITURE ET ACCOUCHEMENT.

 

JE viens de me réveiller d’un rêve merveilleux ; mais le fichier précédent le rend naturel. Voici ce que je rêvai : « Tout verdoyait, tout embaumait – je regardais vers une boule de clocher scintillant sous le soleil, appuyé sur le rebord de la fenêtre d’un petit pavillon de jardin blanc, les paupières pleines de pollen, les épaules couvertes de fleurs de cerisier ténues, les oreilles pleines du bourdonnement des ruches voisines. – Là-dessus s’avançait lentement entre les parterres le pasteur de Hukelum, il montait dans le pavillon et me disait solennellement : honoré Monsieur, ma femme vient d’accoucher d’un petit garçon et je me permets de vous prier d’opérer sur lui la sainte œuvre, lorsqu’il sera recueilli dans le sein de l’Église. »

Je bondis tout naturellement et – le pasteur Fixlein se trouvait encore en chair et en os au chevet de mon lit et me priait d’être parrain ; car Thiennette avait accouché cette nuit même à une heure. La naissance s’était passée aussi bien que dans une maternité parce que le père avait pensé depuis quelques mois déjà à se procurer ce qu’on appelle la « pierre d’aigle » et à aider ainsi la naissance ; car cette pierre accomplit à sa manière tout ce qu’arrache aux femmes en travail qui le mettent sur leur tête le bonnet de ce vieux Minorite de Naples dont Gorani nous parle...

Je pourrais encore mener plus longtemps le lecteur par le bout du nez ; mais je lui cède volontiers et lui révèle toute l’affaire.

De mémoire d’homme, la nature n’a jamais fabriqué un début de mai comme celui de la présente année : car nous ne sommes que le quinze. – Des gens perspicaces ne pouvaient faire autrement depuis des siècles que de s’énerver chaque année du fait que les troubadours allemands faisaient des chansons de mai alors que d’autres mois auraient mérité bien mieux une sérénade poétique ; et je suis souvent allé jusqu’à prendre le langage des dames de la halle et au lieu de « Beurre de mai » je disais « Beurre de juin » et de même « chants de juin, de mars ou d’avril ». – Mais toi, actuel mois de mai, tu mérites d’un seul coup tous les chants consacrés à tous tes rudes homonymes ! – Par le ciel ! quand de cette tonnelle d’acacias du jardin du château, plongée dans une agréable pénombre, tonnelle dans laquelle j’écris ce chapitre, je sors dans le grand jour vivant et lève les yeux vers le ciel réchauffant et sur sa terre qui sourd sous lui, le printemps s’ouvre devant moi comme un grand orage vigoureux avec un éclat bleu et vert. Je vois le soleil baignant dans les roses du ciel du soir dans lesquelles il jette le pinceau de rayons dont il a aujourd’hui peint la terre. – Et si je regarde un peu de-ci de-là dans son exposition de tableaux, sa peinture émaillée est encore brûlante sur les montagnes, sur la chaux humide de la terre humide sèchent les fleurs gorgées de sève colorée et le long des ruisseaux clignotent les myosotis avec leurs teintes de miniatures ; – sous le vernis des fleuves ce peintre a serti son propre œil et, comme un artiste décorateur, s’est contenté de dessiner les nuages à grands contours et en couleurs plates ; et c’est ainsi qu’il se tient au bord de la terre et regarde son grand printemps qui s’étend devant lui, dont les draperies sont les vallées, le bouquet de corsage les jardins et la rougeur un soir de printemps et qui, lorsqu’il se dressera, deviendra – l’été.

Mais continuons ! En chaque printemps – et à plus forte raison en un printemps semblable – je vais à pied à la rencontre des oiseaux migrateurs et je dissipe en voyageant les résidus hypocondriaques de l’hiver. Mais je ne crois pas que j’eusse jamais eu l’occasion de contempler la boule du clocher de Hukelum qui devait être descendue dans quelques jours, à plus forte raison les paroissiens du village, si je n’avais pas rendu visite au superintendant et conseiller consistorial de Flachsenfingen. C’est chez lui que je recueillis mes renseignements sur le curriculum de Fixlein – chaque candidat devant déposer le sien au consistoire – et sa supplique encore plus folle au sujet du couronnement du clocher. Je vis avec plaisir comment notre type claquait du bec et pataugeait dans la mare aux canards et dans le bain de lait de l’existence – et je formai le projet d’un voyage jusqu’à ses rives. – Il est bizarre, c’est-à-dire humain, que nous désirions et vantions des hommes ou des livres originaux d’un bout à l’autre de l’année : mais dès que nous les voyons et les tenons, ils nous mettent en colère – ils doivent nous convenir et nous plaire sans restrictions comme si cela pouvait représenter une autre originalité que la nôtre.

C’était le samedi trois mai que le superintendant, le « senior capituli », quelques conseillers laïques et moi-même, nous mîmes en route, montâmes en voiture et nous fîmes véhiculer jusque devant la porte du presbytère. L’affaire était la suivante : il n’était pas encore investi et c’est demain qu’il devait l’être. Je ne pensais pas, tandis que nous longions l’espalier blanc du jardin du château, que j’écrirais là une nouvelle petite œuvre.

Je vois encore le pasteur dans sa perruque monumentale bondir jusqu’à la portière des voitures et nous en extirper – si souriant – si obligeant – aussi vain qu’attentif à la cargaison déchargée. – Il semblait n’avoir jamais mis sur son visage le voile de la douleur pendant le voyage de sa vie et Thiennette semblait n’avoir jamais relevé le sien. Comme tout était gentil, orné et poli dans la maison ! Et pourtant si calme, sans le maudit tocsin des cloches à domestiques et ces stupides tambours de basque des allées et venues dans l’escalier ! – Tandis que ces messieurs s’asseyaient dignement dans la chambre du haut, je me promenais selon mon habitude comme une odeur dans toute la maison et mon chemin me conduisit à travers la chambre à tout faire, à travers la cuisine et finalement dans le cimetière qui entourait la maison. Bon samedi, je veux dessiner tes heures, aussi bien que je le puis, avec le noir bitumé de l’encre sur les cadrans des âmes étrangères ! – Dans la pièce à tout faire je pris sur le bureau un livre doré aux coins portant le titre : « Discours sacrés de Fixlein, Première série » –et comme je voulais regarder le lieu d’édition, je m’aperçus que les discours sacrés étaient manuscrits. Je tâtai les plumes d’oie et plongeai une plume dans la noirceur nigérienne de l’encre – et je trouvai que tout était en ordre parfait : chez les lettrés butinant de-ci de-là qui n’ont qu’un département des Affaires Étrangères et aucun pour l’Intérieur, à part quelques autres choses rien n’est plus mauvais que les plumes et l’encre. J’y trouvai aussi une plaque de cuivre sur laquelle j’aurai à revenir.

Dans la cuisine, qui n’est pas plus indispensable pour écrire un roman anglais que pour jouer un roman allemand, je pus me mettre près de Thiennette et l’aider à attiser le feu et regarder en même temps son visage et le feu de la cuisine. Quoiqu’elle fût mariée et à l’époque où les roses blanches des joues commencent à rougir, ce en quoi on peut appliquer aux jeunes filles une comparaison à voir en note 28 et quoique le bois du rôti projetât sur son visage un fard menteur, je devinai pourtant combien elle était pâle d’habitude et l’attendrissement que m’inspirait son teint augmenta encore lorsque je pensai à son fardeau que la destinée ne lui a pas cette nuit tellement ôté que couché dans les bras et plus près de son cœur. En vérité il faut qu’un homme n’ait jamais réfléchi à la minute recouverte d’une éternité de la création du monde pour ne pas contempler avec un respect philosophique une femme dont une main voilée et immense tire du fil de la vie un second fil et qui renferme en elle le passage du néant à l’être, de l’éternité au temps, – mais il faut qu’un homme ait encore moins éprouvé ce sentiment pour que son âme ne s’incline pas plus profondément et avec un attendrissement plus grand devant une femme qui se trouve dans cet état où elle sacrifie davantage à un être inconnu et encore jamais vu que nous ne sacrifions jamais à des êtres connus, à savoir ses nuits, ses joies et souvent sa vie que devant tout un orchestre de nonnes chantant dans leur désert de Sahara ; et pire encore que les deux précédents est celui à qui sa propre mère n’inspire pas la vénération de toutes les autres.

« Il n’est pas bon pour toi, pauvre Thiennette (pensais-je), que des fêtes bruyantes s’entassent en ce moment où le calice amer de tes souffrances est plein à déborder. » Je pensais à l’investiture et à l’élévation de la boule. Ma qualité dont le lecteur trouvera le diplôme encarté dans les « Jours de poste canine » et qui est l’égale de celle qui fut la sienne l’excitait à me submerger de toute une foule de discours réservés, embarrassés et hésitants que je dispersais avec peine et qui sont communs à tous ceux qui se trouvent devant des gens d’une qualité supérieure ou inférieure, à laquelle ils appartenaient auparavant. Je ne pus prendre langue convenablement ni avec elle ni avec lui de tout le samedi et dimanche jusqu’à ce que ces messieurs soient partis. La vieille mère travaillait, forte et persistante comme des idées obscures mais sans se montrer. Nous nous expliquons cette attitude par une crainte superstitieuse de nous et en partie par un chagrin inexprimé qui montait en elle comme un nuage (vraisemblablement au sujet de l’accouchement de sa bru).

Pendant tout le dernier quart de la lune, je me promenais au cimetière, et j’apaisais mon imagination qui n’a que trop tendance à se servir pour peindre du brun tiré de momies pilées, non seulement par la contemplation de la rougeur du crépuscule mais aussi par la réflexion que notre œil et notre cœur se réconcilient bien facilement avec les décombres de la mort, réflexion que favorisaient le maître d’école qui rangeait en sifflant l’ossuaire pour le lendemain et la bonne du presbytère qui désherbait des tombes en chantant. Et pourquoi ne nous promettrions-nous pas cette accoutumance à toutes les formes du destin également à cet autre monde que sont notre nature et celui qui la conserve ? – Je feuilletai les pierres tombales et je pense encore maintenant que le superstitieux 29 qui attribue à ce genre de lecture la perte de la mémoire avait raison ; il est vrai qu’on oublie ainsi mille choses de cette terre...

Je dois maintenant liquider en peu de mots l’investiture qui eut lieu en ce dimanche dont l’évangile du Bon Pasteur convenait à cette solennité, parce que toutes les choses sublimes supportent mal l’éloquence. Mais j’aurai fait connaître le plus important quand j’aurai dit qu’on y but – au presbytère ; tapa sur les timbales – dans le chœur ; fit la lecture – le senior pour la nomination, le conseiller laïque pour l’ordonnance de ratification ; et prêcha – le conseiller consistorial qui prit par la main notre pasteur d’âmes et le présenta à la paroisse. Fixlein sentit qu’il sortait en grand-prêtre de l’église où il était entré en pasteur de village et n’eut pas le cœur de jurer une seule fois de toute la journée. Quand l’homme est traité avec solennité il se regarde lui-même comme un être supérieur et célèbre sa propre fête avec ferveur.

Ces rabbins en chef et vénérables de loges que sont les superintendants aiment habituellement que le pasteur préside déjà depuis plusieurs années aux destinées de la paroisse à laquelle ils ont à le présenter, de même que les premiers chrétiens aimaient à remettre leur ordination et investiture du christianisme, le baptême, au jour de leur mort ; – bien plus, je ne crois même pas que l’investiture perdrait de son utilité si elle était réservée pour le même jour que le jubilé sacerdotal, d’autant plus que l’utilité de ladite fête se résume entièrement dans ce que superintendants et conseillers festoient d’une part et empochent d’autre part. Ce n’est que vers le soir que nous fîmes tous deux connaissance. En effet les officiants de l’investiture et les acolytes de son ascension avaient passé toute la soirée à – respirer. Voici ce que je veux dire : étant donné que, d’après de très antiques croyances et de très récentes expériences, ces messieurs devaient savoir que l’air n’est que de l’eau décondensée et dissociée, il ne leur était pas difficile de deviner qu’inversement l’eau n’est autre qu’un air épaissi. Et boire du vin ne revient à rien d’autre qu’à respirer un air compressé et semé de quelques parfums. Or de nos jours des ecclésiastiques ne sauraient suffisamment respirer (de liquide) par la bouche, étant donné que leur genre de vie leur interdit la respiration par des pores plus étroits, respiration qu’Abernethy recommande si chaudement sous le nom de « bain d’air » ; et l’œsophage devrait-il représenter chez eux autre chose que le voisin mitoyen et de porte des bronches, l’harmonique, le rejeton jumeau de ces dernières ? – Mais je m’égare : je voulais rapporter que j’opinai ce soir-là en faveur de cette théorie mais que je n’employai pas comme ces derniers cet air ou éther pour rire bruyamment mais pour contempler silencieusement la vie. Je décochai même à mon compère quelques paroles qui trahissaient la crainte de Dieu, ce qu’il voulut prendre d’abord pour de la plaisanterie, étant donné qu’il savait que je suis un homme de cour et de qualité. Mais le miroir concave des brouillards vineux me présenta enfin les images de mon âme agrandies et incarnées sous forme d’esprits qui flottaient dans l’air. – La vie s’obscurcit pour moi jusqu’à se restreindre aux dimensions d’une rapide nuit de la Saint-Jean que nous traversons de notre faible lumière comme de rapides vers luisants. Je lui dis que, comme les pétales de la grande mauve, l’homme devrait selon les différentes heures de sa vie se diriger tantôt vers l’orient tantôt vers l’occident, tantôt, pendant la nuit, vers la terre et ses tombes, – je lui dis que la toute-puissance de Dieu nous poussait, nous et les siècles, vers les portes de la cité céleste de même que, d’après Euler, la résistance de l’éther conduit vers le soleil la terre qui tourne autour de lui, etc. À la suite de cet entremets il me tint pour le premier théologien de son temps et, s’il avait dû entreprendre une guerre, m’aurait demandé mon conseil, comme le faisaient pour les premiers théologiens de la Réforme les puissances autrefois belligérantes. Mais je ne me cache pas que ce que les pasteurs nomment « vanité de cette terre » est quelque chose de tout différent de ce que la philosophie appelle ainsi. Quand je lui eus révélé de surcroît que je n’avais pas honte d’être écrivain, mais que je décrivais telle ou telle existence, que Monsieur le Superintendant m’avait montré sa biographie et que j’étais en mesure d’en tirer quelque chose d’imprimé au cas où il voudrait bien m’aider en me fournissant telle ou telle couleur « naturelle » : alors ce fut seulement la soie de mes vêtements qui malheureusement n’isole pas seulement du feu électrique mais aussi d’un feu meilleur qui s’interposa comme grillage entre ses bras et moi ; car, comme la plupart des pauvres pasteurs de campagne, il n’était pas capable d’oublier la qualité de son interlocuteur ou d’amalgamer la sienne à la qualité supérieure. Il dit : « qu’il me serait respectueusement reconnaissant si je voulais bien faire mention de lui dans un imprimé ; mais il craignait que sa vie ne fût quelque chose de trop vulgaire et de trop mauvais pour être décrit ». Cependant il m’ouvrit le tiroir aux fichiers et me dit qu’il pensait m’avoir ainsi facilité mon travail.

Mais le principal, à ce qu’il espérait, était que ses « Errata », ses « Exercitationes » et ses « Lettres sur le château des chevaliers pillards » seraient mieux accueillis si je les faisais précéder de la biographie de leur auteur et que cela équivaudrait à ce que je les accompagnasse d’une préface.

Bref lorsque, le lundi, les autres messieurs partirent auréolés et comme poussés par la force de leurs vapeurs, je restai seul chez lui comme un dépôt – et j’y reste encore, c’est-à-dire du 5 mai 1794 jusqu’au 15 (que le lecteur veuille bien garder ouvert auprès de lui le calendrier de 1794) : – aujourd’hui c’est jeudi, demain c’est le seize et un vendredi et ce qu’on appelle la « kermesse aux épinards » et le hissage de boule de la tour que je me proposais d’attendre pour partir. Mais maintenant je ne pars plus, parce que dimanche prochain je dois sceller le contrat de baptême au nom de mon filleul en qualité d’agent baptismal. Celui qui m’a obéi et qui a son calendrier ouvert se représentera facilement pourquoi on a remis cela au dimanche : c’est que ce jour tombe le mémorable dimanche de « Cantate » qui a déjà une fois joué dans notre récit un rôle important à cause de ses sucs de ciguë affolants et narcotiques – mais qui ne joue de rôle aujourd’hui qu’à cause des belles fiançailles qu’on veut célébrer au bout de deux ans par un baptême.

À la vérité je ne suis pas en état – par manque de couleurs et de presses, – de reporter sur papier et de copier à la presse les douces chaînes de fleurs parfumées des quinze jours qui s’enroulent ici autour de ma dolente vie ; mais je peux tenter la chose en me limitant à un seul jour. Je sais bien que l’homme ne peut deviner ni ses joies ni ses souffrances ; encore moins peut-il les répéter dans la vie ou dans ses écrits.

L’heure noire du café a pour nous de l’or et du miel dans la bouche : ici, dans la fraîcheur du matin, nous sommes tous réunis, tenant des conversations d’un niveau simple afin que la dame du pasteur et la jardinière d’art puissent s’y mêler. Le service divin du matin à l’église, où souvent tout le peuple 30 assiste et chante, nous sépare. Au tintement des cloches je fais mon entrée avec mon écritoire satirique dans le jardin du château plein de chants d’oiseaux et je m’assieds dans la fraîche tonnelle d’acacias devant la petite table à deux pieds couverte de rosée. J’ai déjà sur moi, dans ma poche, les fichiers de Fixlein et je n’ai qu’à chercher et à prendre dans les siens ce qui convient aux miens. Chose étrange ! Si facilement l’homme oublie une chose en la décrivant que véritablement je ne pense pas en ce moment le moins du monde que j’écris justement toutes ces choses sur la petite table à deux pieds de la tonnelle dont je suis en train de parler.

Cependant mon compère travaille aussi pour le monde. Son cabinet de travail est la sacristie et la barre de presse, la chaire dont il se sert pour sermonner le monde entier ; car un auteur est le pasteur de la cité de l’univers. Un homme qui fait un livre ne se pend qu’avec répugnance ; aussi tous les riches fils de Lords devraient-ils travailler pour la presse ; car quand on se réveille trop tôt au lit, on a tout de même un plan, un but et une raison devant soi qui font qu’on doit en sortir. Dans cet ordre d’idées le plus avantagé est l’auteur qui compile plus qu’il n’invente – parce que cette dernière opération calcine le cœur avec un feu d’angoisse. Je loue l’antiquaire, l’érudit héraldique, le faiseur de notes, le collectionneur ; je chante la gloire de la « perche à titres » (un poisson du nom de « perca diagramma », à cause des lettres qu’il porte sur les écailles) et l’imprimeur (un dermeste du lard du nom de « scarabaeus typographus » qui fouille l’écorce du pin pour rechercher des caractères) : tous deux ne réclament pas de théâtre du monde plus grand et plus beau que celui qu’ils ont sur du papier de chiffons et pas d’autre oviscapte qu’une barbe de plume pointue pour poser en guise d’œufs leurs vingt-quatre lettres. – En ce qui concerne le catalogue raisonné que notre compère veut faire des fautes d’impression allemandes, je lui ai dit quelquefois : « Qu’il serait bon et d’ailleurs s’appuierait sur la règle d’après laquelle on a calculé que, par exemple pour un quintal de caractères gothiques « Cicéron », il faut quatre cent cinquante points, trois cents quadrats de fermeture, etc. ; mais il devrait quand même calculer dans les écrits politiques et dans les dédicaces si pour un quintal de gothique « Cicéron » cinquante points d’exclamation ne sont pas absolument insuffisants, de même que six mille « espaces » dans les œuvres philosophiques et dans les romans. »

Certains jours il n’écrivait rien ; il se fourrait alors dans la peau et la cheminée de son vêtement sacerdotal et, revêtu de ses ornements, faisait faire de l’autre côté de la rue chez le maître d’école l’exercice aux quelques « fusiliers de l’alphabet » qui n’étaient pas en congé de printemps comme les autres « fusiliers ». Il ne faisait jamais davantage que son devoir mais jamais moins. Cela inondait son cœur d’une douce chaleur de se voir devenu lui-même un chef d’établissement, lui qui autrefois devait plier l’échine devant le sien.

À dix heures, sortant de nos différents musées, nous nous rencontrons et visitons le village et surtout les meubles biographiques et lieux saints que j’ai tenus justement le matin sous ma plume ou mon pantographe parce que j’ai plus d’intérêt à les contempler après les avoir décrits qu’avant. – Ensuite on mange.

Après le Benedicite – qui est trop long – nous inscrivons tous deux les subsides charitables, taxes de chancellerie impériale et bienveillantes offrandes par lesquelles les paroissiens désirent contribuer au fonds de religion et d’amortissement de la cassette divine pour l’achat du nouveau globe de la tour, et cela dans un double registre : l’un sera mis en bière dans une capsule de plomb avec le nom des donateurs ou, au cas où l’un d’eux a également versé au nom de ses enfants, avec le nom de ces derniers ; l’autre reste en bas, au greffe de la sacristie. On ne peut décrire à quelles générosités pousse l’ambition de monter dans ce globe – je jure que des paysans qui avaient déjà donné largement reversaient encore une fois quand il y avait eu baptême chez eux : car le gamin devait aussi monter dans le globe. Après cette comptabilité mon compère gravait sur cuivre. Il avait eu le bonheur de découvrir qu’au moyen d’un trait qui ressemblait à un « S » latin renversé il pouvait filer les lettres initiales de l’écriture de chancellerie, aussi belles et compliquées qu’elles apparaissent dans les lettres d’apprentissage et de noblesse : « Avant que vous n’ayez compté jusqu’à soixante, me disait-il, j’aurai fabriqué une lettre grâce à mon trait de base. » Je me contentais de retourner sa phrase et comptais jusqu’à soixante jusqu’à ce que je sentisse qu’il en avait terminé. Cette ligne de beauté introduite dans toutes les lettres qu’il grave lui-même, il veut la vulgariser à l’usage des chancelleries grâce à des plaques de cuivre et je me permets de donner en son nom quelque espoir aux cours de Russie et de Prusse ainsi qu’à quelques autres de moindre importance en ce qui concerne les premières reproductions : pour les secrétaires expéditeurs elles sont tout simplement indispensables.

Et maintenant voici le soir et il est temps de redégringoler de l’arbre de la connaissance sur lequel nous nous escrimons tous deux avec des cueille-fruits au risque de nous rompre le cou et d’atterrir dans les champs de fleurs et les pâturages des joies champêtres. – Mais nous attendions cependant que l’active Thiennette, que nous invitions maintenant à partager notre vie comme une Mère de Dieu, n’eût plus à faire en fait de pas que quelques-uns entre nous deux. – Alors nous marchions lentement – la malade était épuisée – à travers les bâtiments d’exploitation, c’est-à-dire à travers les étables et leur laiterie conforme à l’inventaire, devant une abominable mare pleine de canards et devant une cuve à lait rempli de deux carpes, auxquelles, tels des princes, nous donnions, moi et les autres, du pain, car nous avions l’intention dimanche, après le baptême – de les manger elles-mêmes pour donner du goût à notre pain.

À cette heure le ciel devenait toujours plus aimable et plus rouge, les hirondelles et les arbres en fleurs toujours plus bruyants, les ombres des maisons plus larges – et l’homme plus satisfait. Les grappes de fleurs de la tonnelle d’acacias pendaient dans notre repas froid et les jambons n’étaient pas – ce qui m’énerve toujours –piqués de fleurs mais couverts de loin de leur ombre...

Puis le soir plus profond et le rossignol m’attendrissent : et à mon tour j’attendris ces deux êtres qui m’entourent, surtout la pâle Thiennette, à qui ou au cœur de laquelle les plus violentes palpitations de joie après la paralysie apoplectique d’une jeunesse comprimée deviennent plus pénibles que les accès de la mélancolie.

Et ainsi notre vie transparente et pure coule joliment par-dessous le surplomb fleuri du mois de mai et, dans cette jouissance modeste, nous ne regardons peureusement ni en avant ni en arrière, de même que des gens qui déterrent des trésors ne se retournent ni à l’aller ni au retour.

Et ainsi passent nos jours. – Seul aujourd’hui a été différent : à l’ordinaire nous en avons terminé à cette heure avec le repas, et le caniche a déjà entre les maxillaires les préparations osseuses de notre souper ; mais aujourd’hui je suis encore assis tout seul ici, dans le jardin, écrivant le onzième fichier et à chaque instant je lève les yeux vers les prairies pour voir si mon compère n’arrive pas.

En effet, il est parti pour la ville afin d’en rapporter tout un stock d’épices : il a d’ailleurs des poches suffisamment larges. Bien plus, il ne cherche pas à dissimuler qu’il rapporte à la maison de chez son tuteur, où est son pied-à-terre citadin, mainte dîme de viande simplement dans la poche de sa veste, quoique à la vérité la fréquentation du monde élégant et de la ville et des mœurs qui en découlent – car il va chez le libraire, chez ses collègues du collège et chez d’autres citadins de moindre importance – soit bien plus que l’approvisionnement en viandes, le but de son voyage à la ville. Il m’a nommé ce matin chef et souverain de la maison et m’a remis les faisceaux du licteur et le baldaquin royal. Je suis resté assis tout le jour auprès de l’accouchée et je me pris véritablement d’affection pour cette belle âme, simplement parce que son mari m’avait laissé là comme figurant matrimonial. Il lui fallait prendre des couleurs sombres pour me dépeindre les paysages hivernaux et les régions glaciaires de sa lamentable jeunesse ; mais, contre mon attente, je mouillais souvent son œil calme par une légère parole élégiaque, parce que ce cœur trop plein que n’avait encore dégorgé aucune presse sentimentale coulait à la moindre pression. Cent fois je voulus lui dire au cours de son récit : Oh ! oui. Votre vie a commencé par l’hiver justement parce qu’elle devait offrir tant de ressemblances avec lui. – Ô jour sans nuage et sans vent ! le monde m’en voudra-t-il de dire encore trois mots de toi ?

Je me rapprochais toujours davantage du feu central du cœur des femmes et doucement elles partirent finalement en campagne contre le pasteur : les meilleures femmes accusent souvent leurs maris en présence d’étrangers sans les en aimer moins pour cela. Mère et épouse critiquèrent pendant le repas le fait qu’il achetât des « opera » à chaque vente aux enchères de livres ; et en effet il ne luttait pas pour de bons ou de mauvais livres ou pour des vieux – ou des nouveaux – mais pour des livres tout court. Sa mère lui reprochait essentiellement de gaspiller tant d’argent pour ses plaques de cuivre : quelques heures plus tard elle attirait l’attention du maire – qui s’acquittait de ses prestations pour le globe du clocher et qui était lui-même un calligraphe de premier ordre – sur l’adresse avec laquelle gravait son fils et elle ajouta que cela valait la peine, devant de telles initiales, de ne pas lésiner sur les sous.

Elles m’apportèrent là-dessus – car lorsque les femmes en sont aux déversements de franchise elles aiment à tout déverser (à condition de ne pas tourner le robinet des questions) – un écrin où il conservait une clef de chambellan qu’il avait trouvée quelque part et me demandèrent si je ne savais pas qui l’avait perdue. Mais qui le saurait, étant donné qu’il existe presque plus de chambellans que de clefs ?

Enfin je me hasardai à me renseigner sur la petite armoire du noyé que j’avais jusqu’ici cherchée en vain dans la maison. Les enquêtes de Fixlein lui-même avaient été sans résultat. Thiennette fit un signe de main persuasif et affectueux et je fus conduit par la vieille vers une crinoline déployée qui surplombait la petite armoire. En chemin, la mère me confia qu’elles la cachaient devant son fils parce que le souvenir de son frère lui ferait de la peine. Lorsque nous eûmes ouvert cette Caisse des Dépôts du temps dont la serrure avait été arrachée et quand j’eus jeté un coup d’œil dans ce petit ossuaire plein des décombres d’une préhistoire enfantine bourrée de jeux, je me proposai, sans en dire un mot, de déballer avant mon départ ces jouets des frères Fixlein devant celui qui restait en vie : pouvait-il donc y avoir quelque chose de plus beau que d’apercevoir ces ruines d’Herculanum de l’enfance ensevelies et enfouies, enfin déterrées au grand jour ?

L’accouchée m’avait déjà fait demander par deux fois s’il était revenu. Lui et elle ont l’un pour l’autre un amour indicible précisément parce qu’ils ne lui donnent pas l’expression affaiblissante des phrases mais celle, fortifiante, des actes. D’autres jeunes mariés s’usent les lèvres, le cœur et l’amour à force de baisers de même qu’à la statue du Christ (de Michel-Ange) à Rome le pied a disparu sous les baisers si bien qu’on a dû le garnir de laiton ; chez d’autres jeunes mariés on peut prédire le nombre de leurs incendies et de leurs éruptions comme celles du Vésuve (qui en a quarante-trois) : – mais dans ces êtres montait le feu grégeois d’un amour mesuré et éternel qui réchauffait sans jeter d’étincelles et brûlait bien droit sans pétiller. – Maintenant la flamme du soir que projettent les fenêtres de la cabane de jardinier frappe d’un cœur plus magique ma tonnelle et j’ai l’impression de ne pouvoir faire autrement que de dire au destin : « Si tu as une douleur aiguë, jette-la plutôt dans ma poitrine et épargne-la à ces trois braves êtres qui sont trop heureux pour ne pas saigner du fait de ce bonheur et trop bornés à leur petit village pour ne pas reculer avec effroi devant la foudre qui entraîne un « moi » ébranlé de la terre par-delà les nuages. »

Cher homme ! le voici qui court maintenant à travers les prés du presbytère. Quels regards amoureusement languissants t’attendent déjà dans les yeux de ta Thiennette ! – Que vas-tu nous rapporter aujourd’hui de nouveau de la ville ? – Comme l’ascension du globe de la tour te comblera demain !

 

 

 

 

DOUZIÈME FICHIER

 

ASCENSION DE LA BOULE DU CLOCHER. - LA PETITE ARMOIRE.

 

COMMENT aujourd’hui, seize mai, la vieille boule a été dévissée du clocher de Hukelum et comment on en a posé une nouvelle, c’est ce que je vais maintenant décrire de mon mieux mais dans ce style historique dépouillé des Anciens qui est peut-être le plus convenable à ces grands évènements.

De très bonne heure arrivèrent en une seule voiture Monsieur le Doreur de la Cour Zeddel, le maître serrurier Waechser et la nouvelle coupole de Saint-Pierre du clocher. Vers huit heures la paroisse qui se composait des donateurs de la boule se rassembla à vue d’œil. Un peu plus tard arrivèrent Monsieur le capitaine de dragons von Aufhammer en sa qualité de patron de l’église et du clocher et le président du conseil de fabrique Streichert. Là-dessus, mon compère Fixlein et moi-même nous rendîmes à l’église en compagnie des personnes que j’ai déjà nommées et là, devant d’innombrables spectateurs, fîmes une prière de semaine. Ensuite Monsieur mon Compère monta en chaire et chercha à prononcer un discours qui fût approprié à cette action solennelle, – immédiatement après il lut les noms des bienfaiteurs et bonnes âmes grâce aux offrandes desquels le montant de la boule avait été rassemblé, il présenta à toute la paroisse la capsule de plomb dans laquelle elle était nominalement renfermée et remarqua que le livre qu’il avait lu serait simplement placé parmi les registres paroissiaux. Là-dessus, il jugea nécessaire de remercier Dieu et ladite paroisse du fait que lui, Fixlein, eût été choisi, malgré ses piètres mérites, comme entrepreneur d’une œuvre pareille. Il clôtura le tout par une courte prière pour le couvreur Stechmann, qui pendait déjà au-dehors le long du clocher en enlevant le vieil échafaudage – et demanda qu’il ne se cassât pas le cou ou toute autre partie de son corps. Ensuite on entonna un cantique que la plupart chantèrent du dehors devant l’église parce qu’ils regardaient déjà vers le haut du clocher.

Nous sortîmes alors tous et la boule disgraciée, telle la crête de coq coupée du clocher, fut descendue et détachée. Le président du conseil de fabrique Streichert tira de la boule toute rongée une capsule de plomb que mon compère mit dans sa poche pour en parcourir à l’occasion le contenu ; de mon côté, je dis à quelques paysans : « Voyez, c’est ainsi que vos noms se conserveront dans la nouvelle coupole et lorsque dans les siècles des siècles celle-ci sera à son tour descendue, on trouvera dedans la boîte, et le pasteur de l’époque fera alors votre connaissance à tous. » – À ce moment le nouveau globe de la tour, pour ainsi dire chargée et saturée de la sébile de plomb dans laquelle étaient contenus les noms des assistants, fut fixée au cordeau de traction – et alors la ventouse qui avait pompé l’argent de la paroisse commença son ascension...

Par le ciel ! Maintenant le style sobre est au-dessus de mes forces – car, tandis que le globe progressait, planait, montait, on entendit au milieu du clocher des roulements de tambour et le maître d’école qui venait de jeter un coup d’œil par l’ouïe tournée vers la paroisse, lança de vigoureux accents de trompette par une ouverture latérale solitaire devant lequel la boule montante ne devait pas passer. – Mais quand toute la paroisse se mit à frétiller et à pousser des cris de joie, au fur et à mesure que le chapiteau l’obligeait à se tordre davantage le cou – et lorsque le couvreur le prit en main, le tourna et l’incorpora heureusement à la pointe – et lorsque, s’appuyant à ladite coupole, il lui tint ainsi qu’à nous tous un discours de construction, planant entre ciel et terre – et lorsque je vis mon compère le visage couvert de larmes qui coulaient sur ses ornements sacerdotaux, tant il était extasié d’être le pasteur contemporain d’une telle cérémonie, je fus le seul – comme sa mère était la seule – à sentir la morsure du chagrin ; car sa mère et moi avions – ce que je raconterai par la suite avec plus de détails – trouvé la veille dans la cassette du noyé, écrit de la main de son père, que c’est le surlendemain, le dimanche de « Cantate » et du baptême, – qu’il atteindrait ses trente-deux ans. – Oh ! (pensai-je en regardant le ciel bleu, les tombes vertes, la boule rougeoyante et le pasteur larmoyant) c’est ainsi que les pauvres hommes se présentent toujours les yeux bandés devant ton glaive tranchant, ô incompréhensible destin ! Et quand tu repasses et brandis ce glaive, il s’amuse à en entendre le sifflement et le souffle qui précèdent de peu le coup !

Dès hier je le savais : mais je ne voulus rien dire au lecteur – que je préparais de loin à cet évènement – de cette triste nouvelle : j’avais découvert dans la petite armoire du frère défunt une vieille Bible domestique dans laquelle les garçons avaient appris à épeler, garnie d’une page de garde blanche sur laquelle le père avait inscrit les années de naissance de ses enfants. Et c’est précisément cela qui te donnait depuis lors ce chagrin, pauvre mère, que nous attribuions à de plus petites causes et dès ce moment ton cœur subissait cette pluie qui pour nous était déjà passée et semblait s’être transformée en arc-en-ciel ! – Ce n’est que par amour pour lui qu’elle lui avait menti chaque année et caché son âge. Fort heureusement nous avions ouvert l’armoire hors de sa présence. J’ai toujours l’intention, une fois que le fatal dimanche sera passé, en lui remettant l’héritage hétéroclite de son enfance et ses anciens cadeaux de Noël, de lui en faire de nouveaux. Cependant si seulement sa mère et moi le suivons demain et après-demain sans discontinuer et à la trace comme des bouchons de cannes à pêche ou des poulies de renvoi afin qu’aucun hasard meurtrier ne soulève le rideau devant son extrait de naissance, on pourra toujours y arriver. Car, pour le moment, cette date de naissance lui apparaîtrait avec ses lettres de flamme comme une signature rouge de condamnation à mort dans le tiroir métamorphosique de son imagination superstitieuse et derrière la brume magique et grossissante de ses joies actuelles... Mais par surcroît la feuille de la Bible est maintenant placée plus haut que nous tous, à savoir dans la nouvelle boule du clocher où je l’ai glissée aujourd’hui par comble de précautions. À dire vrai, nous ne risquons rien.

 

 

 

 

TREIZIÈME FICHIER

 

LE BAPTÊME.

 

AUJOURD’HUI c’est le simple dimanche de « Cantate » : mais il n’en reste plus qu’une seule heure. – Par le ciel ! Nous avons été aujourd’hui de fort belle humeur ! Je crois avoir bu aussi vaillamment qu’un autre. – À la vérité on devrait observer en tout la modération, dans l’écriture, dans la boisson et dans la joie ; et de même qu’on met aux abeilles des brins de paille dans leur miel afin qu’elles ne se noient pas dans le sucre, on devrait toujours jeter, pour tenir lieu desdits brins de paille, dans le sirop de la vie quelques fermes principes et branches de l’arbre de la connaissance, afin qu’on se maintienne à la surface et ne s’y noie pas comme un rat. Mais maintenant soyons sérieux : je veux écrire (vivre aussi) convenablement et en conséquence, pour rendre compte avec un plus grand sang-froid de la solennité baptismale, arroser mon feu de gouttes de rosée et courir encore une petite heure au-dehors dans la nuit brodée de fleurs et de vagues où un tiède vent matinal se déverse, ivre de parfums, du haut des cimes fleuries des arbres sur les fleurs courbées et erre par-dessus les prairies pour s’enfuir finalement sur une vague et descendre au fil du ruisseau scintillant. Et dehors, sous les étoiles, au chant du rossignol qui semble se répercuter non sur l’écho mais sur les mondes lointains dont nous parvient la lumière irisée, à côté de la lune que le ruisseau tourbillonnant tire au bout de son ruban d’eau brodé et qui rampe sous les ombres basses de la rive comme sous des nuages. Oh ! c’est au milieu de telles formes et de tels sons que l’homme devient grave et de même que tout à l’heure les cloches du soir retentissaient pour rappeler le voyageur, à travers les vastes forêts, dans sa patrie nocturne, de même il s’élève pendant la nuit en nous et en dehors de nous de telles voix qui nous rappellent quand nous nous égarons et nous calment afin que nous modérions nos joies et puissions dépeindre celles des autres...

Et maintenant je reviens suffisamment calmé et rafraîchi à mon histoire. Hier, je n’ai pas quitté mon compère des yeux une seule heure, tel une vieille Nurembergeoise avec son Juif, afin de le protéger des fontaines empoisonnées de sa propre vie. Plein d’une joie paternelle, et le squelette de son sermon qu’il apprenait pour aujourd’hui en main, il me donna tout, hameçons, plats de desserte en étain et boîtes à épices et, tout réjoui, attira mon attention sur les corbeilles de fruits que chaque fois le dimanche de « Cantate » cueillait ou remplissait pour lui. Comme je ne voulais pas m’en aller, il m’énuméra ses plats de baptême, ses incidents professionnels, ses parents et me débarrassa de mon ignorance en matière de revenus publics – de sa cure, de la foule de ses pénitents et de ses futurs catéchumènes. Mais ici je crains que maint lecteur ne s’essaye en vain et ne puisse tout de même arriver à s’expliquer pourquoi je dis à Fixlein : « Monsieur mon compère, personne ne se souhaiterait meilleure vie. » Je ne mentais pas ; car c’était ainsi...

Enfin le dimanche, c’est-à-dire aujourd’hui, se leva et on fit grand bruit en ce saint jour. Simplement parce que mon filleul voulait passer au christianisme quoique sans réclamer de plus importante « Bibliothèque des Convertis » de Nuremberg que le rituel baptismal : chaque fois que quelqu’un se convertit, à plus forte raison quand il s’agit de peuples, on fait du vacarme et on tire des coups de feu. J’en appelle ici à deux guerres de Trente Ans, la nouvelle et celle que Charlemagne conduisit pendant une durée identique contre les Saxons païens ; c’est ainsi que le soleil au « Palais-Royal » tire le canon en passant au méridien de midi. Mais c’est précisément du petit païen, de mon filleul qu’on s’occupait le moins ce matin-là ; étant donné qu’à cause du baptême on n’avait pas le temps de penser au baptisé. C’est pourquoi je passai seul avec lui la moitié de la matinée et lui donnai en chemin et rapidement le baptême d’urgence en lui donnant avant l’officiant le nom de Jean Paul. À midi nous fîmes remporter la viande de bœuf comme elle était venue : le soleil du bonheur avait desséché tout notre suc gastrique. Nous nous occupâmes alors de nous faire aussi magnifiques que possible ; je ventousai artistement mon édifice capillaire, mon filleul s’occupa de sa chemise de baptême et l’accouchée d’un bonnet de visites. Mais avant qu’on secouât les crécelles de la petite cloche baptismale, la sage-femme et moi nous livrâmes au chevet du lit de la mère sur le visage du jeune païen à des excursions physionomiques et en rapportâmes la découverte que quelques-uns de ses traits étaient modelés d’après sa mère et beaucoup de parties solides de la figure d’après moi, double ressemblance qui n’intéresse en rien le lecteur. Pour son nombre d’années, ou plutôt de minutes, Jean Paul a l’air extraordinairement intelligent (je parle du petit).

Maintenant je voudrais poser la question suivante : quel auteur allemand se hasarderait à tendre et à couvrir de peintures une grande feuille historique sur laquelle nous figurerions tous, tels que nous partîmes pour l’église ? Ne devrait-il pas esquisser le père de l’enfant, avec ses ornements sacerdotaux bien brossés, s’avançant lentement d’un air fervent et attendri ? – N’aurait-il pas à croquer le compère qui doit aujourd’hui prêter son nom qu’il a reçu de deux apôtres (saint Jean et saint Paul) de même que Jules César a donné les deux siens à deux choses qui subsistèrent jusqu’à nos jours (un mois et un trône) ? – Et ne devrait-il pas porter sur la feuille le filleul avec lequel l’empereur Joseph en personne boirait en ses vieux jours pour sceller la fraternité du lait s’il était encore de ce monde ? – Je me suis proposé cent fois en chambre de sourire de solennités pendant lesquelles, au moment où j’y assistais, j’avais en réalité malgré moi un visage pétrifié, plein de dignité et de gravité. Car lorsque le maître d’école commença à jouer de l’orgue pour préluder à la solennité – ce qui n’était sans doute jamais arrivé à un enfant de Hukelum – que l’ange baptismal de bois, tel un génie descendu du ciel, soutint de ses bras de bois peint la vasque des fonts baptismaux et que je me trouvai tout près de son aile surdorée, mon sang passa avec une lenteur solennelle, chaud et épais, à travers ma tête battante et mes poumons pleins de soupirs ; et je souhaitai au cher petit silencieusement couché dans mes bras, plus tristement que je ne le fais pour moi, un aussi doux sommeil pour l’avenir qu’aujourd’hui, un aussi bon ange qu’aujourd’hui (un peu plus vivant seulement), afin de le conduire vers une religion plus vivante et le préserver des égarements en le menant d’une main invisible à travers la forêt de la vie, ses chutes d’arbres, ses chasseurs sauvages et ses tempêtes...

Mais ne devrais-je pas pouvoir m’excuser aux yeux du monde du fait que, lorsque je jetai un coup d’œil de côté, je vis sur le visage paternel des prières pour le fils mélangées à des pleurs de joie qui coulaient dans les prières et lorsque j’aperçus sur le visage de la grand-mère des larmes beaucoup plus sombres et rapidement essuyées qu’elle ne put contenir au moment où, après la question traditionnelle, je promis de m’occuper de l’enfant en cas de mort de ses parents, ne peut-on donc m’excuser, dis-je, d’avoir alors baissé les yeux vers mon filleul, simplement pour dissimuler qu’ils étaient pleins de larmes ? – C’est que je pensais qu’aujourd’hui son père serait peut-être glacé par le masque de la mort surgi brusquement devant lui ; c’est que je pensais que le pauvre petit n’avait changé sa position repliée dans le corps de sa mère contre une position plus libre que pour se recourber ensuite encore plus violemment dans l’étroit champ d’action de la vie ; je pensais à toutes les folies, erreurs et péchés qu’il ne pourrait s’empêcher de commettre, aux marches sales qui conduisent au temple grec de la perfection ; je pensais qu’un jour le propre feu de son génie pourrait le consumer, de même qu’un homme qui se laisse électriser peut se foudroyer par suite de sa propre décharge...

Tous les vœux théologiques imprimés sur la fiche de parrainage que je glissai dans la jeune poitrine brûlaient dans mon propre cœur... Mais le blanc œillet frangé de ma joie eut alors comme toujours un point sanglant, – tel un pivert je fis comme toujours mon nid dans une tête de mort... Et comme malheureusement je retombe encore en ce moment dans ce travers : je termine pour aujourd’hui la description du jour de baptême et remets la suite à demain...

 

 

 

 

QUATORZIÈME FICHIER

 

 

ET c’est toujours ainsi ! C’est ainsi que le destin incendie le théâtre de nos petites comédies et le beau rideau peint de l’avenir ! C’est ainsi que le serpent de l’éternité s’enroule autour de nous et de nos joies et, comme le boa constrictor, écrase dans ses anneaux tout ce qu’il peut emprisonner ! Brave Fixlein ! – Hélas ! je ne pouvais m’imaginer la nuit dernière, pauvre homme, que tandis que j’écrivais à tes côtés, tu t’avançais déjà dans l’ombre empoisonnée de l’éclipse de la mort. Très tard dans la soirée d’hier il ouvrit la boîte de plomb trouvée dans la boule du clocher – la liste de ceux qui avaient versé pour la construction précédente y était contenue et il ne la lut qu’à ce moment, parce que jusqu’ici ma présence et ses occupations l’en avaient empêché. – Ô, quel nom donnerai-je au malencontreux sort qui voulut que ce fût justement l’année de sa naissance que j’avais cachée dans la nouvelle boule qu’il trouvât dans l’ancienne ! Que, dans le registre des personnes qui avaient participé à cette construction, il tombât justement sur le nom de son père avec cet additif : « Qu’il versait pour son fils nouveau-né Egidius, etc. »

Ce coup pénétra profondément dans sa poitrine, jusqu’à la fendre : – dans cette heure tiède pleine de joie paternelle, après de si belles journées, après des angoisses mortelles auxquelles il avait si souvent survécu, s’élevait au milieu de la mer calme et claire qui le balançait, avec un terrible ébrouement, le monstre marin de la mort hors de ses abîmes moisis – et la gueule du monstre bée et la mer tranquille forme des tourbillons qui s’engouffrent dans cette gueule et l’entraînent avec eux. Pourtant le patient Fixlein replia calmement et lentement, avec un cœur muet, encore que saisi d’un froid mortel, les feuilles – jeta un regard doux et ferme par-dessus le cimetière sur lequel il pouvait distinguer au clair de lune le tertre de son père – leva craintivement les yeux vers le ciel plein d’étoiles au-dessus duquel s’étendait un cirrus blanc – et quoiqu’il aspirât à s’étendre aussitôt dans son lit pour y creuser son nid et tout oublier dans le sommeil, prit encore le temps de prier près de la fenêtre pour sa femme et son enfant, au cas où cette nuit serait la dernière.

À ce moment minuit sonna au clocher ; mais une dent de fer cassée laissa les poids rouler sans arrêt et le marteau de la cloche continua à frapper – et il entendait en frissonnant les fils de fer et les roues bruire et il s’imaginait que la mort faisait maintenant sonner jusqu’à la dernière toutes les heures qu’il aurait eu encore à vivre – et il vit le cimetière trembler et se peupler, la lumière de la lune scintilla aux fenêtres de l’église, et dans l’église surgirent de partout des lumières et dans l’ossuaire on entendit remuer. Il fut pris d’un frisson d’horreur, se mit au lit et ferma les yeux pour ne plus rien voir ; – mais l’imagination soufflait maintenant dans le noir sur la cendre des morts qu’elle soulevait ; elle l’amassait en géants dressés et poussait les fantômes creux et béants alternativement au travers des zones d’éclairs et d’ombre. – Enfin des rêves colorés se dégagèrent de ces pensées transparentes et il rêva : de sa fenêtre il regardait le cimetière où la mort rampait comme un scorpion. Là-dessus la mort trouva radius, cubitus et tibia sur les tombes et dit : « Ce sont mes os », puis saisit une colonne vertébrale et s’en servit pour se tenir debout ; ensuite elle trouva près de la tombe du père de Fixlein un crâne dont elle se coiffa. – Enfin elle ramassa une faucille à côté du petit jardin d’agrément et cria : « Fixlein, où es-tu ? Mon doigt n’est pas un doigt mais une aiguille de glace, et je vais m’en servir pour frapper ton cœur. » – Et maintenant le squelette ramassé de bric et de broc cherchait celui qui était à la fenêtre et ne pouvait se sauver ; au lieu de sablier, il tenait de l’autre main l’horloge du clocher qui sonnait sans discontinuer et tendait tout droit dans l’air son doigt de glace comme un poignard...

À ce moment la mort vit le fils en haut à sa fenêtre et se dressa si haut afin de lui enfoncer son doigt dans la poitrine – et elle marcha sur lui. Mais comme elle s’avançait, ses os blanchis rougirent, des parfums coulèrent moelleusement autour de sa forme hérissée de pointes – des fleurs s’ouvrirent comme mues par un ressort et elle restait là, transfigurée, planant au-dessus des fleurs, et le souffle balsamique qui s’exhalait des calices la poussait et la berçait de son haleine – et lorsqu’elle s’approcha, l’horloge et la faucille s’étaient évanouies et dans son squelette de poitrine il y avait un cœur et sur sa tête de mort une bouche rouge – et lorsqu’elle fut encore plus près, une chair tendre, transparente, imbibée du parfum des roses capta pour ainsi dire le reflet d’un ange qui volait derrière l’azur étoilé – et quand elle fut toute proche, c’était un ange dont les paupières d’une blancheur neigeuse étaient closes.

Le cœur de mon ami qui vibrait comme une cloche d’harmonica se fondit avec délices dans la vaste poitrine – et lorsque l’ange ouvrit ses yeux célestes, les siens se fermèrent sous ces délices irrésistibles et divines et son rêve s’évanouit. – Mais non pas sa vie : il ouvrit ses yeux brûlants et – sa chère femme tenait sa main fiévreuse et était là, à la place de l’ange.

La fièvre se calma au matin ; mais la croyance en la mort battait encore dans toutes les veines du pauvre homme. Il se fit porter sur son lit de malade son bel enfant et le serra sans mot dire contre lui, quoique ce dernier commençât à crier parce qu’il le pressait trop fort sur sa poitrine sur laquelle pesait son anxiété paternelle. Ensuite, vers midi, son âme se rafraîchit complètement et les nuages pesants se retirèrent. – Et c’est précisément alors qu’il nous raconta les phantasmes (pour ainsi dire arsenicaux) de sa tête d’habitude si calme. Mais ce sont justement les nerfs qui, comme ceux d’un poète, n’ont jamais été attaqués par les pincements et les tiraillements d’une main qui joue poétiquement de la douleur, ce sont ces nerfs, dis-je, qui, une fois tendus, sautent et se déchirent le plus facilement sous la poigne puissante du destin qui saisit violemment les cordes raidies pour en tirer une affreuse dissonance.

Mais vers le soir ses idées recommencèrent à courir autour de son âme comme des colonnes de feu, dans une sorte de danse des torches : chacune de ses veines devenait un boutefeu et son cœur envoyait à son cerveau d’épaisses sources de naphte enflammé. Tout devint sanglant en son âme ; le sang de son frère noyé coulait mêlé au sang qui s’était il y a bien longtemps échappé de la saignée de Thiennette, formant une unique pluie de sang. – Il lui semblait toujours que c’était la nuit des fiançailles dans le jardin ; il réclamait sans cesse des pinces pour arrêter le sang et voulait cacher sa tête dans la boule du clocher. Rien n’est plus pénible que de voir un homme mesuré et raisonnable, et qui le reste jusque dans ses passions, s’abandonner à la folie poétique de la fièvre. Et pourtant, lorsque la froide corruption apaise le cerveau brûlant et que, tandis que la fumée et les volutes de vapeur d’un esprit qui bouillonne et les trombes sifflantes de ses veines emprisonnent et assombrissent l’âme étouffée, un doigt plus haut pénètre dans le brouillard et arrache soudain le pauvre esprit abasourdi à ce tumulte pour l’emporter vers un astre : n’avons-nous pas tendance à nous plaindre au lieu de réfléchir que le destin ressemble au chirurgien-oculiste qui, avant d’ouvrir à la lumière un œil aveugle, a bien soin de bander et d’obscurcir l’autre ?

Mais la douleur que je lis sur les lèvres pâles de Thiennette me fait trop mal quoiqu’elle soit muette. Ce n’est pas la grimace convulsive du martyre ni la bruyante lamentation ou les mouvements violents d’un corps torturé que je vois en elle : ce qu’il me faut y voir, ce qui déchire trop cruellement le cœur compatissant, c’est un visage pâle, calme, immobile, sans aucune contraction, une tête blanche et exsangue que la douleur, après l’avoir frappée, tient en l’air, pâle comme celle d’un cadavre et en quelque sorte comme le chef d’un décapité ; oh ! sur cet être toutes les plaies dont s’est retiré le poignard triangulaire se sont de nouveau étroitement refermées et le sang sourd invisible sous la blessure dans le cœur qu’il étouffe. Oh ! Thiennette, quitte le malade et cache ton visage qui nous dit : « Et maintenant je sais bien que je ne serai jamais heureuse sur la terre – maintenant je n’ai plus d’espoir – je voudrais seulement en avoir bientôt fini avec cette vie. »

On ne comprendra pas mon affliction si l’on ignore ce que m’avait avoué quelques heures auparavant la mère au milieu de ses trop bruyantes lamentations. Thiennette, qui depuis longtemps avait tremblé devant la trente-deuxième année de son mari, avait voulu prévenir cette superstition par une autre et plus noble superstition : en effet elle avait fait exprès de se tenir un peu en arrière devant l’autel le jour de son mariage et s’était endormie avant son mari pendant la nuit de noces pour faire en sorte – comme le croit l’imagination populaire – de mourir également avant lui. Bien plus, elle est décidée, s’il meurt, à mettre près de son cadavre l’un de ses vêtements afin de descendre plus tôt au voisinage de sa froide caverne. Bonne, fidèle, mais malheureuse épouse !

 

 

 

 

DERNIER CHAPITRE

 

 

JE viens de quitter Hukelum et mon compère son lit ; tous deux aussi bien portants l’un que l’autre. La cure fut aussi folle que la maladie.

Tout d’abord j’en arrivai à penser qu’il ne serait possible de guérir chez lui l’imagination que par l’imagination, de même que Boerhaave guérissait les convulsions par des convulsions ; en lui persuadant qu’il n’avait pas trente-deux ans mais six ou neuf. Les imaginations sont des rêves que n’enveloppe pas le sommeil et tous les rêves nous ramènent notre jeunesse. – J’ordonnai donc à tous de s’éloigner du patient : seule la mère devait rester assise à son chevet tandis que les météores les plus flamboyants passeraient en sifflant devant son âme enfiévrée pour lui adresser la parole comme s’il était un enfant de huit ans. Elle devait aussi voiler le miroir du lit. Elle obéit – le persuada qu’il avait la fièvre éruptive de la variole – et lorsqu’il dit que la mort se tenait devant lui avec ses trente-deux dents pointues dont elle voulait lui broyer le cœur, elle lui répondit : « Allons, petit, je te donnerai ton bourrelet et ton cahier d’écriture et ton couvert et ta pelisse de hussard et encore bien d’autres choses si tu es bien sage. » Il aurait eu plus de mal à saisir et à comprendre quelque chose de raisonnable que ces sornettes.

Enfin elle dit – car jusque dans la plus grande douleur les rôles de composition sont faciles pour une femme – « Je vais essayer encore une fois de te donner tes jouets ; mais tâche de ne pas faire le polisson et de ne pas te rouler dans ton lit avec ta variole. » Alors elle déversa de son tablier rempli tous les jouets et vêtements que j’avais trouvés dans l’armoire du frère noyé. Tout d’abord son cahier d’écriture sur lequel il avait écrit son nom lorsqu’il avait huit ans, nom qu’il lui fallut bien reconnaître comme étant de sa main – ensuite le bourrelet de velours noir – ensuite les lisières rouges et blanches – ensuite son nécessaire de table avec son couteau à la poignée couverte d’une feuille d’étain – sa pelisse verte de hussard dont les poils étaient rebroussés sur les revers – et tout un « orbis pictus » ou « fictus » du monde figuré des marionnettes de Nuremberg...

Le malade reconnut aussitôt ces écueils qui faisaient saillie au-dessus d’un printemps submergé par les flots du temps, cette pénombre, ce crépuscule de jours enfuis – ces cendres et ces ossements d’une époque divine que nous n’oublions jamais, que nous aimons toujours et vers lesquels nous nous retournons une dernière fois au bord de la tombe... Et lorsqu’il vit tout cela, il tourna lentement la tête en tous sens comme à la fin d’un long rêve triste, tout son cœur se déversa en une chaude pluie de larmes et il dit, tandis que ses yeux gonflés s’attachaient à ceux de sa mère : « Alors mon père et mon frère vivent encore ? » – « Ils sont morts il n’y a pas très longtemps », dit la mère douloureuse ; mais c’était trop pour son cœur ; elle détourna les yeux et, sans qu’il le remarquât, des larmes amères tombèrent de sa tête penchée. Et tout d’un coup cette soirée où la mort de son père l’avait mis au lit et où ses jouets l’avaient guéri déversa sur son âme un flot de rayons, de lumières et de passé.

Alors l’aile de rose de la folie se colora dans cette aurore de notre vie et éventa son âme lourde, – elle secoua la poussière de papillon dorée de ses plumes sur le sentier, sur les fleurs du patient, – dans le lointain passèrent de douces mélodies, dans le lointain planaient de beaux nuages. – Ô ! son cœur pensait se briser mais seulement en fils de poussière flottant au vent, en réseaux de nerfs tendres ; son œil pensait se fondre mais seulement en gouttes de rosée pour les calices des fleurs de la joie, en gouttes de sang pour le cœur d’autrui ; son âme bouillonnait, tressaillait, gémissait, aspirait et flottait dans l’ardent et dissolvant parfum de roses de la plus belle des folies...

Ces délices modérèrent son cœur fiévreux et son pouls déréglé se calma. Le matin suivant, sa mère qui voyait que tout allait à merveille fit sonner à l’église pour lui faire croire qu’on était déjà au second dimanche. Mais sa femme (peut-être parce qu’elle en rougissait devant moi) lui reprocha ce mensonge et dit qu’on pouvait tout aussi bien avancer de huit jours l’aiguille des jours sur sa pendule (mais d’une autre manière que sur le cadran solaire d’Ézéchias), d’autant plus que jusqu’ici il aimait mieux se lever et regarder à sa pendule « à quel quantième on était » que d’étendre le bras pour décrocher le calendrier. De mon côté je me contentai de monter dans sa chambre et de lui demander « s’il était fou – que signifiait maintenant cette grotesque peur de la mort, étant donné qu’il était déjà alité depuis si longtemps et qu’il voyait bien qu’il avait déjà dépassé le dimanche de « Cantate » ; pourtant rien que par peur il se desséchait comme un bardeau ! » Mais un magnifique renfort me parvint sous la forme du boucher maréchal des logis. Plein d’anxiété il fit irruption dans la pièce sans saluer les femmes et je pris aussitôt énergiquement la parole : « Mon compère me fait bien de la peine, Monsieur le maréchal des logis ; hier il s’est laissé persuader qu’il n’était guère plus âgé que son propre fils et voici encore le bourrelet dont il voulait se coiffer. » – Le tuteur sortit une bordée de jurons et dit : « Mon pupille ! Êtes-vous un pasteur ou un fou ? – Je vous ai déjà pourtant reproché assez souvent qu’il y avait chez vous quelque chose qui ne va pas ! »

Finalement il vit de lui-même qu’il n’était pas bien malin et guérit : en plus des invectives tutorales, ce qui y contribua pour beaucoup, ce furent mes serments que je ne le reconnaîtrais pas pour mon véritable compère et n’éditerais pas un mot de sa biographie s’il ne se levait pas et ne guérissait pas sous peu...

Bref il eut à mon égard assez de bonnes manières et de savoir-vivre pour se mettre sur son séant et guérir. Certes il était encore légèrement souffrant le samedi et le dimanche ne put faire de sermon (le maître d’école lut en chaire quelque chose qui y ressemblait vaguement), mais il put tout de même recevoir une confession le samedi et sur l’autel le convalescent distribua la communion. Après la fin du service divin, on célébra la fête d’actions de grâces de sa guérison qui ne fit qu’un avec mon repas d’adieux, étant donné que je voulais partir l’après-midi même.

Mais je veux esquisser aussi minutieusement que possible cette dernière après-midi et compléter ensuite cette esquisse agrandie avec le pantographe d’agréables bavardages de Hommel.

Au cours du repas commémoratif parvinrent les impôts personnels de catéchumènes et les offertoires en guise de feu de joie pour sa guérison qui prouvaient combien l’aimait sa paroisse et combien il le méritait ; car on est plus souvent haï qu’aimé sans motif par la foule. Mais il était aussi aimable vis-à-vis de tous les enfants et ne ressemblait pas à un de ces ecclésiastiques qui ne pardonnent jamais à leurs ennemis – sauf au nom du Seigneur, et il chantait en même temps les louanges du monde entier, de sa propre femme et de lui-même.

J’assistai ensuite à son catéchisme de l’après-midi et je regardai – comme lui dans le premier fichier – du haut du chœur derrière l’ange du chérubin de bois. Derrière cet ange je tirai mon écritoire, reculai davantage derrière la planche noire couverte de numéros de cantiques et notai ce que je pensais alors. Je savais que, quand aujourd’hui 25 mai je quitterais cette école à filer de Salerne où l’on apprend à tirer le fil de la vie d’une plus belle manière que dans l’autre et sans le mouiller de mixtures, je savais (dis-je) que j’en rapporterais davantage de rudiments de la théorie du bonheur que tout un piquet de chambellans n’en porte dans la tête. – Je notai ma première impression sous la forme des maximes suivantes pour mon propre usage et pour celui de la presse :

De petites joies réconfortent comme le pain domestique, sans jamais écœurer, alors que les grandes joies dégoûtent rapidement comme des pâtisseries. – Nous ne devrions pas nous casser autrement la tête avec des bêtises mais nous en réjouir et sucer non seulement leur poche à venin, mais aussi leur poche à miel ; et si la mouche que nous avons au plafond peut souvent errer, les mouches devraient également nous amuser comme Domitien ou nous nourrir comme c’est le cas d’un prince électeur qui est encore de ce monde. – On doit tirer de la vie sociale et de ses micrologies pour lesquelles le pasteur a un goût inné un goût artificiel, en l’aimant sans l’estimer, en en jouissant, si basse qu’elle puisse être par rapport à la vie humaine comme d’une autre ramification de cette même vie humaine, et cela aussi poétiquement qu’on le fait quand on en voit la description dans des romans. L’homme le plus sublime aime et cherche les mêmes choses que les derniers des humains, mais seulement pour des raisons plus élevées et par des voies plus élevées. Que chaque minute, ô homme ! soit pour toi comme une vie bien remplie ! – Méprise la crainte et le désir, l’avenir et le passé ! – Si l’aiguille des secondes n’est pas pour toi un poteau indicateur qui te conduise dans un Éden de ton âme, l’aiguille des mois le sera encore moins, car tu ne vis pas de mois en mois mais de seconde en seconde ! – Jouis de ton être plus que de ta manière d’être, et que le plus cher objet de ta conscience soit ta conscience elle-même ! – N’utilise pas le présent comme instrument de l’avenir, car celui-ci est-il autre chose qu’un présent à venir, et tout présent méprisé n’était-il pas un avenir désiré ? – Ne joue pas à la loterie – reste chez toi – ne donne ni ne fréquente de grands festins – ne perds pas la moitié de tes années en voyages ! – Ne laisse pas des plans à longue échéance te masquer la vue de ton foyer, de ta chambre, de tes amis ! – Méprise la vie pour en jouir ! – Visite le cadre de ta vie, chaque planche de ta chambre, chaque coin et recroqueville-toi pour te loger dans la dernière et la plus confortable des spirales de ta coquille d’escargot ! Ne considère une ville de résidence princière que comme une collection de villages et un village que comme l’impasse d’une ville, la gloire que comme une conversation qu’on tient avec ses voisins sur le seuil de la porte, une bibliothèque que comme un savant entretien, la joie que comme une seconde, la douleur que comme une minute, la vie que comme un jour et trois choses comme le Tout : Dieu, la création et la vertu.

Et si je veux m’obéir à moi-même et à ces règles, je ne dois pas attacher tant d’importance à cette biographie mais en laisser se perdre un jour les résonances dernières comme un homme plein de modération.

Après le catéchisme je descendis retrouver mon compère aux amples et noirs vêtements. Après que les paroissiens se furent écoulés, nous escaladâmes toutes les tribunes – lûmes les écriteaux de fer-blanc de toutes les stalles – sur l’autel je feuilletai le rituel incrusté des alluvions du temps (et je ne parle pas ici par métaphore) – je jouai de l’orgue tandis que mon compère faisait fonctionner les soufflets – je montai en chaire et eus le bonheur d’y trouver un plant de rosier que je pus, au moment de prendre congé, planter dans la roseraie de Fixlein. En effet, je tombai là-haut près d’un apôtre de bois, sur le nom de Lavater que le Zurichois avait voulu laisser en passant par ce village sur le torse sacré comme un ex-voto autographe. Fixlein ne connaissait pas cette écriture mais moi je la connaissais bien : – car je l’avais souvent rencontrée à Flachsenfingen non seulement sur les papiers de tenture d’une dame de la cour mais aussi sur sa bibliothèque de poche 31 et dans de nombreuses églises de campagne qui sont en quelque sorte l’agenda d’adresses et le vocabulaire de ce nom ambulant parce que Lavater grave volontiers dans les chaires le nom de l’homme qu’il aime, comme une bergère dans l’écorce d’un arbre. En conséquence, je pus conseiller à mon compère de découper prudemment de la statue apostolique le nom avec le copeau de bois qui le porte et de garder précieusement cet autographe.

En entrant au presbytère je voulus prendre canne et chapeau, mais le « dessein », pour ainsi dire la projection et le contour d’un souper, avaient été déjà esquissés par Thiennette dans la tonnelle aux acacias. Je l’assurai que je resterais jusqu’au soir, au cas où l’accouchée voudrait seulement monter avec moi vers le souper qu’elle avait décrété... et effectivement le biographe l’emporta enfin sur le règlement de marche de la relevée.

J’obligeai ensuite le pasteur à se coiffer du bonnet d’herbes qu’il avait fait garnir pour fortifier sa mémoire : « Dieu veuille, dis-je, que les princes se mettent sur la tête au lieu de leurs bonnets princiers, les docteurs et les cardinaux au lieu des leurs et les saints au lieu de leurs couronnes de martyrs de tels bonnets de mémoire ! » – Ensuite, pendant qu’on rôtissait et cuisinait, nous fîmes un tour sur les champs presbytéraux et tînmes de savants discours. Nous nous rendîmes à l’intérieur du château ruiné dont mon compère est en train de rédiger la monographie. J’approuvai énergiquement – d’autant plus que le château avait autrefois appartenu légitimement à un von Aufhammer – son intention de dédier cette description au capitaine de dragons : celui-ci laissera plus volontiers, pensai-je, mettre son nom en tête de cet écrit que sur la tête du caniche. Je versai d’ailleurs sur mon compagnon de métier le baume de la consolation littéraire et lui dis : « Monsieur mon compère, mets-toi à l’écritoire ! Et même si le sous-directeur Hans von Füchslein était ce dragon apocalyptique qui guette l’accouchement de la femme fugitive pour en dévorer le fruit, de mon côté je suis là et j’ai pour me soutenir mon ami, le rédacteur de la Gazette littéraire, qui me permettra volontiers d’y insérer une anticritique, bien entendu en payant tant la ligne. » – Je l’encourageai en particulier à de nouvelles insertions et renvois de ses fichiers : je ne me suis pas juré de ne pas intercaler d’ici quelques années dans cette commode biographique un nouveau fichier ! « Et à mon filleul, Monsieur mon compère, cela ne nuira pas non plus le moins du monde d’avoir été déjà présenté au monde des belles-lettres alors qu’il n’a pas plus de mois qu’Horace n’en exige pour un rejeton littéraire, à savoir neuf. »

Rentrant à la maison, je lui vantai sa femme : « Si le mariage, lui dis-je, ressemble à cette garance qui fait apparaître les couleurs sur les jeunes filles comme sur les cotonnades, je soutiens que Thiennette jeune fille pouvait difficilement être l’égale de Thiennette femme. Par le ciel ! Si j’étais marié comme vous, je voudrais écrire des livres – des livres tout différents, des livres véritablement divins – je veux dire par là, si j’étais marié de sorte qu’à côté de ma table de travail (de même qu’à côté des grands ex-voto de la Diète d’Empire de Ratisbonne on vend des confitures), de sorte, dis-je, qu’à côté de ma table de travail il y eût aussi un pot de marmelade de gingembre, je veux dire un petit visage bien doux et magnifiquement épris de son écrivain de fichiers, ah ! mon compère ! Votre mariage ressemblera exactement à la tonnelle d’acacias vers laquelle nous nous dirigeons, tonnelle dont le feuillage s’épaissit juste pendant les mois de chaleur et d’été, alors que d’autres végétaux ne donnent qu’une ombre maigre et « poreuse ».

Au moment où nous pénétrâmes dans cette tonnelle par la porte du haut du jardin, le souper et la brave femme s’y trouvaient effectivement déjà. Rien n’est plus moral ni plus tendre que les attentions avec lesquelles une bonne épouse traite le bienfaiteur ou l’acolyte de son mari – et par bonheur ledit acolyte et objet de ces attentions était justement le biographe soussigné. Notre entretien était joyeux mais mon cœur oppressé. Les liens qui attachent le simple lecteur à mes héros sont triplés pour moi étant donné que je suis en même temps leur hôte et leur portraitiste. Je dis au pasteur qu’il deviendrait plus âgé que moi parce que son tempérament modéré avait été dosé comme par un médecin et tenait pour ainsi dire le milieu entre la faiblesse nerveuse, produit de la culture, et le sang brûlant et épais du paysan. Fixlein dit que s’il ne vivait encore qu’une fois autant que jusqu’à présent (c’est-à-dire trente-deux ans), cela se montait, sans compter les jours intercalaires des années bissextiles, à 280 320 heures, ce qui est déjà considérable ; et il avait souvent plaisir à supputer le nombre d’hommes âgés de trente-deux ans qui devraient partir en même temps que lui.

Finalement je dus tout de même me mettre en route alors que les rouges lumières du soleil déclinant montaient déjà le long de la tonnelle et nous plongeaient toujours plus profondément dans l’ombre de la nuit : le serein aurait refroidi l’accouchée. Tout troublé je priai le pasteur de venir bientôt à la ville où non seulement je voulais lui montrer toutes les pièces du château mais aussi le prince en personne. Il n’existe aujourd’hui rien de plus heureux en ce vieux monde que le visage auquel je disais tout cela et que l’autre qui était le doux reflet du premier. Le biographe aurait trop perdu si, précisément en cette minute où son imagination, telle un télescope à miroirs, ne lui représentait tous les objets que tremblants, il avait dû s’enfuir, je veux dire s’il ne lui était pas venu à l’esprit que cela ne saurait faire de mal à l’accouchée (mais pourrait au contraire lui être très salutaire) de prendre un peu de mouvement et d’aider à accompagner l’auteur et architecte des présents fichiers de l’autre côté du jardin.

Bref je pris dans chaque main – et non sous mon bras – une main du couple et le remorquai jusqu’à la sortie du jardin sur le chemin de Flachsenfingen ! Je me forçais souvent tandis que je marchais entre eux à tourner la tête comme si j’entendais quelqu’un nous suivre ; mais en réalité je voulais encore une fois (encore qu’avec mélancolie) regarder en arrière vers l’heureux petit village qui ne se composait que de demeures d’une tranquille et satisfaite joie de sabbat et qui est suffisamment heureux (quoique sur ses pavés espacés passent seulement toutes les semaines un barbier, tous les jours de fête un coiffeur et tous les ans un crieur de parasols). Ensuite il me fallut de nouveau tourner la tête et regarder les deux heureux avec des yeux qui se remplirent bientôt de larmes. Mon compère d’habitude si bon pouvait mal se faire à ces signes de tristesse ; mais dans ton cœur, cher sexe si souvent torturé, toute cloche de deuil rencontre facilement un unisson, et Thiennette, qu’ennoblissait la mince et vibrante caisse de résonance d’une poitrine qui vibrait en harmonie avec la mienne, me renvoyait toutes les mélodies de mon âme avec les beautés d’un écho. – Finalement nous arrivâmes à la colline-frontière au-delà de laquelle on ne pouvait laisser aller Thiennette et il me fallut alors me séparer de mon compère avec lequel j’avais causé si joyeusement tous les matins, – chacun de nous du fond de son lit – et quitter le cercle tranquille de modestes espoirs pour reculer dans le cercle de la cour bouillonnant et aboyant où on arrache au destin, à force de menaces et d’exigences, un bout de réglisse de la grosseur d’un bras – telle la réglisse botanique qui pousse le long de la Volga – moins pour en mâcher les douces tiges elles-mêmes que pour en assommer les autres.

Lorsque je pensais que j’allais leur dire adieu, toutes les souffrances futures, tous les cadavres et tous les désirs de cet attelage aimé se présentaient à mon cœur et je songeais que rien ne jalonnait le jour de leur vie (comme le mien et celui de chacun) que des fleurs de joie endormies. – Et pourtant il est beau qu’ils comptent leurs années, non d’après la clepsydre de larmes qui tombent mais d’après l’horloge florale 32 où s’endorment les fleurs dont les calices se ferment d’heure en heure, hélas ! devant nous, pauvres hommes.

Je voudrais maintenant – parce que je me souviens encore de la manière dont je me penchai au-dessus de ces deux êtres chers comme au-dessus de deux cadavres avec des yeux ruisselants – m’adresser la parole à moi-même et me dire : beaucoup trop tendre Jean Paul, toi dont la craie reproduit toujours sur le crêpe de la mélancolie les modèles de la nature, endurcis ton cœur comme ton corps pour ne pas t’user ni en user d’autres par le frottement. Mais pourquoi dois-je le faire, pourquoi ne pas confesser sans ambages ce que je dis dans l’attendrissement le plus ému à ces deux êtres ? « Que tout aille bien pour vous, doux amis – dis-je, car il n’était plus question pour moi de politesse – que la providence porte dans ses bras berceurs vos cœurs déchirés – que le Dieu bon qui règne par-delà ces soleils qui maintenant abaissent sur nous leurs regards vous laisse toujours unis et vous élève vers son cœur et sa bouche sans vous séparer. » – « Soyez aussi heureux et content », dit Thiennette. – « Et à vous, Thiennette (continuai-je), hélas ! à vos joues pâles, à votre cœur oppressé, à votre longue jeunesse froide et maltraitée je ne pourrai jamais, jamais assez souhaiter. Non ! Mais tout ce qui peut réconforter une âme blessée, tout ce qui peut plaire à une belle âme, tout ce qui peut calmer des soupirs cachés, hélas ! tout ce que vous méritez, puisse tout cela vous échoir et quand vous me reverrez, puissiez-vous me dire : je suis maintenant beaucoup plus heureuse ! »

Nous tombâmes tous dans un attendrissement exagéré. Nous nous arrachâmes enfin à des étreintes répétées et mon ami disparut avec l’âme aimée – je restai tout seul dans la nuit.

Alors je marchai sans but, franchissant des forêts, des vallées et des ruisseaux, traversant des villages endormis pour jouir de la grande nuit comme d’une belle journée. J’allais et regardais, comme l’aimant, toujours vers le soleil couchant pour fortifier mon cœur aux dernières lueurs du jour, à cette aurore montante d’un matin qui est encore sous nos pieds. De blancs papillons de nuit passaient, de blanches fleurs voletaient, de blanches étoiles tombaient et une poussière de neige lumineuse se pulvérisait, argentée dans l’ombre haute de la terre qui monte par-dessus la lune et représente notre nuit. Alors la harpe éolienne de la création commença à vibrer et à résonner, mue par le vent de haut en bas et mon âme immortelle fut une corde de ce luth. – Le cœur de l’homme éternel se gonfla sous le ciel éternel auquel il est apparenté, comme les mers se gonflent sous le soleil et la lune. – À minuit, les cloches des villages lointains se mêlèrent pour ainsi dire au bourdonnement continu des cloches de l’antique éternité. – Les membres de mes défunts touchèrent mon âme de leur contact froid et chassèrent ses taches, de même que les mains des cadavres guérissent les éruptions cutanées. – Je traversai silencieusement de petits villages, passant tout près de leurs cimetières extérieurs dans lesquels on distinguait la lueur phosphorescente de planches de cercueils pourries qu’on avait jetées au-dehors, alors que les yeux étincelants qu’elles avaient contenus étaient maintenant pulvérisés en cendre grise. – Froide pensée ! ne saisis pas mon cœur comme un fantôme glacé ! mon regard se lève vers le ciel étoilé et un enchaînement éternel s’élève, traverse le ciel et redescend et Tout est vie, flamme, lumière et Tout est divin ou Dieu...

Vers le matin je vis tes lumières tardives, petite résidence à laquelle j’appartiens en deçà du cercueil ; je revins sur la terre et, derrière le minuit profond qui venait de passer, sonnèrent deux heures et demie : alors, en cette heure de 1794, Mars se leva à l’occident et la lune à l’orient – et mon âme oppressée par le regret de tout ce noble sang héroïque qui coule encore à flots sur les fleurs printanières souhaita : « Hélas ! guerre sanglante, recule comme Mars, la planète rouge, et toi, calme paix ! viens à nous comme ce doux quartier de lune ! »

 

 

 

 

LE JUBILÉ

 

« APPENDICE »

 

 

PRODROMUS GALEATUS

 

UNE préface ne doit être qu’un titre plus long. Il faut que celle-ci, à mon sens, se borne à éclaircir le mot Appendice.

Une biographie, un roman est tout simplement une histoire psychologique se développant autour du tuteur verni des faits extérieurs. Il n’y a point d’intérêt esthétique sans difficultés, sans péripéties, c’est-à-dire qu’il n’y a point de curiosité pour des objets connus. Or le poète sur son papier – semblable en cela au sort ou aux princes – ne peut disposer que de la nature matérielle, non de la spirituelle ; il peut faire sortir du havre de grâce et de la double foudre jovienne qu’est son encrier, des vaisseaux, des quines de loto, des pestes, la lumière du soleil, des nuages orageux, et des îles entières, en gratifier ou en châtier ses personnages d’encre et de papier ; mais il n’est jamais en son pouvoir de noyer, dans toute l’eau bénite de son chaudron à encre, le diable que nourrit un Lovelace, ni d’amener un Tom Jones à se déclarer puritain et à prononcer des vœux monastiques, pas plus que d’éteindre avec de l’encre le feu d’un Agathon. Le poète – au contraire de l’homme – change la forme du monde matériel d’un coup de son humide baguette de magicien ; mais il lui faut mille coups de ciseau pour changer la forme du monde spirituel ; il lui est plus facile de rendre riche que bon. Aussi ne lui avons-nous pas grande obligation, lorsqu’il fait mourir une foule de gens, ou leur donne la santé, ou les rend pauvres, ou misérables ; c’est-à-dire lorsqu’il tranche les nœuds physiques au lieu d’en nouer de moraux. Aussi le monde matériel – soit le royaume du hasard – est-il donné au poète comme simple fondement – item, comme suite et conséquence – des causes morales ; item, personne ne lui déniera le droit de recourir au hasard, pour peu qu’il augmente la complexité psychologique, bien loin de la résoudre 33 ; item, lorsque le jaune d’œuf et toute la materia medica et peccans du hasard, qui finit par avoir raison de tous les obstacles, étaient contenus déjà dans l’exposition, bien qu’on n’ait pu s’en apercevoir alors, etc.

Cependant le « nouement » et dénouement psychologique doit se cacher sous le développement des faits, – comme le Créateur sous les lois de la nature, – la chaîne des causes internes doit courir, secrète, sous celle des causes externes, les motifs s’habiller en lieux et temps, l’histoire de l’esprit en celle du hasard.

La plupart des Allemands ont fait fi de ce canon de Polyclète et de ce Décalogue romanesque, de ce beau guide-âne, et dans les Contes des Mille et Une Nuits même, je trouve la toute-puissance du hasard plus joliment parée de demi-teintes morales que dans nos meilleurs romans ; c’est un grand miracle, un grand honneur aussi pour moi, si, à ce point de vue, mes biographies sont tout autres, je veux dire bien meilleures. J’ai malheureusement égaré mes juges vehmiques, mes chercheurs de pailles et de poutres et mes critiques par mes digressions, bien que les digressions ne fassent que retarder sans le fausser le développement psychologique de l’histoire, tandis que d’autres écrivains, avec leurs hasards, l’anéantissent – ou le redoublent 34. Ô bon sort, donne-moi une fois la moitié d’une année pour attaquer aussi bien mes collègues en biographie que mes juges académiques à ce sujet, et sur un ton sérieux plutôt que satirique.

Ainsi, selon ce critère esthétique, l’histoire extérieure, morcelée par la nature comme un vers par un instituteur pour un exercice, doit être rassemblée ; un appendice, il est vrai, est tout autre chose.

Le premier et le plus ancien Appendice dont l’histoire des littératures fasse mention se trouve à la fin de mes « Divertissements biographiques » ; il a été écrit, comme chacun sait, par le créateur même de ce genre littéraire, c’est-à-dire par moi-même. Le second Appendice de notre littérature est livré à l’imprimeur sous les espèces du présent ouvrage et paraîtra à la suite de cette préface. Maintenant, comme j’ai donné l’exemple d’un Appendice et que je reste en cette matière comme l’académie et le modèle vivant sur la table, les esthéticiens ont la tâche facile ; ils peuvent tirer d’Appendices existants et établir la théorie, la méthode salutaire et les principes pratiques du genre, modeler sur ma puissance créatrice la leur légiférante ; ainsi, dans la constitution des États, ce ne sont pas les lois qui fondent et limitent la puissance, mais l’inverse. Voici maintenant, à mon sens, les règles, les équerres qui ressortent clairement du premier comme du second Appendice, – et je crois avoir étudié suffisamment ces deux uniques protoplasmas d’un genre littéraire tout nouveau : – un bon appendice raconte peu et plaisante beaucoup ; semblable à la Clio de Voltaire, l’Appendice ne se sert de la galerie historique que comme d’un véhicule et d’une « Nef des Fous » pour de riches cargaisons d’idées et de jeux d’esprit ; le véritable Appendice méprise la peinture des caractères et le système évolutif (selon Bonnet) d’une histoire intérieure ; mais, sous l’apparence légère de l’une et l’autre chose, il nous glisse dans la main les plus importantes satires.

Cette rapide poétique de l’Appendice montre clairement déjà que j’ai enrichi les belles-lettres d’une branche dramatique qui n’est qu’une parente éloignée du roman, sa demi-sœur, sinon sa belle-mère. En réalité, ce qui, dans le roman, est détour, erreur et souillure, est ici but et beauté. Les ailes de papillons de suggestions multicolores qui remplissent le cabinet d’histoire naturelle, la vitrine de l’Appendice, et qui en sont l’ornement, ne seraient qu’interpolation dans le bon et solide roman allemand, – ainsi que, selon Buffon, de véritables ailes de papillons luisent, residua indigestes, dans les excréments de la chauve-souris. La digression, dans le roman, n’est jamais essentielle ; dans l’Appendice, on ne peut la traiter comme accidentelle ; là, elle est ordures stagnantes, ici elle est une incrustation dans le sol, un Asaroton poétique ; ainsi, les Anciens mettaient dans leurs mosaïques de la paille, des os, et d’autres choses en trompe-l’œil ; bref, ils avaient la chambre pour y placer des ordures.

Certes, il est difficile de rédiger le code d’un genre d’après si peu d’exemples d’Appendices – car, hélas ! nous n’en possédons que deux – et on court le risque d’ériger en maximes générales les hasards individuels de l’œuvre, de prendre les excroissances pour les membres de la bête, – et il est probable qu’Aristote se trouva devant la même difficulté, lorsqu’il écrivit la théorie de l’épopée ; car il n’avait sous les yeux que l’Iliade et l’Odyssée... mais j’ai l’avantage d’être en ce domaine l’Homère aussi bien que l’Aristote.

Il eût fallu m’y prendre avec plus de ruse, si j’eusse voulu dissimuler d’où me vint l’idée de cette belle invention : l’Appendice, qui sacrifie à de plus importantes beautés le développement des caractères et l’histoire des âmes, est bien trop apparenté au roman allemand actuel qui omet ce développement, pour que je puisse dissimuler un instant comment une si heureuse composition du roman me mit à deux doigts de ma découverte. Il importait que ce fussent des œuvres bien différentes des romans anglais ou de ceux de Schulze, Wieland et Thümmel, des romans bien munis de césures et d’hiatus historiques et psychologiques, pour que je pusse en arriver à l’Appendice ; de même, la propriété colorante rouge de l’orseille n’eût pas été découverte si, au XIVe siècle, un négociant florentin ne se fût arrêté sur une roche levantine et n’eût... pissé sur une surface de cette roche. Les modèles auxquels je pense furent comme les groins de cochons qui creusèrent les fondations du monastère cistercien d’Ebersbach, dans le Rheingau, – ou comme les informes taches du mur dont Léonard de Vinci (l’Aristote des dessinateurs) conseille de tirer des idées picturales...

Que maintenant le lecteur entreprenne de lire le second Appendice lui-même, le Jubelsenior ; qu’il se réjouisse avec ceux qui se réjouissent dans l’Appendice, qu’il pleure avec ceux qui pleurent, mais qu’il tienne compte à cette Odyssée des différences qui la séparent de mon Iliade ! Que le sort empoigne mon lecteur comme un canari, toujours avec des mains chaudes ! qu’il lui mette toujours un morceau de sucre entre les barreaux de sa cage, qu’il ne la couvre jamais d’une couleur plus sombre que le vert de l’espérance ! qu’il lui donne, comme l’empereur de Russie à Kosciusko et aux 14 052 Polonais exilés, de la liberté, encore de la liberté, toujours de la liberté !

 

À Hof, dans le Voigtland, le jour où,

lisant la Gazette de Bayreuth, j’y ai trouvé

cette nouvelle, 1797.                                

 

JEAN PAUL FRÉD. RICHTER.     

 

 

 

 

 

 

PREMIER RAPPORT OFFICIEL

 

 

LE MESSAGER DU CONSISTOIRE. – MADEMOISELLE DE SACKENBACH. – LA BAGUE ET L’ÉTOURNEAU. – VOYAGE SENTIMENTAL. – CONTRIBUTION À LA RUBRIQUE « DE CONTRACTIBUS BILATERALIBUS ».

 

 

IL est sur cette terre mille joies riches et durables, dans le... souvenir : notre fruiterie et le cabinet pomologique des figures de cire de notre imagination. Par contre, sur l’assiette à dessert du bonheur, je trouve rarement des fruits plus tendres que les fruits à noyaux. C’est un avantage évident pour le philosophe, le plus noble casse-noix de toutes les écorces : les pauvres joies vides, que l’on ne peut goûter, il peut au moins les examiner, les fouiller jusqu’en leur profondeur ; car il rivalise avec le gros-bec et la loxie qui rejettent la chair délicieuse de la cerise, et n’en gardent que l’amande. Mais une jeune fille comme Alithéa préfère cueillir le fruit qu’on appelle prunelle, où il n’y a rien de dur, point de noyau.

Il y a tout juste quinze jours – le 3 septembre 1796 – Alithéa attrapa, avec son cueilloir, un de ces fruits que portait un envoyé consistorial, du nom de Lederer. La jeune fille était à la lisière du bois et n’avait pas donné encore cinq coups de peigne (ce n’était point un peigne d’acier ou de corne, ce denticule architectural de la colonne féminine, mais un peigne de bois avec lequel, en Thuringe, on récolte les airelles dans la mousse) lorsque ce Lederer passa, et, faisant reluire sa plaque de messager du Consistoire, demanda s’il y avait loin encore jusqu’à Neulandpreis.

Ce village de la province de Flachsenfingen est, comme chacun sait, au milieu d’un grand bois de bouleaux. Alithéa vola, comme l’étoile des Mages, ou comme un vanneau, au-devant du messager, par curiosité peut-être, autant que par complaisance ; car, justement, le Senior Schwers, à qui l’estafette ecclésiastique en avait, était son tuteur. Le presbytère attendait depuis longtemps cet évangéliste : aussi la pupille, plus rouge encore d’attendre que de se pencher, voulut-elle, en chemin, interroger le messager, par amour et sollicitude pour la famille du pasteur. Mais il garda son secret. Il semblait bien qu’il portât, dans sa sacoche, un petit Chanaan, un Eldorado ; mais il ne l’ouvrit pas.

Un républicain partant pour la France prend le premier Français qu’il rencontre dans le vestibule païen de l’État libre pour un républicain, – un tory le prendrait pour un tory – ; dans une tragédie ou dans un roman dont je ne sais rien encore par des critiques, à chaque personnage qui entre en scène, je crois que c’est le héros ; c’est ce que suppose aussi une jeune fille qui, à sa fenêtre, attend son héros. Pour la même raison, les candidats qui ont sollicité un presbytère prennent toute enveloppe pour une nomination. Alithéa pensa que le messager en apportait une. Car le Senior Schwers avait fait souffler, par la verrerie académique, son fils Ingenuin en une belle fiole de médecine spirituelle ; il n’y manquait que le long « mode d’emploi » de la nomination, la tecture de la perruque, le papier coloré de l’habit noir, et l’attache du col. Le père eût vu aussi volontiers auprès de lui, dans sa chaire, un coadjuteur et un Roi de Rome qu’un Électeur ecclésiastique et un Empereur romain. Mais père et fils avaient encore une raison particulière pour souhaiter l’« adjoncture » et la solliciter auprès du Consistoire, et pour désirer avoir cette décision au plus tard dans la quinzaine ; c’est que le Senior devait fêter dans quinze jours son jubilé, et qu’il eût vu volontiers son fils et successeur sur l’escalier de la chaire ce jour-là. Mais le Consistoire semblait être sourd et muet. Le Senior avait, il est vrai, son fils aîné, imprimeur à la ville, qu’il eût pu utiliser comme conducteur de machine et deus ex machina auprès du Consistoire ; mais il tenait une telle démarche pour impie.

Parmi tous les escaliers qui conduisent à la chaire, il n’en est point de plus vermoulu, de plus pourri que le gradus ad Parnassum ou l’échelle de Jacob des rêves ; il faut la remplacer par l’échelle de secours de la grossièreté, l’échelle de potence de la simonie, et escalader la chaire – ou bien tendre les ailes de chauve-souris d’un tablier ou s’installer dans la machine aérostatique d’un parent ; bref, par tous les escaliers, – les secrets, du moins, – on monte plus vite que par l’escalier du mérite. La même grâce de libre arbitre qui, selon les calvinistes, élit sans considération des mérites ceux qui parviennent au ciel, cette voluntas antecedens choisit aussi ceux qui conduisent au ciel...

Les choses en étaient là, au presbytère, lorsque le messager du Consistoire y entra avec Alithéa et demanda à la seniorin – qui, dans la chambre déserte, cousait pour son mari, non point des chemises, mais de petits cahiers pour les sermons de jubilé et les autres – où était Monsieur Ingenuin, son fils. Déa – c’est l’abréviation maternelle du nom d’Alithéa – alla le quérir dans le cabinet de travail où, auprès de son père, il travaillait, assis à une grande table.

Le fils du pasteur passait une triste soirée de samedi ; il était assis dans le Purgatoire et le feu des balles, et portait, au lieu d’une couronne de lauriers, la couronne de poix brûlante que lui avait tressée la Gazette littéraire d’Iéna. Ce journal avait révélé qu’Ingenuin était l’auteur d’une Critique de la liturgie selon les principes kantiens, dont le critique se sentait le devoir de blâmer sévèrement le cynisme novateur 35. La suite de cette critique, qui promettait encore quelques boulets munis de harpons, ne pouvait parvenir à Neulandpreis que huit jours plus tard. Je ne connais que deux éternités qui durent presque autant que les châtiments de l’Enfer, et que l’on subisse aussi misérablement : la première est faite des trois ou des huit jours qu’un auteur doit vivre jusqu’à ce que la critique d’un de ses ouvrages, interrompue dans une livraison, soit continuée dans la suivante. Le ciel et le rédacteur veuillent écarter ce tourment de ceux qui, comme moi, préfèrent supporter la fièvre des blessés ou la fièvre devant le canon plutôt que cette fièvre des prisonniers qu’est l’attente. – La seconde éternité, qui, pour le moins, n’est pas brève, est ce long jour de la Saint-Jean qu’ici, à Hof, à Bayreuth, à Berlin, à Halle, une jeune fille anémique passe, assise, attendant le soir et le bal de l’anniversaire royal, pour lequel la brave enfant ménage sa splendide coiffure ; car le perruquier qui, de tout le jour, ne cesse de manier le peigne, ayant eu pitié d’elle, l’a coiffée en hâte, avant l’aube, à cinq heures et demie.

Par bonheur pour Ingenuin, l’auteur de l’œuvre blâmée était inconnu aussi bien du public que de son propre père.

L’âme forte et libre du Senior s’était assimilé la tactique de l’Église comme un vigoureux guerrier fait le cérémonial militaire. Semblable aux scolastiques, il avait des ailes dans la philosophie, et, dans la religion, des chaînes. La ressemblance de l’homme avec Dieu – qui, selon les Sociniens, réside dans la domination sur les bêtes – lui semblait se manifester clairement dans la domination plus noble sur les bêtes humaines qui l’entouraient et sur le bétail tenace de ses instincts (comme dit Platon), mais sa subordination aux usages extérieurs, due à une conscience délicate et à son âge avancé, ressemblait souvent à une timide hypocrisie.

Le fils descendit auprès du messager ; il ne le reconnut qu’à sa plaque de fer-blanc (son prédécesseur venait de mourir) et reçut de lui un pli portant cette suscription : « À l’Adjunctus Ingenuin Schwers, à Neulandpreis. »

Ingenuin n’appartenait pas à la société secrète des génies qui refusent de rien accepter de l’État ; une nomination lui était plus agréable qu’une critique. Aussitôt, par respect, il porta à son père, sans l’ouvrir, le testament qui l’instituait héritier de la chaire. Schwers acheva d’abord de repasser les périodes de son sermon dominical, – car, tant que le vieillard avait encore la force de gravir de ses deux jambes l’escalier de la chaire, et de retourner de ses deux bras le sablier, personne ne pouvait le faire sortir de la coquille de bois de l’ermite 36 – ensuite seulement, il lut la nomination à haute voix, et jusqu’aux signatures des conseillers du Consistoire. Bien que le fils eût parfaitement compris qu’il était nommé adjunctus cum spe succedendi (avec l’espoir de devenir pasteur), le vieillard prononça d’une voix solennelle : « Le Vénérable Consistoire de Flachsenfingen t’appelle au poste d’Adjunctus cum spe succedendi auprès de ton père. Mais, jeune homme, puisque le Seigneur fait reposer sur tes épaules cette charge si pesante, qu’il lui plaise de te soutenir et de t’armer, afin que tu sois un successeur non indigne de ton père. Car, un jour, je te demanderai des comptes sévères. Et je te souhaite, en cette nouvelle vie, toutes les bénédictions. Amen ! » Un pieux embrassement réunit le tendre fils et le ferme vieillard.

Lentement, les yeux brillants, le visage grave, Ingenuin, devenu le messager de son propre avancement, descendit auprès de sa mère ; cette joie fut pour elle un oiseau d’été réveillé dans les mois hivernaux de sa vieillesse. Si, dans les jours glacés de son âge, son cœur battait si chaudement, c’est que ses noces d’argent coïncidaient avec le jour du jubilé... en tenant pour rien une quinzaine ; il arrive souvent que les ecclésiastiques fêtent le même jour ces deux jubilés, parce qu’ils montent toujours à la même époque en chaire et dans le lit conjugal, et parce qu’une lumière d’église, dès que le Consistoire l’a allumée, enflamme facilement le flambeau des fiançailles. – Théodosia (c’était le nom de la mère) ne put se tenir de porter à son mari son cœur rajeuni par la joie ; elle s’appuyait plus encore à son ferme cœur qu’à sa ferme poitrine, méprisant avec lui trois dieux : l’argent, le mensonge et la toilette. Seuls, elle et son fils avaient la permission d’entrer dans le cabinet du pasteur – un sombre sanctuaire, tapissé de noir gibier à plumes. Alithéa ne pouvait se permettre que de frapper à la porte. Le prétexte des épanchements du cœur maternel fut qu’elle voulait se faire décréter – sinon remettre – par le Senior le gratial et la provision destinés à l’annonciateur de nomination : car la mère était la directrice de la banque et la trésorière du trésor commun des Schwers.

Son fils parti, le Senior s’était mis à apprendre par cœur la péroraison de son sermon ; mais c’était justement le sermon du quinzième dimanche après la Trinité, où il décrivait les yeux et les bras maternels de la Providence ; l’émotion le contraignit, au milieu de ce travail, à ôter son bonnet, et il acheva de lire sa péroraison comme si c’eût été une prière vespérale d’action de grâces. Puis, plein de pieuse surprise et de recueillement, il se mit à la fenêtre. Le soleil argenté du soir, pareil à la coupole éclatante de Michel-Ange, brillait comme un second temple plus haut sur l’église Saint-Pierre de la nature, et sa pluie de lumière tombait, du sommet des bouleaux, en torrents obliques, sur les yeux ouverts du vieillard ; et un second soleil nageait autour de ses yeux aveuglés, éblouis. – Lorsque le premier soleil tirait déjà devant lui la couverture de Moïse des arbres, le faux soleil flottait encore autour de lui, et lorsqu’il fermait les yeux, son éclat durait ; mais, lorsqu’il les rouvrit devant sa femme, la terre et la chambre exiguë tournaient, radieuses et épanouies ; dans une sainte cécité, il attira sur sa poitrine restée droite sa bien-aimée toute percluse d’années : ils versèrent les larmes de joie les plus nobles, – celles des parents...

Puis elle le consulta sur la récompense à donner au messager. Le Senior était exact dans ses pourboires, juste dans ses paiements, dépensier seulement dans ses douces aumônes ; le Séniorat décréta seulement huit gulden rhénans. La mère déférente, qui ne mentait jamais, dut conclure pourtant une triple alliance des trois états avec sa fille, rusée mais douce, et avec son fils, ouvert mais faible, et supporter qu’on trompât, autant qu’on le vénérait et l’aimait, leur commun seigneur et maître grisonnant : il leur était aussi impossible qu’à la vieillesse elle-même de détourner ce vieillard pétrifié de la tête de Méduse de la raison, c’est-à-dire de sa propre tête lucide ; la mère dut donc, par force, souscrire le bill d’Alithéa décrétant que, au lieu de l’argent, on donnerait un double ducat. Il n’y en avait qu’un dans toute la maison, et il pendait au cou de Déa : elle portait un paternoster d’or fait de trois ducats dont le plus petit était couvert de la rosée de quelques perles. Un tiède vent de dégel passa sur les sentiments d’Ingenuin lorsqu’il vit cette catéchumène de son père payer pour lui, – elle était une pauvre fille de la Suisse, et s’appelait Alithéa Zwicki, – mais il n’y pouvait rien changer ; d’ailleurs, qui eût pu lui dénier le droit de la rembourser en lui donnant un collier plus grand et plus chaud ? Car cette bienfaitrice ne possédait pour toute fortune, outre son beau cœur paisible, qu’un... second cœur, aussi paisible, le cœur adjoint. Il était un pigeon des champs, elle une colombe apprivoisée ; il obéissait à son père comme à un Vieux de la Montagne, elle obéissait à la mère d’Ingenuin comme à une Abbesse et une Papesse Jeanne. L’étoile de l’amour ressemble souvent à ces étoiles fixes qui, selon Euler, peuvent être depuis longtemps au ciel avant que leur lumière ait parcouru le long chemin qui descend jusqu’à nous. En particulier, dans les âmes dont le climat est tempéré, la plante d’aloès de l’amour verdit des années durant sans fleurs ni parfum, jusqu’à ce que, par quelque hasard, la chaleur fasse éclater les bourgeons mûrs. L’envoyé consistorial Lederer ouvrit, à ce qu’il semble, avec son papier, les deux boutons d’œillet bien fermés ; du moins, ce qui suit ne contredit-il pas à cette hypothèse.

Le nouvel Adjunctus, qui était peut-être le plus galant, le plus aimable des élégants de Neulandpreis, se rendit au château, en face du presbytère ; ce château était grand comme un hôpital pour invalides, mais fort invalide lui-même. Une demoiselle de l’Ancien Testament y résidait, qui comptait plus d’ans que d’aïeux et avait nom Amanda Gobertina von Sackenbach. J’allais lui reprocher son âge ; mais est-il juste que les hommes se reprochent mutuellement des qualités opposées, à l’un sa jeunesse, sa vieillesse à l’autre, sa graisse au gras, à moi d’avoir la peau sur les os ? Amanda von Sackenbach avait eu mon âge, avait été dame de compagnie, ou fille d’honneur de la défunte souveraine, – puis elle devint sa propre dame de compagnie et fille d’honneur, et elle l’est aujourd’hui ; une pension (pour laquelle le Cabinet du Prince n’utilisait qu’une fondation des pauvres) l’orne dans son caveau et fait croître sur elle un feuillage d’or, comme des veines de métal traversent le corps du mineur enseveli dans le gisement. Quoique, dans son château misérable, elle soit à peu près aussi facile à atteindre par l’amour que les Européens par la peste, – laquelle, comme l’amour, se transmettait par un pommeau d’épée, une lettre, un vêtement de laine, une pièce d’or, – cependant, elle ne va chercher que dans les grandes maisons les impressions tendres et élégantes, comme les dettes et les punaises... Peu lui importe un habitant de Neulandpreis. D’ailleurs, elle n’est pas seulement la fierté, mais la serviabilité et la médecine mêmes ; elle accourt au chevet du malade le plus pauvre et s’acquitte du lavage des pieds, le jeudi saint, accomplissant ces actions nécessaires sans préjudice de son orgueil ; de même, sans déchoir, Madame de Maintenon et Pierre le Grand servirent dans les derniers rangs, celui-ci parmi les soldats, elle parmi les nonnes.

Mademoiselle von Sackenbach prit une part profonde à la joie d’Ingenuin en apprenant la nouvelle de sa nomination, promulguée par Lederer ; elle aimait tant la famille du pasteur que, chaque fois qu’elle rentrait chez elle, elle se faisait des reproches de sa gracieuse bienveillance : car, si elle arrivait en se rengorgeant, elle partait émue. Elle fit aussitôt à l’adjoint – preuve certaine de sa condescendance – la prière de se chercher une adjointe : car, célibataire, il serait trop sensible aux charmes du sexe. C’était vrai : l’Adjunctus ne pouvait lire à une âme féminine un texte plus sévère que celui du mariage, son cœur était en tout temps un fief féminin, et ses regards vivaient en perpétuelle cryptogamie et « sigisbéisme » avec toutes les femmes ensemble, sans omettre les nymphes des eaux, les sibylles et les enfants au baptême. Rien n’assure les hommes de cette sorte contre l’éclat de la beauté qui rayonne sur la moitié de l’Europe, comme une bonne ménagère, de même que seuls ceux qui ont allumé une veilleuse ne sont pas aveuglés et blessés par les éclairs nocturnes. – L’Adjunctus répondit que si jamais son cœur méritait d’enchaîner un cœur humain, à l’instant même il serait disposé au mariage. Il croyait fermement qu’un dieu seul pouvait mériter une déesse, c’est-à-dire une femme, un Grand-Croix seul une dame de la Croix, un apôtre une Marie ; et il n’avait guère la hardiesse de se fiancer. En cela, il contraste, à son désavantage, avec nos libertins et nos ravisseurs sabins, parmi lesquels il n’en est point de si vermoulu, pourri et lézardé qu’il ne donnât avec joie sa main goutteuse à une sainte femme ; fatale vanité, qui est malheureusement la condition de grands avantages, car, selon La Rochefoucauld, « notre orgueil s’augmente souvent de ce que nous retranchons de nos défauts ».

En général, l’homme aime plus ardemment et plus fidèlement, à vertu et amour égaux, l’âme supérieure que l’âme inférieure ; je tire cette conclusion, non seulement de l’inclination des libertins pour les filles honnêtes, mais aussi de celle, semblable, que les singes ressentent plus volontiers pour nos femmes que pour les leurs : ainsi, le chien est plus ami de l’homme que du chien. Et il m’est impossible de me figurer le Diable misanthrope.

Demoiselle Gobertina offrit à la famille du pasteur la moitié d’un coq d’Inde comme oiseau consistorial pour le pigeon voyageur consistorial Lederer : elle eût pu manger encore une demi-semaine de cet oiseau. Son appétit était plus fort que sa pension ; cependant, rien ne paraissait sur sa table qu’un courtisan n’eût pu demander, à supposer même qu’il l’eût laissé ensuite au laquais famélique debout derrière sa chaise. Il lui eût paru trop bas, et contraire au bon ton des cours, de faire servir à sa table d’autres pigeons et cochons que sauvages ; car elle savait qu’on n’occupe pas volontiers la table des nobles de quelque chose d’apprivoisé (les convives exceptés).

Ingenuin partit ; mais, à la maison, il ne donna lecture de la lettre de donation du dindon que devant une âme troublée. Alithéa avait enlevé avec peine la bague d’or qui meurtrissait son doigt gonflé par la chaleur ; elle avait déroulé le fil qui la faisait plus étroite, et, en attendant de le rajuster, elle avait déposé la bague pour préparer le repas du messager. Dans cette honnête et paisible demeure, la suspicion n’ouvrait jamais son œil félin. Alithéa sortit de la chambre, et, en y rentrant, trouva le messager donnant la chasse à l’étourneau qui, disait-il, avait volé jusque sur la table, pris la bague dans son bec, et l’avait emportée. Cet anneau resta aussi introuvable que le sceau de Salomon ; pour moi, il est vraisemblable que l’ambassadeur l’avait dérobé à son usage. Cependant, le messager ne cessait de traiter de vaurien l’étourneau, et l’oiseau, procureur général ou sergent de ville à plumes, rétorquait l’injure sur-le-champ, et appelait le messager : voleur. La mère, par respect pour l’humanité, la fille, par respect pour le Consistoire, tenaient l’étourneau pour le coupable. Alithéa, qui pourtant avait de si bon cœur ôté de son collier le double ducat, ne pouvait parvenir à sécher, de son tablier de cuisine, les larmes que lui arrachait son annulaire dépouillé ; et, lorsque le Senior passa, elle attribua son œil assombri à la fumée de la cuisine – car, malgré ses cheveux blancs, il s’emportait encore contre les imprévoyances et contre les larmes terrestres et inutiles – et elle ajouta que cette fumée était signe de mauvais temps.

Lorsque le messager, après avoir gonflé la montgolfière de son estomac et injecté du métal à sa bourse, eut enfin pris congé, une joie muette et solennelle éleva les quatre cœurs amis. Le Senior appartenait à la lignée royale des hommes qui s’élèvent dans le chant de joie, ou plutôt dans le chant de la joie, et qui tendent vers le ciel, lorsque les nuages le quittent, comme l’alouette prisonnière cherche à étendre ses ailes retenues par un fil et sautille dans la chambre dès qu’elle se met à chanter. Schwers étendit son bras, comme un bras peint à un carrefour, et montra les voies de soleil et de pollen de la Providence qui réunissait son jubilé avec l’« adjoncture ». Théodosia ajouta : « Et nous fêterons aussi nos noces d’argent. » Ingenuin regarda Alithéa : des larmes plus grosses pressaient les yeux de la jeune fille, et tous deux pensaient à l’anneau dérobé ; mais Déa ne pleurait ni de joie, ni de chagrin, ni d’émotion, mais pour tous ces motifs ensemble ; tous ses nerfs étaient les tendres branches d’une sensitive, qui n’avaient point encore été amollies et abattues par de trop fréquents contacts.

Le jeune couple fit un repas rapide des restes du messager, puis obtint la permission d’un pèlerinage vespéral. Dans les villages, on donne aux jeunes gens des bonnets phrygiens, et la liberté académique, et la liberté du commerce ; dans les villes, c’est à peine s’ils obtiennent quelques rules pour leurs King’s Benchs, à peine quatre nouveaux hublots et meurtrières dans la vieille galère et la prison ; mais il n’est point de liberté qui soit plus souvent offensée et tournée en ridicule que celle qui est limitée. Tous deux se hâtèrent de sortir du village entouré de fraîches bordures de bouleaux ; ils gravirent une colline arrondie qui portait trois bouleaux pleureurs, serrés ensemble, dont les campagnards ne faisaient pas grand cas, parce qu’on ne pouvait faire des balais de leurs branches comme de celles des autres bouleaux. Le trépied des bouleaux était ceinturé d’un banc de bois sur lequel les jeunes gens s’assirent.

Leurs yeux regardaient, en bas, les cimes vert-clair des arbres, tandis que le rouge anneau magique de l’horizon s’étendait autour d’eux comme un cercle de feu. Le vaste oratoire de la terre entourait leur vert jubé et, au-dessus de leurs têtes planait un orage mouvant, brillant à son pourtour, dressé sur la roue de feu et le cercle de pourpre de l’horizon. On entendait comme le bruissement d’une forêt, sans les tremblements de terre que fait le tonnerre, et le doux œil du soleil était voilé par le rideau de la pluie d’orage ; les nuages ne déversaient point de cataractes, mais seulement une chaude et légère cascade sur la floraison automnale de la terre, et, au lieu de la couleuvrine et du boutefeu de l’éclair, seule la source de naphte d’un doux nimbe répandait sa lumière voilée sur le banc des nuages.

L’amour d’Ingenuin, en cette journée, ne cessa de croître et de s’implanter de plus en plus profondément en son cœur, de plus en plus loin de la racine de la langue ; ce n’était pas seulement parce qu’en ce jour il était aussi solennel que la nature alentour, pas seulement parce que son père vouait à cette enfant une considération qui la grandissait ; c’était surtout parce que le sort lui avait mis dans une main un calice de joie, et dans l’autre un calice de douleur, et parce qu’Alithéa avait, de si bon cœur, dénoué pour lui son collier d’or. Il persistait à prononcer, au lieu du vœu d’amour, le vœu de silence. Enfin, il se souvint de l’après-midi, et raconta à la jeune fille qu’aujourd’hui sa mère avait épousseté son cilice verdoyant, sa couronne d’épines en soie, c’est-à-dire sa couronne de fiancée, tressée de fils de soie verte et de myrtes fanés, pour découvrir devant lui, à cause de la proximité des noces d’argent, la refloraison tardive et pâle des mois d’été en allés de sa vie. Alors, Alithéa, gaiement, sortit d’une poche un petit paquet de lettres qu’elle avait obtenu, par des caresses, de la Seniorin qui accordait toujours trop peu à un entêté, trop à un suppliant. C’étaient les lettres d’amour du Senior à Théodosia. Alithéa pria leur fils de lui lire les jambages vieillis. Pour un bon fils, il n’est pas seulement difficile, mais agréable aussi, de se représenter son père dans les années de la libre fatuité juvénile, ou dans les académies, ou comme chandelier des flambeaux de fiançailles : la vénération le cède alors à un amour plus doux. En lisant, Ingenuin se prit à aimer mieux son père, d’abord, pour les raisons que je viens de dire, et Alithéa aussi, pour celles que voici : le matin où un ami se marie, tous ses amis veulent l’imiter, ainsi que, l’après-midi où une sœur se fiance, toutes ses sœurs cadettes ; – combien plus un fils charnel qui fouille dans le portefeuille amoureux de son père ! Déa se contentait, chaque fois que, dans les lettres, il était question d’un anneau de fiançailles, de libérer un soupir prisonnier dans sa poitrine, ses yeux brillaient plus humides, et elle regardait pudiquement sa main nue. Ingenuin jetait sur elle un regard compatissant et interrogateur : « Hélas ! ce n’est que ma bague, et je ne dirais rien, pourtant, si vous la portiez ! » dit-elle innocemment ; et innocemment il répondit : « Alors, je puis vous le dire, vous la reprendriez, et avec la mienne ! »

Le soleil nourri d’éclairs tomba, ivre de feu, de l’orage pourpre, mille flammes jaillirent de la terre inondée et réverbérante. Ingenuin, machinalement, mit devant le visage de son amie sa main écarlate et transparente. Elle détourna ses regards des cinq baguettes d’éventail diaphanes vers lui, plongeant dans ses yeux éblouis des yeux de plénitude et d’émotion. Et, tandis qu’ils se regardaient longuement dans la solitude aveuglante, perdus dans le tonnerre et le soleil, leurs jeunes cœurs inexpérimentés battirent de délices et de douleur – et chacun regarda les larmes qui gonflaient les paupières de l’autre, et chacun s’étonnait de l’autre. « Ô vous ! » dit Ingenuin d’une voix qu’il ne s’était jamais entendue. Elle répondit : « À moi aussi tout le cœur me fait mal, mais j’en suis heureuse. Vous voulez dire quelque chose ? – Non, non... » dit Ingenuin, et, lorsqu’il lui rendit les lettres paternelles et toucha sa main dont le pouls battait fort, les nuages, à cet instant, plongèrent avec un long écho de tonnerre, vers l’est, les flammes nues du soleil se répandirent sur la soirée nettoyée, épurée, une main d’ange éparpilla de petits boutons de roses ou de délicats rubis, les forêts se courbèrent en bruissant, et le ciel ennuagé s’enfuit vers l’est en tonnant. – Ce ne furent point les deux amants, ce fut l’amour même qui pressa leurs mains ensemble, et Ingenuin dit : « Oui, je demanderai aujourd’hui à mon père si je suis digne de vous ; car je vous aime ineffablement ; oui !... non ? » Alithéa répondit : « Non ! il me méprisera si je vous aime aussi. – Ô très chère, pouvez-vous donc m’aimer ? demanda vivement Ingenuin. – Hélas ! vous ne lui avez pas demandé encore, dit Alithéa... Venez plutôt, il fait froid. »

Grand Génie de l’amour ! je révère ton cœur sacré, quel que soit son langage, mort ou vivant, avec quelle langue qu’il le parle, la langue de feu des anges ou une langue gourde, – et je ne te méconnaîtrai jamais, que tu habites dans une étroite vallée des Alpes, ou dans la hutte des Écossais, ou au milieu de l’éclat du monde, – et que tu donnes aux hommes des printemps, ou de nobles illusions, ou un pauvre vœu, ou que tu leur prennes tout, tout !

Ils descendirent lentement du Pinde lumineux de leurs âmes. Le village reposait dans l’ombre, entouré de sa vaste tonnelle de bouleaux et de sa paroi de jardins. Le soleil encadrait déjà le nocturne de la terre dans le cadre doré des nuages brillants. Déjà la cloche du soir cessait de sonner la messe lasse du jour, et les rêves éveillés, les souhaits obscurs, semblables à des papillons du soir, commençaient à travers l’âme leur vol fatigué...

Les deux enfants trouvèrent leurs parents las et solitaires, qui chantaient doucement un chant du soir, comme le chant funèbre du jour trépassé. Ils ne dérangèrent pas cette élévation harmonieuse, mais l’accompagnèrent en sourdine. Lorsqu’ils eurent achevé, ils s’avancèrent devant le vieillard rayonnant de piété, dont l’âme, attirée vers le haut, décrivait des cercles d’année en année plus courts et plus proches, autour du soleil surnaturel, comme la terre autour du soleil naturel. Le père devina, lorsque son fils lui prit la main, la prière qu’il allait lui adresser ; car la mère avait tout découvert déjà auparavant, et avait communiqué ses réflexions à son mari ; elle lui était attachée de façon extraordinaire, plus encore qu’à ses enfants, et toutes les strophes de son long mariage, à part quelques rimes féminines, suivaient l’harmonie des sphères de la lune de miel. Elle n’avait qu’une faiblesse féminine : la haine et le soupçon envers toute féminité étrangère. Théodosia mit fin à son émotion pensive par une émotion maternelle devant l’émotion amoureuse de son fils ; elle fondit en douces larmes. Le père, manifestant la même attention qu’il aurait vouée à l’examen d’un nouveau canari, rendit plus difficile l’exorde de son fils, et lorsque celui-ci commença à parler, Alithéa voulut lui retirer ses mains. La mère, alors, s’écria vivement : « Bénis-les, père, car ils veulent s’appartenir. » – À peine eut-il dit : « Que Notre Père à tous vous donne sa bénédiction, et que vous soyez aussi heureux que vos parents ! » une subite mélancolie le prit à la gorge, ne lui laissant que les syllabes muettes de la physionomie ; Théodosia empêcha alors qu’il ne découvrît la perte de la bague : « Il faut remettre, dit-elle, jusqu’à l’anniversaire de notre mariage les fiançailles et l’échange des anneaux ; mes autres enfants, ainsi, y assisteront. » Bien volontiers, ils consentirent, leur union intérieure conclue, à différer leur union extérieure.

Ingenuin voyait maintenant, sur la mer monotone de sa vie, s’étendre tout un nouveau monde en fleurs ; l’agitation et le bruit intérieur de sa joie, les entraves qui le contraignaient à se taire lorsqu’il était tout plein d’un amour croissant, tout le décida à quitter avec Alithéa ses calmes parents, que le samedi soir et la fatigue de tant de joies remirent entre les bras du sommeil ; les jeunes gens regagnèrent leur Olympe. Comme, depuis la petite cloche du couvre-feu, tout s’était transformé, divinisé ! L’automne était devenu un printemps ; les châteaux blancs dans la plaine verte s’étaient métamorphosés en scintillants palais de glace et en temples du Soleil ; au-dessus de la grand-route blanche se recourbait la céleste Voie Lactée, les deux routes semblaient se rejoindre sur la montagne lointaine, et les nuages, comme les vantaux des portes célestes, étaient largement ouverts.

Mais, dans l’âme d’Alithéa, s’élevèrent de blanches brumes, grandes comme des tombes, pareilles aux brumes qui se levaient du fleuve noir, sous ses yeux ; et, sous les collines de fumée qui s’entrouvraient, gisaient ses parents ; le bonheur dont elle était envahie affolait ses nerfs et dirigeait ses yeux vers les Alpes au pied desquelles son père et sa mère s’effeuillaient et rendaient à la terre noire l’écorce, la moelle et les racines.

L’écho d’un cor postal sonnant dans la forêt, les colonnes de fumée montant des feux mourants des bergers dans les champs, deux feux follets relevaient dans l’esprit de la fille heureuse les tombeaux disparus de ses chers parents, et elle versait des larmes abondantes. Elle ne pouvait se contenir, et se demandait sans cesse : « Comment se fait-il qu’aujourd’hui tu sois de triste humeur ? » – Enfin, Ingenuin l’interrogea, lui aussi, car, se trompant, il ne pensait pas que la douleur d’Alithéa pût naître de sa joie même. « Je songe, dit-elle, que mes bons parents devraient me voir aujourd’hui dans ma joie, et cela m’émeut. » Et, derrière ce masque, toutes ses larmes d’enfant remontèrent ; mais l’ami de son âme, en son innocence et sa pureté, tenait pour saintes toutes les gouttes (de la treille) qui échappaient à ce cœur plein et déchiré ; il les essuyait une à une, mais pas avec ses lèvres ; car il considérait le chagrin de l’enfant à propos de ses parents disparus comme trop pieux et respectable, pour oser le troubler des vœux de son cœur ami. Ainsi restèrent-ils longtemps en silence devant le ciel muet de la nuit, et une étoile en même temps que chaque larme tombait ; mais, en leur ignorance et leur pureté, les enfants terminèrent le premier soir de mai de leur ardent amour sans son premier baiser ; leurs belles lèvres s’étaient tout donné, hormis elles-mêmes.

Oh ! terminez heureusement votre soirée ainsi, et ôtez au château enchanté de l’amour l’échafaudage des corps ! – Homme enivré, tu ne le resteras pas, tu te dégriseras, si tu ne recherches et n’aimes pas ta bien-aimée comme la vertu, qui ne prend jamais corps, si les regards ne restent pas ton langage et ton désir : la jacinthe de l’amour fleurit si bien dans le vase qu’emplissent deux larmes. – Insensé, qui ignores que le pur amour, comme l’eau des glaciers, est meilleur avant d’avoir touché la terre, et que nos sentiments les plus élevés sont semblables aux oiseaux de paradis qui ne parviennent que rarement à quitter le sol, lorsqu’ils y sont descendus !

 

 

 

 

PREMIER MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

 

SUR LA FORME ÉPISTOLAIRE. – SUR LA PRESCRIPTION DES MÉRITES. – LA HAINE CONJUGALE. – ET QUE LA VIE EST UN JEU PUÉRIL.

 

            Très cher ami,

 

LA forme épistolaire est l’une des plus plaisantes manières d’habiller sa pensée, lorsqu’on veut écrire à quelqu’un : elle fut employée même par saint Dominique dans ses lettres à la Sainte Trinité, par Galène dans celles qu’il écrivit de l’Enfer à Paracelse, par Omar s’adressant au Nil. Cette belle formulation de la pensée, cette forme charmante donnée à la source minérale de la vérité a rendu déjà de grands services, aussi bien à la littérature qu’à la poste. À des phrases sèches et roides, aux pilastres, aux poutres sans apparence, aux madriers de la science, par exemple à toute l’astronomie, à la botanique, à la physique, les Allemands ont donné souvent une forme corinthienne ravissante et de jolis feuillages, en écrivant simplement au début de leur dissertation : « Très cher ami », et, à la fin : « Je suis, etc. » Le « très cher ami » était le triple feuillage du chapiteau, les seize tiges et les huit volutes ; le « Je suis, etc. » donnait à la base sa moulure et sa cannelure 37.

Je crains seulement, cher ami, d’attirer trop le lecteur par l’ornement de la forme épistolaire, de lui faire oublier la farce et négliger le crustacé pour sa coquille de porcelaine. Ne vois-je pas qu’il en est advenu ainsi des Épîtres de saint Paul dont, à cause de leur charme extérieur, les diocésains et les exégètes ont laissé échapper complètement le sens, l’ont même dépassé ? Chaque siècle n’a-t-il pas conféré au Nouveau Testament un contenu nouveau ? Si je néglige les commentateurs du Ier et du XVIIIe siècle, ne considérant que les autres, ces rongeurs qui ont transformé le grain en vermoulure et l’enveloppe en nourriture, je crois voir des boxes pleins de chevaux tiqueurs, de ces chevaux qui mordent la mangeoire au lieu du fourrage ; je leur reconnais pourtant ce double avantage : ils s’aiguisent le mors, – et ils se nourrissent de vent. Peut-être les exégètes ressemblent-ils plus encore aux Tziganes qui, lorsqu’ils manquent de tabac, finissent par chiquer leurs vieux tuyaux de pipes.

Chaque être humain a ses idiotismes, comme chaque siècle ses germanismes et ses gallicismes. Un génie clair est toujours plus obscur qu’un mauvais auteur contourné, dont la patavinité d’esprit s’accorde toujours avec les provincialismes du siècle. Pour saisir l’auteur, il faut comprendre l’homme ; mais, pour bien saisir un homme, c’est-à-dire un caractère, il faut l’abstraire de son propre moi, l’en distinguer et le considérer avec maîtrise, avec la toute-puissance réfléchie du génie qui transforme toutes les situations en objets, et qui remarque ensemble la couleur et la lumière. Mais peu d’hommes sont capables de saisir un caractère, – moins encore d’en peindre un. – Ce n’est que dans les lettres critiques 38 que j’ai annoncées, que j’analyserai la singulière opération de l’esprit humain – (et, en l’analysant, je la comprendrai moi-même) – par laquelle se forme en nous l’idée d’un caractère étranger, idée que le monde extérieur ne nous livre que par fragments physionomiques, par disjecta membra. J’en suis arrivé, sans avoir encore développé ces réflexions pour l’impression, à penser que, dans la totalité de chaque homme, brille d’abord un point essentiel, un foyer, un punctum saliens, autour duquel les parties accessoires se dessinent graduellement. Mais la naissance de ce foyer central, etc., cela restera pour moi, jusqu’au moment où je préparerai pour l’impression mes réflexions sur ce point, une profonde énigme et une lointaine nuée.

Pour comprendre parfaitement un homme, il faudrait être son double, et encore avoir vécu sa vie. Le langage est un nuage où la fantaisie de chacun aperçoit une image différente. Nous-mêmes, par exemple, nous ne comprenons les livres que nous avons écrits, lorsqu’une série de circonstances nous ont transformés, qu’en nous souvenant de celles dans lesquelles ils furent composés.

Je reviens à l’Appendice. C’est pour moi un plaisir particulier de pouvoir feuilleter les pages blanches qui suivent, les regarder, et me dire : « Tu peux, cette fois-ci, traiter là les sujets qui te plaisent. » Mais, pour être lié, pourtant, à une loi quelconque, à des rênes, je vais dire ce que je me propose de traiter. Je m’engage à parler, dans ce message circulaire, de la prescription du mérite et de la haine conjugale, et, dans le post-scriptum, du jeu d’enfant qu’est la vie ; puis, je mettrai le point final.

Dans un État bien organisé, les crimes et les services ont leur prescription pour les mêmes motifs, et leur auteur n’a plus rien à en attendre. Que l’on commette l’injure, la fornication, le vol ou le double adultère, on ne s’en porte pas plus mal, et on ne peut être puni pour le premier délit après un an, pour le second après cinq ans, pour le troisième après vingt ans, et pour le dernier après vingt ans également (en Saxe), à supposer même que l’on aille soi-même au prétoire, et que l’on assume son propre réquisitoire. – De même, un État conséquent ne récompense pas les mérites prescrits. Un simple soldat a-t-il suspendu au temple de Janus ses deux jambes en ex-voto, un instituteur a-t-il voué ses forces à une école, un ministre au pays son effort désintéressé et tout son temps : le premier au bout d’un an, les deux autres au bout de cinq ans, n’ont aucun droit à réclamer une récompense, voire une ligne sur le tableau d’honneur de cette tabula rasa qu’est la mémoire. Le mérite de la beauté, de l’épée, du tir, des inventions, de la virginité, se prescrit pour cette seule raison que sa récompense lui reste due et qu’un autre la détient ; car le droit civil dénie au légitime propriétaire l’objet qui a été pendant dix ans dans les mains d’un autre ; seulement, pour une récompense, l’absence du véritable propriétaire, au lieu de retarder la prescription de ses droits comme pour un champ, l’accélère de dix ans.

Les motifs sont les mêmes pour les délits et les mérites. Les premiers se prescrivent parce que l’on tient compte des remords de conscience qui, avec leurs tenailles rougies, leur strangulation en effigie et leur fustigation, ont déjà exercé une peine 39 ; – les mérites se prescrivent parce que la conscience, en un si long temps, a récompensé l’homme de cent couronnes civiques et ordres de mérite. Les fautes anciennes et les services anciens ont la même difficulté à produire des preuves. La longue inaction du criminel ou du méritant fait supposer que les actes en question devaient être mis sur le compte du hasard et de l’irréflexion plutôt que de l’intention. C’est pourquoi, d’ailleurs, les auteurs classiques cherchent à empêcher la prescription de leur gloire en donnant de nouvelles éditions de leurs œuvres anciennes.

Il est vrai qu’il existe dans chaque pays un homme qui – de même que le bouc émissaire et l’Adam d’Halberstadt 40, prenaient sur eux tous les péchés d’autrui – est, en tant que ministre plénipotentiaire du mérite, le percepteur et le collecteur des récompenses attribuées au mérite ; ce collecteur est plus connu sous le nom de favori. Ainsi qu’un ustensile qui a touché le cadavre d’un Juif transmet son impureté à un second, puis à un troisième 41, ou que, selon la loi lévitique, une maison mortuaire impure souille toute une rue juive, de même la pureté morale se communique par la proximité de l’un de ces commissaires généraux du mérite ; sa valeur de procuration et d’endossement, avec la récompense qui y est jointe, passe à toute sa famille.

Mais il est un crime qui ne connaîtpoint de prescription : celui de lèse-majesté ; de même, le mérite de « flatte-majesté » ne saurait être prescrit ; un mérite envers la Cour (et non envers le pays), comme les delicta excepta, se prouve facilement par un témoin, par un enfant ou un insane. Les actions du titulaire portent toutes – comme les enfants des puritains – le nom de vertus. Cet homme représente mieux le Prince qu’un ambassadeur, ou plutôt encore, il est l’ambassadeur intérieur envoyé au pays, et a exactement autant de ressemblances (les stigmates en moins) avec le Prince que saint François avec le Christ ; Pedro d’Alva Aftergain en compte le modeste total de quatre mille. Si deux hommes ont le même mérite envers une Cour, la récompense appartient au plus riche – de même que, dans la Fête de la Vertu, à Blotheim en Alsace, entre deux jeunes gens également vertueux, le prix revient au plus pauvre...

L’amour conjugal de mes héros m’amène à parler de la haine conjugale. Il est singulier, et fâcheux, que, de nos jours, dans le mariage, on voie croître dans une égale proportion les soucis, qui doivent être portés par quatre épaules, et l’indifférence réciproque des époux. Sur les calices de douleur, on devrait graver le mot que portent les cruches à bière des moines de Saint-Paul : charitas (amour) ; mais seuls les mariages qui boivent à la calebasse des joies gravent ce mot sur leurs calebasses.

Tout cela m’a suggéré souvent l’idée – mais, en écrivant, je l’ai oubliée – de demander aux directeurs des théâtres s’il leur paraît scrupuleux et délicat (de nos jours, alors que la femme ne fuit ni ne souhaite un mari, comme le sage fait la mort, – alors que l’homme, depuis qu’elle a atteint son périgée, ne trouve plus rien en elle de son éclat ancien, comme la terre, qui traverse le ciel sous l’aspect d’un astre brillant, ne nous paraît, à nous autres qui y posons nos pieds, qu’un noir et froid lumignon) – je demande si ces directeurs agissent bien, en ces temps d’indifférence conjugale, en forçant le mari, sur la scène, à jouer un rôle d’amoureux envers sa femme légitime, à se montrer en public autrement que froid et étranger envers elle ; – par exemple, dans le Tasse de Goethe, lorsque Torquato présente à la princesse (sa femme) son cœur comme une bonbonnière et un nid indien de l’amour, ce même cœur qu’un instant auparavant, dans la coulisse, il lui a montré comme un pot de saumure et la coupe venimeuse de la colère. Je le tolérerais encore si les époux étaient divorcés ; que le directeur imagine quels seraient ses sentiments si, dans des rapports aussi étroits que ceux du mariage, il devait jouer en invité le rôle de la tendresse, en même temps que, par surcroît (ce que peut fort bien exiger l’économie de la pièce), il devrait jouer la froideur envers sa véritable bien-aimée, qui se trouverait tout près...

Je suis, très cher ami, votre

JEAN PAUL.    

 

P.-S. – Il faut encore, ami, que je dise que les hommes sont des enfants, et la terre un limbus infantum. Aux jours de foule – de marché par exemple – il m’arrive souvent de me servir de mon verre de lunette comme d’un miroir concave et d’y faire courir les gens comme des nains ; on peut ainsi faire se réunir des sessions de parlement ou de consistoire sous le couvercle d’un pâté de bécasse. Cela me suffit pour m’imaginer que je vois des enfants. (Au fond, cela m’arrive même lorsque je dépose mon verre de lunette, car le vieillard courbé penche – comme le serpent de l’éternité – vers l’enfance d’où il est parti ; de même, un morceau de musique, après des pérégrinations à travers tous les modes, s’achève en celui où il commença.) Je veux ouvrir un peu plus grande la porte de la chambre d’enfants où les petits jouent et pleurnichent. Sur le seuil, le diable a placé quelques bâtards, ou quelques hydrocéphales qui, tout le jour, crient et mangent comme des bêtes. Parmi tous se distingue, sur une haute chaise, grande comme un trône, et percée, comme il se doit, d’un foramen ovale, un petit enfant qui proclame : « Je serai maintenant votre roi et votre caporal, et je vais vous jeter à l’instant dans le chenil » ; l’enfant a grand air, avec la canne paternelle (il n’a point de sceptre), et en donne de grands coups autour de lui. Un enfant dit : « Chevauche-moi, je te chevaucherai ensuite. » – L’autre : « Sois le garçon meunier, je serai ton âne et tu me donneras des coups. » – Colin-maillard et la balle (des balles qui pèsent parfois vingt-quatre livres), jeu de soldats et de « décapitation » (un des joueurs et assis sur un siège, l’autre, d’un coup de règle, lui enlève trois ou quatre chapeaux superposés), ce sont de vieux jeux d’enfants bien connus. Arbuthnot remarque fort justement que, de siècle en siècle, les jeux d’enfants se conservent exactement.

Les garçons jouent très bien aux soldats, et lorsque, avec la bouche, ils font un violent coup de feu (ils crient très fort : Pouf !), à chaque fois, le groupe des ennemis, avec qui c’était convenu d’avance, s’enfuit ; il semble que les enfants n’aient pas remarqué chez leurs aînés les fourgons à argent indispensables à la guerre (ces véritables chars d’assaut, ou ces chars magiques). L’enfant à la chaise percée aimerait avoir quelques petits paysans à son service. Mais les garçons manquent, car le cri « Pouf ! » a produit parmi eux un massacre bethléemite.

Les fillettes jouent à baptiser, font doucement leurs relevailles, et cuisent ce qu’elles peuvent trouver. Le père des enfants et moi, nous nous opposons à ce qu’elles bercent si énergiquement la poupée nouvelle-née qui, si elle ne l’était déjà, en deviendrait idiote. Quand l’enfant grandit un peu, la mère en fait une vraie poupée de gala, mais elle ne manque pas d’enseigner à cette petite chose de bois toutes les bonnes doctrines et les prêches qu’elle tient de sa vraie mère, doctrines que la poupée observe aussi rarement que l’enfant-mère. C’est une belle chose, et une preuve frappante de la prédilection des femmes pour la gent féminine, que de voir les fillettes mettre au monde et parer d’abord, non des garçons, mais des poupées féminines 42.

Près de la fenêtre – pour avoir meilleure lumière –quelques garçons d’avenir, un peu plus âgés, sont assis autour d’un banc qu’ils baptisent table à écrire ; et l’un d’eux me ressemble ; les petits diables voudraient faire un livre comme leur vieux père (un véritable ami des enfants), et, comme il leur a donné quelques rognures de papier, les petits fous y font grincer des plumes et déclarent : « Une œuvre d’importance ! » Autour d’eux, leurs cadets crient, et leur demandent s’ils ne dorment pas. Le commerce est très florissant dans la chambre ; tout ce dont on a besoin est fabriqué dans le pays ; le manque d’argent est inconnu, car ils ont du papier et des ciseaux et peuvent ainsi frapper autant d’« enfants d’or » qu’il leur en faut. Tous les métiers sont représentés, les boulangers râpent de la craie pour en faire des petits pains blancs qu’ils vendent contre espèces et nature ; on peut tout se procurer. Mais ils ne devraient pas envelopper leurs marchandises dans les bouts de papier sur lesquels de classiques enfants ont exprimé leurs illisibles pensées.

Je m’écarte absolument de ces maîtres d’école qui pensent que, dans la chambre d’enfants, on ne fait que jouer, sans rien apprendre pour l’avenir. Les heures de jeu ne sont que de plus libres heures d’étude, et les jeux d’enfants sont les croquis, les copies des sérieuses occupations auxquelles se livrent les adultes, une fois quittés la chambre d’enfants et les souliers d’enfants...

Comme je regardais de la porte, survint derrière moi un vieux valet de chambre et jockey du père, d’une apparence assez banale et qui se nomme « l’ami Hain » ; c’est lui qui, après quelques coups de peigne et quelques ablutions, emmène les enfants, commençant par les aînés, finissant par ceux qui ne parlent pas, dans le grand jardin fleuri où le père les attend amicalement sous une tonnelle de chèvrefeuille ; sous de grands arbres, parterres de fleurs suspendus, il leur parle de la flore étrangère, et, sous les danses des papillons et des mouches, écoutant la musique de jardin des oiseaux, au milieu de toute cette vie et de cette lumière, il traite les chapitres principaux de l’histoire naturelle.

Mais le bedeau poussiéreux, à la figure un peu moisie, m’éveilla – sans doute était-ce l’avant-dernière fois – pour nous emmener, et je vis que je n’étais pas à la porte de la chambre, mais assis avec les autres enfants à l’intérieur, devant l’escabeau ; j’avais mon bout de papier devant moi, je ne voulus pas être le seul à dormir parmi tant d’enfants actifs ; et, avec un nouveau zèle, je me remis à noircir mon papier...

 

 

 

 

DEUXIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

 

LA FARCE D’UN COQUIN. – AFFLICTION. – LA SUITE DE LA CRITIQUE. – LA « CLAIR-VOYANTE » AU MARC DE CAFÉ.

 

 

EN dehors du Consistoire qui, pour disséquer un mariage, n’exige que sa bénédiction préalable, personne n’accomplit plus souvent que le diable des séparations de table, de lit, et de cœur : ce prosecteur consistorial des âmes insista, dans les conventions qu’il conclut avec le Docteur Faust, sur l’article qui lui interdisait le mariage ; – et j’ai retrouvé cet article dans tous les partes conclus par Satan avec de jeunes millionnaires. Car, comme la liaison hors mariage est une note à payer, mais le mariage un simple troc, on accorde aux millionnaires, comme aux libraires dans les comptes, le retour des exemplaires.

Au bout de huit jours – et c’est ce qui m’a fait parler du diable – arriva de Flachsenfingen à Neulandpreis, en même temps que la Gazette littéraire, un décret du Consistoire. Le père se mit à lire celui-ci, le fils celle-là. Tout d’abord, le père lut à mi-voix, puis dit très haut : « Supporte vaillamment cette épreuve, Ingenuin, l’adjoncture t’est ôtée, et Dieu sait comment tout cela se passe ! » Le pauvre Ingenuin, plus mort que vif, se prit à pleurer amèrement sur la belle gravure de Chodowiecki que le sort arrachait au livre de sa vie ; puis seulement, il répondit. Ensemble, ils firent une visite de condoléances aux femmes, en bas. Alithéa pâlit et se flétrit, comme une rose éclatante devient subitement blanche, lorsque la touche du soufre brûlant. Mais la mère, quoique en pleurant, mit en doute cette Révocation de l’Édit de Nantes.

Pendant cet orage équinoxial, Ingenuin courut sous un auvent, – c’est-à-dire au château. La demoiselle de Sackenbach déplora cette automnale effeuillaison de ses espérances, de la voix la plus affectueuse, la plus émue ; mais aussitôt, d’une voix rassérénée, elle ajouta une consolation : elle écrirait ce soir même à la Cour, et emploierait pour lui la maigre influence qu’elle pouvait y avoir. Maigre était son influence, car elle se confondait avec celle, depuis longtemps disparue, qu’elle avait eue dans sa jeunesse sur un certain Monsieur von Esenbek, de Flachsenfingen. Voici ce qui s’était passé : Monsieur von Esenbek, aujourd’hui maître de plaisirs de la Princesse, était alors page du Prince et veneur, bien que le chasseur princier préférât à toute autre la battue et la chasse aux dames. Il était encore à cet âge où chaque divinité féminine – comme toutes les divinités païennes – donne la folie à l’homme qu’elle regarde, à cet âge aussi où l’on croit qu’un mariage doit se faire comme un bon mot, à l’improviste et sans préparation. Bref, il avait déjà demandé à Gobertina son bras pour la conduire à l’autel ; et, du bras à la main, le chemin est court. Mais Amanda était le contraire de Solon ; lorsqu’on demandait à celui-ci d’où venait qu’il eût tant de courage dans sa résistance à Pisistrate, il disait : « De mon grand âge », – et Gobertina, si elle eût dû donner une raison de sa résistance passée au maître de plaisirs, eût répondu : « Ma jeunesse. » Mais le hobereau se fatigua, il la laissa là et ne s’inquiéta guère de la règle des mères et des joueurs d’échecs, selon laquelle on ne peut laisser où elle est une pièce (féminine) que l’on a touchée, quand ce serait au détriment du roi. – Gobertina, par la suite, lui envoya des lettres fréquentes, au moins pour réclamer les précédentes ; mais il ne donna pas même des lettres de lui en échange ; elle fut reléguée à la campagne, et réduite en outre à la demi-pension ; quelle rose pouvait-il lui demander encore, ou lui adresser, sinon celle du silence ?

Cependant, par amour pour la famille pastorale, Mademoiselle de Sackenbach composa une petite lettre au maître, qui devait être une nasse pour son cœur verglacé, un écheveau pour sa quenouille, et, en même temps, un mot de secours pour la gentille famille Schwers.

Elle écrivit deux feuillets et demi, et les rédigea aussi bien qu’elle put, selon la définition que Gellert donne d’une lettre : une conversation avec un absent. Une conversation ne comportant ni virgule, ni point-virgule, ni orthographe, on n’en trouvait point dans ces lignes.

Ingenuin, à son retour, trouva sa Déa en pleurs, – et l’anneau était de nouveau à son doigt. Dans la chambre brillait le Cantor Scheinfuss, et sur la table le double ducat donné en pourboire. Qui nous donnera une explication de cet absurde frontispice ? – Un imposteur, ce Lederer dont il a été question plus haut. Il traversa Neulandpreis, accompagné comme un consul de licteurs, ou de gendarmes, et, sur la grand-route, il tremblait déjà de la fièvre des prisonniers. Peu de lecteurs me comprennent ; voici ce qu’il en était :

Flachsenfingen occupe, en effet, comme tous les pays, les postes importants de son église militante, les paroisses nombreuses, avec une grande habileté ; c’est dire qu’on n’y met pas de jeunes cadets, mais des vétérans, des gens qui expliquent les Psaumes à l’âge où David les écrivit, c’est-à-dire dans leurs dernières années. Le judaïsme et le papisme sont les deux vestibules du luthéranisme. Chez les Juifs, nul ne pouvait être prêtre, qu’il n’eût trente ans : c’est pourquoi, jusqu’à cette minute, nous ne mettons jamais un homme plus jeune dans la tour de prison d’une paroisse pauvre ; encore moins dans la tour babylonienne d’une paroisse riche. Quant au papisme, les grandes paroisses ne sont que de plus petits États de l’Église ; or, comme le Saint-Père des grands États de l’Église n’est élu qu’à un âge qui ne lui permet plus d’être père en un sens séculier, seuls ceux qui ont reçu l’accessit du cimetière obtiennent le prix d’une église Saint-Pierre. Car on tient surtout, je crois, à voir à la tête d’une vaste paroisse un patriarche bien vieux et exemplaire, sans aucune passion – ces yeux de graisse sur le bouillon de la jeunesse – et on s’inquiète peu que la paroisse soit entre les mains d’un homme capable de la desservir. Aussi ne s’étonnerait-on plus, depuis longtemps, de voir un presbytère aussi riche que celui de Neulandpreis échoir à un pasteur aussi jeune que le Pastor Fido d’Alithéa : une place à laquelle pouvait prétendre, à cause du nombre des paroissiens, le plus vieux senior du pays, déjà à moitié mort, – on ne s’en étonnerait plus, disais-je, si l’on voulait bien, ou si l’on pouvait considérer que tout cela n’était que... vent, –ou qu’une farce, à laquelle nous allons initier nos lecteurs.

Le farceur, c’est Lederer. Cet homme, en effet, prit une ardoise, et imita en gravure sur pierre les sceaux du Consistoire et du gouvernement ; il imita en peinture les signatures de ces collèges ; puis le graveur de sceaux se mit en route. Rencontrait-il un pasteur relégué dans une paroisse pauvre, un coupable occupant un emploi de pénitence, un misérable suppliant, un fonctionnaire blême et dénoyauté : un bon esprit se levait en lui, il s’enfermait et rédigeait une ravissante nomination pour le malheureux. Ainsi, parcourant le pays comme un calife déguisé, il récompensait et dotait le mérite vrai selon sa science et conscience. Lui-même, l’agioteur, tirait peu d’avantages de donner les bonnes places, comme un nuntius a latere, en dehors du Prince, selon le droit de première demande : son édition à compte d’auteur de promotions visait plus à la joie d’autrui qu’à la sienne propre ; il pouvait donner les meilleurs emplois au vol, sans flatteries, sans suppliques, sans réductions d’impôts, ou – s’il acquérait le droit seigneurial de distribuer des charges dans un village – il pouvait le faire sans partage de fiefs et de bénéfices, sans imposer que l’on épousât l’une de ses chambrières. Le peu qu’il se laissait donner de force, et que, pour l’apparence, il empochait volontiers, – pour jouer mieux son rôle de messager consistorial (c’était la seule place où il se fût nommé lui-même), – c’était le repas et le pourboire par quoi celui qui était nommé manifestait sa reconnaissance. Qu’ensuite le Prince ne confirmât aucune de ses nominations, mais renvoyât tous les serviteurs, et lui avec les autres, on ne pouvait le reprocher au tailleur d’ardoises.

Mais il est déplorable qu’une si fâcheuse objection vînt invalider l’innocent Adjunctus, et opprimer le cœur gonflé d’espoirs de sa pauvre fiancée. Le Cantor Scheinfuss était justement à l’auberge, lorsque le faussaire et proconsul entra avec ses licteurs : la famille du pasteur eut une dette de reconnaissance envers le Cantor aux joues rouges comme du vin chaud, qui, en prononçant quelques strophes du cantique : « Ô Éternité ! ô parole foudroyante ! » réussit à extorquer au prisonnier l’anneau et le ducat qui, par chance, n’avaient encore été ni bus ni limés.

Mais cette marche d’écrevisse du beau char céleste des fiançailles où les deux amants étaient montés ne fit pas que les éloigner pour des années de leur plus beau jour : elle les éloigna l’un de l’autre. Le Senior Schwers, en effet, en présence du Cantor, fit venir devant lui les deux affligés, muets devant la chute de leurs espoirs ; il ordonna et décréta que l’un d’eux devait quitter la maison. Il n’y avait pas à se demander lequel. Déa ne pouvait prêcher à la place du Senior ; donc, jusqu’à ce que ce champ de roses et ce bowling-green ravagé par le sort eût repoussé, il fallait qu’elle s’en allât à Flachsenfingen, auprès de la femme enceinte de l’imprimeur (la bru du Senior) ; car on ne pouvait se fier ni aux gens et aux fléaux de leurs langues, – car, pour tout le monde, ils étaient fiancés maintenant, – ni au diable. Que répondirent les jeunes gens meurtris et pleurants ? – Rien que : oui ; patients et muets, les deux agneaux suivaient le pasteur ; et ce ne fut que lorsque ce globe solaire (le vieillard) eut disparu que s’éteignit le double arc-en-ciel qui avait brillé devant eux, – et l’heureuse illusion tomba comme une sombre averse.

Alithéa s’enfuit et alla se jeter, avec son cœur sec, où le tremblement de terre de la destinée avait tari toutes les sources suaves de sa vie, dans les bras de Théodosia, sa mère ; elle la supplia de lui permettre de rester, au moins, jusqu’au jubilé et aux noces d’argent ; sinon, elle ne pourrait être courageuse. « Tu resteras », dit la mère, et elle monta vers le Senior. Comment le fiancé d’argent eût-il pu rejeter une si amicale prière de sa fiancée d’argent, si près du jour où tous deux devaient se retourner encore une fois, avant de descendre dans l’île ombragée de peupliers de la tombe, et regarder, de leurs yeux presbytes, les îles des Mers du Sud, chaudes et fertiles, de leur jeunesse ? Il écouta sa vieille amie, et dit : « Mais, dès le lundi suivant, n’est-ce pas, elle partira, au nom de Notre-Seigneur. »

Ingenuin, dans le cabinet obscur, reprit la Gazette littéraire et parcourut en tremblant la critique interrompue de son livre. Juste Ciel ! au lieu des quelques boules de neige déjà fondues que le critique lui avait lancées huit jours plus tôt, il vit devant lui un obélisque de neige – comme celui que les pauvres, en 1785, élevèrent à l’infortuné Louis XVI, en reconnaissance de ses distributions de bois – se dresser comme une récompense de sa Critique de la liturgie selon les principes kantiens. Du fond de son cœur, il souhaitait conduire son père devant cette pyramide d’honneurs et avouer qu’elle lui était consacrée, mais le vieillard jubilaire ne voulait pas qu’on lui enlevât le drap de communion, la perruque et le surplis, toutes choses que, dans sa critique kantienne, le fils avait audacieusement attaquées et rejetées.

Ainsi la main du sort adoucit les convulsions de son tourment, et avec les doigts du critique fit quelques caresses sur son front, qui le plongèrent dans un sommeil magnétique. Mais de quoi se servit ce magnétiseur, dont les manipulations réveillent aussi souvent qu’elles endorment, pour mettre fin au terrible martyre tétanique d’Alithéa exilée ? Si j’en excepte l’anneau et le double ducat (et pourtant, l’annulaire de son ami lui manquait), je trouve peu de soulagements à sa torture, mais plutôt un aiguisement causé par les préparatifs de la fête. Ainsi, de même que le musc, dans la première violence de son parfum agréable, fait saigner le nez, de même l’amour, surtout le premier, donne toujours au cœur féminin autant de blessures que de joies, sinon plus.

La clarté du soleil devint pour Alithéa, réfléchie par le miroir ardent de la douleur, un coup de soleil, et tomba sur son cœur ; elle resta enchaînée devant le foyer du miroir jusqu’à ce que, peu de jours avant les noces d’argent, une vieille femme interposât une fraîche nuée. En effet, une prophétesse au marc de café lui prédit les choses les plus étranges.

La devineresse ridée vint à elle un vendredi 43, à l’heure sombre. Elle faisait commerce d’airelles et d’avenir. Elle vit, lisiblement écrites dans les yeux de Déa, les rubriques du martyrologe intérieur, et lui dit amicalement que, si elle voulait y consacrer une demi-tasse de ce café, là-bas, peut-être apprendrait-elle aujourd’hui encore ce qui lui manquait, et ce qui lui arriverait par la suite. Ah ! pour ce prix, Alithéa eût donné toute une plantation de café.

La sibylle de Cumes enleva d’abord l’eau chaude du vivier pour capturer l’avenir resté sur le limon du marc. Puis elle n’omit aucune des opérations indispensables en ce genre de prophéties et commença à voir et à parler. Tout le nocturne du passé, comme peint par Honthorst, se voyait sur la poudre noire ; elle le révéla, et apprit à Alithéa tout ce qui lui était arrivé jusque-là. Puis, sous les yeux de la voyante, le Saturne du temps à venir sortit de son immersion dans le noir : elle ne cacha point à la crédule Alithéa que, le jour du jubilé, un bonheur extraordinaire l’attendait ; que, dès le samedi, un homme de qualité de quarante-neuf ans, chauve et somptueusement mis, viendrait de Carlsbad avec deux chevaux tigrés, et qu’il serait un véritable ange gardien pour toute la maison. Mais, avoua-t-elle sans peine, elle ne pouvait pousser plus loin son incursion dans l’Afrique centrale de l’avenir.

Le cœur d’Alithéa se remplit de larmes de joie, non parce qu’elle croyait à l’heureuse nouvelle, mais simplement d’y penser. Le bruit en parvint aux oreilles de l’amie des mauvaises heures, de Demoiselle Amanda, laquelle faisait, plutôt du café que du marc, un emploi peu prophétique. Amanda entra dans l’office, apprit tout, entraîna la Seniorin dans la grand-chambre et dit que le plus étrange était que Monsieur von Esenbek lui avait écrit aujourd’hui et promis de venir demain, et qu’à en juger par les chevaux tigrés et la chevelure, c’était Monsieur von Esenbek que la vieille avait désigné. Elle revint en hâte, et dit à l’augure avec un courage mâle, fruit tardif de sa vie de cour : « Nous vous garderons ici jusqu’à demain, bonne femme, et si vous avez menti, mon justicier vous jettera dans le chenil. » À l’étonnement général, l’ambassadrice de l’avenir répondit par un joyeux : « Oui. » Gobertina la mit donc aux arrêts dans son château, et lui donna pour garde d’honneur quatre yeux éveillés.

Je remercie Dieu d’avoir enfin éveillé la curiosité du lecteur ; il serait un peu naïf de la satisfaire et de l’éteindre dès ce second rapport officiel ; que donc elle le tourmente jusqu’à ce que, dans le troisième, je l’apaise.

 

 

 

 

DEUXIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

 

« GRAVAMINA » DES SOCIÉTÉS D’ACTEURS ALLEMANDS, CONCERNANT LES PIÈGES MEURTRIERS TENDUS PAR LES DRAMATURGES.

 

            Cher ami,

 

LES régisseurs de plusieurs des meilleurs théâtres allemands m’ont prié, depuis longtemps, de porter une fois devant le Reichstag, sérieusement, officiellement, et en plaignant, les fusillades et les meurtres que les auteurs exercent sur eux tous les soirs de spectacle. Je ne me laissai pas convaincre, et répondis même dans la Feuille officielle, qu’il était à craindre que tous les membres du Reichstag prissent mes gravamina pour une plaisanterie, en supposant même que ma plainte fût contresignée par tous les acteurs et les actrices que les auteurs tragiques ont tués jusqu’ici. Je rédigeai pourtant cette plainte, mais ne l’envoyai pas à Ratisbonne. Par bonheur pour les troupes théâtrales décimées et lanternées, en ce mois de septembre, on mit en rouleaux tous les actes du Reichstag – avant que les Français demandassent à les examiner – et on les envoya à l’hôtel de ville de Hof, dans le Voigtland. J’errai, agitant les plus étranges pensées, autour de ces montagnes de papier, car l’avenir de classes entières de l’Empire, enseveli dans ces papillotes, était là, devant moi, comme dans un cornet à dés. L’idée me vint alors de gonfler ma plainte, en l’enveloppant, à la grosseur d’un in-quarto, et de glisser mon bloc parmi les pierres de taille. Il se peut que je n’eusse jamais conçu cette ruse sans le savant français Chaterinot 44 qui, bourrant ses poches de ses propres œuvres restées invendues, se promenait avec cette édition portative dans les librairies parisiennes, et, chaque fois que le libraire tournait le dos, en introduisait quelques exemplaires parmi d’autres livres.

Au moment de l’incorporation de ma plainte, je me donnai du courage en me représentant, d’une part, les lamentations des acteurs mourants sur lesquels, en cet instant (c’était le soir), une tragédie prononçait des imprécations de mort, comme fait le Psaume CVIII, – en imaginant, d’autre part, la couronne civile que recevrait le meilleur de moi si le grand-chancelier promulguait réellement mon texte.

Les Vêpres siciliennes et l’extermination quotidienne des meilleurs acteurs sont, à mon avis, du ressort de la police impériale ; souvent, du parterre, je me suis étonné que le procureur général fût dans la loge de face, regardant ces homicides sans remuer ni lui-même ni sa plume. Je sais bien qu’il appartient aux juges de seconde classe (aux critiques) de réprimer les meurtres et les anges de mort dans les tragédies ; mais, lorsqu’ils ont fait en vain leur tâche, on est en droit d’attendre d’une Haute Assemblée d’Empire qu’elle s’en mêle, qu’elle institue la sécurité publique dans les théâtres, et qu’elle se fasse remettre par les nourrissons des Muses l’épée tragique. N’en va-t-il point ici comme de ces hérétiques auxquels les Princes imposent le silence, lorsque les Facultés et les Consistoires n’ont pu les y réduire ? Même, dans ces cas de grande urgence, certains de ces moucheurs de chandelles phosphorescents furent pendus à la place des lanternes publiques.

Voici la copie de la supplique introduite parmi les procès-verbaux ; j’y substitue à toute la phraséologie des Cours la simple formule : « le Haut Sénat » :

 

 

GRAVAMINA DES ACTEURS

 

Très-dignes, très-nobles Seigneurs, – Seigneurs de Haute Naissance, de Noble Naissance, de Haute et Noble Naissance, – Hauts et Nobles Messeigneurs, Seigneurs Noblement Sçavants, Vénérables et Très-hautement Vénérés 45 !

Sub literis A, B, C, D, seront joints actes de témoignage de 8.000 personnes – le chiffre, justement, des signataires de la formula concordiae – qui, pour quelques sous ou quelques francs, ont vu, à leurs frais, combien il arrive souvent – malgré le code pénal carolingien et les critiques littéraires français – que les soussignés soient fusillés, passés au fil de l’épée ou assommés d’innocents acteurs, de quelque façon qu’ils aient, toute la journée, vécu ou appris leur rôle, couvrent, le soir, les scènes, fauchés par les couteaux à tailler les plumes ou tombés sous le poison tue-mouches de la poudre à sécher l’encre. Les tragiques allemands, qui, souvent, vivent de notre travail et de nos représentations « à bénéfices », nous empêchent de vivre, et, pareils à un triomphateur romain, ne croient mériter une couronne de laurier que lorsqu’ils sont arrivés à tuer 5.000 hommes – au lieu de les nourrir. Non seulement tout le public féminin y assiste, se réjouit et aime fort ces ludi funebres qui ressemblent aux jeux romains où chaque patricien était suivi dans la mort par cent gladiateurs ; mais encore, les tribunaux d’assises, les judices a quibus et ad quos, les troisièmes instances et leurs greffiers, enduits du cœur à la tête de lois caroliennes et thérésiennes, – des nobles même, investis de la haute juridiction et qui lésinent d’ordinaire sur le salaire du bourreau, – tous ces gens paient volontiers les frais de justice sous le nom de taxe d’entrée, et désirent de tout cœur, comme le peuple lors des exécutions, la condamnation à mort... et aux frais, pour le seul plaisir d’éprouver une émotion frivole.

C’est, en quelques mots, ce que nous avons l’intention d’exposer tout au long devant une Haute Assemblée d’État.

Il y a quarante-cinq ans, nous ne comprenions pas quel était notre bonheur sur le planisphère des planches : la vie de tous les acteurs y était en sécurité, chacun entrait en rimant dans le monde tragique, en rimant chacun en ressortait ; ce n’étaient point les batailles, les blessures, le meurtre actif et passif qui faisaient le héros, mais un amour semé en larmes, récolté en rimes. Racine et Schlegel tuaient rarement un de leurs frères en Christ, et, au moins, ne coupaient la tête à de vraiment trop grands vauriens que dans le secret ; Voltaire lui-même préférait rendre méprisables et ridicules ses honorables acteurs, que de les tuer. Ce fut notre âge de Saturne et de philanthropie.

Aujourd’hui, nous vivons sous la Terreur poétique. Des Allemands, perturbateurs de la paix publique, nous visent de leur cabinet de travail, vrai repaire de corbeaux, et nous abattent. Toutes les peines de mort, que Beccaria supprima, ne forgeant, de l’épée de Thémis, que des grelots pour les mains et les pieds, sont exécutées sur le théâtre avec le glaive de la Muse ; la justice poétique est administrée par des juges plus sévères et moins éclairés que ceux qui rendent la justice pénale. Une Haute Assemblée d’Empire ne peut ignorer que souvent, en quittant cette Tyburn et cette Place de Grève, – la scène allemande – nous avons porté la main à notre tête : nous ne le faisions, comme ce ministre turc quittant le sultan, que pour nous assurer qu’elle était encore sur nos épaules.

D’autres poètes tragiques s’habillent, le soir, misérablement, et se cachent, de six à huit heures, dans les coulisses ; tels des voleurs anglais armés de fusils, tels des agents de la Sainte Vehme armés de cordes, tels des médecins armés de bacilles, et tels des Turcs ou des sauvages endurcis par des philtres à leurs sombres œuvres, ils guettent d’un œil mauvais les acteurs et les actrices, et leur donnent le coup de grâce, simplement pour souper du bénéfice de ces violences ; ainsi, selon Dapper, on abat quotidiennement deux cents hommes pour la table du roi de Makoko. Il arrive souvent que l’un de ces poètes, dans sa faim de loup, prenne l’acteur le plus gras dans le vestiaire, le jette dans la tour des affamés et le laisse mourir misérablement en trois heures, sous les yeux du public. Sont-ce là pensées chrétiennes, juives ou turques ?

On peut prouver que souvent, aussitôt après l’ouverture, un acteur tout jeune, nouveau-né au théâtre, et qui avait à peine aperçu la lumière de la rampe, dut quitter déjà la scène, et mourir ; la petite cloche qui appelle au baptême devint sa cloche d’agonie et de mort, et il ne fut plus ensuite qu’un revenant, regardant de la coulisse. D’autres préservent leur vie pendant quelques actes encore, mais la maudite aqua tofana coule déjà dans leurs veines, et, sous l’effet du poison qui pénètre lentement, ils se fanent en quelques heures. Arrive la fin de la tragédie : alors, rien n’est plus atroce qu’une scène allemande, si ce n’est le théâtre de la guerre ; tout s’y passe comme à la fin de l’automne, lorsque la ruche entière s’acharne au massacre des faux-bourdons. Rien ne sert, ni la supplication, ni le sexe, ni le rang ; tout, jusqu’à l’enfant dans le sein maternel, est harponné, supprimé par le glaive tragique – le héros, ou le roi, tout le premier, comme les abeilles tuent d’abord la reine de la ruche ennemie ; et ensuite, tous ses parents et amis, gens irréprochables, sains, au teint vif, qui ont fait leur possible à travers les cinq zones des actes. La chasse est libre, tout doit tomber... un seul être échappe, la faux de la mort passe au-dessus de lui, comme au-dessus de l’herbe foulée par un sabot, sans l’atteindre : c’est le souffleur qui, blotti dans sa caverne et sa niche de basset, reste indemne et souriant.

À quel point ces horreurs sont répandues dans les villes allemandes, quelqu’un peut-être s’en sera rendu compte en lisant l’épitaphe que nous fîmes graver pour un acteur connu, surnommé Peter Schwarz. La voici :

« Ci-gît Peter Schwarz, régisseur allemand, qui, après avoir subi une mort naturelle, puis une mort violente (sans parler de la mort spirituelle), après avoir été atteint par deux apoplexies mortelles et, le lendemain soir, par une hémiplégie, après avoir été décapité et, peu après, pendu, après avoir été foudroyé deux fois de la main de ses camarades, et trois de la sienne propre, après avoir avalé les poisons les plus violents et subi les pires maladies, après avoir été jeté aux côtés de sa Juliette, pour être la proie des vers, – enfin, moins rassasié de vivre que de mourir, a quitté le théâtre et le monde, pour vivre sous cette pierre une vie retirée. »

La plupart du temps, les tragiques qui exercent le droit du sultan, en envoyant chaque jour, par inspiration, quatorze hommes 46 à la mort, sont des hommes jeunes et vifs, et sont autant de preuves à l’appui de la remarque que fait Voltaire dans une lettre à Frédéric II : que ce sont toujours des jeunes gens qui ont assassiné les rois (Henri IV, par exemple) par fanatisme. Les femmes commettent le meurtre, souvent par la parole, rarement par la plume ; d’ailleurs, sur cent assassins condamnés, il n’y a que quatre femmes 47.

Chacun sait que l’auteur de si beaux ouvrages prétend au privilège du maître des hautes œuvres, qui s’élève à la dignité de docteur lorsqu’il a séparé 110 têtes de leur corps et de leur âme. Un maître des hautes œuvres tragique ne s’inquiète point des souffrances d’autrui, lorsqu’il est en mesure de se hisser par le meurtre, de se faire, d’auteur, génie, et de remplacer ses brochures qui paient le droit de timbre par des réunions de brochures, qui ne le paient point.

Voici ce que nous avons à opposer : le poète de théâtre est à peine uni à l’acteur par une lointaine parenté spirituelle. Le poète édifie son œuvre d’art, son château hanté, sans avoir besoin, pour cela, de l’acteur, ni comme échafaudage, ni comme matériel de construction ; l’acteur ne fait que doubler l’œuvre d’art, et condenser en un théâtre le château aérien. Les rôles qu’il faut écrire pour une pièce ne peuvent être plus difficiles que ceux d’un roman ou d’un long poème épique, – et ceux-ci ne deviennent vraiment bons que grâce à une actrice caméléonesque : l’imagination du lecteur. Bref, le changement théâtral des tableaux en statues ne doit ni continuer, ni achever l’œuvre dramatique, mais seulement la suivre et la copier, comme la mélodie suit le poème, et comme les gravures de Chodowiecki font les scènes d’un roman. En un mot, on peut goûter fort bien, dans Virgile, la description de Laocoon et de sa couronne de serpents sans avoir à côté de son pupitre le Laocoon du sculpteur.

Mais la création de l’anthropolithe ciselé et la jouissance qu’il donne ne sont pas davantage dans un rapport nécessaire avec le Laocoon virgilien ; de même, l’acteur est une œuvre d’art absolument indépendante de la pièce du poète. Son jeu, transposé de la ligne de beauté de la danse et de la peinture, n’emprunte pas sa valeur au sujet représenté – c’est-à-dire à l’œuvre du poète – pas davantage qu’un tableau historique ne doit la sienne à un historien ; si même son objet était une mauvaise œuvre d’art ou une scène prosaïque de la vie réelle, la représentation qu’en donne l’acteur garderait tout son éclat. L’œuvre « mimique » et l’œuvre dramatique se forment selon des lois absolument différentes ; leur réunion, ou leur simultanéité, demande un troisième canon ; ainsi, en général, on n’a fixé jusqu’ici des règles et des limites que pour la monarchie de chaque art, – non pour le gouvernement mixte de deux arts, la musique et la poésie, par exemple.

Le poète dramatique, en tant que poète, ne connaît pas plus que le poète épique la limitation du temps, de l’espace et, surtout, de la vraisemblance ; l’unité de l’intérêt couvre et compense le défaut d’unité du temps et de l’espace ; l’imagination du lecteur supporte la tour où Ugolin est affamé, les orbites creuses et rougies de Kent, des linges sanglants, des mains coupées, des champs de bataille, et une procession fantomatique de scènes pâles comme la mort, fuyant en troupeau apeuré. – Mais l’œil du spectateur ne peut s’accommoder d’une si sanglante réalité. De même que les Gorgones et les monstres ne doivent point passer du domaine de la peinture dans celui de la sculpture, de même, et bien moins encore, certains colosses tragiques appartenant au monde immense de la poésie épique ne peuvent entrer dans l’étroit espace des tréteaux de bois ; car la différence d’ampleur des royaumes épique et mimique est plus grande que celle qu’il y a entre les royaumes de la peinture et de la plastique. La peinture même peut se permettre ce que la mimique doit s’interdire. De larges blessures, la présence durable d’un cadavre sont, à la scène, ridicules ou douloureuses ; car, ou bien l’illusion est parfaite, – et alors la réalité entre en jeu, avec ses douleurs, – ou bien elle est dissipée – et alors nous sommes tourmentés par la lutte de velléités comiques et de désirs sérieux. L’incarnation lourde, maladroite, du théâtre, fait ressortir toutes les ruptures dans l’unité de lieu et de temps ; le groupement des statues immobilise toutes les stations fugitives de la souffrance, les pétrifie douloureusement, grossit et ossifie les blessures et les larmes, alourdit enfin les personnages éthérés, les corps glorieux du poète, en leur infusant une matière massive, de plomb.

C’est pourquoi la plupart des tragédies sont plus belles à la lecture qu’à la représentation ; et les comédies au contraire. Deux espèces de tragédies surtout perdent par l’incarnation parastatique du théâtre : celles où, à travers des scènes sauvages, le spectateur tombe d’une douche et d’un bain de sang dans l’autre, – le Roi Lear, par exemple ; et les tragédies meilleures où, au lieu de l’action extérieure et matérielle, c’est l’action psychologique qui domine, sans laquelle, d’ailleurs, l’autre n’est rien, – le Tasso de Goethe par exemple. La tragédie théâtrale serait la diagonale entre ces deux points opposés 48. Les meilleures pièces, jusqu’ici, ont toujours été celles dont la caisse, le vestiaire et le personnel étaient réunis dans une seule... tête.

D’après ces principes, les lits de mort seront repoussés dans les coulisses, si on ne grave même sur le poignard de la Melpomène mimique l’inscription des épées siennoises : Ne occidas. Au moment d’une mort au théâtre, la mimique pose son burin et laisse au pinceau plus tendre de l’imagination le dernier trait d’horreur. Sur une scène, une cloche sonnant le glas vaut dix fois mieux que dix lits mortuaires.

Mais ce n’est pas la seule raison que nous ayons à opposer aux oiseaux de proie du théâtre.

Secondement, les meurtres fréquents au théâtre mettent sur les cœurs tendres une callosité qui, quoique plus mince, est aussi évidente que celle qu’y posent les combats de gladiateurs, les griffes de fauves et les guerres civiles. Cals et durillons ne viennent nulle part mieux que sur la pitié. C’est pourquoi les grandes villes s’endurcissent par la fréquence d’actions effroyables, dont une seule tient un village en éveil mieux qu’un sermon sur le meurtre. De plus, un crime littéraire jette toujours sur son imitation dans la réalité quelque éclat poétique et embellissant.

Troisièmement, il ressort du cinquième commandement, des lois caroliennes et des décrets d’Empire, que l’on ne doit point tuer. Des juristes pénaux notoires se rangent à cette opinion. Böhmer, Berger, Karpazov, Me Passim et, parmi les modernes, Quistorp. Et même, la règle des Franciscains ne permet pas d’ôter la vie à un pou, bien moins encore à son souverain territorial. Ce serait une raison suffisante pour ne pas faire couler le sang tragique plus souvent que celui de saint Janvier.

Quatrièmement, il est triste et bien connu que, à part un traité de paix, il n’est rien de plus fragile, dans tout le vieux monde, qu’un acteur et sa femme : une goutte d’encre les couche à terre, comme la goutte qui tombe de l’épée que porte, chez les Juifs, l’Ange de la mort. Aussi les vautours dramaturgiques n’ignorent-ils pas que le simple bruit du tonnerre tue facilement l’acteur le plus sain, le plus gras, comme un jeune canari ; car l’éclair, comme chacun sait, ne jaillit que de la colophane ; il n’a aucun effet, – tout au plus blesse-t-il l’homme intérieur, sans dommage pour le corps, comme l’éclair du ciel brise l’épée sans toucher au fourreau. Une Haute Assemblée d’Empire ne fut-elle pas témoin, le soir, après ses séances, de la façon dont, sur quelques mots du souffleur, nous mourûmes comme des rats, – comme Ananie et sa femme sur l’ordre de saint Pierre ? Les loges de face et de côté n’ont-elles pas vu souvent, dans leurs lorgnettes, que, – tant notre imagination nous domine – semblables aux coupables auxquels on ne veut que donner la peur de la mort, nous avons roulé de notre siège, morts sous le simple effleurement de l’épée de justice ? Chaque fois que l’on analysa chimiquement les poisons qui nous avaient tous envoyés déjà dans l’autre monde, on découvrit que c’était tout simplement de mauvaise eau-de-vie, ou du saumon de Dantzig, ou rien du tout qui avait produit ces catastrophes ; les exemples des livres de médecine se peuvent recueillir en si grand nombre sur nos scènes que, d’innombrables fois, de simples miettes de pain, de l’eau pure, ou autres choses semblables ont agi sur des patients comme de bons et vrais purgatifs ou vomitifs, simplement parce que l’homme s’est imaginé qu’il avalait de vrais remèdes actifs.

Cependant, les bouchers tragiques ont l’impertinence de répliquer : « Les troupes théâtrales vivent encore, et se plaignent ; rien n’est donc plus comique que leurs lamentations sur les meurtres. Ce serait tout autre chose si les théâtres allemands étaient les théâtres romains où (selon Cilano) des esclaves condamnés étaient employés pour de très réels rôles de victimes ; pourtant, selon le droit saxon, lorsqu’un acteur, mort déjà selon la loi en tant qu’acteur, mourait réellement et sans se soucier de la loi, on ne lui imposait pas d’autre châtiment que d’être l’ombre et l’apparence d’un homme 49. »

Notre mort de trois heures égale une mort éternelle, aussi bien qu’une autre mort de trois jours, selon les théologiens, égale l’éternité. Il est vrai que nous mourons souvent, mais Sénèque déjà dit de tous les hommes : Mors non una fuit, sed quae rapuit, ultima mors est. L’important, c’est que, lorsqu’on perd la vie, c’est toujours aux dépens de la santé de son corps ; beaucoup d’entre nous furent indisposés après une dose mortelle de mort-aux-rats ; nous sommes toujours battus dans nos batailles où, comme la zibeline et l’autruche, nous ne sommes pas atteints par des balles, mais par des coups de bâton, parce que, comme à la chasse de ce gibier, on veut protéger notre garde-robe. Un délicat Jules César que 23 coups de poignard, plantés dans sa ceinture, avaient pourfendu, fut emporté avec un saignement de nez. Rarement, on est décapité sans quelque petite blessure à la tête, et une actrice précipitée du rocher de Naxos ou de la Roche Tarpéienne a souvent senti la secousse.

Nous passons maintenant aux prières que nous osons adresser à une Haute Assemblée d’Empire.

Nous tenons notre première prière pour très justifiée : que l’on exige de l’auteur une prime sur chaque acteur tué (et une prime double pour les actrices). Il devrait donner ensemble l’impôt et la mort – et pourtant on pourrait lui laisser (sinon, il ne pourrait mener à bien sa pièce) deux morts dégrevées d’impôts, celles du héros et de l’héroïne.

Notre deuxième prière est que, par ordre d’Empire, on engage les auteurs à ne nous infliger que des souffrances morales : les blessures intimes du cœur, le désespoir, la crainte, le mépris de soi nous seront agréables, mais pas les lésions corporelles. Notre sentiment, d’ailleurs, nous fait préférer n’importe quel genre de mort à un soufflet, que l’Allemand ayant de l’honneur ne peut souffrir. C’est avec joie que nous nous condamnons et nous pressons à la mort, comme les anciens martyrs. Même, comme les mineurs du Harz tiennent la mort dans la mine pour si glorieuse qu’ils se pressent vers l’endroit où l’un d’eux a été enseveli, de même, beaucoup d’entre nous prennent de préférence les rôles où leurs camarades sont morts. La ligue des tragiques, pareille aux insurgés parisiens, va quérir aux arsenaux de Melpomène et de Bellone des armes de toute sorte pour nous enlever au théâtre et à la vie ; cela devrait être interdit désormais, et on devrait nous accorder, comme à Socrate, le choix de notre genre de mort ; alors, nous désirerions de tout notre cœur de mourir ou empoisonnés comme Hannibal, ou, comme Atticus, de faim ; ce dernier moyen a pour nous, à la place qui lui convient, au théâtre, un charme tout particulier, car, comme d’autres choses amères, il aiguise l’appétit.

À notre troisième prière, nous sommes amenés –outre notre propre inclination – par un roi de Danemark qui, en 1707, accorda à toutes les jeunes femmes de l’Islande de mettre au monde, sans honte aucune, six bâtards, afin que l’île se repeuplât, – car la moitié des habitants avaient péri. Nous ne savons que trop bien que spectateurs et lecteurs, comme les chiens braques des romans et des tragédies, ne poursuivent que du gibier blessé et le choisissent de préférence au gibier intact ; ainsi, ils aimeront et réclameront toujours notre mort lente, comme les Romains celle du poisson mullus 50. Aussi sommes-nous prêts, – si on nous le permet – nous qui travaillons si fort à grossir les listes des morts, à faire notre possible aussi pour grossir les listes de naissances que le feu roi de Prusse regardait avec tant de plaisir. Dans les coulisses où jusqu’ici (en France du moins) devait se passer le meurtre théâtral, nous avons opposé, dans la mesure de nos forces, la seule réaction possible, c’est-à-dire des cryptogamies transitoires, et nous avons compensé par des miracula restitutionis les désavantages des chefs-d’œuvre tragiques. Il appartient à une Haute Assemblée d’Empire, puisque jusqu’ici, faute d’encouragements, on a agi dans les coulisses moins que sur la scène, de répandre par des ordres exprès une aussi indispensable palingénésie (le meilleur antidote contre les coups de rasoir du théâtre).

Nous terminons notre longue supplique dans l’espoir que nous n’obtiendrons de la Haute Assemblée d’autre signe que celui de Caïn 51 ; mais nous nous résignons volontiers à ce que cela ne puisse se faire, peut-être, que dans la prochaine capitulation impériale – ou dans celle des Électeurs ecclésiastiques – où on pourra plus facilement intercaler un nouvel article contre la tyrannie, la violence et l’effusion du sang commises par le Grand Turc, le Pape et les auteurs de théâtre. Nous restons, de vos Excellences, Hautes Dignités, Hautes Naissances, Hautes et Nobles Naissances, les très fidèles serviteurs.

 

Moi, cependant, je suis (car maintenant la supplique est finie), cher ami, le vôtre.

 

J.-P.      

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

 

LE « DEUS EX MACHINA » – ET SA BELLE SUPPLIQUE.

 

 

NATURELLEMENT, j’écris toujours. Et la mort ne gagnerait rien à me laisser, un demi-siècle durant, debout à mon pupitre, pour, ensuite seulement, me permettre, par une bienveillante venia aetatis, c’est-à-dire venia exeundi, de sortir de ce bureau qu’est la vie : je me retournerais encore sur le seuil et je dirais, plus rassasié de vivre que d’écrire : « Permets-moi de publier seulement la troisième partie, – je connais les critiques. » – Lorsque Jupiter 52 dut rendre la vie à Atys, il l’abandonna, n’ayant animé que son petit doigt qui vibrait sans cesse... De même, lorsque l’ouvrage du temps, pareil au Sprudel de Carlsbad, a obscurci et pétrifié un auteur, les motus vitales de ses doigts-à-écrire restent intacts. On ne gagne rien sur soi-même, lorsque, quotidiennement, on se représente combien il est facile de tirer de son fonds les précieuses pensées, mais combien aussi il est difficile de les porter, avec le bras qui écrit, de la tête au papier ; de même un seau plein, tant qu’il est dans l’eau, monte sans poids, mais est presque impossible à soulever, dès qu’il en sort. Comme je l’ai dit, il n’y a point de relâche.

Puisque l’on a reproché à Voltaire d’avoir produit dans sa vieillesse des boutades qu’il avait frappées, comme des monnaies, au temps de sa jeunesse et déposées dans un vase d’épargne, je sollicite ce même reproche, et, dès ma jeunesse, je me façonne au tour un de ces vases. En un mot, je voyage, pour, dans ma vieillesse, publier une description de voyage : elle verdit dans la serre de mon cabinet parmi d’autres fruits qui, comme celui-là, ne mûriront et ne jauniront que dans le mois glacial de ma vie ; ainsi, la poire appelée « poitrine de Vénus » mûrit dans le mois glacial de l’année. Cette relation de voyages ne traite que de pays que, pareil à d’autres navigateurs, j’ai été le premier à voir et à baptiser : ce sont les trois principautés criminellement oubliées de Scheerau, Flachsenfingen et Haarhaar. Je pensais qu’au moins l’excellent Fabri traiterait de cet important trèfle de pays ; mais lui aussi l’oublie. C’est pourquoi je les parcours chaque année, pour jouer un jour, sous mes cheveux gris, le rôle de biographe, non point d’hommes, mais de pays. De telles dispositions, dignes d’un Hérodote, me conduisirent donc à... Neulandpreis, quelques jours seulement avant la lectrice de café. Déjà les beaux toits de tuiles, formant un plat de rouges écrevisses, attirent un géographe. Les toits rouges représentent aussi une aurore fixe, embrasée et joyeuse, ils étendent une ombrelle de soie pourpre sur les habitants qu’ils cachent. Tout d’abord, je flânai sous les fenêtres du village ; mais comme, dans un village, on va voir d’abord l’église, – dans une ville, au contraire, on n’y va qu’en dernier lieu, – et comme cette maisonnette de puits, bâtie autour de l’étang de Béthesda, était ouverte, j’y entrai. Il n’y avait rien dans l’église, sinon, sur l’autel, entre les cierges, le maître d’école Scheinfuss, qui cherchait à diriger une longue perche mitrée d’une brosse. Le plan du serviteur d’école était de nettoyer avec cette longue brosse à dents toutes les milices célestes de bois, celles qui dépendent des neuf hiérarchies, ainsi que quelques apôtres. Je m’avançai, en saluant, vers la grille de l’autel, et lui demandai poliment pourquoi il brossait ainsi ces anges. Le ramoneur d’autel appuya sa quenouille sur la plus proche tête d’apôtre, et dit : « Je nettoie déjà depuis la semaine dernière, et vraiment, le besoin s’en faisait sentir. Dimanche, s’il plaît à Dieu, notre Senior fêtera le jubilé de sa fonction et de son mariage, à la grande satisfaction de toute la paroisse et des paroissiens emparoissés : si quelque chose n’était pas au point, il se trouverait bien des gens pour en vouloir au Cantor. Là-bas, Mademoiselle Déa lave comme moi-même... »

Je me retournai vers la gauche : dans les bancs réservés à la famille du pasteur, un ange brossait le sol. L’ange me fut plus agréable que, dans une cathédrale, un ange d’argent ; il donnait à l’étang de Béthesda une agitation salutaire. Alithéa, bien qu’elle fût une des notabilités du pays, était étroitement lacée dans des vêtements plus étriqués et plus blancs que n’en portent ordinairement ses égales. Un courtisan comme Monsieur von Esenbek n’eût pu rien reprendre et blâmer en elle, sinon que les deux boules de neige, ou hémisphères de Magdebourg, – avec lesquelles les physiciens comme Guericke font des expériences sur la cohésion, – au lieu de pouvoir se glisser dans les petites fromagères d’or données par Hélène, la Grecque, eussent presque rempli une calebasse. Esenbek n’eût pu faire d’autres critiques ; mais comme le reste était divinement soufflé sur l’âme, ainsi qu’une enveloppe de verre ! Car, bien qu’elle frottât et cirât les persiennes de l’église et qu’elle se penchât un peu pour se cacher derrière cet éventail de bois, je pus remarquer le galbe gracieux de son corps, lacé autour de son âme ; je vis même, à travers la herse sarrasine de soie noire (car un large ruban de velours, noir comme corbeau, bordait son bonnet de jeune bourgeoise), je vis tomber quelques-unes des gouttes lourdes que le pressoir de la douleur exprimait de son cœur tourmenté, à cause de ce jubilé dont on venait de parler. Elle ne répondit pas au maître d’école, mais plongea plus profondément vers le sol, avec son fer à repasser de laine, pour cacher dans l’obscurité deux yeux de myosotis où Huysum et Mignon ne pouvaient verser une plus belle rosée. Des yeux humides sont tout-puissants sur des lèvres muettes : la nature, dans sa bonté, enlève à la langue paralysée de l’être oppressé l’histoire de la maladie dont s’afflige son cœur, et nous la raconte d’une seule larme. Alithéa se penchait toujours plus bas, sachant que le maître d’école allait parler à l’étranger de l’histoire de ses chagrins, et qu’alors, elle pleurerait plus fort.

Il s’approcha de l’histoire, en effet, et dit : « Tout Neulandpreis se réjouit du grand jour ; mais on s’en promettait encore, ici ou là, d’autres évènements qui, maintenant, vont à vau-l’eau. » Le maître d’école s’assit sur l’autel et m’exposa les deux premiers rapports officiels plus longuement encore que je ne l’ai fait moi-même pour le lecteur. Il savait tout : à la campagne, toutes les circonstances intimes deviennent publiques, tous les spectacles de famille sont joués sur un théâtre national. Si deux hommes seulement vivaient, chacun sur une montagne, sur l’Horeb et le Sinaï par exemple, ou sur les deux sommets du Parnasse, le Mont de la Loi littéraire : pour l’un de ces alpestres, il serait d’égale importance que son voisin d’en face fumât, ou que ce fût l’Etna, et, avec sa lorgnette, pareil à un Herschel, il jaugerait et compterait les boutons d’argent sur le gilet de l’autre. La part singulière que prend l’homme bon et sage aux petites nouvelles locales et intimes de son prochain, a été jusqu’ici l’objet d’attaques satiriques et moralistes plutôt que d’études philosophiques et prudentes.

Avant même que Scheinfuss eût achevé la lecture de sa gazette, l’héroïne accablée était sortie, tête basse, de l’église ; elle fuyait les témoins oculaires et auriculaires de ses blessures ; dans la vie, comme dans un tableau, la douleur souffre peu de comparses.

Ma pitié pour la famille abusée me fit chercher au loin un appareil qui pût relever leur château en Espagne ruiné. Il faut que je m’en explique ; mais je ne pus faire part de rien au maître d’école, sinon de l’esquisse fugitive d’un espoir. Prenant un air important, j’inscrivis dans mon souvenir tous les noms, et je dis froidement : « C’est bien : le maître de plaisirs, Monsieur von Esenbek, apprendra tout ; son envoyé, Monsieur le Cantor, vous doit une grande reconnaissance pour le service que vous lui avez rendu en ma personne. Vers la fin de la semaine, Monsieur le Cantor, il pourrait se passer des choses qui vous étonneront. Quoi qu’il en soit, je compte, d’ici à Flachsenfingen, 24 verstes, ou 12 milles anglais, ou 6 lieues françaises. » Et, brillant de projets, je repris mon chemin. « Ah ! pensais-je, puisses-tu réussir à écarter ou à enclouer la grosse artillerie avec laquelle le sort peut, ô vieillards, raser le port de votre repos ! »

Le soir même, j’entrai, avec d’autres sphinx et phalènes, dans la demeure d’Esenbek, pour y quérir des informations sur le sort de la lettre que lui avait adressée Mademoiselle de Sackenbach. Ce Monsieur von Esenbek qui, de tout mon système veineux battant pour de plus nobles objets, n’estime que ma pauvre veine creuse de satiriste, venait d’arriver de Carlsbad ; il se réjouit infiniment de me voir, bien qu’il se passât de moi sans en être tellement affecté. J’avais un bon prétexte sous la main, qui était de lui demander la liste des hôtes de Carlsbad ; elle était aussi longue, cette année-là, que la liste des souscripteurs à la République des savants de Klopstock. Esenbek ouvrit le courrier amoncelé durant son voyage, et, lorsqu’il buta sur l’écrit sackenbachien, il le rejeta sans l’ouvrir. « Je sais bien ce qu’elle veut, dit-il : rien moins que ma personne. La Sackenbach a une mémoire prodigieuse ; elle peut se souvenir parfaitement de sa jeunesse, et du temps où j’étais page. Les dieux m’ont embourbé avec elle dans une correspondance à la Schloezer, c’est-à-dire une correspondance qui consiste à recevoir des lettres sans y répondre. Il n’y a pas plus de vingt ans, mon cher Jean-Paul, qu’elle et moi, nous ne nous sommes vus. Mais elle finit par m’être à charge. » Ce fut avec joie que je mis dans ma poche cette lettre de change que je sollicitai, comme une lettre de crédit, un sceau de notaire au bas du récit de Scheinfuss.

Je la lus chez moi ; tout était exact, et je pris en pitié les fiancés joués, et, non moins, la Fille d’honneur pleine de regrets. Mon devoir était, dès lors, de tenter l’impossible – ainsi que certains appellent le possible. J’allai chez le prince de Flachsenfingen, que les lecteurs initiés à mon Hespérus connaissent depuis des années sous le nom de Jenner.

Le début ne fut pas désagréable ; car je trouvai dans l’antichambre Monsieur von Esenbek, fort en colère, qui me dit que le prince l’était plus encore, et qu’il venait de lui refuser tout net une prière. Esenbek avait sollicité le secrétariat du cabinet pour un jeune homme distingué, mais de trop pressante façon, et en comptant trop sur la justice de la chose : l’homme n’eût-il pas mérité la place, Esenbek l’eût demandée plus prudemment, et l’eût obtenue. J’en fus heureux ; car Jenner n’appartenait pas à cette classe de princes qui diffèrent de Darius, – lequel ordonna, pendant trente jours, de ne demander rien à Dieu, tout à lui, – et qui, au contraire, permettent volontiers qu’on ne demande rien qu’à Dieu ; il préférait compenser le non qu’il opposait à l’un par un oui à quelque autre. Je pouvais espérer être le porteur de pardon pour le péché qu’il venait de commettre contre son Saint esprit. Je le trouvai dans son boudoir que la lumière, tamisée par une lanterne en os dépoli, transformait en une blanche tonnelle de roses. Je racontai tout avant de rien demander ; je ne fis qu’un rapide résumé des mémoires du pasteur, qu’un bref rapport médical sur les souffrances de sa famille, mais je n’en fus que plus abon dant dans la description anticipée de la béatitude familiale qui emplirait le presbytère, si j’y rapportais la ratification de l’adjoncture. Par bonheur je jetai les yeux autour de moi, dans le cabinet, et j’aperçus une gravure représentant la famille de Jean Calas, ravie par le retour compensateur d’un sort plus doux. « Non, dis-je, on n’a jamais peint le tableau d’une famille comblée, par un triple jubilé, d’une telle félicité... mais (et je montrai la gravure) il a été gravé ici sur cuivre. » Je ne trouve rien dans ce procédé qui ne me plaise ; rien ne peut faire une impression plus forte et plus favorable sur un collectionneur que de voir tout à coup, par une interprétation spirituelle, une floraison transcendante donnée au bâton d’Aaron, sec et dur, du voisinage quotidien.

« Le fils aura la place, dit le Prince ; et je goûte tant cette idée que je viendrai moi-même, le dimanche du jubilé ; j’observerai l’effet que fera sur chacun cette nomination que j’aurai grand plaisir à signer. » Ces paroles ne me réjouirent pas trop, car je voulais être seul à remettre la nomination, afin de voir profondément dans le cœur tremblant, lorsque, pour accueillir la félicité, il s’ouvre largement. Mais comme les hommes, et surtout les grands ou les femmes, exaucent ou repoussent souvent une prière pour cette seule raison qu’elle est une idée frappante – ou parce qu’elle leur suggère un bon mot – ou une partie de plaisir d’une minute – ou parce que le quémandeur, à cet instant, tousse, éternue, ou sourit – ou parce qu’ils ont déjà fait la même chose une fois – ou parce qu’ils n’ont pas un moindre motif que la libertas aequilibrii ; ainsi, il n’y avait pas lieu de plaisanter ou de faire des objections ; trois mots maladroits eussent fait perdre à l’Adjunctus sa chaire et sa fiancée. Mais j’eus une idée bien meilleure : je ne pouvais pas laisser les pauvres enfants se morfondre jusqu’au dimanche, sans une seule fleur de mai de leur bonheur à venir, c’est-à-dire sans le moindre espoir. J’avouai donc au Prince que je croyais améliorer beaucoup la comédie, si je partais le samedi pour Neulandpreis et me faisais passer, auprès de la désuète demoiselle de Sackenbach, pour Monsieur von Esenbek ; il le fallait, car sous mon propre nom, inconnu, le village entier m’eût pris pour une refloraison, un dernier bourgeon et un adjunctus de Lederer, l’imposteur. Et en jouant, pour ces bonnes âmes couvertes du givre de l’hiver, le rôle du printemps qui chasse les froids, j’introduirais chez eux la chaleur de l’été ; car un trop brusque changement de température peut être mortel. Je ne voulais que laisser tomber deux ou trois signes d’espoir, et être le varech flottant, l’oiseau migrateur par lesquels, en pleine mer, une île fleurie annonce son approche.

Le Prince ne fit pas la moindre objection.

Je pris congé, je me rendis chez Esenbek, et lui apportai la nouvelle que Son Altesse m’avait autorisé à disposer de son nom 53. Tout d’abord, il me comprit, puis ne me comprit plus. Tout d’abord, il pensa – et il m’approuva entièrement – que je projetais, sous son nom, une régate, une chasse à l’anguille, dont le gibier serait le cœur de la dame d’honneur ; il appartenait à cette classe, nombreuse dans la haute société, de coquets à moustache qui, comme la matière pesante du baron Wolf (materia gravifica), alourdissent et transpercent tout (je veux dire tous les cœurs féminins) – et sont eux-mêmes sans poids. Aussi ne me comprit-il plus, dès que je lui dis que je n’avais en vue que le bien de la famille pastorale : il compta cette idée au nombre des moresques et des bambochades qu’il voudrait supprimer de mes œuvres. Cependant, avec l’éloquence d’un Démosthène plutôt que d’un Cicéron, je finis par obtenir de lui un écrit autographe à Gobertina, par lequel il lui garantissait en trois lignes son... c’est-à-dire mon apparition divine. Il me fut impossible de lui faire entendre ce qu’est un Adjunctus, ou la vie d’un presbytère. Les grands, en effet, se font d’après des idylles françaises, insipides et démeublées, et d’après le voisinage de leurs résidences campagnardes, une pâle idée du villageois, idée qu’ensuite ils rythment et chantent ; mais l’état de guerre et de paix d’un catéchète des pauvres, d’un secrétaire de la chambre, d’un inspecteur des routes et d’un receveur des douanes leur est dix fois moins connu que leur vie de cour ne l’est de ce personnel.

Les péripatéticiens déjà, et Plotin 54 avec eux, démontrent : que les intelligences inférieures (les humains, par exemple) comprennent les intelligences supérieures (les chérubins, par exemple), mais que la réciproque n’est pas vraie ; même, les anges n’ont pas la moindre idée de la matière... et ceci parce qu’il faut voir que les intelligences supérieures deviendraient à la fin ce qu’elles concevraient. Ceci garde sa valeur lorsqu’on revient de l’autre monde dans le nôtre : les grands ne peuvent, sans se porter préjudice, se faire une idée des petits, bien que ceux-ci s’en fassent une de ceux-là. Les lieux élevés, les trônes par exemple, ou les montagnes, portent sans doute des créatures plus petites que celles de la plaine, mais elles projettent – comme on peut le voir au Brocken ou à l’Etna – une image agrandie et nimbée d’une lueur de sainteté dans les nuages du sommet 55 : ainsi, ils voient facilement un groupe de géants dans les nuages, mais la brume et l’éloignement leur cachent le chaos d’infusoires qu’est le peuple grouillant de la plaine.

Mais quelle charge avais-je jetée sur mes épaules ! C’était comme si j’eusse rampé dans une caverne et que je me fusse efforcé de déraciner le roc. Pour jouer le rôle de Monsieur von Esenbek, il faudrait être né pour cela : je veux dire avoir été élevé pour cela. Il me manquait (outre la maigreur, la calvitie, la taille, et une ressemblance fondée sur vingt ans d’absence) presque tout pour ce rôle ; et, singulièrement, l’âme et son ameublement portatif. J’étais dans le cas du peintre Klinsky à qui, lorsqu’il sollicita des Éphores de Prague l’autorisation de peindre le paysage aux environs de Teplitz, on donna aussitôt la permission du gouvernement, avec ces réserves nécessitées par la jurisprudence militaire et la tactique : qu’il voulût bien s’abstenir de copier et de portraiturer, dans ses dessins de paysages, une montagne, un fleuve, une forêt ou une vallée...

En outre, le maître des plaisirs avait, au beau milieu du front, une mince tache de pourpre, de la forme d’une aiguille de montre, qui semblait indiquer le nez. Ce signe, comme une ride verticale, doit être venu sur son front parce que Madame sa mère – qui se servait d’une chambre obscure (camera obscura) pour imiter, au moins, l’une des attitudes de Lady Hamilton – eut une peur terrible lorsque Monsieur son père (le jeune Esenbek n’était vraisemblablement alors qu’un point sautillant) parut devant elle dans l’obscurité et alluma une petite « lampe de Turin » ; cette flamme pointue allumée par l’encaustique de la peur, le maître des plaisirs l’emporta en ce monde, sur son front.

Voyant que je place Monsieur von Esenbek dans un jour de plus en plus ridicule (pour la postérité surtout), je prie tous ceux qui savent son nom véritable (car « Esenbek » est de mon invention) de le taire prudemment jusqu’à la deuxième édition... de mon livre, ou de Monsieur von Esenbek ; est-ce si difficile ? et ne le fais-je pas moi-même ?

Ce n’est que pour me conformer à la théologie esthétique et à certaines fins que j’ai mené si grand bruit autour des difficultés que je trouvai à jouer le rôle d’Esenbek avec la machine à copier de mon corps ; car, avec quelques pots de fard, quelques lambeaux de couleurs, je pouvais dessiner sur mon front le signe de Caïn en forme d’aiguille de montre – l’équipage et la garde-robe, je pouvais, comme d’autres acteurs, les emprunter – ; quant à l’âme d’Esenbek, à l’homme du monde qu’il m’eût fallu jouer, à la campagne, il n’était pas nécessaire de le jouer, mais de le suppléer. Au village où l’on n’avait rencontré de gens du monde et de courtisans que sur le papier des romans ou sur des tréteaux de bois, une copie exactte qui n’eût point été un miroir grossissant, m’aurait fait soupçonner d’être un imposteur, et non point celui que je feignais d’être, – et on ne se fût pas tout à fait trompé. Mon devoir était de peindre le courtisan tantôt avec le long bout du pantographe, et tantôt avec le court, afin de montrer l’homme tantôt plus grand, tantôt plus petit qu’il n’est ; ainsi procèdent les peintres de romans, en retournant alternativement et savamment leur lorgnette.

Toute la fin de la semaine, je travaillai, comme machiniste, décorateur et auteur de mon grand opera seria, et, à Neulandpreis, on en faisait autant, préparant cothurnes, chœurs et rideaux de théâtre pour le drame du Jubilé. Mes répétitions se passèrent bien, le samedi arriva, la comédie d’intrigues commença, et le troisième rapport officiel s’acheva.

Le quatrième ouvre les quatre portes saintes du Jubilé, et montre tout aux hommes. Mais maintenant, dans ce troisième rapport, le lecteur est encore réjoui par l’espérance qu’il met dans le quatrième : lorsqu’il l’aura lu et goûté, sa joie – et le livre – seront finis ; ainsi, la longue-vue de l’espoir, comme les autres, nous montre les contrées lointaines dans un nimbe coloré comme l’arc-en-ciel ; de même, la floraison épuise le romarin, et c’est pourquoi on arrache ses fleurs... Le lecteur vit encore dans le troisième rapport...

 

 

 

 

TROISIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

 

SUR L’ÉGOÏSME.

 

          Très cher ami,

 

JE fais les combinaisons les plus étranges avec trois espèces d’hommes, les Brobdingnags, les Lilliputiens, et avec moi-même considéré comme Gulliver : je les permute, comme des grandeurs algébriques à travers le temps et l’espace, et je regarde ensuite si je les reconnais encore. Ainsi, par exemple, j’ai fait subir toute espèce de transformations à l’esprit du roi Frédéric, pour le mettre à l’épreuve : je l’ai fait pape, sultan, éphore spartiate, puis ecclésiastique, je l’ai consacré recteur d’un lycée, puis de Raguse, je l’ai promu Père de l’Église du Ier siècle, bachelier du XVIe, collaborateur du Journal littéraire... souvent, je lui ai enlevé la plupart de cette science, et l’ai exposé sur la Côte-d’Ivoire, muni de plus de naturalia que de pontificalia, dans un chalet, sous une tente arabe, ou lui ai donné un cor des Alpes. Je ne puis décrire l’effort d’attention qu’il me fallut pour dépister ce Vichnou dans ses dix incarnations successives, et pour le retrouver sous ces enveloppes. Il me fut plus facile d’écailler et d’écorcher le terrible Philippe II d’Espagne, lorsque je le contraignis à essayer sous mes yeux toute la garde-robe théâtrale de mon imagination, lorsque ce Lithopéction de son temps, ce zoolithe spirituel fut pour moi un conseiller du Consistoire, un valet de Fantaisie, un douanier, un sadducéen, un officier recruteur, un chrétien du premier siècle, un Arcadien, un Berlinois, un citoyen de Hof.

Il est plus instructif encore de tenter avec soi-même ces migrations parmi les peuples et les âmes. À Francfort, pour voir comment je me comporterais, je m’élus empereur romain 56, apôtre, chevalier, gouverneur de la Bastille, je fus l’un des neuf lépreux, un nègre de la Brousse, un frère mineur, grand-prêtre, cardinal, petit-maître parisien ; je vécus, non seulement comme le Juif errant ou saint Germain, au temps du Christ et, ensuite, de l’Antéchrist, et, au XIIe siècle, avec Johannes de temporibus (l’inspecteur des mesures de Charlemagne) qui atteignit l’âge de 361 ans, mais déjà auparavant, aux temps de Nabuchodonosor et du bœuf Apis. – Quel en fut le résultat ? Humilité et justice. Je nomme cette méthode une anatomie comparée supérieure, car par là, comme un Daubenton, on produit au jour bien des ressemblances humiliantes ; on devine soi et les autres, mais on ne confond plus la distance horizontale sur le même échelon de l’échelle des êtres avec une distance verticale de plusieurs échelons ; et on a alors des opinions fort justes, – sur les morts, du moins, les amis et les indifférents.

Cela démontre qu’il y a sur la terre plus de ressemblances que de différences, et plus grandes. L’hamadryade d’un arbre couvert de fruits, si elle existait et pouvait parler, mépriserait celle du même arbre fleuri qui, à son tour, dédaignerait celle de l’arbre feuillu ; le papillon, la chrysalide, la chenille, s’ils étaient doués de jugement, admettraient entre eux aussi peu de parenté que les trois États avant leur réunion, ou que Price, à Londres, qui cachait sous trois masques différents ses copies fallacieuses et ses imitations.

Comme la nature distribue dans chaque siècle un nombre à peu près constant d’hommes méchants et de bons, l’amélioration ni la décadence du genre humain ne sont aussi grandes que les dépeint le moment présent. Les vices de bien des époques ne sont que réprimandes d’Antonin dans la fièvre ardente, les morsures des hydrophobes ou l’appétit des femmes enceintes ; les vertus de bien des époques ne sont que l’esprit de famille dans une Bastille, l’économie et la chasteté sur un navire marchand.

Les Spartiates et les premiers Romains ne pouvaient connaître leur grandeur : seuls leurs descendants, bien moins grands, la voyaient, grâce au recul des années. Il se peut aussi que notre siècle, et nous-mêmes, nous ayons une grande importance ; ce n’est pas nous qui pouvons le sentir, mais ceux-là seulement qui, dans l’avenir, nous regarderont bouche bée et tenteront vainement de suivre nos traces. Ainsi une grande action peut paraître telle à celui-là qui l’accomplit, bien avant ou longtemps après, mais jamais au moment de l’exécution : dans l’éclat méridien du soleil intérieur, un but resplendit devant ses yeux, plus haut que celui qu’il atteint, et l’idéal s’élève en même temps que la réalité.

Notre ignorance des petits faits favorables et des circonstances mineures nous fait voir plus nobles et plus hardis qu’ils ne furent les grands hommes du passé et leurs actions ; ainsi, nous croyons que les vieux châteaux des montagnes ont été construits sur des rocs escarpés, rognés par la pluie, tandis que les siècles seuls et les intempéries ont aiguisé et dépouillé la montagne.

Très cher ami, appliquez ce discours à l’égoïsme.

Dans toutes les lettres, dans toutes les villes, je retrouve les mêmes plaintes sur l’amour-propre envahissant, ce hideux cancer de l’âme, ce desséchement du cœur. Souvent, une ville entière se plaint de l’égoïsme de... la ville entière. La plainte est déjà un bon signe ; sur la Côte d’Or, on ne songe pas à se plaindre des nombreux visages bruns, brûlés du soleil. Le parfait égoïste n’irait pas se heurter à un autre parfait égoïste, pas plus qu’à son singe, assis dans un coin, méditant sur son seul intérêt. – Le désir de l’amour est lui-même amour. Dans un peuple grossier et dans le commun, l’amabilité n’est que moyen et vent dans le dos, bien loin d’être un but et un air respirable ; mais la culture, qui cherche toujours à tirer de l’acier du corps les étincelles de l’âme, élève le cœur pour autrui et nous enseigne à placer l’amitié plus haut que ses preuves et ses avantages. Dans la science, dans la vertu, dans l’amitié, nous aimons d’abord les rentes que nous en pouvons tirer, puis nous les aimons elles-mêmes, en dépit de nos propres rentes. L’amitié des époques brutales et des hommes grossiers réclame des actions profitables ; l’amitié supérieure ne désire rien qu’un écho à mille voix. Au Moyen Âge, un noble pouvait trouer la tête de son ami et frère d’armes, le lien de fer de leur amitié le supportait, et, le lendemain, ils ne trouaient tous les deux que des têtes de voituriers et de marchands ; de nos jours, c’est à peine si l’on peut rouer de coups son ennemi mortel.

En même temps que la tendresse vulnérable du cœur, augmentent nos désirs et nos souffrances. Mais justement, cette chaleur accrue fausse notre jugement sur la température extérieure, nous ressemblons à ces baigneurs qui sortent de la cuve brûlante dans la chambre estivale et qui frissonnent au soleil comme le maître du palais d’Alexandre. C’est pourquoi personne ne trouve sur la terre plus d’hommes privés de sentiments que le jeune homme sentimental : plantez la terre de Werthers, ils se tiendraient mutuellement pour des glaçons et des hommes de neige.

Permettez-moi, mon ami, de dire ici aux bonnes salamandres du feu qui accusent tout, en dehors d’elles, d’être salamandres d’eau, un mot qui vient en son temps : « Que votre sang soit toujours chaud, mais ne tenez pas pour un amphibie au sang glacé quiconque ne vous aime pas, vous, mais qui aime le quart du monde, ou dont l’amour parle un autre dialecte que le vôtre. De même, les insectes au sang froid, les abeilles, ont une certaine chaleur vitale : je le conclus d’abord de ce que leur ruche est chaude en hiver, ensuite de ce qu’une abeille qui s’égare dans la neige y fait fondre un petit « homme de neige ». L’homme intérieur, pareil à la plante qui, dans l’ombre de la serre hivernale, s’enroule autour de son tuteur, se penche à la rencontre du soleil, c’est-à-dire d’un cœur chaleureux, – et aussi longtemps que vous trouverez encore des époux aimants et des parents aimants, et des hommes secourables autour de vous, demandez de l’amour, mais n’en refusez, n’en écartez aucun. Vous attribuez de la froideur aux hommes qui, au milieu de circonstances et de nécessités trop complexes, paraissent porter un cœur affaibli et partagé, comme l’aiguille magnétique qui, dans le voisinage d’objets de fer ou d’acier, quitte pour un temps sa direction vers le grand pôle magnétique, – et, ainsi, vous êtes aussi justes (c’est-à-dire injustes) qu’eux-mêmes, lorsqu’ils vous reprochent votre excès d’ardeur. »

Le principal est que chaque homme – et surtout les jeunes – fasse tout bas le serment que son sort et ses aventures, sur terre et sur mer, ses qualités, sa bonne et sa mauvaise étoile, son amour et tout ce qui est en lui ou auprès de lui soit un prodige et un jeu de l’inépuisable hasard, qu’il soit lui-même une merveille marine ou terrestre, et une comète ; il frappe donc quelques médailles de la comète à sa propre effigie, il se persuade que son rôle terrestre est tout simplement occupé par lui (comme à l’Opéra de Paris) en qualité de doublure (et chaque rôle est tenu par mille doublures). C’est pourquoi Leibniz nomme fort justement son moi une monade, au sens arithmétique ; c’est ainsi seulement qu’on obtient l’unité de l’intérêt dans le spectacle confus de ce bas monde... Aussi chacun pense-t-il que lui seul aime vraiment et qu’il est l’immense point magnétique de l’axe terrestre.

Au vrai, je n’y fais pas objection ; je respecte et j’aime des erreurs si belles et si vertueuses ; mais je déplore que personne ne puisse les réfuter, sinon la douleur et le temps.

Je suis, très cher, votre

J.-P.      

 

 

Quelques paraboles en guise de post-scriptum.

 

Cependant, je ne veux pas nier que, dans les classes supérieures de l’humanité, il n’y ait une certaine asphyxie du cœur par l’égoïsme et que les orages des passions n’y mûrissent plutôt à cause du froid excessif que sous la chaleur solaire. Il faut pourtant qu’il en soit ainsi. Leurs mariages peuvent très bien (et mieux encore leurs enfants, salpêtre cristallisant dans l’ombre) se faire sans beaucoup de chaleur ; car ces mariages et ces enfants, on ne leur veut d’autres qualités que l’élégance mondaine ; de même le pain fin demande un four beaucoup moins chaud que le pain grossier. Aussi, comme les gelées, réunissent-ils la douceur et la fraîcheur. Ensuite, leur situation demande des yeux de lynx, donc un climat froid, de même que c’est par le froid qu’on étire le plus de chandelles. Enfin, de tout temps, l’homme raffiné s’est élevé dans le fiel et la froidure, tandis que l’homme de classe inférieure s’élève dans l’amour et le feu ; de même, il faut plus de levain et de ferments pour faire lever une pâte plus fine ; il en faut peu pour le Pumpernickel.

Adieu !

 

 

 

 

QUATRIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

 

SUR L’ENVELOPPE VERTE DE GRAINS FLÉTRIS. – ARRIVÉE. – ÉLOGE DES SCEAUX. –

ANGOISSE INFERNALE DEVANT UN SILURE MAGNÉTIQUE ET

UNE IMAGE TROMPEUSE. – « DÉNOUEMENT » DU NŒUD.

 

 

L’AUTEUR de cet ouvrage qui préfère la parure au négligé – chez les femmes, car un homme ne vaut presque pas la peine d’être habillé – estime très haut la toilette, surtout chez les demoiselles âgées qui, sans elle, ont l’air de homards pendant la mue. Dès le matin, Mademoiselle de Sackenbach se sangla, avec le piège ou l’écusson de sa ceinture, dans une écharpe, baudrier sans épée, comme, d’une ceinture de fer-blanc, on protège une volière contre l’agilité des chats. Elle pensait que j’étais le chat. Puis, elle se glissa de la tête aux bras et aux jambes dans une housse multicolore comme certains hôtes avisés en mettent à leurs lits : elle savait que la couleur sied à la vieillesse, comme, à l’automne, les arbres et les plantes se couvrent de feuillages bariolés.

Je suis peut-être le seul à désirer voir la vieillesse des femmes (et surtout de celles qui ne se sont pas mariées) enveloppée dans le papier turc d’une toilette aux vives couleurs. Une vieille dame n’a pas de meilleur moyen de montrer à la nature qu’elle se rappelle, soi et les autres, à l’idée de la mort, que ce coloris enluminé ; de même, autour des pendus, ne dansent que des arcs-en-ciel avant la nuit d’orage. Une vieille femme vêtue d’étoffes vives ressemble au verre dont la fonte s’annonce par un vif jeu de couleurs. La toilette colorée est un vêtement de deuil toujours verdoyant, ainsi qu’il sied ; c’est pourquoi les rois de France et les nobles vénitiens portent le deuil en violet. Mais il est peut-être encore une cause accessoire pour qu’une vieille demoiselle se pare ainsi : elle veut montrer que les autres paraissent noirs à côté d’elle, lorsqu’elle fait des enquêtes à domicile sur les fautes d’autrui ; ainsi, chez les Romains 57, celui qui faisait l’inspection des maisons avait un vêtement bariolé ; de même encore, le Grand Seigneur fait vêtir les muets (le contraire des bavardes) chargés de la strangulation, des couleurs qui, ensuite, flotteront autour des étranglés, c’est-à-dire de couleurs éclatantes.

Le démon de la comparaison me possède de nouveau ; mais il faut le laisser jouer avec moi pendant quelques pages encore : Satan se fatiguera aussi bien que le lecteur...

Souvent il me paraît que cette peau colorée est un fruit de l’âge, qui jette toujours des regards de désir vers la campagne, ou qui le feint. Mais, comme on sait, le marbre féminin prend, à la campagne, des reflets chatoyants. Moins il y a d’êtres humains en un lieu, et plus une noble dame s’y pare de couleurs ; les plantes, de même, sont plus vives en pots qu’en parterres. Il se peut aussi que les filles de la campagne, du rang des citadines, veuillent montrer qu’elles aussi sont apprivoisées, car on sait que, selon Buffon, les animaux domestiques ont un pelage plus vif que les sauvages... et même, il n’est pas impossible que le vivant démon de la toilette réside en elles.

Or, comme ce démon de la parure vient de me quitter, je poursuis mon chemin sans obstacles, et je retourne au samedi.

J’ai dit déjà comment, à cause de moi, Gobertina soupirait et se parait. La vieille devineresse au marc de café, emprisonnée, affirmait toujours que le marc n’avait pas menti, et qu’un homme chauve viendrait. À trois fenêtres étaient postés des guetteurs : Déa, debout à la fenêtre du presbytère, donnait à une cuiller d’argent une pleine cuiller de craie, pour la purger ; à la fenêtre de l’école, Scheinfuss, assis, observait les mouvements qui se faisaient à la fenêtre du château, où se tenait la demoiselle jaspée, observant les ouvriers de la chaussée pour voir s’ils n’allaient pas sauter de côté à l’arrivée d’une voiture.

Tout à coup, au contraire, les ouvriers barrèrent la route, comme autant d’Alcibiades ; arriva comme un trait une vourste de chasse (que je montais) dont les ailes étaient deux chevaux tigrés, et cet engin volant s’arrêta brusquement. Ces sous-receveurs de la chaussée avaient garrotté l’auteur du Jubilé, pour, avec cette corde, pêcher dans ma bourse et dans ma générosité un péage extraordinaire. Mademoiselle de Sackenbach se fâcha de ce que je prenais le temps d’être généreux avant de m’approcher : car elle perdait la tête, la devineresse au marc de café lui disant que c’était bien là l’homme qu’elle avait vu dans le marc.

En passant, je ne puis m’expliquer l’étonnant phénomène de cette typologie du café que par deux expériences. La première : peut-être le café lui-même, pris comme boisson, donne-t-il, mieux que le marc, une disposition à saisir le météore aqueux de l’avenir, d’autant plus que ce consommé spirituel soutient très visiblement de simples écrivains profanes, comme moi et Voltaire, dans la géomancie de nos écritures si souvent prophétiques. Ma seconde expérience, par laquelle je veux ôter à la prédiction réalisée sa plus grande part de surnaturel, la voici : j’avais moi-même fait part à la vieille, à Flachsenfingen, de cette prédiction, en la priant de la porter à Neulandpreis et d’y jouer le rôle de prophétesse. Je voulais donner plus d’espoir à la famille du pasteur, et à la vieille demoiselle plus de crédulité...

Dans la suite de cette histoire, je me donnerai, comme on fait pour les acteurs, le nom de mon rôle, et m’appellerai souvent Monsieur von Esenbek, ou maître des plaisirs, quand ce ne serait que pour paraître plus modeste, par le renoncement au « je ».

L’approche de la voiture de chasse fit passer la vieille du rang des douze petits prophètes à celui des quatre grands. Le maître des plaisirs était assis dans cette voiture en un négligé raffiné, ses souliers portaient les élégantes boucles de MM. Bulton et Smith, il tenait une badine de cuir à la main, et lorsqu’il leva la tête vers la fenêtre du château, comme un Hoogkyker 58, on vit qu’il avait, non seulement la calvitie d’Esenbek, mais aussi sa rouge barre de mesure sur le front.

Esenbek, comme un tremblement de terre, mit tout Neulandpreis en mouvement.

Ce seigneur fit aussitôt dételer la voiture et enlever ce qu’il avait apporté : quelques cure-dents, dont le manche était orné de belles figures sculptées (l’une représentant une tête de Saksak, l’autre de Zoïle), puis un fléau à vêtements, un bon nombre d’assiettes murales, un bol de verre contenant trois poissons dorés, une écritoire de porcelaine représentant un bélier debout, qui tient dans ses pattes de devant un cœur blanc 59 (j’y plonge ma plume en cet instant), enfin quelques bagatelles anonymes.

Enfin les deux corps célestes étaient en conjonction : elle et moi. Tous deux s’étonnaient.

Gobertina surtout : car le pseudo-Esenbek, avec son négligé raffiné, sa badine de cuir, et son visage chaotique et anagrammatique, avait quelque chose de singulier et d’inouï à Neulandpreis. Sans l’instrument chirographique du signe rouge de ponctuation et d’exclamation, elle ne se fût pas laissé persuader que la Cour et Monsieur von Esenbek eussent pareillement changé ; mais elle s’en tint au trait rouge.

La demoiselle me surprenait plus encore : deux bombes incendiaires, illuminées par la joie, roulant dans ses orbites ; des veines en spirale traçant des lignes de démarcation sur le visage, qui, comme des armées luttant dans une aurore boréale, se précipitaient les unes vers les autres ; une voix aiguë, amenuisée par l’embouchure rétrécie des lèvres, ses membres de quaker frappant souvent des trilles de tierce ; tout cela composait une personne qui, dans sa solitude, avait martelé les quelques fermoirs d’or et les galons qu’elle avait emportés de la Cour, pour en faire un habit d’opéra, à traîne, doré et clinquant, qui ressemblait à la cotte d’or dans laquelle, jadis, on pendait les alchimistes.

Esenbek, d’abord, montra autant d’extravagance qu’il pensait que Gobertina devait en attendre, c’est-à-dire autant qu’elle en méritait. Il lui rappela le beau temps où il était page, elle dame de compagnie, et dit sur le ton le plus froid du monde (en même temps, il plaça sa cravache – sa baguette magique – sur son index, et voulut la porter verticale) : « Je suis tout enthousiasmé de vous voir. Êtes-vous allée à la vente de tableaux ? Le Jules Romain vous plut-il ? Avez-vous des moutons de Klaase ? » Il y a une manière de questionner qui a quelque chose des interrogatoires judiciaires, lesquels se poursuivent et concluent, en dépit de toutes les réponses de l’inculpé. « Klaase ? dit-elle enfin ; vous voulez dire Klaus ? nous n’avons ici qu’un berger et il porte ce nom ; il n’a, à moi, que deux agneaux pour l’hivernage. » Comme, d’un léger sourire, je lui montrais son erreur et ma connaissance des beaux-arts (car j’avais appris par cœur, non seulement quelques pages d’un vocabulaire artistique, comme font certains Abdéritains hâbleurs et superficiels, mais un catalogue raisonné complet) : alors elle ne douta plus que je ne fusse Monsieur von Esenbek ; car une Cour est une petite Italie, ou une grande villa d’Hadrien ; partout on y rencontre des amateurs et des œuvres d’art, les plus grands mythologues et les plus grands mythes.

Mademoiselle de Sackenbach n’avait pas énormément voyagé dans les cabinets de peinture, et, dans son histoire de l’art, ne brillait guère qu’un maître unique, le célèbre peintre de ses parents et de sa propre personne, comme d’un Géryon à trois têtes.

J’avais imaginé une Amanda bien plus belle et plus triste que celle que je voyais ; l’Amanda réelle semblait à la fois joyeuse, vertueuse, désireuse de plaire, et tout cela jusqu’à la minauderie ; elle me déconcerta. D’après sa lettre à Esenbek, j’aurais juré qu’elle porterait un demi-deuil plein de sentiments, et, qu’elle recevrait son ancien berger d’Arcadie avec un mouchoir trempé de larmes ; j’étais préparé à un peu d’émotion, et volontiers je me fusse agenouillé pour expier, et accoudé sur la table pour y être lyrique ; genoux et coudes sont deux parties du corps qui, chez un amoureux de cette sorte, pareils à un couteau de poche, se replient sans cesse, et qu’il utilise autant qu’un ramoneur dont ces articulations sont protégées par des bandes de cuir. Mais quel fut mon étonnement lorsque, avant moi-même, elle se mit à rire.

Aussi étais-je à peine depuis une demi-heure chez elle que je désirai vivement aller au presbytère, et être au moins un riverain de cette île bénie ; mais, si j’eusse laissé paraître ce désir, tout mon torse eût percé le masque d’Esenbek, et brillé au travers : je ne pus donc que guetter les occasions de poser des questions indifférentes sur les heureux habitants de l’île du Jubilé. Aussi regardais-je continuellement vers la fenêtre. Enfin, la jeune Déa alla chercher des cruches de bière au cellier pastoral. Je voulus alors être hardi et jouer, pour donner le change, mon rôle de maître des plaisirs ; je n’eus aucun scrupule à dire : « Les Amazones, jadis, s’enlevaient un sein pour mieux assurer leur arbalète ; mais vrai, les flèches de l’amour vont plus droit au cœur lorsqu’on les envoie d’une gorge complète. – Charmant, dit la demoiselle, tout à fait charmant ! » – Je m’attendais qu’elle dît plutôt : « Fi ! » ou « Voyons ! voyons ! » ou « Hum ! hum ! » mais maintenant, je la comparais intérieurement et sans hésiter aux Péruviennes de jadis (car elle aussi ne sacrifiait à la vertu que ses jours couverts de mousse, ses inclinations vermoulues et caduques – bref, que sa vieillesse) qui livraient en redevance et offrande à leur roi des nains et des enfants mal venus, et (selon Garcilaso de La Vega) à leurs chefs, des poux.

Cependant la caviste au mortier d’amour, au sein meurtrier, nous amena au presbytère, c’est-à-dire à en parler ; et Amanda commença à se poser en protectrice des braves gens trompés, à les louer, à supplier pour eux. Elle le fit avec tant de cœur, elle vêtit, avec tant de joie dans le ton et le regard, les habitants du presbytère de l’habit électoral et de couronnement de l’éloge moral, que j’eus des remords d’avoir moi-même vêtu de pied en cap du fatal habit d’humilité de saint Alexis cette demoiselle parée. « Par le Ciel ! me dis-je en moi-même ; quand bien même le Diable et sa grand-mère, son grand-père et ses trente-deux aïeux s’établissent en colocataires dans le sein d’une fille, ils ne parviennent pas à en déloger le cœur bon et secourable aux frères en Christ qui souffrent ; en pleine géhenne, il bat encore chaleureusement pour les autres. » – Pour la première fois, je lui donnai un éloge sérieux et une assurance sérieuse : je lui dis que j’avais entretenu le Prince de l’affaire, et qu’on pouvait compter sur quelque chose...

Tout à coup, il se fit un bruit comme si tout un corps de pages montait l’escalier en courant ainsi que sur une échelle d’incendie ; et un homme au nez crochu, le front découvert sous des cheveux plats et rejetés en arrière, entra après avoir frappé un seul coup à la porte, inclina à peine son dos droit et roide, et, en fermant la porte, cria derrière lui : « Restez dehors, vous autres ! » Il s’adressait à son arrière-garde, à son essaim suiveur, formé d’une demi-douzaine de jeunes gens trapus et souriants. C’était le second fils du Senior jubilaire, de son métier graveur de cachets, fabricant de cadrans et marchand de boucles. Son avant-propos fut tel : « Je ne viens que présenter mes civilités à Votre Grâce, et solliciter d’Elle six sièges que mon jeune peuple, là, emportera. Sans quoi, nous serons contraints, en face, de nous asseoir les uns sur les autres. » Je prie tous les instituteurs, les privat-docents et les assistants en philosophie d’étudier un homme de métier comme une académie, comme un prévôt et maître d’armes qui leur montrera comment, devant une personne de qualité, on allie la soumission du bourgeois avec la fière liberté de l’homme : un Orbilius veut toujours retrancher derrière le bourgeois enflé l’homme diminué.

Les organes sensibles et les nerfs optiques d’un artisan sont touchés d’abord par ce qu’une âme a autour d’elle qui peut appartenir à son art : le cordonnier tient d’abord devant les souliers sa lanterne de Diogène en papier, le tailleur devant le frac, le coiffeur devant la coiffure, le graveur de cachets devant la chaîne de montre où pend un objet sphragistique. Sur moi, le fossoyeur de sceaux signala le cachet emprunté à Esenbek : « Mon travail ! s’écria-t-il. Je le dis toujours, personne ne grave comme moi une tête et un casque tels qu’en voici. » – « Mais voici une tête, Monsieur Schwers (dis-je), que l’on devrait reproduire un jour en bas-relief, pour l’avoir ensuite en haut-relief sur des lettres. » C’était une tête de Dante. Le marchand de boucles sortit aussitôt de sa poche quantité de cachets, pour en sceller sa compétence. Pourquoi fais-je si longtemps antichambre avant de conter au lecteur les raisons pour lesquelles je confiai à ce gai compagnon de la foire terrestre la reproduction du visage de Dante, pour désormais cacheter mes lettres avec le visage de ce peintre de l’Enfer ? J’enverrais volontiers des centaines ou des milliers de clients au fils Schwers, s’il me reproduisait bien cette tête ; et je prie quelques centaines de lecteurs de m’écrire, afin que je leur réponde et que je cachette cette réponse avec la pantomime dantesque : on trouvera mon adresse à la préface.

Les nombreux poinçons et empreintes du marchand de boucles laissèrent au fond de moi-même une réflexion que j’y vais chercher maintenant. De nos jours, on peut faire tous les éloges – celui de la folie comme Érasme, celui de l’ombre des ânes, comme Archippus, du croupion comme Coelius Calcagninus, du diable comme Bruno, ou même de Néron comme Linguet – de tout, sauf de soi-même, si j’en excepte le poète sur le cheval lyrique des Muses (lequel cheval est un Bassa avec une queue de cheval). Le temple, le Panthéon où un homme, de nos jours, comme Caligula, peut s’adresser à soi-même des prières et s’honorer par des sacrifices d’oiseaux, c’est sa propre... tête obscure et bien fermée : dans ce lararium, dans cette rotonde, on peut établir son culte domestique. On sait combien j’évite de me louer, combien même pareil à un esclave nègre qui préfère être un vieux rossignol plutôt qu’une marchandise vendable, et qui, pour cette raison, châtie l’adjudicateur qui prononce son éloge – combien, disais-je, j’émonde, je détourne ou je rends les louanges que d’autres m’adressent. En vérité, il y a déjà des salles à manger où (comme dans les auditoires de la philosophie critique, laquelle macère le moi jusqu’à en faire un magma d’idées nageant dans l’X inconnu) l’on ne peut plus dire « Je », quoique souvent de braves gens ne fassent de leur moi qu’un chevalet de l’universel et ne dessinent sur l’individuel que le général, – cependant que d’autres considèrent la terre comme le support de leur petitesse, et, semblables aux Français, lorsqu’ils disent « on », nomment 110 375 millions d’hommes 60, mais en entendent un seul. Juste Ciel ! est-il un homme qui puisse sortir de son moi, et par quel moyen ? Est-il raisonnable que chacun ait honte d’être affligé d’un moi ? et que pourtant, il le trouve bien de son voisin, et réciproquement ? – Ainsi, comme je l’ai dit, moi et mes lecteurs, nous ne trouverions nulle part une place pour nos lettres autographes d’éloge et de recommandation, sinon sur la pierre blanche de nos tombes, dont le temps a tôt fait, avec la pierre à polir sa faux, d’user et d’effacer le relief, cette forteresse de notre gloire ; nous n’aurions pas d’autre place, dis-je, si... (et voici que, selon mon habitude, par une opposition longtemps contenue, je me mets à combattre tout ce pour quoi je paraissais plaider d’abord)... s’il n’y avait pas... les cachets.

Mais c’est là notre lit d’honneur : dans les creux du métal, sur les bosses de la cire, un moi réside en sécurité et hors de danger, comme sur un arole et dans un terrier de lièvre. Non seulement on n’y parle, comme dans un journal anglais, que de soi, mais encore c’est avec le plus grand respect de soi-même ; il n’est pas défendu, il est plutôt exigé d’y imprimer son paraphe dans des plantes de bordure, dans des guirlandes, dans toutes les plus flatteuses compositions, de le déposer dans les bras d’un génie, de le placer sur un boulingrin, de le suspendre aux étoiles. Là, nous pouvons une bonne fois dire et montrer pour qui nous nous prenons ; le cachet est le valet de trèfle sur lequel le fabricant de cartes appose son nom, le char où le Romain place la statue d’un homme déifié, la tour que le Chinois élève à un grand homme... Mais, revenons en arrière...

C’est ce que fit aussi le graveur de cachets : il s’en alla. La dame de compagnie plaça les six chaises sur les six porteurs avec un plaisir hospitalier qui, pareil à un coucher de soleil, prêtait à son âme des traits et des couleurs magnifiques.

À peine avais-je, des yeux, accompagné jusqu’à la porte du presbytère le dernier porteur de chaise, que l’Adjunctus Ingenuin en sortit, poli et nettoyé par le polissoir féminin comme un almanach ou un scarabée, rouge de joues, rouge de lèvres, doux des yeux, modeste, tranquille, sérieux, propre et tendre. Siméon, le stylite hérétique, faisait consister ses recueillements sur une colonne en prosternements, et un specttateur en compta un jour mille deux cent quarante-quatre (il n’eut pas la force de compter plus loin) ; c’est à peine si l’adjoint fit la moitié autant de flexions en entrant, oscillant, dans la chambre de la demoiselle. Cette inclinaison de son échine, pourtant, laissait à son âme toute sa droiture, de même que les arbres dont le tronc se recourbe tournent toujours leur cime vers l’est et le soleil. Le jeune homme, beaucoup plus gai que je n’aurais cru, n’avait pas précisément, ce jour-là, du temps de trop : il lui fallait préparer son discours nuptial pour le lendemain, et les ecclésiastiques ont tout juste, dans une semaine, comme les Français dans une année, cinq jours de fête et de sans-culottide ; les deux autres jours, samedi et dimanche, regorgent d’occupations. Le deputatus invita aux fêtes du Jubilé la Fille d’honneur, et aussi le Chevalier d’honneur. Esenbek le remercia fort, et l’assura qu’il pouvait compter sur lui.

Je demandai alors à l’Adjunctus – et Gobertina prenait un plaisir réel à voir un maître des plaisirs s’intéresser au jeune homme – de qui se composait sa parenté : il avait trois frères, le fournisseur de boucles cité tout à l’heure, l’imprimeur cité plus haut, et l’inspecteur des routes qui, avec ses ouvriers, m’avait arrêté et qui était en même temps chasseur de marmottes ; deux sœurs s’étaient retirées depuis longtemps derrière la cloison de planches du cercueil et, dans le vestiaire souterrain de toutes fleurs, travaillaient à un jubilé moins transitoire que celui que préparait Alithéa, leur sœur adoptive. Pour les petits-enfants, il y en avait une semence de douze qui sautaient dans la maison – si je compte dans ce nombre un cocon encore à naître et hermaphrodite de la femme de l’imprimeur. – Bref, tout le port franc du presbytère était si rempli par l’arrivage d’enfants et de petits-enfants, que le plus maigre des harengs suédois n’eût pu s’y glisser. Je demandai encore au candidat ce que l’on faisait chez lui ce soir (car j’aurais bien voulu leur faire une visite) : « Plus rien, dit-il ; après le dîner, les enfants et les petits-enfants s’assoiront autour de la table, le père et la mère remercieront Dieu de tout leur bonheur ; car c’est une chose émouvante qu’une fête comme celle de demain. Mon père fera lui-même le sermon du Jubilé 61 ; puis je monterai en chaire et je bénirai mes chers parents, après un bref discours 62. Mon père – Dieu soit loué ! – est encore extraordinairement vigoureux, il mange autant que moi et fait, chaque jour, une heure de marche de plus que moi. Mais je me suis dévoré la santé par l’étude du système de Kant : ma jeunesse s’en accommode mal ; mais je le préfère à bien d’autres, et je le conserve dans ma malle, à cause de mon père : il est loin d’avoir des idées aussi libérales que les miennes. » À dire vrai, plus mon âme s’attachait à cette âme immaculée, et plus j’étais malheureux : qui me garantissait par lettre scellée que le Prince n’oublierait pas demain d’apporter lettre et cachet, qu’il viendrait et nommerait ? S’il ne venait pas, toute ma joie s’en irait à vau-l’eau, – et bien des cœurs aussi...

Amanda était aussi aimable envers le jeune homme qu’il était poli avec elle. Intérieurement, et de très bon cœur, je me prêtai le serment de ne pas courir ce soir au presbytère pour répandre sur leur ciel pur et constellé ma moucheture d’étoiles. Extérieurement, il fallut qu’à cause des maudits barbouilleurs de romans je feignisse de n’avoir point de religion ; il se peut qu’en ceci les romanciers aient raison, lorsqu’ils parlent des gens du monde d’autrefois ; mais aujourd’hui, c’est faux. Un homme du monde un peu vaillant a besoin de combattre davantage son aspect vertueux que la plus coupable apparence ; et, comme tout bon adeur, tout bon poète, il cherche à se faire valoir dans la forme plutôt que dans le sujet, dans le jeu plutôt que dans le choix du rôle 63.

Dès que le fils du pasteur eut refermé la porte, je m’aperçus qu’un mandat d’arrêt avait été dressé contre moi pour toute la soirée, et que j’étais enchaîné à ma geôlière multicolore. J’eus une angoisse devant la couleur bleue de l’atmosphère avec quoi il me fallait remplir, comme d’une « Bibliothèque bleue », tout l’espace qui me séparait de demain. Pour ne pas toujours parler en faussaire de mon état de page, je lui montrai le registre des moissons de Carlsbad, je veux dire la liste des hôtes ; je n’eus pas honte, même, de lui lire par jeu, dans mon Almanach des Muses, les comptes tenus par doit et avoir durant mon voyage en Italie ; mes pertes considérables au whist – qui étaient cause que je voyageais avec une simple vourste – lui prouveraient que l’Esenbek de Neulandpreis était celui de Flachsenfingen. Soit dit en passant, notre temps confédère et unit bien des choses : l’Église catholique et la nôtre, le premier état avec le tiers, les comptes de jeu avec le Stérile agenda, le tire-bouchon avec le souvenir.

Mais, peu à peu, je remarquai que la dame de compagnie ourdissait un plan vaste et ambigu pour et contre moi. L’autre Esenbek, celui de Flachsenfingen, appartenait à cette classe de libertins qui appellent beaucoup de femmes et en élisent peu, et qui, pareils à d’autres vautours 64, dévorent tout de cet oiseau chanteur qu’est la femme, – sauf le cœur ; et, ce qui était plus dangereux encore, il me semblait qu’un homme pouvait être emprisonné par Gobertina comme les grands vautours des Indes qui se laissent séduire par une image humaine d’argile tendre : cette image, lorsqu’ils l’ont touchée, les retient, comme si elle était vivante, par leurs serres embarrassées. Diable ! pensai-je, le Flachsenfingien peut bien s’être fiancé avec la fille d’honneur et se décharger maintenant du mariage sur son homonyme. « Je voulais, poursuivais-je tout bas, le contrefaire spirituellement ; mais lui m’a dupé plus finement encore, il a fait sortir de son terrier le paisible lièvre, et maintenant, les levrettes me poursuivent, tandis que le lièvre de montagne, malin, se blottit et se prélasse dans mon terrier. – Malédiction !... mais, comme le tronçon d’une anguille à moitié bouillie, je sauterai hors de cette poêle chaude qu’est le lit nuptial. »

Ma peur n’était guère modérée par les allusions typiques et mystiques que, de temps à autre, Amanda laissait tomber au sujet d’un silure magnétique : je pensais que j’étais le silure, et je voyais devenir toujours plus longs et plus profonds les souterrains qui mettaient Amanda en communication avec Esenbek. Comme, à chacun de ses mouvements, je pouvais craindre que le rideau ne se levât, me montrant de la colophane pleine d’éclairs et une Ariane au sommet d’un Naxos, – l’après-midi, vers cinq heures, par un soleil magnifique, je lui confessai que le silure m’était entièrement sorti de la mémoire. Elle ouvrit gaiement une petite armoire de pharmacie, dont elle aimait à faire une clinique et une fontaine salutaire pour tous les paroissiens ; elle en tira un in-octavo portant ce titre au dos : Petit trésor. « Ce livre est son gage de mariage, pensai-je ; ainsi, de stupides amoureux de village se servent, comme de postillon d’amour ou de ciment pour leur union conjugale, – d’un livre de cantiques. » Mais elle ouvrit le livre de prières : ce n’était qu’un faux livre étripé, et dont la cassette à paroles avait été remplacée par une cassette à poisson contenant un silure magnétique et un petit poisson de fer, appât à l’hameçon pour des jeux d’enfants. Je préfère composer mille devinettes, plutôt que d’en résoudre cinquante : bref, si clair fût-il que le silure magnétique représentait le maître des plaisirs, et que le petit poisson doré qui cliquetait contre lui était l’armoirie parlante de Gobertina, – bien que, par l’histoire naturelle, je susse, en outre, que l’homme a sa plus claire image dans le silure qui, comme lui, allèche et séduit les petits poissons avec les filaments de sa barbe, et qui ensuite les boit plutôt qu’il ne les dévore, – cependant, je restai muet jusqu’à l’instant où je me souvins que j’avais entendu Esenbek appeler Gobertina la sirène-à-rebours (c’est-à-dire poisson par en haut), et jusqu’à ce qu’elle-même me demandât si je n’avais pas eu une idée singulière de lui faire un tel cadeau. – « Les Esenbek, lui répondis-je, n’ont jamais été très malins. »

Comme, à chaque instant, la cuisinière venait chercher une réponse, – ou un enfant du presbytère une épice ou un meuble, et nous interrompait, nous fiancés, elle me dit aimablement : « Après le dîner, je vous proposerai une chose importante ; maintenant, on nous dérange à tout instant. »

Je maudis le damné maître des tourments Esenbek, qui enlevait volontiers des forteresses féminines, mais ne voulait pas y rester prisonnier : par Triampole et Quarampole, par Toccategli, par Triomphe et le Jeu de Bestia, je lui souhaitai que tout allât au diable aujourd’hui, comme le bagage partant avant son propriétaire pour la même destination ; avec cette joueuse à la loterie du mariage, il me semblait que je jouasse misère au boston (c’est-à-dire que celui-là gagne qui ne marque aucun point). Je cherchai donc, selon mes faibles forces, à me faire haïr d’elle et à jouer mollement, sans trop d’exactitude, le rôle d’Esenbek, pour retomber dans le mien. « Il ne s’agit plus de plaisanter, pensais-je, te voilà plus près du mariage que du divorce : elle désire vraiment un roi, comme Israël au temps des Juges, et je serai son Saül... non, non et non ! » N’eussé-je point détruit ainsi la ligne de bonheur et d’honneurs des bons jubilaires d’en face, j’eusse lavé et effacé la crête de dindon qui rougissait mon front. J’étais libre, au moins, d’intéresser moins vivement, et, en me montrant moralisateur, de diminuer ma ressemblance avec le maître des plaisirs. « Maintenant, conclus-je, puisque à la veille des noces d’argent de Schwers, je suis menacé de fiançailles d’argent, les remarques osées sur les flèches d’Amour sont dangereuses, et risquent de séduire. »

Hélas ! c’est avec le contraire que je séduisis une personne de la campagne : j’eus le malheur de plaire par ma décence. Quel caractère du diable ! me dis-je.

Je sollicitai cinq minutes de solitude dans ma chambre. La colère est un médicament interne et capiteux, elle donne des idées excellentes, qu’il ne faut pas laisser évaporer. En plein feu, j’écrivis dans ma chambre les lignes que voici sur les vieilles filles : « Elles eussent dû réfléchir et se marier. En vérité, si l’homme qui a tant à faire : des conquêtes, des livres, des protocoles, des sermons, des vers, leur critique, les anticritiques de ces critiques, des plaisanteries de toute sorte ; si, parmi tant d’empêchements canoniques, il s’abstenait du mariage (ce que, d’ailleurs, il ne fait pas), on pourrait le lui passer ; mais lorsqu’une belle, que sa Muse pousse à s’enamourer, qui ne devient que devant l’autel une bienheureuse, qui peut se placer sur l’autel pour être priée – non par des suppliants, mais par des hommes, et dont les mérites (les enfants) croissent de jour en jour, – si elle ne se marie pas, que faire, sinon le... portrait, qui va suivre, de son état à l’âge de 61 ans ? Sans doute a-t-elle pensé à 16 ans qu’elle resterait toute sa vie âgée de 16 ans, que les demeures d’été et les vêtements d’été de la jeunesse ne seraient jamais glacés et couverts de neige, que les compagnes de jeu de son printemps fleuri feraient fleurir les myosotis à son bras, qu’elles ne ramperaient pas dans des chambres d’enfants lointaines et profondes, sous une vaste couverture de berceau faite de mottes de terre. – Mais, au bout de peu d’années, tout ce qui, avec elle, cherchait fleurs et étoiles, est passé, changé, chassé sur d’autres îles, et, seule, en larmes, de l’autre rive, elle regarde. Je veux inventorier équitablement ce qui lui reste dans sa 61e année (mais je suppose d’abord qu’elle a replié volontairement son annulaire lorsqu’un homme voulut y mettre l’anneau et la lisière du mariage). Ses amies actuelles sont des servantes, ses amis deux vieux capteurs d’héritage, qui exercent le droit de passage à travers son cœur pour parvenir à son testament ; ses correspondantes lui répondent rarement, et ces simples mots : je suis en couches ; elle fait toilette, à l’hiver de sa vie, mais personne ne s’en réjouit que son couturier, à qui cette laissée-pour-compte enlève des laissés-pour-compte (tandis que, lorsqu’une mère se pare, son mari, se souvenant, et son fils, prenant part, se réjouissent) ; au lieu d’un mari, elle ne peut tourmenter que son chat qui, au contraire d’un mari, ronronne et se met en colère tant qu’il lui plaît ; au lieu d’enfants, elle élève et nourrit des canaris, et, au lieu du mérite créateur d’une mère, qui, comme Dieu, place de petits Adam et de petites Ève dans le Paradis, sous l’arbre de la vie, elle n’a d’autre mérite que de figurer un Chérubin illuminé au Paradis d’autrui, ou, sur quelque arbre de la connaissance, de vanter aux gens mariés le fruit qu’elle digère elle-même ; – et, lorsque, après une vie desséchée et maigre, pleine de longs ennuis et de grands livres de prière, pleine de soupirs rongeurs, à chaque beau jour parce que personne ne le prolonge, à tout mauvais jour parce que personne ne l’abrège, à la Saint-Thomas parce qu’elle n’y peut dépeindre les jours verdoyants de sa jeunesse que devant une servante ratatinée qui compte moins ses joies que ses toilettes passées et le nombre de ses années ; lorsque enfin, après une vie froide et humide, pleine de repas mortuaires réchauffés, épuisée, elle s’abat, et s’éteint, solitaire : hélas ! elle quitte une terre où tout oublie et s’oublie si vite, sans qu’on s’en aperçoive ; il n’y a auprès d’elle ni un mari, ni un fils, ni une fille pour lui dire : « Je ne t’oublierai pas. »

Je me levai et regardai, tout ému, le soir heureux, dehors ; non seulement au presbytère, mais dans toutes les demeures profanes, on préparait pour demain les toilettes et les viandes ; dans la petite maison du maître d’école, toutes les fenêtres étaient enlevées, comme par des pillards ennemis, pour être lavées. Mais pour moi, oiseau des marécages, ces maisons étaient des châteaux aériens suspendus très haut dans l’éther : je retournai auprès de Gobertina, maudissant tout bas l’homme de Flachsenfingen qui ne l’avait pas épousée ; car l’homme doit être un rocher qui n’est pas seulement l’écueil où vient échouer le Bucentaure et le bateau corsaire féminin, mais aussi le rivage où la capitaine du navire descend, sauvée. Lorsque je rentrai dans sa chambre, gêné, je m’assis aussitôt ; et lorsque je remarquai que les cornes d’escargot de son sentiment, tronquées, repoussaient de minute en minute, – car les femmes, différentes en ceci des oiseaux qui ne régénèrent que leurs parties insensibles, serres et plumes, renouvellent toujours, aussi souvent qu’on le leur enlève, un organe sensible : le cœur, – lorsque je le vis, par peur, je mis mon talon sur la balançoire d’un petit berceau qui servait de molle couche à un vieux chien bichon à trois pattes ; de même, au couvent de Sainte-Madeleine, à Nambourg en Silésie, les nonnes bercent dans leurs berceaux de petits enfants Jésus de bois. Je voulais endormir ce chien, mais il s’échappa en aboyant.

Nous mangeâmes enfin.

Mais, dans ma peur du silure magnétique, je ne fis pas apporter les trois carpes d’or qui étaient dans ma voiture.

Lorsqu’on eut desservi, je cherchai un asile sur le clavier d’un vieux piano. Au-dessus de l’instrument était accroché le portrait d’une jolie petite fille, que je pris (qu’on veuille me le pardonner) pour l’enfant naturel de la fille d’honneur : il y avait quelques traits de ressemblance familiale. Enfin, elle s’approcha avec un portefeuille, et me demanda craintivement si j’avais donc tout oublié : « Le passé ne peut conserver son douaire en un plus déplorable endroit que ma mémoire, tout moisit dans ce coffret », dis-je. Sans un mot, elle me donna les lettres à lire, et accompagna chacune des épîtres que je parcourais d’une partition de piano, selon les règles les plus exactes de la composition. Par le Ciel ! mon imposteur de covassal, de frère en corvée, là-bas à Flachsenfingen, avait adressé à cette contrapuntiste ses lettres d’amour. De chaque ligne soufflaient le vent de dégel de l’amour, l’air suffocant de la Cour, et l’alizé de la frivolité : de même que les théologiens, jadis, faisaient de chaque membre la preuve et le pilier d’une divinité, – pour Morus, c’était l’œil – pour Schmid, l’oreille – pour Donatus, la main – pour Hamberger, le cœur – pour Sloane, l’estomac 65 – ainsi, un petit-maître ne remue pas un membre qui ne lui donne la preuve réjouissante de l’existence d’un dieu, d’un demi-dieu et d’un venerabile (et le dieu, ou le venerabile, n’est autre que lui-même) ; il contemple alors son être divin. Pendant cette lecture, je pris la décision d’avouer à la demoiselle que deux imposteurs avaient mis la main au jeu, et qu’un nouveau farceur s’était adjoint à celui de Flachsenfingen.

Chaque lettre d’Esenbek était comme le reçu d’une nouvelle faveur régulièrement parvenue au destinataire, et la demande d’une faveur plus grande : alors, comme une pareille gradation doit avoir un terme, il me sembla que ce journal ne pouvait plus avoir plus de deux feuilles nouvelles – et, lisant plus bas ces gazettes françaises, je regardai le portrait de la petite fille, et il me sembla que, du haut de son cadre, elle me criait : « Papa ! »

C’est ainsi qu’un seul mensonge traque un homme sur la voie de l’erreur ; un mensonge, comme une petite vérole vous fait arrêter au passage, car un seul mensonge vous couvre de marques.

« Il y a longtemps que je désire, dit-elle, heureuse de me voir réfléchir, que vous repreniez vos lettres : elles sont aussi importantes que les miennes ; comment donc avez-vous pu opposer toujours à ma prière le refus du silence ? – Comment ? (répondis-je ; car, par bonheur, bien des paroles mauvaises, au moment de passer par la gorge, la serrent, comme le sublimé corrosif, et on ne peut s’empoisonner) quel âge a donc ce joli... portrait-là ? » Je voulais secrètement confronter sa date de naissance avec la date de la dernière épître, et voir quelles conclusions j’en devrais tirer. « Ah ! pourquoi cette question ?... il a quarante ans. – Impossible ! fis-je. – J’ai moi-même, dit-elle, dépassé la quarantaine, – et j’avais dix ans tout juste lorsqu’on fit ce portrait. »

En un mot, c’était elle, enfant...

« Mais pourquoi écartez-vous de nouveau ma prière ? Dieu ! rendez-moi mes lettres !... » Voilà ! me dis-je, et j’eus peine à me remettre de la frayeur que m’avaient causée mon hypothèse coupable et la croyance enfantine (fides implicita) que je lui avais accordée, et qui, heureusement, n’était pas devenue un acte de foi exprimé. Elle reprit les lettres en tremblant, leur poids fit retomber ses mains gourdes, et elle dit : « Je n’ai pas mérité cela. Je savais bien que vous aviez quelque projet sur mes lettres. »

Je découvrais enfin où était le nœud de l’affaire, et comment il le fallait dénouer ; ce n’étaient point mes lettres, mais les siennes qu’elle avait en vue. L’homme sans conscience de Flachsenfingen lui avait refusé l’édition de ses documents érotiques par légèreté, paresse, frivolité et méchanceté. Mais elle, par crainte des regards étrangers, avait dissimulé sa demande d’échange des prisonniers épistolaires en feignant de renouveler sa demande de visites. Je lui en voulus très peu de chercher à dégager les attestations de son amour ; à la campagne, elle avait perdu beaucoup de la hardiesse des cours, et s’inquiétait à l’idée que le monde pourrait donner la chasse à ses papiers, comme les Jésuites espagnols aux papiers royaux ; elle redoutait que les roitelets qui eussent voulu faire d’elle leur femme, leur roitelette, pussent être effrayés par ces bouts de papier accrochés et agités au vent. Elle n’avait plus du tout l’air d’avoir été fille d’honneur à la Cour, où l’on fait consister la qualité des femmes et de l’eau dans leur rapidité à se refroidir comme à se réchauffer. Vraiment, dans le grand monde, une forte rougeur pudique est détestée par le véritable amateur de beaux-arts au même degré qu’un mauvais assemblage de couleurs ou que des cheveux rouges ; de même encore, les fous, les pics, les dindons et les magnétiseurs (et souvent, tous ces gens sont autant de parents) évitent la couleur rouge. Les femmes de qualité, comme le coton, se teignent en toute couleur plus facilement qu’en rouge ; le peu de fauves qu’il y a parmi elles doivent chercher à couvrir sous le dessin en sanguine des fards une joue que colore trop facilement le sang de la honte, de même qu’on couvre de fleurs peintes les fentes de la porcelaine. Il en va des femmes comme des maisons dont le prix tombe d’autant plus que la location augmente. Mais, à la ville, la plupart des familles vivent en location, et à la campagne, chacun est maître de maison et propriétaire.

Je ne puis décrire à mes lecteurs la joie fiévreuse avec laquelle je consentis au désir d’Amanda. Avec un plaisir imprudent, je lui jurai que, dans huit jours, elle aurait jusqu’à la dernière feuille, – ajoutant que les Esenbek sont gens fort négligents, qu’ils mélangent les papiers comme des cartes à jouer ou des jetons de loto, qu’ils sont des francs-maçons à la Tour de Babel, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes un édifice de cette sorte ; la famille, dis-je enfin, a encore un plein sac de lettres non décachetées, comme si un Esenbek était un ministre qui ouvrirait toutes les lettres qui lui parviennent, à l’exception de celles qui lui sont adressées.

Je lui donnai ma parole solennelle de lui rendre les lettres qu’elle m’avait envoyées, si elle me remettait les miennes. Elle hésita, mais se résigna, lorsque je lui offris une attestation certifiant que mes lettres avaient été là ; seule la peur de faire rire m’empêche de reproduire ici cet étrange certificat d’humiliation. Mais, il me fallait prendre possession, de toute nécessité, des décrets expectants d’Esenbek, pour contraindre celui de Flachsenfingen ; la tige d’avoine érotique, le chalumeau de berger que j’avais en main, et qui appartenait au vrai Esenbek, je pouvais le tenir, comme une deuxième trompette de la Fama, comme une flûte de farceur et de comédien sur le parterre de son théâtre d’amateur, et lui dire : « À votre choix, Monsieur ! ou bien vous lâchez les lettres sackenbachiennes, ou bien je promulgue celles d’Esenbek, et alors, que le Diable emporte votre nom ! » Dans les salons où l’on cause du grand monde, comme dans les auditoires de certains philosophes, le rire est signe que l’on est humain... et que celui dont on rit ne l’est pas. « C’est le devoir d’Esenbek, je le sais », dis-je.

Toute lectrice un peu pitoyable, qui n’arracherait pas la patte tremblante d’une araignée, peut se représenter mes tourments et ceux d’Amanda que j’épargnai en ne lui disant pas qui j’étais ; car, au nom de Jean-Paul, elle se fût évanouie, et moi ensuite.

Elle me dit ensuite, avec plus de confiance, quelle pierre de tombeau était ôtée de sur son cœur enterré et écrasé ; comment elle craignait moins, désormais, que sa réputation partageât le sort d’une feuille volante ; et qu’elle allait plus facilement refaire en arrière certains pas égarés de sa jeunesse, en effacer d’autres. Je me sentais un tout autre homme, et il me semble qu’elle aussi, de ce fait, était toute différente : tant notre jugement sur la valeur d’autrui est l’enfant naturel et secret des rapports que cette valeur a avec la nôtre. Depuis que j’étais sûr de ne pas devoir l’épouser, je découvrais ses qualités ; et les jeunes plumes que j’avais tâtées et prises pour celles dont l’Amour fit les ailes de Psyché, étaient visiblement, maintenant que je les saisissais mieux, celles d’un ange, et promettaient beaucoup. D’ailleurs, on ne peut négliger ce fait qu’elle eût ouvert son château au pasteur et à ses enfants, comme un mont-de-piété de tous meubles, avec une amabilité dont je me souviens fort bien ; bien plus (je ne l’ai pas dit encore), elle laissait à sa cuisinière, en guise de gratification en bois et peaux, toutes les peaux de lièvres et les urnes cinéraires du fourneau ; personne, dans le village, ne s’était jamais heurté aux arabesques, aux caricatures et aux fleurs fantastiques de son imagination, à l’exception d’un seul faux-monnayeur qui la mystifiait plus qu’elle ne le mystifiait (je ne le nommerai pas) et qui prenait son désir de plaire pour désir de conquérir, sa revue pour une campagne d’hiver. Une remarque frappante vient à l’appui de ce que j’avance ; la voici : j’ai toujours trouvé moins odieux à la fin qu’au premier abord un être intolérablement affecté, vivant dans la solitude, ne fréquentant que des novices, des gens dépourvus de toute culture (alors qu’au contraire la sociabilité n’admet qu’une affectation de convenance, sans rien de personnel) : l’écume bouillonnante d’une boisson longtemps cachetée avait tôt fait de se résorber, et j’avais devant moi le meilleur cordial. Cent fois, l’affectation ne réside que dans l’enveloppe corporelle (comme un résidu d’une mauvaise éducation, de mauvais exemples, etc.) et non dans la moelle spirituelle ; et ce ver de l’humanité, comme celui des haricots, ne ronge pas la graine ; aussi l’un et l’autre, s’ils ne sont pas délectables, font pousser pourtant de bons fruits.

Je reviens à mon histoire. Amanda joua et chanta de vieilles choses émouvantes, je l’écoutai avec émotion. Cependant, je méditais de brefs compliments sur les fréquentes dépurations de ses chambres et sur toute la pathologie humorale de son ménage ; car les vieilles filles épousent l’ordre, les vieux garçons la négligence ; celles-là sont un éternel purgatoire et purgatif, ceux-ci en ont besoin. Je ne puis le cacher, je cherchai en vain à recoudre, avec des agrafes, les blessures de ma conscience – ou, au moins (comme on panse les blessures avec des toiles d’araignée), à arrêter le sang avec cette consolation, que, grâce à moi seul, Amanda jouirait le lendemain de l’inappréciable vue du Prince, et, plus tard, rentrerait en possession de ses lettres. Je me fusse mieux guéri si j’eusse osé parler franchement de l’inclination que je me sentais maintenant pour elle ; mais je risquais de m’attirer un nouveau malheur. Le chant – dans lequel, comme toujours, le compositeur et le poète, pareils à des époux, s’étaient unis sans se connaître, et vivaient côte à côte en se querellant – me toucha surtout parce que je regardais, au mur, l’image d’Amanda rajeunie en petite fille, et que je m’imaginais que le portrait chantait. Tandis que, tour à tour, je regardais le visage enfantin et le visage vieilli, j’eus l’impression de comparer la joie avec l’angoisse, de détourner mon regard, dans un décembre sans neige, du ciel bleu et pur comme au printemps, pour le porter sur la terre hivernale déserte, engourdie et en ruine. La fraîche poussière de pastel que l’art avait fixée sur les ailes de papillon de l’enfant n’avait-elle pas été essuyée, sous la poigne rude et grossière de la vie, des membranes nues et glacées ? – Oh si, devant la mère de cette pauvre fille (pensais-je, lorsque son chant se fana, déplorant les jours effeuillés) à l’heure même où elle regardait jadis l’image souriante et rayonnante de son enfant, ses yeux clairs qui disaient à la fois le plaisir et l’espoir, sa bouche rougie et mûrie par les chauds rayons de la joie, et tout ce petit planisphère d’un joyeux monde bucolique ; si alors, devant la mère songeuse, un mauvais génie avait fait apparaître tout à coup cette figure sombre et abandonnée, ce visage évidé, marqué par les chenilles des peines ; si, à côté des fleurs peintes par ses espérances maternelles, étaient apparus ce tronc squelettique et les craquelures d’innombrables traces de souffrances : oh ! comme elle eût repoussé le poing masculin qui pouvait broyer les couleurs empoisonnées de cette image, comme elle eût attiré à elle l’enfant innocente et souriante, lui disant : « Sois gaie, sois gaie, ma fille, tant que tu es auprès de moi : hélas ! pauvre enfant, tu ne connaîtras le bonheur que dans ton enfance ! »

Lorsque je me trouve auprès de gens dont le souvenir qu’ils gardent du jardin de leur vie est celui d’un jardin chinois avec trop de parties sombres, tout plein de piliers où sont inscrites de tragiques histoires, de cavernes et de forêts de cyprès, je me transporte dans leur imagination, je mêle un tableau à leur tableau, un spectacle à leur spectacle ; et alors, tandis que déjà s’élève au fond de mon âme mon propre passé, dans un clair de lune attendrissant, le passé d’autrui jette des rayons plus pâles encore et plus troubles, il est une nuit lunaire reflétée dans une eau miroitante, et qui brille au loin, dans la profondeur...

Mais je ne pus garder plus longtemps en main le pinceau avec lequel j’avais peint, aux yeux de la mystifiée, mes images illusoires : je pris congé pour ce soir, lui dis (comme le capucin avait remis sur sa tête son bonnet de nuit 66) que je voulais, avant que le ciel à son tour ne se couvrît, aller au village avant d’aller au lit.

Le souterrain froid du jour, la grotte de glace illuminée de la nuit m’entouraient de leurs figures magiques et incertaines, l’euphonie des sphères de la nature étoilée se jouait au-dessus de moi ; mais l’intervalle dissonant de mon remords à propos de mes impostures de la journée ne fondait pas ses notes dominantes dans la grande harmonie. Enfin, je perçus encore, ailleurs qu’en mon imagination, un chant à plusieurs voix. Je le suivis et me laissai conduire devant le presbytère aux volets clos, où la douce académie de musique tenait séance. Par les fentes claires des persiennes, je pus voir toute l’école de chant réunissant parents, enfants et petits-enfants autour d’une table, passant leur examen. Mon regard pénétrait jusque dans l’office resté ouvert, où Alithéa, accompagnant doucement le chant, comme isolée et pas encore greffée dans la famille, levait, solitaire, le couvercle d’une table-lit qui, comme notre terre, portait à la fois le sommeil et la nourriture. Je remarquai que ses lèvres étaient aussi noires que ses yeux : elle avait pris, juste avant de se mettre au lit, comme on prend des pilules, une compote de mûres ; elle ne voulait pas se montrer en plein jour avec des lèvres passées au charbon. À cette heure tardive, tout, sur sa personne, était encore propre et net, et même, comme une aiguille de cadran solaire, son fichu triangulaire indiquait exactement la direction de son échine.

Je vis à la table les trois artisans, et, derrière eux, guignant par-dessus leurs épaules vers les psautiers, les femmes ; au haut de la table, l’Adjunctus faisait passer un fil dans le chas invisible d’une aiguille pour sa mère courbée par les ans et qui, à cette heure avancée, ourlait pour lui un mouchoir, cadeau de paroissiens qui s’étaient fiancés dans la semaine. Les enfants endormis sur des genoux berceurs et affaissés sur le sein de leurs parents, rompaient le cercle priant et chantant de la famille, comme, dans la communauté de l’Église, les morts qui ne voient ni n’entendent sont là, qui dorment. Quant au vieillard, il était assis, solitaire, dans un coin sombre, sa tête d’argent découverte, et chantait par cœur les actions de grâces ; car le voile de la mort commençait déjà à descendre sur ses yeux ; de même on va, les yeux fermés, vers l’arbre de mort Boa-Upa. Sa tête ne penchait pas, son regard était ferme, alors qu’il s’avançait chaque jour plus profondément dans l’antre du Minotaure, où l’épée de la mort le cherchait dans les ténèbres : il tendait avec amour sa main en arrière pour ne pas quitter ni perdre sa vieille et fidèle compagne, ne voulant garder, des richesses de la terre, que sa main chère et familière. Mais son esprit sans trouble et toujours clair lui présentait, dans les grottes nocturnes, comme à un voyageur, un miroir 67 où il voyait toute sa longue vie passée, semée de rosées et de récoltes, de fleurs et d’épis. Théodosia, elle, semblait se rendre à sa dernière couche avec tous ses membres sourds, lourds et engourdis, mais son cœur veillait, ardent encore. Oh ! dans ce cœur – disait son regard – avaient résidé bien des esquisses du monde idéal, et des douleurs à triple tranchant, et de nobles vœux, bien trop hauts pour être réalisés. Hélas ! lorsque je comparai avec Amanda oubliée et mourant dans la solitude ce couple apaisé qui sans angoisse entendait tirer la sonnette des portes de la vie – parce qu’ils savaient qu’au-dessus des deux fosses où serait enfermée leur poussière terrestre, dans le bois du cercueil, s’ouvrait le vaste jardin verdoyant qu’ils avaient semé d’êtres humains, ces deux imitateurs du Créateur invisible – alors, la pauvre femme silencieuse me parut plus misérable encore, plus durs ses ravisseurs, et toutes ses blessures plus larges ; et l’illusion d’optique que je lui avais donnée m’accusait plus vivement ; je n’arrivais pas à calmer mes remords par l’espérance méritoire de chasser le lendemain tout nuage du ciel de la famille heureuse réunie autour de moi.

Les chants de grâces se turent ; la lune qui, comme une vie humaine, parcourt plus rapidement les premiers et les derniers échelons de sa course, brillait déjà, blanche et pure sur les toits. Les humains étaient éteints comme leurs lampes ; la pauvre femme du château, qui n’avait rendu malheureuse qu’elle-même, ferma sa fenêtre, la lumière de sa chambre s’éteignit, et elle-même qui sans doute avait mêlé son chant à la joie d’autrui, se laissa tomber, silencieuse, sur la couche la plus douce qu’elle eût connue ; et comme il me sembla que sa vie, qui s’était ouverte comme un temple, se fermait comme un cercueil, je rentrai triste dans son sombre château.

 

 

 

 

QUATRIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

 

OÙ L’ON TROUVERA LES TROIS DIGRESSIONS PROMISES.

 

          Mon cher !

 

VOICI enfin les trois dissertations annoncées. Mais je ne m’engage pas à ne pas les utiliser publiquement dans l’une de mes prochaines œuvres. Nos livres ne sont que de plus copieuses lettres à nos amis ; et les lettres ne sont que des livres plus minces à l’usage du public.

Je veux, comme Heyne et Heidenreich, nommer Excursus mes digressions.

Mon premier Excursus, sur le sommeil à l’église, le voici :

Beaucoup veulent le limiter aux jours de pénitence et de jeûne, parce que, selon les médecins, le sommeil enlève la faim, la soif, etc. Je suis d’un avis tout opposé : je crois que c’est justement parce que le sommeil est plus calme et plus sain lorsque l’estomac est vide, qu’on interdit de manger aux jours de jeûne.

Oui, la première chose que doit faire un prédicateur qui espère arracher un homme au sommeil de la conscience, c’est de l’amener au sommeil à l’église. Car, s’il veut que ses auditeurs viennent au sermon pour, tous les huit jours, changer de peau moralement – comme la grenouille le fait, physiquement, dans le même délai – il n’a point de meilleure occasion que leur sommeil pour les dépouiller de leur vieil homme, comme on déshabille les enfants ; de même, on ne peut couper les ongles du dalaï-lama que lorsqu’il ronfle. Et, s’il veut observer ses paroissiens, qu’il se souvienne de ce que dit Lavater : que les gens endormis se prêtent mieux que les autres aux observations physiognomoniques ; s’il veut, comme Alexandre, prouver que l’homme est homme (c’est-à-dire chose fragile), il n’a à sa disposition que l’une des trois épreuves auxquelles recourut ce conquérant : le sommeil. Il peut, du haut de la chaire, montrer le paroissien qui dort à celui qui veille. S’il veut, aux yeux d’un pécheur peu disposé à la pénitence, peindre un enfer bien brûlant, et le diable bien noir, ses foudres, dans l’écho du rêve, tonneront bien plus violemment, et le pécheur s’éveillera touché et trempé de sueurs matinales. Isibord rapporte 68 qu’un bénédictin qui devait prendre médecine rêva qu’il le faisait, et que l’action en fut si parfaite qu’au matin il n’eut pas besoin de recourir aux pilules prescrites. C’est bien autre chose lorsque le pasteur, à l’autel, fait un sermon de mariage : personne ne peut dormir, car on est debout.

Ceci m’amène sans bruit à mon second Excursus, sur les sermons de mariage.

Il est peu de gens, dans les hautes classes, qui, au moment de leur mariage, n’aient l’intention d’y mettre fin plus tard, sinon par l’adultère, du moins par la séparation légale ; pourtant, la plupart omettent de le mentionner au contrat, et, positivement décidés à se quitter, ils n’en disent pas un mot (ainsi qu’ils le devraient de toute évidence et que le font les recrues dans les capitulations). C’est pourquoi tant de divorces secs, par le feu, précèdent les divorces humides, par l’encre ; de là les martyres qui durent des années, de là les plaies ouvertes au cœur, de là le diable et son train. Pourquoi donc, sinon l’orateur à la couronne de paille, du moins le pasteur dans son sermon ne prépare-t-il pas les jeunes époux à la séparation dont les menacent la mort et le Consistoire ?... Ne pourrait-il y faire allusion pour les engager à prendre en patience les points atmosphériques du mariage ? Ne pourrait-il dire quel est le but du mariage, c’est-à-dire de remédier au mariage lui-même, comme le pâtissier ne permet les douceurs à son apprenti que pour l’en dégoûter ? Ne peut-il, comme Épictète, prier les fiancés de ne point attacher leurs cœurs, mais de penser à la séparation ? Le prédicateur de mariage connaît-il si mal le but d’un mariage luthérien, qu’il puisse oublier que justement cette séparation est l’une des croyances distinctives de notre confession, un dogme fondamental, et que, en nos temps de prosélytisme papiste, tout luthérien zélé doit, en quelque sorte, par sa conduite, graver ce dogme en lettres profondes ? Quoi qu’il en soit, il arrive souvent qu’un petit pays catholique se trouve entouré de terres protestantes, et la voix de la vérité passe au-dessus de ce pays sans être entendue ; de même, dans les voûtes elliptiques, celui qui n’est pas à l’un des deux foyers, mais au milieu, n’entend pas un mot ; mais quelle honte, si l’erreur avait plus de voix que la vérité, la peste plus de force que la santé ! Est-ce trop que de demander à un prédicateur, non seulement de montrer aux fiancés les dangers d’un amour réciproque, mais encore de leur mettre sous la main les meilleurs remèdes contre ce mal ? Car les remèdes courants sont inopérants. De bons pédagogues conseillent de laisser jeunes gens et jeunes filles se voir souvent, pour diminuer ainsi leur toute-puissance réciproque ; et, dans les bons mariages, on travaille à cet affaiblissement par relations suivies ; mais comment y arriver dans les vastes palais des grands qui doivent être construits (à cause de leur destination semblable) comme des lazarets ? Selon Pringle, il y faut, par hygiène, deux fois plus d’espace que les patients n’en occupent. Le prédicateur ne peut-il, à supposer qu’il ait quelque faiblesse d’esprit, recourir aux arguments théologiques qui condamnent l’amour romantique avant le mariage, les rassembler, et les diriger contre l’amour dans le mariage ? Il pourrait alors montrer au fiancé que l’amour est peu convenable à un homme, qu’il le rend aussi mou qu’une femme, qu’il l’aveugle aussi bien sur les défauts de l’état de mariage que sur les avantages d’une demande en divorce... Voilà le projet d’un petit sermon de ma façon pour un mariage ; comme les pasteurs de Hambourg, je vais le faire circuler dans la ville samedi soir...

Mon troisième Excursus doit traiter de l’incroyance à la mode.

Il peut paraître étrange, très cher, que je nie son existence... Mais il suffit de ne pas confondre deux époques, naguère et aujourd’hui.

Sous le gouvernement de Rochester et de son roi – et plus tard, sous le gouvernement de La Mettrie et de son roi – on pourrait croire que régna une incroyance véritable et pure ; mais écoutez : dans l’excellent Rambler de Johnson, qui est une œuvre bien trop sérieuse pour nous autres, légers Allemands, j’ai lu que le chevalier Matthias Hale, qui était un homme pieux et bon, s’était  donné publiquement pour un incroyant ; c’était, disait-il, pour que ses faiblesses ne jetassent aucune ombre sur la religion elle-même. C’est, pour moi, la clef qui permet de dévoiler les gens du monde de cette époque. Rochester, La Mettrie, mille gens de la Cour et de la ville savaient bien que leur plus grande ressemblance avec Adam, les anges et saint Pierre était dans la... chute ; mais ils avaient au cœur une incroyable vertu et religion ; je le conclus de ce que, pour ne point déshonorer la vertu et la religion, ils se déclaraient avec éclat, comme ce chevalier Hale, pour la croyance adverse. Ils y gagnaient encore cet avantage qu’ensuite ils pouvaient souiller le masque de leur théorie irréligieuse de toutes les taches de rouille de leurs actes ; et ils eurent le plaisir très pur de lire que les prêtres attribuaient à la secte les péchés qui chargeaient le sectateur. Il arrive souvent dans les Cours que l’on doive se déclarer pour une chose qu’il est impossible d’empêcher autrement qu’en feignant de la soutenir.

De nos jours, tout cela a bien changé : que l’on me montre un faux incroyant, ou un faux chrétien d’un certain rang. Un pasteur primarius, un prédicateur matinal peut, des jours durant, aller à cheval, jouer aux cartes, parler avec un homme du monde : il ne lui échappera pas un mot contre la religion, et il ne prononcera que bien à contrecœur les mots : Dieu, Immortalité, Charité, Pudeur 69. En Angleterre, de nos jours, on jure facilement le Test, tout le monde communie, va à l’office, s’agenouille ; il n’y a pas de courtisan qui se fasse un scrupule de devenir Électeur ecclésiastique parce qu’il sera obligé de prononcer l’oraison traditionnelle avant le repas du nouvel Empereur – ou qui refuserait d’être nommé roi de Pologne parce qu’il lui faudrait s’appeler « l’Orthodoxe » ; je vois tous les jours, au contraire, que les gens les plus distingués pourchassent la gloire d’être nommés, par toute l’Europe, Orthodoxe, ou même Très-chrétien.

Mais en voilà assez, mon cher ami. Je n’avais pas promis plus de trois digressions. Mes affaires m’empêchent de vous écrire désormais aussi souvent que jusqu’ici. Je n’ai pas encore une ligne de réponse à mes messages épiscopaux. Êtes-vous malade ? Portez-vous bien !

                  Votre

JEAN PAUL.      

 

P.-S. Dites-moi seulement, en trois lignes, si vous avez reçu ou non la présente lettre épiscopale. Je m’y conformerai.

 

 

 

 

CINQUIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

 

LAIT MATINAL DE LA JOIE. – CORTÈGE NUPTIAL. – LES 15 STROPHES OU DEGRÉS DE L’ÉCHELLE CÉLESTE. – PRÉDICTIONS. – PRÊCHES. – LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. – L’IMPRIMEUR. – SUR L’USAGE QUE FONT LES FEMMES DU TABAC À PRISER. – L’ÉCLAT DE L’OR. – UN NOUVEL ACTEUR. – COURONNEMENT PAR LA PEUR ET LA JOIE.

 

 

JE ne promets pas aux critiques, qui approchent de mon soleil et d’autres soleils leur glaçon en guise de pyromètre (ainsi, Lavoisier et Laplace font des pyromètres avec de vraie glace), je ne réponds pas que, avec le feu central que j’attise dans ce chapitre, je ne bouleverse pas totalement et leur calorimètre, et eux-mêmes. J’offense leur fierté en ne leur donnant aucun ennui – car, moralement et physiquement, s’étirer (le cou) et bâiller sont proches voisins – mais il faut que je cherche à gagner par mes écrits un nom éternel ; eux, n’ont pas ce besoin. Les journaux savants, comme les journaux politiques, sont des scarabées d’un mois, – des scarabées de mai, de juin, de juillet, et ne peuvent se remplacer assez vite par reproduction ; la plus longue part de leur vie est avant leur parution, et l’on peut parler pendant cinq ans d’une critique... attendue : est-elle parue, elle a encore un mois de vie. De même, le scarabée de mai vit cinq ans, sous forme de larve et sous le nom de ver blanc, à creuser la terre sous les semailles ; paraît-il au jour, sorti du cocon et volant, il mange encore pendant un mois, puis c’en est fait de cet insecte. – Moi, au contraire, je suis sur la voie d’une des plus longues immortalités, tandis que, d’année en année, s’accroît la mortalité physique. De nos jours, on traverse si vite les brèves années de la vie que l’on a à peine le temps d’écrire son nom, au passage, sur la porte d’une librairie ou sur le marbre de la tombe ; rarement reste-t-il plus, d’un auteur ou de la vertu, qu’un nom. Mais j’aurais écrit mieux encore, et avec plus de feu, si j’étais allé où je voudrais bien m’établir un jour... à Paris. Là, on n’a pas le temps de faire trois chefs-d’œuvre pour se rendre immortel, il faut y parvenir par un seul, car les éternels feux de joie de la jouissance grillent le fil de la vie, les guillotines le coupent, – surtout lorsqu’un Robespierre passe, avec sa queue de comète sur le pays, lui jetant cinq jours de fête par an, et la poudre insecticide de David Schirmer – c’est ainsi que la comète de Whiston fit tomber de sa queue le grisou et la mortalité, et cinq jours nouveaux à l’année terrestre 70.

C’est justement cette brièveté de la vie mortelle, pendant laquelle il faut pêcher l’immortalité, qui devrait parler pour moi devant les critiques et m’excuser si, non seulement j’écris tant, mais encore aussi bien...

À quatre heures déjà, Scheinfuss sonna la cloche des prières, réveillant et égarant ainsi tout Neulandpreis – car il devait le faire à cinq heures – mais il était lui-même éveillé et égaré ; si près du prélude du jubilé, il n’avait point de sommeil et, dans sa prière matinale, point de recueillement. Sa sonnerie fit passer ma tête de l’oreiller à la fenêtre : on n’entendait encore, on ne sentait rien que le vent côtier du matin qui rafraîchissait la côte d’or de l’aurore, et rien ne bougeait encore au presbytère, sinon une veilleuse, dans les mains d’Alithéa probablement. J’allumai ma lampe, m’assis devant mon bouc à encre, et son cœur produisit la tarière du présent Appendice : car, lorsque j’ai sous ma plume une histoire comme celle-ci, qui ne s’est pas encore toute passée, je fais, tant qu’elle dure, des digressions, des jours intercalaires et des messages épiscopaux. Au moment précis où l’on ouvrait les persiennes, j’achevais le quatrième message, que l’on vient de lire. Comme la chambre de travail est la plus belle antichambre du pavillon d’été de la joie, un hôte devrait toujours faire ressortir par un travail, comme par un intervalle dissonant, les notes fondamentales et harmonieuses du plaisir ; notre cœur aussi bien que notre oreille rejette la progression (de la vie) par octaves ou par quintes. C’est pourquoi je décrète, pour chaque jour de fête, une demi-journée supplémentaire de congé, mais je renverse l’ordre des termes, et la fête commence l’après-midi.

Lorsque parurent les nuées de l’aurore, je mis enfin sur mon front la rougeur matinale, le fameux signe du Zodiaque esenbekien, le rouge boutefeu et la verge de colère. Par un bonheur singulier, je me rappelai, après m’être lavé, que cette langue de feu inclinait un peu vers la droite ; sinon, j’aurais pu, par un clinamen gauche du pendule, me rendre ridicule et, surtout, suspect.

Cependant, lorsque, teinturier, je parus à la table du petit déjeuner, Gobertina considéra longuement mon front et son dessin à la sanguine : « Je suis tout à fait sûr, me dis-je en me regardant dans la glace, que le trait fléchit vers la droite. » – J’étais plus gai que la veille, elle aussi ; elle pensait à son éclat de ce jour, moi aux mérites que j’allais avoir. Et ce me fut une joie profonde que le monodrame de sa vie se rapprochât d’une tragédie anglaise qui, malgré tout le sang et les larmes qui s’y voient, est précédée d’un prologue joyeux, et même suivie d’un épilogue tout aussi comique : j’y avais quelque mérite. Au moment précis où nous nous préparions tous deux à passer au presbytère, alors que j’avais déjà donné à mon domestique l’ordre de ne pas épargner la crème de Bretagne et de frotter vaillamment mes chaussures, à cet instant, Scheinfuss entra et nous invita à nous rendre au presbytère. Le maître d’école avait aujourd’hui, au lieu de soupe à la bière dans le ventre, de la bière chaude dans la tête, et se prenait exactement pour le jubilaire lui-même ; la promotion était trop rapide, l’homme trop faible ; hélas ! l’homme intérieur a des vertiges comme l’homme extérieur, lorsqu’il s’élève aussi brusquement. Le maître d’école commença lentement : « En un jour aussi solennel, je suis envoyé par le très-vénérable presbytère pour inviter Vos deux Grâces à prendre une tasse de café, et à accomplir ensuite, avec nous, l’œuvre sainte, au temple. Un important jubilé ! Un jubilé extraordinaire ! Le jeune Hasler, vénérable Demoiselle, bat les timbales, et Tobias Schmidt tient l’orgue ; car je dois battre la mesure et suis bassiste, et je dirige tout, car j’ai la partition sous les yeux. » Gobertina lui demanda avec bienveillance quelles étaient la tonalité et la clef musicale au presbytère. « Joie, joie partout ! Mais, bien sûr, la demoiselle (Alithéa) pleurniche misérablement. « Mademoiselle, lui ai-je dit aujourd’hui, il est des vieilles filles qui attendent toujours leur mari : pourquoi donc votre digne cœur se fend-il, quand votre sang est si jeune ? » Elle me répondit qu’elle voulait bien s’en remettre à moi, que je la consolais. »

Le maître d’école attendait que nous venions ; nous le fîmes lorsque la demoiselle eut institué le blond et pâle enfant d’un de ses domestiques comme grand aumônier et collator de son œuvre de piété, et qu’elle lui eut remis un tronc des pauvres en papier, rempli de sous, pour que, pendant l’office, il dotât les fidèles de cet argent.

Le maître d’école, au passage du ruisseau, s’enfuit chez lui ; il nous dit qu’il devait courir au clocher pour annoncer l’office à sons de trompe. Au presbytère, Ingenuin vint au-devant de nous ; on avait interdit la cour aux poules et aux chiens, pour que les personnes pussent entrer et sortir plus commodément. À travers des constellations de petits-enfants ravis et curieux, nous parvînmes enfin dans la chambre, devant le globe solaire tout rayonnant d’enfants, aux côtés de sa lune pâle. Souriant solennellement, mais l’âme absente, attachée à de plus hautes pensées, le vieillard nous reçut ; il rendait tout, autour de lui, si grave, que je ne compris pas comment le graveur de cachets pouvait mordre dans un triangle de tarte, et que j’eus l’impression qu’il mangeait sur un banc d’église. Tel est, me dis-je, l’aspect d’un inébranlable ami ! Cette poitrine large et bombée ne vacillait jamais auprès du cœur aimé, ces yeux sombres mais perçants ne se baissaient jamais de honte, ces hautes arcades sourcilières étaient la rive abrupte d’un esprit profond mais clair. C’est là la stature, me dis-je, d’un homme qui reste agenouillé, sans se lever, dans le cercle magique de la vertu, lorsque la nuit fantomatique le menace de ses chars rapides et de ses spectres meurtriers. L’autre monde l’avait fait amical à celui-ci, et la vieillesse inclinait son âme, plus que n’avait fait la jeunesse, vers les dernières fleurs de la terre. Sa vocation et son cœur l’avaient tellement mis en confiance avec le grand pays de terre ferme qui est au delà de la vie et de ses flots, que, maintenant, il lui semblait être Démocrite qui voyagea quatre-vingts ans loin de sa patrie pour amasser des connaissances.

Seul, il pouvait mériter les cinquante ans d’amour de la compagne de sa vie : il avait été son premier amour, il était aujourd’hui son dernier amour, et seul l’intervalle avait été rempli par l’amour maternel. Maintenant que ses soucis étaient passés, que ses enfants étaient pourvus, elle revenait, dans le paisible arrière-été de la vie, vers le sein inoublié, avec la rose d’automne de son amour renouvelé, et, en son mari, elle pressait tous ses enfants sur son cœur ; de ses deux filles seulement, que la mort tenait dans ses bras de fer, son âme ne pouvait détourner des yeux pleins d’amour et de pleurs. – Au matin de sa vie, l’aiguille du cadran avait jeté son ombre sur des heures passionnées, sur la rosée de douces larmes, sur des espoirs supraterrestres, et son âme s’était élevée pour voir au loin la tombe qui n’était pas encore ouverte ; maintenant, lorsque l’aiguille du soir jette une ombre tout aussi longue, devant le soleil aussi bas qu’au matin, et sur les lettres du même nom, maintenant, les ombres colorées du passé lointain reviennent en elle, mais transformées en images saintes, et elle languit après le cercueil, coquillage dans la profondeur des mers où ses larmes, c’est-à-dire son cœur, se solidifient pour former une perle, – et les soupirs des premiers jours pleins d’amour renaissent en prières.

Oh ! qu’il en soit de même pour vous, mes chères amies***, lorsque les heures d’après-midi du court patronage qu’est votre vie auront toutes sonné ! Que vos yeux, au soir, regardent au loin, clairs et libres, tout autour de vous, lorsque la vie sera effeuillée et élaguée, ainsi qu’à l’automne on aperçoit des villages plus lointains et plus nombreux, que ne cache plus le feuillage tombé. – Hélas ! il n’en est point, parmi vous, que je n’aie regardée, aux heures de l’émotion secrète, avec cet espoir : « Oh ! avec quelle magie, un jour, ces jours reviendront à ton cœur ralenti et paralysé ! Oh ! lorsque les premières ondées de ta vie auront disparu et seront tombées à jamais, lorsque ton ciel et ton soir reposeront, bleus au-dessus de ta tête, lorsque le dernier nuage orageux sera refroidi, lorsque ton voyage à travers les joies fugitives sera près d’aboutir à la joie éternelle, ton vol à travers les onze ciels mobiles, au ciel fixe 71 : alors, les corps glorieux de ta jeunesse s’illumineront à nouveau, et les exaltations juvéniles de ton cœur bouleverseront ton sein vieilli. Oh ! combien tendrement, mais sans te meurtrir, tu visiteras chaque printemps, disant : Sois la bienvenue, époque heureuse, aujourd’hui, tu ne me fais plus souvenir, comme jadis, de l’automne muet et malade de la vie, mais uniquement du printemps que j’ai vécu, et du printemps plus beau qui, pour moi, ne se fanera jamais plus »... Et alors, lorsque, pleurant et rêvant doucement, elle rentre de sa promenade, que cette feuille lui tombe sous les yeux et lui rappelle plus tendrement l’ami des belles heures de jadis ; que, profondément émue par des souvenirs splendides, elle pose ce livre et considère le passé muet avec de grandes larmes chaudes, non seulement de mélancolie, mais de joie aussi !

Une joie solennelle, un amour renouvelé parait et rajeunissait les visages de tous les fils : seule Alithéa, apeurée, se cachait, avec son cœur éploré, sous le prétexte d’occupations solitaires. Les fils – sauf Ingenuin, qui voyait plus proche, dans l’avenir, le jubilé de sa nomination que celui de son mariage – étaient ramenés par la fête jubilaire du mariage paternel, plus près, plus chaudement près du sentiment respectueux de leur origine et de leurs devoirs filiaux ; adultes, ils redevenaient des enfants faibles et reconnaissants. Et des mêmes cœurs s’élevait, à côté de la flamme enfantine, la flamme paternelle et conjugale : les noces d’argent de leurs parents leur rendaient plus chers leurs femmes et leurs enfants, et leur montraient, loin dans l’avenir, au milieu des débris et des déchets des années, un autel de mariage réparé et nettoyé.

Enfin, tout le monde se forma en un joyeux cortège qui partit vers l’église. Pendant la marche, je cherchai en vain le membre détaché qui manquait à cette chaîne d’êtres heureux : Alithéa ; et je la vis, restée seule à un pas de la fenêtre, avec des yeux pleins de joie dont elle oubliait de sécher les larmes ruisselantes, les mains jointes comme en une prière pour tous ses bien-aimés – et, lorsque les cloches se mirent à sonner, sa douleur, ou sa joie, fut trop forte, elle se détourna.

On sonnait toutes les cloches dans le clocher, on tirait les registres de l’orgue dans le chœur ; par une lucarne, Scheinfuss, sonneur de cor, visait de son cor de chasse le soleil montant vers le zénith (c’est en vain qu’en soufflant dans l’instrument il voulait regarder en bas) et, dans le clocher, derrière lui, un jeune homme frappait les timbales.

Les petits-enfants en habit de gala venaient d’abord, puis les enfants avec leurs épouses, puis le père et la mère, et les deux roues d’arrière étaient formées du maître des plaisirs et de la vieille demoiselle ; seul couple de célibataires, ils faisaient une pitoyable rupture dans l’ensemble. Plusieurs paroissiens suivaient à quelque distance, avec leurs enfants bien tenus ; mais la plupart s’étaient assemblés près du porche de l’église, et cette mer Rouge s’ouvrit pour livrer passage aux enfants de cet Israël : le noble couple célibataire ressemblait à Pharaon les poursuivant. J’avais de bonnes raisons pour, dès le porche du jubilé, jeter un regard rapide vers le tableau où sont annoncés les cantiques : je vis que, sur le registre à une seule feuille, la plume d’acier attachée là comme, sur un abécédaire, l’index du chant hebdomadaire, indiquait aujourd’hui le cantique célèbre : « Puissé-je avoir mille langues !... » – un long cantique de quinze strophes.

La loge réservée aux Sackenbach était chauffée, aussi bien par politesse qu’à cause du mois de septembre, auquel les Romains, comme à une autre Vénus, donnaient Vulcain pour maître. Pendant les chants préliminaires et les admonestations, je ridiculisais secrètement l’Esenbek de Flachsenfingen, et Amanda, et bien des cours. Tandis que la moyenne et la basse classe sont la caisse de réserve et le fonds de l’humanité, comme le chantier du bateau, la classe supérieure, elle, est la région déserte, le champ en friche de l’humanité et n’a guère d’autres enfants que ses actes. Cependant, par compensation, on peut dire assez justement qu’une cour est un jardin anglais où l’on n’admet point d’arbres fruitiers, plutôt qu’une pépinière fructueuse ; et que, d’ailleurs, les hommes ressemblent aux poiriers dont les jardiniers remarquent que les graines des plus fins poussent mal, tandis que celles des poiriers sauvages fructifient aisément.

Alithéa en prières ne sortait pas de ma pensée, et, par malheur, ou plutôt par bonheur, elle ne venait pas à l’église. Je n’ai pas honte de rapporter que je voulais sortir de l’église – et que je le fis – pour échanger quelques mots raisonnables, en tête à tête avec la brave enfant. Je savais aussi bien que quiconque que, non seulement le 24e chapitre du IVe Concile de Carthage 72 excommunie celui qui s’enfuit pendant le prêche, mais aussi le pasteur qui le prononce. Mais je pouvais exiger aussi des Carthaginois et des pasteurs qu’ils entendissent raison, et reconnussent que la chose est bien différente lorsqu’on ne s’échappe que pendant le cantique principal, pour reparaître au verset qui précède le sermon. Et ce fut mon cas. Le cantique : « Puissé-je avoir mille langues ! » était long à dire, plus encore à chanter d’un bout à l’autre.

D’ailleurs, comme Scheinfuss entonnait chaque strophe un ton plus haut que la précédente, il était à prévoir qu’avec ce crescendo on finirait par crier comme des verres, jusqu’à éclater. Comme, en outre, il n’y a point de premier ni de second chanteur qui ne chante mieux que moi (car, comme un perroquet, je suis un oiseau plutôt parleur que chanteur) et comme je ne puis penser à un verset tant qu’on le chante (c’est pourquoi je lis toujours attentivement le chant d’avance, puis j’écoute en silence l’inintelligible assemblée), je m’en allai librement au presbytère et voulus, comme un paraclet, commencer mon office de consolateur.

Alithéa, par les fenêtres ouvertes, avait entretenu une communication suivie avec l’école de chant de l’église, pour l’accompagner à voix basse. J’entrai dans la maison, et lui dis aussitôt (effrayée, elle continuait à travailler avec ardeur) que ses yeux pleins de larmes, aperçus pendant la procession, m’avaient amené ici, car je savais que, pendant le cantique, je pouvais en sécher quelques-unes. « Le Christ, dis-je, a (selon Robert Holkoth) pleuré sept fois dans sa vie ; je sais, hélas ! que vous l’avez fait aussi souvent en une semaine, c’est-à-dire une fois par jour. Mais Mademoiselle de Sackenbach a pris votre cause en main, et vous avez de grands amis dans la capitale, dont l’un a l’honneur d’être ici. » J’aurais donné mon négligé raffiné pour pouvoir ôter de sur son cœur le presse-papier et la presse d’imprimerie qu’était la fausse nomination, en lui annonçant la vraie ; mais le Prince ne le permettait pas. Je fis pourtant quelque chose : je la priai de croire que j’ajoutais peu de foi aux rêves, et de ne pas me considérer comme superstitieux, si je ne rejetais pas entièrement mon rêve de la nuit précédente. « J’ai rêvé, lui dis-je, que les Trois Rois étaient venus au presbytère, qu’ils avaient apporté de l’or, joué une musique de noces, et chanté : « Elle ne partira pas, elle ne doit pas partir. » Personne, d’ordinaire, ne fait moins attention que moi à ces vents nocturnes de l’âme ; mais vous devez savoir aussi bien que moi, Mademoiselle, que tout ce que l’on rêve dans une maison où l’on dort pour la première fois est merveilleusement juste. » – Devant les grandes crises du destin, la superstition a prise sur tous les hommes ; je lui demandai de me présenter sa main pour une petite visitation de chiromancie. J’écartai la gauche, et m’en tins à la plus grande, – qui est la droite chez les gens qui travaillent à des tables plus grandes que les tables de jeu – parce que, lui dis-je, je préférais étudier tous les traits dont l’on pouvait conclure quelque chose. Je n’avais pas regardé bien longtemps le creux de cette main et ses dessins prophétiques, que je ne pus cacher à Alithéa mon étonnement devant ce calendrier de l’avenir, devant cette main indiquant le chemin sur la chaussée de la vie. « Bien ! (dis-je en poursuivant l’examen et le tentamen) le mont de Jupiter, celui de Vénus, et celui même de Mercure ont une bonne hauteur ; mais, vrai, j’ai rarement vu ligne d’honneurs de cette longueur, la vôtre va au delà de l’éminence du pouce, et, chez les jeunes filles, la ligne de chance est toujours de la même longueur que celle-là. » Je secouai joyeusement la tête, et lui tendis ma main, pour qu’elle comparât la misérable petite onde de mes lignes d’honneurs et de bonheur. « Seule la ligne de vie, ajoutai-je, est incroyablement longue dans ma main droite, mais cela peut concerner aussi bien les écrits que je fais de cette main, que moi-même. » Je regardai sa ligne de mariage : « Vous vous êtes fiancée aujourd’hui ? » demandai-je. Elle secoua la tête. « Impossible ! dis-je. Les douze signes célestes de la main fixent indubitablement vos fiançailles au 18 septembre, et nous y sommes. » Elle assura qu’il n’en était rien. « Enfin, dis-je froidement, la journée n’est pas à son terme ; car vous ne pouvez échapper aujourd’hui aux fiançailles. »

« Je puis le savoir tout de suite », poursuivis-je, et je la priai de mettre à sa main droite la bague que l’auteur des faux évangiles et des nominations apocryphes lui avait dérobée. Puis je sortis de ma poche ce qu’on appelle des « feuilles de tempérament » chiromanciques ; comme on sait, en s’enroulant, elles définissent le tempérament de celui sur la main duquel on les place ; plus il est ardent, et plus la feuille se recourbe. « Ces feuilles magiques, Mademoiselle, dis-je, s’enroulent d’autant plus que la main où on les étale est plus près de se fiancer et de s’orner d’un anneau. » Je mis d’abord la feuille dans ma main presque glacée ; elle se courba à peine autant que les sourcils d’Alithéa. « Je puis encore attendre le jour de mes noces », dis-je. J’appliquai la feuille sibylline sur sa main échauffée par le travail : elle s’enroula comme du taffetas, ou comme un serpent. « Jamais, dis-je, je ne l’ai vue se rouler ainsi, il vous arrivera aujourd’hui les choses les plus importantes, mais agréables et aimées. » Ses cils étaient toujours des hygromètres à cheveu de Saussure ; le soleil du bonheur et de la joie attira à lui de l’eau, et cette aurore mêlée au nuage qui l’avait précédée se répandit en gouttes chaudes.

Elle était accablée par cette journée, sans quoi elle eût combattu par un froid silence toutes mes prédictions. Son âme et sa langue ressemblaient à la langue hébraïque où il est impossible de trouver un seul mot impur. – Théodosia était ce qu’est à Nuremberg un patricien, la gardienne des joyaux de la couronne de cette âme. Elle était douce envers tous les humains, et sa bourse d’aumônes, au lieu d’une fente étroite, avait une large porte ; elle eût volontiers (je le vis ce jour-là pendant le cantique) donné à l’enfant pâle d’un ouvrier, non seulement la caisse d’aumônes, mais aussi la bourse elle-même, et lui eût fait cadeau du tronc des pauvres ; elle n’avait que ce seul défaut de n’être pas très confiante ; devant autrui, rien ne lui était plus précieux qu’un voile, qu’un autel enfumé d’encens. Les jeunes filles prennent le bal paré et déparé de la vie pour une redoute libre, et circulent, sinon avec un masque en chauve-souris ou un noble masque sur le visage, du moins avec ce masque sur leur chapeau ou au bras, et souvent ne prononcent pas trois paroles sincères. Cependant, elle était (comme cela arrive très souvent) aussi douce que... non pas fausse, mais farouche. Elle eut plus de confiance en ma feuille de tempérament qu’en mon visage, en mes prédictions qu’en mes serments. Je lui jurai en effet que tout irait bien pour elle, et que je m’en réjouirais du fond du cœur.

Je ne puis taire que le livre de cantiques était ouvert sur l’appui de la croisée, et que, de temps à autre, je le regardais comme un cadran, pour savoir où ils en étaient, là-bas, de ce chant, de ce canticus canticorum. La moitié des quinze versets était déjà enlevée ; au quinzième, il fallait que je fusse de retour dans la stalle, car le Senior jubilaire monterait en chaire et s’inclinerait devant la tribune des seigneurs ; j’eusse souhaité que le poète de ce cantique eût donné à cette pièce de circonstance la longueur moyenne d’un poème épique.

Comme je l’ai dit, je fis le serment solennel qu’Alithéa aurait sa part de jubilé ; je soutins mon discours de quelques syllogismes en Festino et Ferison, et finalement, lui donnai sans scrupules ma parole que je resterais à Neulandpreis jusqu’à ce que je la visse heureuse au lieu de la voir prête à partir, et je lui assurai que je resterais là pour lui prouver qu’elle ne partirait pas.

Les Neulandpreisiens chantent leurs cantiques comme des écoliers gelés qui chantent dans la rue, ou comme les chantres pressés des enterrements, avec de telles galopades qu’ils entonnaient déjà le douzième verset – car je ne quittais pas des yeux mon livret pendant que se jouait mon grand opéra. La quinzième strophe, pareille au vieux chant magique qui faisait tomber la lune, me ferait descendre de mon ciel.

Avec ses longs cils, Alithéa m’attirait en sa prison comme un... poulpe attire un ver. J’étais transpercé par ces pointes noires, chaque fois qu’elles clignaient. Déa était d’abord extrêmement jolie, puis je ne devais plus jamais me trouver seul avec elle pendant un cantique ; les deux choses étaient pareillement évidentes.

Mon horloge à musique, là-bas, au temple, frappa treize, c’est-à-dire le treizième verset. « Diable ! » fis-je à mi-voix. Elle me regarda... « Beau, diablement beau ! veux-je dire (dis-je) : je chante intérieurement avec eux, ils en sont au plus beau passage. Aussi faut-il que je m’arrache d’ici. »

Hélas ! mon royaume de l’an mil (je veux dire de mille instants) tenait encore sur les pieds de deux versiculets, et ensuite, le beau dimanche de fête et de Pentecôte allait se changer en un plat dimanche de Carême. Je pressai la main de la jeune fille, et lui dis en hâte qu’elle pouvait réclamer les plus grandes preuves de la part que je prenais à son sort et de ma véracité : j’étais solvable. Elle balbutia qu’elle ne savait comment... elle voulait dire : comment sa petitesse avait pu mériter un tel amour humain et cosmopolite de la part d’un seigneur et maître des plaisirs de Flachsenfingen. Mais elle manquait d’éloquence.

On entendait maintenant la musique funèbre, le chant d’enterrement du 14e verset, et dès lors, il ne fallait plus tarder ; dans mon infirmerie amoureuse gisaient deux malades qu’il me fallait remettre sur pieds : Alithéa atteinte d’un balbutiement, le maître des plaisirs de trop parler. Il ne m’avait point échappé, dans l’étude pratique et attentive que j’avais faite de l’histoire des États, par quel moyen, naguère, les archiducs autrichiens guérissaient les bègues – non point par l’attouchement, comme les rois de France, mais par... le baiser. L’aiguille des minutes des versets poétiques courait, l’aiguille des secondes des syllabes volait, – bref, je me hâtai et prophétisai : « Un fiancé vous en donnera autant (comptez vous-même) aujourd’hui encore. »

 

            « Oui, même si ma bouche perd ses forces,

            Je ferai chorus de mes soupirs. »

 

Ces deux derniers vers du 14e verset, je cherchai à les scander pour elle de façon à leur enlever un peu de leur rudesse poétique.

Puis, je m’en allai à l’église. Mademoiselle de Sackenbach venait de se lever après le chant pour se préparer à répondre par une révérence à celle du jubilaire qui priait encore, courbé devant l’escalier de la chaire.

J’ai omis tout à l’heure de dire un mot de mon second patient, de moi-même. Je pense, en effet, très sérieusement, qu’un homme qui, pendant le cantique : « Puissé-je avoir mille langues ! » exprime le vœu : « Puissé-je avoir mille lèvres ! » ne peut se guérir mieux que par la permission de faire de ces lèvres l’usage qui lui plaira. Cent fois, un amour sans espoir eût pu être détourné, ou la transformation (l’anthropomorphisme) de l’amour en amitié eût pu s’accomplir, si la personne aimée eût eu autre chose que des fruits défendus, des feuilles défendues, des branches défendues, je veux dire si l’amie n’eût pas défendu à l’ami ce qu’un ami lui eût accordé, si elle n’eût attribué aux baisers et aux paroles une valeur trop grande. Mais, hélas ! la plupart refusent trop, pour cette seule raison qu’elles espèrent ou qu’elles craignent, au contraire, de trop donner ensuite.

Je vis que le Senior jubilaire était dans sa chaire, aussi à son aise que dans un fauteuil d’aïeul, et qu’il y instituait son culte familial. D’un geste naturel, il mit à sa portée sa bibliothèque de prédication, et regarda, en bas, les stalles, pour voir qui y était ; puis il tira ses lunettes de leur étui pour lire. Enfin, il commença. J’avais supposé qu’il se rangerait aux préceptes du conseiller d’église Seiler 73, qu’il graduerait son accent d’après le nombre des assistants et qu’il le ferait plus ardent à chaque tête nouvelle qui paraîtrait ; mais il commença avec douceur et sérénité, et poursuivit avec douceur. Dans l’évangile du dix-septième dimanche après la Trinité, était caché comme dans un grenier son texte sur l’humilité de l’homme lorsqu’on soulève un peu son écorce et son enveloppe. Là aussi, mes suppositions étaient inexactes ; je croyais qu’il ne parlerait que de son jubilé : dans la première partie du jubilé de sa charge, dans la deuxième du jubilé d’argent, dans l’elenchus de l’Adjoint, après avoir préalablement, dans son exorde, touché à la journée du samedi. Mais il laissa, comme je l’ai dit, son moi à sa place : ce dieu fluvial (selon Soemmering) doit résider dans l’étang des cavités cérébrales. L’Adjoint était assis aux côtés de sa mère, dans les stalles grillagées réservées à la famille du pasteur, et prenait au piège de sa cavité auriculaire ouverte tous les mots du vieillard, – non point en critique, mais en fils et paroissien soumis ; je suis persuadé que bien des sermons du vieillard lui furent salutaires, quoiqu’il pût les juger. Même, comme le jubilaire, dans sa seconde partie, faisait, comme moi, un petit supplément et un message circulaire, et commençait avec saint Augustin et le Concile de Laodicée une danse guerrière contre les innocentes danses dominicales, je ne vis pas le fils secouer la tête, bien que, dans sa Critique de la liturgie selon les principes kantiens, il se fût fait l’écuyer et le garçon d’honneur des belles, et naturellement aussi le défenseur et le protecteur de leurs danses. Le fils prenait son père, en chaire, pour le Saint-Père.

Pendant le chant je débattis avec moi-même si je devais, en ma qualité de maître des plaisirs Esenbek, prendre une attitude indifférente et frivole. D’abord, il me sembla qu’il y avait bien des raisons de le faire : j’étais un homme de la capitale, et il ne convenait pas de montrer de la religion. Les premières églises, en Allemagne, s’élevèrent dans les villes (d’où le nom de païens, pagani, – de pagus, village) ; donc, c’est dans les villes qu’elles doivent s’écrouler d’abord. Dans le Nord 74, les Princes et les grands se firent chrétiens avant leurs sujets (dans le Sud, ce fut le contraire) ; par suite, ils furent plus tôt mûrs pour l’abjuration : je ne rappelle pas même que la religion, comme toute créature, ne peut avoir de meilleur habitacle que son lieu de naissance, lequel est le désert 75. Mais, à y regarder de plus près, ce me parut être justement un motif pour lequel j’étais contraint de me montrer, non certes attentif, ni davantage sourd, mais simplement indifférent. Car le bon ton exige que, de la religion comme de soi-même, on ne dise ni bien ni mal ; et même, on renforcerait plutôt qu’on éviterait le soupçon d’en nourrir quelqu’une, si on ne la traitait et ne la considérait avec la même attention polie que l’on accorde aux noces d’argent du Doge avec la Mer polygame, ou au lavage des pieds fait par un Prince, le jeudi saint. Ainsi, un homme du monde conserve la coutume du mariage et du baptême, bien qu’il sache où sont sa véritable femme et ses véritables enfants. Je pouvais donc être certain qu’on ne prendrait pas mon attention aux paroles du pasteur pour autre chose que l’indifférence courtoise et habituelle de l’homme du monde qui a conscience d’être bien au-dessus de la religion, et qui, donc, n’en évite pas anxieusement l’apparence.

Cependant, je ne puis cacher ici un singulier souci. Lorsqu’en 1786, à Leipzig, les Brigands de Schiller donnèrent à un groupe de jeunes gens la tentation de les imiter et de se préparer à fuir en Angleterre avec leur butin ; lorsque, dans cette Angleterre, en 1772, les juges de paix du comté de Middlesex prièrent le grand Garrick d’interrompre les représentations de l’Opéra du gueux de Gay, parce qu’elles suscitaient de nouveaux voleurs ; lorsque même le célèbre et frivole acteur Baron, à Paris, chaque fois qu’il y avait joué un héros de Corneille, se voyait, pendant une semaine, hors d’état de se livrer à ses débauches parisiennes et théâtrales ; lorsque tout cela, et par conséquent la toute-puissance de l’apparence sur l’être, est absolument établi : alors, me semble-t-il, un homme ne peut être ridicule, mais, au contraire, doit être considéré, qui demande aux cours et aux capitales si elles sont sûres que la dévotion feinte ne finira pas par se muer en dévotion vraie. Je donne ce cas pour ce qu’il est : une chose simplement possible.

Mais revenons à notre récit ! – Pourtant, que l’on me permette encore un mot sur ce sujet d’importance : les grands, et même ceux qui sont luthériens, n’adhèrent-ils pas à l’article fondamental le plus dur du papisme, c’est-à-dire au jeûne excessif ? – Oui, dans les temps les plus éclairés, ne jeûnent-ils pas comme on le faisait aux plus obscurs ? Les grands du Moyen Âge, en effet, faisaient le vœu de jeûner pendant trois ans, et l’accomplissaient en autant de jours, car ils faisaient jeûner tout simplement sept cents hommes à leur place. Les grands, voire les Princes, qui pourtant ont assez à manger, ne font-ils pas jeûner pour eux, bon an mal an, le peuple des misérables, et leur abstinence n’est-elle pas bien au-dessus de celle, excessive, de certains Juifs qui ne mangent qu’une fois dans la semaine, le jour du sabbat, puisque eux, au contraire, ne font jeûner leurs plénipotentiaires-jeûneurs (parmi lesquels se trouvent justement ces Juifs) que le dimanche ?

À notre récit ! – Je me résolus donc à cacher ma réelle attention pour le vieillard jubilaire sous une attention feinte. D’ailleurs, au cas où il m’eût ému trop visiblement, c’est-à-dire jusqu’aux larmes, j’avais la ressource de poser ma tête sur mon bras et de faire celui qui s’endort.

Gobertina m’eût dispensé du sommeil feint par le sien, réel, si on l’eût laissée en repos. Mais à peine le bruit du chant s’était-il assourdi que le sachet, avec sa sonnette, comme un réveille-matin, entra dans les stalles. On devrait percevoir cette contribution personnelle à la Protection des Chrétiens – de même qu’il y a une Protection des Juifs – pendant le cantique, ou, comme les Calvinistes, à la porte de l’église, pour ne pas déranger l’auditoire, pendant le sermon, comme Yorik le fut dans sa chaise de poste, par les péages. À peine cette clochette et ce tocsin étaient-ils partis vers le second étage de l’église, la demoiselle qui, à cause du bruit, avait à peine fermé les yeux, dut les rouvrir ; car une voiture passait, comme le tonnerre, à travers le village ; je pensai que c’était le Prince, car les Princes aiment bien que tout soit rapide comme leur vie, en particulier leurs voyages, les rapports et les constructions. Aussi est-ce une loi de police bien humaine qui, dans beaucoup de villes, interdit qu’aucune voiture ne roule sur le pavé pendant le sermon, car rien ne trouble autant une paisible assemblée de fidèles.

Schwers lança ses pointes sur la vessie natatoire qui soutient l’homme, de sorte qu’elle se dégonfla et que la fierté humaine ne put plus y monter. Il montra fort bien, doucement et chaleureusement, de quoi l’homme peut être fier, – de l’or et de la soie, aussi peu que la mine et la chenille qui les portent d’abord ; pas davantage de la beauté physique, car un Judas l’a bien souvent, et un Christ 76 en est privé, et parce qu’alors la mère de famille courbée et fatiguée devrait s’incliner devant sa fille florissante, – mais, poursuivait-il, il n’y avait pas lieu de s’enorgueillir non plus de ses talents et de ses aïeux : l’un et l’autre sont des cadeaux d’étrennes, non le salaire du travail. – De quoi, devait-il naturellement demander, peut-on se féliciter ? non de ce que l’on est, de ce que l’on a, de ce que l’on devient, mais de cela seulement que l’on fait et que l’on veut. Hélas ! c’est si peu ! Les minutes du jour ou de la semaine où nous élisons une bonne action sont si souvent morcelées par l’aiguille des secondes qu’un homme qui compare le total de ses joies, de ses désirs, de ses forces avec celui de ses actions, ne peut achever cette humiliante comptabilité ; au lieu d’un Livre d’or, il lui faut présenter au Génie infini son simple livre noir, tout plein de ses péchés, et dire : « Hélas ! je n’ai rien mérité, que, peut-être, le pardon. »

Mon âme fléchissait devant cette dure vérité, et je ne pensais plus à la bienfaisante fiction de ma plaisante promotion. Puis, le vieillard s’attendrit et arriva en balbutiant à la richesse de cette journée qui mettait sous ses yeux tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il possédait, et qui le récompensait de tout ce qu’il avait fait ; et il dit, en d’autres termes, mais c’était bien le sens : « En ce jour où tous les cœurs s’élèvent, le mien n’est qu’attendri, mon âme est heureuse mais humble ; je regarde, derrière moi, les cinquante années où ma récompense a été plus grande que mon fardeau, ma récolte plus riche que ma semence ; je regarde derrière moi, comme du fond de la tombe, les années moissonnées qui gisent là, dans mon dos, et je pense aux douleurs et aux mérites que le fondateur de notre religion a amassés en trois ans ; je baisse les yeux, je rougis, et je n’ose compter les miens. – Et, eussé-je accompli toutes les bonnes actions qu’un homme désire tant accomplir, en deux moments de sa vie, celui où il inaugure sa mission, celui où il l’achève : ô Dieu, alors, cinquante années de piété seraient couronnées et contrebalancées par cinquante années de bonheur et de richesse, le jubilé de ma charge par celui de mon mariage. » Ici, il tomba à genoux et remercia l’Esprit qui est derrière les cieux infinis, pour la seconde fête de son cœur, pour les années nombreuses où il lui avait été donné de passer les monts et les collines de la vie, la main dans celle de son épouse ; et pour ses enfants heureux, dans les bras desquels, lui et leur mère, ils arrivaient doucement, joyeusement, sans peine, au seuil de leur cheminement souterrain ; et, pour toute sa vie, il remercia l’Esprit incréé, fondant en paroles, fondant en larmes, puis en un recueillement profond et muet. Alors, sa femme, rougissante et en pleurs, dont le nom n’avait jamais paru dans un de ses sermons, entourée aujourd’hui de tous les êtres qu’elle aimait, de tous ses souvenirs de félicité, sa femme tomba en prières comme lui, sous le poids de ce dernier ciel de joie, trop lourd pour que son cœur vieilli pût le supporter ; tous leurs enfants, et leur cher Ingenuin plus violemment que les autres, fondirent en larmes ; les petits-enfants, dans leur innocente incompréhension, partageaient comme une douleur l’émotion de leurs parents ; et les paroissiens, inaccoutumés à voir leur vieux pasteur verser des larmes sur soi-même, le cœur serré parce qu’ils devaient enfermer en leur sein leurs cris de gratitude, prenaient la même part à la fête de son amour qu’à celle de sa fonction ; et le vieillard, vaincu par les cœurs des autres et par l’émotion que l’homme ressent toujours, en une fête qu’il célèbre pour la première et dernière fois ensemble, le vieillard levait les yeux vers ses deux filles en allées au-dessus du ciel étroit et profond de la terre et dont les ailes radieuses et diaphanes avaient rejeté leur plumage de dure terre dans deux tombeaux proches de l’église. S’inclinant devant la grandeur des morts, il leur disait : « Bienheureuses enfants, connaissez-vous encore vos parents, regardez-vous notre fête, du haut de vos régions sublimes ? Mais une minute seulement nous sépare de vous, et ensuite, nous fêterons tous une fête unique et éternelle »... Oh ! comme les vœux et les images du monde immortel étaient grands alors devant tous les yeux en pleurs, et comme étaient petits les tourments et les joies du monde périssable ! Tous les yeux avaient des larmes, il y avait des cœurs dans toutes les poitrines, des ailes à tous les esprits, et parmi tant de centaines d’yeux, il n’en était point qui fussent si fanés et desséchés que ne s’en déversât la source chaude de l’émotion, comme une pluie douce et tiède pour les fleurs à venir et pour toute bonne graine...

Après la fin du sermon, tout le monde donna une grande attention à la lecture des prières bien connues, pour alimenter et prolonger l’émotion précédente ; mais le contraste était trop vif. Mais, lorsque le vieillard prononça une prière commandée pour un vieillard malade – un coup de sang l’avait abattu –, la simple prière s’ennoblit, devint une double prière, et toute l’église y introduisit secrètement une prière pour le vieillard sous lequel déjà le sol était creusé et chargé par les mineurs de la mort ; seul, le Senior lui-même ne songea pas à soi dans ses oraisons pour autrui, bien que la terre qui montait tous les jours dans ses veines et ses artères eût pu lui rappeler que bientôt il serait couché dans la terre : cet avertissement était plus clair que celui du sachet de pourpre aux empereurs de Byzance 77.

Lentement, comme si c’eût été la dernière fois, il quitta la chaire. Puis, on entendit un adagio d’orgue appelant le couple blanchi à l’autel, comme du fond d’un caveau familial, pour que des anges, pareils à des enfants, transformassent pour eux le jour passé de leur printemps d’amour en une grande aurore. Et, sur ces visages entièrement couverts de l’écriture des années, descendit un reflet rouge du printemps qui passait, comme, dans la nuit éternelle du Pôle, une aurore d’un jour passe au-dessus des montagnes puis s’éteint sans que le soleil ait paru. Ingenuin monta à l’autel pour bénir ses parents. Et, lorsqu’ils virent monter au Ciel les actions de grâces de leur fils, une noble sérénité, une clarté inattendue pénétra le visage et le cœur du vieillard, faisant toute son âme lumineuse ; mille grandes torches furent portées dans l’univers couvert de la glace de sa vieillesse, comme au Palais de Glace, et tout rayonnait vers le Ciel, et la cendre était ôtée du sombre cratère de la tombe, et une mine de diamants qui s’incendiait de l’éclat absorbé des soleils tombés, ouvrait devant lui l’ardeur paisible de ses couleurs. Il saisit plus fortement la main de son aimée pour rejoindre la jeunesse et l’amour ressuscités dans le pays de l’éternelle jeunesse, de l’éternel amour. Mais son épouse était ineffablement attendrie – hélas ! les espérances flottaient, couvrant de fleurs le chemin de la vie, mais peu de joies suivaient, ne laissant que quelques fruits tombés ; – ce qui la consolait de la fuite du temps et des longues ailes des jours, cachées dans les étuis des nuits, faisant ses larmes plus douces, c’était chaque enfant qu’elle avait élevé, chaque douleur supportée, et devenue, grâce à la tranquille patience, une vertu, comme l’huître perlière revêt de lumière le grain de sable entré en elle, et qui l’oppresse, et en fait une perle.

Tout à coup, une émotion nouvelle interrompit la douce bénédiction d’Ingenuin, et le torrent de son cœur se barra la route à lui-même ; Ingenuin luttait contre ses larmes involontaires, et semblait préserver ses yeux d’un objet qui les contraignait à ruisseler. Je trouvai cet objet : c’était la pauvre Alithéa délaissée, qui s’était glissée sous le porche de l’église parmi d’autres spectatrices, comme pour saisir en son cœur ouvert quelques mots de l’écho et du retentissement de la harpe éolienne de l’amour. Hélas ! ces sons apportaient avec eux des blessures, et chaque joie était pleine de douleur ; le palmier entourait d’épines son vin de palme. Alithéa était si bien familiarisée avec tous les spectateurs de sa peine qu’elle ne craignait pas de la montrer, et de l’alléger de toutes ses larmes.

Enfin, le rideau tomba sur ces scènes de tendre ressouvenir. On quitta l’église, avec des cœurs à demi allégés, à demi épuisés ; le tumulte de la musique et des humains, le ciel bleu, libre, mouvant, tiède, lumineux, emplissaient les yeux, – d’où étaient tombés, sous forme de pluie chaude, les nuages de la peine, – de liberté, et des claires allées de l’avenir, et de vie, et de force ; le deuxième temple de l’amour fut édifié, le soleil y jeta largement sa lumière, et personne ne resta troublé, pas même Alithéa qu’assourdissait le tumulte du banquet.

La première chose que donna le couple béni dans le presbytère rajeuni, dans la tonnelle refleurie, ce fut un chaud baiser maternel sur les yeux éplorés d’Alithéa. Ah ! à cette minute, j’eusse acheté de toutes mes joies de l’année la nomination du fils, pour arrondir d’un nouveau jardin de plaisance le domaine de l’amour. Tout l’équipage de l’église entra au rez-de-chaussée ; au premier étage se trouvaient les verres et les assiettes, et des sièges sur lesquels on jeta l’appareil d’église, c’est-à-dire la première écorce de vêtements. En bas, dans la salle, les feuilles d’or du lingot solaire étaient étendues sur le plancher, et, au plafond, tremblotait la fresque peinte par le reflet argenté qui montait d’un ruisseau voisin. Je jetai les regards fureteurs de l’antiquaire dans tous les coins de cette chambre qui était l’École de cadets, la serre chaude de ces enfants, et la maison d’hiver de cinquante années. À la paroi étaient accrochées deux cartes de Homann, l’une de la Principauté de Flachsenfingen, l’autre de la Franconie. Il est probable que les fils, grands maintenant, avaient tiré du sol classique de ces deux cartes leurs connaissances géographiques. La carte de Flachsenfingen était si usée par les voyages de découverte des index, et ajourée comme des manchettes, que, de tout Flachsenfingen, intercalé comme un entremets parmi toutes les principautés allemandes, on ne voyait plus rien que les frontières. La Franconie était plus malade encore : par les marches et contremarches forcées des doigts, par l’alternance des mains enseignantes et des mains errantes, le beau Bamberg et Wurtzbourg avaient été si bien réduits à l’état d’une tabula rasa (cependant que la mémoire des enfants cessait d’en être une) que je n’y pus rien reconnaître qu’un nouveau fleuve, ou un canal qui reliait de façon inespérée la Saale, la Rednitz et le Mein ; les mouches, comme des dieux fluviaux, avaient marqué le torrent de leurs interpolations habituelles (ou de leur gravure au point) qui sont une projection stéréographique des fleuves sur les cartes. Pouvais-je m’étonner que la ville impériale de Nuremberg – si importante pour les enfants, non tant à cause des jouets que pour sa position géographique, car elle est le nombril de l’Allemagne, comme Jérusalem (selon les Juifs) est celui du monde – eût été si entièrement excavée par la tarière des doigts, que je ne trouvai plus de ce solitaire que son sertissage prussien (les terres contiguës) ?

Dans le nid de cigognes qu’était cette chambre, j’examinai tous les recoins. Dans un enfoncement, il y avait un banc de maçonnerie, où s’asseyaient jadis les enfants, ainsi que je le vis aux niches creusées dans le lambris : le pilon de leurs chaussures y avait travaillé. Sur l’appui de la fenêtre, je relevai les traces de leurs mains. Sur le poêle, il y avait un escalier en colimaçon, taillé dans du carton, dont le centre reposait sur une tête d’épingle, et que l’air chaud faisait tourner : c’était la seule carte à jouer tolérée dans la maison. Les vieux cahiers d’écriture des enfants étaient mis en bière sur le toit plat d’un lit treillissé, comme si les enfants allaient les prendre le lendemain, et retourner chez Scheinfuss ; seuls, les abécédaires avaient été donnés, en récompense de leur zèle, à des enfants pauvres. Les provisions de jouets de Noël de Messieurs les quatre fils étaient adjugés et livrés, au terme d’adjudication d’aujourd’hui, aux douze petits-enfants, au nombre desquels, comme des douze apôtres, il en manquait un.

Le Senior et moi nous faisions les cent pas ensemble avant le dîner, car nous étions les magnats de cette assemblée, et nous portions des jugements sur les plans actuels de guerre et de paix ; les trois artisans étaient assis, Scheinfuss était debout, et ce tribunal nous jugeait à son tour.

Ingenuin, poli, s’empressait auprès des dames, et ne faisait pas un trop mauvais grand-maître de garde-robe ; cependant il écoutait nos paroles. Je fis faire des récits au jubilaire, pour garder les miens, c’est-à-dire mes mythes d’Esenbek : j’avais bien trop de respect pour lui, je ne voulais plus l’éblouir du moindre, du plus indispensable tour de passe-passe. En son âme, tout le ciel des nuages, des étoiles et des joies était de nouveau clair et bleu ; chez un ecclésiastique, l’habitude aplanit le chemin de l’émotion à la joie ; il descend et remonte l’échelle céleste aussi facilement que les matelots le grand mât. Schwers appartenait, d’ailleurs, à cette sorte d’hommes qui (d’une main non point frivole, mais forte) sèchent vite leurs yeux humides, de même qu’un vrai diamant brille plus vite qu’un faux, après qu’on l’a terni à l’haleine. Il m’exposa le plan d’un nouveau presbytère meilleur, dont, après trente suppliques à l’inspection des édifices, il avait obtenu la construction. « Je ne le verrai pas édifier, dit-il d’un ton de bonne humeur, mais je pense que ce sera agréable à mon fils. » Je dis : « Comme David, vous voyez en rêve la construction du temple, mais votre fils Salomon pourra l’exécuter en entier. » Il s’inclina, prit mes paroles au sérieux, et, de son petit doigt, me conduisit dans tous les recoins, dans les bûchers dessinés sur le plan de l’architecte, me disant que la place était assez grande pour qu’on pût espérer y faire quelque chose de joli. Il se plaignit, comme tous les pasteurs de campagne, de la chambre du Prince, répétant le proverbe : In camera non est justitia 78, – et du gouvernement qui joue la même carte que la Chambre, et du pacte de succession réciproque des collèges et des gens au pouvoir dans les capitales : un pauvre candidat de village ne peut rien contre cela. Ces paroles rafraîchirent dans ma mémoire une pitoyable anecdote de guerre, que je lui racontai volontiers, comme je la raconte ici au lecteur :

Pendant la guerre de Sept ans, des hussards noirs chevauchaient à travers une bourgade ; selon une expression chère à tous nos auteurs, ils aimaient à cueillir toutes les fleurs qui exhalaient leur parfum au long du chemin de la vie. Les petites fleurs de joie que rencontraient les hussards cueilleurs étaient du pain blanc et du boudin. Le détachement qui passait devant la boulangerie prit le premier, celui qui passait devant la boucherie prit les autres. Lorsque les détachements marchèrent de nouveau côte à côte, ayant chacun une chose différente en main, ils allièrent et confédérèrent leurs victuailles de la façon suivante : un héros au pain faisait trotter son cheval à côté de celui d’un héros au boudin ; il tendait à son voisin de selle (tandis que l’on trottait toujours) son pain ; lui disant : « Mords, camarade ! » Celui-ci lui tendait sa marchandise, son boudin, disant : « Mords, camarade ! » et ainsi, cette armée de consommateurs poursuivait sa route, sur deux selles comme sur deux assiettes, digne de chevaucher toujours dans les poèmes d’une Borussia... J’y songe, chaque fois que je vois, dans une salle de séances, deux autorités ou deux princes chevaucher de conserve, échangeant pain et boudin sur leurs chevaux, et disant : « Mords, camarade ! »

Enfin, on siffla, au lieu de sonner, pour qu’on se mît à table ; le Senior fit la prière. Ses petits-fils avaient obtenu de leurs mères d’être réunis à une seconde table, plus libre, dans l’autre pièce ; ils avaient la permission de prendre autant de sauce, et aussi peu de pain qu’ils le voudraient ; de même, au couronnement, – mais pour de moins bonnes raisons, – l’Empereur est placé avec sa couronne à une table, l’Impératrice à une autre, plus basse, et à une troisième, plus basse encore, les Électeurs. Le maître des plaisirs Esenbek s’assit avec plaisir loin de Gobertina, sa fiancée illégitime, ou fiancée par procuration. Son voisin de droite était un siège (ou trône) vacant, sur lequel la belle Adjointe s’asseyait rarement, ayant mille choses à faire à la table des maîtres, et cent à celle des enfants.

La soupe et le café humectent pitoyablement la machine à paroles humaine, de sorte qu’elle se gonfle et se ralentit ; et seule la fumée de ces deux breuvages fait s’envoler l’ennui ; au contraire, lorsque viennent les extraits qui huilent nos rouleaux à paroles, extraits de bischof, de punch, de raisin, alors les rutilantes bouilloires à thé font tourner les roues bruyantes des machines à paroles, et chacun veut être le frère de l’autre, et, qui mieux est, le frère orateur ; les langues de feu ne sont plus ambiguës, les infusoires, les animalcules d’idées éclatent de vie, foisonnant sous l’effet de quelques gouttes de ces liquides, et nagent de toutes leurs forces ; un discours sensé finit toujours par éclore.

À l’ennui des flots de Noé de la soupe – ou bien fut-ce à la solive non moins pesante du rôti de bœuf, – je dus la nouvelle terrifiante qui pénétra alors comme une gelée de mai au milieu de mon mois de bonheur et qui a gardé son venin jusqu’à cette minute, puisque je glace de cette peur le mai actuel du lecteur. Le jubilaire s’informa en effet, simplement pour donner un sujet à la conversation, de la voiture qui avait traversé le village pendant l’office. Personne ne savait rien, sauf le fatal Scheinfuss qui répondit qu’il était sorti un moment dans le cimetière pendant la première partie, pour surveiller les jeunes choristes, et voir s’ils ne se bombardaient pas avec des ossements. Quel terrible faussaire ! Le charlatan, comme tous les Cantors, n’assiste jamais au sermon ; il croit que, comme dans un moulin, il ne doit donner le signal (à l’orgue) que lorsque la semence des paroles est moulue. « Alors, poursuivit-il, entendant venir une voiture, je suis monté sur une tombe, et j’ai reconnu aux armes le carrosse de Son Excellence qui y était en personne, et dormait : elle fait une excursion à l’Île, à ce que m’a dit le postillon. » Il s’agissait de la fameuse Île de l’Union. Cette crainte douloureuse envahit mon poignet comme la goutte, et je laissai tomber ma cuiller. Tout était clair pour moi, – le Prince ne pouvait revenir aujourd’hui de l’île lointaine – et il était absolument incompréhensible que je n’eusse pas songé plus tôt quelle invraisemblable inconvenance, c’eût été que le Prince apportant une nomination à la campagne, comme son propre messager ; et puis, ne pouvait-il oublier bien facilement une chose de si peu d’importance, et une promesse accordée avec si peu de peine ? Bref, il semblait certain qu’aujourd’hui au moins, l’Adjunctus ne serait pas adjunctus, et que, demain, la fiancée partirait en pleurs. Cela me peinait. Le (saint-) siège si souvent quitté à mes côtés me représentait sans cesse son exil de demain, je l’entendais pleurer du fond de l’avenir, et les espoirs me rongeaient, par lesquels j’avais couvert d’une mince pellicule les éclats de ses os et son exfoliation. Alithéa, dans son innocente légèreté, dissimulait peu les rapports confiants où les feuilles de tempérament et le long cantique l’avaient placée avec moi ; mais j’étais intérieurement trop blessé pour cueillir les fruits de prédictions qui devenaient mensonges.

Dans cette indifférence envers mon rôle stérile, je ne remarquai pas que l’on n’avait pas apporté mes deux plats de montre, les poissons d’or et le dessus de table en albâtre – qui représentait des ruines.

L’aimable famille se prenait de plus en plus dans mes quarante paires de nerfs. Je conclus avec le chasseur de marmottes un important contrat d’achat de deux boisseaux de blé. « Nous autres, Esenbeks, dis-je, nous mangeons avec un plaisir infini du pain provenant de l’héritage d’une marmotte 79. » – J’espérais que ce chasseur des trésors des marmottes me tromperait considérablement en cette affaire ; il fit ce qui était en son pouvoir. Les gens du commun évitent et haïssent la fraude, sauf celle qu’ils peuvent faire dans leur métier. L’espion des marmottes était un bon voisin, un meilleur père, et le meilleur des hôtes ; mais quelque peu rude, et aimant le gain : il ressemblait à la bourgeoisie de Flachsenfingen qui demanderait bien au Christ de faire entrer les diables plutôt dans tous les bourgeois que dans leurs cochons. – Pour le maître imprimeur, je lui dis que je composais chaque année quelques manuscrits à l’usage du monde savant, et qu’il aurait l’honneur d’en imprimer un qu’en l’honneur de la présente fête j’intitulerais Jubelsenior : il sera dans l’admiration s’il aperçoit cette ligne sur les bonnes feuilles. C’est un homme d’honneur, fin, tranquille, qui ne tire vanité que de sa faiblesse, c’est-à-dire de son art, et, qui, comme les Bénédictins, implore Dieu tous les jours qu’il veuille bien ne pas le laisser devenir orgueilleux et fol de ce qu’il sait lire 80. Il mit la main à sa poche et en tira quatre demi-onces de grands R, et un quart de livre de tirets : « Je n’ai rien sur moi, dit-il, mais il faudra que vous voyiez ce qu’est l’impression berlinoise et ce que ma femme... tu connais mon caractère Sabon, mon grand et mon petit corps de missel, mon palestine, mon petit romain Bourgois, et mon nonpareille... Femme, dis ce qu’il faut dire ! » – Elle répondit sans rapport avec le contexte : « Et, à force de composer, les jambes de mon mari enflent pitoyablement. Si j’accouche heureusement, il éditera tout lui-même, et ouvrira une librairie. » – « Nous le pouvons, grâce à Dieu ! » dit-il avec un plaisir infini. « Au fond, dis-je, un écrivain s’enfle aussi bien qu’un typographe, mais chacun de sa partie souffrante ; j’en juge d’après moi-même. » Pour changer de sujet, je soupesai les quatre demi-onces de R capitales, avec d’autant plus de plaisir que c’est la lettre initiale de mon nom, et que j’avais déjà passé trente heures, comme Brockes fit un poème de 70 vers, sans mon R, bien que je trouve la vie plus savoureuse dans les jours sans R, comme les écrevisses dans les mois sans R. Rien n’est plus difficile pour un homme que de faire, comme le recteur Uhse, un sermon de Noël, ou même, comme le Napolitain Cardone, un poème de deux mille vers, sous le titre L’R sbandita et sans un seul R. Au bas de la préface de cet appendice, j’ai fait composer mon nom avec un R provenant de ces quatre demi-onces...

Il est facile de vérifier, par une pesée, que j’ai bien employé dans cet opuscule le quart de livre de tirets de Schwers – ces exposants des pensées : cette demi-livre me plaisait autant qu’un écheveau de fibres cervicales, ou qu’un taillis de barbe-de-sage ; car les tirets sont les vrais stigmates et les rides d’un front tendu par le travail. – De cette façon, j’avais donné du travail aux trois fils du Senior – car le graveur de cachets devait reproduire le profil de Dante ; et le quatrième, au fond, n’avait pas encore perdu son adjoncture : le Prince devait tenir parole, fût-ce après-demain ; moi seul, j’avais quelque peu menti.

Maintenant, dans ce séjour des bienheureux, ces citoyens du Ciel commençaient peu à peu à briller et à crier, et la même chose se produisait dans le limbus infantum de la chambre voisine ; le christophlet 81 recommença sa ronde parmi autant d’anabaptistes ; seul je me dérobai à l’injection et cherchai du vin. Avec la même sobriété et la même indifférence, je laissai passer tous les hors-d’œuvre, tous les disques solaires et lunaires des assiettes pleines d’omelettes aux confitures, de harengs fumés, bien décidé à m’en tenir à la selle de mouton que, pendant le cantique, j’avais vu larder comme une selle de gibier, et au gâteau des Prophètes que le mien (la feuille de tempérament) parodiait plutôt qu’il ne le méritait.

Je remarque, non sans plaisir, que j’ai complètement oublié jusqu’ici la demoiselle de Sackenbach ; car elle y gagne peu lorsque je pense à elle, et moi rien du tout. Autant, le samedi, elle m’avait paru chaleureuse, autant, le dimanche, je la vis glaciale. Je percevais de plus près son orgueil nobiliaire qui, caché sous trente-deux plumes de cygne, faisait la roue, et son arbre généalogique qui bruissait. En outre, sa blague à tabac devint une pierre angulaire, un vase de colère et une boîte de Pandore pour toutes les jeunes et jolies femmes qui n’en avaient point. C’eet toujours un agréable spectacle que d’observer comment, dans le peuple, on se refuse à mêler à la jolie propreté des toilettes et des travaux féminins le plombage de cette encre en poudre ; il vaudrait mieux encore en bourrer une pipe qu’un nez. Pour moi, au contraire, ce ciboire plein de paille nasale ne me fut jamais signe d’autre chose que la barbe des Suisses 82, c’est-à-dire le signe d’un bel âge sans coquetterie, qui se prévaut peu de son charme et de ses couleurs. Tous les priseurs s’appliquent eux-mêmes, mais plus lentement, la peine que Pierre le Grand décréta pour ceux qui faisaient usage du tabac : on leur fendit les narines ; et comme, en outre, en le comblant, on ferme le petit port à toutes les fleurs, qui semblent croître plutôt pour les femmes que pour les hommes ; ou encore, comme on le laisse s’ensabler par ce bain de sable, on ne peut, me semble-t-il, demander qu’aux dames âgées de priser ; des jeunes, c’est tout juste si on peut le désirer. Ce blanc sur noir (comme tout ce qui est sombre) sied admirablement à une personne âgée, comme une renonciation à plaire ; elle tient sa tabatière pleine comme si c’était le sablier brisé de la mort ; le tabac est l’ergot mis dans l’épi de seigle mûr ; mais les jeunes dames sont rarement disposées à ouvrir une tabatière et à se refuser ainsi, d’un seul coup, les fleurs et les amoureux ; et les quelques-unes qui prisent ne devraient pas jeter des regards de mépris sur celles qui ne le veulent pas.

J’entendis, dans la chambre des enfants, l’aimable Alithéa disant à la douzaine d’enfants (comme il y a des « montres à la douzaine ») : qu’elle ne pouvait pas, que cela appartenait au Monsieur. Je demandai de quoi il s’agissait : c’était ma garniture à la cathédrale en ruine, que la couvée avait prise pour un jouet que je lui avais apporté. Il était grand temps de placer sur la table des adultes les deux plats optiques. On apporta les tanches et les ruines. « À la cour, dit la fille d’honneur, on a tous les jours pareille vaisselle. » Le graveur de cachets, lorsqu’il vit l’écrin de verre des poissons, pensa que c’était un plat de carpes rares et d’un pays lointain, et espéra qu’on allait les mettre à la broche, mais il ne cacha pas (il avait du christophlet dans la tête) qu’il mangerait seul les arêtes, jusqu’à ce qu’on lui fît comprendre que ces poissons venaient sur la table, non pour être mangés, mais pour être nourris de mie de pain. Tant un homme du commun connaît peu les victuailles sculpturales des grands, qui, bien différentes des objets de l’amour grossier, ne peuvent être goûtées que comme les objets de l’amour platonique, – c’est-à-dire par une contemplation prolongée ; plats pour lesquels il n’est pas de plus mauvais cuisinier que le meilleur cuisinier des plats grossiers : la faim. Le Senior considéra les artistiques ruines d’albâtre du bercail spirituel comme un modèle bien à sa place du temple de Jérusalem, qui serait l’ornement de son Jubilé.

Enfin, on servit du vin, avant l’apparente selle de gibier : j’avais peu mangé jusque-là, et rien bu. Comme ce baptême du feu, avec lequel un ange baptiste entre dans l’assemblée, anima tous les baptisés ! Les enfants grandirent, les muets parlèrent, et les voyants virent avec deux yeux ; le fil humecté du discours glissa mieux dans les doigts, et le diamant de la vie scintillante grandit sur ce paillon, devint une pierre double, si même cette eau colorée ne lui donna pas l’argent de la première eau. Le coadjuteur Ingenuin s’enhardit jusqu’à poser des questions au maître des plaisirs, et à émettre des idées fort libres sur des articles essentiels, comme les nappes d’autel, et même le Saint-Esprit. Ne me demanda-t-il pas si l’on tolérait, à la Cour, des hétérodoxes de bonne foi ? Et ne pus-je pas répondre, à ma grande joie, qu’on y souffrait facilement, comme en Hollande, toutes les sectes, Coptes, Lapons, Hindous, et jusqu’à des Chrétiens ? « De mon temps, dit la vieille demoiselle, on croyait encore très fort à Helvétius et à Voltaire. » Je dis qu’aujourd’hui l’incroyance elle-même était une sorte de nuage de gel, et aussi froide que la foi, et que chacun pouvait, sans être troublé, se risquer dans toutes les grandes villes, ou aussi dans les livres subtils ; de même, on marche sur la boue sans se souiller, lorsque le froid l’a solidifiée. Le candidat se plaignit que le Consistoire pensât autrement, et n’aidât qu’aux têtes vides à monter, faisant descendre celles qui sont pleines. « Exactement, fis-je, comme on ne dresse (je n’étais pas allé chercher très loin ma comparaison !) que les tonneaux vides, et on couche ceux qui sont pleins ; d’ailleurs, il est prudent d’emprisonner les gens intelligents plutôt que l’intelligence, car finalement, elle se prend à la trappe avec eux ! »

Ce sujet m’a égaré bien loin de ma période enflammée. Le chasseur de marmottes, qui, d’ordinaire, étamait toujours ses pilules, ne pouvait maintenant que les cuivrer ; l’imprimeur me suppliait de faire peu de corrections et de ratures dans mon manuscrit du Jubelsenior, parce qu’il serait ainsi plus agréable à imprimer, – mais les critiques demandent exactement le contraire, car alors, c’est plus agréable à lire. – Ingenuin regardait plus ardemment sa fiancée, et l’aimait tout en mangeant ; je l’imitais en l’une et l’autre chose, et eusse volontiers fait davantage, si mon dimanche ne fût devenu, dans deux sens, un de ces dimanches de jeûne où le baiser était interdit aux chrétiens des premiers siècles. Les courts éloignements de sa place, le plus long éloignement de la maison refondaient pour moi Alithéa et le candidat en un miroir ardent qui nous envoyait des rayons d’autant plus brûlants (son arc, ou chorda, mesurait une aune) que la distance de son foyer était plus longue, de sorte que ses rayons devaient converger dans notre moi en un espace 28 064 fois plus petit que le miroir – (ma longue période continue) – et comme les deux vénérables jubilaires étaient parfaitement peints sur ma rétine, comme par Balthazar Denner, lui si divin, elle si céleste ! – lui, l’aïeul, le Nestor resplendissant, non seulement le corps droit, mais l’esprit aussi, lui qui était du petit nombre de ces hommes qu’une étincelle brillante du soleil divin a enlevés au-dessus de la boue et de la glace du sol, cependant que les autres, sans âme, et tapis, gisent sur la terre 83 ; – elle, l’aïeule toujours aimante, qui n’avait jamais fait de son cœur pur qu’une édition limitée à un exemplaire pour un seul ami ; – tous deux encore tellement inébranlables parmi tant d’enfants, mais eux-mêmes n’étant pas des enfants, quoique souvent la vieillesse et l’enfance se rejoignent en esprit, comme on imprime la préface et la conclusion d’un livre (de celui-ci, par exemple) sur la même feuille ; – tous deux qui maintenant, le gâteau de fiançailles réchauffé dans leurs mains, et ayant sur leur assiette les restes de leur repas d’amour, voient fleurir et ondoyer autour d’eux le champ de betteraves jamais mis en jachère de leur vieil amour ; – eux qui pressent encore ensemble leurs mains gourdes mais actives, et qui peuvent se regarder dans les yeux sous leurs cils grisonnants, ces yeux dans lesquels furent jadis les flammes du premier amour, et devant lesquels parut le charme en fleurs de ce corps effeuillé maintenant ; – eux qui maintenant, au milieu du monde qui continue à se colorer, à croître après eux, sont seuls à savoir encore qu’ils lui ressemblèrent, à se souvenir des lignes de leur beauté effacées par le temps, mais qui retrouvent avec une joie de parents leurs traits et leurs désirs éteints sur les visages de leurs chers enfants – et qui maintenant, sur la terre qui va s’ouvrir, n’ont plus besoin de rien, sinon, chacun, du cœur fidèle de son conjoint ; qui ont si longtemps été liés l’un à l’autre par les mêmes liens, les mêmes joies, les mêmes chaînes de fer ou de fleurs ; – eux que maintenant le serpent de l’Éternité va enlacer ensemble, comme le dernier cercle de la terre, le plus froid...

Non, je ne mérite pas encore de dépeindre les souvenirs, les joies et les cœurs d’un couple muet, qui, courbé, sous le porche bas de la mort qui mène à l’autre monde, ne desserre pas, dans la froide et longue catacombe, l’étreinte de ses mains... mais je réjouirai quelque vieillard ou quelque vieille qui me lira, en prenant une part intime à leur sentiment méconnu, en honorant hautement les êtres silencieux que le siècle jeune et bruyant oublie, et en aimant profondément tout cœur qui fut ardent, tout œil qui pleura un jour...

Ces mêmes imaginations me firent passer, à la table du festin (presque comme, maintenant, à ma table d’écrivain), d’une simple gaieté à une plus haute gaieté... Car, bien que la fausse venaison fût déjà servie et placée devant le chasseur de marmottes, sous le scalpel de sa scierie, je ne tins compte de rien, et me levai, une coupe à la main, pour enflammer les communiants de la table en un toast au bonheur des vieillards, et je dis : « À vos beaux jours à venir, braves vieillards ! » et ici tous les enfants se levèrent ; « et que toutes vos heures passent, calmes et heureuses, – et que tous vos enfants soient heureux – et que tous vos petits-enfants grandissent, bons et heureux – et à votre longue, longue prospérité ! » Le vieillard eut un regard profond et ajouta : « Et à notre douce mort ! » Les yeux de sa femme s’emplirent de larmes ; elle dit : « Aussi belle que la mort de mes filles bienheureuses ! » Alors, les deux vieillards s’embrassèrent doucement, avec une émotion résignée ; personne ne dit un mot, et tous pleuraient.

Le maître d’école chercha à déguiser et à augmenter son propre attendrissement en proposant : « On devrait lire maintenant les vieux épithalames, qui furent imprimés jadis, pour les noces du vénérable Senior, car ils contenaient les vœux les plus beaux. » Il espérait les lire lui-même. La Seniorin les apporta avec joie. L’imprimeur appela son petit Carl, et lui dit : « Ton grand-père veut entendre comment tu lis. – Je sais très bien lire », dit l’enfant qui accourut, joyeux, mais un peu pâle ; il prit la feuille, se plaça entre ses grands-parents, et lut à haute voix, lentement. Je ne puis décrire comment chaque parole, chaque intonation de l’innocent enfant pénétrait profondément dans tous ces cœurs émus ; il ouvrait maintenant, à côté du château de plaisance achevé des vieillards, son plan prophétique et poétique, et faisait remonter du passé les images anticipées, les désirs du présent. La voix de l’enfant ingénu qui, sans se l’appliquer à soi-même, lisait un passage où l’on formait le vœu de nombreux petits-enfants, avait le son émouvant d’un cœur parlant ; et vers les deux êtres vieillis, qui étaient déjà profondément entrés sous la terre qui étouffe les bruits, descendaient les sons et les chansons de la libre et claire jeunesse, comme descend dans les mines le parfum du printemps fleuri. Un fugitif reflet de soleil qu’une fenêtre s’ouvrant au château, ou bien un miroir, jeta sur le visage pieux et calme du vieillard, y laissa une telle clarté que, irrésistiblement attiré, je m’approchai et me plaçai tout près du vieillard transfiguré et du petit lecteur. À ce moment-là, Alithéa parut, parée pour l’office de l’après-midi ; sa toilette et la pudeur jetaient une rougeur sur ses joues ; et lorsqu’elle vit tant de larmes dans les yeux d’Amanda, dans les miens et dans ceux du vieillard, les siens laissèrent couler celles qu’ils retenaient depuis longtemps, elle pleura avec nous sans savoir de quoi nous pleurions, et son cœur accablé ne pouvait décider s’il fondait de joie ou de peine. Non, elle ne sut le décider, jusqu’à ce que la mère la prît par la main et la pressât sur son cœur avec un amour rajeuni.

Oh ! lorsque le cœur s’émeut déjà à voir deux êtres s’enlacer dans une étreinte paternelle – ou filiale – ou amicale – ou fraternelle – lorsque l’accord ou le duo d’un couple harmonieux éveille déjà en nous des échos si divers : de quelle puissante félicité notre âme est-elle bouleversée, lorsque le double chœur d’un spectacle familial de l’amour entraîne notre cœur tremblant aux mille notes de son harmonie ! Le solitaire qui désire en vain l’amour me ranime déjà, mais il m’inspire de la colère contre les hommes parmi lesquels il mène sa pauvre existence ; mais j’aime tous les hommes d’un amour plus fort lorsque, au lieu d’un cœur brûlant, je vois un système solaire de cœurs apparentés s’attirer et brûler ensemble.

Les larmes de l’émotion obscurcissent en même temps qu’elles grossissent les objets ; et, dans ce bel obscurcissement microscopique, je voulais prier le père attendri de ne pas bannir, demain, de ce lieu saint, où ressuscitaient des joies, sa fille vertueuse et infortunée ; car il était certain qu’un changement heureux allait se faire dans son destin ; mais, au moment où je commençais ma supplique, le plus étrange coup de théâtre l’interrompit...

Un carrosse doré roula sous les fenêtres, et s’arrêta. « En vérité, voici le Prince ! » dis-je avec chaleur (car je l’aurais dit avec une froideur affectée, si je l’eusse encore attendu). Les fils restèrent debout, et posèrent simplement leurs verres, à l’exception cependant du disséqueur de la selle d’agneau. Beaucoup sortirent ; Scheinfuss entra (dans la chambre des enfants) ; les deux vieillards, la demoiselle ravie et moi, nous allâmes au-devant du visiteur ; seul le chasseur de marmottes resta à table, et, au milieu de l’orage, servit l’agneau ; Alithéa pleurait d’heureuse angoisse et d’anxieuse horreur, et croyait aux vrais prophètes... Enfin, aidé par un serviteur, le seigneur, verni, parqueté et apprêté, descendit. Dieu ! c’était tout uniment le véritable Esenbek ! On ne trouverait que dans quelque épopée de Bodmer et Blackmore une hyperbole capable d’exprimer mon effroi mortel à cette confrontation du hasard...

La chose la plus pitoyable était, certes, l’arabesque frontale rouge, la cosécante de la tache de naissance... car nos pourpres aiguilles magnétiques s’inclinaient en sens opposé, la sienne vers l’est, la mienne (comme au XVIe siècle) vers le couchant – dans la glace, il est vrai, la mienne penchait aussi vers l’est, mais (je n’y avais pas songé, le matin), parce que justement le miroir donne de toute chose une image renversée. – L’Esenbek original fut un peu gêné par l’aiguille électrique imitée sur le front du pseudo-Esenbek ; mais il contint son étonnement, et, par oubli ou par méchanceté, se nomma et me remit ce qu’il apportait. C’était un mot de la main du Prince, et la nomination. Mais, ô Ciel, qui peut dépeindre les pouls inégaux des hommes dans l’étonnement, la colère, la joie, la Stupéfaction ? Personne, sinon le Dr Gaubius, qui distingue : un pouls ondoyant (undosum) – à deux battements (dicrotum) – bondissant (capricantem) – grouillant (formicantem) – dentelé (serratum) – et fluide (myurum). Plus que tout, devait m’effrayer l’effroi d’Amanda : son authentique amoroso était là, avec ses armes frontales et parlantes, en face du faux-monnayeur qui, hier, avait surpris son passé et entre les mains de qui se trouvait maintenant son bagage de lettres d’amour. Les jubilaires comparaient in petto l’Esenbek d’imposture avec l’imposteur Lederer, – et concluaient...

Je ne parlais toujours pas de la nomination. Le maître de plaisirs, attendant avec dédain l’effet que la remise de la nomination ferait à tout le monde, s’approcha de Mademoiselle de Sackenbach et déclara se réjouir fort de la revoir. Amanda, qui le distinguait facilement, maintenant, de son copiste postiche, ne pouvait, de courroux et de surprise, ouvrir la bouche. Le courtisan trouva peu de divertissement dans l’ennui que causait cette surprise à la demoiselle. Personne, que lui et moi, ne connaissait le contenu de la nomination. Je dis enfin à la demoiselle, et à toute la société : « Je ne pouvais trouver meilleur masque pour inspirer confiance en une promotion de Monsieur le candidat, que celui de Monsieur von Esenbek ; il a eu la bonté d’apporter maintenant à mes prophéties d’Ancien Testament la confirmation du Nouveau Testament. » La nouvelle surprise de ceux qui ne comprenaient pas encore n’amusa pas particulièrement Esenbek. Dans la précipitation des évènements, le personnel du Jubilé ne savait trop quelle attitude prendre envers cet homme distingué, peu loquace et bienveillant ; mais, comme en plus du désagrément que lui donnait déjà mon front, il s’attendait à de nouveaux ennuis de la part d’Amanda, il prit congé courtoisement, et remonta gaiement dans son carrosse, – entre autres raisons, dit-il, parce qu’il devait rejoindre le Prince sur l’Île, aujourd’hui encore. Je ne dirai pas que son départ, sa fuite (à la manière de Kotzebue) me fut particulièrement désagréable : car, outre que dans le système lymphatique de notre émotion, il n’était qu’un corps étranger, nous formions, Esenbek, Gobertina et moi, un pitoyable trèfle de célibataires qui – car je compte pour rien les contrats de concubinage d’Esenbek – n’avait pas plus d’enfants à montrer que le trèfle canonique des trois Électeurs ecclésiastiques.

Il était temps de m’approcher discrètement de la demoiselle, de la tranquilliser et de lui donner des explications. Je lui dis tout de suite que je n’étais qu’un écrivain, et donc rien autre que mon propre maître des plaisirs, lui demandai pardon de mon audace et de mon mensonge, mais l’assurai de deux choses : premièrement, elle allait apprendre que, par ce bref emprunt du nom d’Esenbek, un grand bonheur était arrivé à la famille pastorale ; secondement, le retour de ses lettres lui était garanti (à elle, Amanda) puisque, par la possession de celles d’Esenbek, j’étais en mesure de l’inquiéter, et de le menacer de leur publication. Car, je pouvais maintenant, – tandis qu’elle, auparavant, ne le pouvait pas, – s’il ne restituait pas, faire de lui le héros d’une comédie satirique ; il n’est point de muscles qui fassent à un homme du monde de plus grandes cicatrices que le muscle du rire, pas de pointe aiguë qui lui en fasse de plus profondes que la pointe de l’épigramme. Bref, il devait. Enfin, la Sackenbach – si grandes étaient les déchirures et les fractures de son diplôme de noblesse, et si petite était ma noblesse de papier et de science – ne put que faire la paix avec les époptes présents à ses mystères éleusiniens pleins d’histoires de dieux, – et avec l’ange protecteur et le Messie du presbytère sauvé.

C’était mon devoir, maintenant, de promulguer enfin la nomination. Je la lus, et ajoutai que tous en devaient la plus grande reconnaissance à Mademoiselle de Sackenbach. La famille restait muette ; puis je donnai au Senior le décret et ses lunettes ; et lorsqu’il l’eut lu à mi-voix devant nous tous, il dit : « Oui, Dieu m’est venu en aide ; toi, mon plus jeune fils, tu marches sur mes traces et tu es appelé aujourd’hui, par grande faveur, au poste d’adjoint. » Ingenuin prit la feuille, mais ne put lire ni comprendre ; la rubrique du ravissement était sur son visage ; il me tendit la nomination avec une révérence. Les langues étaient muettes, mais tous les yeux pleuraient. Le vieux père prit amicalement la main de sa fille, et dit : « Tu ne me quitteras donc pas demain, et tu resteras auprès de tes parents jusqu’à leur mort. » – La mère, ivre de joie, embrassa son fils comblé, et dit : « Dieu me donne aujourd’hui plus de joie que mon vieux cœur n’en pourra supporter. » – Et Alithéa prit, avec des larmes de gratitude, ma main, me disant : « Oui, vos prédictions se réalisent. » Mais, elle se reprit vite – car j’avais prophétisé des fiançailles – et ajouta : « Mais vous ne pouviez savoir ce que nous vous devrions de reconnaissance. » – Puis la mère m’adressa le plus beau, le plus attendri des regards, tout plein de louanges infinies. – Ô bons vieillards, qui, pareils aux œillets plumaires, êtes profondément enfoncés dans la plate-bande de terre (peu de feuilles en sortent encore), et vous, bons enfants dont le sort, pendant la transplantation, comme à des jacinthes, foula bien durement le sol, comme vous êtes tous indescriptiblement beaux, lumineux et ravivés sous l’arrosage des larmes de joie – et un pur souffle essuie les gouttelettes, un soleil bien chaud, bien clair, se pose sur vos calices !

Mais que les violons de la joie ne se contentent plus maintenant de faibles vibrations ! Toute notre alliance précédente était détruite, une nouvelle alliance se nouait, le son de cloche des joies intérieures résonnait, assourdissant, et la pluie lumineuse des larmes heureuses étincelait, aveuglante ; les enfants riaient plus fort, couraient plus vite ; Scheinfuss sonnait à toute volée pour l’office de l’après-midi, et personne n’entendait, ni n’écoutait ; mais enfin, au quatrième verset déjà, les deux jubilaires allèrent à l’église.

Les artisans, par contre, restèrent tous assis, et, ravis, excités, ne voulurent plus faire d’autre prière que celle d’après le repas ; résolument, ils s’en tinrent à la selle de mouton souvent mentionnée (elle était restée intacte, non goûtée, comme un vieux classique, – ou comme un nouveau, – et se refroidissait parmi des gens qui s’échauffaient) comme si c’eût été la caisse de leur corporation, ou leur centre de gravité et leur primum mobile. Le nouvel adjoint lui-même se fût attardé volontiers auprès de la joyeuse assemblée de ses frères s’il n’eût été entraîné par le filet du jubilaire (il était tout tissé d’expressions du visage qui montraient au jeune adjoint, au lieu de l’atelier profane, un atelier plus sacré). Gobertina voulut suivre ; Alithéa dut suivre.

Moi seul, personne ne m’entraîna à l’église : le recueillement religieux l’après-midi me fait songer souvent à de la musique du soir jouée le matin. Toute émotion vespérale que j’eusse pu y gagner était obnubilée d’avance par celles, plus grandes, du matin, d’abord, et ensuite par la fièvre Stomacale que m’avait donnée le repas de midi ; les ailes d’abeille poissées de miel nutritif n’emportent plus l’âme sur les fleurs.

Mais, pour dire la vérité, voici ce qu’il en était : je désirais terminer ce cinquième rapport officiel de l’Appendice. Il n’est pas encore achevé, le soleil est déjà bas, et éclaire la plume plutôt que le papier ; à chaque instant, Alithéa peut accourir du presbytère, et me demander si je vais rester éternellement à écrire.

Il faut que le lecteur sache, en effet, que depuis trois heures, alors qu’à l’église ils chantaient encore, je suis monté, muni du papier que voici et du cœur plein d’encre de mon bouc, sur l’Hélicon aux bouleaux que le lecteur connaît ; que je me suis assis sur le banc circulaire courbé comme un faux col autour des trois bouleaux pleureurs, devant une table fixée au sol ; que j’y suis assis en cet instant, et que j’ébauche la silhouette de ce dimanche. J’ai prié l’imprimeur de ne laisser personne monter à la colline, lui disant qu’il n’y perdrait rien. – Il l’a fait.

Maintenant, le lecteur est assis devant la peinture achevée de ce dimanche et devant la projection stéréographique d’évènements remarquables ; je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas encore une petite retouche à mon tableau. Ingenuin est nommé, Alithéa lui est adjointe ; le Senior est nommé à nouveau, la Seniorin lui est réadjointe ; la Demoiselle est restituée in integrum, les trois artisans ont du travail pour moi ; – vraiment, lorsqu’un auteur a amené tout son monde et sa colonie au point où il a placé tous ses personnages sur un banc de repos, il peut se lever du sien et s’en aller ailleurs. Comme artiste, je me détache de cette famille ; comme homme, comme hôte, je ne fais que commencer à m’y attacher réellement ; car je ne quitterai pas Neulandpreis de huit jours, que je consacrerai à un émondage critique du cœur, des lèvres, des oreilles de cet opuscule, et, là où manquent encore quelques digressions nécessaires, je les ajouterai, comme des adhérences et des tumeurs adipeuses, dans le corps mystique ; ou, pour recourir à une belle métaphore, je le parerai de garnitures et de perles baroques.

Cependant, il ne me servirait à rien d’imiter les peintres qui veulent isoler leur tableau achevé, en l’encadrant d’une bordure, d’une lisière étrangère ; mais je veux avouer mes craintes. Ah ! lorsque des cœurs vieux et glacés par l’hiver se dégèlent brusquement, comme des fruits gelés, dans la soudaine chaleur des larmes de joie, leurs tissus usés ne tiennent plus bien longtemps. L’homme qui est resté debout devant le supplice est souvent courbé par l’épanouissement de la joie, et courbé jusqu’à terre, comme certaines images saintes, lorsqu’une haleine chaude les touche. Et si, de ces deux cordes de mariage, accordées pour une même note, l’une se brisait sous le coup violent de la joie, l’autre ne résisterait plus bien longtemps. Et il me faudrait alors exposer dans mon pavillon d’été, comme dans une froide église papale, ces deux cadavres.

Folie ! – Ne vois-je pas là, sur la chaussée réparée, les deux vieillards marcher entre leurs fils ? L’inspecteur des routes leur montre ses travaux. Alithéa manque, car elle est à la cuisine ; tout à l’heure, elle est venue ici, dans ma chaire et ma loge surélevée, pour m’apporter sous les bouleaux, m’a-t-elle dit, le cure-dents à la poignée gravée d’une tête de Zoïle ; malheureusement, plus d’un lecteur aura remarqué, en ce cinquième rapport, l’ombre jetée par le passage de cette Vénus devant mon Phébus, ou devant le soleil du soir. Nous sommes bien plus près l’un de l’autre, depuis qu’elle sait que je fais dans le monde la figure exacte que j’ai, c’est-à-dire ma propre figure au lieu de celle du noble Monsieur von Esenbek. J’ai dit cependant à la chère enfant que le jour et l’Appendice ne se termineraient qu’ensemble, et qu’ensuite elle pouvait revenir et faire de moi ce qu’elle voudrait.

Et dans huit minutes (je le sais, car le soleil, comme un trésor d’or souterrain, s’enfonce toujours plus profondément, avec son trésor supraterrestre, à travers un couchant, vers un autre couchant) elle sera là ! D’ailleurs, quelle soirée je vois s’avancer ! Car je renonce à l’appareil prophétique du marc de café, des lignes de la main et des feuilles de tempérament, comme à la veine d’or rouge et à l’équateur frontal d’Esenbek, puisque maintenant la grande Favorite est enfin terminée ; et je n’ai plus besoin (qui m’y forcerait ?) de prophétiser, de mentir ou d’être libre penseur ; je puis avoir autant de religion que si j’étais entre mes quatre murs. Avec quelle douce émotion au cœur vais-je, rougissant à demi des imaginations du matin, à demi des nuages du soir, descendre de cette colline lumineuse et bruissante, tenant la main d’Alithéa que j’ai aidée aujourd’hui à se poser dans la tendre main de son bien-aimé, – descendre vers la chambre apaisée, sanctifiée, parmi autant d’êtres sans fausseté. – En outre, je pourrai jouir de tout cela, sans avoir à être attentif, à observer, puisque le cours de cet Appendice sera achevé, et ne pourra plus recevoir un nouvel apport de traits vivants. – Avec quelle félicité, plus pure que celle que je pus ressentir toute la journée, je partagerai la pieuse béatitude des vieillards, dont la bouche est tordue, non par l’apoplexie, mais par le sourire du bonheur, et qui, si tard dans leur vie, entendent les accords parfaits de la jeunesse, comme les mourants entendent de la musique ! – Et avec quelle intensité, parmi tant d’échos vagues et précis, lointains et proches, des clameurs de joie, serai-je moi-même un écho, alors que, d’ordinaire, les hommes ne sont les uns pour les autres que les échos de leurs lamentations de Job ; ainsi, dans le mausolée de Cæcilia, on avait construit un écho qui était comme la montre à répétition des chants de deuil ! – Et ensuite, lorsque tous nous aurons épanché nos cœurs pleins de soucis autour de la grande table, et que nous les aurons remplis du vin rafraîchissant de la joie, de l’amour et de la vertu, lorsque les deux vieillards fatigués, les petits-enfants exténués se seront endormis, que les artisans seront moins loquaces et plus lents, – avec quel attendrissement bienfaisant, rafraîchissant dans l’étouffante joie de vivre, me ferai-je conduire, très tard déjà, à l’heure où la solution d’argent de la lune saille en grandes gouttes des feuilles dures des bouleaux, à l’heure où l’éternité place les flambeaux mortuaires des étoiles autour du cercueil noir de la terre cachée, – me ferai-je conduire, disais-je, par les fiancés attendris et profondément émus, au cimetière, où, comme sous les cyprès de l’île de Candie 84, la poitrine haletante cherche un air plus léger ! – Et ensuite, lorsque nous marcherons sur les chaumes verts du cimetière fauché, que divisent les bornes blanches et les taupinières brunes de la vie, sur ces couloirs de mine de la mort qui travaille en silence, et sur cette dernière cale, pleine et couverte, de la terre qui flotte ; lorsque ensuite, l’œil, attiré par un tombeau, se lèvera vers les étoiles, plein de larmes ; lorsque Ingenuin nous amènera devant les deux couvertures de bois, peintes jadis, mais aujourd’hui pâlies, qui recouvrent les livres de vie de ses sœurs ; lorsqu’il pleurera, et sa fiancée aussi, et moi-même, avant même d’avoir parlé, – combien alors fondra doucement mon cœur ! – Et lorsque enfin le frère parlera, nous disant les noms et le charme des sœurs disparues, que le pouls palpitant de la joie de ce jour alourdira l’étroit espace du cœur humain et l’attendrira ; lorsque le jeune homme, accablé, saisira, pour se consoler, la main tiède de son Alithéa en pleurs, disant : « Désormais, tu es ma sœur unique... » Non, ne dis pas cela, Ingenuin, j’avais autant de sœurs que toi, et la terre les a recouvertes, je ne veux pas, à cette heure nocturne, les voir remonter de la mer morte du passé...

Hélas ! pourquoi faut-il que l’homme aspire plus vers le passé que vers l’avenir, puisque seuls les dieux ont une éternité passée, l’homme n’ayant qu’une éternité future ?...

Tu es descendu, soleil d’or, tu as emporté la rose s’effeuillant de notre soir, et tu l’as donnée aux hommes éveillés du Nouveau Monde, comme le bouton de rose d’un frais matin !...

– Comment ? n’aurais-je pas remarqué qu’une poitrine haletante battait derrière moi, happant à leur naissance mes lignes ailées ? – Non, non, chère première lectrice, je ne te demande qu’un doux tressaillement, avant tant de lecteurs, lorsque tu apercevras cette dédicace : ô toi la meilleure, toi qui es derrière moi avec la lune, et qui, comme elle, brilles – – Alithéa !

 

 

FIN DE L’HISTOIRE

 

 

 

 

 

 

APPENDICE DE L’APPENDICE

 

OU

 

MA NUIT DE NOËL

 

 

CEUX qui appelleront « cinquième message épiscopal et circulaire » le présent arrière-été du Jubilé qui vient de se terminer, ne manquent pas de perspicacité : car les quatre autres étaient adressés déjà au lecteur, et c’est lui qui était l’ami masqué. Le lecteur peut, aussi bien que le vacher de Chaunay sous Henri IV, s’appeler tout le monde. Je ne crois pas qu’un auteur écrive quoi que ce soit plus volontiers que sa préface et sa postface : car là, enfin, il peut parler de soi pendant des pages entières, ce qui le réjouit, et de son œuvre, ce qui le délecte par-dessus tout ; – de la prison et de la galère qu’est son livre, il a bondi sur ces deux camps de plaisance, ces deux places de jeu, il a vingt franchises académiques en poche, un bonnet de la liberté sur la tête, et il vit là plus heureux que son lecteur. Ces deux Saturnales nous sont concédées et reconnues par l’Antiquité aux cheveux blancs, et personne ne doit se laisser enlever ses deux fêtes de la Liberté ; n’est-ce point pour cela que les relieurs laissent toujours deux feuilles blanches, l’une avant la préface, l’autre après l’épilogue, comme, sur une porte, des signes de vacance, indiquant que la feuille voisine est également inhabitée, et ouverte aux premiers griffonnages venus ? Cependant, ces espaces vides entourant le jardin du livre sont aussi les déserts qui doivent séparer un livre de l’autre, comme de grands espaces libres séparent les royaumes des Germains, ou ceux des Américains du Nord, ou les systèmes solaires.

Aussi, personne ne m’en voudra si je garde mes préliminaires et mes conclusions – et, dès le titre, je m’y prépare, je m’y aiguise – pour de certains jours, des jours utopiques, des jours que je vois venir des régions rhénanes de l’espérance, nommément pour des jours de nouvelle année et des jours intercalaires, pour les plus longs, pour les plus courts, pour les jours anniversaires de mes meilleurs amis, ainsi que pour les jours de 21 mars (car, à cette date, je fis mon apparition sur cette boule ronde) et pour les jours de Noël...

Justement, nous sommes au bord d’un de ces derniers jours, et toutes les églises chantent en ce moment autour de moi.

Je pourrais donner de solides arguments pour me fortifier, et me défendre d’avoir conservé, comme un fruit de garde, le présent Appendice de l’Appendice pour le premier jour de fête. En particulier, on pourrait faire entendre que j’ai attendu le jour de Noël pour y avoir ma joie de Noël, comme si j’étais mon propre fils et que je fusse comblé de riches présents par mon père ; du moins, des gens qui font des doxologies et des appendices, et qui se font à eux-mêmes un cadeau de Noël, comme étant leurs propres enfants Jésus – on est, d’ailleurs, assez souvent, son propre saint Nicolas – peuvent se mesurer hardiment avec les enfants joyeux, et leur demander : « Dites, ne peut-on avoir ses joies de Noël, lorsque l’on compte autant d’années que de dents et d’aïeux, et que l’on termine ses Jubelsenior, aussi bien que celui qui est un senior jubilaire et qui a plus de sucreries et de palais que de dentition, dites, dites, espiègles ? » Mais les enfants ont peine à s’en rendre compte : une bonne limonie 85 vient à eux et leur apporte, au seuil du jardin de la vie, – comme font les jardiniers des Cours, – un grand bouquet de fleurs, – bien que plus tard, dans le jardin de Cour, long et touffu, qu’est la vie, ils doivent trouver plus à voir qu’à effeuiller ou à cueillir.

Mais ce qui m’inclina essentiellement à choisir le jour présent, ce fut la journée d’hier – on ne saurait passer la sainte veillée magique de Noël mieux que dans l’espérance ; aussi me donnai-je celle de graver aujourd’hui sur ma plaque de cuivre (en papier), avec mon burin, et d’emmagasiner hier les plus beaux traits et les plus belles encres de couleur pour dessiner l’appendice que voici... Hélas ! nos natures mortes sont nos seuls fruits, nos palettes sont nos bonbonnières et nos pots de sucreries ; et le pot aux encres et aux couleurs est notre vase à fleurs.

L’homme, prophète trompeur et trompé, garde ses meilleurs jambons, les plus gras, pour les années où il perd ses dents ; ce n’est pas seulement pour l’automne défaillant de notre être effeuillé que nous gardons nos plus belles joies – de même que toutes les foires attendent l’automne météorologique – mais aussi pour la fin de l’année civile, pour la fin et l’épilogue d’un livre, d’une épigramme, d’un festin, d’une écrevisse, qu’on garde la meilleure viande, le dessert, bref, Noël. J’affirmerais et j’avouerais que c’est folie et erreur, qu’il n’est pas très intelligent (poursuivrais-je) de mettre tous les os à la surface du saloir de la vie, de les cuire et de les manger d’abord, avant tous les morceaux gras, – puisque les statistiques de la mortalité nous laissent si peu d’espoir de vider le tonneau même jusqu’à la moitié ; j’avouerais cela (avouais-je) si tout homme n’était heureux exactement dans la mesure où il espère le devenir, si l’économie, à mon sens, n’était pas une dépense, une jouissance plus spirituelle ; si l’œil intérieur n’avait pas une portée plus grande que le palais ; si, en un mot (puisque notre ciel d’étoiles et de nuages n’existe nulle part ailleurs que sous notre crâne), il n’était pas nécessaire – et non indifférent – que le ciel intérieur restitue et reflète le ciel extérieur, qui en est rarement un. Et c’est pourquoi je ne gourmande personne, et je crois que différer une jouissance ne se distingue de l’anticiper et la prolonger que – avantageusement – par le degré de spiritualité.

« Mais revenons à notre sujet », allais-je dire, lorsque je m’aperçus, avec une joie indicible, que je ne pouvais m’en écarter, sur quoi que je m’étendisse.

Je jouis de la sainte veillée d’hier, grâce à l’espoir de la décrire aujourd’hui ; le jour présent, je le goûte maintenant parce que je veux me souvenir de la veille. La logique n’est pas seule à avoir son cercle que les Dürer de la philosophie tracent avec facilité : la joie aussi a son cercle magique, son anneau brillant autour du Saturne couleur de plomb du temps.

Presque tous les hommes livrèrent hier de la canne à sucre à la raffinerie de ma joie, à la seule exception des maîtres tailleurs des États prussiens ; car eux, il me fallut les plaindre. Ce corps de métier a encore, en ce jour de fête, l’aiguille à la main, et après-demain, il recommencera à la tirer, car les lois le privent de la troisième note à l’accord parfait de la fête, c’est-à-dire du troisième jour férié : ainsi, il ne lui en reste qu’un, comme un simple dimanche. Ce n’est pas beaucoup pour une grande fête ; mais assez. Car, bien que l’on dût accorder à la classe productrice, en dédommagement des trois degrés de la torture, autant de cieux, c’est-à-dire de jours de fête – surtout parce que le printemps de leur vie ressemble exactement au printemps lunaire, qui ne dure jamais plus de trois jours – cependant, il faut entendre le langage de la raison. Or celle-ci dit à très haute voix que les gens du commun doivent remercier Dieu, lors même que l’État ne leur accorde que des jours ouvrables, bien plus encore lorsqu’il leur donne des dimanches, les grandes fêtes appartenant en propre à la grande noblesse, les dimanches à la petite, les jours des Apôtres et de la Vierge aux notabilités, et, peut-être, la moitié d’une fête d’Apôtre au peuple. Les classes supérieures ne prennent-elles pas à leur compte les fêtes, aux saints jours de repos accordés aux inférieures, et ne leur donnent-elles pas en échange des jours où il y a quelque chose à gagner ? Car un bâton de chambellan, un bâton de maréchal de la Cour, bref, un bâton de courtisan conserve peut-être les plus belles traces des mœurs des anciens Germains, décrites, ou plutôt modelées par Tacite ; du moins ne sais-je pas où je trouverais un plus bel amour teutonique de la vie libre et du jeu, une plus belle fuite devant le travail, commune à tous les sauvages libres, et qui ne leur permet que la guerre et la chasse. Les nations libres, les Grecs et les Romains, par exemple, n’étaient pas seules à passer les trois quarts de l’année en grandes fêtes : aujourd’hui, tous les gens libres qui vivent dans la brousse des palais en font autant.

Mais, si j’en excepte, comme je l’ai dit, les tailleurs prussiens, personne ne passait devant ma fenêtre qui ne devînt aussitôt une figurine de sucre grossie à l’usage de mon imagination... Je ne vois pas pourquoi je ne décrirais pas toute cette veillée. – On doit avoir consigné déjà, dans les Observations météorologiques de Mannheim, qu’hier, dès le matin, le baromètre monta, la neige tomba, le vent sauta et courut, en guise d’étoile, devant les Trois Rois. Puis le jour commença, et le travail, que j’observai, pour en avoir moi-même aujourd’hui. Je ne vis pas, dans la ruelle, un seul homme qui rampât, mais uniquement des sauteurs, des assaillantes revêtues de la tunique des coureurs, et des poursuivants de la vie de trois jours qui, comme la mort de trois jours du Christ, était l’exposant d’une éternité. Le pauvre diable, la pauvre diablesse, qui sèment le matin pour récolter le soir, pour lesquels il n’y a, de la semence au grain qu’une petite distance de temps et de gain, obtiennent, par une ardeur redoublée au travail, non seulement trois jours de repos, mais aussi trois jours de dépenses – de sorte que l’État, ou le Prince (c’est-à-dire l’État dans l’État) n’a rien à y perdre...

Dieu ! pourquoi mon cœur ne peut-il être doucement chaleureux et chagrin, comme celui de Moeser ? Pourquoi ne dirais-je pas sans aucune digression ironique – car on pardonne le tir à l’arc de l’ironie, mais non le tir à balles du discours sérieux ; les grands et les très grands de la terre tolèrent qu’on leur dise les plus grandes vérités, mieux que les inférieurs et les très inférieurs soumis à leur pesante domination ne permettent les plus petites – pourquoi ne dirais-je pas que, d’abord, il est horriblement dur d’arracher complètement, jusqu’au dernier et impitoyablement, les jours de fête aux maîtres d’école surmenés, auxquels on ne paie pas, déjà, le travail qu’ils ont (que sera-ce pour celui qu’on veut leur imposer en outre ?) – aux juges courbés sous une tâche écrasante – à ceux qu’on appelle les esclaves blancs du Christ, qui, pareils aux esclaves noirs, ont pour jours de travail les jours de fête et de liberté ; ensuite, n’est-il pas plus dur encore de s’en prendre aux espérances, aux aspirations religieuses des corvéables du sort, de redoubler leurs travaux et leurs soupirs, renforçant ainsi, au lieu de leur instruction, les vieilles erreurs ? Je dirai enfin qu’il est non seulement immoral, mais encore inutile, sinon contraire à la bonne économie (voici qui touche de plus près le véritable homme d’État) de diminuer nos seules fêtes populaires, qui sont les fêtes religieuses ; car c’est la joie, et non la misère, la bonne bière et le bon manger, et non l’eau et le pain, c’est l’eau-de-vie et la manne céleste 86 qui tendent et aiguisent muscles et tendons pour le travail ; car, en outre, les statistiques de la mortalité chez les nègres des Indes occidentales prouvent qu’on ne peut pas, comme en mécanique, remplacer la force par le temps, – car, enfin, l’état aussi florissant, ou même plus florissant d’autres pays protestants, pleins de fêtes, ainsi que l’émigration naturelle vers ces pays « festoyants » des profanateurs de sabbat et des travailleurs diminuent de moitié le rapport métallique de la suppression des fêtes...

Cependant, je ne crois pas un mot de tout ce qui précède. Si un ministre d’État m’interrogeait, je pourrais lui répondre avec raison : les hommes n’apprennent-ils pas à penser comme les ânes, seulement lorsqu’on les charge comme eux ; et, puisqu’on aveugle les chevaux de moulin pour qu’ils tournent et tirent mieux, réciproquement, la course et le trait rapide ne promettent-ils pas aussi bien la cécité et le vertige ? – Car, en réalité, on aveugle les pinsons pour qu’ils chantent, et les hommes, comme chacun sait, pour qu’ils se taisent.

Les nuages se gonflent et s’étendent, toujours plus beaux et plus grands, le ciel lointain jette un œil bleu, à travers sa grille de nuages, sur notre rapide jour de fête... pourquoi crier, gronder et soupirer ? – Ne puis-je reprendre et dépeindre ma journée d’hier, et en éclairer celle d’aujourd’hui ? – Je poursuis donc ; j’ai dit déjà que, hier, tout le monde courait. Les gouttes de sueur de l’effort ne coulaient que sur des visages heureux, le travail et l’espoir ensemble faisaient battre les cœurs des sœurs servantes, je veux dire des domestiques, qui bavardaient ; mais, dans les maisons, les enfants étaient assis, et les servantes couraient, aussi bien pour préparer le bienfait à venir que pour en rendre grâces. Mon imagination fit des visites domiciliaires et trouva les petits enfants voyageant dans une vie nouvelle, avec quelque confiance en leurs œuvres, tandis que les plus grands cherchaient la voie de la sainteté par la foi plutôt que par les œuvres ; et même les parents, je les trouvai – je regardai, comme le grand saint Christophe, par les fenêtres – devenus, de tribunal révolutionnaire, simples prêcheurs de la loi, ne condamnant plus les petits enfants pieux à d’actives galères, mais à de passives seulement, soit à de doux ancrages. Je vis, dans des maisons, des enfants qui, machines à copier leurs parents, se faisaient mutuellement des cadeaux fictifs avec des jouets réchauffés d’autres Noëls, et, d’abord, s’effrayaient mutuellement en faisant les Ruprecht. J’entendis les cœurs maternels battre plus fort, je vis les yeux maternels rester plus longtemps ouverts ; et chacune de ces mères fatiguées et soucieuses me rappela cette ancienne pensée réconfortante : que les mères donnent à notre esprit la chaleur, et les pères la lumière, que nous devons à nos mères le précoce et chaud éveil de nos cœurs couvés dans l’amour, avant de devoir aux pères l’enrichissement de la tête ; de même, le pigeon nouveau-né doit être réchauffé seulement, pendant quelques jours, avant d’avoir besoin de nourriture. La plus pauvre mère, dont le fil de vie se dévide de sa quenouille, veut au moins donner à son enfant, l’espace d’un matin, quelque chose de plus blanc que le pain de ménage ; et les étables humaines (dont les ermites eux-mêmes sont vêtus de la peau de sanglier qui, ailleurs, étendue en paillasson, protège de la saleté des chambres somptueuses) sont brodées et pointillées de pluie dorée et de neige argentée ; la jeune mère veut porter son fils premier-né, tout emmailloté, avec son âme obscure encore, devant l’arbre de science illuminé et couvert de grappes de pommes dorées, de guirlandes de noix et de fruits, et de sucreries, car le cœur maternel, généreux et impatient, ne peut attendre les années où l’enfant chéri, devenu plus grand, pourra saisir et goûter ces cadeaux trop précoces encore. Ainsi, dans le sirop de violettes que mon imagination épaississait et cuisait, aucune tige ne tomba, aucun charbon jaillissant, à l’exception des jeunes conscrits qui passaient et qui ne connaîtraient pas d’autre arbre de Noël que celui dont on a fait le bâton du caporal ; au matin de Noël, ils quitteraient l’auberge avant l’aube, avec les recruteurs, et s’en iraient dans la campagne, ne passant que devant des fenêtres illuminées et brodées d’or ; les postillons, cependant, revenaient au matin, vers leurs enfants sautant de joie et vêtus de neuf.

Ce qui, hier, me fit vibrer d’un son aussi suave que les traditionnelles cloches annonciatrices de la fête, ce furent trois enfants étrangers que je trompai. Je l’avoue aux critiques et aux athées, je confirmai ces trois jeunes croyants, dans la mesure de mes forces, dans l’erreur manifeste de l’existence de l’enfant Jésus qui vole tout doré (leur affirmai-je), très haut au-dessus des maisons, regardant, en bas, les actions bonnes et mauvaises des enfants, récompensant les unes, châtiant les autres. Je leur montrai sans scrupules une plume tombée de cet enfant (comme on montrait, au Moyen Age, des plumes de l’archange Michel) au moment où il ouvrait et fermait ses ailes sur la girouette du clocher.

Il est puéril et pédant de sarcler dans l’âme des enfants les meurs heureuses qui ne peuvent porter que des boutons de rose, et jamais de semences d’ortie. Chassez Ruprecht, mais laissez le magique enfant Jésus, avec son plumage doré, traverser les nuages de décembre, tout pleins de reflets ; car Ruprecht peut apparaître, un jour, terrible, avec des pattes griffues, dans un rêve de fièvre ; – mais l’enfant vole un jour, doré et souriant, à travers un rêve sombre, et à travers les derniers nuages du soir, sur le lit de mort, – et il interrompt de points clairs et vifs la sombre brume.

Le crédit que font les enfants aux paroles des adultes, et, par suite, leur bonne volonté à ajouter foi à de grossières tromperies, sont aussi grands que leur attentif effort pour saisir ; pour, malgré le loquet, ouvrir la porte en trompe-l’œil de l’illusion ; et c’est pourquoi l’auteur du Jubelsenior, lorsqu’il était encore hussard (je veux dire lorsque, enfant, il portait une pelisse « à la hussard »), ne pouvait parvenir à comprendre, en voyant toutes les corbeilles empaquetées, tous les préparatifs des cadeaux de Noël, toutes les odeurs des jouets peints et des pâtisseries chaudes et devant l’apparence même (car il voyait de très réels hommes faire des cadeaux), ne pouvait comprendre que personne ne mît la main à ce jeu, sinon, justement, des hommes ; du moins, comme un théologien, j’admis que l’enfant Jésus, lorsque je vis écartée l’hypothèse de la participation immédiate, participait médiatement, et donnait par le moyen de mains terrestres et charnelles. Et ensuite, lorsque ce beau nuage eut fondu en eau, je ne donnai plus un sou de tous ces cadeaux. Je me rappelle encore très bien mon désenchantement morne et désert... et ainsi, mon esprit, et tout esprit sur lequel pèse, dans la profondeur de notre terre, l’invisible colonne d’air de la vie, tendra toujours ses bras et ses ailes vers une atmosphère supérieure ; éternellement, notre pauvre cœur suffoqué, prisonnier dans le cloître de la poitrine, dans le minerai du lourd sang terrestre, dans les bandelettes des nerfs, notre cœur qui se débat et se gonfle, et souvent se brise, s’ouvrira vers l’élément où il doit battre, car l’immensité est notre lieu, et l’éternité est notre temps, et la créature n’est que le messager de notre bien-aimé Créateur.

C’est pourquoi notre belle enfance, où la réalité était plus magnifique et plus lumineuse que le pauvre désir renfermé dans notre cœur enfantin, ne peut perdre son éclat ; alors, tout était beau, lorsque, sur notre tête, le ciel qui pouvait s’ennuager n’était pas plus grand que l’espace de ciel qui la recouvrait en réalité, lorsque nous pouvions construire nos châteaux en Espagne de l’air du matin ; tout était beau, lorsque la robe de chambre paternelle nous enveloppait encore, aussi molle que le manteau du sommeil, alors que c’était encore la terre qui peuplait notre imagination, et non notre imagination qui peuplait la terre ; nous ne souhaitions, au lieu de l’éternité, que des années, nous n’avions de plus haute ambition que d’être des parents...

C’est pourquoi, hier, lorsque la nuit vint barricader ma promenade de plaisir et le chemin divin que m’était la ruelle, je rouvris sur mon plancher l’ornière perdue que le char de mon enfance avait tracée, avec les roues célestes d’un char d’Ézéchiel. Tout était calme en moi et autour de moi ; partout, je me représentais avec plus de certitude qu’à l’ordinaire des mortels heureux, les allées et venues du ménage avaient cessé, le ressac de l’activité féminine était retombé, les rideaux des fenêtres et des lits étaient en place, luisants de propreté, le plancher nettoyé au sable, fond d’une mer, brillait, les feuilles et les rouleaux à gâteaux cessaient de fumer et se refroidissaient ; tous ceux que j’aimais, autour de moi, étaient assis et espéraient ; moi, je courais et espérais ; mieux encore, je voyais la joie, oiseau de Paradis, voler auprès de l’oiseau de l’Avent 87, et l’agitation de leur plumage scintillant nous éblouissait.

En un tel enthousiasme, je ne pouvais prendre un livre de moindre importance que... l’Abécédaire. Parmi tous les livres que j’achète ou que j’écris, il en est peu que je lise avec autant de ravissement que ce petit ouvrage qui eut plus d’éditions qu’aucun autre, ce pêne de serrure doré à la porte de toutes les écoles et des universités. Je m’explique mon enchantement en me disant que je le tire de ce grand enchantement qu’autrefois j’éprouvais en voyant reluire, dans mes mains enfantines, le premier abécédaire, avec son grand titre en métal doré sur sa couverture de bois colorié. Déjà le contenu du livre, c’est-à-dire les 26 lettres, ne m’est pas indifférent, parce que j’en vis, simplement en les mélangeant convenablement, comme des cartes ou des billes de loto ; cependant, le petit ouvrage m’attire plus encore quand il est fermé et quand je vois, sur le bois de son écorce, scintiller les trois lettres dorées de mon enfance dorée, comme un nom transparent et lumineux sur un arc de triomphe. Mais lorsque, hier, je contemplai les ruines redorées du passé, je fus soudain comme celui qui s’éveille d’un long sommeil, et j’eus l’impression que je n’avais dormi qu’une heure – dormi, c’est-à-dire vécu... Je me demandai : Peut-il avoir plongé à de si lointaines profondeurs, ce temps dont l’épitaphe reluit en toi et sous tes yeux, en grandes lettres métalliques ? La journée de la vie n’est-elle donc qu’une veillée de Noël, aussi sombre, aussi froide, mais aussi courte ?...

Mais je me dictai moi-même un règlement funéraire, et, pour ne pas tapisser de noir les quatre chambres de mon cerveau, j’y fis passer, comme dans une lanterne magique, les images matinales, colorées et vivantes, de toutes les joies qui, en cet instant, voletaient sur d’autres contrées. Je me transportai alors, non plus dans toutes les ruelles, mais dans toutes les zones terrestres. Je pouvais me dire avec certitude : « À cette heure, des milliers de gens se reposent de leurs fatigues, mille nourrissons gorgés de lait s’endorment sur le sein de leurs mères qui se penchent doucement sur eux ; maintenant, le soleil émerge, comme la tête d’un dieu marin, de la mer incendiée, et jette ses roses sur des îles, et ces îles regardent la couronne nouvelle de leurs bords dans l’onde enchantée ; en cette minute, il s’éloigne des vastes récoltes d’autres pays, se cache derrière les cimes des orangers, puis derrière des épis de blé, et enfin derrière trois roses dans le feuillage, pour ne briller plus que, voilé, dans l’âme émue d’un poète qui le suit des yeux... Combien d’amants, à cette heure, s’enlacent ! combien se revoient après une séparation ! combien d’enfants ouvrent les yeux pour la première fois sous notre ciel ! – et leurs parents sourient pour eux. Combien de larmes de joie, comme un ruisseau de perles, le Génie de la Terre voit-il tomber, parmi le chant des rossignols et des fêtes joyeuses ! Avec quelle je vois, tout autour de la terre, des yeux clairs et séchés, des cœurs pleins de félicité, comme une guirlande multicolore de fleurs et d’êtres ! Et, ô bon Génie, moi qui les vois, ne suis-je pas l’un de ces heureux ? »

Hélas ! je m’arrachai bientôt à la vue de ce cortège couronné de fleurs, car mon imagination, mise en mouvement, me représenta un second cortège parallèle, endeuillé, qui, tête basse, voilé de crêpe, silencieux ou en pleurs, traversait la scène étroite. Mais je ne vais pas vous emmener dans le cabinet de gravures funèbres que je remplis des nocturnes de ce cortège de deuil, et où j’imaginai combien de blessures et de tombeaux s’ouvraient à cette minute ; combien de soupirs montaient à tant de lèvres ; combien de nos frères humains mouraient sans consolation ; combien étaient séparés, abandonnés, méprisés, foulés aux pieds, tués... Non, que l’espoir ferme cette caverne de Trophonius, cette sombre salle funèbre ! Mais, dans cette mélancolie mêlée de douleur et de joie qui, tantôt impuissante contre les épais nuages de la souffrance, ne connaît d’autre remède, sur le chemin de la vie, que de se coucher dans la dernière caverne, la plus sûre de toutes, mais aussi la plus froide et la plus étroite ; qui tantôt, au contraire, se redresse, souriant dans sa douleur et qui reconnaît plus facilement dans les nuages de la peine l’image de l’infini et de son ciel ; de même, ce n’est qu’à travers un verre noirci que nous regardons le soleil du ciel physique. En cet état indécis, hanté de rêves adverses, je cherchai le sommeil qui, d’un rêve plus léger et plus court, apaise l’antagonisme des autres.

Mais je ne pus le trouver. Les heures d’hiver passaient paresseusement, avec leurs ombres allongées. Des éclairs électriques firent plus claires et plus vives mes images intérieures, qui finirent par se mouvoir dans l’espace noir de la nuit, devant mes yeux fermés d’abord, puis devant mes yeux ouverts. J’attendais avec impatience l’aube claire d’aujourd’hui, comme un printemps couvert de rosée.

J’allai à la fenêtre pour jeter la gelée nocturne, comme une neige alpestre, dans le philtre brûlant de mes imaginations, et je voulus me désaltérer mieux de la musique traditionnelle de Noël que l’on sonne, du haut de la tour toute proche, exposée au vent, sur les maisons sourdes. Au-dessous de moi dormait une ruelle d’ossuaires sans feu ; sur l’étendage de neige, le torrent, comme un noir voile de deuil, traînait ses longs plis ; des arbres dénudés mettaient la grille de leurs squelettes noirs devant la plaine blanche, et le large bord de deuil des forêts obscures encadrait les blêmes collines ; des nuages disloqués étaient chassés à travers le ciel bleu sombre, semblables à d’énormes flocons de neige, et la brume légère de la terre flottait dans la profondeur, autour des soleils éternels.

Lorsque le vent nocturne, seul souffle vivant de la nature, couvrit de ses ondes fraîches mon front brûlant et mes yeux fermés, et s’ouvrit autour de mes rêves comme un feuillage printanier, alors, vinrent des rêves véritables et un profond sommeil.

Le rêve et la vieillesse reportent l’homme à son enfance, et, dans leur nuit froide, les créatures souterraines et lucifuges de la superstition puérile rampent de nouveau sur le cœur. Je rêvai que je montais sur le plus haut sommet de glace de la terre pour, m’agenouillant, appuyer mon oreille à la porte de l’année à venir, porte d’église ou de cimetière, et pour en épier les bruits. Au-dessous de la montagne de glace s’étendaient, dans la profondeur brumeuse, les villes et les cimetières de la terre. Tout dormait ; aucune lumière, pas un mouvement ; toute la terre, d’une ville à l’autre, était couverte, comme de neige, d’une couche profonde et silencieuse de cendre, vomie par le cratère de la tombe.

Mais, lorsque je regardai vers le ciel, les constellations scintillantes marchaient et se poursuivaient ; chacune d’elles, de ses rayons convergents comme des nuages étincelants d’un orage, marquait son dessin lumineux dans le bleu ; le Dragon monta au sommet de la voûte céleste, dévorant sur son passage les soleils et l’Étoile Polaire ; le Scorpion et le Chien couchés auprès du sublime Orion le rongeaient ; le Cancer, de ses deux pinces, transperça les Gémeaux ; le Corbeau picorait la Vierge, et le Serpent, dressé, la retenait dans sa fuite.

L’heure des esprits s’approchait de plus en plus. Ininterrompues, les cloches parlaient au-dessus de moi et sonnaient toutes les minutes de la onzième heure. Anxieux je tenais mes regards abaissés sur la plaine endormie dans l’ombre. Enfin, toutes les horloges lointaines sonnèrent la soixantième minute, et l’heure des fantômes s’ouvrit. Alors, un vent d’orage se leva de l’horizon, secoua les constellations qui montaient et les poussa vers l’intérieur de la terre, la cendre des morts tournoya et les constellations errantes lancèrent des éclairs à travers les tourbillons de cendre ; et les figures humaines furent des fantômes, puis ne furent plus que des yeux.

Les esprits lumineux se vêtirent et s’enveloppèrent de la cendre des morts, en formèrent des corps humains et des figures que je connaissais. Ils imitaient le théâtre agité de la vie, les esprits de cendre pleuraient comme les hommes endormis, et d’autres riaient de leurs lèvres de cendre ; ils creusaient des tombeaux et y déposaient des corps d’enfants ; d’autres levaient des bras maternels et pressaient de petits êtres sur leur sein froid. Ensuite un nouveau tourbillon fit lever vers moi des champs de bataille, blancs et arides, des années passées, un nuage de poussière funèbre. Les esprits étincelants s’enveloppaient dans la fumée des armées, et, incarnés dans la vieille cendre stagnante, représentaient avec fureur les batailles futures, – et les guerriers mouraient, gémissaient en tombant, sans que le sang ni les larmes coulassent de leur cendre.

Et comme, en pleurs, je levais les yeux au ciel avec cette prière : « Ô Père consolateur, donne la paix et l’amour à la pauvre humanité insensée ! » je vis le Dragon étoilé ouvrir ses ailes, comme des nuages, entre Arcturus et Cynosura, et descendre ; et comme, brillant, il descendait plus bas, la montagne de glace fondit et croula, la cendre proche flotta autour de moi et l’un des fantômes voulut entrer dans mon corps pour jouer ma mort, et la terre proche, cet aimant de notre chaude poussière, me saisit, – et le Dragon suspendu laissa tomber sur mon cœur une étoile brûlante... Alors, mon esprit fut délivré et jaillit comme une flamme au-dessus de sa demeure terrestre en ruine... Je planais, ferme et immobile, au-dessus des tourbillons de la terre en mouvement, et le monde tournoyant faisait passer au-dessous de moi ses pays et ses peuples. Oh ! que de misères, que de joies ! Tantôt la sphère faisait rouler sous mes yeux une mer hurlant dans l’orage et des bateaux chancelants, traînant des cercueils enchaînés ; tantôt une vallée persane, éclatante d’œillets, de lis et de narcisses, exhalant les parfums de ses jardins suspendus sur des troncs de pêchers ; des champs de bataille parcourus par les anges de la mort étreignant leurs victimes succédaient à des jardins parfumés où s’enlaçaient des amants ; tantôt deux bras se levaient de joyeuse surprise, tantôt deux autres, de désespoir ; la terre me montrait, sur ses fleurs délicates, un dormeur heureux, et, au-dessous de lui, le mineur, le nègre des mines qui travaille couché, comme un homme enterré vivant ; je voyais des arcs-en-ciel dans des orages apaisés et des cascades magnifiques, des villes incendiées par la foudre et des champs scintillant dans la rosée matinale ; le glas se mêlait aux cloches joyeuses, l’aurore se fondait dans le crépuscule, et la terre, comme un aimant, rassemblait le genre humain attaché à elle, toutes ses figures éplorées, sublimes, accablées, ses morts en décomposition, toutes nos larmes et nos couronnes, nos lits de douleur et nos jeux ; la souffrance et la félicité, volant de conserve dans l’espace, criaient : « Je suis éternelle ! » – Alors s’éleva dans mon esprit l’orgueil et la force de l’immortalité, et il s’écria : « Descends dans l’abîme, terre immonde, avec tes douleurs ailées, tes joies ailées, tu es bien trop éphémère pour un immortel ! »

Mais lorsque la terre, en s’éloignant, me laissa voir son soleil et tous les autres soleils ; lorsque mes yeux accoutumés virent flotter autour des autres soleils mille terres, et fuir ces masses sombres avec leur suite de paradis et de tombes, de joies et de misères, alors, mon cœur se brisa de désespoir et je m’écriai : «Ô Infini, tes créatures finies ne seront-elles nulle part heureuses ? Oh ! quand l’âme lasse trouvera-t-elle à se rassasier ? »

Un doux chant répondit : « Sur aucune terre, mais après la mort, auprès de l’amour infini, auprès de la sagesse infinie. » La terre avait achevé sa course annuelle et redescendait devant le soleil ; et le chant reprit, plus doux et plus beau : « Retourne sur la terre, tu n’es pas mort encore. » Alors, tous les mondes qui volaient dans l’espace se transformèrent en un jeu de cloches tintinnabulantes, et mon âme consolée, doucement attirée par la vieille terre qui roule, y descendit, deux arcs-en-ciel entrelacés faisaient un cercle lumineux autour de ses bords, – elle me ravit à elle, et je m’éveillai...

Les harmonies sacrées du matin de Noël flottaient autour du clocher, le vent matinal les apportait en silence ; au-dessous de moi passait le fleuve sombre, avec ses flots éternels et son grondement toujours pareil ; les constellations étaient immobiles et claires au ciel, les nuages amoncelés par le vent de la nuit et colorés par les premiers rayons du soleil formaient des montagnes à l’Orient ; et, dans quelques maisons voisines, les arbres chargés de fruits et de sucreries étaient allumés déjà, et les enfants, réveillés trop tôt par la musique, sautaient de joie devant les rameaux illuminés et les fruits argentés...

 

 

Jean Paul Frédéric RICHTER,

Vie de Fixlein, régent de cinquième.

 

Traduit de l’allemand par Pierre Velut.

 

Recueilli dans Romantiques allemands,

Gallimard, 1963.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1  Varron a catalogué 30 000 dieux palma.

2  Ainsi s’appelle comme chacun sait la principauté où se passe l’histoire que j’éditerai sous peu sous le nom de Titan. C’est pourquoi je connais bien le conseiller artistique Fraischdörfer tandis qu’il ne me connaît pas.

3  Le meilleur peintre de vases.

4  Moi « equus cauda undique setosa » – Lui « equus cauda extremo setosa » Linné : Syst. Nat. Cl., I, Ord. 4.

5  Tous les apartés furent ajoutés par moi et commentent les paroles du Conseiller Artistique.

6  Le manque d’effet est commun aux œuvres d’art de la dernière espèce et aux plus parfaites, de même que l’insensibilité (d’après Montaigne) ou l’ignorance (d’après Pascal) se trouvent en deux sortes d’hommes : les plus bas et les plus nobles, innées chez ceux-là, péniblement acquises chez ceux-ci.

7  Qu’on se reporte chaque fois à la « suite » précédente pour retrouver la suite des idées.

8  Winckelmann, Remarques sur l’architecture (ch. I, p. 10).

9  Celle du « Siebenkäs ».

10  D’après Buffon, les orteils articulés nous donnent des idées claires ; c’est pourquoi le poisson inarticulé est si bête.

11  « Siebenkäs », Partie I.

12  Comme le font différentes fleurs, par exemple les bleuets.

13  Par cette « culture » dont on prive les filles « de la bourgeoisie » et pour laquelle Hermes et Campe ne voient pas qu’elles resteront par la suite nos Ilotes à nous Spartiates, je n’entends pas de misérables bribes de français ou de musique, mais tout ce qui, de l’histoire naturelle, de la physique, de la philosophie, de l’histoire, des beaux-arts, des sciences, de l’astronomie intéresse l’homme éternel et non simplement le virtuose. Je traiterai sans doute un jour ce sujet.

14  Une nébuleuse indissoluble est un ciel étoilé rejeté à des distances énormes où aucun télescope ne peut plus distinguer les astres.

15  Ce récit se trouve déjà dans le numéro de décembre du Musée allemand de 1788 ; mais depuis cette époque il a subi des transformations aussi profondes que moi-même.

16  La couleur bleue de l’air doit être plus foncée dans la lune, parce que l’air y est plus raréfié (ce qui est le cas sur les montagnes).

17  D’après ce Pierre, je vais en recopier quelques-unes qui autrefois étaient toutes en vigueur dans les universités naissantes : par exemple, un étudiant peut contraindre un bourgeois à lui louer maison et cheval ; un dommage causé même à un de ses parents est remboursé au quadruple ; il n’a pas à obtempérer à des ordres écrits du pape ; le voisinage est responsable envers lui de ce qui lui a été volé ; si, en compagnie d’un non-étudiant, il vivait de manière scandaleuse, seul ce dernier pouvait être expulsé du logement ; un docteur est obligé de nourrir un étudiant pauvre ; si son meurtrier n’est pas découvert, les dix maisons les plus proches restent frappées d’interdit ; ses legs ne sont pas soumis au versement des « faleidia », etc.

18  On a accédé à cette demande à Erlangen. L’« Institut Biblique » de cette ville trouva, au lieu des 116 301 « A » que Fixlein prétendait avoir trouvés avec une telle certitude dans la Bible le chiffre susmentionné de 323 015 ce qui (chose étrange) est la somme de toutes les lettres du Koran.

19  Philelphus n’était pas d’accord avec le Grec sur la mesure d’une syllabe. L’enjeu du pari était la barbe du vaincu. Timotheus perdit la sienne.

20  Leur moulin à prières, Kùrùdou, et une capsule creuse pleine de formules de prières enroulées qu’on secoue et qui agit alors. D’un point de vue plus philosophique, il est indifférent (seule l’attitude de l’âme entrant en ligne de compte pour la prière) qu’elle s’exprime par un mouvement de la bouche ou de la capsule.

21  Qu’il voulait faire de son Île Saint-Pierre dans le lac de Bienne.

22  Dérivé de la « Commission Impériale et Royale pour l’écoulement des produits miniers » à Vienne : même dans les noms apparaît le goût viennois.

23  Comme d’après les pièces présentes nous n’avons d’autre présomption que le fait qu’il doit mourir dans sa trente-deuxième année, au cas où il mourrait trente-deux ans après le décès de la testatrice, il ne pourrait toucher un sou puisque d’après cette fiction il n’aurait pas encore eu un an à la rédaction du testament.

24  Telle celle de l’église Saint-Paul à Londres où le son le plus léger se perçoit à travers un espace de cent quarante-trois pieds.

25  En effet, c’est ce qu’on consomme annuellement en Allemagne d’après les politiciens.

26  Ce ton étrange avec lequel je m’adresse à un prince ne s’excuse que par les rapports tout à fait particuliers que l’auteur entretient avec le prince de Flachsenfingen et qu’il aimerait à révéler ici si je n’espérais les dévoiler suffisamment au monde dans un livre, « Jours de poste canine », que je ferai paraître à Pâques 1795.

27  La superstition suppose qu’à l’endroit où s’élève un arc-en-ciel se trouve un plat d’or.

28  Comparaison avec le printemps qui commence avec les blancs perce-neige et finit avec les roses et les œillets.

29  Cette superstition chrétienne est d’origine non seulement rabbinique mais romaine (Cicéron, De Senectute).

30  Car, pour le juriste, quinze personnes suffisent à le composer.

31  Petit manuscrit composé en lettres d’imprimerie dont il gratifie, tel un prince, quelques rares personnes. Par prudence il fait passer auprès des grands cet imprimé pour un manuscrit, sachant que ceux-ci lisent de préférence et davantage le manuscrit que l’imprimé.

32  Linné installa à Uppsala une horloge florale dont les fleurs indiquaient l’heure d’après les différents moments où elles s’endormaient.

33  Le poète peut sans remords tuer, voler, couronner, sauver, si, par là, il complique et redouble les vrilles de son héros, – je veux dire ses énigmes psychologiques.

34  Un épisode fait d’une œuvre d’art ou d’un intérêt, deux, et la liaison postérieure n’amende pas la séparation première ; c’est exactement comme si l’on voulait réunir et souder ensemble le Notanker de Nicolaï et la Wilhelmine de Thümmel et tenir cet ensemble pour une œuvre d’art sous ce seul prétexte que le premier est fondé sur la seconde.

35  Car, d’après les principes d’Ingenuin, la perruque, le surplis et la serviette de communion étaient rejetés.

36  Certaines écrevisses, qui logent leur queue dans une coquille d’escargot, s’appellent « Queue-nue » ou « Ermite ».

37  Sous le titre Lettre, ou Récit, le public lit volontiers de sèches dissertations, de même que les Ligueurs mangeaient du veau et du mouton aux jours maigres sous le nom de poisson, lorsque le prêtre les avait régulièrement baptisés ainsi (voir Anton : Histoire des Allemands, I, 357). À l’inverse, les Brésiliens pensaient qu’un sauvage qu’ils voulaient manger avait eu sa viande gâtée par le baptême des Jésuites, parce que le linge humide ne touchait qu’une partie du néophyte... et du rôti (Wolf : Histoire des Jésuites, t. I).

38  Sur l’humour, le mot d’esprit, le roman et la satire.

39  Cf. Quistorp : Droit pénal, 1re éd., § 864.

40  Le mercredi des Cendres, les habitants d’Halberstadt choisissaient un bourgeois qui n’était pas tout à fait un ange, et le contraignaient d’aller, nu-pieds, passé au charbon, et la tête voilée, d’une église à l’autre, et de faire pénitence pour tous ses concitoyens.

41  Misch. 6. Sedet.

42  Il est bien connu que les premiers-nés sont toujours des filles.

43  Exactement le 16 Schaharimeh de cette année, ainsi que j’ai coutume de l’écrire, avec quelques autres Illuminés, au lieu du tout aussi clair 16 septembre.

44  Ménagiana.

45  On sait qu’une telle supplique est adressée, non aux souverains, mais à leurs représentants.

46  C’est le nombre de meurtres que peut ordonner chaque jour le Grand Seigneur sans tyrannie, et sur le compte de l’inspiration divine. – Kantemin : Histoire de l’Empire Ottoman.

47  Dictionnaire philosophique, art. Homme.

48  C’est pourquoi le dialogue monosyllabique, qui déplaît aux lecteurs des dernières pièces d’Iffland, est agréable aux spectateurs. Une pièce destinée à la scène n’a besoin que des quelques paroles qui servent d’exposants à l’action extérieure.

49  Hommel, rhapsod. obs. DXLVI.

50  Senec. nat. quest. III, 18. Les Romains tuaient lentement ce poisson sur leurs tables pour se réjouir au spectacle changeant de ses couleurs mourantes.

51  Moïse, 4, 15.

52  Arnob. advers. gent., I, 5.

53  La digression, qui aurait ici sa place, sur les égoïstes, beaucoup moins nombreux qu’eux-mêmes (surtout) ne croient l’être, se trouve dans le troisième message épiscopal.

54  Le passage se trouve dans Scaliger, De Subtilit. ad Cardan. exercitat., CCCVII, sect. 2 : Superiores intelligentias ab inferioribus intellectione comprehendi, non inferiores a superioribus. L’intention finale de ceci se trouve dans le texte ci-dessus.

55  Sur le mont Buet, par exemple, on voit tout plus grand que nature. – Bourvit : Voyage dans l’Apennin.

56  Aux termes de la Bulle d’Or, je pouvais fort bien parvenir à être élu (même par l’Assemblée des Princes électeurs), car ce qui m’écarte, ainsi que les princes, les landgraves, etc., du trône de l’Empire germanique, est uniquement le souci, surtout si nous nous marions, de ne pouvoir subsister par le trône seul, si nous n’avons pas de revenus personnels. Donc, ce souci serait bien moindre à mon sujet qu’à celui des autres prétendants éventuels, si, parmi mes privilèges impériaux, on m’accordait ce léger droit (en m’en supprimant un grand en échange) de contraindre tous mes sujets à acheter mes œuvres (par exemple, Vienne, ma ville impériale, achèterait Hespérus) ; mes livres seraient alors mon brevet de pension, et je serais mon propre pensionné et mon garant. Mais ce ne sont là que rêves et utopies.

57  Cilano : Antiq., 2e Partie.

58  Famille de l’île de Wieringen, qui, à cause de la paralysie des paupières, doit pencher la tête en arrière pour regarder en haut.

59  L’écritoire figure, en vérité, les armes d’Esenbek. On les confondrait facilement avec celles de la ville de Coire, qui portent un bélier dressé sur champ d’or, si celui d’Esenbek ne tenait rien entre ses pattes. Elles sont fort différentes aussi des armes de la ville de Zwingenberg qui portent trois cœurs de pourpre sur un lion issant.

60  On évalue à ce chiffre le nombre des hommes depuis Adam jusqu’à Esenbek.

61  Voir dans le 4e message la 1re digression, sur le sommeil à l’église, qui trouverait ici sa place.

62  On trouvera dans le 4e message la 2e digression, qui manque ici, sur les sermons de mariage.

63  Ici se trouverait la 3e digression, sur l’incroyance de bon ton ; elle est également dans le 4e message.

64  Selon Aristote et Pline.

65  Voir l’Astrothéologie de Derhem.

66  Forme connue de baromètre à personnages : ceux-ci se couvrent avant la pluie.

67  Dans de beaux pays, certains voyageurs emportent des miroirs pour voir une seconde fois, sous leurs yeux qui s’éloignent, le charme du chemin parcouru.

68  Bréviaire, num. 26.

69  C’est pourquoi Cicéron dit que les hommes pudiques ne parlent pas volontiers de pudeur – ni les femmes chastes de chasteté, ajoute une de nos auteurs sensibles.

70  Whiston prouve que le contact de cette queue pendant deux heures abrégea la durée de la vie humaine, et ajouta cinq jours nouveaux à l’année de 360 jours.

71  Les astronomes anciens disaient que les étoiles et les planètes étaient portées sur onze ciels tournants, le douzième (ou Empyrée) étant fixe.

72 () Seml. Sel capita.

73  Seiler dit, dans ses Principes pour l’éducation des inilituteurs du peuple à venir, p. 109 : « Plus il y a des gens dans l’église, plus doit être violente la passion où le pasteur se laisse aller. »

74  Olaf Dalin : Histoire du Royaume de Suède, II, 372.

75  Herder appelle le désert arabique « le berceau des trois religions les plus répandues 44 ».

76  Selon Tertullien et Clément d’Alexandrie. Voir le Premier Siècle de Pertsch.

77  Les empereurs portaient un acacia, c’est-à-dire un sachet rouge empli de terre, pour se rappeler la glèbe originelle et celle qui les couvrirait. – Du Fresne, Gl. gr., p. 38.

78  C’est-à-dire : la chambre et le cabinet communiquent toujours.

79  On trouve souvent, dans les terriers de ces accapareurs de blé souterrains, plus de cent livres de grain.

80  D’après le chapitre XXXVIII de la Règle de l’ordre de saint Benoît, le Père qui fait la lecture à table doit prononcer tous les jours cette prière.

81  Liqueur de pontak, d’eau-de-vie et d’œillets.

82  À partir de l’âge de soixante ans, on leur permet de la porter.

83  Saturnin enseignait que les anges avaient voulu, comme Dieu, créer des hommes, mais n’avaient pu les mettre debout, jusqu’à ce qu’une étincelle de Dieu relevât ces créatures couchées.

84  C’est là que, jadis, les médecins orientaux envoyaient leurs malades de la poitrine, parce que les cyprès rendent l’air salutaire.

85  La nymphe des prairies.

86  Un homme qui, simplement, ne veut pas mourir de faim, n’a pas besoin de travailler beaucoup ; c’est ce que démontrent les mendiants, les Italiens, les Espagnols et les Portugais.

87  Les Norvégiens croient qu’il ne vient qu’au quatrième Avent.