Le jubilé

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Paul

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« APPENDICE »

 

 

PRODROMUS GALEATUS

 

UNE préface ne doit être qu’un titre plus long. Il faut que celle-ci, à mon sens, se borne à éclaircir le mot Appendice.

Une biographie, un roman est tout simplement une histoire psychologique se développant autour du tuteur verni des faits extérieurs. Il n’y a point d’intérêt esthétique sans difficultés, sans péripéties, c’est-à-dire qu’il n’y a point de curiosité pour des objets connus. Or le poète sur son papier – semblable en cela au sort ou aux princes – ne peut disposer que de la nature matérielle, non de la spirituelle ; il peut faire sortir du havre de grâce et de la double foudre jovienne qu’est son encrier, des vaisseaux, des quines de loto, des pestes, la lumière du soleil, des nuages orageux, et des îles entières, en gratifier ou en châtier ses personnages d’encre et de papier ; mais il n’est jamais en son pouvoir de noyer, dans toute l’eau bénite de son chaudron à encre, le diable que nourrit un Lovelace, ni d’amener un Tom Jones à se déclarer puritain et à prononcer des vœux monastiques, pas plus que d’éteindre avec de l’encre le feu d’un Agathon. Le poète – au contraire de l’homme – change la forme du monde matériel d’un coup de son humide baguette de magicien ; mais il lui faut mille coups de ciseau pour changer la forme du monde spirituel ; il lui est plus facile de rendre riche que bon. Aussi ne lui avons-nous pas grande obligation, lorsqu’il fait mourir une foule de gens, ou leur donne la santé, ou les rend pauvres, ou misérables ; c’est-à-dire lorsqu’il tranche les nœuds physiques au lieu d’en nouer de moraux. Aussi le monde matériel – soit le royaume du hasard – est-il donné au poète comme simple fondement – item, comme suite et conséquence – des causes morales ; item, personne ne lui déniera le droit de recourir au hasard, pour peu qu’il augmente la complexité psychologique, bien loin de la résoudre 1 ; item, lorsque le jaune d’œuf et toute la materia medica et peccans du hasard, qui finit par avoir raison de tous les obstacles, étaient contenus déjà dans l’exposition, bien qu’on n’ait pu s’en apercevoir alors, etc.

Cependant le « nouement » et dénouement psychologique doit se cacher sous le développement des faits, – comme le Créateur sous les lois de la nature, – la chaîne des causes internes doit courir, secrète, sous celle des causes externes, les motifs s’habiller en lieux et temps, l’histoire de l’esprit en celle du hasard.

La plupart des Allemands ont fait fi de ce canon de Polyclète et de ce Décalogue romanesque, de ce beau guide-âne, et dans les Contes des Mille et Une Nuits même, je trouve la toute-puissance du hasard plus joliment parée de demi-teintes morales que dans nos meilleurs romans ; c’est un grand miracle, un grand honneur aussi pour moi, si, à ce point de vue, mes biographies sont tout autres, je veux dire bien meilleures. J’ai malheureusement égaré mes juges vehmiques, mes chercheurs de pailles et de poutres et mes critiques par mes digressions, bien que les digressions ne fassent que retarder sans le fausser le développement psychologique de l’histoire, tandis que d’autres écrivains, avec leurs hasards, l’anéantissent – ou le redoublent 2. Ô bon sort, donne-moi une fois la moitié d’une année pour attaquer aussi bien mes collègues en biographie que mes juges académiques à ce sujet, et sur un ton sérieux plutôt que satirique.

Ainsi, selon ce critère esthétique, l’histoire extérieure, morcelée par la nature comme un vers par un instituteur pour un exercice, doit être rassemblée ; un appendice, il est vrai, est tout autre chose.

Le premier et le plus ancien Appendice dont l’histoire des littératures fasse mention se trouve à la fin de mes « Divertissements biographiques » ; il a été écrit, comme chacun sait, par le créateur même de ce genre littéraire, c’est-à-dire par moi-même. Le second Appendice de notre littérature est livré à l’imprimeur sous les espèces du présent ouvrage et paraîtra à la suite de cette préface. Maintenant, comme j’ai donné l’exemple d’un Appendice et que je reste en cette matière comme l’académie et le modèle vivant sur la table, les esthéticiens ont la tâche facile ; ils peuvent tirer d’Appendices existants et établir la théorie, la méthode salutaire et les principes pratiques du genre, modeler sur ma puissance créatrice la leur légiférante ; ainsi, dans la constitution des États, ce ne sont pas les lois qui fondent et limitent la puissance, mais l’inverse. Voici maintenant, à mon sens, les règles, les équerres qui ressortent clairement du premier comme du second Appendice, – et je crois avoir étudié suffisamment ces deux uniques protoplasmas d’un genre littéraire tout nouveau : – un bon appendice raconte peu et plaisante beaucoup ; semblable à la Clio de Voltaire, l’Appendice ne se sert de la galerie historique que comme d’un véhicule et d’une « Nef des Fous » pour de riches cargaisons d’idées et de jeux d’esprit ; le véritable Appendice méprise la peinture des caractères et le système évolutif (selon Bonnet) d’une histoire intérieure ; mais, sous l’apparence légère de l’une et l’autre chose, il nous glisse dans la main les plus importantes satires.

Cette rapide poétique de l’Appendice montre clairement déjà que j’ai enrichi les belles-lettres d’une branche dramatique qui n’est qu’une parente éloignée du roman, sa demi-sœur, sinon sa belle-mère. En réalité, ce qui, dans le roman, est détour, erreur et souillure, est ici but et beauté. Les ailes de papillons de suggestions multicolores qui remplissent le cabinet d’histoire naturelle, la vitrine de l’Appendice, et qui en sont l’ornement, ne seraient qu’interpolation dans le bon et solide roman allemand, – ainsi que, selon Buffon, de véritables ailes de papillons luisent, residua indigestes, dans les excréments de la chauve-souris. La digression, dans le roman, n’est jamais essentielle ; dans l’Appendice, on ne peut la traiter comme accidentelle ; là, elle est ordures stagnantes, ici elle est une incrustation dans le sol, un Asaroton poétique ; ainsi, les Anciens mettaient dans leurs mosaïques de la paille, des os, et d’autres choses en trompe-l’œil ; bref, ils avaient la chambre pour y placer des ordures.

Certes, il est difficile de rédiger le code d’un genre d’après si peu d’exemples d’Appendices – car, hélas ! nous n’en possédons que deux – et on court le risque d’ériger en maximes générales les hasards individuels de l’œuvre, de prendre les excroissances pour les membres de la bête, – et il est probable qu’Aristote se trouva devant la même difficulté, lorsqu’il écrivit la théorie de l’épopée ; car il n’avait sous les yeux que l’Iliade et l’Odyssée... mais j’ai l’avantage d’être en ce domaine l’Homère aussi bien que l’Aristote.

Il eût fallu m’y prendre avec plus de ruse, si j’eusse voulu dissimuler d’où me vint l’idée de cette belle invention : l’Appendice, qui sacrifie à de plus importantes beautés le développement des caractères et l’histoire des âmes, est bien trop apparenté au roman allemand actuel qui omet ce développement, pour que je puisse dissimuler un instant comment une si heureuse composition du roman me mit à deux doigts de ma découverte. Il importait que ce fussent des œuvres bien différentes des romans anglais ou de ceux de Schulze, Wieland et Thümmel, des romans bien munis de césures et d’hiatus historiques et psychologiques, pour que je pusse en arriver à l’Appendice ; de même, la propriété colorante rouge de l’orseille n’eût pas été découverte si, au XIVesiècle, un négociant florentin ne se fût arrêté sur une roche levantine et n’eût... pissé sur une surface de cette roche. Les modèles auxquels je pense furent comme les groins de cochons qui creusèrent les fondations du monastère cistercien d’Ebersbach, dans le Rheingau, – ou comme les informes taches du mur dont Léonard de Vinci (l’Aristote des dessinateurs) conseille de tirer des idées picturales...

Que maintenant le lecteur entreprenne de lire le second Appendice lui-même, le Jubelsenior ; qu’il se réjouisse avec ceux qui se réjouissent dans l’Appendice, qu’il pleure avec ceux qui pleurent, mais qu’il tienne compte à cette Odyssée des différences qui la séparent de mon Iliade ! Que le sort empoigne mon lecteur comme un canari, toujours avec des mains chaudes ! qu’il lui mette toujours un morceau de sucre entre les barreaux de sa cage, qu’il ne la couvre jamais d’une couleur plus sombre que le vert de l’espérance ! qu’il lui donne, comme l’empereur de Russie à Kosciusko et aux 14 052 Polonais exilés, de la liberté, encore de la liberté, toujours de la liberté !

 

À Hof, dans le Voigtland, le jour où,

lisant la Gazette de Bayreuth, j’y ai trouvé

cette nouvelle, 1797.                                

 

JEAN PAUL FRÉD. RICHTER.     

 

 

 

 

 

 

PREMIER RAPPORT OFFICIEL

 

LE MESSAGER DU CONSISTOIRE. – MADEMOISELLE DE SACKENBACH. – LA BAGUE ET L’ÉTOURNEAU. – VOYAGE SENTIMENTAL. – CONTRIBUTION À LA RUBRIQUE « DE CONTRACTIBUS BILATERALIBUS ».

 

 

IL est sur cette terre mille joies riches et durables, dans le... souvenir : notre fruiterie et le cabinet pomologique des figures de cire de notre imagination. Par contre, sur l’assiette à dessert du bonheur, je trouve rarement des fruits plus tendres que les fruits à noyaux. C’est un avantage évident pour le philosophe, le plus noble casse-noix de toutes les écorces : les pauvres joies vides, que l’on ne peut goûter, il peut au moins les examiner, les fouiller jusqu’en leur profondeur ; car il rivalise avec le gros-bec et la loxie qui rejettent la chair délicieuse de la cerise, et n’en gardent que l’amande. Mais une jeune fille comme Alithéa préfère cueillir le fruit qu’on appelle prunelle, où il n’y a rien de dur, point de noyau.

Il y a tout juste quinze jours – le 3 septembre 1796 – Alithéa attrapa, avec son cueilloir, un de ces fruits que portait un envoyé consistorial, du nom de Lederer. La jeune fille était à la lisière du bois et n’avait pas donné encore cinq coups de peigne (ce n’était point un peigne d’acier ou de corne, ce denticule architectural de la colonne féminine, mais un peigne de bois avec lequel, en Thuringe, on récolte les airelles dans la mousse) lorsque ce Lederer passa, et, faisant reluire sa plaque de messager du Consistoire, demanda s’il y avait loin encore jusqu’à Neulandpreis.

Ce village de la province de Flachsenfingen est, comme chacun sait, au milieu d’un grand bois de bouleaux. Alithéa vola, comme l’étoile des Mages, ou comme un vanneau, au-devant du messager, par curiosité peut-être, autant que par complaisance ; car, justement, le Senior Schwers, à qui l’estafette ecclésiastique en avait, était son tuteur. Le presbytère attendait depuis longtemps cet évangéliste : aussi la pupille, plus rouge encore d’attendre que de se pencher, voulut-elle, en chemin, interroger le messager, par amour et sollicitude pour la famille du pasteur. Mais il garda son secret. Il semblait bien qu’il portât, dans sa sacoche, un petit Chanaan, un Eldorado ; mais il ne l’ouvrit pas.

Un républicain partant pour la France prend le premier Français qu’il rencontre dans le vestibule païen de l’État libre pour un républicain, – un tory le prendrait pour un tory – ; dans une tragédie ou dans un roman dont je ne sais rien encore par des critiques, à chaque personnage qui entre en scène, je crois que c’est le héros ; c’est ce que suppose aussi une jeune fille qui, à sa fenêtre, attend son héros. Pour la même raison, les candidats qui ont sollicité un presbytère prennent toute enveloppe pour une nomination. Alithéa pensa que le messager en apportait une. Car le Senior Schwers avait fait souffler, par la verrerie académique, son fils Ingenuin en une belle fiole de médecine spirituelle ; il n’y manquait que le long « mode d’emploi » de la nomination, la tecture de la perruque, le papier coloré de l’habit noir, et l’attache du col. Le père eût vu aussi volontiers auprès de lui, dans sa chaire, un coadjuteur et un Roi de Rome qu’un Électeur ecclésiastique et un Empereur romain. Mais père et fils avaient encore une raison particulière pour souhaiter l’« adjoncture » et la solliciter auprès du Consistoire, et pour désirer avoir cette décision au plus tard dans la quinzaine ; c’est que le Senior devait fêter dans quinze jours son jubilé, et qu’il eût vu volontiers son fils et successeur sur l’escalier de la chaire ce jour-là. Mais le Consistoire semblait être sourd et muet. Le Senior avait, il est vrai, son fils aîné, imprimeur à la ville, qu’il eût pu utiliser comme conducteur de machine et deus ex machina auprès du Consistoire ; mais il tenait une telle démarche pour impie.

Parmi tous les escaliers qui conduisent à la chaire, il n’en est point de plus vermoulu, de plus pourri que le gradus ad Parnassum ou l’échelle de Jacob des rêves ; il faut la remplacer par l’échelle de secours de la grossièreté, l’échelle de potence de la simonie, et escalader la chaire – ou bien tendre les ailes de chauve-souris d’un tablier ou s’installer dans la machine aérostatique d’un parent ; bref, par tous les escaliers, – les secrets, du moins, – on monte plus vite que par l’escalier du mérite. La même grâce de libre arbitre qui, selon les calvinistes, élit sans considération des mérites ceux qui parviennent au ciel, cette voluntas antecedens choisit aussi ceux qui conduisent au ciel...

Les choses en étaient là, au presbytère, lorsque le messager du Consistoire y entra avec Alithéa et demanda à la seniorin – qui, dans la chambre déserte, cousait pour son mari, non point des chemises, mais de petits cahiers pour les sermons de jubilé et les autres – où était Monsieur Ingenuin, son fils. Déa – c’est l’abréviation maternelle du nom d’Alithéa – alla le quérir dans le cabinet de travail où, auprès de son père, il travaillait, assis à une grande table.

Le fils du pasteur passait une triste soirée de samedi ; il était assis dans le Purgatoire et le feu des balles, et portait, au lieu d’une couronne de lauriers, la couronne de poix brûlante que lui avait tressée la Gazette littéraire d’Iéna. Ce journal avait révélé qu’Ingenuin était l’auteur d’une Critique de la liturgie selon les principes kantiens, dont le critique se sentait le devoir de blâmer sévèrement le cynisme novateur 3. La suite de cette critique, qui promettait encore quelques boulets munis de harpons, ne pouvait parvenir à Neulandpreis que huit jours plus tard. Je ne connais que deux éternités qui durent presque autant que les châtiments de l’Enfer, et que l’on subisse aussi misérablement : la première est faite des trois ou des huit jours qu’un auteur doit vivre jusqu’à ce que la critique d’un de ses ouvrages, interrompue dans une livraison, soit continuée dans la suivante. Le ciel et le rédacteur veuillent écarter ce tourment de ceux qui, comme moi, préfèrent supporter la fièvre des blessés ou la fièvre devant le canon plutôt que cette fièvre des prisonniers qu’est l’attente. – La seconde éternité, qui, pour le moins, n’est pas brève, est ce long jour de la Saint-Jean qu’ici, à Hof, à Bayreuth, à Berlin, à Halle, une jeune fille anémique passe, assise, attendant le soir et le bal de l’anniversaire royal, pour lequel la brave enfant ménage sa splendide coiffure ; car le perruquier qui, de tout le jour, ne cesse de manier le peigne, ayant eu pitié d’elle, l’a coiffée en hâte, avant l’aube, à cinq heures et demie.

Par bonheur pour Ingenuin, l’auteur de l’œuvre blâmée était inconnu aussi bien du public que de son propre père.

L’âme forte et libre du Senior s’était assimilé la tactique de l’Église comme un vigoureux guerrier fait le cérémonial militaire. Semblable aux scolastiques, il avait des ailes dans la philosophie, et, dans la religion, des chaînes. La ressemblance de l’homme avec Dieu – qui, selon les Sociniens, réside dans la domination sur les bêtes – lui semblait se manifester clairement dans la domination plus noble sur les bêtes humaines qui l’entouraient et sur le bétail tenace de ses instincts (comme dit Platon), mais sa subordination aux usages extérieurs, due à une conscience délicate et à son âge avancé, ressemblait souvent à une timide hypocrisie.

Le fils descendit auprès du messager ; il ne le reconnut qu’à sa plaque de fer-blanc (son prédécesseur venait de mourir) et reçut de lui un pli portant cette suscription : « À l’Adjunctus Ingenuin Schwers, à Neulandpreis. »

Ingenuin n’appartenait pas à la société secrète des génies qui refusent de rien accepter de l’État ; une nomination lui était plus agréable qu’une critique. Aussitôt, par respect, il porta à son père, sans l’ouvrir, le testament qui l’instituait héritier de la chaire. Schwers acheva d’abord de repasser les périodes de son sermon dominical, – car, tant que le vieillard avait encore la force de gravir de ses deux jambes l’escalier de la chaire, et de retourner de ses deux bras le sablier, personne ne pouvait le faire sortir de la coquille de bois de l’ermite 4 – ensuite seulement, il lut la nomination à haute voix, et jusqu’aux signatures des conseillers du Consistoire. Bien que le fils eût parfaitement compris qu’il était nommé adjunctus cum spe succedendi (avec l’espoir de devenir pasteur), le vieillard prononça d’une voix solennelle : « Le Vénérable Consistoire de Flachsenfingen t’appelle au poste d’Adjunctus cum spe succedendi auprès de ton père. Mais, jeune homme, puisque le Seigneur fait reposer sur tes épaules cette charge si pesante, qu’il lui plaise de te soutenir et de t’armer, afin que tu sois un successeur non indigne de ton père. Car, un jour, je te demanderai des comptes sévères. Et je te souhaite, en cette nouvelle vie, toutes les bénédictions. Amen ! » Un pieux embrassement réunit le tendre fils et le ferme vieillard.

Lentement, les yeux brillants, le visage grave, Ingenuin, devenu le messager de son propre avancement, descendit auprès de sa mère ; cette joie fut pour elle un oiseau d’été réveillé dans les mois hivernaux de sa vieillesse. Si, dans les jours glacés de son âge, son cœur battait si chaudement, c’est que ses noces d’argent coïncidaient avec le jour du jubilé... en tenant pour rien une quinzaine ; il arrive souvent que les ecclésiastiques fêtent le même jour ces deux jubilés, parce qu’ils montent toujours à la même époque en chaire et dans le lit conjugal, et parce qu’une lumière d’église, dès que le Consistoire l’a allumée, enflamme facilement le flambeau des fiançailles. – Théodosia (c’était le nom de la mère) ne put se tenir de porter à son mari son cœur rajeuni par la joie ; elle s’appuyait plus encore à son ferme cœur qu’à sa ferme poitrine, méprisant avec lui trois dieux : l’argent, le mensonge et la toilette. Seuls, elle et son fils avaient la permission d’entrer dans le cabinet du pasteur – un sombre sanctuaire, tapissé de noir gibier à plumes. Alithéa ne pouvait se permettre que de frapper à la porte. Le prétexte des épanchements du cœur maternel fut qu’elle voulait se faire décréter – sinon remettre – par le Senior le gratial et la provision destinés à l’annonciateur de nomination : car la mère était la directrice de la banque et la trésorière du trésor commun des Schwers.

Son fils parti, le Senior s’était mis à apprendre par cœur la péroraison de son sermon ; mais c’était justement le sermon du quinzième dimanche après la Trinité, où il décrivait les yeux et les bras maternels de la Providence ; l’émotion le contraignit, au milieu de ce travail, à ôter son bonnet, et il acheva de lire sa péroraison comme si c’eût été une prière vespérale d’action de grâces. Puis, plein de pieuse surprise et de recueillement, il se mit à la fenêtre. Le soleil argenté du soir, pareil à la coupole éclatante de Michel-Ange, brillait comme un second temple plus haut sur l’église Saint-Pierre de la nature, et sa pluie de lumière tombait, du sommet des bouleaux, en torrents obliques, sur les yeux ouverts du vieillard ; et un second soleil nageait autour de ses yeux aveuglés, éblouis. – Lorsque le premier soleil tirait déjà devant lui la couverture de Moïse des arbres, le faux soleil flottait encore autour de lui, et lorsqu’il fermait les yeux, son éclat durait ; mais, lorsqu’il les rouvrit devant sa femme, la terre et la chambre exiguë tournaient, radieuses et épanouies ; dans une sainte cécité, il attira sur sa poitrine restée droite sa bien-aimée toute percluse d’années : ils versèrent les larmes de joie les plus nobles, – celles des parents...

Puis elle le consulta sur la récompense à donner au messager. Le Senior était exact dans ses pourboires, juste dans ses paiements, dépensier seulement dans ses douces aumônes ; le Séniorat décréta seulement huit gulden rhénans. La mère déférente, qui ne mentait jamais, dut conclure pourtant une triple alliance des trois états avec sa fille, rusée mais douce, et avec son fils, ouvert mais faible, et supporter qu’on trompât, autant qu’on le vénérait et l’aimait, leur commun seigneur et maître grisonnant : il leur était aussi impossible qu’à la vieillesse elle-même de détourner ce vieillard pétrifié de la tête de Méduse de la raison, c’est-à-dire de sa propre tête lucide ; la mère dut donc, par force, souscrire le bill d’Alithéa décrétant que, au lieu de l’argent, on donnerait un double ducat. Il n’y en avait qu’un dans toute la maison, et il pendait au cou de Déa : elle portait un paternoster d’or fait de trois ducats dont le plus petit était couvert de la rosée de quelques perles. Un tiède vent de dégel passa sur les sentiments d’Ingenuin lorsqu’il vit cette catéchumène de son père payer pour lui, – elle était une pauvre fille de la Suisse, et s’appelait Alithéa Zwicki, – mais il n’y pouvait rien changer ; d’ailleurs, qui eût pu lui dénier le droit de la rembourser en lui donnant un collier plus grand et plus chaud ? Car cette bienfaitrice ne possédait pour toute fortune, outre son beau cœur paisible, qu’un... second cœur, aussi paisible, le cœur adjoint. Il était un pigeon des champs, elle une colombe apprivoisée ; il obéissait à son père comme à un Vieux de la Montagne, elle obéissait à la mère d’Ingenuin comme à une Abbesse et une Papesse Jeanne. L’étoile de l’amour ressemble souvent à ces étoiles fixes qui, selon Euler, peuvent être depuis longtemps au ciel avant que leur lumière ait parcouru le long chemin qui descend jusqu’à nous. En particulier, dans les âmes dont le climat est tempéré, la plante d’aloès de l’amour verdit des années durant sans fleurs ni parfum, jusqu’à ce que, par quelque hasard, la chaleur fasse éclater les bourgeons mûrs. L’envoyé consistorial Lederer ouvrit, à ce qu’il semble, avec son papier, les deux boutons d’œillet bien fermés ; du moins, ce qui suit ne contredit-il pas à cette hypothèse.

Le nouvel Adjunctus, qui était peut-être le plus galant, le plus aimable des élégants de Neulandpreis, se rendit au château, en face du presbytère ; ce château était grand comme un hôpital pour invalides, mais fort invalide lui-même. Une demoiselle de l’Ancien Testament y résidait, qui comptait plus d’ans que d’aïeux et avait nom Amanda Gobertina von Sackenbach. J’allais lui reprocher son âge ; mais est-il juste que les hommes se reprochent mutuellement des qualités opposées, à l’un sa jeunesse, sa vieillesse à l’autre, sa graisse au gras, à moi d’avoir la peau sur les os ? Amanda von Sackenbach avait eu mon âge, avait été dame de compagnie, ou fille d’honneur de la défunte souveraine, – puis elle devint sa propre dame de compagnie et fille d’honneur, et elle l’est aujourd’hui ; une pension (pour laquelle le Cabinet du Prince n’utilisait qu’une fondation des pauvres) l’orne dans son caveau et fait croître sur elle un feuillage d’or, comme des veines de métal traversent le corps du mineur enseveli dans le gisement. Quoique, dans son château misérable, elle soit à peu près aussi facile à atteindre par l’amour que les Européens par la peste, – laquelle, comme l’amour, se transmettait par un pommeau d’épée, une lettre, un vêtement de laine, une pièce d’or, – cependant, elle ne va chercher que dans les grandes maisons les impressions tendres et élégantes, comme les dettes et les punaises... Peu lui importe un habitant de Neulandpreis. D’ailleurs, elle n’est pas seulement la fierté, mais la serviabilité et la médecine mêmes ; elle accourt au chevet du malade le plus pauvre et s’acquitte du lavage des pieds, le jeudi saint, accomplissant ces actions nécessaires sans préjudice de son orgueil ; de même, sans déchoir, Madame de Maintenon et Pierre le Grand servirent dans les derniers rangs, celui-ci parmi les soldats, elle parmi les nonnes.

Mademoiselle von Sackenbach prit une part profonde à la joie d’Ingenuin en apprenant la nouvelle de sa nomination, promulguée par Lederer ; elle aimait tant la famille du pasteur que, chaque fois qu’elle rentrait chez elle, elle se faisait des reproches de sa gracieuse bienveillance : car, si elle arrivait en se rengorgeant, elle partait émue. Elle fit aussitôt à l’adjoint – preuve certaine de sa condescendance – la prière de se chercher une adjointe : car, célibataire, il serait trop sensible aux charmes du sexe. C’était vrai : l’Adjunctus ne pouvait lire à une âme féminine un texte plus sévère que celui du mariage, son cœur était en tout temps un fief féminin, et ses regards vivaient en perpétuelle cryptogamie et « sigisbéisme » avec toutes les femmes ensemble, sans omettre les nymphes des eaux, les sibylles et les enfants au baptême. Rien n’assure les hommes de cette sorte contre l’éclat de la beauté qui rayonne sur la moitié de l’Europe, comme une bonne ménagère, de même que seuls ceux qui ont allumé une veilleuse ne sont pas aveuglés et blessés par les éclairs nocturnes. – L’Adjunctus répondit que si jamais son cœur méritait d’enchaîner un cœur humain, à l’instant même il serait disposé au mariage. Il croyait fermement qu’un dieu seul pouvait mériter une déesse, c’est-à-dire une femme, un Grand-Croix seul une dame de la Croix, un apôtre une Marie ; et il n’avait guère la hardiesse de se fiancer. En cela, il contraste, à son désavantage, avec nos libertins et nos ravisseurs sabins, parmi lesquels il n’en est point de si vermoulu, pourri et lézardé qu’il ne donnât avec joie sa main goutteuse à une sainte femme ; fatale vanité, qui est malheureusement la condition de grands avantages, car, selon La Rochefoucauld, « notre orgueil s’augmente souvent de ce que nous retranchons de nos défauts ».

En général, l’homme aime plus ardemment et plus fidèlement, à vertu et amour égaux, l’âme supérieure que l’âme inférieure ; je tire cette conclusion, non seulement de l’inclination des libertins pour les filles honnêtes, mais aussi de celle, semblable, que les singes ressentent plus volontiers pour nos femmes que pour les leurs : ainsi, le chien est plus ami de l’homme que du chien. Et il m’est impossible de me figurer le Diable misanthrope.

Demoiselle Gobertina offrit à la famille du pasteur la moitié d’un coq d’Inde comme oiseau consistorial pour le pigeon voyageur consistorial Lederer : elle eût pu manger encore une demi-semaine de cet oiseau. Son appétit était plus fort que sa pension ; cependant, rien ne paraissait sur sa table qu’un courtisan n’eût pu demander, à supposer même qu’il l’eût laissé ensuite au laquais famélique debout derrière sa chaise. Il lui eût paru trop bas, et contraire au bon ton des cours, de faire servir à sa table d’autres pigeons et cochons que sauvages ; car elle savait qu’on n’occupe pas volontiers la table des nobles de quelque chose d’apprivoisé (les convives exceptés).

Ingenuin partit ; mais, à la maison, il ne donna lecture de la lettre de donation du dindon que devant une âme troublée. Alithéa avait enlevé avec peine la bague d’or qui meurtrissait son doigt gonflé par la chaleur ; elle avait déroulé le fil qui la faisait plus étroite, et, en attendant de le rajuster, elle avait déposé la bague pour préparer le repas du messager. Dans cette honnête et paisible demeure, la suspicion n’ouvrait jamais son œil félin. Alithéa sortit de la chambre, et, en y rentrant, trouva le messager donnant la chasse à l’étourneau qui, disait-il, avait volé jusque sur la table, pris la bague dans son bec, et l’avait emportée. Cet anneau resta aussi introuvable que le sceau de Salomon ; pour moi, il est vraisemblable que l’ambassadeur l’avait dérobé à son usage. Cependant, le messager ne cessait de traiter de vaurien l’étourneau, et l’oiseau, procureur général ou sergent de ville à plumes, rétorquait l’injure sur-le-champ, et appelait le messager : voleur. La mère, par respect pour l’humanité, la fille, par respect pour le Consistoire, tenaient l’étourneau pour le coupable. Alithéa, qui pourtant avait de si bon cœur ôté de son collier le double ducat, ne pouvait parvenir à sécher, de son tablier de cuisine, les larmes que lui arrachait son annulaire dépouillé ; et, lorsque le Senior passa, elle attribua son œil assombri à la fumée de la cuisine – car, malgré ses cheveux blancs, il s’emportait encore contre les imprévoyances et contre les larmes terrestres et inutiles – et elle ajouta que cette fumée était signe de mauvais temps.

Lorsque le messager, après avoir gonflé la montgolfière de son estomac et injecté du métal à sa bourse, eut enfin pris congé, une joie muette et solennelle éleva les quatre cœurs amis. Le Senior appartenait à la lignée royale des hommes qui s’élèvent dans le chant de joie, ou plutôt dans le chant de la joie, et qui tendent vers le ciel, lorsque les nuages le quittent, comme l’alouette prisonnière cherche à étendre ses ailes retenues par un fil et sautille dans la chambre dès qu’elle se met à chanter. Schwers étendit son bras, comme un bras peint à un carrefour, et montra les voies de soleil et de pollen de la Providence qui réunissait son jubilé avec l’« adjoncture ». Théodosia ajouta : « Et nous fêterons aussi nos noces d’argent. » Ingenuin regarda Alithéa : des larmes plus grosses pressaient les yeux de la jeune fille, et tous deux pensaient à l’anneau dérobé ; mais Déa ne pleurait ni de joie, ni de chagrin, ni d’émotion, mais pour tous ces motifs ensemble ; tous ses nerfs étaient les tendres branches d’une sensitive, qui n’avaient point encore été amollies et abattues par de trop fréquents contacts.

Le jeune couple fit un repas rapide des restes du messager, puis obtint la permission d’un pèlerinage vespéral. Dans les villages, on donne aux jeunes gens des bonnets phrygiens, et la liberté académique, et la liberté du commerce ; dans les villes, c’est à peine s’ils obtiennent quelques rules pour leurs King’s Benchs, à peine quatre nouveaux hublots et meurtrières dans la vieille galère et la prison ; mais il n’est point de liberté qui soit plus souvent offensée et tournée en ridicule que celle qui est limitée. Tous deux se hâtèrent de sortir du village entouré de fraîches bordures de bouleaux ; ils gravirent une colline arrondie qui portait trois bouleaux pleureurs, serrés ensemble, dont les campagnards ne faisaient pas grand cas, parce qu’on ne pouvait faire des balais de leurs branches comme de celles des autres bouleaux. Le trépied des bouleaux était ceinturé d’un banc de bois sur lequel les jeunes gens s’assirent.

Leurs yeux regardaient, en bas, les cimes vert-clair des arbres, tandis que le rouge anneau magique de l’horizon s’étendait autour d’eux comme un cercle de feu. Le vaste oratoire de la terre entourait leur vert jubé et, au-dessus de leurs têtes planait un orage mouvant, brillant à son pourtour, dressé sur la roue de feu et le cercle de pourpre de l’horizon. On entendait comme le bruissement d’une forêt, sans les tremblements de terre que fait le tonnerre, et le doux œil du soleil était voilé par le rideau de la pluie d’orage ; les nuages ne déversaient point de cataractes, mais seulement une chaude et légère cascade sur la floraison automnale de la terre, et, au lieu de la couleuvrine et du boutefeu de l’éclair, seule la source de naphte d’un doux nimbe répandait sa lumière voilée sur le banc des nuages.

L’amour d’Ingenuin, en cette journée, ne cessa de croître et de s’implanter de plus en plus profondément en son cœur, de plus en plus loin de la racine de la langue ; ce n’était pas seulement parce qu’en ce jour il était aussi solennel que la nature alentour, pas seulement parce que son père vouait à cette enfant une considération qui la grandissait ; c’était surtout parce que le sort lui avait mis dans une main un calice de joie, et dans l’autre un calice de douleur, et parce qu’Alithéa avait, de si bon cœur, dénoué pour lui son collier d’or. Il persistait à prononcer, au lieu du vœu d’amour, le vœu de silence. Enfin, il se souvint de l’après-midi, et raconta à la jeune fille qu’aujourd’hui sa mère avait épousseté son cilice verdoyant, sa couronne d’épines en soie, c’est-à-dire sa couronne de fiancée, tressée de fils de soie verte et de myrtes fanés, pour découvrir devant lui, à cause de la proximité des noces d’argent, la refloraison tardive et pâle des mois d’été en allés de sa vie. Alors, Alithéa, gaiement, sortit d’une poche un petit paquet de lettres qu’elle avait obtenu, par des caresses, de la Seniorin qui accordait toujours trop peu à un entêté, trop à un suppliant. C’étaient les lettres d’amour du Senior à Théodosia. Alithéa pria leur fils de lui lire les jambages vieillis. Pour un bon fils, il n’est pas seulement difficile, mais agréable aussi, de se représenter son père dans les années de la libre fatuité juvénile, ou dans les académies, ou comme chandelier des flambeaux de fiançailles : la vénération le cède alors à un amour plus doux. En lisant, Ingenuin se prit à aimer mieux son père, d’abord, pour les raisons que je viens de dire, et Alithéa aussi, pour celles que voici : le matin où un ami se marie, tous ses amis veulent l’imiter, ainsi que, l’après-midi où une sœur se fiance, toutes ses sœurs cadettes ; – combien plus un fils charnel qui fouille dans le portefeuille amoureux de son père ! Déa se contentait, chaque fois que, dans les lettres, il était question d’un anneau de fiançailles, de libérer un soupir prisonnier dans sa poitrine, ses yeux brillaient plus humides, et elle regardait pudiquement sa main nue. Ingenuin jetait sur elle un regard compatissant et interrogateur : « Hélas ! ce n’est que ma bague, et je ne dirais rien, pourtant, si vous la portiez ! » dit-elle innocemment ; et innocemment il répondit : « Alors, je puis vous le dire, vous la reprendriez, et avec la mienne ! »

Le soleil nourri d’éclairs tomba, ivre de feu, de l’orage pourpre, mille flammes jaillirent de la terre inondée et réverbérante. Ingenuin, machinalement, mit devant le visage de son amie sa main écarlate et transparente. Elle détourna ses regards des cinq baguettes d’éventail diaphanes vers lui, plongeant dans ses yeux éblouis des yeux de plénitude et d’émotion. Et, tandis qu’ils se regardaient longuement dans la solitude aveuglante, perdus dans le tonnerre et le soleil, leurs jeunes cœurs inexpérimentés battirent de délices et de douleur – et chacun regarda les larmes qui gonflaient les paupières de l’autre, et chacun s’étonnait de l’autre. « Ô vous ! » dit Ingenuin d’une voix qu’il ne s’était jamais entendue. Elle répondit : « À moi aussi tout le cœur me fait mal, mais j’en suis heureuse. Vous voulez dire quelque chose ? – Non, non... » dit Ingenuin, et, lorsqu’il lui rendit les lettres paternelles et toucha sa main dont le pouls battait fort, les nuages, à cet instant, plongèrent avec un long écho de tonnerre, vers l’est, les flammes nues du soleil se répandirent sur la soirée nettoyée, épurée, une main d’ange éparpilla de petits boutons de roses ou de délicats rubis, les forêts se courbèrent en bruissant, et le ciel ennuagé s’enfuit vers l’est en tonnant. – Ce ne furent point les deux amants, ce fut l’amour même qui pressa leurs mains ensemble, et Ingenuin dit : « Oui, je demanderai aujourd’hui à mon père si je suis digne de vous ; car je vous aime ineffablement ; oui !... non ? » Alithéa répondit : « Non ! il me méprisera si je vous aime aussi. – Ô très chère, pouvez-vous donc m’aimer ? demanda vivement Ingenuin. – Hélas ! vous ne lui avez pas demandé encore, dit Alithéa... Venez plutôt, il fait froid. »

Grand Génie de l’amour ! je révère ton cœur sacré, quel que soit son langage, mort ou vivant, avec quelle langue qu’il le parle, la langue de feu des anges ou une langue gourde, – et je ne te méconnaîtrai jamais, que tu habites dans une étroite vallée des Alpes, ou dans la hutte des Écossais, ou au milieu de l’éclat du monde, – et que tu donnes aux hommes des printemps, ou de nobles illusions, ou un pauvre vœu, ou que tu leur prennes tout, tout !

Ils descendirent lentement du Pinde lumineux de leurs âmes. Le village reposait dans l’ombre, entouré de sa vaste tonnelle de bouleaux et de sa paroi de jardins. Le soleil encadrait déjà le nocturne de la terre dans le cadre doré des nuages brillants. Déjà la cloche du soir cessait de sonner la messe lasse du jour, et les rêves éveillés, les souhaits obscurs, semblables à des papillons du soir, commençaient à travers l’âme leur vol fatigué...

Les deux enfants trouvèrent leurs parents las et solitaires, qui chantaient doucement un chant du soir, comme le chant funèbre du jour trépassé. Ils ne dérangèrent pas cette élévation harmonieuse, mais l’accompagnèrent en sourdine. Lorsqu’ils eurent achevé, ils s’avancèrent devant le vieillard rayonnant de piété, dont l’âme, attirée vers le haut, décrivait des cercles d’année en année plus courts et plus proches, autour du soleil surnaturel, comme la terre autour du soleil naturel. Le père devina, lorsque son fils lui prit la main, la prière qu’il allait lui adresser ; car la mère avait tout découvert déjà auparavant, et avait communiqué ses réflexions à son mari ; elle lui était attachée de façon extraordinaire, plus encore qu’à ses enfants, et toutes les strophes de son long mariage, à part quelques rimes féminines, suivaient l’harmonie des sphères de la lune de miel. Elle n’avait qu’une faiblesse féminine : la haine et le soupçon envers toute féminité étrangère. Théodosia mit fin à son émotion pensive par une émotion maternelle devant l’émotion amoureuse de son fils ; elle fondit en douces larmes. Le père, manifestant la même attention qu’il aurait vouée à l’examen d’un nouveau canari, rendit plus difficile l’exorde de son fils, et lorsque celui-ci commença à parler, Alithéa voulut lui retirer ses mains. La mère, alors, s’écria vivement : « Bénis-les, père, car ils veulent s’appartenir. » – À peine eut-il dit : « Que Notre Père à tous vous donne sa bénédiction, et que vous soyez aussi heureux que vos parents ! » une subite mélancolie le prit à la gorge, ne lui laissant que les syllabes muettes de la physionomie ; Théodosia empêcha alors qu’il ne découvrît la perte de la bague : « Il faut remettre, dit-elle, jusqu’à l’anniversaire de notre mariage les fiançailles et l’échange des anneaux ; mes autres enfants, ainsi, y assisteront. » Bien volontiers, ils consentirent, leur union intérieure conclue, à différer leur union extérieure.

Ingenuin voyait maintenant, sur la mer monotone de sa vie, s’étendre tout un nouveau monde en fleurs ; l’agitation et le bruit intérieur de sa joie, les entraves qui le contraignaient à se taire lorsqu’il était tout plein d’un amour croissant, tout le décida à quitter avec Alithéa ses calmes parents, que le samedi soir et la fatigue de tant de joies remirent entre les bras du sommeil ; les jeunes gens regagnèrent leur Olympe. Comme, depuis la petite cloche du couvre-feu, tout s’était transformé, divinisé ! L’automne était devenu un printemps ; les châteaux blancs dans la plaine verte s’étaient métamorphosés en scintillants palais de glace et en temples du Soleil ; au-dessus de la grand-route blanche se recourbait la céleste Voie Lactée, les deux routes semblaient se rejoindre sur la montagne lointaine, et les nuages, comme les vantaux des portes célestes, étaient largement ouverts.

Mais, dans l’âme d’Alithéa, s’élevèrent de blanches brumes, grandes comme des tombes, pareilles aux brumes qui se levaient du fleuve noir, sous ses yeux ; et, sous les collines de fumée qui s’entrouvraient, gisaient ses parents ; le bonheur dont elle était envahie affolait ses nerfs et dirigeait ses yeux vers les Alpes au pied desquelles son père et sa mère s’effeuillaient et rendaient à la terre noire l’écorce, la moelle et les racines.

L’écho d’un cor postal sonnant dans la forêt, les colonnes de fumée montant des feux mourants des bergers dans les champs, deux feux follets relevaient dans l’esprit de la fille heureuse les tombeaux disparus de ses chers parents, et elle versait des larmes abondantes. Elle ne pouvait se contenir, et se demandait sans cesse : « Comment se fait-il qu’aujourd’hui tu sois de triste humeur ? » – Enfin, Ingenuin l’interrogea, lui aussi, car, se trompant, il ne pensait pas que la douleur d’Alithéa pût naître de sa joie même. « Je songe, dit-elle, que mes bons parents devraient me voir aujourd’hui dans ma joie, et cela m’émeut. » Et, derrière ce masque, toutes ses larmes d’enfant remontèrent ; mais l’ami de son âme, en son innocence et sa pureté, tenait pour saintes toutes les gouttes (de la treille) qui échappaient à ce cœur plein et déchiré ; il les essuyait une à une, mais pas avec ses lèvres ; car il considérait le chagrin de l’enfant à propos de ses parents disparus comme trop pieux et respectable, pour oser le troubler des vœux de son cœur ami. Ainsi restèrent-ils longtemps en silence devant le ciel muet de la nuit, et une étoile en même temps que chaque larme tombait ; mais, en leur ignorance et leur pureté, les enfants terminèrent le premier soir de mai de leur ardent amour sans son premier baiser ; leurs belles lèvres s’étaient tout donné, hormis elles-mêmes.

Oh ! terminez heureusement votre soirée ainsi, et ôtez au château enchanté de l’amour l’échafaudage des corps ! – Homme enivré, tu ne le resteras pas, tu te dégriseras, si tu ne recherches et n’aimes pas ta bien-aimée comme la vertu, qui ne prend jamais corps, si les regards ne restent pas ton langage et ton désir : la jacinthe de l’amour fleurit si bien dans le vase qu’emplissent deux larmes. – Insensé, qui ignores que le pur amour, comme l’eau des glaciers, est meilleur avant d’avoir touché la terre, et que nos sentiments les plus élevés sont semblables aux oiseaux de paradis qui ne parviennent que rarement à quitter le sol, lorsqu’ils y sont descendus !

 

 

 

 

 

 

PREMIER MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

SUR LA FORME ÉPISTOLAIRE. – SUR LA PRESCRIPTION DES MÉRITES. – LA HAINE CONJUGALE. – ET QUE LA VIE EST UN JEU PUÉRIL.

 

 

            Très cher ami,

 

LA forme épistolaire est l’une des plus plaisantes manières d’habiller sa pensée, lorsqu’on veut écrire à quelqu’un : elle fut employée même par saint Dominique dans ses lettres à la Sainte Trinité, par Galène dans celles qu’il écrivit de l’Enfer à Paracelse, par Omar s’adressant au Nil. Cette belle formulation de la pensée, cette forme charmante donnée à la source minérale de la vérité a rendu déjà de grands services, aussi bien à la littérature qu’à la poste. À des phrases sèches et roides, aux pilastres, aux poutres sans apparence, aux madriers de la science, par exemple à toute l’astronomie, à la botanique, à la physique, les Allemands ont donné souvent une forme corinthienne ravissante et de jolis feuillages, en écrivant simplement au début de leur dissertation : « Très cher ami », et, à la fin : « Je suis, etc. » Le « très cher ami » était le triple feuillage du chapiteau, les seize tiges et les huit volutes ; le « Je suis, etc. » donnait à la base sa moulure et sa cannelure .

Je crains seulement, cher ami, d’attirer trop le lecteur par l’ornement de la forme épistolaire, de lui faire oublier la farce et négliger le crustacé pour sa coquille de porcelaine. Ne vois-je pas qu’il en est advenu ainsi des Épîtres de saint Paul dont, à cause de leur charme extérieur, les diocésains et les exégètes ont laissé échapper complètement le sens, l’ont même dépassé ? Chaque siècle n’a-t-il pas conféré au Nouveau Testament un contenu nouveau ? Si je néglige les commentateurs du Ieret du XVIIIesiècle, ne considérant que les autres, ces rongeurs qui ont transformé le grain en vermoulure et l’enveloppe en nourriture, je crois voir des boxes pleins de chevaux tiqueurs, de ces chevaux qui mordent la mangeoire au lieu du fourrage ; je leur reconnais pourtant ce double avantage : ils s’aiguisent le mors, – et ils se nourrissent de vent. Peut-être les exégètes ressemblent-ils plus encore aux Tziganes qui, lorsqu’ils manquent de tabac, finissent par chiquer leurs vieux tuyaux de pipes.

Chaque être humain a ses idiotismes, comme chaque siècle ses germanismes et ses gallicismes. Un génie clair est toujours plus obscur qu’un mauvais auteur contourné, dont la patavinité d’esprit s’accorde toujours avec les provincialismes du siècle. Pour saisir l’auteur, il faut comprendre l’homme ; mais, pour bien saisir un homme, c’est-à-dire un caractère, il faut l’abstraire de son propre moi, l’en distinguer et le considérer avec maîtrise, avec la toute-puissance réfléchie du génie qui transforme toutes les situations en objets, et qui remarque ensemble la couleur et la lumière. Mais peu d’hommes sont capables de saisir un caractère, – moins encore d’en peindre un. – Ce n’est que dans les lettres critiques 6 que j’ai annoncées, que j’analyserai la singulière opération de l’esprit humain – (et, en l’analysant, je la comprendrai moi-même) – par laquelle se forme en nous l’idée d’un caractère étranger, idée que le monde extérieur ne nous livre que par fragments physionomiques, par disjecta membra. J’en suis arrivé, sans avoir encore développé ces réflexions pour l’impression, à penser que, dans la totalité de chaque homme, brille d’abord un point essentiel, un foyer, un punctum saliens, autour duquel les parties accessoires se dessinent graduellement. Mais la naissance de ce foyer central, etc., cela restera pour moi, jusqu’au moment où je préparerai pour l’impression mes réflexions sur ce point, une profonde énigme et une lointaine nuée.

Pour comprendre parfaitement un homme, il faudrait être son double, et encore avoir vécu sa vie. Le langage est un nuage où la fantaisie de chacun aperçoit une image différente. Nous-mêmes, par exemple, nous ne comprenons les livres que nous avons écrits, lorsqu’une série de circonstances nous ont transformés, qu’en nous souvenant de celles dans lesquelles ils furent composés.

Je reviens à l’Appendice. C’est pour moi un plaisir particulier de pouvoir feuilleter les pages blanches qui suivent, les regarder, et me dire : « Tu peux, cette fois-ci, traiter là les sujets qui te plaisent. » Mais, pour être lié, pourtant, à une loi quelconque, à des rênes, je vais dire ce que je me propose de traiter. Je m’engage à parler, dans ce message circulaire, de la prescription du mérite et de la haine conjugale, et, dans le post-scriptum, du jeu d’enfant qu’est la vie ; puis, je mettrai le point final.

Dans un État bien organisé, les crimes et les services ont leur prescription pour les mêmes motifs, et leur auteur n’a plus rien à en attendre. Que l’on commette l’injure, la fornication, le vol ou le double adultère, on ne s’en porte pas plus mal, et on ne peut être puni pour le premier délit après un an, pour le second après cinq ans, pour le troisième après vingt ans, et pour le dernier après vingt ans également (en Saxe), à supposer même que l’on aille soi-même au prétoire, et que l’on assume son propre réquisitoire. – De même, un État conséquent ne récompense pas les mérites prescrits. Un simple soldat a-t-il suspendu au temple de Janus ses deux jambes en ex-voto, un instituteur a-t-il voué ses forces à une école, un ministre au pays son effort désintéressé et tout son temps : le premier au bout d’un an, les deux autres au bout de cinq ans, n’ont aucun droit à réclamer une récompense, voire une ligne sur le tableau d’honneur de cette tabula rasa qu’est la mémoire. Le mérite de la beauté, de l’épée, du tir, des inventions, de la virginité, se prescrit pour cette seule raison que sa récompense lui reste due et qu’un autre la détient ; car le droit civil dénie au légitime propriétaire l’objet qui a été pendant dix ans dans les mains d’un autre ; seulement, pour une récompense, l’absence du véritable propriétaire, au lieu de retarder la prescription de ses droits comme pour un champ, l’accélère de dix ans.

Les motifs sont les mêmes pour les délits et les mérites. Les premiers se prescrivent parce que l’on tient compte des remords de conscience qui, avec leurs tenailles rougies, leur strangulation en effigie et leur fustigation, ont déjà exercé une peine 7 ; – les mérites se prescrivent parce que la conscience, en un si long temps, a récompensé l’homme de cent couronnes civiques et ordres de mérite. Les fautes anciennes et les services anciens ont la même difficulté à produire des preuves. La longue inaction du criminel ou du méritant fait supposer que les actes en question devaient être mis sur le compte du hasard et de l’irréflexion plutôt que de l’intention. C’est pourquoi, d’ailleurs, les auteurs classiques cherchent à empêcher la prescription de leur gloire en donnant de nouvelles éditions de leurs œuvres anciennes.

Il est vrai qu’il existe dans chaque pays un homme qui – de même que le bouc émissaire et l’Adam d’Halberstadt 8 prenaient sur eux tous les péchés d’autrui – est, en tant que ministre plénipotentiaire du mérite, le percepteur et le collecteur des récompenses attribuées au mérite ; ce collecteur est plus connu sous le nom de favori. Ainsi qu’un ustensile qui a touché le cadavre d’un Juif transmet son impureté à un second, puis à un troisième 9, ou que, selon la loi lévitique, une maison mortuaire impure souille toute une rue juive, de même la pureté morale se communique par la proximité de l’un de ces commissaires généraux du mérite ; sa valeur de procuration et d’endossement, avec la récompense qui y est jointe, passe à toute sa famille.

Mais il est un crime qui ne connaît point de prescription : celui de lèse-majesté ; de même, le mérite de « flatte-majesté » ne saurait être prescrit ; un mérite envers la Cour (et non envers le pays), comme les delicta excepta, se prouve facilement par un témoin, par un enfant ou un insane. Les actions du titulaire portent toutes – comme les enfants des puritains – le nom de vertus. Cet homme représente mieux le Prince qu’un ambassadeur, ou plutôt encore, il est l’ambassadeur intérieur envoyé au pays, et a exactement autant de ressemblances (les stigmates en moins) avec le Prince que saint François avec le Christ ; Pedro d’Alva Aftergain en compte le modeste total de quatre mille. Si deux hommes ont le même mérite envers une Cour, la récompense appartient au plus riche – de même que, dans la Fête de la Vertu, à Blotheim en Alsace, entre deux jeunes gens également vertueux, le prix revient au plus pauvre...

L’amour conjugal de mes héros m’amène à parler de la haine conjugale. Il est singulier, et fâcheux, que, de nos jours, dans le mariage, on voie croître dans une égale proportion les soucis, qui doivent être portés par quatre épaules, et l’indifférence réciproque des époux. Sur les calices de douleur, on devrait graver le mot que portent les cruches à bière des moines de Saint-Paul : charitas (amour) ; mais seuls les mariages qui boivent à la calebasse des joies gravent ce mot sur leurs calebasses.

Tout cela m’a suggéré souvent l’idée – mais, en écrivant, je l’ai oubliée – de demander aux directeurs des théâtres s’il leur paraît scrupuleux et délicat (de nos jours, alors que la femme ne fuit ni ne souhaite un mari, comme le sage fait la mort, – alors que l’homme, depuis qu’elle a atteint son périgée, ne trouve plus rien en elle de son éclat ancien, comme la terre, qui traverse le ciel sous l’aspect d’un astre brillant, ne nous paraît, à nous autres qui y posons nos pieds, qu’un noir et froid lumignon) – je demande si ces directeurs agissent bien, en ces temps d’indifférence conjugale, en forçant le mari, sur la scène, à jouer un rôle d’amoureux envers sa femme légitime, à se montrer en public autrement que froid et étranger envers elle ; – par exemple, dans le Tasse de Goethe, lorsque Torquato présente à la princesse (sa femme) son cœur comme une bonbonnière et un nid indien de l’amour, ce même cœur qu’un instant auparavant, dans la coulisse, il lui a montré comme un pot de saumure et la coupe venimeuse de la colère. Je le tolérerais encore si les époux étaient divorcés ; que le directeur imagine quels seraient ses sentiments si, dans des rapports aussi étroits que ceux du mariage, il devait jouer en invité le rôle de la tendresse, en même temps que, par surcroît (ce que peut fort bien exiger l’économie de la pièce), il devrait jouer la froideur envers sa véritable bien-aimée, qui se trouverait tout près...

Je suis, très cher ami, votre

JEANPAUL.    

 

P.-S.– Il faut encore, ami, que je dise que les hommes sont des enfants, et la terre un limbus infantum. Aux jours de foule – de marché par exemple – il m’arrive souvent de me servir de mon verre de lunette comme d’un miroir concave et d’y faire courir les gens comme des nains ; on peut ainsi faire se réunir des sessions de parlement ou de consistoire sous le couvercle d’un pâté de bécasse. Cela me suffit pour m’imaginer que je vois des enfants. (Au fond, cela m’arrive même lorsque je dépose mon verre de lunette, car le vieillard courbé penche – comme le serpent de l’éternité – vers l’enfance d’où il est parti ; de même, un morceau de musique, après des pérégrinations à travers tous les modes, s’achève en celui où il commença.) Je veux ouvrir un peu plus grande la porte de la chambre d’enfants où les petits jouent et pleurnichent. Sur le seuil, le diable a placé quelques bâtards, ou quelques hydrocéphales qui, tout le jour, crient et mangent comme des bêtes. Parmi tous se distingue, sur une haute chaise, grande comme un trône, et percée, comme il se doit, d’un foramen ovale, un petit enfant qui proclame : « Je serai maintenant votre roi et votre caporal, et je vais vous jeter à l’instant dans le chenil » ; l’enfant a grand air, avec la canne paternelle (il n’a point de sceptre), et en donne de grands coups autour de lui. Un enfant dit : « Chevauche-moi, je te chevaucherai ensuite. » – L’autre : « Sois le garçon meunier, je serai ton âne et tu me donneras des coups. » – Colin-maillard et la balle (des balles qui pèsent parfois vingt-quatre livres), jeu de soldats et de « décapitation » (un des joueurs et assis sur un siège, l’autre, d’un coup de règle, lui enlève trois ou quatre chapeaux superposés), ce sont de vieux jeux d’enfants bien connus. Arbuthnot remarque fort justement que, de siècle en siècle, les jeux d’enfants se conservent exactement.

Les garçons jouent très bien aux soldats, et lorsque, avec la bouche, ils font un violent coup de feu (ils crient très fort : Pouf !), à chaque fois, le groupe des ennemis, avec qui c’était convenu d’avance, s’enfuit ; il semble que les enfants n’aient pas remarqué chez leurs aînés les fourgons à argent indispensables à la guerre (ces véritables chars d’assaut, ou ces chars magiques). L’enfant à la chaise percée aimerait avoir quelques petits paysans à son service. Mais les garçons manquent, car le cri « Pouf ! » a produit parmi eux un massacre bethléemite.

Les fillettes jouent à baptiser, font doucement leurs relevailles, et cuisent ce qu’elles peuvent trouver. Le père des enfants et moi, nous nous opposons à ce qu’elles bercent si énergiquement la poupée nouvelle-née qui, si elle ne l’était déjà, en deviendrait idiote. Quand l’enfant grandit un peu, la mère en fait une vraie poupée de gala, mais elle ne manque pas d’enseigner à cette petite chose de bois toutes les bonnes doctrines et les prêches qu’elle tient de sa vraie mère, doctrines que la poupée observe aussi rarement que l’enfant-mère. C’est une belle chose, et une preuve frappante de la prédilection des femmes pour la gent féminine, que de voir les fillettes mettre au monde et parer d’abord, non des garçons, mais des poupées féminines 10.

Près de la fenêtre – pour avoir meilleure lumière –quelques garçons d’avenir, un peu plus âgés, sont assis autour d’un banc qu’ils baptisent table à écrire ; et l’un d’eux me ressemble ; les petits diables voudraient faire un livre comme leur vieux père (un véritable ami des enfants), et, comme il leur a donné quelques rognures de papier, les petits fous y font grincer des plumes et déclarent : « Une œuvre d’importance ! » Autour d’eux, leurs cadets crient, et leur demandent s’ils ne dorment pas. Le commerce est très florissant dans la chambre ; tout ce dont on a besoin est fabriqué dans le pays ; le manque d’argent est inconnu, car ils ont du papier et des ciseaux et peuvent ainsi frapper autant d’« enfants d’or » qu’il leur en faut. Tous les métiers sont représentés, les boulangers râpent de la craie pour en faire des petits pains blancs qu’ils vendent contre espèces et nature ; on peut tout se procurer. Mais ils ne devraient pas envelopper leurs marchandises dans les bouts de papier sur lesquels de classiques enfants ont exprimé leurs illisibles pensées.

Je m’écarte absolument de ces maîtres d’école qui pensent que, dans la chambre d’enfants, on ne fait que jouer, sans rien apprendre pour l’avenir. Les heures de jeu ne sont que de plus libres heures d’étude, et les jeux d’enfants sont les croquis, les copies des sérieuses occupations auxquelles se livrent les adultes, une fois quittés la chambre d’enfants et les souliers d’enfants...

Comme je regardais de la porte, survint derrière moi un vieux valet de chambre et jockey du père, d’une apparence assez banale et qui se nomme « l’ami Hain » ; c’est lui qui, après quelques coups de peigne et quelques ablutions, emmène les enfants, commençant par les aînés, finissant par ceux qui ne parlent pas, dans le grand jardin fleuri où le père les attend amicalement sous une tonnelle de chèvrefeuille ; sous de grands arbres, parterres de fleurs suspendus, il leur parle de la flore étrangère, et, sous les danses des papillons et des mouches, écoutant la musique de jardin des oiseaux, au milieu de toute cette vie et de cette lumière, il traite les chapitres principaux de l’histoire naturelle.

Mais le bedeau poussiéreux, à la figure un peu moisie, m’éveilla – sans doute était-ce l’avant-dernière fois – pour nous emmener, et je vis que je n’étais pas à la porte de la chambre, mais assis avec les autres enfants à l’intérieur, devant l’escabeau ; j’avais mon bout de papier devant moi, je ne voulus pas être le seul à dormir parmi tant d’enfants actifs ; et, avec un nouveau zèle, je me remis à noircir mon papier...

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

LA FARCE D’UN COQUIN. – AFFLICTION. – LA SUITE DE LA CRITIQUE. – LA « CLAIR-VOYANTE » AU MARC DE CAFÉ.

 

 

EN dehors du Consistoire qui, pour disséquer un mariage, n’exige que sa bénédiction préalable, personne n’accomplit plus souvent que le diable des séparations de table, de lit, et de cœur : ce prosecteur consistorial des âmes insista, dans les conventions qu’il conclut avec le Docteur Faust, sur l’article qui lui interdisait le mariage ; – et j’ai retrouvé cet article dans tous les partes conclus par Satan avec de jeunes millionnaires. Car, comme la liaison hors mariage est une note à payer, mais le mariage un simple troc, on accorde aux millionnaires, comme aux libraires dans les comptes, le retour des exemplaires.

Au bout de huit jours – et c’est ce qui m’a fait parler du diable – arriva de Flachsenfingen à Neulandpreis, en même temps que la Gazette littéraire, un décret du Consistoire. Le père se mit à lire celui-ci, le fils celle-là. Tout d’abord, le père lut à mi-voix, puis dit très haut : « Supporte vaillamment cette épreuve, Ingenuin, l’adjoncture t’est ôtée, et Dieu sait comment tout cela se passe ! » Le pauvre Ingenuin, plus mort que vif, se prit à pleurer amèrement sur la belle gravure de Chodowiecki que le sort arrachait au livre de sa vie ; puis seulement, il répondit. Ensemble, ils firent une visite de condoléances aux femmes, en bas. Alithéa pâlit et se flétrit, comme une rose éclatante devient subitement blanche, lorsque la touche du soufre brûlant. Mais la mère, quoique en pleurant, mit en doute cette Révocation de l’Édit de Nantes.

Pendant cet orage équinoxial, Ingenuin courut sous un auvent, – c’est-à-dire au château. La demoiselle de Sackenbach déplora cette automnale effeuillaison de ses espérances, de la voix la plus affectueuse, la plus émue ; mais aussitôt, d’une voix rassérénée, elle ajouta une consolation : elle écrirait ce soir même à la Cour, et emploierait pour lui la maigre influence qu’elle pouvait y avoir. Maigre était son influence, car elle se confondait avec celle, depuis longtemps disparue, qu’elle avait eue dans sa jeunesse sur un certain Monsieur von Esenbek, de Flachsenfingen. Voici ce qui s’était passé : Monsieur von Esenbek, aujourd’hui maître de plaisirs de la Princesse, était alors page du Prince et veneur, bien que le chasseur princier préférât à toute autre la battue et la chasse aux dames. Il était encore à cet âge où chaque divinité féminine – comme toutes les divinités païennes – donne la folie à l’homme qu’elle regarde, à cet âge aussi où l’on croit qu’un mariage doit se faire comme un bon mot, à l’improviste et sans préparation. Bref, il avait déjà demandé à Gobertina son bras pour la conduire à l’autel ; et, du bras à la main, le chemin est court. Mais Amanda était le contraire de Solon ; lorsqu’on demandait à celui-ci d’où venait qu’il eût tant de courage dans sa résistance à Pisistrate, il disait : « De mon grand âge », – et Gobertina, si elle eût dû donner une raison de sa résistance passée au maître de plaisirs, eût répondu : « Ma jeunesse. » Mais le hobereau se fatigua, il la laissa là et ne s’inquiéta guère de la règle des mères et des joueurs d’échecs, selon laquelle on ne peut laisser où elle est une pièce (féminine) que l’on a touchée, quand ce serait au détriment du roi. – Gobertina, par la suite, lui envoya des lettres fréquentes, au moins pour réclamer les précédentes ; mais il ne donna pas même des lettres de lui en échange ; elle fut reléguée à la campagne, et réduite en outre à la demi-pension ; quelle rose pouvait-il lui demander encore, ou lui adresser, sinon celle du silence ?

Cependant, par amour pour la famille pastorale, Mademoiselle de Sackenbach composa une petite lettre au maître, qui devait être une nasse pour son cœur verglacé, un écheveau pour sa quenouille, et, en même temps, un mot de secours pour la gentille famille Schwers.

Elle écrivit deux feuillets et demi, et les rédigea aussi bien qu’elle put, selon la définition que Gellert donne d’une lettre : une conversation avec un absent. Une conversation ne comportant ni virgule, ni point-virgule, ni orthographe, on n’en trouvait point dans ces lignes.

Ingenuin, à son retour, trouva sa Déa en pleurs, – et l’anneau était de nouveau à son doigt. Dans la chambre brillait le Cantor Scheinfuss, et sur la table le double ducat donné en pourboire. Qui nous donnera une explication de cet absurde frontispice ? – Un imposteur, ce Lederer dont il a été question plus haut. Il traversa Neulandpreis, accompagné comme un consul de licteurs, ou de gendarmes, et, sur la grand-route, il tremblait déjà de la fièvre des prisonniers. Peu de lecteurs me comprennent ; voici ce qu’il en était :

Flachsenfingen occupe, en effet, comme tous les pays, les postes importants de son église militante, les paroisses nombreuses, avec une grande habileté ; c’est dire qu’on n’y met pas de jeunes cadets, mais des vétérans, des gens qui expliquent les Psaumes à l’âge où David les écrivit, c’est-à-dire dans leurs dernières années. Le judaïsme et le papisme sont les deux vestibules du luthéranisme. Chez les Juifs, nul ne pouvait être prêtre, qu’il n’eût trente ans : c’est pourquoi, jusqu’à cette minute, nous ne mettons jamais un homme plus jeune dans la tour de prison d’une paroisse pauvre ; encore moins dans la tour babylonienne d’une paroisse riche. Quant au papisme, les grandes paroisses ne sont que de plus petits États de l’Église ; or, comme le Saint-Père des grands États de l’Église n’est élu qu’à un âge qui ne lui permet plus d’être père en un sens séculier, seuls ceux qui ont reçu l’accessit du cimetière obtiennent le prix d’une église Saint-Pierre. Car on tient surtout, je crois, à voir à la tête d’une vaste paroisse un patriarche bien vieux et exemplaire, sans aucune passion – ces yeux de graisse sur le bouillon de la jeunesse – et on s’inquiète peu que la paroisse soit entre les mains d’un homme capable de la desservir. Aussi ne s’étonnerait-on plus, depuis longtemps, de voir un presbytère aussi riche que celui de Neulandpreis échoir à un pasteur aussi jeune que le Pastor Fido d’Alithéa : une place à laquelle pouvait prétendre, à cause du nombre des paroissiens, le plus vieux senior du pays, déjà à moitié mort, – on ne s’en étonnerait plus, disais-je, si l’on voulait bien, ou si l’on pouvait considérer que tout cela n’était que... vent, –ou qu’une farce, à laquelle nous allons initier nos lecteurs.

Le farceur, c’est Lederer. Cet homme, en effet, prit une ardoise, et imita en gravure sur pierre les sceaux du Consistoire et du gouvernement ; il imita en peinture les signatures de ces collèges ; puis le graveur de sceaux se mit en route. Rencontrait-il un pasteur relégué dans une paroisse pauvre, un coupable occupant un emploi de pénitence, un misérable suppliant, un fonctionnaire blême et dénoyauté : un bon esprit se levait en lui, il s’enfermait et rédigeait une ravissante nomination pour le malheureux. Ainsi, parcourant le pays comme un calife déguisé, il récompensait et dotait le mérite vrai selon sa science et conscience. Lui-même, l’agioteur, tirait peu d’avantages de donner les bonnes places, comme un nuntius a latere, en dehors du Prince, selon le droit de première demande : son édition à compte d’auteur de promotions visait plus à la joie d’autrui qu’à la sienne propre ; il pouvait donner les meilleurs emplois au vol, sans flatteries, sans suppliques, sans réductions d’impôts, ou – s’il acquérait le droit seigneurial de distribuer des charges dans un village – il pouvait le faire sans partage de fiefs et de bénéfices, sans imposer que l’on épousât l’une de ses chambrières. Le peu qu’il se laissait donner de force, et que, pour l’apparence, il empochait volontiers, – pour jouer mieux son rôle de messager consistorial (c’était la seule place où il se fût nommé lui-même), – c’était le repas et le pourboire par quoi celui qui était nommé manifestait sa reconnaissance. Qu’ensuite le Prince ne confirmât aucune de ses nominations, mais renvoyât tous les serviteurs, et lui avec les autres, on ne pouvait le reprocher au tailleur d’ardoises.

Mais il est déplorable qu’une si fâcheuse objection vînt invalider l’innocent Adjunctus, et opprimer le cœur gonflé d’espoirs de sa pauvre fiancée. Le Cantor Scheinfuss était justement à l’auberge, lorsque le faussaire et proconsul entra avec ses licteurs : la famille du pasteur eut une dette de reconnaissance envers le Cantor aux joues rouges comme du vin chaud, qui, en prononçant quelques strophes du cantique : « Ô Éternité ! ô parole foudroyante ! » réussit à extorquer au prisonnier l’anneau et le ducat qui, par chance, n’avaient encore été ni bus ni limés.

Mais cette marche d’écrevisse du beau char céleste des fiançailles où les deux amants étaient montés ne fit pas que les éloigner pour des années de leur plus beau jour : elle les éloigna l’un de l’autre. Le Senior Schwers, en effet, en présence du Cantor, fit venir devant lui les deux affligés, muets devant la chute de leurs espoirs ; il ordonna et décréta que l’un d’eux devait quitter la maison. Il n’y avait pas à se demander lequel. Déa ne pouvait prêcher à la place du Senior ; donc, jusqu’à ce que ce champ de roses et ce bowling-green ravagé par le sort eût repoussé, il fallait qu’elle s’en allât à Flachsenfingen, auprès de la femme enceinte de l’imprimeur (la bru du Senior) ; car on ne pouvait se fier ni aux gens et aux fléaux de leurs langues, – car, pour tout le monde, ils étaient fiancés maintenant, – ni au diable. Que répondirent les jeunes gens meurtris et pleurants ? – Rien que : oui ; patients et muets, les deux agneaux suivaient le pasteur ; et ce ne fut que lorsque ce globe solaire (le vieillard) eut disparu que s’éteignit le double arc-en-ciel qui avait brillé devant eux, – et l’heureuse illusion tomba comme une sombre averse.

Alithéa s’enfuit et alla se jeter, avec son cœur sec, où le tremblement de terre de la destinée avait tari toutes les sources suaves de sa vie, dans les bras de Théodosia, sa mère ; elle la supplia de lui permettre de rester, au moins, jusqu’au jubilé et aux noces d’argent ; sinon, elle ne pourrait être courageuse. « Tu resteras », dit la mère, et elle monta vers le Senior. Comment le fiancé d’argent eût-il pu rejeter une si amicale prière de sa fiancée d’argent, si près du jour où tous deux devaient se retourner encore une fois, avant de descendre dans l’île ombragée de peupliers de la tombe, et regarder, de leurs yeux presbytes, les îles des Mers du Sud, chaudes et fertiles, de leur jeunesse ? Il écouta sa vieille amie, et dit : « Mais, dès le lundi suivant, n’est-ce pas, elle partira, au nom de Notre-Seigneur. »

Ingenuin, dans le cabinet obscur, reprit la Gazette littéraire et parcourut en tremblant la critique interrompue de son livre. Juste Ciel ! au lieu des quelques boules de neige déjà fondues que le critique lui avait lancées huit jours plus tôt, il vit devant lui un obélisque de neige – comme celui que les pauvres, en 1785, élevèrent à l’infortuné Louis XVI, en reconnaissance de ses distributions de bois – se dresser comme une récompense de sa Critique de la liturgie selon les principes kantiens. Du fond de son cœur, il souhaitait conduire son père devant cette pyramide d’honneurs et avouer qu’elle lui était consacrée, mais le vieillard jubilaire ne voulait pas qu’on lui enlevât le drap de communion, la perruque et le surplis, toutes choses que, dans sa critique kantienne, le fils avait audacieusement attaquées et rejetées.

Ainsi la main du sort adoucit les convulsions de son tourment, et avec les doigts du critique fit quelques caresses sur son front, qui le plongèrent dans un sommeil magnétique. Mais de quoi se servit ce magnétiseur, dont les manipulations réveillent aussi souvent qu’elles endorment, pour mettre fin au terrible martyre tétanique d’Alithéa exilée ? Si j’en excepte l’anneau et le double ducat (et pourtant, l’annulaire de son ami lui manquait), je trouve peu de soulagements à sa torture, mais plutôt un aiguisement causé par les préparatifs de la fête. Ainsi, de même que le musc, dans la première violence de son parfum agréable, fait saigner le nez, de même l’amour, surtout le premier, donne toujours au cœur féminin autant de blessures que de joies, sinon plus.

La clarté du soleil devint pour Alithéa, réfléchie par le miroir ardent de la douleur, un coup de soleil, et tomba sur son cœur ; elle resta enchaînée devant le foyer du miroir jusqu’à ce que, peu de jours avant les noces d’argent, une vieille femme interposât une fraîche nuée. En effet, une prophétesse au marc de café lui prédit les choses les plus étranges.

La devineresse ridée vint à elle un vendredi 11, à l’heure sombre. Elle faisait commerce d’airelles et d’avenir. Elle vit, lisiblement écrites dans les yeux de Déa, les rubriques du martyrologe intérieur, et lui dit amicalement que, si elle voulait y consacrer une demi-tasse de ce café, là-bas, peut-être apprendrait-elle aujourd’hui encore ce qui lui manquait, et ce qui lui arriverait par la suite. Ah ! pour ce prix, Alithéa eût donné toute une plantation de café.

La sibylle de Cumes enleva d’abord l’eau chaude du vivier pour capturer l’avenir resté sur le limon du marc. Puis elle n’omit aucune des opérations indispensables en ce genre de prophéties et commença à voir et à parler. Tout le nocturne du passé, comme peint par Honthorst, se voyait sur la poudre noire ; elle le révéla, et apprit à Alithéa tout ce qui lui était arrivé jusque-là. Puis, sous les yeux de la voyante, le Saturne du temps à venir sortit de son immersion dans le noir : elle ne cacha point à la crédule Alithéa que, le jour du jubilé, un bonheur extraordinaire l’attendait ; que, dès le samedi, un homme de qualité de quarante-neuf ans, chauve et somptueusement mis, viendrait de Carlsbad avec deux chevaux tigrés, et qu’il serait un véritable ange gardien pour toute la maison. Mais, avoua-t-elle sans peine, elle ne pouvait pousser plus loin son incursion dans l’Afrique centrale de l’avenir.

Le cœur d’Alithéa se remplit de larmes de joie, non parce qu’elle croyait à l’heureuse nouvelle, mais simplement d’y penser. Le bruit en parvint aux oreilles de l’amie des mauvaises heures, de Demoiselle Amanda, laquelle faisait, plutôt du café que du marc, un emploi peu prophétique. Amanda entra dans l’office, apprit tout, entraîna la Seniorin dans la grand-chambre et dit que le plus étrange était que Monsieur von Esenbek lui avait écrit aujourd’hui et promis de venir demain, et qu’à en juger par les chevaux tigrés et la chevelure, c’était Monsieur von Esenbek que la vieille avait désigné. Elle revint en hâte, et dit à l’augure avec un courage mâle, fruit tardif de sa vie de cour : « Nous vous garderons ici jusqu’à demain, bonne femme, et si vous avez menti, mon justicier vous jettera dans le chenil. » À l’étonnement général, l’ambassadrice de l’avenir répondit par un joyeux : « Oui. » Gobertina la mit donc aux arrêts dans son château, et lui donna pour garde d’honneur quatre yeux éveillés.

Je remercie Dieu d’avoir enfin éveillé la curiosité du lecteur ; il serait un peu naïf de la satisfaire et de l’éteindre dès ce second rapport officiel ; que donc elle le tourmente jusqu’à ce que, dans le troisième, je l’apaise.

 

 

 

 

 

DEUXIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

« GRAVAMINA » DES SOCIÉTÉS D’ACTEURS ALLEMANDS, CONCERNANT LES PIÈGES MEURTRIERS TENDUS PAR LES DRAMATURGES.

 

 

            Cher ami,

 

LES régisseurs de plusieurs des meilleurs théâtres allemands m’ont prié, depuis longtemps, de porter une fois devant le Reichstag, sérieusement, officiellement, et en plaignant, les fusillades et les meurtres que les auteurs exercent sur eux tous les soirs de spectacle. Je ne me laissai pas convaincre, et répondis même dans la Feuille officielle, qu’il était à craindre que tous les membres du Reichstag prissent mes gravamina pour une plaisanterie, en supposant même que ma plainte fût contresignée par tous les acteurs et les actrices que les auteurs tragiques ont tués jusqu’ici. Je rédigeai pourtant cette plainte, mais ne l’envoyai pas à Ratisbonne. Par bonheur pour les troupes théâtrales décimées et lanternées, en ce mois de septembre, on mit en rouleaux tous les actes du Reichstag – avant que les Français demandassent à les examiner – et on les envoya à l’hôtel de ville de Hof, dans le Voigtland. J’errai, agitant les plus étranges pensées, autour de ces montagnes de papier, car l’avenir de classes entières de l’Empire, enseveli dans ces papillotes, était là, devant moi, comme dans un cornet à dés. L’idée me vint alors de gonfler ma plainte, en l’enveloppant, à la grosseur d’un in-quarto, et de glisser mon bloc parmi les pierres de taille. Il se peut que je n’eusse jamais conçu cette ruse sans le savant français Chaterinot 12 qui, bourrant ses poches de ses propres œuvres restées invendues, se promenait avec cette édition portative dans les librairies parisiennes, et, chaque fois que le libraire tournait le dos, en introduisait quelques exemplaires parmi d’autres livres.

Au moment de l’incorporation de ma plainte, je me donnai du courage en me représentant, d’une part, les lamentations des acteurs mourants sur lesquels, en cet instant (c’était le soir), une tragédie prononçait des imprécations de mort, comme fait le Psaume CVIII, – en imaginant, d’autre part, la couronne civile que recevrait le meilleur de moi si le grand-chancelier promulguait réellement mon texte.

Les Vêpres siciliennes et l’extermination quotidienne des meilleurs acteurs sont, à mon avis, du ressort de la police impériale ; souvent, du parterre, je me suis étonné que le procureur général fût dans la loge de face, regardant ces homicides sans remuer ni lui-même ni sa plume. Je sais bien qu’il appartient aux juges de seconde classe (aux critiques) de réprimer les meurtres et les anges de mort dans les tragédies ; mais, lorsqu’ils ont fait en vain leur tâche, on est en droit d’attendre d’une Haute Assemblée d’Empire qu’elle s’en mêle, qu’elle institue la sécurité publique dans les théâtres, et qu’elle se fasse remettre par les nourrissons des Muses l’épée tragique. N’en va-t-il point ici comme de ces hérétiques auxquels les Princes imposent le silence, lorsque les Facultés et les Consistoires n’ont pu les y réduire ? Même, dans ces cas de grande urgence, certains de ces moucheurs de chandelles phosphorescents furent pendus à la place des lanternes publiques.

Voici la copie de la supplique introduite parmi les procès-verbaux ; j’y substitue à toute la phraséologie des Cours la simple formule : « le Haut Sénat » :

 

 

GRAVAMINADES ACTEURS

 

Très-dignes, très-nobles Seigneurs, – Seigneurs de Haute Naissance, de Noble Naissance, de Haute et Noble Naissance, – Hauts et Nobles Messeigneurs, Seigneurs Noblement Sçavants, Vénérables et Très-hautement Vénérés ! 13

Sub literis A, B, C, D, seront joints actes de témoignage de 8.000 personnes – le chiffre, justement, des signataires de la formula concordiae – qui, pour quelques sous ou quelques francs, ont vu, à leurs frais, combien il arrive souvent – malgré le code pénal carolingien et les critiques littéraires français – que les soussignés soient fusillés, passés au fil de l’épée ou assommés d’innocents acteurs, de quelque façon qu’ils aient, toute la journée, vécu ou appris leur rôle, couvrent, le soir, les scènes, fauchés par les couteaux à tailler les plumes ou tombés sous le poison tue-mouches de la poudre à sécher l’encre. Les tragiques allemands, qui, souvent, vivent de notre travail et de nos représentations « à bénéfices », nous empêchent de vivre, et, pareils à un triomphateur romain, ne croient mériter une couronne de laurier que lorsqu’ils sont arrivés à tuer 5.000 hommes – au lieu de les nourrir. Non seulement tout le public féminin y assiste, se réjouit et aime fort ces ludi funebres qui ressemblent aux jeux romains où chaque patricien était suivi dans la mort par cent gladiateurs ; mais encore, les tribunaux d’assises, les judices a quibus et ad quos, les troisièmes instances et leurs greffiers, enduits du cœur à la tête de lois caroliennes et thérésiennes, – des nobles même, investis de la haute juridiction et qui lésinent d’ordinaire sur le salaire du bourreau, – tous ces gens paient volontiers les frais de justice sous le nom de taxe d’entrée, et désirent de tout cœur, comme le peuple lors des exécutions, la condamnation à mort... et aux frais, pour le seul plaisir d’éprouver une émotion frivole.

C’est, en quelques mots, ce que nous avons l’intention d’exposer tout au long devant une Haute Assemblée d’État.

Il y a quarante-cinq ans, nous ne comprenions pas quel était notre bonheur sur le planisphère des planches : la vie de tous les acteurs y était en sécurité, chacun entrait en rimant dans le monde tragique, en rimant chacun en ressortait ; ce n’étaient point les batailles, les blessures, le meurtre actif et passif qui faisaient le héros, mais un amour semé en larmes, récolté en rimes. Racine et Schlegel tuaient rarement un de leurs frères en Christ, et, au moins, ne coupaient la tête à de vraiment trop grands vauriens que dans le secret ; Voltaire lui-même préférait rendre méprisables et ridicules ses honorables acteurs, que de les tuer. Ce fut notre âge de Saturne et de philanthropie.

Aujourd’hui, nous vivons sous la Terreur poétique. Des Allemands, perturbateurs de la paix publique, nous visent de leur cabinet de travail, vrai repaire de corbeaux, et nous abattent. Toutes les peines de mort, que Beccaria supprima, ne forgeant, de l’épée de Thémis, que des grelots pour les mains et les pieds, sont exécutées sur le théâtre avec le glaive de la Muse ; la justice poétique est administrée par des juges plus sévères et moins éclairés que ceux qui rendent la justice pénale. Une Haute Assemblée d’Empire ne peut ignorer que souvent, en quittant cette Tyburn et cette Place de Grève, – la scène allemande – nous avons porté la main à notre tête : nous ne le faisions, comme ce ministre turc quittant le sultan, que pour nous assurer qu’elle était encore sur nos épaules.

D’autres poètes tragiques s’habillent, le soir, misérablement, et se cachent, de six à huit heures, dans les coulisses ; tels des voleurs anglais armés de fusils, tels des agents de la Sainte Vehme armés de cordes, tels des médecins armés de bacilles, et tels des Turcs ou des sauvages endurcis par des philtres à leurs sombres œuvres, ils guettent d’un œil mauvais les acteurs et les actrices, et leur donnent le coup de grâce, simplement pour souper du bénéfice de ces violences ; ainsi, selon Dapper, on abat quotidiennement deux cents hommes pour la table du roi de Makoko. Il arrive souvent que l’un de ces poètes, dans sa faim de loup, prenne l’acteur le plus gras dans le vestiaire, le jette dans la tour des affamés et le laisse mourir misérablement en trois heures, sous les yeux du public. Sont-ce là pensées chrétiennes, juives ou turques ?

On peut prouver que souvent, aussitôt après l’ouverture, un acteur tout jeune, nouveau-né au théâtre, et qui avait à peine aperçu la lumière de la rampe, dut quitter déjà la scène, et mourir ; la petite cloche qui appelle au baptême devint sa cloche d’agonie et de mort, et il ne fut plus ensuite qu’un revenant, regardant de la coulisse. D’autres préservent leur vie pendant quelques actes encore, mais la maudite aqua tofana coule déjà dans leurs veines, et, sous l’effet du poison qui pénètre lentement, ils se fanent en quelques heures. Arrive la fin de la tragédie : alors, rien n’est plus atroce qu’une scène allemande, si ce n’est le théâtre de la guerre ; tout s’y passe comme à la fin de l’automne, lorsque la ruche entière s’acharne au massacre des faux-bourdons. Rien ne sert, ni la supplication, ni le sexe, ni le rang ; tout, jusqu’à l’enfant dans le sein maternel, est harponné, supprimé par le glaive tragique – le héros, ou le roi, tout le premier, comme les abeilles tuent d’abord la reine de la ruche ennemie ; et ensuite, tous ses parents et amis, gens irréprochables, sains, au teint vif, qui ont fait leur possible à travers les cinq zones des actes. La chasse est libre, tout doit tomber... un seul être échappe, la faux de la mort passe au-dessus de lui, comme au-dessus de l’herbe foulée par un sabot, sans l’atteindre : c’est le souffleur qui, blotti dans sa caverne et sa niche de basset, reste indemne et souriant.

À quel point ces horreurs sont répandues dans les villes allemandes, quelqu’un peut-être s’en sera rendu compte en lisant l’épitaphe que nous fîmes graver pour un acteur connu, surnommé Peter Schwarz. La voici :

« Ci-gît Peter Schwerz, régisseur allemand, qui, après avoir subi une mort naturelle, puis une mort violente (sans parler de la mort spirituelle), après avoir été atteint par deux apoplexies mortelles et, le lendemain soir, par une hémiplégie, après avoir été décapité et, peu après, pendu, après avoir été foudroyé deux fois de la main de ses camarades, et trois de la sienne propre, après avoir avalé les poisons les plus violents et subi les pires maladies, après avoir été jeté aux côtés de sa Juliette, pour être la proie des vers, – enfin, moins rassasié de vivre que de mourir, a quitté le théâtre et le monde, pour vivre sous cette pierre une vie retirée. »

La plupart du temps, les tragiques qui exercent le droit du sultan, en envoyant chaque jour, par inspiration, quatorze hommes 14 à la mort, sont des hommes jeunes et vifs, et sont autant de preuves à l’appui de la remarque que fait Voltaire dans une lettre à Frédéric II : que ce sont toujours des jeunes gens qui ont assassiné les rois (Henri IV, par exemple) par fanatisme. Les femmes commettent le meurtre, souvent par la parole, rarement par la plume ; d’ailleurs, sur cent assassins condamnés, il n’y a que quatre femmes 15.

Chacun sait que l’auteur de si beaux ouvrages prétend au privilège du maître des hautes œuvres, qui s’élève à la dignité de docteur lorsqu’il a séparé 110 têtes de leur corps et de leur âme. Un maître des hautes œuvres tragique ne s’inquiète point des souffrances d’autrui, lorsqu’il est en mesure de se hisser par le meurtre, de se faire, d’auteur, génie, et de remplacer ses brochures qui paient le droit de timbre par des réunions de brochures, qui ne le paient point.

Voici ce que nous avons à opposer : le poète de théâtre est à peine uni à l’acteur par une lointaine parenté spirituelle. Le poète édifie son œuvre d’art, son château hanté, sans avoir besoin, pour cela, de l’acteur, ni comme échafaudage, ni comme matériel de construction ; l’acteur ne fait que doubler l’œuvre d’art, et condenser en un théâtre le château aérien. Les rôles qu’il faut écrire pour une pièce ne peuvent être plus difficiles que ceux d’un roman ou d’un long poème épique, – et ceux-ci ne deviennent vraiment bons que grâce à une actrice caméléonesque : l’imagination du lecteur. Bref, le changement théâtral des tableaux en statues ne doit ni continuer, ni achever l’œuvre dramatique, mais seulement la suivre et la copier, comme la mélodie suit le poème, et comme les gravures de Chodowiecki font les scènes d’un roman. En un mot, on peut goûter fort bien, dans Virgile, la description de Laocoon et de sa couronne de serpents sans avoir à côté de son pupitre le Laocoon du sculpteur.

Mais la création de l’anthropolithe ciselé et la jouissance qu’il donne ne sont pas davantage dans un rapport nécessaire avec le Laocoon virgilien ; de même, l’acteur est une œuvre d’art absolument indépendante de la pièce du poète. Son jeu, transposé de la ligne de beauté de la danse et de la peinture, n’emprunte pas sa valeur au sujet représenté – c’est-à-dire à l’œuvre du poète – pas davantage qu’un tableau historique ne doit la sienne à un historien ; si même son objet était une mauvaise œuvre d’art ou une scène prosaïque de la vie réelle, la représentation qu’en donne l’acteur garderait tout son éclat. L’œuvre « mimique » et l’œuvre dramatique se forment selon des lois absolument différentes ; leur réunion, ou leur simultanéité, demande un troisième canon ; ainsi, en général, on n’a fixé jusqu’ici des règles et des limites que pour la monarchie de chaque art, – non pour le gouvernement mixte de deux arts, la musique et la poésie, par exemple.

Le poète dramatique, en tant que poète, ne connaît pas plus que le poète épique la limitation du temps, de l’espace et, surtout, de la vraisemblance ; l’unité de l’intérêt couvre et compense le défaut d’unité du temps et de l’espace ; l’imagination du lecteur supporte la tour où Ugolin est affamé, les orbites creuses et rougies de Kent, des linges sanglants, des mains coupées, des champs de bataille, et une procession fantomatique de scènes pâles comme la mort, fuyant en troupeau apeuré. – Mais l’œil du spectateur ne peut s’accommoder d’une si sanglante réalité. De même que les Gorgones et les monstres ne doivent point passer du domaine de la peinture dans celui de la sculpture, de même, et bien moins encore, certains colosses tragiques appartenant au monde immense de la poésie épique ne peuvent entrer dans l’étroit espace des tréteaux de bois ; car la différence d’ampleur des royaumes épique et mimique est plus grande que celle qu’il y a entre les royaumes de la peinture et de la plastique. La peinture même peut se permettre ce que la mimique doit s’interdire. De larges blessures, la présence durable d’un cadavre sont, à la scène, ridicules ou douloureuses ; car, ou bien l’illusion est parfaite, – et alors la réalité entre en jeu, avec ses douleurs, – ou bien elle est dissipée – et alors nous sommes tourmentés par la lutte de velléités comiques et de désirs sérieux. L’incarnation lourde, maladroite, du théâtre, fait ressortir toutes les ruptures dans l’unité de lieu et de temps ; le groupement des statues immobilise toutes les stations fugitives de la souffrance, les pétrifie douloureusement, grossit et ossifie les blessures et les larmes, alourdit enfin les personnages éthérés, les corps glorieux du poète, en leur infusant une matière massive, de plomb.

C’est pourquoi la plupart des tragédies sont plus belles à la lecture qu’à la représentation ; et les comédies au contraire. Deux espèces de tragédies surtout perdent par l’incarnation parastatique du théâtre : celles où, à travers des scènes sauvages, le spectateur tombe d’une douche et d’un bain de sang dans l’autre, – le Roi Lear, par exemple ; et les tragédies meilleures où, au lieu de l’action extérieure et matérielle, c’est l’action psychologique qui domine, sans laquelle, d’ailleurs, l’autre n’est rien, – le Tasso de Goethe par exemple. La tragédie théâtrale serait la diagonale entre ces deux points opposés 16. Les meilleures pièces, jusqu’ici, ont toujours été celles dont la caisse, le vestiaire et le personnel étaient réunis dans une seule... tête.

D’après ces principes, les lits de mort seront repoussés dans les coulisses, si on ne grave même sur le poignard de la Melpomène mimique l’inscription des épées siennoises : Ne occidas. Au moment d’une mort au théâtre, la mimique pose son burin et laisse au pinceau plus tendre de l’imagination le dernier trait d’horreur. Sur une scène, une cloche sonnant le glas vaut dix fois mieux que dix lits mortuaires.

Mais ce n’est pas la seule raison que nous ayons à opposer aux oiseaux de proie du théâtre.

Secondement, les meurtres fréquents au théâtre mettent sur les cœurs tendres une callosité qui, quoique plus mince, est aussi évidente que celle qu’y posent les combats de gladiateurs, les griffes de fauves et les guerres civiles. Cals et durillons ne viennent nulle part mieux que sur la pitié. C’est pourquoi les grandes villes s’endurcissent par la fréquence d’actions effroyables, dont une seule tient un village en éveil mieux qu’un sermon sur le meurtre. De plus, un crime littéraire jette toujours sur son imitation dans la réalité quelque éclat poétique et embellissant.

Troisièmement, il ressort du cinquième commandement, des lois caroliennes et des décrets d’Empire, que l’on ne doit point tuer. Des juristes pénaux notoires se rangent à cette opinion. Böhmer, Berger, Karpazov, Me Passim et, parmi les modernes, Quistorp. Et même, la règle des Franciscains ne permet pas d’ôter la vie à un pou, bien moins encore à son souverain territorial. Ce serait une raison suffisante pour ne pas faire couler le sang tragique plus souvent que celui de saint Janvier.

Quatrièmement, il est triste et bien connu que, à part un traité de paix, il n’est rien de plus fragile, dans tout le vieux monde, qu’un acteur et sa femme : une goutte d’encre les couche à terre, comme la goutte qui tombe de l’épée que porte, chez les Juifs, l’Ange de la mort. Aussi les vautours dramaturgiques n’ignorent-ils pas que le simple bruit du tonnerre tue facilement l’acteur le plus sain, le plus gras, comme un jeune canari ; car l’éclair, comme chacun sait, ne jaillit que de la colophane ; il n’a aucun effet, – tout au plus blesse-t-il l’homme intérieur, sans dommage pour le corps, comme l’éclair du ciel brise l’épée sans toucher au fourreau. Une Haute Assemblée d’Empire ne fut-elle pas témoin, le soir, après ses séances, de la façon dont, sur quelques mots du souffleur, nous mourûmes comme des rats, – comme Ananie et sa femme sur l’ordre de saint Pierre ? Les loges de face et de côté n’ont-elles pas vu souvent, dans leurs lorgnettes, que, – tant notre imagination nous domine – semblables aux coupables auxquels on ne veut que donner la peur de la mort, nous avons roulé de notre siège, morts sous le simple effleurement de l’épée de justice ? Chaque fois que l’on analysa chimiquement les poisons qui nous avaient tous envoyés déjà dans l’autre monde, on découvrit que c’était tout simplement de mauvaise eau-de-vie, ou du saumon de Dantzig, ou rien du tout qui avait produit ces catastrophes ; les exemples des livres de médecine se peuvent recueillir en si grand nombre sur nos scènes que, d’innombrables fois, de simples miettes de pain, de l’eau pure, ou autres choses semblables ont agi sur des patients comme de bons et vrais purgatifs ou vomitifs, simplement parce que l’homme s’est imaginé qu’il avalait de vrais remèdes actifs.

Cependant, les bouchers tragiques ont l’impertinence de répliquer : « Les troupes théâtrales vivent encore, et se plaignent ; rien n’est donc plus comique que leurs lamentations sur les meurtres. Ce serait tout autre chose si les théâtres allemands étaient les théâtres romains où (selon Cilano) des esclaves condamnés étaient employés pour de très réels rôles de victimes ; pourtant, selon le droit saxon, lorsqu’un acteur, mort déjà selon la loi en tant qu’acteur, mourait réellement et sans se soucier de la loi, on ne lui imposait pas d’autre châtiment que d’être l’ombre et l’apparence d’un homme 17. »

Notre mort de trois heures égale une mort éternelle, aussi bien qu’une autre mort de trois jours, selon les théologiens, égale l’éternité. Il est vrai que nous mourons souvent, mais Sénèque déjà dit de tous les hommes : Mors non una fuit, sed quae rapuit, ultima mors est. L’important, c’est que, lorsqu’on perd la vie, c’est toujours aux dépens de la santé de son corps ; beaucoup d’entre nous furent indisposés après une dose mortelle de mort-aux-rats ; nous sommes toujours battus dans nos batailles où, comme la zibeline et l’autruche, nous ne sommes pas atteints par des balles, mais par des coups de bâton, parce que, comme à la chasse de ce gibier, on veut protéger notre garde-robe. Un délicat Jules César que 23 coups de poignard, plantés dans sa ceinture, avaient pourfendu, fut emporté avec un saignement de nez. Rarement, on est décapité sans quelque petite blessure à la tête, et une actrice précipitée du rocher de Naxos ou de la Roche Tarpéienne a souvent senti la secousse.

Nous passons maintenant aux prières que nous osons adresser à une Haute Assemblée d’Empire.

Nous tenons notre première prière pour très justifiée : que l’on exige de l’auteur une prime sur chaque acteur tué (et une prime double pour les actrices). Il devrait donner ensemble l’impôt et la mort – et pourtant on pourrait lui laisser (sinon, il ne pourrait mener à bien sa pièce) deux morts dégrevées d’impôts, celles du héros et de l’héroïne.

Notre deuxième prière est que, par ordre d’Empire, on engage les auteurs à ne nous infliger que des souffrances morales : les blessures intimes du cœur, le désespoir, la crainte, le mépris de soi nous seront agréables, mais pas les lésions corporelles. Notre sentiment, d’ailleurs, nous fait préférer n’importe quel genre de mort à un soufflet, que l’Allemand ayant de l’honneur ne peut souffrir. C’est avec joie que nous nous condamnons et nous pressons à la mort, comme les anciens martyrs. Même, comme les mineurs du Harz tiennent la mort dans la mine pour si glorieuse qu’ils se pressent vers l’endroit où l’un d’eux a été enseveli, de même, beaucoup d’entre nous prennent de préférence les rôles où leurs camarades sont morts. La ligue des tragiques, pareille aux insurgés parisiens, va quérir aux arsenaux de Melpomène et de Bellone des armes de toute sorte pour nous enlever au théâtre et à la vie ; cela devrait être interdit désormais, et on devrait nous accorder, comme à Socrate, le choix de notre genre de mort ; alors, nous désirerions de tout notre cœur de mourir ou empoisonnés comme Hannibal, ou, comme Atticus, de faim ; ce dernier moyen a pour nous, à la place qui lui convient, au théâtre, un charme tout particulier, car, comme d’autres choses amères, il aiguise l’appétit.

À notre troisième prière, nous sommes amenés – outre notre propre inclination – par un roi de Danemark qui, en 1707, accorda à toutes les jeunes femmes de l’Islande de mettre au monde, sans honte aucune, six bâtards, afin que l’île se repeuplât, – car la moitié des habitants avaient péri. Nous ne savons que trop bien que spectateurs et lecteurs, comme les chiens braques des romans et des tragédies, ne poursuivent que du gibier blessé et le choisissent de préférence au gibier intact ; ainsi, ils aimeront et réclameront toujours notre mort lente, comme les Romains celle du poisson mullus 18. Aussi sommes-nous prêts, – si on nous le permet – nous qui travaillons si fort à grossir les listes des morts, à faire notre possible aussi pour grossir les listes de naissances que le feu roi de Prusse regardait avec tant de plaisir. Dans les coulisses où jusqu’ici (en France du moins) devait se passer le meurtre théâtral, nous avons opposé, dans la mesure de nos forces, la seule réaction possible, c’est-à-dire des cryptogamies transitoires, et nous avons compensé par des miracula restitutionis les désavantages des chefs-d’œuvre tragiques. Il appartient à une Haute Assemblée d’Empire, puisque jusqu’ici, faute d’encouragements, on a agi dans les coulisses moins que sur la scène, de répandre par des ordres exprès une aussi indispensable palingénésie (le meilleur antidote contre les coups de rasoir du théâtre).

Nous terminons notre longue supplique dans l’espoir que nous n’obtiendrons de la Haute Assemblée d’autre signe que celui de Caïn 19 ; mais nous nous résignons volontiers à ce que cela ne puisse se faire, peut-être, que dans la prochaine capitulation impériale – ou dans celle des Électeurs ecclésiastiques – où on pourra plus facilement intercaler un nouvel article contre la tyrannie, la violence et l’effusion du sang commises par le Grand Turc, le Pape et les auteurs de théâtre. Nous restons, de vos Excellences, Hautes Dignités, Hautes Naissances, Hautes et Nobles Naissances, les très fidèles serviteurs.

Moi, cependant, je suis (car maintenant la supplique est finie), cher ami, le vôtre.

 

J.-P.      

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

LE « DEUS EX MACHINA » – ET SA BELLE SUPPLIQUE.

 

 

NATURELLEMENT, j’écris toujours. Et la mort ne gagnerait rien à me laisser, un demi-siècle durant, debout à mon pupitre, pour, ensuite seulement, me permettre, par une bienveillante venia aetatis, c’est-à-dire venia exeundi, de sortir de ce bureau qu’est la vie : je me retournerais encore sur le seuil et je dirais, plus rassasié de vivre que d’écrire : « Permets-moi de publier seulement la troisième partie, – je connais les critiques. » – Lorsque Jupiter 20 dut rendre la vie à Atys, il l’abandonna, n’ayant animé que son petit doigt qui vibrait sans cesse... De même, lorsque l’ouvrage du temps, pareil au Sprudel de Carlsbad, a obscurci et pétrifié un auteur, les motus vitales de ses doigts-à-écrire restent intacts. On ne gagne rien sur soi-même, lorsque, quotidiennement, on se représente combien il est facile de tirer de son fonds les précieuses pensées, mais combien aussi il est difficile de les porter, avec le bras qui écrit, de la tête au papier ; de même un seau plein, tant qu’il est dans l’eau, monte sans poids, mais est presque impossible à soulever, dès qu’il en sort. Comme je l’ai dit, il n’y a point de relâche.

Puisque l’on a reproché à Voltaire d’avoir produit dans sa vieillesse des boutades qu’il avait frappées, comme des monnaies, au temps de sa jeunesse et déposées dans un vase d’épargne, je sollicite ce même reproche, et, dès ma jeunesse, je me façonne au tour un de ces vases. En un mot, je voyage, pour, dans ma vieillesse, publier une description de voyage : elle verdit dans la serre de mon cabinet parmi d’autres fruits qui, comme celui-là, ne mûriront et ne jauniront que dans le mois glacial de ma vie ; ainsi, la poire appelée « poitrine de Vénus » mûrit dans le mois glacial de l’année. Cette relation de voyages ne traite que de pays que, pareil à d’autres navigateurs, j’ai été le premier à voir et à baptiser : ce sont les trois principautés criminellement oubliées de Scheerau, Flachsenfingen et Haarhaar. Je pensais qu’au moins l’excellent Fabri traiterait de cet important trèfle de pays ; mais lui aussi l’oublie. C’est pourquoi je les parcours chaque année, pour jouer un jour, sous mes cheveux gris, le rôle de biographe, non point d’hommes, mais de pays. De telles dispositions, dignes d’un Hérodote, me conduisirent donc à... Neulandpreis, quelques jours seulement avant la lectrice de café. Déjà les beaux toits de tuiles, formant un plat de rouges écrevisses, attirent un géographe. Les toits rouges représentent aussi une aurore fixe, embrasée et joyeuse, ils étendent une ombrelle de soie pourpre sur les habitants qu’ils cachent. Tout d’abord, je flânai sous les fenêtres du village ; mais comme, dans un village, on va voir d’abord l’église, – dans une ville, au contraire, on n’y va qu’en dernier lieu, – et comme cette maisonnette de puits, bâtie autour de l’étang de Béthesda, était ouverte, j’y entrai. Il n’y avait rien dans l’église, sinon, sur l’autel, entre les cierges, le maître d’école Scheinfuss, qui cherchait à diriger une longue perche mitrée d’une brosse. Le plan du serviteur d’école était de nettoyer avec cette longue brosse à dents toutes les milices célestes de bois, celles qui dépendent des neuf hiérarchies, ainsi que quelques apôtres. Je m’avançai, en saluant, vers la grille de l’autel, et lui demandai poliment pourquoi il brossait ainsi ces anges. Le ramoneur d’autel appuya sa quenouille sur la plus proche tête d’apôtre, et dit : « Je nettoie déjà depuis la semaine dernière, et vraiment, le besoin s’en faisait sentir. Dimanche, s’il plaît à Dieu, notre Senior fêtera le jubilé de sa fonction et de son mariage, à la grande satisfaction de toute la paroisse et des paroissiens emparoissés : si quelque chose n’était pas au point, il se trouverait bien des gens pour en vouloir au Cantor. Là-bas, Mademoiselle Déa lave comme moi-même... »

Je me retournai vers la gauche : dans les bancs réservés à la famille du pasteur, un ange brossait le sol. L’ange me fut plus agréable que, dans une cathédrale, un ange d’argent ; il donnait à l’étang de Béthesda une agitation salutaire. Alithéa, bien qu’elle fût une des notabilités du pays, était étroitement lacée dans des vêtements plus étriqués et plus blancs que n’en portent ordinairement ses égales. Un courtisan comme Monsieur von Esenbek n’eût pu rien reprendre et blâmer en elle, sinon que les deux boules de neige, ou hémisphères de Magdebourg, – avec lesquelles les physiciens comme Guericke font des expériences sur la cohésion, – au lieu de pouvoir se glisser dans les petites fromagères d’or données par Hélène, la Grecque, eussent presque rempli une calebasse. Esenbek n’eût pu faire d’autres critiques ; mais comme le reste était divinement soufflé sur l’âme, ainsi qu’une enveloppe de verre ! Car, bien qu’elle frottât et cirât les persiennes de l’église et qu’elle se penchât un peu pour se cacher derrière cet éventail de bois, je pus remarquer le galbe gracieux de son corps, lacé autour de son âme ; je vis même, à travers la herse sarrasine de soie noire (car un large ruban de velours, noir comme corbeau, bordait son bonnet de jeune bourgeoise), je vis tomber quelques-unes des gouttes lourdes que le pressoir de la douleur exprimait de son cœur tourmenté, à cause de ce jubilé dont on venait de parler. Elle ne répondit pas au maître d’école, mais plongea plus profondément vers le sol, avec son fer à repasser de laine, pour cacher dans l’obscurité deux yeux de myosotis où Huysum et Mignon ne pouvaient verser une plus belle rosée. Des yeux humides sont tout-puissants sur des lèvres muettes : la nature, dans sa bonté, enlève à la langue paralysée de l’être oppressé l’histoire de la maladie dont s’afflige son cœur, et nous la raconte d’une seule larme. Alithéa se penchait toujours plus bas, sachant que le maître d’école allait parler à l’étranger de l’histoire de ses chagrins, et qu’alors, elle pleurerait plus fort.

Il s’approcha de l’histoire, en effet, et dit : « Tout Neulandpreis se réjouit du grand jour ; mais on s’en promettait encore, ici ou là, d’autres évènements qui, maintenant, vont à vau-l’eau. » Le maître d’école s’assit sur l’autel et m’exposa les deux premiers rapports officiels plus longuement encore que je ne l’ai fait moi-même pour le lecteur. Il savait tout : à la campagne, toutes les circonstances intimes deviennent publiques, tous les spectacles de famille sont joués sur un théâtre national. Si deux hommes seulement vivaient, chacun sur une montagne, sur l’Horeb et le Sinaï par exemple, ou sur les deux sommets du Parnasse, le Mont de la Loi littéraire : pour l’un de ces alpestres, il serait d’égale importance que son voisin d’en face fumât, ou que ce fût l’Etna, et, avec sa lorgnette, pareil à un Herschel, il jaugerait et compterait les boutons d’argent sur le gilet de l’autre. La part singulière que prend l’homme bon et sage aux petites nouvelles locales et intimes de son prochain, a été jusqu’ici l’objet d’attaques satiriques et moralistes plutôt que d’études philosophiques et prudentes.

Avant même que Scheinfuss eût achevé la lecture de sa gazette, l’héroïne accablée était sortie, tête basse, de l’église ; elle fuyait les témoins oculaires et auriculaires de ses blessures ; dans la vie, comme dans un tableau, la douleur souffre peu de comparses.

Ma pitié pour la famille abusée me fit chercher au loin un appareil qui pût relever leur château en Espagne ruiné. Il faut que je m’en explique ; mais je ne pus faire part de rien au maître d’école, sinon de l’esquisse fugitive d’un espoir. Prenant un air important, j’inscrivis dans mon souvenir tous les noms, et je dis froidement : « C’est bien : le maître de plaisirs, Monsieur von Esenbek, apprendra tout ; son envoyé, Monsieur le Cantor, vous doit une grande reconnaissance pour le service que vous lui avez rendu en ma personne. Vers la fin de la semaine, Monsieur le Cantor, il pourrait se passer des choses qui vous étonneront. Quoi qu’il en soit, je compte, d’ici à Flachsenfingen, 24 verstes, ou 12 milles anglais, ou 6 lieues françaises. » Et, brillant de projets, je repris mon chemin. « Ah ! pensais-je, puisses-tu réussir à écarter ou à enclouer la grosse artillerie avec laquelle le sort peut, ô vieillards, raser le port de votre repos ! »

Le soir même, j’entrai, avec d’autres sphinx et phalènes, dans la demeure d’Esenbek, pour y quérir des informations sur le sort de la lettre que lui avait adressée Mademoiselle de Sackenbach. Ce Monsieur von Esenbek qui, de tout mon système veineux battant pour de plus nobles objets, n’estime que ma pauvre veine creuse de satiriste, venait d’arriver de Carlsbad ; il se réjouit infiniment de me voir, bien qu’il se passât de moi sans en être tellement affecté. J’avais un bon prétexte sous la main, qui était de lui demander la liste des hôtes de Carlsbad ; elle était aussi longue, cette année-là, que la liste des souscripteurs à la République des savants de Klopstock. Esenbek ouvrit le courrier amoncelé durant son voyage, et, lorsqu’il buta sur l’écrit sackenbachien, il le rejeta sans l’ouvrir. « Je sais bien ce qu’elle veut, dit-il : rien moins que ma personne. La Sackenbach a une mémoire prodigieuse ; elle peut se souvenir parfaitement de sa jeunesse, et du temps où j’étais page. Les dieux m’ont embourbé avec elle dans une correspondance à la Schlœzer, c’est-à-dire une correspondance qui consiste à recevoir des lettres sans y répondre. Il n’y a pas plus de vingt ans, mon cher Jean-Paul, qu’elle et moi, nous ne nous sommes vus. Mais elle finit par m’être à charge. » Ce fut avec joie que je mis dans ma poche cette lettre de change que je sollicitai, comme une lettre de crédit, un sceau de notaire au bas du récit de Scheinfuss.

Je la lus chez moi ; tout était exact, et je pris en pitié les fiancés joués, et, non moins, la Fille d’honneur pleine de regrets. Mon devoir était, dès lors, de tenter l’impossible – ainsi que certains appellent le possible. J’allai chez le prince de Flachsenfingen, que les lecteurs initiés à mon Hespérus connaissent depuis des années sous le nom de Jenner.

Le début ne fut pas désagréable ; car je trouvai dans l’antichambre Monsieur von Esenbek, fort en colère, qui me dit que le prince l’était plus encore, et qu’il venait de lui refuser tout net une prière. Esenbek avait sollicité le secrétariat du cabinet pour un jeune homme distingué, mais de trop pressante façon, et en comptant trop sur la justice de la chose : l’homme n’eût-il pas mérité la place, Esenbek l’eût demandée plus prudemment, et l’eût obtenue. J’en fus heureux ; car Jenner n’appartenait pas à cette classe de princes qui diffèrent de Darius, – lequel ordonna, pendant trente jours, de ne demander rien à Dieu, tout à lui, – et qui, au contraire, permettent volontiers qu’on ne demande rien qu’à Dieu ; il préférait compenser le non qu’il opposait à l’un par un oui à quelque autre. Je pouvais espérer être le porteur de pardon pour le péché qu’il venait de commettre contre son Saint esprit. Je le trouvai dans son boudoir que la lumière, tamisée par une lanterne en os dépoli, transformait en une blanche tonnelle de roses. Je racontai tout avant de rien demander ; je ne fis qu’un rapide résumé des mémoires du pasteur, qu’un bref rapport médical sur les souffrances de sa famille, mais je n’en fus que plus abondant dans la description anticipée de la béatitude familiale qui emplirait le presbytère, si j’y rapportais la ratification de l’adjoncture. Par bonheur je jetai les yeux autour de moi, dans le cabinet, et j’aperçus une gravure représentant la famille de Jean Calas, ravie par le retour compensateur d’un sort plus doux. « Non, dis-je, on n’a jamais peint le tableau d’une famille comblée, par un triple jubilé, d’une telle félicité... mais (et je montrai la gravure) il a été gravé ici sur cuivre. » Je ne trouve rien dans ce procédé qui ne me plaise ; rien ne peut faire une impression plus forte et plus favorable sur un collectionneur que de voir tout à coup, par une interprétation spirituelle, une floraison transcendante donnée au bâton d’Aaron, sec et dur, du voisinage quotidien.

« Le fils aura la place, dit le Prince ; et je goûte tant cette idée que je viendrai moi-même, le dimanche du jubilé ; j’observerai l’effet que fera sur chacun cette nomination que j’aurai grand plaisir à signer. » Ces paroles ne me réjouirent pas trop, car je voulais être seul à remettre la nomination, afin de voir profondément dans le cœur tremblant, lorsque, pour accueillir la félicité, il s’ouvre largement. Mais comme les hommes, et surtout les grands ou les femmes, exaucent ou repoussent souvent une prière pour cette seule raison qu’elle est une idée frappante – ou parce qu’elle leur suggère un bon mot – ou une partie de plaisir d’une minute – ou parce que le quémandeur, à cet instant, tousse, éternue, ou sourit – ou parce qu’ils ont déjà fait la même chose une fois – ou parce qu’ils n’ont pas un moindre motif que la libertas aequilibrii ; ainsi, il n’y avait pas lieu de plaisanter ou de faire des objections ; trois mots maladroits eussent fait perdre à l’Adjunctus sa chaire et sa fiancée. Mais j’eus une idée bien meilleure : je ne pouvais pas laisser les pauvres enfants se morfondre jusqu’au dimanche, sans une seule fleur de mai de leur bonheur à venir, c’est-à-dire sans le moindre espoir. J’avouai donc au Prince que je croyais améliorer beaucoup la comédie, si je partais le samedi pour Neulandpreis et me faisais passer, auprès de la désuète demoiselle de Sackenbach, pour Monsieur von Esenbek ; il le fallait, car sous mon propre nom, inconnu, le village entier m’eût pris pour une refloraison, un dernier bourgeon et un adjunctus de Lederer, l’imposteur. Et en jouant, pour ces bonnes âmes couvertes du givre de l’hiver, le rôle du printemps qui chasse les froids, j’introduirais chez eux la chaleur de l’été ; car un trop brusque changement de température peut être mortel. Je ne voulais que laisser tomber deux ou trois signes d’espoir, et être le varech flottant, l’oiseau migrateur par lesquels, en pleine mer, une île fleurie annonce son approche.

Le Prince ne fit pas la moindre objection.

Je pris congé, je me rendis chez Esenbek, et lui apportai la nouvelle que Son Altesse m’avait autorisé à disposer de son nom 21. Tout d’abord, il me comprit, puis ne me comprit plus. Tout d’abord, il pensa – et il m’approuva entièrement – que je projetais, sous son nom, une régate, une chasse à l’anguille, dont le gibier serait le cœur de la dame d’honneur ; il appartenait à cette classe, nombreuse dans la haute société, de coquets à moustache qui, comme la matière pesante du baron Wolf (materia gravifica), alourdissent et transpercent tout (je veux dire tous les cœurs féminins) – et sont eux-mêmes sans poids. Aussi ne me comprit-il plus, dès que je lui dis que je n’avais en vue que le bien de la famille pastorale : il compta cette idée au nombre des moresques et des bambochades qu’il voudrait supprimer de mes œuvres. Cependant, avec l’éloquence d’un Démosthène plutôt que d’un Cicéron, je finis par obtenir de lui un écrit autographe à Gobertina, par lequel il lui garantissait en trois lignes son... c’est-à-dire mon apparition divine. Il me fut impossible de lui faire entendre ce qu’est un Adjunctus, ou la vie d’un presbytère. Les grands, en effet, se font d’après des idylles françaises, insipides et démeublées, et d’après le voisinage de leurs résidences campagnardes, une pâle idée du villageois, idée qu’ensuite ils rythment et chantent ; mais l’état de guerre et de paix d’un catéchète des pauvres, d’un secrétaire de la chambre, d’un inspecteur des routes et d’un receveur des douanes leur est dix fois moins connu que leur vie de cour ne l’est de ce personnel.

Les péripatéticiens déjà, et Plotin 22 avec eux, démontrent : que les intelligences inférieures (les humains, par exemple) comprennent les intelligences supérieures (les chérubins, par exemple), mais que la réciproque n’est pas vraie ; même, les anges n’ont pas la moindre idée de la matière... et ceci parce qu’il faut voir que les intelligences supérieures deviendraient à la fin ce qu’elles concevraient. Ceci garde sa valeur lorsqu’on revient de l’autre monde dans le nôtre : les grands ne peuvent, sans se porter préjudice, se faire une idée des petits, bien que ceux-ci s’en fassent une de ceux-là. Les lieux élevés, les trônes par exemple, ou les montagnes, portent sans doute des créatures plus petites que celles de la plaine, mais elles projettent – comme on peut le voir au Brocken ou à l’Etna – une image agrandie et nimbée d’une lueur de sainteté dans les nuages du sommet 23 : ainsi, ils voient facilement un groupe de géants dans les nuages, mais la brume et l’éloignement leur cachent le chaos d’infusoires qu’est le peuple grouillant de la plaine.

Mais quelle charge avais-je jetée sur mes épaules ! C’était comme si j’eusse rampé dans une caverne et que je me fusse efforcé de déraciner le roc. Pour jouer le rôle de Monsieur von Esenbek, il faudrait être né pour cela : je veux dire avoir été élevé pour cela. Il me manquait (outre la maigreur, la calvitie, la taille, et une ressemblance fondée sur vingt ans d’absence) presque tout pour ce rôle ; et, singulièrement, l’âme et son ameublement portatif. J’étais dans le cas du peintre Klinsky à qui, lorsqu’il sollicita des Éphores de Prague l’autorisation de peindre le paysage aux environs de Teplitz, on donna aussitôt la permission du gouvernement, avec ces réserves nécessitées par la jurisprudence militaire et la tactique : qu’il voulût bien s’abstenir de copier et de portraicturer, dans ses dessins de paysages, une montagne, un fleuve, une forêt ou une vallée...

En outre, le maître des plaisirs avait, au beau milieu du front, une mince tache de pourpre, de la forme d’une aiguille de montre, qui semblait indiquer le nez. Ce signe, comme une ride verticale, doit être venu sur son front parce que Madame sa mère – qui se servait d’une chambre obscure (camera obscura) pour imiter, au moins, l’une des attitudes de Lady Hamilton – eut une peur terrible lorsque Monsieur son père (le jeune Esenbek n’était vraisemblablement alors qu’un point sautillant) parut devant elle dans l’obscurité et alluma une petite « lampe de Turin » ; cette flamme pointue allumée par l’encaustique de la peur, le maître des plaisirs l’emporta en ce monde, sur son front.

Voyant que je place Monsieur von Esenbek dans un jour de plus en plus ridicule (pour la postérité surtout), je prie tous ceux qui savent son nom véritable (car « Esenbek » est de mon invention) de le taire prudemment jusqu’à la deuxième édition... de mon livre, ou de Monsieur von Esenbek ; est-ce si difficile ? et ne le fais-je pas moi-même ?

Ce n’est que pour me conformer à la théologie esthétique et à certaines fins que j’ai mené si grand bruit autour des difficultés que je trouvai à jouer le rôle d’Esenbek avec la machine à copier de mon corps ; car, avec quelques pots de fard, quelques lambeaux de couleurs, je pouvais dessiner sur mon front le signe de Caïn en forme d’aiguille de montre – l’équipage et la garde-robe, je pouvais, comme d’autres acteurs, les emprunter – ; quant à l’âme d’Esenbek, à l’homme du monde qu’il m’eût fallu jouer, à la campagne, il n’était pas nécessaire de le jouer, mais de le suppléer. Au village où l’on n’avait rencontré de gens du monde et de courtisans que sur le papier des romans ou sur des tréteaux de bois, une copie exacte qui n’eût point été un miroir grossissant, m’aurait fait soupçonner d’être un imposteur, et non point celui que je feignais d’être, – et on ne se fût pas tout à fait trompé. Mon devoir était de peindre le courtisan tantôt avec le long bout du pantographe, et tantôt avec le court, afin de montrer l’homme tantôt plus grand, tantôt plus petit qu’il n’est ; ainsi procèdent les peintres de romans, en retournant alternativement et savamment leur lorgnette.

Toute la fin de la semaine, je travaillai, comme machiniste, décorateur et auteur de mon grand opera seria, et, à Neulandpreis, on en faisait autant, préparant cothurnes, chœurs et rideaux de théâtre pour le drame du Jubilé. Mes répétitions se passèrent bien, le samedi arriva, la comédie d’intrigues commença, et le troisième rapport officiel s’acheva.

Le quatrième ouvre les quatre portes saintes du Jubilé, et montre tout aux hommes. Mais maintenant, dans ce troisième rapport, le lecteur est encore réjoui par l’espérance qu’il met dans le quatrième : lorsqu’il l’aura lu et goûté, sa joie – et le livre – seront finis ; ainsi, la longue-vue de l’espoir, comme les autres, nous montre les contrées lointaines dans un nimbe coloré comme l’arc-en-ciel ; de même, la floraison épuise le romarin, et c’est pourquoi on arrache ses fleurs... Le lecteur vit encore dans le troisième rapport...

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

SUR L’ÉGOÏSME.

 

 

          Très cher ami,

 

JE fais les combinaisons les plus étranges avec trois espèces d’hommes, les Brobdignags, les Lilliputiens, et avec moi-même considéré comme Gulliver : je les permute, comme des grandeurs algébriques à travers le temps et l’espace, et je regarde ensuite si je les reconnais encore. Ainsi, par exemple, j’ai fait subir toute espèce de transformations à l’esprit du roi Frédéric, pour le mettre à l’épreuve : je l’ai fait pape, sultan, éphore spartiate, puis ecclésiastique, je l’ai consacré recteur d’un lycée, puis de Raguse, je l’ai promu Père de l’Église du Iersiècle, bachelier du XVIe, collaborateur du Journal littéraire... souvent, je lui ai enlevé la plupart de cette science, et l’ai exposé sur la Côte-d’Ivoire, muni de plus de naturalia que de pontificalia, dans un chalet, sous une tente arabe, ou lui ai donné un cor des Alpes. Je ne puis décrire l’effort d’attention qu’il me fallut pour dépister ce Vichnou dans ses dix incarnations successives, et pour le retrouver sous ces enveloppes. Il me fut plus facile d’écailler et d’écorcher le terrible Philippe II d’Espagne, lorsque je le contraignis à essayer sous mes yeux toute la garde-robe théâtrale de mon imagination, lorsque ce Lithopédion de son temps, ce zoolithe spirituel fut pour moi un conseiller du Consistoire, un valet de Fantaisie, un douanier, un sadducéen, un officier recruteur, un chrétien du premier siècle, un Arcadien, un Berlinois, un citoyen de Hof.

Il est plus instructif encore de tenter avec soi-même ces migrations parmi les peuples et les âmes. À Francfort, pour voir comment je me comporterais, je m’élus empereur romain 24, apôtre, chevalier, gouverneur de la Bastille, je fus l’un des neuf lépreux, un nègre de la Brousse, un frère mineur, grand-prêtre, cardinal, petit-maître parisien ; je vécus, non seulement comme le Juif errant ou saint Germain, au temps du Christ et, ensuite, de l’Antéchrist, et, au XIIesiècle, avec Johannes de temporibus (l’inspecteur des mesures de Charlemagne) qui atteignit l’âge de 361 ans, mais déjà auparavant, aux temps de Nabuchodonosor et du bœuf Apis. – Quel en fut le résultat ? Humilité et justice. Je nomme cette méthode une anatomie comparée supérieure, car par là, comme un Daubenton, on produit au jour bien des ressemblances humiliantes ; on devine soi et les autres, mais on ne confond plus la distance horizontale sur le même échelon de l’échelle des êtres avec une distance verticale de plusieurs échelons ; et on a alors des opinions fort justes, – sur les morts, du moins, les amis et les indifférents.

Cela démontre qu’il y a sur la terre plus de ressemblances que de différences, et plus grandes. L’hamadryade d’un arbre couvert de fruits, si elle existait et pouvait parler, mépriserait celle du même arbre fleuri qui, à son tour, dédaignerait celle de l’arbre feuillu ; le papillon, la chrysalide, la chenille, s’ils étaient doués de jugement, admettraient entre eux aussi peu de parenté que les trois États avant leur réunion, ou que Price, à Londres, qui cachait sous trois masques différents ses copies fallacieuses et ses imitations.

Comme la nature distribue dans chaque siècle un nombre à peu près constant d’hommes méchants et de bons, l’amélioration ni la décadence du genre humain ne sont aussi grandes que les dépeint le moment présent. Les vices de bien des époques ne sont que réprimandes d’Antonin dans la fièvre ardente, les morsures des hydrophobes ou l’appétit des femmes enceintes ; les vertus de bien des époques ne sont que l’esprit de famille dans une Bastille, l’économie et la chasteté sur un navire marchand.

Les Spartiates et les premiers Romains ne pouvaient connaître leur grandeur : seuls leurs descendants, bien moins grands, la voyaient, grâce au recul des années. Il se peut aussi que notre siècle, et nous-mêmes, nous ayons une grande importance ; ce n’est pas nous qui pouvons le sentir, mais ceux-là seulement qui, dans l’avenir, nous regarderont bouche bée et tenteront vainement de suivre nos traces. Ainsi une grande action peut paraître telle à celui-là qui l’accomplit, bien avant ou longtemps après, mais jamais au moment de l’exécution : dans l’éclat méridien du soleil intérieur, un but resplendit devant ses yeux, plus haut que celui qu’il atteint, et l’idéal s’élève en même temps que la réalité.

Notre ignorance des petits faits favorables et des circonstances mineures nous fait voir plus nobles et plus hardis qu’ils ne furent les grands hommes du passé et leurs actions ; ainsi, nous croyons que les vieux châteaux des montagnes ont été construits sur des rocs escarpés, rognés par la pluie, tandis que les siècles seuls et les intempéries ont aiguisé et dépouillé la montagne.

Très cher ami, appliquez ce discours à l’égoïsme.

Dans toutes les lettres, dans toutes les villes, je retrouve les mêmes plaintes sur l’amour-propre envahissant, ce hideux cancer de l’âme, ce desséchement du cœur. Souvent, une ville entière se plaint de l’égoïsme de... la ville entière. La plainte est déjà un bon signe ; sur la Côte d’Or, on ne songe pas à se plaindre des nombreux visages bruns, brûlés du soleil. Le parfait égoïste n’irait pas se heurter à un autre parfait égoïste, pas plus qu’à son singe, assis dans un coin, méditant sur son seul intérêt. – Le désir de l’amour est lui-même amour. Dans un peuple grossier et dans le commun, l’amabilité n’est que moyen et vent dans le dos, bien loin d’être un but et un air respirable ; mais la culture, qui cherche toujours à tirer de l’acier du corps les étincelles de l’âme, élève le cœur pour autrui et nous enseigne à placer l’amitié plus haut que ses preuves et ses avantages. Dans la science, dans la vertu, dans l’amitié, nous aimons d’abord les rentes que nous en pouvons tirer, puis nous les aimons elles-mêmes, en dépit de nos propres rentes. L’amitié des époques brutales et des hommes grossiers réclame des actions profitables ; l’amitié supérieure ne désire rien qu’un écho à mille voix. Au Moyen Âge, un noble pouvait trouer la tête de son ami et frère d’armes, le lien de fer de leur amitié le supportait, et, le lendemain, ils ne trouaient tous les deux que des têtes de voituriers et de marchands ; de nos jours, c’est à peine si l’on peut rouer de coups son ennemi mortel.

En même temps que la tendresse vulnérable du cœur, augmentent nos désirs et nos souffrances. Mais justement, cette chaleur accrue fausse notre jugement sur la température extérieure, nous ressemblons à ces baigneurs qui sortent de la cuve brûlante dans la chambre estivale et qui frissonnent au soleil comme le maître du palais d’Alexandre. C’est pourquoi personne ne trouve sur la terre plus d’hommes privés de sentiments que le jeune homme sentimental : plantez la terre de Werthers, ils se tiendraient mutuellement pour des glaçons et des hommes de neige.

Permettez-moi, mon ami, de dire ici aux bonnes salamandres du feu qui accusent tout, en dehors d’elles, d’être salamandres d’eau, un mot qui vient en son temps : « Que votre sang soit toujours chaud, mais ne tenez pas pour un amphibie au sang glacé quiconque ne vous aime pas, vous, mais qui aime le quart du monde, ou dont l’amour parle un autre dialecte que le vôtre. De même, les insectes au sang froid, les abeilles, ont une certaine chaleur vitale : je le conclus d’abord de ce que leur ruche est chaude en hiver, ensuite de ce qu’une abeille qui s’égare dans la neige y fait fondre un petit « homme de neige ». L’homme intérieur, pareil à la plante qui, dans l’ombre de la serre hivernale, s’enroule autour de son tuteur, se penche à la rencontre du soleil, c’est-à-dire d’un cœur chaleureux, – et aussi longtemps que vous trouverez encore des époux aimants et des parents aimants, et des hommes secourables autour de vous, demandez de l’amour, mais n’en refusez, n’en écartez aucun. Vous attribuez de la froideur aux hommes qui, au milieu de circonstances et de nécessités trop complexes, paraissent porter un cœur affaibli et partagé, comme l’aiguille magnétique qui, dans le voisinage d’objets de fer ou d’acier, quitte pour un temps sa direction vers le grand pôle magnétique, – et, ainsi, vous êtes aussi justes (c’est-à-dire injustes) qu’eux-mêmes, lorsqu’ils vous reprochent votre excès d’ardeur. »

Le principal est que chaque homme – et surtout les jeunes – fasse tout bas le serment que son sort et ses aventures, sur terre et sur mer, ses qualités, sa bonne et sa mauvaise étoile, son amour et tout ce qui est en lui ou auprès de lui soit un prodige et un jeu de l’inépuisable hasard, qu’il soit lui-même une merveille marine ou terrestre, et une comète ; il frappe donc quelques médailles de la comète à sa propre effigie, il se persuade que son rôle terrestre est tout simplement occupé par lui (comme à l’Opéra de Paris) en qualité de doublure (et chaque rôle est tenu par mille doublures). C’est pourquoi Leibniz nomme fort justement son moi une monade, au sens arithmétique ; c’est ainsi seulement qu’on obtient l’unité de l’intérêt dans le spectacle confus de ce bas monde... Aussi chacun pense-t-il que lui seul aime vraiment et qu’il est l’immense point magnétique de l’axe terrestre.

Au vrai, je n’y fais pas objection ; je respecte et j’aime des erreurs si belles et si vertueuses ; mais je déplore que personne ne puisse les réfuter, sinon la douleur et le temps.

Je suis, très cher, votre

J.-P.      

 

 

Quelques paraboles en guise de post-scriptum.

 

Cependant, je ne veux pas nier que, dans les classes supérieures de l’humanité, il n’y ait une certaine asphyxie du cœur par l’égoïsme et que les orages des passions n’y mûrissent plutôt à cause du froid excessif que sous la chaleur solaire. Il faut pourtant qu’il en soit ainsi. Leurs mariages peuvent très bien (et mieux encore leurs enfants, salpêtre cristallisant dans l’ombre) se faire sans beaucoup de chaleur ; car ces mariages et ces enfants, on ne leur veut d’autres qualités que l’élégance mondaine ; de même le pain fin demande un four beaucoup moins chaud que le pain grossier. Aussi, comme les gelées, réunissent-ils la douceur et la fraîcheur. Ensuite, leur situation demande des yeux de lynx, donc un climat froid, de même que c’est par le froid qu’on étire le plus de chandelles. Enfin, de tout temps, l’homme raffiné s’est élevé dans le fiel et la froidure, tandis que l’homme de classe inférieure s’élève dans l’amour et le feu ; de même, il faut plus de levain et de ferments pour faire lever une pâte plus fine ; il en faut peu pour le Pumpernickel.

Adieu !

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

SUR L’ENVELOPPE VERTE DE GRAINS FLÉTRIS. – ARRIVÉE. – ÉLOGE DES SCEAUX. – ANGOISSE INFERNALE DEVANT UN SILURE MAGNÉTIQUE ET UNE IMAGE TROMPEUSE. – « DÉNOUEMENT » DU NŒUD.

 

 

L’AUTEUR de cet ouvrage qui préfère la parure au négligé – chez les femmes, car un homme ne vaut presque pas la peine d’être habillé – estime très haut la toilette, surtout chez les demoiselles âgées qui, sans elle, ont l’air de homards pendant la mue. Dès le matin, Mademoiselle de Sackenbach se sangla, avec le piège ou l’écusson de sa ceinture, dans une écharpe, baudrier sans épée, comme, d’une ceinture de fer-blanc, on protège une volière contre l’agilité des chats. Elle pensait que j’étais le chat. Puis, elle se glissa de la tête aux bras et aux jambes dans une housse multicolore comme certains hôtes avisés en mettent à leurs lits : elle savait que la couleur sied à la vieillesse, comme, à l’automne, les arbres et les plantes se couvrent de feuillages bariolés.

Je suis peut-être le seul à désirer voir la vieillesse des femmes (et surtout de celles qui ne se sont pas mariées) enveloppée dans le papier turc d’une toilette aux vives couleurs. Une vieille dame n’a pas de meilleur moyen de montrer à la nature qu’elle se rappelle, soi et les autres, à l’idée de la mort, que ce coloris enluminé ; de même, autour des pendus, ne dansent que des arcs-en-ciel avant la nuit d’orage. Une vieille femme vêtue d’étoffes vives ressemble au verre dont la fonte s’annonce par un vif jeu de couleurs. La toilette colorée est un vêtement de deuil toujours verdoyant, ainsi qu’il sied ; c’est pourquoi les rois de France et les nobles vénitiens portent le deuil en violet. Mais il est peut-être encore une cause accessoire pour qu’une vieille demoiselle se pare ainsi : elle veut montrer que les autres paraissent noirs à côté d’elle, lorsqu’elle fait des enquêtes à domicile sur les fautes d’autrui ; ainsi, chez les Romains 25, celui qui faisait l’inspection des maisons avait un vêtement bariolé ; de même encore, le Grand Seigneur fait vêtir les muets (le contraire des bavardes) chargés de la strangulation, des couleurs qui, ensuite, flotteront autour des étranglés, c’est-à-dire de couleurs éclatantes.

Le démon de la comparaison me possède de nouveau ; mais il faut le laisser jouer avec moi pendant quelques pages encore : Satan se fatiguera aussi bien que le lecteur...

Souvent il me paraît que cette peau colorée est un fruit de l’âge, qui jette toujours des regards de désir vers la campagne, ou qui le feint. Mais, comme on sait, le marbre féminin prend, à la campagne, des reflets chatoyants. Moins il y a d’êtres humains en un lieu, et plus une noble dame s’y pare de couleurs ; les plantes, de même, sont plus vives en pots qu’en parterres. Il se peut aussi que les filles de la campagne, du rang des citadines, veuillent montrer qu’elles aussi sont apprivoisées, car on sait que, selon Buffon, les animaux domestiques ont un pelage plus vif que les sauvages... et même, il n’est pas impossible que le vivant démon de la toilette réside en elles.

Or, comme ce démon de la parure vient de me quitter, je poursuis mon chemin sans obstacles, et je retourne au samedi.

J’ai dit déjà comment, à cause de moi, Gobertina soupirait et se parait. La vieille devineresse au marc de café, emprisonnée, affirmait toujours que le marc n’avait pas menti, et qu’un homme chauve viendrait. À trois fenêtres étaient postés des guetteurs : Déa, debout à la fenêtre du presbytère, donnait à une cuiller d’argent une pleine cuiller de craie, pour la purger ; à la fenêtre de l’école, Scheinfuss, assis, observait les mouvements qui se faisaient à la fenêtre du château, où se tenait la demoiselle jaspée, observant les ouvriers de la chaussée pour voir s’ils n’allaient pas sauter de côté à l’arrivée d’une voiture.

Tout à coup, au contraire, les ouvriers barrèrent la route, comme autant d’Alcibiades ; arriva comme un trait une vourste de chasse (que je montais) dont les ailes étaient deux chevaux tigrés, et cet engin volant s’arrêta brusquement. Ces sous-receveurs de la chaussée avaient garrotté l’auteur du Jubilé, pour, avec cette corde, pêcher dans ma bourse et dans ma générosité un péage extraordinaire. Mademoiselle de Sackenbach se fâcha de ce que je prenais le temps d’être généreux avant de m’approcher : car elle perdait la tête, la devineresse au marc de café lui disant que c’était bien là l’homme qu’elle avait vu dans le marc.

En passant, je ne puis m’expliquer l’étonnant phénomène de cette typologie du café que par deux expériences. La première : peut-être le café lui-même, pris comme boisson, donne-t-il, mieux que le marc, une disposition à saisir le météore aqueux de l’avenir, d’autant plus que ce consommé spirituel soutient très visiblement de simples écrivains profanes, comme moi et Voltaire, dans la géomancie de nos écritures si souvent prophétiques. Ma seconde expérience, par laquelle je veux ôter à la prédiction réalisée sa plus grande part de surnaturel, la voici : j’avais moi-même fait part à la vieille, à Flachsenfingen, de cette prédiction, en la priant de la porter à Neulandpreis et d’y jouer le rôle de prophétesse. Je voulais donner plus d’espoir à la famille du pasteur, et à la vieille demoiselle plus de crédulité...

Dans la suite de cette histoire, je me donnerai, comme on fait pour les acteurs, le nom de mon rôle, et m’appellerai souvent Monsieur von Esenbek, ou maître des plaisirs, quand ce ne serait que pour paraître plus modeste, par le renoncement au « je ».

L’approche de la voiture de chasse fit passer la vieille du rang des douze petits prophètes à celui des quatre grands. Le maître des plaisirs était assis dans cette voiture en un négligé raffiné, ses souliers portaient les élégantes boucles de MM. Bulton et Smith, il tenait une badine de cuir à la main, et lorsqu’il leva la tête vers la fenêtre du château, comme un Hoogkyker 26, on vit qu’il avait, non seulement la calvitie d’Esenbek, mais aussi sa rouge barre de mesure sur le front.

Esenbek, comme un tremblement de terre, mit tout Neulandpreis en mouvement.

Ce seigneur fit aussitôt dételer la voiture et enlever ce qu’il avait apporté : quelques cure-dents, dont le manche était orné de belles figures sculptées (l’une représentant une tête de Saksak, l’autre de Zoïle), puis un fléau à vêtements, un bon nombre d’assiettes murales, un bol de verre contenant trois poissons dorés, une écritoire de porcelaine représentant un bélier debout, qui tient dans ses pattes de devant un cœur blanc 27 (j’y plonge ma plume en cet instant), enfin quelques bagatelles anonymes.

Enfin les deux corps célestes étaient en conjonction : elle et moi. Tous deux s’étonnaient.

Gobertina surtout : car le pseudo-Esenbek, avec son négligé raffiné, sa badine de cuir, et son visage chaotique et anagrammatique, avait quelque chose de singulier et d’inouï à Neulandpreis. Sans l’instrument chirographique du signe rouge de ponctuation et d’exclamation, elle ne se fût pas laissé persuader que la Cour et Monsieur von Esenbek eussent pareillement changé ; mais elle s’en tint au trait rouge.

La demoiselle me surprenait plus encore : deux bombes incendiaires, illuminées par la joie, roulant dans ses orbites ; des veines en spirale traçant des lignes de démarcation sur le visage, qui, comme des armées luttant dans une aurore boréale, se précipitaient les unes vers les autres ; une voix aiguë, amenuisée par l’embouchure rétrécie des lèvres, ses membres de quaker frappant souvent des trilles de tierce ; tout cela composait une personne qui, dans sa solitude, avait martelé les quelques fermoirs d’or et les galons qu’elle avait emportés de la Cour, pour en faire un habit d’opéra, à traîne, doré et clinquant, qui ressemblait à la cotte d’or dans laquelle, jadis, on pendait les alchimistes.

Esenbek, d’abord, montra autant d’extravagance qu’il pensait que Gobertina devait en attendre, c’est-à-dire autant qu’elle en méritait. Il lui rappela le beau temps où il était page, elle dame de compagnie, et dit sur le ton le plus froid du monde (en même temps, il plaça sa cravache – sa baguette magique – sur son index, et voulut la porter verticale) : « Je suis tout enthousiasmé de vous voir. Êtes-vous allée à la vente de tableaux ? Le Jules Romain vous plut-il ? Avez-vous des moutons de Klaase ? » Il y a une manière de questionner qui a quelque chose des interrogatoires judiciaires, lesquels se poursuivent et concluent, en dépit de toutes les réponses de l’inculpé. « Klaase ? dit-elle enfin ; vous voulez dire Klaus ? nous n’avons ici qu’un berger et il porte ce nom ; il n’a, à moi, que deux agneaux pour l’hivernage. » Comme, d’un léger sourire, je lui montrais son erreur et ma connaissance des beaux-arts (car j’avais appris par cœur, non seulement quelques pages d’un vocabulaire artistique, comme font certains Abdéritains hâbleurs et superficiels, mais un catalogue raisonné complet) : alors elle ne douta plus que je ne fusse Monsieur von Esenbek ; car une Cour est une petite Italie, ou une grande villa d’Hadrien ; partout on y rencontre des amateurs et des œuvres d’art, les plus grands mythologues et les plus grands mythes.

Mademoiselle de Sackenbach n’avait pas énormément voyagé dans les cabinets de peinture, et, dans son histoire de l’art, ne brillait guère qu’un maître unique, le célèbre peintre de ses parents et de sa propre personne, comme d’un Géryon à trois têtes.

J’avais imaginé une Amanda bien plus belle et plus triste que celle que je voyais ; l’Amanda réelle semblait à la fois joyeuse, vertueuse, désireuse de plaire, et tout cela jusqu’à la minauderie ; elle me déconcerta. D’après sa lettre à Esenbek, j’aurais juré qu’elle porterait un demi-deuil plein de sentiments, et, qu’elle recevrait son ancien berger d’Arcadie avec un mouchoir trempé de larmes ; j’étais préparé à un peu d’émotion, et volontiers je me fusse agenouillé pour expier, et accoudé sur la table pour y être lyrique ; genoux et coudes sont deux parties du corps qui, chez un amoureux de cette sorte, pareils à un couteau de poche, se replient sans cesse, et qu’il utilise autant qu’un ramoneur dont ces articulations sont protégées par des bandes de cuir. Mais quel fut mon étonnement lorsque, avant moi-même, elle se mit à rire.

Aussi étais-je à peine depuis une demi-heure chez elle que je désirai vivement aller au presbytère, et être au moins un riverain de cette île bénie ; mais, si j’eusse laissé paraître ce désir, tout mon torse eût percé le masque d’Esenbek, et brillé au travers : je ne pus donc que guetter les occasions de poser des questions indifférentes sur les heureux habitants de l’île du Jubilé. Aussi regardais-je continuellement vers la fenêtre. Enfin, la jeune Déa alla chercher des cruches de bière au cellier pastoral. Je voulus alors être hardi et jouer, pour donner le change, mon rôle de maître des plaisirs ; je n’eus aucun scrupule à dire : « Les Amazones, jadis, s’enlevaient un sein pour mieux assurer leur arbalète ; mais vrai, les flèches de l’amour vont plus droit au cœur lorsqu’on les envoie d’une gorge complète. – Charmant, dit la demoiselle, tout à fait charmant ! » – Je m’attendais qu’elle dît plutôt : « Fi ! » ou « Voyons ! voyons ! » ou « Hum ! hum ! » mais maintenant, je la comparais intérieurement et sans hésiter aux Péruviennes de jadis (car elle aussi ne sacrifiait à la vertu que ses jours couverts de mousse, ses inclinations vermoulues et caduques – bref, que sa vieillesse) qui livraient en redevance et offrande à leur roi des nains et des enfants mal venus, et (selon Garzilaso de La Vega) à leurs chefs, des poux.

Cependant la caviste au mortier d’amour, au sein meurtrier, nous amena au presbytère, c’est-à-dire à en parler ; et Amanda commença à se poser en protectrice des braves gens trompés, à les louer, à supplier pour eux. Elle le fit avec tant de cœur, elle vêtit, avec tant de joie dans le ton et le regard, les habitants du presbytère de l’habit électoral et de couronnement de l’éloge moral, que j’eus des remords d’avoir moi-même vêtu de pied en cap du fatal habit d’humilité de saint Alexis cette demoiselle parée. « Par le Ciel ! me dis-je en moi-même ; quand bien même le Diable et sa grand-mère, son grand-père et ses trente-deux aïeux s’établissent en colocataires dans le sein d’une fille, ils ne parviennent pas à en déloger le cœur bon et secourable aux frères en Christ qui souffrent ; en pleine géhenne, il bat encore chaleureusement pour les autres. » – Pour la première fois, je lui donnai un éloge sérieux et une assurance sérieuse : je lui dis que j’avais entretenu le Prince de l’affaire, et qu’on pouvait compter sur quelque chose...

Tout à coup, il se fit un bruit comme si tout un corps de pages montait l’escalier en courant ainsi que sur une échelle d’incendie ; et un homme au nez crochu, le front découvert sous des cheveux plats et rejetés en arrière, entra après avoir frappé un seul coup à la porte, inclina à peine son dos droit et roide, et, en fermant la porte, cria derrière lui : « Restez dehors, vous autres ! » Il s’adressait à son arrière-garde, à son essaim suiveur, formé d’une demi-douzaine de jeunes gens trapus et souriants. C’était le second fils du Senior jubilaire, de son métier graveur de cachets, fabricant de cadrans et marchand de boucles. Son avant-propos fut tel : « Je ne viens que présenter mes civilités à Votre Grâce, et solliciter d’Elle six sièges que mon jeune peuple, là, emportera. Sans quoi, nous serons contraints, en face, de nous asseoir les uns sur les autres. » Je prie tous les instituteurs, les privat-docents et les assistants en philosophie d’étudier un homme de métier comme une académie, comme un prévôt et maître d’armes qui leur montrera comment, devant une personne de qualité, on allie la soumission du bourgeois avec la fière liberté de l’homme : un Orbilius veut toujours retrancher derrière le bourgeois enflé l’homme diminué.

Les organes sensibles et les nerfs optiques d’un artisan sont touchés d’abord par ce qu’une âme a autour d’elle qui peut appartenir à son art : le cordonnier tient d’abord devant les souliers sa lanterne de Diogène en papier, le tailleur devant le frac, le coiffeur devant la coiffure, le graveur de cachets devant la chaîne de montre où pend un objet sphragistique. Sur moi, le fossoyeur de sceaux signala le cachet emprunté à Esenbek : « Mon travail ! s’écria-t-il. Je le dis toujours, personne ne grave comme moi une tête et un casque tels qu’en voici. » – « Mais voici une tête, Monsieur Schwers (dis-je), que l’on devrait reproduire un jour en bas-relief, pour l’avoir ensuite en haut-relief sur des lettres. » C’était une tête de Dante. Le marchand de boucles sortit aussitôt de sa poche quantité de cachets, pour en sceller sa compétence. Pourquoi fais-je si longtemps antichambre avant de conter au lecteur les raisons pour lesquelles je confiai à ce gai compagnon de la foire terrestre la reproduction du visage de Dante, pour désormais cacheter mes lettres avec le visage de ce peintre de l’Enfer ? J’enverrais volontiers des centaines ou des milliers de clients au fils Schwers, s’il me reproduisait bien cette tête ; et je prie quelques centaines de lecteurs de m’écrire, afin que je leur réponde et que je cachette cette réponse avec la pantomime dantesque : on trouvera mon adresse à la préface.

Les nombreux poinçons et empreintes du marchand de boucles laissèrent au fond de moi-même une réflexion que j’y vais chercher maintenant. De nos jours, on peut faire tous les éloges – celui de la folie comme Érasme, celui de l’ombre des ânes, comme Archippus, du croupion comme Coelius Calcagninus, du diable comme Bruno, ou même de Néron comme Linguet – de tout, sauf de soi-même, si j’en excepte le poète sur le cheval lyrique des Muses (lequel cheval est un Bassa avec une queue de cheval). Le temple, le Panthéon où un homme, de nos jours, comme Caligula, peut s’adresser à soi-même des prières et s’honorer par des sacrifices d’oiseaux, c’est sa propre... tête obscure et bien fermée : dans ce lararium, dans cette rotonde, on peut établir son culte domestique. On sait combien j’évite de me louer, combien même pareil à un esclave nègre qui préfère être un vieux rossignol plutôt qu’une marchandise vendable, et qui, pour cette raison, châtie l’adjudicateur qui prononce son éloge – combien, disais-je, j’émonde, je détourne ou je rends les louanges que d’autres m’adressent. En vérité, il y a déjà des salles à manger où (comme dans les auditoires de la philosophie critique, laquelle macère le moi jusqu’à en faire un magma d’idées nageant dans l’X inconnu) l’on ne peut plus dire « Je », quoique souvent de braves gens ne fassent de leur moi qu’un chevalet de l’universel et ne dessinent sur l’individuel que le général, – cependant que d’autres considèrent la terre comme le support de leur petitesse, et, semblables aux Français, lorsqu’ils disent « on », nomment 110 375 millions d’hommes 28, mais en entendent un seul. Juste Ciel ! est-il un homme qui puisse sortir de son moi, et par quel moyen ? Est-il raisonnable que chacun ait honte d’être affligé d’un moi ? et que pourtant, il le trouve bien de son voisin, et réciproquement ? – Ainsi, comme je l’ai dit, moi et mes lecteurs, nous ne trouverions nulle part une place pour nos lettres autographes d’éloge et de recommandation, sinon sur la pierre blanche de nos tombes, dont le temps a tôt fait, avec la pierre à polir sa faux, d’user et d’effacer le relief, cette forteresse de notre gloire ; nous n’aurions pas d’autre place, dis-je, si... (et voici que, selon mon habitude, par une opposition longtemps contenue, je me mets à combattre tout ce pour quoi je paraissais plaider d’abord)... s’il n’y avait pas... les cachets.

Mais c’est là notre lit d’honneur : dans les creux du métal, sur les bosses de la cire, un moi réside en sécurité et hors de danger, comme sur un arole et dans un terrier de lièvre. Non seulement on n’y parle, comme dans un journal anglais, que de soi, mais encore c’est avec le plus grand respect de soi-même ; il n’est pas défendu, il est plutôt exigé d’y imprimer son paraphe dans des plantes de bordure, dans des guirlandes, dans toutes les plus flatteuses compositions, de le déposer dans les bras d’un génie, de le placer sur un boulingrin, de le suspendre aux étoiles. Là, nous pouvons une bonne fois dire et montrer pour qui nous nous prenons ; le cachet est le valet de trèfle sur lequel le fabricant de cartes appose son nom, le char où le Romain place la statue d’un homme déifié, la tour que le Chinois élève à un grand homme... Mais, revenons en arrière...

C’est ce que fit aussi le graveur de cachets : il s’en alla. La dame de compagnie plaça les six chaises sur les six porteurs avec un plaisir hospitalier qui, pareil à un coucher de soleil, prêtait à son âme des traits et des couleurs magnifiques.

À peine avais-je, des yeux, accompagné jusqu’à la porte du presbytère le dernier porteur de chaise, que l’Adjunctus Ingenuin en sortit, poli et nettoyé par le polissoir féminin comme un almanach ou un scarabée, rouge de joues, rouge de lèvres, doux des yeux, modeste, tranquille, sérieux, propre et tendre. Siméon, le stylite hérétique, faisait consister ses recueillements sur une colonne en prosternements, et un spectateur en compta un jour mille deux cent quarante-quatre (il n’eut pas la force de compter plus loin) ; c’est à peine si l’adjoint fit la moitié autant de flexions en entrant, oscillant, dans la chambre de la demoiselle. Cette inclinaison de son échine, pourtant, laissait à son âme toute sa droiture, de même que les arbres dont le tronc se recourbe tournent toujours leur cime vers l’est et le soleil. Le jeune homme, beaucoup plus gai que je n’aurais cru, n’avait pas précisément, ce jour-là, du temps de trop : il lui fallait préparer son discours nuptial pour le lendemain, et les ecclésiastiques ont tout juste, dans une semaine, comme les Français dans une année, cinq jours de fête et de sans-culottide ; les deux autres jours, samedi et dimanche, regorgent d’occupations. Le deputatus invita aux fêtes du Jubilé la Fille d’honneur, et aussi le Chevalier d’honneur. Esenbek le remercia fort, et l’assura qu’il pouvait compter sur lui.

Je demandai alors à l’Adjunctus – et Gobertina prenait un plaisir réel à voir un maître des plaisirs s’intéresser au jeune homme – de qui se composait sa parenté : il avait trois frères, le fournisseur de boucles cité tout à l’heure, l’imprimeur cité plus haut, et l’inspecteur des routes qui, avec ses ouvriers, m’avait arrêté et qui était en même temps chasseur de marmottes ; deux sœurs s’étaient retirées depuis longtemps derrière la cloison de planches du cercueil et, dans le vestiaire souterrain de toutes fleurs, travaillaient à un jubilé moins transitoire que celui que préparait Alithéa, leur sœur adoptive. Pour les petits-enfants, il y en avait une semence de douze qui sautaient dans la maison – si je compte dans ce nombre un cocon encore à naître et hermaphrodite de la femme de l’imprimeur. – Bref, tout le port franc du presbytère était si rempli par l’arrivage d’enfants et de petits-enfants, que le plus maigre des harengs suédois n’eût pu s’y glisser. Je demandai encore au candidat ce que l’on faisait chez lui ce soir (car j’aurais bien voulu leur faire une visite) : « Plus rien, dit-il ; après le dîner, les enfants et les petits-enfants s’assoiront autour de la table, le père et la mère remercieront Dieu de tout leur bonheur ; car c’est une chose émouvante qu’une fête comme celle de demain. Mon père fera lui-même le sermon du Jubilé 29 ; puis je monterai en chaire et je bénirai mes chers parents, après un bref discours 30. Mon père – Dieu soit loué ! – est encore extraordinairement vigoureux, il mange autant que moi et fait, chaque jour, une heure de marche de plus que moi. Mais je me suis dévoré la santé par l’étude du système de Kant : ma jeunesse s’en accommode mal ; mais je le préfère à bien d’autres, et je le conserve dans ma malle, à cause de mon père : il est loin d’avoir des idées aussi libérales que les miennes. » À dire vrai, plus mon âme s’attachait à cette âme immaculée, et plus j’étais malheureux : qui me garantissait par lettre scellée que le Prince n’oublierait pas demain d’apporter lettre et cachet, qu’il viendrait et nommerait ? S’il ne venait pas, toute ma joie s’en irait à vau-l’eau, – et bien des cœurs aussi...

Amanda était aussi aimable envers le jeune homme qu’il était poli avec elle. Intérieurement, et de très bon cœur, je me prêtai le serment de ne pas courir ce soir au presbytère pour répandre sur leur ciel pur et constellé ma moucheture d’étoiles. Extérieurement, il fallut qu’à cause des maudits barbouilleurs de romans je feignisse de n’avoir point de religion ; il se peut qu’en ceci les romanciers aient raison, lorsqu’ils parlent des gens du monde d’autrefois ; mais aujourd’hui, c’est faux. Un homme du monde un peu vaillant a besoin de combattre davantage son aspect vertueux que la plus coupable apparence ; et, comme tout bon acteur, tout bon poète, il cherche à se faire valoir dans la forme plutôt que dans le sujet, dans le jeu plutôt que dans le choix du rôle 31.

Dès que le fils du pasteur eut refermé la porte, je m’aperçus qu’un mandat d’arrêt avait été dressé contre moi pour toute la soirée, et que j’étais enchaîné à ma geôlière multicolore. J’eus une angoisse devant la couleur bleue de l’atmosphère avec quoi il me fallait remplir, comme d’une « Bibliothèque bleue », tout l’espace qui me séparait de demain. Pour ne pas toujours parler en faussaire de mon état de page, je lui montrai le registre des moissons de Carlsbad, je veux dire la liste des hôtes ; je n’eus pas honte, même, de lui lire par jeu, dans mon Almanach des Muses, les comptes tenus par doit et avoir durant mon voyage en Italie ; mes pertes considérables au whist – qui étaient cause que je voyageais avec une simple vourste – lui prouveraient que l’Esenbek de Neulandpreis était celui de Flachsenfingen. Soit dit en passant, notre temps confédère et unit bien des choses : l’Église catholique et la nôtre, le premier état avec le tiers, les comptes de jeu avec le Stérile agenda, le tire-bouchon avec le souvenir.

Mais, peu à peu, je remarquai que la dame de compagnie ourdissait un plan vaste et ambigu pour et contre moi. L’autre Esenbek, celui de Flachsenfingen, appartenait à cette classe de libertins qui appellent beaucoup de femmes et en élisent peu, et qui, pareils à d’autres vautours 32, dévorent tout de cet oiseau chanteur qu’est la femme, – sauf le cœur ; et, ce qui était plus dangereux encore, il me semblait qu’un homme pouvait être emprisonné par Gobertina comme les grands vautours des Indes qui se laissent séduire par une image humaine d’argile tendre : cette image, lorsqu’ils l’ont touchée, les retient, comme si elle était vivante, par leurs serres embarrassées. Diable ! pensai-je, le Flachsenfingen peut bien s’être fiancé avec la fille d’honneur et se décharger maintenant du mariage sur son homonyme. « Je voulais, poursuivais-je tout bas, le contrefaire spirituellement ; mais lui m’a dupé plus finement encore, il a fait sortir de son terrier le paisible lièvre, et maintenant, les levrettes me poursuivent, tandis que le lièvre de montagne, malin, se blottit et se prélasse dans mon terrier. – Malédiction !... mais, comme le tronçon d’une anguille à moitié bouillie, je sauterai hors de cette poêle chaude qu’est le lit nuptial. »

Ma peur n’était guère modérée par les allusions typiques et mystiques que, de temps à autre, Amanda laissait tomber au sujet d’un silure magnétique : je pensais que j’étais le silure, et je voyais devenir toujours plus longs et plus profonds les souterrains qui mettaient Amanda en communication avec Esenbek. Comme, à chacun de ses mouvements, je pouvais craindre que le rideau ne se levât, me montrant de la colophane pleine d’éclairs et une Ariane au sommet d’un Naxos, – l’après-midi, vers cinq heures, par un soleil magnifique, je lui confessai que le silure m’était entièrement sorti de la mémoire. Elle ouvrit gaiement une petite armoire de pharmacie, dont elle aimait à faire une clinique et une fontaine salutaire pour tous les paroissiens ; elle en tira un in-octavo portant ce titre au dos : Petit trésor. « Ce livre est son gage de mariage, pensai-je ; ainsi, de stupides amoureux de village se servent, comme de postillon d’amour ou de ciment pour leur union conjugale, – d’un livre de cantiques. » Mais elle ouvrit le livre de prières : ce n’était qu’un faux livre étripé, et dont la cassette à paroles avait été remplacée par une cassette à poisson contenant un silure magnétique et un petit poisson de fer, appât à l’hameçon pour des jeux d’enfants. Je préfère composer mille devinettes, plutôt que d’en résoudre cinquante : bref, si clair fût-il que le silure magnétique représentait le maître des plaisirs, et que le petit poisson doré qui cliquetait contre lui était l’armoirie parlante de Gobertina, – bien que, par l’histoire naturelle, je susse, en outre, que l’homme a sa plus claire image dans le silure qui, comme lui, allèche et séduit les petits poissons avec les filaments de sa barbe, et qui ensuite les boit plutôt qu’il ne les dévore, – cependant, je restai muet jusqu’à l’instant où je me souvins que j’avais entendu Esenbek appeler Gobertina la sirène-à-rebours (c’est-à-dire poisson par en haut), et jusqu’à ce qu’elle-même me demandât si je n’avais pas eu une idée singulière de lui faire un tel cadeau. – « Les Esenbek, lui répondis-je, n’ont jamais été très malins. »

Comme, à chaque instant, la cuisinière venait chercher une réponse, – ou un enfant du presbytère une épice ou un meuble, et nous interrompait, nous fiancés, elle me dit aimablement : « Après le dîner, je vous proposerai une chose importante ; maintenant, on nous dérange à tout instant. »

Je maudis le damné maître des tourments Esenbek, qui enlevait volontiers des forteresses féminines, mais ne voulait pas y rester prisonnier : par Triampole et Quarampole, par Toccategli, par Triomphe et le Jeu de Bestia, je lui souhaitai que tout allât au diable aujourd’hui, comme le bagage partant avant son propriétaire pour la même destination ; avec cette joueuse à la loterie du mariage, il me semblait que je jouasse misère au boston (c’est-à-dire que celui-là gagne qui ne marque aucun point). Je cherchai donc, selon mes faibles forces, à me faire haïr d’elle et à jouer mollement, sans trop d’exactitude, le rôle d’Esenbek, pour retomber dans le mien. « Il ne s’agit plus de plaisanter, pensais-je, te voilà plus près du mariage que du divorce : elle désire vraiment un roi, comme Israël au temps des Juges, et je serai son Saül... non, non et non ! » N’eussé-je point détruit ainsi la ligne de bonheur et d’honneurs des bons jubilaires d’en face, j’eusse lavé et effacé la crête de dindon qui rougissait mon front. J’étais libre, au moins, d’intéresser moins vivement, et, en me montrant moralisateur, de diminuer ma ressemblance avec le maître des plaisirs. « Maintenant, conclus-je, puisque à la veille des noces d’argent de Schwers, je suis menacé de fiançailles d’argent, les remarques osées sur les flèches d’Amour sont dangereuses, et risquent de séduire. »

Hélas ! c’est avec le contraire que je séduisis une personne de la campagne : j’eus le malheur de plaire par ma décence. Quel caractère du diable ! me dis-je.

Je sollicitai cinq minutes de solitude dans ma chambre. La colère est un médicament interne et capiteux, elle donne des idées excellentes, qu’il ne faut pas laisser évaporer. En plein feu, j’écrivis dans ma chambre les lignes que voici sur les vieilles filles : « Elles eussent dû réfléchir et se marier. En vérité, si l’homme qui a tant à faire : des conquêtes, des livres, des protocoles, des sermons, des vers, leur critique, les anticritiques de ces critiques, des plaisanteries de toute sorte ; si, parmi tant d’empêchements canoniques, il s’abstenait du mariage (ce que, d’ailleurs, il ne fait pas), on pourrait le lui passer ; mais lorsqu’une belle, que sa Muse pousse à s’enamourer, qui ne devient que devant l’autel une bienheureuse, qui peut se placer sur l’autel pour être priée – non par des suppliants, mais par des hommes, et dont les mérites (les enfants) croissent de jour en jour, – si elle ne se marie pas, que faire, sinon le... portrait, qui va suivre, de son état à l’âge de 61 ans ? Sans doute a-t-elle pensé à 16 ans qu’elle resterait toute sa vie âgée de 16 ans, que les demeures d’été et les vêtements d’été de la jeunesse ne seraient jamais glacés et couverts de neige, que les compagnes de jeu de son printemps fleuri feraient fleurir les myosotis à son bras, qu’elles ne ramperaient pas dans des chambres d’enfants lointaines et profondes, sous une vaste couverture de berceau faite de mottes de terre. – Mais, au bout de peu d’années, tout ce qui, avec elle, cherchait fleurs et étoiles, est passé, changé, chassé sur d’autres îles, et, seule, en larmes, de l’autre rive, elle regarde. Je veux inventorier équitablement ce qui lui reste dans sa 61e année (mais je suppose d’abord qu’elle a replié volontairement son annulaire lorsqu’un homme voulut y mettre l’anneau et la lisière du mariage). Ses amies actuelles sont des servantes, ses amis deux vieux capteurs d’héritage, qui exercent le droit de passage à travers son cœur pour parvenir à son testament ; ses correspondantes lui répondent rarement, et ces simples mots : je suis en couches ; elle fait toilette, à l’hiver de sa vie, mais personne ne s’en réjouit que son couturier, à qui cette laissée-pour-compte enlève des laissés-pour-compte (tandis que, lorsqu’une mère se pare, son mari, se souvenant, et son fils, prenant part, se réjouissent) ; au lieu d’un mari, elle ne peut tourmenter que son chat qui, au contraire d’un mari, ronronne et se met en colère tant qu’il lui plaît ; au lieu d’enfants, elle élève et nourrit des canaris, et, au lieu du mérite créateur d’une mère, qui, comme Dieu, place de petits Adam et de petites Ève dans le Paradis, sous l’arbre de la vie, elle n’a d’autre mérite que de figurer un Chérubin illuminé au Paradis d’autrui, ou, sur quelque arbre de la connaissance, de vanter aux gens mariés le fruit qu’elle digère elle-même ; – et, lorsque, après une vie desséchée et maigre, pleine de longs ennuis et de grands livres de prière, pleine de soupirs rongeurs, à chaque beau jour parce que personne ne le prolonge, à tout mauvais jour parce que personne ne l’abrège, à la Saint-Thomas parce qu’elle n’y peut dépeindre les jours verdoyants de sa jeunesse que devant une servante ratatinée qui compte moins ses joies que ses toilettes passées et le nombre de ses années ; lorsque enfin, après une vie froide et humide, pleine de repas mortuaires réchauffés, épuisée, elle s’abat, et s’éteint, solitaire : hélas ! elle quitte une terre où tout oublie et s’oublie si vite, sans qu’on s’en aperçoive ; il n’y a auprès d’elle ni un mari, ni un fils, ni une fille pour lui dire : « Je ne t’oublierai pas. »

Je me levai et regardai, tout ému, le soir heureux, dehors ; non seulement au presbytère, mais dans toutes les demeures profanes, on préparait pour demain les toilettes et les viandes ; dans la petite maison du maître d’école, toutes les fenêtres étaient enlevées, comme par des pillards ennemis, pour être lavées. Mais pour moi, oiseau des marécages, ces maisons étaient des châteaux aériens suspendus très haut dans l’éther : je retournai auprès de Gobertina, maudissant tout bas l’homme de Flachsenfingen qui ne l’avait pas épousée ; car l’homme doit être un rocher qui n’est pas seulement l’écueil où vient échouer le Bucentaure et le bateau corsaire féminin, mais aussi le rivage où la capitaine du navire descend, sauvée. Lorsque je rentrai dans sa chambre, gêné, je m’assis aussitôt ; et lorsque je remarquai que les cornes d’escargot de son sentiment, tronquées, repoussaient de minute en minute, – car les femmes, différentes en ceci des oiseaux qui ne régénèrent que leurs parties insensibles, serres et plumes, renouvellent toujours, aussi souvent qu’on le leur enlève, un organe sensible : le cœur, – lorsque je le vis, par peur, je mis mon talon sur la balançoire d’un petit berceau qui servait de molle couche à un vieux chien bichon à trois pattes ; de même, au couvent de Sainte-Madeleine, à Nambourg en Silésie, les nonnes bercent dans leurs berceaux de petits enfants Jésus de bois. Je voulais endormir ce chien, mais il s’échappa en aboyant.

Nous mangeâmes enfin.

Mais, dans ma peur du silure magnétique, je ne fis pas apporter les trois carpes d’or qui étaient dans ma voiture.

Lorsqu’on eut desservi, je cherchai un asile sur le clavier d’un vieux piano. Au-dessus de l’instrument était accroché le portrait d’une jolie petite fille, que je pris (qu’on veuille me le pardonner) pour l’enfant naturel de la fille d’honneur : il y avait quelques traits de ressemblance familiale. Enfin, elle s’approcha avec un portefeuille, et me demanda craintivement si j’avais donc tout oublié : « Le passé ne peut conserver son douaire en un plus déplorable endroit que ma mémoire, tout moisit dans ce coffret », dis-je. Sans un mot, elle me donna les lettres à lire, et accompagna chacune des épîtres que je parcourais d’une partition de piano, selon les règles les plus exactes de la composition. Par le Ciel ! mon imposteur de covassal, de frère en corvée, là-bas à Flachsenfingen, avait adressé à cette contrapuntiste ses lettres d’amour. De chaque ligne soufflaient le vent de dégel de l’amour, l’air suffocant de la Cour, et l’alizé de la frivolité : de même que les théologiens, jadis, faisaient de chaque membre la preuve et le pilier d’une divinité, – pour Morus, c’était l’œil – pour Schmid, l’oreille – pour Donatus, la main – pour Hamberger, le cœur – pour Sloane, l’estomac 33 – ainsi, un petit-maître ne remue pas un membre qui ne lui donne la preuve réjouissante de l’existence d’un dieu, d’un demi-dieu et d’un venerabile (et le dieu, ou le venerabile, n’est autre que lui-même) ; il contemple alors son être divin. Pendant cette lecture, je pris la décision d’avouer à la demoiselle que deux imposteurs avaient mis la main au jeu, et qu’un nouveau farceur s’était adjoint à celui de Flachsenfingen.

Chaque lettre d’Esenbek était comme le reçu d’une nouvelle faveur régulièrement parvenue au destinataire, et la demande d’une faveur plus grande : alors, comme une pareille gradation doit avoir un terme, il me sembla que ce journal ne pouvait plus avoir plus de deux feuilles nouvelles – et, lisant plus bas ces gazettes françaises, je regardai le portrait de la petite fille, et il me sembla que, du haut de son cadre, elle me criait : « Papa ! »

C’est ainsi qu’un seul mensonge traque un homme sur la voie de l’erreur ; un mensonge, comme une petite vérole vous fait arrêter au passage, car un seul mensonge vous couvre de marques.

« Il y a longtemps que je désire, dit-elle, heureuse de me voir réfléchir, que vous repreniez vos lettres : elles sont aussi importantes que les miennes ; comment donc avez-vous pu opposer toujours à ma prière le refus du silence ? – Comment ? (répondis-je ; car, par bonheur, bien des paroles mauvaises, au moment de passer par la gorge, la serrent, comme le sublimé corrosif, et on ne peut s’empoisonner) quel âge a donc ce joli... portrait-là ? » Je voulais secrètement confronter sa date de naissance avec la date de la dernière épître, et voir quelles conclusions j’en devrais tirer. « Ah ! pourquoi cette question ?... il a quarante ans. – Impossible ! fis-je. – J’ai moi-même, dit-elle, dépassé la quarantaine, – et j’avais dix ans tout juste lorsqu’on fit ce portrait. »

En un mot, c’était elle, enfant...

« Mais pourquoi écartez-vous de nouveau ma prière ? Dieu ! rendez-moi mes lettres !... » Voilà ! me dis-je, et j’eus peine à me remettre de la frayeur que m’avaient causée mon hypothèse coupable et la croyance enfantine (fides implicita) que je lui avais accordée, et qui, heureusement, n’était pas devenue un acte de foi exprimé. Elle reprit les lettres en tremblant, leur poids fit retomber ses mains gourdes, et elle dit : « Je n’ai pas mérité cela. Je savais bien que vous aviez quelque projet sur mes lettres. »

Je découvrais enfin où était le nœud de l’affaire, et comment il le fallait dénouer ; ce n’étaient point mes lettres, mais les siennes qu’elle avait en vue. L’homme sans conscience de Flachsenfingen lui avait refusé l’édition de ses documents érotiques par légèreté, paresse, frivolité et méchanceté. Mais elle, par crainte des regards étrangers, avait dissimulé sa demande d’échange des prisonniers épistolaires en feignant de renouveler sa demande de visites. Je lui en voulus très peu de chercher à dégager les attestations de son amour ; à la campagne, elle avait perdu beaucoup de la hardiesse des cours, et s’inquiétait à l’idée que le monde pourrait donner la chasse à ses papiers, comme les Jésuites espagnols aux papiers royaux ; elle redoutait que les roitelets qui eussent voulu faire d’elle leur femme, leur roitelette, pussent être effrayés par ces bouts de papier accrochés et agités au vent. Elle n’avait plus du tout l’air d’avoir été fille d’honneur à la Cour, où l’on fait consister la qualité des femmes et de l’eau dans leur rapidité à se refroidir comme à se réchauffer. Vraiment, dans le grand monde, une forte rougeur pudique est détestée par le véritable amateur de beaux-arts au même degré qu’un mauvais assemblage de couleurs ou que des cheveux rouges ; de même encore, les fous, les pics, les dindons et les magnétiseurs (et souvent, tous ces gens sont autant de parents) évitent la couleur rouge. Les femmes de qualité, comme le coton, se teignent en toute couleur plus facilement qu’en rouge ; le peu de fauves qu’il y a parmi elles doivent chercher à couvrir sous le dessin en sanguine des fards une joue que colore trop facilement le sang de la honte, de même qu’on couvre de fleurs peintes les fentes de la porcelaine. Il en va des femmes comme des maisons dont le prix tombe d’autant plus que la location augmente. Mais, à la ville, la plupart des familles vivent en location, et à la campagne, chacun est maître de maison et propriétaire.

Je ne puis décrire à mes lecteurs la joie fiévreuse avec laquelle je consentis au désir d’Amanda. Avec un plaisir imprudent, je lui jurai que, dans huit jours, elle aurait jusqu’à la dernière feuille, – ajoutant que les Esenbek sont gens fort négligents, qu’ils mélangent les papiers comme des cartes à jouer ou des jetons de loto, qu’ils sont des francs-maçons à la Tour de Babel, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes un édifice de cette sorte ; la famille, dis-je enfin, a encore un plein sac de lettres non décachetées, comme si un Esenbek était un ministre qui ouvrirait toutes les lettres qui lui parviennent, à l’exception de celles qui lui sont adressées.

Je lui donnai ma parole solennelle de lui rendre les lettres qu’elle m’avait envoyées, si elle me remettait les miennes. Elle hésita, mais se résigna, lorsque je lui offris une attestation certifiant que mes lettres avaient été là ; seule la peur de faire rire m’empêche de reproduire ici cet étrange certificat d’humiliation. Mais, il me fallait prendre possession, de toute nécessité, des décrets expectants d’Esenbek, pour contraindre celui de Flachsenfingen ; la tige d’avoine érotique, le chalumeau de berger que j’avais en main, et qui appartenait au vrai Esenbek, je pouvais le tenir, comme une deuxième trompette de la Fama, comme une flûte de farceur et de comédien sur le parterre de son théâtre d’amateur, et lui dire : « À votre choix, Monsieur ! ou bien vous lâchez les lettres sackenbachiennes, ou bien je promulgue celles d’Esenbek, et alors, que le Diable emporte votre nom ! » Dans les salons où l’on cause du grand monde, comme dans les auditoires de certains philosophes, le rire est signe que l’on est humain... et que celui dont on rit ne l’est pas. « C’est le devoir d’Esenbek, je le sais », dis-je.

Toute lectrice un peu pitoyable, qui n’arracherait pas la patte tremblante d’une araignée, peut se représenter mes tourments et ceux d’Amanda que j’épargnai en ne lui disant pas qui j’étais ; car, au nom de Jean-Paul, elle se fût évanouie, et moi ensuite.

Elle me dit ensuite, avec plus de confiance, quelle pierre de tombeau était ôtée de sur son cœur enterré et écrasé ; comment elle craignait moins, désormais, que sa réputation partageât le sort d’une feuille volante ; et qu’elle allait plus facilement refaire en arrière certains pas égarés de sa jeunesse, en effacer d’autres. Je me sentais un tout autre homme, et il me semble qu’elle aussi, de ce fait, était toute différente : tant notre jugement sur la valeur d’autrui est l’enfant naturel et secret des rapports que cette valeur a avec la nôtre. Depuis que j’étais sûr de ne pas devoir l’épouser, je découvrais ses qualités ; et les jeunes plumes que j’avais tâtées et prises pour celles dont l’Amour fit les ailes de Psyché, étaient visiblement, maintenant que je les saisissais mieux, celles d’un ange, et promettaient beaucoup. D’ailleurs, on ne peut négliger ce fait qu’elle eût ouvert son château au pasteur et à ses enfants, comme un mont-de-piété de tous meubles, avec une amabilité dont je me souviens fort bien ; bien plus (je ne l’ai pas dit encore), elle laissait à sa cuisinière, en guise de gratification en bois et peaux, toutes les peaux de lièvres et les urnes cinéraires du fourneau ; personne, dans le village, ne s’était jamais heurté aux arabesques, aux caricatures et aux fleurs fantastiques de son imagination, à l’exception d’un seul faux-monnayeur qui la mystifiait plus qu’elle ne le mystifiait (je ne le nommerai pas) et qui prenait son désir de plaire pour désir de conquérir, sa revue pour une campagne d’hiver. Une remarque frappante vient à l’appui de ce que j’avance ; la voici : j’ai toujours trouvé moins odieux à la fin qu’au premier abord un être intolérablement affecté, vivant dans la solitude, ne fréquentant que des novices, des gens dépourvus de toute culture (alors qu’au contraire la sociabilité n’admet qu’une affectation de convenance, sans rien de personnel) : l’écume bouillonnante d’une boisson longtemps cachetée avait tôt fait de se résorber, et j’avais devant moi le meilleur cordial. Cent fois, l’affectation ne réside que dans l’enveloppe corporelle (comme un résidu d’une mauvaise éducation, de mauvais exemples, etc.) et non dans la moelle spirituelle ; et ce ver de l’humanité, comme celui des haricots, ne ronge pas la graine ; aussi l’un et l’autre, s’ils ne sont pas délectables, font pousser pourtant de bons fruits.

Je reviens à mon histoire. Amanda joua et chanta de vieilles choses émouvantes, je l’écoutai avec émotion. Cependant, je méditais de brefs compliments sur les fréquentes dépurations de ses chambres et sur toute la pathologie humorale de son ménage ; car les vieilles filles épousent l’ordre, les vieux garçons la négligence ; celles-là sont un éternel purgatoire et purgatif, ceux-ci en ont besoin. Je ne puis le cacher, je cherchai en vain à recoudre, avec des agrafes, les blessures de ma conscience – ou, au moins (comme on panse les blessures avec des toiles d’araignée), à arrêter le sang avec cette consolation, que, grâce à moi seul, Amanda jouirait le lendemain de l’inappréciable vue du Prince, et, plus tard, rentrerait en possession de ses lettres. Je me fusse mieux guéri si j’eusse osé parler franchement de l’inclination que je me sentais maintenant pour elle ; mais je risquais de m’attirer un nouveau malheur. Le chant – dans lequel, comme toujours, le compositeur et le poète, pareils à des époux, s’étaient unis sans se connaître, et vivaient côte à côte en se querellant – me toucha surtout parce que je regardais, au mur, l’image d’Amanda rajeunie en petite fille, et que je m’imaginais que le portrait chantait. Tandis que, tour à tour, je regardais le visage enfantin et le visage vieilli, j’eus l’impression de comparer la joie avec l’angoisse, de détourner mon regard, dans un décembre sans neige, du ciel bleu et pur comme au printemps, pour le porter sur la terre hivernale déserte, engourdie et en ruine. La fraîche poussière de pastel que l’art avait fixée sur les ailes de papillon de l’enfant n’avait-elle pas été essuyée, sous la poigne rude et grossière de la vie, des membranes nues et glacées ? – Oh si, devant la mère de cette pauvre fille (pensais-je, lorsque son chant se fana, déplorant les jours effeuillés) à l’heure même où elle regardait jadis l’image souriante et rayonnante de son enfant, ses yeux clairs qui disaient à la fois le plaisir et l’espoir, sa bouche rougie et mûrie par les chauds rayons de la joie, et tout ce petit planisphère d’un joyeux monde bucolique ; si alors, devant la mère songeuse, un mauvais génie avait fait apparaître tout à coup cette figure sombre et abandonnée, ce visage évidé, marqué par les chenilles des peines ; si, à côté des fleurs peintes par ses espérances maternelles, étaient apparus ce tronc squelettique et les craquelures d’innombrables traces de souffrances : oh ! comme elle eût repoussé le poing masculin qui pouvait broyer les couleurs empoisonnées de cette image, comme elle eût attiré à elle l’enfant innocente et souriante, lui disant : « Sois gaie, sois gaie, ma fille, tant que tu es auprès de moi : hélas ! pauvre enfant, tu ne connaîtras le bonheur que dans ton enfance ! »

Lorsque je me trouve auprès de gens dont le souvenir qu’ils gardent du jardin de leur vie est celui d’un jardin chinois avec trop de parties sombres, tout plein de piliers où sont inscrites de tragiques histoires, de cavernes et de forêts de cyprès, je me transporte dans leur imagination, je mêle un tableau à leur tableau, un spectacle à leur spectacle ; et alors, tandis que déjà s’élève au fond de mon âme mon propre passé, dans un clair de lune attendrissant, le passé d’autrui jette des rayons plus pâles encore et plus troubles, il est une nuit lunaire reflétée dans une eau miroitante, et qui brille au loin, dans la profondeur...

Mais je ne pus garder plus longtemps en main le pinceau avec lequel j’avais peint, aux yeux de la mystifiée, mes images illusoires : je pris congé pour ce soir, lui dis (comme le capucin avait remis sur sa tête son bonnet de nuit) 34 que je voulais, avant que le ciel à son tour ne se couvrît, aller au village avant d’aller au lit.

Le souterrain froid du jour, la grotte de glace illuminée de la nuit m’entouraient de leurs figures magiques et incertaines, l’euphonie des sphères de la nature étoilée se jouait au-dessus de moi ; mais l’intervalle dissonant de mon remords à propos de mes impostures de la journée ne fondait pas ses notes dominantes dans la grande harmonie. Enfin, je perçus encore, ailleurs qu’en mon imagination, un chant à plusieurs voix. Je le suivis et me laissai conduire devant le presbytère aux volets clos, où la douce académie de musique tenait séance. Par les fentes claires des persiennes, je pus voir toute l’école de chant réunissant parents, enfants et petits-enfants autour d’une table, passant leur examen. Mon regard pénétrait jusque dans l’office resté ouvert, où Alithéa, accompagnant doucement le chant, comme isolée et pas encore greffée dans la famille, levait, solitaire, le couvercle d’une table-lit qui, comme notre terre, portait à la fois le sommeil et la nourriture. Je remarquai que ses lèvres étaient aussi noires que ses yeux : elle avait pris, juste avant de se mettre au lit, comme on prend des pilules, une compote de mûres ; elle ne voulait pas se montrer en plein jour avec des lèvres passées au charbon. À cette heure tardive, tout, sur sa personne, était encore propre et net, et même, comme une aiguille de cadran solaire, son fichu triangulaire indiquait exactement la direction de son échine.

Je vis à la table les trois artisans, et, derrière eux, guignant par-dessus leurs épaules vers les psautiers, les femmes ; au haut de la table, l’Adjunctus faisait passer un fil dans le chas invisible d’une aiguille pour sa mère courbée par les ans et qui, à cette heure avancée, ourlait pour lui un mouchoir, cadeau de paroissiens qui s’étaient fiancés dans la semaine. Les enfants endormis sur des genoux berceurs et affaissés sur le sein de leurs parents, rompaient le cercle priant et chantant de la famille, comme, dans la communauté de l’Église, les morts qui ne voient ni n’entendent sont là, qui dorment. Quant au vieillard, il était assis, solitaire, dans un coin sombre, sa tête d’argent découverte, et chantait par cœur les actions de grâces ; car le voile de la mort commençait déjà à descendre sur ses yeux ; de même on va, les yeux fermés, vers l’arbre de mort Boa-Upa. Sa tête ne penchait pas, son regard était ferme, alors qu’il s’avançait chaque jour plus profondément dans l’antre du Minotaure, où l’épée de la mort le cherchait dans les ténèbres : il tendait avec amour sa main en arrière pour ne pas quitter ni perdre sa vieille et fidèle compagne, ne voulant garder, des richesses de la terre, que sa main chère et familière. Mais son esprit sans trouble et toujours clair lui présentait, dans les grottes nocturnes, comme à un voyageur, un miroir 35 où il voyait toute sa longue vie passée, semée de rosées et de récoltes, de fleurs et d’épis. Théodosia, elle, semblait se rendre à sa dernière couche avec tous ses membres sourds, lourds et engourdis, mais son cœur veillait, ardent encore. Oh ! dans ce cœur – disait son regard – avaient résidé bien des esquisses du monde idéal, et des douleurs à triple tranchant, et de nobles vœux, bien trop hauts pour être réalisés. Hélas ! lorsque je comparai avec Amanda oubliée et mourant dans la solitude ce couple apaisé qui sans angoisse entendait tirer la sonnette des portes de la vie – parce qu’ils savaient qu’au-dessus des deux fosses où serait enfermée leur poussière terrestre, dans le bois du cercueil, s’ouvrait le vaste jardin verdoyant qu’ils avaient semé d’êtres humains, ces deux imitateurs du Créateur invisible – alors, la pauvre femme silencieuse me parut plus misérable encore, plus durs ses ravisseurs, et toutes ses blessures plus larges ; et l’illusion d’optique que je lui avais donnée m’accusait plus vivement ; je n’arrivais pas à calmer mes remords par l’espérance méritoire de chasser le lendemain tout nuage du ciel de la famille heureuse réunie autour de moi.

Les chants de grâces se turent ; la lune qui, comme une vie humaine, parcourt plus rapidement les premiers et les derniers échelons de sa course, brillait déjà, blanche et pure sur les toits. Les humains étaient éteints comme leurs lampes ; la pauvre femme du château, qui n’avait rendu malheureuse qu’elle-même, ferma sa fenêtre, la lumière de sa chambre s’éteignit, et elle-même qui sans doute avait mêlé son chant à la joie d’autrui, se laissa tomber, silencieuse, sur la couche la plus douce qu’elle eût connue ; et comme il me sembla que sa vie, qui s’était ouverte comme un temple, se fermait comme un cercueil, je rentrai triste dans son sombre château.

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME MESSAGE ÉPISCOPAL ET CIRCULAIRE

 

OÙ L’ON TROUVERA LES TROIS DIGRESSIONS PROMISES.

 

 

          Mon cher !

 

VOICI enfin les trois dissertations annoncées. Mais je ne m’engage pas à ne pas les utiliser publiquement dans l’une de mes prochaines œuvres. Nos livres ne sont que de plus copieuses lettres à nos amis ; et les lettres ne sont que des livres plus minces à l’usage du public.

Je veux, comme Heyne et Heidenreich, nommer Excursus mes digressions.

Mon premier Excursus, sur le sommeil à l’église, le voici :

Beaucoup veulent le limiter aux jours de pénitence et de jeûne, parce que, selon les médecins, le sommeil enlève la faim, la soif, etc. Je suis d’un avis tout opposé : je crois que c’est justement parce que le sommeil est plus calme et plus sain lorsque l’estomac est vide, qu’on interdit de manger aux jours de jeûne.

Oui, la première chose que doit faire un prédicateur qui espère arracher un homme au sommeil de la conscience, c’est de l’amener au sommeil à l’église. Car, s’il veut que ses auditeurs viennent au sermon pour, tous les huit jours, changer de peau moralement – comme la grenouille le fait, physiquement, dans le même délai – il n’a point de meilleure occasion que leur sommeil pour les dépouiller de leur vieil homme, comme on déshabille les enfants ; de même, on ne peut couper les ongles du dalaï-lama que lorsqu’il ronfle. Et, s’il veut observer ses paroissiens, qu’il se souvienne de ce que dit Lavater : que les gens endormis se prêtent mieux que les autres aux observations physiognomoniques ; s’il veut, comme Alexandre, prouver que l’homme est homme (c’est-à-dire chose fragile), il n’a à sa disposition que l’une des trois épreuves auxquelles recourut ce conquérant : le sommeil. Il peut, du haut de la chaire, montrer le paroissien qui dort à celui qui veille. S’il veut, aux yeux d’un pécheur peu disposé à la pénitence, peindre un enfer bien brûlant, et le diable bien noir, ses foudres, dans l’écho du rêve, tonneront bien plus violemment, et le pécheur s’éveillera touché et trempé de sueurs matinales. Isibord rapporte 36 qu’un bénédictin qui devait prendre médecine rêva qu’il le faisait, et que l’action en fut si parfaite qu’au matin il n’eut pas besoin de recourir aux pilules prescrites. C’est bien autre chose lorsque le pasteur, à l’autel, fait un sermon de mariage : personne ne peut dormir, car on est debout.

Ceci m’amène sans bruit à mon second Excursus, sur les sermons de mariage.

Il est peu de gens, dans les hautes classes, qui, au moment de leur mariage, n’aient l’intention d’y mettre fin plus tard, sinon par l’adultère, du moins par la séparation légale ; pourtant, la plupart omettent de le mentionner au contrat, et, positivement décidés à se quitter, ils n’en disent pas un mot (ainsi qu’ils le devraient de toute évidence et que le font les recrues dans les capitulations). C’est pourquoi tant de divorces secs, par le feu, précèdent les divorces humides, par l’encre ; de là les martyres qui durent des années, de là les plaies ouvertes au cœur, de là le diable et son train. Pourquoi donc, sinon l’orateur à la couronne de paille, du moins le pasteur dans son sermon ne prépare-t-il pas les jeunes époux à la séparation dont les menacent la mort et le Consistoire ?... Ne pourrait-il y faire allusion pour les engager à prendre en patience les points atmosphériques du mariage ? Ne pourrait-il dire quel est le but du mariage, c’est-à-dire de remédier au mariage lui-même, comme le pâtissier ne permet les douceurs à son apprenti que pour l’en dégoûter ? Ne peut-il, comme Épictète, prier les fiancés de ne point attacher leurs cœurs, mais de penser à la séparation ? Le prédicateur de mariage connaît-il si mal le but d’un mariage luthérien, qu’il puisse oublier que justement cette séparation est l’une des croyances distinctives de notre confession, un dogme fondamental, et que, en nos temps de prosélytisme papiste, tout luthérien zélé doit, en quelque sorte, par sa conduite, graver ce dogme en lettres profondes ? Quoi qu’il en soit, il arrive souvent qu’un petit pays catholique se trouve entouré de terres protestantes, et la voix de la vérité passe au-dessus de ce pays sans être entendue ; de même, dans les voûtes elliptiques, celui qui n’est pas à l’un des deux foyers, mais au milieu, n’entend pas un mot ; mais quelle honte, si l’erreur avait plus de voix que la vérité, la peste plus de force que la santé ! Est-ce trop que de demander à un prédicateur, non seulement de montrer aux fiancés les dangers d’un amour réciproque, mais encore de leur mettre sous la main les meilleurs remèdes contre ce mal ? Car les remèdes courants sont inopérants. De bons pédagogues conseillent de laisser jeunes gens et jeunes filles se voir souvent, pour diminuer ainsi leur toute-puissance réciproque ; et, dans les bons mariages, on travaille à cet affaiblissement par relations suivies ; mais comment y arriver dans les vastes palais des grands qui doivent être construits (à cause de leur destination semblable) comme des lazarets ? Selon Pringle, il y faut, par hygiène, deux fois plus d’espace que les patients n’en occupent. Le prédicateur ne peut-il, à supposer qu’il ait quelque faiblesse d’esprit, recourir aux arguments théologiques qui condamnent l’amour romantique avant le mariage, les rassembler, et les diriger contre l’amour dans le mariage ? Il pourrait alors montrer au fiancé que l’amour est peu convenable à un homme, qu’il le rend aussi mou qu’une femme, qu’il l’aveugle aussi bien sur les défauts de l’état de mariage que sur les avantages d’une demande en divorce... Voilà le projet d’un petit sermon de ma façon pour un mariage ; comme les pasteurs de Hambourg, je vais le faire circuler dans la ville samedi soir...

Mon troisième Excursus doit traiter de l’incroyance à la mode.

Il peut paraître étrange, très cher, que je nie son existence... Mais il suffit de ne pas confondre deux époques, naguère et aujourd’hui.

Sous le gouvernement de Rochester et de son roi – et plus tard, sous le gouvernement de La Mettrie et de son roi – on pourrait croire que régna une incroyance véritable et pure ; mais écoutez : dans l’excellent Rambler de Johnson, qui est une œuvre bien trop sérieuse pour nous autres, légers Allemands, j’ai lu que le chevalier Matthias Hale, qui était un homme pieux et bon, s’était  donné publiquement pour un incroyant ; c’était, disait-il, pour que ses faiblesses ne jetassent aucune ombre sur la religion elle-même. C’est, pour moi, la clef qui permet de dévoiler les gens du monde de cette époque. Rochester, La Mettrie, mille gens de la Cour et de la ville savaient bien que leur plus grande ressemblance avec Adam, les anges et saint Pierre était dans la... chute ; mais ils avaient au cœur une incroyable vertu et religion ; je le conclus de ce que, pour ne point déshonorer la vertu et la religion, ils se déclaraient avec éclat, comme ce chevalier Hale, pour la croyance adverse. Ils y gagnaient encore cet avantage qu’ensuite ils pouvaient souiller le masque de leur théorie irréligieuse de toutes les taches de rouille de leurs actes ; et ils eurent le plaisir très pur de lire que les prêtres attribuaient à la secte les péchés qui chargeaient le sectateur. Il arrive souvent dans les Cours que l’on doive se déclarer pour une chose qu’il est impossible d’empêcher autrement qu’en feignant de la soutenir.

De nos jours, tout cela a bien changé : que l’on me montre un faux incroyant, ou un faux chrétien d’un certain rang. Un pasteur primarius, un prédicateur matinal peut, des jours durant, aller à cheval, jouer aux cartes, parler avec un homme du monde : il ne lui échappera pas un mot contre la religion, et il ne prononcera que bien à contre-cœur les mots : Dieu, Immortalité, Charité, Pudeur 37. En Angleterre, de nos jours, on jure facilement le Test, tout le monde communie, va à l’office, s’agenouille ; il n’y a pas de courtisan qui se fasse un scrupule de devenir Électeur ecclésiastique parce qu’il sera obligé de prononcer l’oraison traditionnelle avant le repas du nouvel Empereur – ou qui refuserait d’être nommé roi de Pologne parce qu’il lui faudrait s’appeler « l’Orthodoxe » ; je vois tous les jours, au contraire, que les gens les plus distingués pourchassent la gloire d’être nommés, par toute l’Europe, Orthodoxe, ou même Très-chrétien.

Mais en voilà assez, mon cher ami. Je n’avais pas promis plus de trois digressions. Mes affaires m’empêchent de vous écrire désormais aussi souvent que jusqu’ici. Je n’ai pas encore une ligne de réponse à mes messages épiscopaux. Êtes-vous malade ? Portez-vous bien !

                  Votre

JEANPAUL.      

 

P.-S.Dites-moi seulement, en trois lignes, si vous avez reçu ou non la présente lettre épiscopale. Je m’y conformerai.

 

 

 

 

 

 

CINQUIÈME RAPPORT OFFICIEL

 

LAIT MATINAL DE LA JOIE. – CORTÈGE NUPTIAL. – LES 15 STROPHES OU DEGRÉS DE L’ÉCHELLE CÉLESTE. – PRÉDICTIONS. – PRÊCHES. – LES CARTES GÉOGRAPHIQUES. – L’IMPRIMEUR. – SUR L’USAGE QUE FONT LES FEMMES DU TABAC À PRISER. – L’ÉCLAT DE L’OR. – UN NOUVEL ACTEUR. – COURONNEMENT PAR LA PEUR ET LA JOIE.

 

 

JE ne promets pas aux critiques, qui approchent de mon soleil et d’autres soleils leur glaçon en guise de pyromètre (ainsi, Lavoisier et Laplace font des pyromètres avec de vraie glace), je ne réponds pas que, avec le feu central que j’attise dans ce chapitre, je ne bouleverse pas totalement et leur calorimètre, et eux-mêmes. J’offense leur fierté en ne leur donnant aucun ennui – car, moralement et physiquement, s’étirer (le cou) et bâiller sont proches voisins – mais il faut que je cherche à gagner par mes écrits un nom éternel ; eux, n’ont pas ce besoin. Les journaux savants, comme les journaux politiques, sont des scarabées d’un mois, – des scarabées de mai, de juin, de juillet, et ne peuvent se remplacer assez vite par reproduction ; la plus longue part de leur vie est avant leur parution, et l’on peut parler pendant cinq ans d’une critique... attendue : est-elle parue, elle a encore un mois de vie. De même, le scarabée de mai vit cinq ans, sous forme de larve et sous le nom de ver blanc, à creuser la terre sous les semailles ; paraît-il au jour, sorti du cocon et volant, il mange encore pendant un mois, puis c’en est fait de cet insecte. – Moi, au contraire, je suis sur la voie d’une des plus longues immortalités, tandis que, d’année en année, s’accroît la mortalité physique. De nos jours, on traverse si vite les brèves années de la vie que l’on a à peine le temps d’écrire son nom, au passage, sur la porte d’une librairie ou sur le marbre de la tombe ; rarement reste-t-il plus, d’un auteur ou de la vertu, qu’un nom. Mais j’aurais écrit mieux encore, et avec plus de feu, si j’étais allé où je voudrais bien m’établir un jour... à Paris. Là, on n’a pas le temps de faire trois chefs-d’œuvre pour se rendre immortel, il faut y parvenir par un seul, car les éternels feux de joie de la jouissance grillent le fil de la vie, les guillotines le coupent, – surtout lorsqu’un Robespierre passe, avec sa queue de comète sur le pays, lui jetant cinq jours de fête par an, et la poudre insecticide de David Schirmer – c’est ainsi que la comète de Whiston fit tomber de sa queue le grisou et la mortalité, et cinq jours nouveaux à l’année terrestre 38.

C’est justement cette brièveté de la vie mortelle, pendant laquelle il faut pêcher l’immortalité, qui devrait parler pour moi devant les critiques et m’excuser si, non seulement j’écris tant, mais encore aussi bien...

À quatre heures déjà, Scheinfuss sonna la cloche des prières, réveillant et égarant ainsi tout Neulandpreis – car il devait le faire à cinq heures – mais il était lui-même éveillé et égaré ; si près du prélude du jubilé, il n’avait point de sommeil et, dans sa prière matinale, point de recueillement. Sa sonnerie fit passer ma tête de l’oreiller à la fenêtre : on n’entendait encore, on ne sentait rien que le vent côtier du matin qui rafraîchissait la côte d’or de l’aurore, et rien ne bougeait encore au presbytère, sinon une veilleuse, dans les mains d’Alithéa probablement. J’allumai ma lampe, m’assis devant mon bouc à encre, et son cœur produisit la tarière du présent Appendice : car, lorsque j’ai sous ma plume une histoire comme celle-ci, qui ne s’est pas encore toute passée, je fais, tant qu’elle dure, des digressions, des jours intercalaires et des messages épiscopaux. Au moment précis où l’on ouvrait les persiennes, j’achevais le quatrième message, que l’on vient de lire. Comme la chambre de travail est la plus belle antichambre du pavillon d’été de la joie, un hôte devrait toujours faire ressortir par un travail, comme par un intervalle dissonant, les notes fondamentales et harmonieuses du plaisir ; notre cœur aussi bien que notre oreille rejette la progression (de la vie) par octaves ou par quintes. C’est pourquoi je décrète, pour chaque jour de fête, une demi-journée supplémentaire de congé, mais je renverse l’ordre des termes, et la fête commence l’après-midi.

Lorsque parurent les nuées de l’aurore, je mis enfin sur mon front la rougeur matinale, le fameux signe du Zodiaque esenbekien, le rouge boutefeu et la verge de colère. Par un bonheur singulier, je me rappelai, après m’être lavé, que cette langue de feu inclinait un peu vers la droite ; sinon, j’aurais pu, par un clinamen gauche du pendule, me rendre ridicule et, surtout, suspect.

Cependant, lorsque, teinturier, je parus à la table du petit déjeuner, Gobertina considéra longuement mon front et son dessin à la sanguine : « Je suis tout à fait sûr, me dis-je en me regardant dans la glace, que le trait fléchit vers la droite. » – J’étais plus gai que la veille, elle aussi ; elle pensait à son éclat de ce jour, moi aux mérites que j’allais avoir. Et ce me fut une joie profonde que le monodrame de sa vie se rapprochât d’une tragédie anglaise qui, malgré tout le sang et les larmes qui s’y voient, est précédée d’un prologue joyeux, et même suivie d’un épilogue tout aussi comique : j’y avais quelque mérite. Au moment précis où nous nous préparions tous deux à passer au presbytère, alors que j’avais déjà donné à mon domestique l’ordre de ne pas épargner la crème de Bretagne et de frotter vaillamment mes chaussures, à cet instant, Scheinfuss entra et nous invita à nous rendre au presbytère. Le maître d’école avait aujourd’hui, au lieu de soupe à la bière dans le ventre, de la bière chaude dans la tête, et se prenait exactement pour le jubilaire lui-même ; la promotion était trop rapide, l’homme trop faible ; hélas ! l’homme intérieur a des vertiges comme l’homme extérieur, lorsqu’il s’élève aussi brusquement. Le maître d’école commença lentement : « En un jour aussi solennel, je suis envoyé par le très-vénérable presbytère pour inviter Vos deux Grâces à prendre une tasse de café, et à accomplir ensuite, avec nous, l’œuvre sainte, au temple. Un important jubilé ! Un jubilé extraordinaire ! Le jeune Hasler, vénérable Demoiselle, bat les timbales, et Tobias Schmidt tient l’orgue ; car je dois battre la mesure et suis bassiste, et je dirige tout, car j’ai la partition sous les yeux. » Gobertina lui demanda avec bienveillance quelles étaient la tonalité et la clef musicale au presbytère. « Joie, joie partout ! Mais, bien sûr, la demoiselle (Alithéa) pleurniche misérablement. « Mademoiselle, lui ai-je dit aujourd’hui, il est des vieilles filles qui attendent toujours leur mari : pourquoi donc votre digne cœur se fend-il, quand votre sang est si jeune ? » Elle me répondit qu’elle voulait bien s’en remettre à moi, que je la consolais. »

Le maître d’école attendait que nous venions ; nous le fîmes lorsque la demoiselle eut institué le blond et pâle enfant d’un de ses domestiques comme grand aumônier et collator de son œuvre de piété, et qu’elle lui eut remis un tronc des pauvres en papier, rempli de sous, pour que, pendant l’office, il dotât les fidèles de cet argent.

Le maître d’école, au passage du ruisseau, s’enfuit chez lui ; il nous dit qu’il devait courir au clocher pour annoncer l’office à sons de trompe. Au presbytère, Ingenuin vint au-devant de nous ; on avait interdit la cour aux poules et aux chiens, pour que les personnes pussent entrer et sortir plus commodément. À travers des constellations de petits-enfants ravis et curieux, nous parvînmes enfin dans la chambre, devant le globe solaire tout rayonnant d’enfants, aux côtés de sa lune pâle. Souriant solennellement, mais l’âme absente, attachée à de plus hautes pensées, le vieillard nous reçut ; il rendait tout, autour de lui, si grave, que je ne compris pas comment le graveur de cachets pouvait mordre dans un triangle de tarte, et que j’eus l’impression qu’il mangeait sur un banc d’église. Tel est, me dis-je, l’aspect d’un inébranlable ami ! Cette poitrine large et bombée ne vacillait jamais auprès du cœur aimé, ces yeux sombres mais perçants ne se baissaient jamais de honte, ces hautes arcades sourcilières étaient la rive abrupte d’un esprit profond mais clair. C’est là la stature, me dis-je, d’un homme qui reste agenouillé, sans se lever, dans le cercle magique de la vertu, lorsque la nuit fantomatique le menace de ses chars rapides et de ses spectres meurtriers. L’autre monde l’avait fait amical à celui-ci, et la vieillesse inclinait son âme, plus que n’avait fait la jeunesse, vers les dernières fleurs de la terre. Sa vocation et son cœur l’avaient tellement mis en confiance avec le grand pays de terre ferme qui est au delà de la vie et de ses flots, que, maintenant, il lui semblait être Démocrite qui voyagea quatre-vingts ans loin de sa patrie pour amasser des connaissances.

Seul, il pouvait mériter les cinquante ans d’amour de la compagne de sa vie : il avait été son premier amour, il était aujourd’hui son dernier amour, et seul l’intervalle avait été rempli par l’amour maternel. Maintenant que ses soucis étaient passés, que ses enfants étaient pourvus, elle revenait, dans le paisible arrière-été de la vie, vers le sein inoublié, avec la rose d’automne de son amour renouvelé, et, en son mari, elle pressait tous ses enfants sur son cœur ; de ses deux filles seulement, que la mort tenait dans ses bras de fer, son âme ne pouvait détourner des yeux pleins d’amour et de pleurs. – Au matin de sa vie, l’aiguille du cadran avait jeté son ombre sur des heures passionnées, sur la rosée de douces larmes, sur des espoirs supraterrestres, et son âme s’était élevée pour voir au loin la tombe qui n’était pas encore ouverte ; maintenant, lorsque l’aiguille du soir jette une ombre tout aussi longue, devant le soleil aussi bas qu’au matin, et sur les lettres du même nom, maintenant, les ombres colorées du passé lointain reviennent en elle, mais transformées en images saintes, et elle languit après le cercueil, coquillage dans la profondeur des mers où ses larmes, c’est-à-dire son cœur, se solidifient pour former une perle, – et les soupirs des premiers jours pleins d’amour renaissent en prières.

Oh ! qu’il en soit de même pour vous, mes chères amies ***, lorsque les heures d’après-midi du court patronage qu’est votre vie auront toutes sonné ! Que vos yeux, au soir, regardent au loin, clairs et libres, tout autour de vous, lorsque la vie sera effeuillée et élaguée, ainsi qu’à l’automne on aperçoit des villages plus lointains et plus nombreux, que ne cache plus le feuillage tombé. – Hélas ! il n’en est point, parmi vous, que je n’aie regardée, aux heures de l’émotion secrète, avec cet espoir : « Oh ! avec quelle magie, un jour, ces jours reviendront à ton cœur ralenti et paralysé ! Oh ! lorsque les premières ondées de ta vie auront disparu et seront tombées à jamais, lorsque ton ciel et ton soir reposeront, bleus au-dessus de ta tête, lorsque le dernier nuage orageux sera refroidi, lorsque ton voyage à travers les joies fugitives sera près d’aboutir à la joie éternelle, ton vol à travers les onze ciels mobiles, au ciel fixe 39 : alors, les corps glorieux de ta jeunesse s’illumineront à nouveau, et les exaltations juvéniles de ton cœur bouleverseront ton sein vieilli. Oh ! combien tendrement, mais sans te meurtrir, tu visiteras chaque printemps, disant : Sois la bienvenue, époque heureuse, aujourd’hui, tu ne me fais plus souvenir, comme jadis, de l’automne muet et malade de la vie, mais uniquement du printemps que j’ai vécu, et du printemps plus beau qui, pour moi, ne se fanera jamais plus »... Et alors, lorsque, pleurant et rêvant doucement, elle rentre de sa promenade, que cette feuille lui tombe sous les yeux et lui rappelle plus tendrement l’ami des belles heures de jadis ; que, profondément émue par des souvenirs splendides, elle pose ce livre et considère le passé muet avec de grandes larmes chaudes, non seulement de mélancolie, mais de joie aussi !

Une joie solennelle, un amour renouvelé parait et rajeunissait les visages de tous les fils : seule Alithéa, apeurée, se cachait, avec son cœur éploré, sous le prétexte d’occupations solitaires. Les fils – sauf Ingenuin, qui voyait plus proche, dans l’avenir, le jubilé de sa nomination que celui de son mariage – étaient ramenés par la fête jubilaire du mariage paternel, plus près, plus chaudement près du sentiment respectueux de leur origine et de leurs devoirs filiaux ; adultes, ils redevenaient des enfants faibles et reconnaissants. Et des mêmes cœurs s’élevait, à côté de la flamme enfantine, la flamme paternelle et conjugale : les noces d’argent de leurs parents leur rendaient plus chers leurs femmes et leurs enfants, et leur montraient, loin dans l’avenir, au milieu des débris et des déchets des années, un autel de mariage réparé et nettoyé.

Enfin, tout le monde se forma en un joyeux cortège qui partit vers l’église. Pendant la marche, je cherchai en vain le membre détaché qui manquait à cette chaîne d’êtres heureux : Alithéa ; et je la vis, restée seule à un pas de la fenêtre, avec des yeux pleins de joie dont elle oubliait de sécher les larmes ruisselantes, les mains jointes comme en une prière pour tous ses bien-aimés – et, lorsque les cloches se mirent à sonner, sa douleur, ou sa joie, fut trop forte, elle se détourna.

On sonnait toutes les cloches dans le clocher, on tirait les registres de l’orgue dans le chœur ; par une lucarne, Scheinfuss, sonneur de cor, visait de son cor de chasse le soleil montant vers le zénith (c’est en vain qu’en soufflant dans l’instrument il voulait regarder en bas) et, dans le clocher, derrière lui, un jeune homme frappait les timbales.

Les petits-enfants en habit de gala venaient d’abord, puis les enfants avec leurs épouses, puis le père et la mère, et les deux roues d’arrière étaient formées du maître des plaisirs et de la vieille demoiselle ; seul couple de célibataires, ils faisaient une pitoyable rupture dans l’ensemble. Plusieurs paroissiens suivaient à quelque distance, avec leurs enfants bien tenus ; mais la plupart s’étaient assemblés près du porche de l’église, et cette mer Rouge s’ouvrit pour livrer passage aux enfants de cet Israël : le noble couple célibataire ressemblait à Pharaon les poursuivant. J’avais de bonnes raisons pour, dès le porche du jubilé, jeter un regard rapide vers le tableau où sont annoncés les cantiques : je vis que, sur le registre à une seule feuille, la plume d’acier attachée là comme, sur un abécédaire, l’index du chant hebdomadaire, indiquait aujourd’hui le cantique célèbre : « Puissé-je avoir mille langues !... » – un long cantique de quinze strophes.

La loge réservée aux Sackenbach était chauffée, aussi bien par politesse qu’à cause du mois de septembre, auquel les Romains, comme à une autre Vénus, donnaient Vulcain pour maître. Pendant les chants préliminaires et les admonestations, je ridiculisais secrètement l’Esenbek de Flachsenfingen, et Amanda, et bien des cours. Tandis que la moyenne et la basse classe sont la caisse de réserve et le fonds de l’humanité, comme le chantier du bateau, la classe supérieure, elle, est la région déserte, le champ en friche de l’humanité et n’a guère d’autres enfants que ses actes. Cependant, par compensation, on peut dire assez justement qu’une cour est un jardin anglais où l’on n’admet point d’arbres fruitiers, plutôt qu’une pépinière fructueuse ; et que, d’ailleurs, les hommes ressemblent aux poiriers dont les jardiniers remarquent que les graines des plus fins poussent mal, tandis que celles des poiriers sauvages fructifient aisément.

Alithéa en prières ne sortait pas de ma pensée, et, par malheur, ou plutôt par bonheur, elle ne venait pas à l’église. Je n’ai pas honte de rapporter que je voulais sortir de l’église – et que je le fis – pour échanger quelques mots raisonnables, en tête à tête avec la brave enfant. Je savais aussi bien que quiconque que, non seulement le 24e chapitre du IVe Concile de Carthage 40 excommunie celui qui s’enfuit pendant le prêche, mais aussi le pasteur qui le prononce. Mais je pouvais exiger aussi des Carthaginois et des pasteurs qu’ils entendissent raison, et reconnussent que la chose est bien différente lorsqu’on ne s’échappe que pendant le cantique principal, pour reparaître au verset qui précède le sermon. Et ce fut mon cas. Le cantique : « Puissé-je avoir mille langues ! » était long à dire, plus encore à chanter d’un bout à l’autre.

D’ailleurs, comme Scheinfuss entonnait chaque strophe un ton plus haut que la précédente, il était à prévoir qu’avec ce crescendo on finirait par crier comme des verres, jusqu’à éclater. Comme, en outre, il n’y a point de premier ni de second chanteur qui ne chante mieux que moi (car, comme un perroquet, je suis un oiseau plutôt parleur que chanteur) et comme je ne puis penser à un verset tant qu’on le chante (c’est pourquoi je lis toujours attentivement le chant d’avance, puis j’écoute en silence l’inintelligible assemblée), je m’en allai librement au presbytère et voulus, comme un paraclet, commencer mon office de consolateur.

Alithéa, par les fenêtres ouvertes, avait entretenu une communication suivie avec l’école de chant de l’église, pour l’accompagner à voix basse. J’entrai dans la maison, et lui dis aussitôt (effrayée, elle continuait à travailler avec ardeur) que ses yeux pleins de larmes, aperçus pendant la procession, m’avaient amené ici, car je savais que, pendant le cantique, je pouvais en sécher quelques-unes. « Le Christ, dis-je, a (selon Robert Holkoth) pleuré sept fois dans sa vie ; je sais, hélas ! que vous l’avez fait aussi souvent en une semaine, c’est-à-dire une fois par jour. Mais Mademoiselle de Sackenbach a pris votre cause en main, et vous avez de grands amis dans la capitale, dont l’un a l’honneur d’être ici. » J’aurais donné mon négligé raffiné pour pouvoir ôter de sur son cœur le presse-papier et la presse d’imprimerie qu’était la fausse nomination, en lui annonçant la vraie ; mais le Prince ne le permettait pas. Je fis pourtant quelque chose : je la priai de croire que j’ajoutais peu de foi aux rêves, et de ne pas me considérer comme superstitieux, si je ne rejetais pas entièrement mon rêve de la nuit précédente. « J’ai rêvé, lui dis-je, que les Trois Rois étaient venus au presbytère, qu’ils avaient apporté de l’or, joué une musique de noces, et chanté : « Elle ne partira pas, elle ne doit pas partir. » Personne, d’ordinaire, ne fait moins attention que moi à ces vents nocturnes de l’âme ; mais vous devez savoir aussi bien que moi, Mademoiselle, que tout ce que l’on rêve dans une maison où l’on dort pour la première fois est merveilleusement juste. » – Devant les grandes crises du destin, la superstition a prise sur tous les hommes ; je lui demandai de me présenter sa main pour une petite visitation de chiromancie. J’écartai la gauche, et m’en tins à la plus grande, – qui est la droite chez les gens qui travaillent à des tables plus grandes que les tables de jeu – parce que, lui dis-je, je préférais étudier tous les traits dont l’on pouvait conclure quelque chose. Je n’avais pas regardé bien longtemps le creux de cette main et ses dessins prophétiques, que je ne pus cacher à Alithéa mon étonnement devant ce calendrier de l’avenir, devant cette main indiquant le chemin sur la chaussée de la vie. « Bien ! (dis-je en poursuivant l’examen et le tentamen) le mont de Jupiter, celui de Vénus, et celui même de Mercure ont une bonne hauteur ; mais, vrai, j’ai rarement vu ligne d’honneurs de cette longueur, la vôtre va au delà de l’éminence du pouce, et, chez les jeunes filles, la ligne de chance est toujours de la même longueur que celle-là. » Je secouai joyeusement la tête, et lui tendis ma main, pour qu’elle comparât la misérable petite onde de mes lignes d’honneurs et de bonheur. « Seule la ligne de vie, ajoutai-je, est incroyablement longue dans ma main droite, mais cela peut concerner aussi bien les écrits que je fais de cette main, que moi-même. » Je regardai sa ligne de mariage : « Vous vous êtes fiancée aujourd’hui ? » demandai-je. Elle secoua la tête. « Impossible ! dis-je. Les douze signes célestes de la main fixent indubitablement vos fiançailles au 18 septembre, et nous y sommes. » Elle assura qu’il n’en était rien. « Enfin, dis-je froidement, la journée n’est pas à son terme ; car vous ne pouvez échapper aujourd’hui aux fiançailles. »

« Je puis le savoir tout de suite », poursuivis-je, et je la priai de mettre à sa main droite la bague que l’auteur des faux évangiles et des nominations apocryphes lui avait dérobée. Puis je sortis de ma poche ce qu’on appelle des « feuilles de tempérament » chiromanciques ; comme on sait, en s’enroulant, elles définissent le tempérament de celui sur la main duquel on les place ; plus il est ardent, et plus la feuille se recourbe. « Ces feuilles magiques, Mademoiselle, dis-je, s’enroulent d’autant plus que la main où on les étale est plus près de se fiancer et de s’orner d’un anneau. » Je mis d’abord la feuille dans ma main presque glacée ; elle se courba à peine autant que les sourcils d’Alithéa. « Je puis encore attendre le jour de mes noces », dis-je. J’appliquai la feuille sibylline sur sa main échauffée par le travail : elle s’enroula comme du taffetas, ou comme un serpent. « Jamais, dis-je, je ne l’ai vue se rouler ainsi, il vous arrivera aujourd’hui les choses les plus importantes, mais agréables et aimées. » Ses cils étaient toujours des hygromètres à cheveu de Saussure ; le soleil du bonheur et de la joie attira à lui de l’eau, et cette aurore mêlée au nuage qui l’avait précédée se répandit en gouttes chaudes.

Elle était accablée par cette journée, sans quoi elle eût combattu par un froid silence toutes mes prédictions. Son âme et sa langue ressemblaient à la langue hébraïque où il est impossible de trouver un seul mot impur. – Théodosia était ce qu’est à Nuremberg un patricien, la gardienne des joyaux de la couronne de cette âme. Elle était douce envers tous les humains, et sa bourse d’aumônes, au lieu d’une fente étroite, avait une large porte ; elle eût volontiers (je le vis ce jour-là pendant le cantique) donné à l’enfant pâle d’un ouvrier, non seulement la caisse d’aumônes, mais aussi la bourse elle-même, et lui eût fait cadeau du tronc des pauvres ; elle n’avait que ce seul défaut de n’être pas très confiante ; devant autrui, rien ne lui était plus précieux qu’un voile, qu’un autel enfumé d’encens. Les jeunes filles prennent le bal paré et déparé de la vie pour une redoute libre, et circulent, sinon avec un masque en chauve-souris ou un noble masque sur le visage, du moins avec ce masque sur leur chapeau ou au bras, et souvent ne prononcent pas trois paroles sincères. Cependant, elle était (comme cela arrive très souvent) aussi douce que... non pas fausse, mais farouche. Elle eut plus de confiance en ma feuille de tempérament qu’en mon visage, en mes prédictions qu’en mes serments. Je lui jurai en effet que tout irait bien pour elle, et que je m’en réjouirais du fond du cœur.

Je ne puis taire que le livre de cantiques était ouvert sur l’appui de la croisée, et que, de temps à autre, je le regardais comme un cadran, pour savoir où ils en étaient, là-bas, de ce chant, de ce canticus canticorum. La moitié des quinze versets était déjà enlevée ; au quinzième, il fallait que je fusse de retour dans la stalle, car le Senior jubilaire monterait en chaire et s’inclinerait devant la tribune des seigneurs ; j’eusse souhaité que le poète de ce cantique eût donné à cette pièce de circonstance la longueur moyenne d’un poème épique.

Comme je l’ai dit, je fis le serment solennel qu’Alithéa aurait sa part de jubilé ; je soutins mon discours de quelques syllogismes en Festino et Ferison, et finalement, lui donnai sans scrupules ma parole que je resterais à Neulandpreis jusqu’à ce que je la visse heureuse au lieu de la voir prête à partir, et je lui assurai que je resterais là pour lui prouver qu’elle ne partirait pas.

Les Neulandpreisiens chantent leurs cantiques comme des écoliers gelés qui chantent dans la rue, ou comme les chantres pressés des enterrements, avec de telles galopades qu’ils entonnaient déjà le douzième verset – car je ne quittais pas des yeux mon livret pendant que se jouait mon grand opéra. La quinzième strophe, pareille au vieux chant magique qui faisait tomber la lune, me ferait descendre de mon ciel.

Avec ses longs cils, Alithéa m’attirait en sa prison comme un... poulpe attire un ver. J’étais transpercé par ces pointes noires, chaque fois qu’elles clignaient. Déa était d’abord extrêmement jolie, puis je ne devais plus jamais me trouver seul avec elle pendant un cantique ; les deux choses étaient pareillement évidentes.

Mon horloge à musique, là-bas, au temple, frappa treize, c’est-à-dire le treizième verset. « Diable ! » fis-je à mi-voix. Elle me regarda... « Beau, diablement beau ! veux-je dire (dis-je) : je chante intérieurement avec eux, ils en sont au plus beau passage. Aussi faut-il que je m’arrache d’ici. »

Hélas ! mon royaume de l’an mil (je veux dire de mille instants) tenait encore sur les pieds de deux versiculets, et ensuite, le beau dimanche de fête et de Pentecôte allait se changer en un plat dimanche de Carême. Je pressai la main de la jeune fille, et lui dis en hâte qu’elle pouvait réclamer les plus grandes preuves de la part que je prenais à son sort et de ma véracité : j’étais solvable. Elle balbutia qu’elle ne savait comment... elle voulait dire : comment sa petitesse avait pu mériter un tel amour humain et cosmopolite de la part d’un seigneur et maître des plaisirs de Flachsenfingen. Mais elle manquait d’éloquence.

On entendait maintenant la musique funèbre, le chant d’enterrement du 14e verset, et dès lors, il ne fallait plus tarder ; dans mon infirmerie amoureuse gisaient deux malades qu’il me fallait remettre sur pieds : Alithéa atteinte d’un balbutiement, le maître des plaisirs de trop parler. Il ne m’avait point échappé, dans l’étude pratique et attentive que j’avais faite de l’histoire des États, par quel moyen, naguère, les archiducs autrichiens guérissaient les bègues – non point par l’attouchement, comme les rois de France, mais par... le baiser. L’aiguille des minutes des versets poétiques courait, l’aiguille des secondes des syllabes volait, – bref, je me hâtai et prophétisai : « Un fiancé vous en donnera autant (comptez vous-même) aujourd’hui encore. »

 

          « Oui, même si ma bouche perd ses forces,

          Je ferai chorus de mes soupirs. »

 

Ces deux derniers vers du 14e verset, je cherchai à les scander pour elle de façon à leur enlever un peu de leur rudesse poétique.

Puis, je m’en allai à l’église. Mademoiselle de Sackenbach venait de se lever après le chant pour se préparer à répondre par une révérence à celle du jubilaire qui priait encore, courbé devant l’escalier de la chaire.

J’ai omis tout à l’heure de dire un mot de mon second patient, de moi-même. Je pense, en effet, très sérieusement, qu’un homme qui, pendant le cantique : « Puissé-je avoir mille langues ! » exprime le vœu : « Puissé-je avoir mille lèvres ! » ne peut se guérir mieux que par la permission de faire de ces lèvres l’usage qui lui plaira. Cent fois, un amour sans espoir eût pu être détourné, ou la transformation (l’anthropomorphisme) de l’amour en amitié eût pu s’accomplir, si la personne aimée eût eu autre chose que des fruits défendus, des feuilles défendues, des branches défendues, je veux dire si l’amie n’eût pas défendu à l’ami ce qu’un ami lui eût accordé, si elle n’eût attribué aux baisers et aux paroles une valeur trop grande. Mais, hélas ! la plupart refusent trop, pour cette seule raison qu’elles espèrent ou qu’elles craignent, au contraire, de trop donner ensuite.

Je vis que le Senior jubilaire était dans sa chaire, aussi à son aise que dans un fauteuil d’aïeul, et qu’il y instituait son culte familial. D’un geste naturel, il mit à sa portée sa bibliothèque de prédication, et regarda, en bas, les stalles, pour voir qui y était ; puis il tira ses lunettes de leur étui pour lire. Enfin, il commença. J’avais supposé qu’il se rangerait aux préceptes du conseiller d’église Seiler 41, qu’il graduerait son accent d’après le nombre des assistants et qu’il le ferait plus ardent à chaque tête nouvelle qui paraîtrait ; mais il commença avec douceur et sérénité, et poursuivit avec douceur. Dans l’évangile du dix-septième dimanche après la Trinité, était caché comme dans un grenier son texte sur l’humilité de l’homme lorsqu’on soulève un peu son écorce et son enveloppe. Là aussi, mes suppositions étaient inexactes ; je croyais qu’il ne parlerait que de son jubilé : dans la première partie du jubilé de sa charge, dans la deuxième du jubilé d’argent, dans l’elenchus de l’Adjoint, après avoir préalablement, dans son exorde, touché à la journée du samedi. Mais il laissa, comme je l’ai dit, son moi à sa place : ce dieu fluvial (selon Soemmering) doit résider dans l’étang des cavités cérébrales. L’Adjoint était assis aux côtés de sa mère, dans les stalles grillagées réservées à la famille du pasteur, et prenait au piège de sa cavité auriculaire ouverte tous les mots du vieillard, – non point en critique, mais en fils et paroissien soumis ; je suis persuadé que bien des sermons du vieillard lui furent salutaires, quoiqu’il pût les juger. Même, comme le jubilaire, dans sa seconde partie, faisait, comme moi, un petit supplément et un message circulaire, et commençait avec saint Augustin et le Concile de Laodicée une danse guerrière contre les innocentes danses dominicales, je ne vis pas le fils secouer la tête, bien que, dans sa Critique de la liturgie selon les principes kantiens, il se fût fait l’écuyer et le garçon d’honneur des belles, et naturellement aussi le défenseur et le protecteur de leurs danses. Le fils prenait son père, en chaire, pour le Saint-Père.

Pendant le chant je débattis avec moi-même si je devais, en ma qualité de maître des plaisirs Esenbek, prendre une attitude indifférente et frivole. D’abord, il me sembla qu’il y avait bien des raisons de le faire : j’étais un homme de la capitale, et il ne convenait pas de montrer de la religion. Les premières églises, en Allemagne, s’élevèrent dans les villes (d’où le nom de païens, pagani, – de pagus, village) ; donc, c’est dans les villes qu’elles doivent s’écrouler d’abord. Dans le Nord 42, les Princes et les grands se firent chrétiens avant leurs sujets (dans le Sud, ce fut le contraire) ; par suite, ils furent plus tôt mûrs pour l’abjuration : je ne rappelle pas même que la religion, comme toute créature, ne peut avoir de meilleur habitacle que son lieu de naissance, lequel est le désert 43. Mais, à y regarder de plus près, ce me parut être justement un motif pour lequel j’étais contraint de me montrer, non certes attentif, ni davantage sourd, mais simplement indifférent. Car le bon ton exige que, de la religion comme de soi-même, on ne dise ni bien ni mal ; et même, on renforcerait plutôt qu’on éviterait le soupçon d’en nourrir quelqu’une, si on ne la traitait et ne la considérait avec la même attention polie que l’on accorde aux noces d’argent du Doge avec la Mer polygame, ou au lavage des pieds fait par un Prince, le jeudi saint. Ainsi, un homme du monde conserve la coutume du mariage et du baptême, bien qu’il sache où sont sa véritable femme et ses véritables enfants. Je pouvais donc être certain qu’on ne prendrait pas mon attention aux paroles du pasteur pour autre chose que l’indifférence courtoise et habituelle de l’homme du monde qui a conscience d’être bien au-dessus de la religion, et qui, donc, n’en évite pas anxieusement l’apparence.

Cependant, je ne puis cacher ici un singulier souci. Lorsqu’en 1786, à Leipzig, les Brigands de Schiller donnèrent à un groupe de jeunes gens la tentation de les imiter et de se préparer à fuir en Angleterre avec leur butin ; lorsque, dans cette Angleterre, en 1772, les juges de paix du comté de Middlesex prièrent le grand Garrick d’interrompre les représentations de l’Opéra du gueux de Gay, parce qu’elles suscitaient de nouveaux voleurs ; lorsque même le célèbre et frivole acteur Baron, à Paris, chaque fois qu’il y avait joué un héros de Corneille, se voyait, pendant une semaine, hors d’état de se livrer à ses débauches parisiennes et théâtrales ; lorsque tout cela, et par conséquent la toute-puissance de l’apparence sur l’être, est absolument établi : alors, me semble-t-il, un homme ne peut être ridicule, mais, au contraire, doit être considéré, qui demande aux cours et aux capitales si elles sont sûres que la dévotion feinte ne finira pas par se muer en dévotion vraie. Je donne ce cas pour ce qu’il est : une chose simplement possible.

Mais revenons à notre récit ! – Pourtant, que l’on me permette encore un mot sur ce sujet d’importance : les grands, et même ceux qui sont luthériens, n’adhèrent-ils pas à l’article fondamental le plus dur du papisme, c’est-à-dire au jeûne excessif ? – Oui, dans les temps les plus éclairés, ne jeûnent-ils pas comme on le faisait aux plus obscurs ? Les grands du Moyen Âge, en effet, faisaient le vœu de jeûner pendant trois ans, et l’accomplissaient en autant de jours, car ils faisaient jeûner tout simplement sept cents hommes à leur place. Les grands, voire les Princes, qui pourtant ont assez à manger, ne font-ils pas jeûner pour eux, bon an mal an, le peuple des misérables, et leur abstinence n’est-elle pas bien au-dessus de celle, excessive, de certains Juifs qui ne mangent qu’une fois dans la semaine, le jour du sabbat, puisque eux, au contraire, ne font jeûner leurs plénipotentiaires-jeûneurs (parmi lesquels se trouvent justement ces Juifs) que le dimanche ?

À notre récit ! – Je me résolus donc à cacher ma réelle attention pour le vieillard jubilaire sous une attention feinte. D’ailleurs, au cas où il m’eût ému trop visiblement, c’est-à-dire jusqu’aux larmes, j’avais la ressource de poser ma tête sur mon bras et de faire celui qui s’endort.

Gobertina m’eût dispensé du sommeil feint par le sien, réel, si on l’eût laissée en repos. Mais à peine le bruit du chant s’était-il assourdi que le sachet, avec sa sonnette, comme un réveille-matin, entra dans les stalles. On devrait percevoir cette contribution personnelle à la Protection des Chrétiens – de même qu’il y a une Protection des Juifs – pendant le cantique, ou, comme les Calvinistes, à la porte de l’église, pour ne pas déranger l’auditoire, pendant le sermon, comme Yorik le fut dans sa chaise de poste, par les péages. À peine cette clochette et ce tocsin étaient-ils partis vers le second étage de l’église, la demoiselle qui, à cause du bruit, avait à peine fermé les yeux, dut les rouvrir ; car une voiture passait, comme le tonnerre, à travers le village ; je pensai que c’était le Prince, car les Princes aiment bien que tout soit rapide comme leur vie, en particulier leurs voyages, les rapports et les constructions. Aussi est-ce une loi de police bien humaine qui, dans beaucoup de villes, interdit qu’aucune voiture ne roule sur le pavé pendant le sermon, car rien ne trouble autant une paisible assemblée de fidèles.

Schwers lança ses pointes sur la vessie natatoire qui soutient l’homme, de sorte qu’elle se dégonfla et que la fierté humaine ne put plus y monter. Il montra fort bien, doucement et chaleureusement, de quoi l’homme peut être fier, – de l’or et de la soie, aussi peu que la mine et la chenille qui les portent d’abord ; pas davantage de la beauté physique, car un Judas l’a bien souvent, et un Christ 44 en est privé, et parce qu’alors la mère de famille courbée et fatiguée devrait s’incliner devant sa fille florissante, – mais, poursuivait-il, il n’y avait pas lieu de s’enorgueillir non plus de ses talents et de ses aïeux : l’un et l’autre sont des cadeaux d’étrennes, non le salaire du travail. – De quoi, devait-il naturellement demander, peut-on se féliciter ? non de ce que l’on est, de ce que l’on a, de ce que l’on devient, mais de cela seulement que l’on fait et que l’on veut. Hélas ! c’est si peu ! Les minutes du jour ou de la semaine où nous élisons une bonne action sont si souvent morcelées par l’aiguille des secondes qu’un homme qui compare le total de ses joies, de ses désirs, de ses forces avec celui de ses actions, ne peut achever cette humiliante comptabilité ; au lieu d’un Livre d’or, il lui faut présenter au Génie infini son simple livre noir, tout plein de ses péchés, et dire : « Hélas ! je n’ai rien mérité, que, peut-être, le pardon. »

Mon âme fléchissait devant cette dure vérité, et je ne pensais plus à la bienfaisante fiction de ma plaisante promotion. Puis, le vieillard s’attendrit et arriva en balbutiant à la richesse de cette journée qui mettait sous ses yeux tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il possédait, et qui le récompensait de tout ce qu’il avait fait ; et il dit, en d’autres termes, mais c’était bien le sens : « En ce jour où tous les cœurs s’élèvent, le mien n’est qu’attendri, mon âme est heureuse mais humble ; je regarde, derrière moi, les cinquante années où ma récompense a été plus grande que mon fardeau, ma récolte plus riche que ma semence ; je regarde derrière moi, comme du fond de la tombe, les années moissonnées qui gisent là, dans mon dos, et je pense aux douleurs et aux mérites que le fondateur de notre religion a amassés en trois ans ; je baisse les yeux, je rougis, et je n’ose compter les miens. – Et, eussé-je accompli toutes les bonnes actions qu’un homme désire tant accomplir, en deux moments de sa vie, celui où il inaugure sa mission, celui où il l’achève : ô Dieu, alors, cinquante années de piété seraient couronnées et contrebalancées par cinquante années de bonheur et de richesse, le jubilé de ma charge par celui de mon mariage. » Ici, il tomba à genoux et remercia l’Esprit qui est derrière les cieux infinis, pour la seconde fête de son cœur, pour les années nombreuses où il lui avait été donné de passer les monts et les collines de la vie, la main dans celle de son épouse ; et pour ses enfants heureux, dans les bras desquels, lui et leur mère, ils arrivaient doucement, joyeusement, sans peine, au seuil de leur cheminement souterrain ; et, pour toute sa vie, il remercia l’Esprit incréé, fondant en paroles, fondant en larmes, puis en un recueillement profond et muet. Alors, sa femme, rougissante et en pleurs, dont le nom n’avait jamais paru dans un de ses sermons, entourée aujourd’hui de tous les êtres qu’elle aimait, de tous ses souvenirs de félicité, sa femme tomba en prières comme lui, sous le poids de ce dernier ciel de joie, trop lourd pour que son cœur vieilli pût le supporter ; tous leurs enfants, et leur cher Ingenuin plus violemment que les autres, fondirent en larmes ; les petits-enfants, dans leur innocente incompréhension, partageaient comme une douleur l’émotion de leurs parents ; et les paroissiens, inaccoutumés à voir leur vieux pasteur verser des larmes sur soi-même, le cœur serré parce qu’ils devaient enfermer en leur sein leurs cris de gratitude, prenaient la même part à la fête de son amour qu’à celle de sa fonction ; et le vieillard, vaincu par les cœurs des autres et par l’émotion que l’homme ressent toujours, en une fête qu’il célèbre pour la première et dernière fois ensemble, le vieillard levait les yeux vers ses deux filles en allées au-dessus du ciel étroit et profond de la terre et dont les ailes radieuses et diaphanes avaient rejeté leur plumage de dure terre dans deux tombeaux proches de l’église. S’inclinant devant la grandeur des morts, il leur disait : « Bienheureuses enfants, connaissez-vous encore vos parents, regardez-vous notre fête, du haut de vos régions sublimes ? Mais une minute seulement nous sépare de vous, et ensuite, nous fêterons tous une fête unique et éternelle »... Oh ! comme les vœux et les images du monde immortel étaient grands alors devant tous les yeux en pleurs, et comme étaient petits les tourments et les joies du monde périssable ! Tous les yeux avaient des larmes, il y avait des cœurs dans toutes les poitrines, des ailes à tous les esprits, et parmi tant de centaines d’yeux, il n’en était point qui fussent si fanés et desséchés que ne s’en déversât la source chaude de l’émotion, comme une pluie douce et tiède pour les fleurs à venir et pour toute bonne graine...

Après la fin du sermon, tout le monde donna une grande attention à la lecture des prières bien connues, pour alimenter et prolonger l’émotion précédente ; mais le contraste était trop vif. Mais, lorsque le vieillard prononça une prière commandée pour un vieillard malade – un coup de sang l’avait abattu –, la simple prière s’ennoblit, devint une double prière, et toute l’église y introduisit secrètement une prière pour le vieillard sous lequel déjà le sol était creusé et chargé par les mineurs de la mort ; seul, le Senior lui-même ne songea pas à soi dans ses oraisons pour autrui, bien que la terre qui montait tous les jours dans ses veines et ses artères eût pu lui rappeler que bientôt il serait couché dans la terre : cet avertissement était plus clair que celui du sachet de pourpre aux empereurs de Byzance 45.

Lentement, comme si c’eût été la dernière fois, il quitta la chaire. Puis, on entendit un adagio d’orgue appelant le couple blanchi à l’autel, comme du fond d’un caveau familial, pour que des anges, pareils à des enfants, transformassent pour eux le jour passé de leur printemps d’amour en une grande aurore. Et, sur ces visages entièrement couverts de l’écriture des années, descendit un reflet rouge du printemps qui passait, comme, dans la nuit éternelle du Pôle, une aurore d’un jour passe au-dessus des montagnes puis s’éteint sans que le soleil ait paru. Ingenuin monta à l’autel pour bénir ses parents. Et, lorsqu’ils virent monter au Ciel les actions de grâces de leur fils, une noble sérénité, une clarté inattendue pénétra le visage et le cœur du vieillard, faisant toute son âme lumineuse ; mille grandes torches furent portées dans l’univers couvert de la glace de sa vieillesse, comme au Palais de Glace, et tout rayonnait vers le Ciel, et la cendre était ôtée du sombre cratère de la tombe, et une mine de diamants qui s’incendiait de l’éclat absorbé des soleils tombés, ouvrait devant lui l’ardeur paisible de ses couleurs. Il saisit plus fortement la main de son aimée pour rejoindre la jeunesse et l’amour ressuscités dans le pays de l’éternelle jeunesse, de l’éternel amour. Mais son épouse était ineffablement attendrie – hélas ! les espérances flottaient, couvrant de fleurs le chemin de la vie, mais peu de joies suivaient, ne laissant que quelques fruits tombés ; – ce qui la consolait de la fuite du temps et des longues ailes des jours, cachées dans les étuis des nuits, faisant ses larmes plus douces, c’était chaque enfant qu’elle avait élevé, chaque douleur supportée, et devenue, grâce à la tranquille patience, une vertu, comme l’huître perlière revêt de lumière le grain de sable entré en elle, et qui l’oppresse, et en fait une perle.

Tout à coup, une émotion nouvelle interrompit la douce bénédiction d’Ingenuin, et le torrent de son cœur se barra la route à lui-même ; Ingenuin luttait contre ses larmes involontaires, et semblait préserver ses yeux d’un objet qui les contraignait à ruisseler. Je trouvai cet objet : c’était la pauvre Alithéa délaissée, qui s’était glissée sous le porche de l’église parmi d’autres spectatrices, comme pour saisir en son cœur ouvert quelques mots de l’écho et du retentissement de la harpe éolienne de l’amour. Hélas ! ces sons apportaient avec eux des blessures, et chaque joie était pleine de douleur ; le palmier entourait d’épines son vin de palme. Alithéa était si bien familiarisée avec tous les spectateurs de sa peine qu’elle ne craignait pas de la montrer, et de l’alléger de toutes ses larmes.

Enfin, le rideau tomba sur ces scènes de tendre ressouvenir. On quitta l’église, avec des cœurs à demi allégés, à demi épuisés ; le tumulte de la musique et des humains, le ciel bleu, libre, mouvant, tiède, lumineux, emplissaient les yeux, – d’où étaient tombés, sous forme de pluie chaude, les nuages de la peine, – de liberté, et des claires allées de l’avenir, et de vie, et de force ; le deuxième temple de l’amour fut édifié, le soleil y jeta largement sa lumière, et personne ne resta troublé, pas même Alithéa qu’assourdissait le tumulte du banquet.

La première chose que donna le couple béni dans le presbytère rajeuni, dans la tonnelle refleurie, ce fut un chaud baiser maternel sur les yeux éplorés d’Alithéa. Ah ! à cette minute, j’eusse acheté de toutes mes joies de l’année la nomination du fils, pour arrondir d’un nouveau jardin de plaisance le domaine de l’amour. Tout l’équipage de l’église entra au rez-de-chaussée ; au premier étage se trouvaient les verres et les assiettes, et des sièges sur lesquels on jeta l’appareil d’église, c’est-à-dire la première écorce de vêtements. En bas, dans la salle, les feuilles d’or du lingot solaire étaient étendues sur le plancher, et, au plafond, tremblotait la fresque peinte par le reflet argenté qui montait d’un ruisseau voisin. Je jetai les regards fureteurs de l’antiquaire dans tous les coins de cette chambre qui était l’École de cadets, la serre chaude de ces enfants, et la maison d’hiver de cinquante années. À la paroi étaient accrochées deux cartes de Homann, l’une de la Principauté de Flachsenfingen, l’autre de la Franconie. Il est probable que les fils, grands maintenant, avaient tiré du sol classique de ces deux cartes leurs connaissances géographiques. La carte de Flachsenfingen était si usée par les voyages de découverte des index, et ajourée comme des manchettes, que, de tout Flachsenfingen, intercalé comme un entremets parmi toutes les principautés allemandes, on ne voyait plus rien que les frontières. La Franconie était plus malade encore : par les marches et contremarches forcées des doigts, par l’alternance des mains enseignantes et des mains errantes, le beau Bamberg et Wurtzbourg avaient été si bien réduits à l’état d’une tabula rasa (cependant que la mémoire des enfants cessait d’en être une) que je n’y pus rien reconnaître qu’un nouveau fleuve, ou un canal qui reliait de façon inespérée la Saale, la Rednitz et le Mein ; les mouches, comme des dieux fluviaux, avaient marqué le torrent de leurs interpolations habituelles (ou de leur gravure au point) qui sont une projection stéréographique des fleuves sur les cartes. Pouvais-je m’étonner que la ville impériale de Nuremberg – si importante pour les enfants, non tant à cause des jouets que pour sa position géographique, car elle est le nombril de l’Allemagne, comme Jérusalem (selon les Juifs) est celui du monde – eût été si entièrement excavée par la tarière des doigts, que je ne trouvai plus de ce solitaire que son sertissage prussien (les terres contiguës) ?

Dans le nid de cigognes qu’était cette chambre, j’examinai tous les recoins. Dans un enfoncement, il y avait un banc de maçonnerie, où s’asseyaient jadis les enfants, ainsi que je le vis aux niches creusées dans le lambris : le pilon de leurs chaussures y avait travaillé. Sur l’appui de la fenêtre, je relevai les traces de leurs mains. Sur le poêle, il y avait un escalier en colimaçon, taillé dans du carton, dont le centre reposait sur une tête d’épingle, et que l’air chaud faisait tourner : c’était la seule carte à jouer tolérée dans la maison. Les vieux cahiers d’écriture des enfants étaient mis en bière sur le toit plat d’un lit treillissé, comme si les enfants allaient les prendre le lendemain, et retourner chez Scheinfuss ; seuls, les abécédaires avaient été donnés, en récompense de leur zèle, à des enfants pauvres. Les provisions de jouets de Noël de Messieurs les quatre fils étaient adjugés et livrés, au terme d’adjudication d’aujourd’hui, aux douze petits-enfants, au nombre desquels, comme des douze apôtres, il en manquait un.

Le Senior et moi nous faisions les cent pas ensemble avant le dîner, car nous étions les magnats de cette assemblée, et nous portions des jugements sur les plans actuels de guerre et de paix ; les trois artisans étaient assis, Scheinfuss était debout, et ce tribunal nous jugeait à son tour.

Ingenuin, poli, s’empressait auprès des dames, et ne faisait pas un trop mauvais grand-maître de garde-robe ; cependant il écoutait nos paroles. Je fis faire des récits au jubilaire, pour garder les miens, c’est-à-dire mes mythes d’Esenbek : j’avais bien trop de respect pour lui, je ne voulais plus l’éblouir du moindre, du plus indispensable tour de passe-passe. En son âme, tout le ciel des nuages, des étoiles et des joies était de nouveau clair et bleu ; chez un ecclésiastique, l’habitude aplanit le chemin de l’émotion à la joie ; il descend et remonte l’échelle céleste aussi facilement que les matelots le grand mât. Schwers appartenait, d’ailleurs, à cette sorte d’hommes qui (d’une main non point frivole, mais forte) sèchent vite leurs yeux humides, de même qu’un vrai diamant brille plus vite qu’un faux, après qu’on l’a terni à l’haleine. Il m’exposa le plan d’un nouveau presbytère meilleur, dont, après trente suppliques à l’inspection des édifices, il avait obtenu la construction. « Je ne le verrai pas édifier, dit-il d’un ton de bonne humeur, mais je pense que ce sera agréable à mon fils. » Je dis : « Comme David, vous voyez en rêve la construction du temple, mais votre fils Salomon pourra l’exécuter en entier. » Il s’inclina, prit mes paroles au sérieux, et, de son petit doigt, me conduisit dans tous les recoins, dans les bûchers dessinés sur le plan de l’architecte, me disant que la place était assez grande pour qu’on pût espérer y faire quelque chose de joli. Il se plaignit, comme tous les pasteurs de campagne, de la chambre du Prince, répétant le proverbe : In camera non est justitia 46, – et du gouvernement qui joue la même carte que la Chambre, et du pacte de succession réciproque des collèges et des gens au pouvoir dans les capitales : un pauvre candidat de village ne peut rien contre cela. Ces paroles rafraîchirent dans ma mémoire une pitoyable anecdote de guerre, que je lui racontai volontiers, comme je la raconte ici au lecteur :

Pendant la guerre de Sept ans, des hussards noirs chevauchaient à travers une bourgade ; selon une expression chère à tous nos auteurs, ils aimaient à cueillir toutes les fleurs qui exhalaient leur parfum au long du chemin de la vie. Les petites fleurs de joie que rencontraient les hussards cueilleurs étaient du pain blanc et du boudin. Le détachement qui passait devant la boulangerie prit le premier, celui qui passait devant la boucherie prit les autres. Lorsque les détachements marchèrent de nouveau côte à côte, ayant chacun une chose différente en main, ils allièrent et confédérèrent leurs victuailles de la façon suivante : un héros au pain faisait trotter son cheval à côté de celui d’un héros au boudin ; il tendait à son voisin de selle (tandis que l’on trottait toujours) son pain ; lui disant : « Mords, camarade ! » Celui-ci lui tendait sa marchandise, son boudin, disant : « Mords, camarade ! » et ainsi, cette armée de consommateurs poursuivait sa route, sur deux selles comme sur deux assiettes, digne de chevaucher toujours dans les poèmes d’une Borussia... J’y songe, chaque fois que je vois, dans une salle de séances, deux autorités ou deux princes chevaucher de conserve, échangeant pain et boudin sur leurs chevaux, et disant : « Mords, camarade ! »

Enfin, on siffla, au lieu de sonner, pour qu’on se mît à table ; le Senior fit la prière. Ses petits-fils avaient obtenu de leurs mères d’être réunis à une seconde table, plus libre, dans l’autre pièce ; ils avaient la permission de prendre autant de sauce, et aussi peu de pain qu’ils le voudraient ; de même, au couronnement, – mais pour de moins bonnes raisons, – l’Empereur est placé avec sa couronne à une table, l’Impératrice à une autre, plus basse, et à une troisième, plus basse encore, les Électeurs. Le maître des plaisirs Esenbek s’assit avec plaisir loin de Gobertina, sa fiancée illégitime, ou fiancée par procuration. Son voisin de droite était un siège (ou trône) vacant, sur lequel la belle Adjointe s’asseyait rarement, ayant mille choses à faire à la table des maîtres, et cent à celle des enfants.

La soupe et le café humectent pitoyablement la machine à paroles humaine, de sorte qu’elle se gonfle et se ralentit ; et seule la fumée de ces deux breuvages fait s’envoler l’ennui ; au contraire, lorsque viennent les extraits qui huilent nos rouleaux à paroles, extraits de bischof, de punch, de raisin, alors les rutilantes bouilloires à thé font tourner les roues bruyantes des machines à paroles, et chacun veut être le frère de l’autre, et, qui mieux est, le frère orateur ; les langues de feu ne sont plus ambiguës, les infusoires, les animalcules d’idées éclatent de vie, foisonnant sous l’effet de quelques gouttes de ces liquides, et nagent de toutes leurs forces ; un discours sensé finit toujours par éclore.

À l’ennui des flots de Noé de la soupe – ou bien fut-ce à la solive non moins pesante du rôti de bœuf, – je dus la nouvelle terrifiante qui pénétra alors comme une gelée de mai au milieu de mon mois de bonheur et qui a gardé son venin jusqu’à cette minute, puisque je glace de cette peur le mai actuel du lecteur. Le jubilaire s’informa en effet, simplement pour donner un sujet à la conversation, de la voiture qui avait traversé le village pendant l’office. Personne ne savait rien, sauf le fatal Scheinfuss qui répondit qu’il était sorti un moment dans le cimetière pendant la première partie, pour surveiller les jeunes choristes, et voir s’ils ne se bombardaient pas avec des ossements. Quel terrible faussaire ! Le charlatan, comme tous les Cantors, n’assiste jamais au sermon ; il croit que, comme dans un moulin, il ne doit donner le signal (à l’orgue) que lorsque la semence des paroles est moulue. « Alors, poursuivit-il, entendant venir une voiture, je suis monté sur une tombe, et j’ai reconnu aux armes le carrosse de Son Excellence qui y était en personne, et dormait : elle fait une excursion à l’Île, à ce que m’a dit le postillon. » Il s’agissait de la fameuse Île de l’Union. Cette crainte douloureuse envahit mon poignet comme la goutte, et je laissai tomber ma cuiller. Tout était clair pour moi, – le Prince ne pouvait revenir aujourd’hui de l’île lointaine – et il était absolument incompréhensible que je n’eusse pas songé plus tôt quelle invraisemblable inconvenance, c’eût été que le Prince apportant une nomination à la campagne, comme son propre messager ; et puis, ne pouvait-il oublier bien facilement une chose de si peu d’importance, et une promesse accordée avec si peu de peine ? Bref, il semblait certain qu’aujourd’hui au moins, l’Adjunctus ne serait pas adjunctus, et que, demain, la fiancée partirait en pleurs. Cela me peinait. Le (saint-) siège si souvent quitté à mes côtés me représentait sans cesse son exil de demain, je l’entendais pleurer du fond de l’avenir, et les espoirs me rongeaient, par lesquels j’avais couvert d’une mince pellicule les éclats de ses os et son exfoliation. Alithéa, dans son innocente légèreté, dissimulait peu les rapports confiants où les feuilles de tempérament et le long cantique l’avaient placée avec moi ; mais j’étais intérieurement trop blessé pour cueillir les fruits de prédictions qui devenaient mensonges.

Dans cette indifférence envers mon rôle stérile, je ne remarquai pas que l’on n’avait pas apporté mes deux plats de montre, les poissons d’or et le dessus de table en albâtre – qui représentait des ruines.

L’aimable famille se prenait de plus en plus dans mes quarante paires de nerfs. Je conclus avec le chasseur de marmottes un important contrat d’achat de deux boisseaux de blé. « Nous autres, Esenbeks, dis-je, nous mangeons avec un plaisir infini du pain provenant de l’héritage d’une marmotte 47. » – J’espérais que ce chasseur des trésors des marmottes me tromperait considérablement en cette affaire ; il fit ce qui était en son pouvoir. Les gens du commun évitent et haïssent la fraude, sauf celle qu’ils peuvent faire dans leur métier. L’espion des marmottes était un bon voisin, un meilleur père, et le meilleur des hôtes ; mais quelque peu rude, et aimant le gain : il ressemblait à la bourgeoisie de Flachsenfingen qui demanderait bien au Christ de faire entrer les diables plutôt dans tous les bourgeois que dans leurs cochons. – Pour le maître imprimeur, je lui dis que je composais chaque année quelques manuscrits à l’usage du monde savant, et qu’il aurait l’honneur d’en imprimer un qu’en l’honneur de la présente fête j’intitulerais Jubelsenior : il sera dans l’admiration s’il aperçoit cette ligne sur les bonnes feuilles. C’est un homme d’honneur, fin, tranquille, qui ne tire vanité que de sa faiblesse, c’est-à-dire de son art, et, qui, comme les Bénédictins, implore Dieu tous les jours qu’il veuille bien ne pas le laisser devenir orgueilleux et fol de ce qu’il sait lire 48. Il mit la main à sa poche et en tira quatre demi-onces de grands R, et un quart de livre de tirets : « Je n’ai rien sur moi, dit-il, mais il faudra que vous voyiez ce qu’est l’impression berlinoise et ce que ma femme... tu connais mon caractère Sabon, mon grand et mon petit corps de missel, mon palestine, mon petit romain Bourgois, et mon nonpareille... Femme, dis ce qu’il faut dire ! » – Elle répondit sans rapport avec le contexte : « Et, à force de composer, les jambes de mon mari enflent pitoyablement. Si j’accouche heureusement, il éditera tout lui-même, et ouvrira une librairie. » – « Nous le pouvons, grâce à Dieu ! » dit-il avec un plaisir infini. « Au fond, dis-je, un écrivain s’enfle aussi bien qu’un typographe, mais chacun de sa partie souffrante ; j’en juge d’après moi-même. » Pour changer de sujet, je soupesai les quatre demi-onces de R capitales, avec d’autant plus de plaisir que c’est la lettre initiale de mon nom, et que j’avais déjà passé trente heures, comme Brockes fit un poème de 70 vers, sans mon R, bien que je trouve la vie plus savoureuse dans les jours sans R, comme les écrevisses dans les mois sans R. Rien n’est plus difficile pour un homme que de faire, comme le recteur Uhse, un sermon de Noël, ou même, comme le Napolitain Cardone, un poème de deux mille vers, sous le titre L’R sbandita et sans un seul R. Au bas de la préface de cet appendice, j’ai fait composer mon nom avec un R provenant de ces quatre demi-onces...

Il est facile de vérifier, par une pesée, que j’ai bien employé dans cet opuscule le quart de livre de tirets de Schwers – ces exposants des pensées : cette demi-livre me plaisait autant qu’un écheveau de fibres cervicales, ou qu’un taillis de barbe-de-sage ; car les tirets sont les vrais stigmates et les rides d’un front tendu par le travail. – De cette façon, j’avais donné du travail aux trois fils du Senior – car le graveur de cachets devait reproduire le profil de Dante ; et le quatrième, au fond, n’avait pas encore perdu son adjoncture : le Prince devait tenir parole, fût-ce après-demain ; moi seul, j’avais quelque peu menti.

Maintenant, dans ce séjour des bienheureux, ces citoyens du Ciel commençaient peu à peu à briller et à crier, et la même chose se produisait dans le limbus infantum de la chambre voisine ; le christophlet 49 recommença sa ronde parmi autant d’anabaptistes ; seul je me dérobai à l’injection et cherchai du vin. Avec la même sobriété et la même indifférence, je laissai passer tous les hors-d’œuvre, tous les disques solaires et lunaires des assiettes pleines d’omelettes aux confitures, de harengs fumés, bien décidé à m’en tenir à la selle de mouton que, pendant le cantique, j’avais vu larder comme une selle de gibier, et au gâteau des Prophètes que le mien (la feuille de tempérament) parodiait plutôt qu’il ne le méritait.

Je remarque, non sans plaisir, que j’ai complètement oublié jusqu’ici la demoiselle de Sackenbach ; car elle y gagne peu lorsque je pense à elle, et moi rien du tout.

Autant, le samedi, elle m’avait paru chaleureuse, autant, le dimanche, je la vis glaciale. Je percevais de plus près son orgueil nobiliaire qui, caché sous trente-deux plumes de cygne, faisait la roue, et son arbre généalogique qui bruissait. En outre, sa blague à tabac devint une pierre angulaire, un vase de colère et une boîte de Pandore pour toutes les jeunes et jolies femmes qui n’en avaient point. C’est toujours un agréable spectacle que d’observer comment, dans le peuple, on se refuse à mêler à la jolie propreté des toilettes et des travaux féminins le plombage de cette encre en poudre ; il vaudrait mieux encore en bourrer une pipe qu’un nez. Pour moi, au contraire, ce ciboire plein de paille nasale ne me fut jamais signe d’autre chose que la barbe des Suisses 50, c’est-à-dire le signe d’un bel âge sans coquetterie, qui se prévaut peu de son charme et de ses couleurs. Tous les priseurs s’appliquent eux-mêmes, mais plus lentement, la peine que Pierre le Grand décréta pour ceux qui faisaient usage du tabac : on leur fendit les narines ; et comme, en outre, en le comblant, on ferme le petit port à toutes les fleurs, qui semblent croître plutôt pour les femmes que pour les hommes ; ou encore, comme on le laisse s’ensabler par ce bain de sable, on ne peut, me semble-t-il, demander qu’aux dames âgées de priser ; des jeunes, c’est tout juste si on peut le désirer. Ce blanc sur noir (comme tout ce qui est sombre) sied admirablement à une personne âgée, comme une renonciation à plaire ; elle tient sa tabatière pleine comme si c’était le sablier brisé de la mort ; le tabac est l’ergot mis dans l’épi de seigle mûr ; mais les jeunes dames sont rarement disposées à ouvrir une tabatière et à se refuser ainsi, d’un seul coup, les fleurs et les amoureux ; et les quelques-unes qui prisent ne devraient pas jeter des regards de mépris sur celles qui ne le veulent pas.

J’entendis, dans la chambre des enfants, l’aimable Alithéa disant à la douzaine d’enfants (comme il y a des « montres à la douzaine ») : qu’elle ne pouvait pas, que cela appartenait au Monsieur. Je demandai de quoi il s’agissait : c’était ma garniture à la cathédrale en ruine, que la couvée avait prise pour un jouet que je lui avais apporté. Il était grand temps de placer sur la table des adultes les deux plats optiques. On apporta les tanches et les ruines. « À la cour, dit la fille d’honneur, on a tous les jours pareille vaisselle. » Le graveur de cachets, lorsqu’il vit l’écrin de verre des poissons, pensa que c’était un plat de carpes rares et d’un pays lointain, et espéra qu’on allait les mettre à la broche, mais il ne cacha pas (il avait du christophlet dans la tête) qu’il mangerait seul les arêtes, jusqu’à ce qu’on lui fît comprendre que ces poissons venaient sur la table, non pour être mangés, mais pour être nourris de mie de pain. Tant un homme du commun connaît peu les victuailles sculpturales des grands, qui, bien différentes des objets de l’amour grossier, ne peuvent être goûtées que comme les objets de l’amour platonique, – c’est-à-dire par une contemplation prolongée ; plats pour lesquels il n’est pas de plus mauvais cuisinier que le meilleur cuisinier des plats grossiers : la faim. Le Senior considéra les artistiques ruines d’albâtre du bercail spirituel comme un modèle bien à sa place du temple de Jérusalem, qui serait l’ornement de son Jubilé.

Enfin, on servit du vin, avant l’apparente selle de gibier : j’avais peu mangé jusque-là, et rien bu. Comme ce baptême du feu, avec lequel un ange baptiste entre dans l’assemblée, anima tous les baptisés ! Les enfants grandirent, les muets parlèrent, et les voyants virent avec deux yeux ; le fil humecté du discours glissa mieux dans les doigts, et le diamant de la vie scintillante grandit sur ce paillon, devint une pierre double, si même cette eau colorée ne lui donna pas l’argent de la première eau. Le coadjuteur Ingenuin s’enhardit jusqu’à poser des questions au maître des plaisirs, et à émettre des idées fort libres sur des articles essentiels, comme les nappes d’autel, et même le Saint-Esprit. Ne me demanda-t-il pas si l’on tolérait, à la Cour, des hétérodoxes de bonne foi ? Et ne pus-je pas répondre, à ma grande joie, qu’on y souffrait facilement, comme en Hollande, toutes les sectes, Coptes, Lapons, Hindous, et jusqu’à des Chrétiens ? « De mon temps, dit la vieille demoiselle, on croyait encore très fort à Helvétius et à Voltaire. » Je dis qu’aujourd’hui l’incroyance elle-même était une sorte de nuage de gel, et aussi froide que la foi, et que chacun pouvait, sans être troublé, se risquer dans toutes les grandes villes, ou aussi dans les livres subtils ; de même, on marche sur la boue sans se souiller, lorsque le froid l’a solidifiée. Le candidat se plaignit que le Consistoire pensât autrement, et n’aidât qu’aux têtes vides à monter, faisant descendre celles qui sont pleines. « Exactement, fis-je, comme on ne dresse (je n’étais pas allé chercher très loin ma comparaison !) que les tonneaux vides, et on couche ceux qui sont pleins ; d’ailleurs, il est prudent d’emprisonner les gens intelligents plutôt que l’intelligence, car finalement, elle se prend à la trappe avec eux ! »

Ce sujet m’a égaré bien loin de ma période enflammée. Le chasseur de marmottes, qui, d’ordinaire, étamait toujours ses pilules, ne pouvait maintenant que les cuivrer ; l’imprimeur me suppliait de faire peu de corrections et de ratures dans mon manuscrit du Jubelsenior, parce qu’il serait ainsi plus agréable à imprimer, – mais les critiques demandent exactement le contraire, car alors, c’est plus agréable à lire. – Ingenuin regardait plus ardemment sa fiancée, et l’aimait tout en mangeant ; je l’imitais en l’une et l’autre chose, et eusse volontiers fait davantage, si mon dimanche ne fût devenu, dans deux sens, un de ces dimanches de jeûne où le baiser était interdit aux chrétiens des premiers siècles. Les courts éloignements de sa place, le plus long éloignement de la maison refondaient pour moi Alithéa et le candidat en un miroir ardent qui nous envoyait des rayons d’autant plus brûlants (son arc, ou chorda, mesurait une aune) que la distance de son foyer était plus longue, de sorte que ses rayons devaient converger dans notre moi en un espace 28 064 fois plus petit que le miroir – (ma longue période continue) – et comme les deux vénérables jubilaires étaient parfaitement peints sur ma rétine, comme par Balthazar Denner, lui si divin, elle si céleste ! – lui, l’aïeul, le Nestor resplendissant, non seulement le corps droit, mais l’esprit aussi, lui qui était du petit nombre de ces hommes qu’une étincelle brillante du soleil divin a enlevés au-dessus de la boue et de la glace du sol, cependant que les autres, sans âme, et tapis, gisent sur la terre 51 ; – elle, l’aïeule toujours aimante, qui n’avait jamais fait de son cœur pur qu’une édition limitée à un exemplaire pour un seul ami ; – tous deux encore tellement inébranlables parmi tant d’enfants, mais eux-mêmes n’étant pas des enfants, quoique souvent la vieillesse et l’enfance se rejoignent en esprit, comme on imprime la préface et la conclusion d’un livre (de celui-ci, par exemple) sur la même feuille ; – tous deux qui maintenant, le gâteau de fiançailles réchauffé dans leurs mains, et ayant sur leur assiette les restes de leur repas d’amour, voient fleurir et ondoyer autour d’eux le champ de betteraves jamais mis en jachère de leur vieil amour ; – eux qui pressent encore ensemble leurs mains gourdes mais actives, et qui peuvent se regarder dans les yeux sous leurs cils grisonnants, ces yeux dans lesquels furent jadis les flammes du premier amour, et devant lesquels parut le charme en fleurs de ce corps effeuillé maintenant ; – eux qui maintenant, au milieu du monde qui continue à se colorer, à croître après eux, sont seuls à savoir encore qu’ils lui ressemblèrent, à se souvenir des lignes de leur beauté effacées par le temps, mais qui retrouvent avec une joie de parents leurs traits et leurs désirs éteints sur les visages de leurs chers enfants – et qui maintenant, sur la terre qui va s’ouvrir, n’ont plus besoin de rien, sinon, chacun, du cœur fidèle de son conjoint ; qui ont si longtemps été liés l’un à l’autre par les mêmes liens, les mêmes joies, les mêmes chaînes de fer ou de fleurs ; – eux que maintenant le serpent de l’Éternité va enlacer ensemble, comme le dernier cercle de la terre, le plus froid...

Non, je ne mérite pas encore de dépeindre les souvenirs, les joies et les cœurs d’un couple muet, qui, courbé, sous le porche bas de la mort qui mène à l’autre monde, ne desserre pas, dans la froide et longue catacombe, l’étreinte de ses mains... mais je réjouirai quelque vieillard ou quelque vieille qui me lira, en prenant une part intime à leur sentiment méconnu, en honorant hautement les êtres silencieux que le siècle jeune et bruyant oublie, et en aimant profondément tout cœur qui fut ardent, tout œil qui pleura un jour...

Ces mêmes imaginations me firent passer, à la table du festin (presque comme, maintenant, à ma table d’écrivain), d’une simple gaieté à une plus haute gaieté... Car, bien que la fausse venaison fût déjà servie et placée devant le chasseur de marmottes, sous le scalpel de sa scierie, je ne tins compte de rien, et me levai, une coupe à la main, pour enflammer les communiants de la table en un toast au bonheur des vieillards, et je dis : « À vos beaux jours à venir, braves vieillards ! » et ici tous les enfants se levèrent ; « et que toutes vos heures passent, calmes et heureuses, – et que tous vos enfants soient heureux – et que tous vos petits-enfants grandissent, bons et heureux – et à votre longue, longue prospérité ! » Le vieillard eut un regard profond et ajouta : « Et à notre douce mort ! » Les yeux de sa femme s’emplirent de larmes ; elle dit : « Aussi belle que la mort de mes filles bienheureuses ! » Alors, les deux vieillards s’embrassèrent doucement, avec une émotion résignée ; personne ne dit un mot, et tous pleuraient.

Le maître d’école chercha à déguiser et à augmenter son propre attendrissement en proposant : « On devrait lire maintenant les vieux épithalames, qui furent imprimés jadis, pour les noces du vénérable Senior, car ils contenaient les vœux les plus beaux. » Il espérait les lire lui-même. La Seniorin les apporta avec joie. L’imprimeur appela son petit Carl, et lui dit : « Ton grand-père veut entendre comment tu lis. – Je sais très bien lire », dit l’enfant qui accourut, joyeux, mais un peu pâle ; il prit la feuille, se plaça entre ses grands-parents, et lut à haute voix, lentement. Je ne puis décrire comment chaque parole, chaque intonation de l’innocent enfant pénétrait profondément dans tous ces cœurs émus ; il ouvrait maintenant, à côté du château de plaisance achevé des vieillards, son plan prophétique et poétique, et faisait remonter du passé les images anticipées, les désirs du présent. La voix de l’enfant ingénu qui, sans se l’appliquer à soi-même, lisait un passage où l’on formait le vœu de nombreux petits-enfants, avait le son émouvant d’un cœur parlant ; et vers les deux êtres vieillis, qui étaient déjà profondément entrés sous la terre qui étouffe les bruits, descendaient les sons et les chansons de la libre et claire jeunesse, comme descend dans les mines le parfum du printemps fleuri. Un fugitif reflet de soleil qu’une fenêtre s’ouvrant au château, ou bien un miroir, jeta sur le visage pieux et calme du vieillard, y laissa une telle clarté que, irrésistiblement attiré, je m’approchai et me plaçai tout près du vieillard transfiguré et du petit lecteur. À ce moment-là, Alithéa parut, parée pour l’office de l’après-midi ; sa toilette et la pudeur jetaient une rougeur sur ses joues ; et lorsqu’elle vit tant de larmes dans les yeux d’Amanda, dans les miens et dans ceux du vieillard, les siens laissèrent couler celles qu’ils retenaient depuis longtemps, elle pleura avec nous sans savoir de quoi nous pleurions, et son cœur accablé ne pouvait décider s’il fondait de joie ou de peine. Non, elle ne sut le décider, jusqu’à ce que la mère la prît par la main et la pressât sur son cœur avec un amour rajeuni.

Oh ! lorsque le cœur s’émeut déjà à voir deux êtres s’enlacer dans une étreinte paternelle – ou filiale – ou amicale – ou fraternelle – lorsque l’accord ou le duo d’un couple harmonieux éveille déjà en nous des échos si divers : de quelle puissante félicité notre âme est-elle bouleversée, lorsque le double chœur d’un spectacle familial de l’amour entraîne notre cœur tremblant aux mille notes de son harmonie ! Le solitaire qui désire en vain l’amour me ranime déjà, mais il m’inspire de la colère contre les hommes parmi lesquels il mène sa pauvre existence ; mais j’aime tous les hommes d’un amour plus fort lorsque, au lieu d’un cœur brûlant, je vois un système solaire de cœurs apparentés s’attirer et brûler ensemble.

Les larmes de l’émotion obscurcissent en même temps qu’elles grossissent les objets ; et, dans ce bel obscurcissement microscopique, je voulais prier le père attendri de ne pas bannir, demain, de ce lieu saint, où ressuscitaient des joies, sa fille vertueuse et infortunée ; car il était certain qu’un changement heureux allait se faire dans son destin ; mais, au moment où je commençais ma supplique, le plus étrange coup de théâtre l’interrompit...

Un carrosse doré roula sous les fenêtres, et s’arrêta. « En vérité, voici le Prince ! » dis-je avec chaleur (car je l’aurais dit avec une froideur affectée, si je l’eusse encore attendu). Les fils restèrent debout, et posèrent simplement leurs verres, à l’exception cependant du disséqueur de la selle d’agneau. Beaucoup sortirent ; Scheinfuss entra (dans la chambre des enfants) ; les deux vieillards, la demoiselle ravie et moi, nous allâmes au-devant du visiteur ; seul le chasseur de marmottes resta à table, et, au milieu de l’orage, servit l’agneau ; Alithéa pleurait d’heureuse angoisse et d’anxieuse horreur, et croyait aux vrais prophètes... Enfin, aidé par un serviteur, le seigneur, verni, parqueté et apprêté, descendit. Dieu ! c’était tout uniment le véritable Esenbek ! On ne trouverait que dans quelque épopée de Bodmer et Blackmore une hyperbole capable d’exprimer mon effroi mortel à cette confrontation du hasard...

La chose la plus pitoyable était, certes, l’arabesque frontale rouge, la cosécante de la tache de naissance... car nos pourpres aiguilles magnétiques s’inclinaient en sens opposé, la sienne vers l’est, la mienne (comme au XVIesiècle) vers le couchant – dans la glace, il est vrai, la mienne penchait aussi vers l’est, mais (je n’y avais pas songé, le matin), parce que justement le miroir donne de toute chose une image renversée. – L’Esenbek original fut un peu gêné par l’aiguille électrique imitée sur le front du pseudo-Esenbek ; mais il contint son étonnement, et, par oubli ou par méchanceté, se nomma et me remit ce qu’il apportait. C’était un mot de la main du Prince, et la nomination. Mais, ô Ciel, qui peut dépeindre les pouls inégaux des hommes dans l’étonnement, la colère, la joie, la Stupéfaction ? Personne, sinon le Dr Gaubius, qui distingue : un pouls ondoyant (undosum) – à deux battements (dicrotum) – bondissant (capricantem) – grouillant (formicantem) – dentelé (serratum) – et fluide (myurum). Plus que tout, devait m’effrayer l’effroi d’Amanda : son authentique amoroso était là, avec ses armes frontales et parlantes, en face du faux-monnayeur qui, hier, avait surpris son passé et entre les mains de qui se trouvait maintenant son bagage de lettres d’amour. Les jubilaires comparaient in petto l’Esenbek d’imposture avec l’imposteur Lederer, – et concluaient...

Je ne parlais toujours pas de la nomination. Le maître de plaisirs, attendant avec dédain l’effet que la remise de la nomination ferait à tout le monde, s’approcha de Mademoiselle de Sackenbach et déclara se réjouir fort de la revoir. Amanda, qui le distinguait facilement, maintenant, de son copiste postiche, ne pouvait, de courroux et de surprise, ouvrir la bouche. Le courtisan trouva peu de divertissement dans l’ennui que causait cette surprise à la demoiselle. Personne, que lui et moi, ne connaissait le contenu de la nomination. Je dis enfin à la demoiselle, et à toute la société : « Je ne pouvais trouver meilleur masque pour inspirer confiance en une promotion de Monsieur le candidat, que celui de Monsieur von Esenbek ; il a eu la bonté d’apporter maintenant à mes prophéties d’Ancien Testament la confirmation du Nouveau Testament. » La nouvelle surprise de ceux qui ne comprenaient pas encore n’amusa pas particulièrement Esenbek. Dans la précipitation des évènements, le personnel du Jubilé ne savait trop quelle attitude prendre envers cet homme distingué, peu loquace et bienveillant ; mais, comme en plus du désagrément que lui donnait déjà mon front, il s’attendait à de nouveaux ennuis de la part d’Amanda, il prit congé courtoisement, et remonta gaiement dans son carrosse, – entre autres raisons, dit-il, parce qu’il devait rejoindre le Prince sur l’Île, aujourd’hui encore. Je ne dirai pas que son départ, sa fuite (à la manière de Kotzebue) me fut particulièrement désagréable : car, outre que dans le système lymphatique de notre émotion, il n’était qu’un corps étranger, nous formions, Esenbek, Gobertina et moi, un pitoyable trèfle de célibataires qui – car je compte pour rien les contrats de concubinage d’Esenbek – n’avait pas plus d’enfants à montrer que le trèfle canonique des trois Électeurs ecclésiastiques.

Il était temps de m’approcher discrètement de la demoiselle, de la tranquilliser et de lui donner des explications. Je lui dis tout de suite que je n’étais qu’un écrivain, et donc rien autre que mon propre maître des plaisirs, lui demandai pardon de mon audace et de mon mensonge, mais l’assurai de deux choses : premièrement, elle allait apprendre que, par ce bref emprunt du nom d’Esenbek, un grand bonheur était arrivé à la famille pastorale ; secondement, le retour de ses lettres lui était garanti (à elle, Amanda) puisque, par la possession de celles d’Esenbek, j’étais en mesure de l’inquiéter, et de le menacer de leur publication. Car, je pouvais maintenant, – tandis qu’elle, auparavant, ne le pouvait pas, – s’il ne restituait pas, faire de lui le héros d’une comédie satirique ; il n’est point de muscles qui fassent à un homme du monde de plus grandes cicatrices que le muscle du rire, pas de pointe aiguë qui lui en fasse de plus profondes que la pointe de l’épigramme. Bref, il devait. Enfin, la Sackenbach – si grandes étaient les déchirures et les fractures de son diplôme de noblesse, et si petite était ma noblesse de papier et de science – ne put que faire la paix avec les époptes présents à ses mystères éleusiniens pleins d’histoires de dieux, – et avec l’ange protecteur et le Messie du presbytère sauvé.

C’était mon devoir, maintenant, de promulguer enfin la nomination. Je la lus, et ajoutai que tous en devaient la plus grande reconnaissance à Mademoiselle de Sackenbach. La famille restait muette ; puis je donnai au Senior le décret et ses lunettes ; et lorsqu’il l’eut lu à mi-voix devant nous tous, il dit : « Oui, Dieu m’est venu en aide ; toi, mon plus jeune fils, tu marches sur mes traces et tu es appelé aujourd’hui, par grande faveur, au poste d’adjoint. » Ingenuin prit la feuille, mais ne put lire ni comprendre ; la rubrique du ravissement était sur son visage ; il me tendit la nomination avec une révérence. Les langues étaient muettes, mais tous les yeux pleuraient. Le vieux père prit amicalement la main de sa fille, et dit : « Tu ne me quitteras donc pas demain, et tu resteras auprès de tes parents jusqu’à leur mort. » – La mère, ivre de joie, embrassa son fils comblé, et dit : « Dieu me donne aujourd’hui plus de joie que mon vieux cœur n’en pourra supporter. » – Et Alithéa prit, avec des larmes de gratitude, ma main, me disant : « Oui, vos prédictions se réalisent. » Mais, elle se reprit vite – car j’avais prophétisé des fiançailles – et ajouta : « Mais vous ne pouviez savoir ce que nous vous devrions de reconnaissance. » – Puis la mère m’adressa le plus beau, le plus attendri des regards, tout plein de louanges infinies. – Ô bons vieillards, qui, pareils aux œillets plumaires, êtes profondément enfoncés dans la plate-bande de terre (peu de feuilles en sortent encore), et vous, bons enfants dont le sort, pendant la transplantation, comme à des jacinthes, foula bien durement le sol, comme vous êtes tous indescriptiblement beaux, lumineux et ravivés sous l’arrosage des larmes de joie – et un pur souffle essuie les gouttelettes, un soleil bien chaud, bien clair, se pose sur vos calices !

Mais que les violons de la joie ne se contentent plus maintenant de faibles vibrations ! Toute notre alliance précédente était détruite, une nouvelle alliance se nouait, le son de cloche des joies intérieures résonnait, assourdissant, et la pluie lumineuse des larmes heureuses étincelait, aveuglante ; les enfants riaient plus fort, couraient plus vite ; Scheinfuss sonnait à toute volée pour l’office de l’après-midi, et personne n’entendait, ni n’écoutait ; mais enfin, au quatrième verset déjà, les deux jubilaires allèrent à l’église.

Les artisans, par contre, restèrent tous assis, et, ravis, excités, ne voulurent plus faire d’autre prière que celle d’après le repas ; résolument, ils s’en tinrent à la selle de mouton souvent mentionnée (elle était restée intacte, non goûtée, comme un vieux classique, – ou comme un nouveau, – et se refroidissait parmi des gens qui s’échauffaient) comme si c’eût été la caisse de leur corporation, ou leur centre de gravité et leur primum mobile. Le nouvel adjoint lui-même se fût attardé volontiers auprès de la joyeuse assemblée de ses frères s’il n’eût été entraîné par le filet du jubilaire (il était tout tissé d’expressions du visage qui montraient au jeune adjoint, au lieu de l’atelier profane, un atelier plus sacré). Gobertina voulut suivre ; Alithéa dut suivre.

Moi seul, personne ne m’entraîna à l’église : le recueillement religieux l’après-midi me fait songer souvent à de la musique du soir jouée le matin. Toute émotion vespérale que j’eusse pu y gagner était obnubilée d’avance par celles, plus grandes, du matin, d’abord, et ensuite par la fièvre Stomacale que m’avait donnée le repas de midi ; les ailes d’abeille poissées de miel nutritif n’emportent plus l’âme sur les fleurs.

Mais, pour dire la vérité, voici ce qu’il en était : je désirais terminer ce cinquième rapport officiel de l’Appendice. Il n’est pas encore achevé, le soleil est déjà bas, et éclaire la plume plutôt que le papier ; à chaque instant, Alithéa peut accourir du presbytère, et me demander si je vais rester éternellement à écrire.

Il faut que le lecteur sache, en effet, que depuis trois heures, alors qu’à l’église ils chantaient encore, je suis monté, muni du papier que voici et du cœur plein d’encre de mon bouc, sur l’Hélicon aux bouleaux que le lecteur connaît ; que je me suis assis sur le banc circulaire courbé comme un faux col autour des trois bouleaux pleureurs, devant une table fixée au sol ; que j’y suis assis en cet instant, et que j’ébauche la silhouette de ce dimanche. J’ai prié l’imprimeur de ne laisser personne monter à la colline, lui disant qu’il n’y perdrait rien. – Il l’a fait.

Maintenant, le lecteur est assis devant la peinture achevée de ce dimanche et devant la projection stéréographique d’évènements remarquables ; je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas encore une petite retouche à mon tableau. Ingenuin est nommé, Alithéa lui est adjointe ; le Senior est nommé à nouveau, la Seniorin lui est réadjointe ; la Demoiselle est restituée in integrum, les trois artisans ont du travail pour moi ; – vraiment, lorsqu’un auteur a amené tout son monde et sa colonie au point où il a placé tous ses personnages sur un banc de repos, il peut se lever du sien et s’en aller ailleurs. Comme artiste, je me détache de cette famille ; comme homme, comme hôte, je ne fais que commencer à m’y attacher réellement ; car je ne quitterai pas Neulandpreis de huit jours, que je consacrerai à un émondage critique du cœur, des lèvres, des oreilles de cet opuscule, et, là où manquent encore quelques digressions nécessaires, je les ajouterai, comme des adhérences et des tumeurs adipeuses, dans le corps mystique ; ou, pour recourir à une belle métaphore, je le parerai de garnitures et de perles baroques.

Cependant, il ne me servirait à rien d’imiter les peintres qui veulent isoler leur tableau achevé, en l’encadrant d’une bordure, d’une lisière étrangère ; mais je veux avouer mes craintes. Ah ! lorsque des cœurs vieux et glacés par l’hiver se dégèlent brusquement, comme des fruits gelés, dans la soudaine chaleur des larmes de joie, leurs tissus usés ne tiennent plus bien longtemps. L’homme qui est resté debout devant le supplice est souvent courbé par l’épanouissement de la joie, et courbé jusqu’à terre, comme certaines images saintes, lorsqu’une haleine chaude les touche. Et si, de ces deux cordes de mariage, accordées pour une même note, l’une se brisait sous le coup violent de la joie, l’autre ne résisterait plus bien longtemps. Et il me faudrait alors exposer dans mon pavillon d’été, comme dans une froide église papale, ces deux cadavres.

Folie ! – Ne vois-je pas là, sur la chaussée réparée, les deux vieillards marcher entre leurs fils ? L’inspecteur des routes leur montre ses travaux. Alithéa manque, car elle est à la cuisine ; tout à l’heure, elle est venue ici, dans ma chaire et ma loge surélevée, pour m’apporter sous les bouleaux, m’a-t-elle dit, le cure-dents à la poignée gravée d’une tête de Zoïle ; malheureusement, plus d’un lecteur aura remarqué, en ce cinquième rapport, l’ombre jetée par le passage de cette Vénus devant mon Phébus, ou devant le soleil du soir. Nous sommes bien plus près l’un de l’autre, depuis qu’elle sait que je fais dans le monde la figure exacte que j’ai, c’est-à-dire ma propre figure au lieu de celle du noble Monsieur von Esenbek. J’ai dit cependant à la chère enfant que le jour et l’Appendice ne se termineraient qu’ensemble, et qu’ensuite elle pouvait revenir et faire de moi ce qu’elle voudrait.

Et dans huit minutes (je le sais, car le soleil, comme un trésor d’or souterrain, s’enfonce toujours plus profondément, avec son trésor supraterrestre, à travers un couchant, vers un autre couchant) elle sera là ! D’ailleurs, quelle soirée je vois s’avancer ! Car je renonce à l’appareil prophétique du marc de café, des lignes de la main et des feuilles de tempérament, comme à la veine d’or rouge et à l’équateur frontal d’Esenbek, puisque maintenant la grande Favorite est enfin terminée ; et je n’ai plus besoin (qui m’y forcerait ?) de prophétiser, de mentir ou d’être libre penseur ; je puis avoir autant de religion que si j’étais entre mes quatre murs. Avec quelle douce émotion au cœur vais-je, rougissant à demi des imaginations du matin, à demi des nuages du soir, descendre de cette colline lumineuse et bruissante, tenant la main d’Alithéa que j’ai aidée aujourd’hui à se poser dans la tendre main de son bien-aimé, – descendre vers la chambre apaisée, sanctifiée, parmi autant d’êtres sans fausseté. – En outre, je pourrai jouir de tout cela, sans avoir à être attentif, à observer, puisque le cours de cet Appendice sera achevé, et ne pourra plus recevoir un nouvel apport de traits vivants. – Avec quelle félicité, plus pure que celle que je pus ressentir toute la journée, je partagerai la pieuse béatitude des vieillards, dont la bouche est tordue, non par l’apoplexie, mais par le sourire du bonheur, et qui, si tard dans leur vie, entendent les accords parfaits de la jeunesse, comme les mourants entendent de la musique ! – Et avec quelle intensité, parmi tant d’échos vagues et précis, lointains et proches, des clameurs de joie, serai-je moi-même un écho, alors que, d’ordinaire, les hommes ne sont les uns pour les autres que les échos de leurs lamentations de Job ; ainsi, dans le mausolée de Cæcilia, on avait construit un écho qui était comme la montre à répétition des chants de deuil ! – Et ensuite, lorsque tous nous aurons épanché nos cœurs pleins de soucis autour de la grande table, et que nous les aurons remplis du vin rafraîchissant de la joie, de l’amour et de la vertu, lorsque les deux vieillards fatigués, les petits-enfants exténués se seront endormis, que les artisans seront moins loquaces et plus lents, – avec quel attendrissement bienfaisant, rafraîchissant dans l’étouffante joie de vivre, me ferai-je conduire, très tard déjà, à l’heure où la solution d’argent de la lune saille en grandes gouttes des feuilles dures des bouleaux, à l’heure où l’éternité place les flambeaux mortuaires des étoiles autour du cercueil noir de la terre cachée, – me ferai-je conduire, disais-je, par les fiancés attendris et profondément émus, au cimetière, où, comme sous les cyprès de l’île de Candie*, la poitrine haletante cherche un air plus léger ! – Et ensuite, lorsque nous marcherons sur les chaumes verts du cimetière fauché, que divisent les bornes blanches et les taupinières brunes de la vie, sur ces couloirs de mine de la mort qui travaille en silence, et sur cette dernière cale, pleine et couverte, de la terre qui flotte ; lorsque ensuite, l’œil, attiré par un tombeau, se lèvera vers les étoiles, plein de larmes ; lorsque Ingenuin nous amènera devant les deux couvertures de bois, peintes jadis, mais aujourd’hui pâlies, qui recouvrent les livres de vie de ses sœurs ; lorsqu’il pleurera, et sa fiancée aussi, et moi-même, avant même d’avoir parlé, – combien alors fondra doucement mon cœur ! – Et lorsque enfin le frère parlera, nous disant les noms et le charme des sœurs disparues, que le pouls palpitant de la joie de ce jour alourdira l’étroit espace du cœur humain et l’attendrira ; lorsque le jeune homme, accablé, saisira, pour se consoler, la main tiède de son Alithéa en pleurs, disant : « Désormais, tu es ma sœur unique... » Non, ne dis pas cela, Ingenuin, j’avais autant de sœurs que toi, et la terre les a recouvertes, je ne veux pas, à cette heure nocturne, les voir remonter de la mer morte du passé...

Hélas ! pourquoi faut-il que l’homme aspire plus vers le passé que vers l’avenir, puisque seuls les dieux ont une éternité passée, l’homme n’ayant qu’une éternité future ?...

Tu es descendu, soleil d’or, tu as emporté la rose s’effeuillant de notre soir, et tu l’as donnée aux hommes éveillés du Nouveau Monde, comme le bouton de rose d’un frais matin !...

– Comment ? n’aurais-je pas remarqué qu’une poitrine haletante battait derrière moi, happant à leur naissance

 

* C’est là que, jadis, les médecins orientaux envoyaient leurs malades de la poitrine, parce que les cyprès rendent l’air salutaire.

 

mes lignes ailées ? – Non, non, chère première lectrice, je ne te demande qu’un doux tressaillement, avant tant de lecteurs, lorsque tu apercevras cette dédicace : ô toi la meilleure, toi qui es derrière moi avec la lune, et qui, comme elle, brilles – – Alithéa !

 

 

FIN DE L’HISTOIRE

 

 

 

 

 

 

APPENDICE DE L’APPENDICE

 

OU

 

MA NUIT DE NOËL

 

 

CEUX qui appelleront « cinquième message épiscopal et circulaire » le présent arrière-été du Jubilé qui vient de se terminer, ne manquent pas de perspicacité : car les quatre autres étaient adressés déjà au lecteur, et c’est lui qui était l’ami masqué. Le lecteur peut, aussi bien que le vacher de Chaunay sous Henri IV, s’appeler tout le monde. Je ne crois pas qu’un auteur écrive quoi que ce soit plus volontiers que sa préface et sa postface : car là, enfin, il peut parler de soi pendant des pages entières, ce qui le réjouit, et de son œuvre, ce qui le délecte par-dessus tout ; – de la prison et de la galère qu’est son livre, il a bondi sur ces deux camps de plaisance, ces deux places de jeu, il a vingt franchises académiques en poche, un bonnet de la liberté sur la tête, et il vit là plus heureux que son lecteur. Ces deux Saturnales nous sont concédées et reconnues par l’Antiquité aux cheveux blancs, et personne ne doit se laisser enlever ses deux fêtes de la Liberté ; n’est-ce point pour cela que les relieurs laissent toujours deux feuilles blanches, l’une avant la préface, l’autre après l’épilogue, comme, sur une porte, des signes de vacance, indiquant que la feuille voisine est également inhabitée, et ouverte aux premiers griffonnages venus ? Cependant, ces espaces vides entourant le jardin du livre sont aussi les déserts qui doivent séparer un livre de l’autre, comme de grands espaces libres séparent les royaumes des Germains, ou ceux des Américains du Nord, ou les systèmes solaires.

Aussi, personne ne m’en voudra si je garde mes préliminaires et mes conclusions – et, dès le titre, je m’y prépare, je m’y aiguise – pour de certains jours, des jours utopiques, des jours que je vois venir des régions rhénanes de l’espérance, nommément pour des jours de nouvelle année et des jours intercalaires, pour les plus longs, pour les plus courts, pour les jours anniversaires de mes meilleurs amis, ainsi que pour les jours de 21 mars (car, à cette date, je fis mon apparition sur cette boule ronde) et pour les jours de Noël...

Justement, nous sommes au bord d’un de ces derniers jours, et toutes les églises chantent en ce moment autour de moi.

Je pourrais donner de solides arguments pour me fortifier, et me défendre d’avoir conservé, comme un fruit de garde, le présent Appendice de l’Appendice pour le premier jour de fête. En particulier, on pourrait faire entendre que j’ai attendu le jour de Noël pour y avoir ma joie de Noël, comme si j’étais mon propre fils et que je fusse comblé de riches présents par mon père ; du moins, des gens qui font des doxologies et des appendices, et qui se font à eux-mêmes un cadeau de Noël, comme étant leurs propres enfants Jésus – on est, d’ailleurs, assez souvent, son propre saint Nicolas – peuvent se mesurer hardiment avec les enfants joyeux, et leur demander : « Dites, ne peut-on avoir ses joies de Noël, lorsque l’on compte autant d’années que de dents et d’aïeux, et que l’on termine ses Jubelsenior, aussi bien que celui qui est un senior jubilaire et qui a plus de sucreries et de palais que de dentition, dites, dites, espiègles ? » Mais les enfants ont peine à s’en rendre compte : une bonne limonie 52 vient à eux et leur apporte, au seuil du jardin de la vie, – comme font les jardiniers des Cours, – un grand bouquet de fleurs, – bien que plus tard, dans le jardin de Cour, long et touffu, qu’est la vie, ils doivent trouver plus à voir qu’à effeuiller ou à cueillir.

Mais ce qui m’inclina essentiellement à choisir le jour présent, ce fut la journée d’hier – on ne saurait passer la sainte veillée magique de Noël mieux que dans l’espérance ; aussi me donnai-je celle de graver aujourd’hui sur ma plaque de cuivre (en papier), avec mon burin, et d’emmagasiner hier les plus beaux traits et les plus belles encres de couleur pour dessiner l’appendice que voici... Hélas ! nos natures mortes sont nos seuls fruits, nos palettes sont nos bonbonnières et nos pots de sucreries ; et le pot aux encres et aux couleurs est notre vase à fleurs.

L’homme, prophète trompeur et trompé, garde ses meilleurs jambons, les plus gras, pour les années où il perd ses dents ; ce n’est pas seulement pour l’automne défaillant de notre être effeuillé que nous gardons nos plus belles joies – de même que toutes les foires attendent l’automne météorologique – mais aussi pour la fin de l’année civile, pour la fin et l’épilogue d’un livre, d’une épigramme, d’un festin, d’une écrevisse, qu’on garde la meilleure viande, le dessert, bref, Noël. J’affirmerais et j’avouerais que c’est folie et erreur, qu’il n’est pas très intelligent (poursuivrais-je) de mettre tous les os à la surface du saloir de la vie, de les cuire et de les manger d’abord, avant tous les morceaux gras, – puisque les statistiques de la mortalité nous laissent si peu d’espoir de vider le tonneau même jusqu’à la moitié ; j’avouerais cela (avouais-je) si tout homme n’était heureux exactement dans la mesure où il espère le devenir, si l’économie, à mon sens, n’était pas une dépense, une jouissance plus spirituelle ; si l’œil intérieur n’avait pas une portée plus grande que le palais ; si, en un mot (puisque notre ciel d’étoiles et de nuages n’existe nulle part ailleurs que sous notre crâne), il n’était pas nécessaire – et non indifférent – que le ciel intérieur restitue et reflète le ciel extérieur, qui en est rarement un. Et c’est pourquoi je ne gourmande personne, et je crois que différer une jouissance ne se distingue de l’anticiper et la prolonger que – avantageusement – par le degré de spiritualité.

« Mais revenons à notre sujet », allais-je dire, lorsque je m’aperçus, avec une joie indicible, que je ne pouvais m’en écarter, sur quoi que je m’étendisse.

Je jouis de la sainte veillée d’hier, grâce à l’espoir de la décrire aujourd’hui ; le jour présent, je le goûte maintenant parce que je veux me souvenir de la veille. La logique n’est pas seule à avoir son cercle que les Dürer de la philosophie tracent avec facilité : la joie aussi a son cercle magique, son anneau brillant autour du Saturne couleur de plomb du temps.

Presque tous les hommes livrèrent hier de la canne à sucre à la raffinerie de ma joie, à la seule exception des maîtres tailleurs des États prussiens ; car eux, il me fallut les plaindre. Ce corps de métier a encore, en ce jour de fête, l’aiguille à la main, et après-demain, il recommencera à la tirer, car les lois le privent de la troisième note à l’accord parfait de la fête, c’est-à-dire du troisième jour férié : ainsi, il ne lui en reste qu’un, comme un simple dimanche. Ce n’est pas beaucoup pour une grande fête ; mais assez. Car, bien que l’on dût accorder à la classe productrice, en dédommagement des trois degrés de la torture, autant de cieux, c’est-à-dire de jours de fête – surtout parce que le printemps de leur vie ressemble exactement au printemps lunaire, qui ne dure jamais plus de trois jours – cependant, il faut entendre le langage de la raison. Or celle-ci dit à très haute voix que les gens du commun doivent remercier Dieu, lors même que l’État ne leur accorde que des jours ouvrables, bien plus encore lorsqu’il leur donne des dimanches, les grandes fêtes appartenant en propre à la grande noblesse, les dimanches à la petite, les jours des Apôtres et de la Vierge aux notabilités, et, peut-être, la moitié d’une fête d’Apôtre au peuple. Les classes supérieures ne prennent-elles pas à leur compte les fêtes, aux saints jours de repos accordés aux inférieures, et ne leur donnent-elles pas en échange des jours où il y a quelque chose à gagner ? Car un bâton de chambellan, un bâton de maréchal de la Cour, bref, un bâton de courtisan conserve peut-être les plus belles traces des mœurs des anciens Germains, décrites, ou plutôt modelées par Tacite ; du moins ne sais-je pas où je trouverais un plus bel amour teutonique de la vie libre et du jeu, une plus belle fuite devant le travail, commune à tous les sauvages libres, et qui ne leur permet que la guerre et la chasse. Les nations libres, les Grecs et les Romains, par exemple, n’étaient pas seules à passer les trois quarts de l’année en grandes fêtes : aujourd’hui, tous les gens libres qui vivent dans la brousse des palais en font autant.

Mais, si j’en excepte, comme je l’ai dit, les tailleurs prussiens, personne ne passait devant ma fenêtre qui ne devînt aussitôt une figurine de sucre grossie à l’usage de mon imagination... Je ne vois pas pourquoi je ne décrirais pas toute cette veillée. – On doit avoir consigné déjà, dans les Observations météorologiques de Mannheim, qu’hier, dès le matin, le baromètre monta, la neige tomba, le vent sauta et courut, en guise d’étoile, devant les Trois Rois. Puis le jour commença, et le travail, que j’observai, pour en avoir moi-même aujourd’hui. Je ne vis pas, dans la ruelle, un seul homme qui rampât, mais uniquement des sauteurs, des assaillantes revêtues de la tunique des coureurs, et des poursuivants de la vie de trois jours qui, comme la mort de trois jours du Christ, était l’exposant d’une éternité. Le pauvre diable, la pauvre diablesse, qui sèment le matin pour récolter le soir, pour lesquels il n’y a, de la semence au grain qu’une petite distance de temps et de gain, obtiennent, par une ardeur redoublée au travail, non seulement trois jours de repos, mais aussi trois jours de dépenses – de sorte que l’État, ou le Prince (c’est-à-dire l’État dans l’État) n’a rien à y perdre...

Dieu ! pourquoi mon cœur ne peut-il être doucement chaleureux et chagrin, comme celui de Moeser ? Pourquoi ne dirais-je pas sans aucune digression ironique – car on pardonne le tir à l’arc de l’ironie, mais non le tir à balles du discours sérieux ; les grands et les très grands de la terre tolèrent qu’on leur dise les plus grandes vérités, mieux que les inférieurs et les très inférieurs soumis à leur pesante domination ne permettent les plus petites – pourquoi ne dirais-je pas que, d’abord, il est horriblement dur d’arracher complètement, jusqu’au dernier et impitoyablement, les jours de fête aux maîtres d’école surmenés, auxquels on ne paie pas, déjà, le travail qu’ils ont (que sera-ce pour celui qu’on veut leur imposer en outre ?) – aux juges courbés sous une tâche écrasante – à ceux qu’on appelle les esclaves blancs du Christ, qui, pareils aux esclaves noirs, ont pour jours de travail les jours de fête et de liberté ; ensuite, n’est-il pas plus dur encore de s’en prendre aux espérances, aux aspirations religieuses des corvéables du sort, de redoubler leurs travaux et leurs soupirs, renforçant ainsi, au lieu de leur instruction, les vieilles erreurs ? Je dirai enfin qu’il est non seulement immoral, mais encore inutile, sinon contraire à la bonne économie (voici qui touche de plus près le véritable homme d’État) de diminuer nos seules fêtes populaires, qui sont les fêtes religieuses ; car c’est la joie, et non la misère, la bonne bière et le bon manger, et non l’eau et le pain, c’est l’eau-de-vie et la manne céleste 53 qui tendent et aiguisent muscles et tendons pour le travail ; car, en outre, les statistiques de la mortalité chez les nègres des Indes occidentales prouvent qu’on ne peut pas, comme en mécanique, remplacer la force par le temps, – car, enfin, l’état aussi florissant, ou même plus florissant d’autres pays protestants, pleins de fêtes, ainsi que l’émigration naturelle vers ces pays « festoyants » des profanateurs de sabbat et des travailleurs diminuent de moitié le rapport métallique de la suppression des fêtes...

Cependant, je ne crois pas un mot de tout ce qui précède. Si un ministre d’État m’interrogeait, je pourrais lui répondre avec raison : les hommes n’apprennent-ils pas à penser comme les ânes, seulement lorsqu’on les charge comme eux ; et, puisqu’on aveugle les chevaux de moulin pour qu’ils tournent et tirent mieux, réciproquement, la course et le trait rapide ne promettent-ils pas aussi bien la cécité et le vertige ? – Car, en réalité, on aveugle les pinsons pour qu’ils chantent, et les hommes, comme chacun sait, pour qu’ils se taisent.

Les nuages se gonflent et s’étendent, toujours plus beaux et plus grands, le ciel lointain jette un œil bleu, à travers sa grille de nuages, sur notre rapide jour de fête... pourquoi crier, gronder et soupirer ? – Ne puis-je reprendre et dépeindre ma journée d’hier, et en éclairer celle d’aujourd’hui ? – Je poursuis donc ; j’ai dit déjà que, hier, tout le monde courait. Les gouttes de sueur de l’effort ne coulaient que sur des visages heureux, le travail et l’espoir ensemble faisaient battre les cœurs des sœurs servantes, je veux dire des domestiques, qui bavardaient ; mais, dans les maisons, les enfants étaient assis, et les servantes couraient, aussi bien pour préparer le bienfait à venir que pour en rendre grâces. Mon imagination fit des visites domiciliaires et trouva les petits enfants voyageant dans une vie nouvelle, avec quelque confiance en leurs œuvres, tandis que les plus grands cherchaient la voie de la sainteté par la foi plutôt que par les œuvres ; et même les parents, je les trouvai – je regardai, comme le grand saint Christophe, par les fenêtres – devenus, de tribunal révolutionnaire, simples prêcheurs de la loi, ne condamnant plus les petits enfants pieux à d’actives galères, mais à de passives seulement, soit à de doux ancrages. Je vis, dans des maisons, des enfants qui, machines à copier leurs parents, se faisaient mutuellement des cadeaux fictifs avec des jouets réchauffés d’autres Noëls, et, d’abord, s’effrayaient mutuellement en faisant les Ruprecht. J’entendis les cœurs maternels battre plus fort, je vis les yeux maternels rester plus longtemps ouverts ; et chacune de ces mères fatiguées et soucieuses me rappela cette ancienne pensée réconfortante : que les mères donnent à notre esprit la chaleur, et les pères la lumière, que nous devons à nos mères le précoce et chaud éveil de nos cœurs couvés dans l’amour, avant de devoir aux pères l’enrichissement de la tête ; de même, le pigeon nouveau-né doit être réchauffé seulement, pendant quelques jours, avant d’avoir besoin de nourriture. La plus pauvre mère, dont le fil de vie se dévide de sa quenouille, veut au moins donner à son enfant, l’espace d’un matin, quelque chose de plus blanc que le pain de ménage ; et les étables humaines (dont les ermites eux-mêmes sont vêtus de la peau de sanglier qui, ailleurs, étendue en paillasson, protège de la saleté des chambres somptueuses) sont brodées et pointillées de pluie dorée et de neige argentée ; la jeune mère veut porter son fils premier-né, tout emmailloté, avec son âme obscure encore, devant l’arbre de science illuminé et couvert de grappes de pommes dorées, de guirlandes de noix et de fruits, et de sucreries, car le cœur maternel, généreux et impatient, ne peut attendre les années où l’enfant chéri, devenu plus grand, pourra saisir et goûter ces cadeaux trop précoces encore. Ainsi, dans le sirop de violettes que mon imagination épaississait et cuisait, aucune tige ne tomba, aucun charbon jaillissant, à l’exception des jeunes conscrits qui passaient et qui ne connaîtraient pas d’autre arbre de Noël que celui dont on a fait le bâton du caporal ; au matin de Noël, ils quitteraient l’auberge avant l’aube, avec les recruteurs, et s’en iraient dans la campagne, ne passant que devant des fenêtres illuminées et brodées d’or ; les postillons, cependant, revenaient au matin, vers leurs enfants sautant de joie et vêtus de neuf.

Ce qui, hier, me fit vibrer d’un son aussi suave que les traditionnelles cloches annonciatrices de la fête, ce furent trois enfants étrangers que je trompai. Je l’avoue aux critiques et aux athées, je confirmai ces trois jeunes croyants, dans la mesure de mes forces, dans l’erreur manifeste de l’existence de l’enfant Jésus qui vole tout doré (leur affirmai-je), très haut au-dessus des maisons, regardant, en bas, les actions bonnes et mauvaises des enfants, récompensant les unes, châtiant les autres. Je leur montrai sans scrupules une plume tombée de cet enfant (comme on montrait, au Moyen Age, des plumes de l’archange Michel) au moment où il ouvrait et fermait ses ailes sur la girouette du clocher.

Il est puéril et pédant de sarcler dans l’âme des enfants les meurs heureuses qui ne peuvent porter que des boutons de rose, et jamais de semences d’ortie. Chassez Ruprecht, mais laissez le magique enfant Jésus, avec son plumage doré, traverser les nuages de décembre, tout pleins de reflets ; car Ruprecht peut apparaître, un jour, terrible, avec des pattes griffues, dans un rêve de fièvre ; – mais l’enfant vole un jour, doré et souriant, à travers un rêve sombre, et à travers les derniers nuages du soir, sur le lit de mort, – et il interrompt de points clairs et vifs la sombre brume.

Le crédit que font les enfants aux paroles des adultes, et, par suite, leur bonne volonté à ajouter foi à de grossières tromperies, sont aussi grands que leur attentif effort pour saisir ; pour, malgré le loquet, ouvrir la porte en trompe-l’œil de l’illusion ; et c’est pourquoi l’auteur du Jubelsenior, lorsqu’il était encore hussard (je veux dire lorsque, enfant, il portait une pelisse « à la hussard »), ne pouvait parvenir à comprendre, en voyant toutes les corbeilles empaquetées, tous les préparatifs des cadeaux de Noël, toutes les odeurs des jouets peints et des pâtisseries chaudes et devant l’apparence même (car il voyait de très réels hommes faire des cadeaux), ne pouvait comprendre que personne ne mît la main à ce jeu, sinon, justement, des hommes ; du moins, comme un théologien, j’admis que l’enfant Jésus, lorsque je vis écartée l’hypothèse de la participation immédiate, participait médiatement, et donnait par le moyen de mains terrestres et charnelles. Et ensuite, lorsque ce beau nuage eut fondu en eau, je ne donnai plus un sou de tous ces cadeaux. Je me rappelle encore très bien mon désenchantement morne et désert... et ainsi, mon esprit, et tout esprit sur lequel pèse, dans la profondeur de notre terre, l’invisible colonne d’air de la vie, tendra toujours ses bras et ses ailes vers une atmosphère supérieure ; éternellement, notre pauvre cœur suffoqué, prisonnier dans le cloître de la poitrine, dans le minerai du lourd sang terrestre, dans les bandelettes des nerfs, notre cœur qui se débat et se gonfle, et souvent se brise, s’ouvrira vers l’élément où il doit battre, car l’immensité est notre lieu, et l’éternité est notre temps, et la créature n’est que le messager de notre bien-aimé Créateur.

C’est pourquoi notre belle enfance, où la réalité était plus magnifique et plus lumineuse que le pauvre désir renfermé dans notre cœur enfantin, ne peut perdre son éclat ; alors, tout était beau, lorsque, sur notre tête, le ciel qui pouvait s’ennuager n’était pas plus grand que l’espace de ciel qui la recouvrait en réalité, lorsque nous pouvions construire nos châteaux en Espagne de l’air du matin ; tout était beau, lorsque la robe de chambre paternelle nous enveloppait encore, aussi molle que le manteau du sommeil, alors que c’était encore la terre qui peuplait notre imagination, et non notre imagination qui peuplait la terre ; nous ne souhaitions, au lieu de l’éternité, que des années, nous n’avions de plus haute ambition que d’être des parents...

C’est pourquoi, hier, lorsque la nuit vint barricader ma promenade de plaisir et le chemin divin que m’était la ruelle, je rouvris sur mon plancher l’ornière perdue que le char de mon enfance avait tracée, avec les roues célestes d’un char d’Ézéchiel. Tout était calme en moi et autour de moi ; partout, je me représentais avec plus de certitude qu’à l’ordinaire des mortels heureux, les allées et venues du ménage avaient cessé, le ressac de l’activité féminine était retombé, les rideaux des fenêtres et des lits étaient en place, luisants de propreté, le plancher nettoyé au sable, fond d’une mer, brillait, les feuilles et les rouleaux à gâteaux cessaient de fumer et se refroidissaient ; tous ceux que j’aimais, autour de moi, étaient assis et espéraient ; moi, je courais et espérais ; mieux encore, je voyais la joie, oiseau de Paradis, voler auprès de l’oiseau de l’Avent 54, et l’agitation de leur plumage scintillant nous éblouissait.

En un tel enthousiasme, je ne pouvais prendre un livre de moindre importance que... l’Abécédaire. Parmi tous les livres que j’achète ou que j’écris, il en est peu que je lise avec autant de ravissement que ce petit ouvrage qui eut plus d’éditions qu’aucun autre, ce pêne de serrure doré à la porte de toutes les écoles et des universités. Je m’explique mon enchantement en me disant que je le tire de ce grand enchantement qu’autrefois j’éprouvais en voyant reluire, dans mes mains enfantines, le premier abécédaire, avec son grand titre en métal doré sur sa couverture de bois colorié. Déjà le contenu du livre, c’est-à-dire les 26 lettres, ne m’est pas indifférent, parce que j’en vis, simplement en les mélangeant convenablement, comme des cartes ou des billes de loto ; cependant, le petit ouvrage m’attire plus encore quand il est fermé et quand je vois, sur le bois de son écorce, scintiller les trois lettres dorées de mon enfance dorée, comme un nom transparent et lumineux sur un arc de triomphe. Mais lorsque, hier, je contemplai les ruines redorées du passé, je fus soudain comme celui qui s’éveille d’un long sommeil, et j’eus l’impression que je n’avais dormi qu’une heure – dormi, c’est-à-dire vécu... Je me demandai : Peut-il avoir plongé à de si lointaines profondeurs, ce temps dont l’épitaphe reluit en toi et sous tes yeux, en grandes lettres métalliques ? La journée de la vie n’est-elle donc qu’une veillée de Noël, aussi sombre, aussi froide, mais aussi courte ?...

Mais je me dictai moi-même un règlement funéraire, et, pour ne pas tapisser de noir les quatre chambres de mon cerveau, j’y fis passer, comme dans une lanterne magique, les images matinales, colorées et vivantes, de toutes les joies qui, en cet instant, voletaient sur d’autres contrées. Je me transportai alors, non plus dans toutes les ruelles, mais dans toutes les zones terrestres. Je pouvais me dire avec certitude : « À cette heure, des milliers de gens se reposent de leurs fatigues, mille nourrissons gorgés de lait s’endorment sur le sein de leurs mères qui se penchent doucement sur eux ; maintenant, le soleil émerge, comme la tête d’un dieu marin, de la mer incendiée, et jette ses roses sur des îles, et ces îles regardent la couronne nouvelle de leurs bords dans l’onde enchantée ; en cette minute, il s’éloigne des vastes récoltes d’autres pays, se cache derrière les cimes des orangers, puis derrière des épis de blé, et enfin derrière trois roses dans le feuillage, pour ne briller plus que, voilé, dans l’âme émue d’un poète qui le suit des yeux... Combien d’amants, à cette heure, s’enlacent ! combien se revoient après une séparation ! combien d’enfants ouvrent les yeux pour la première fois sous notre ciel ! – et leurs parents sourient pour eux. Combien de larmes de joie, comme un ruisseau de perles, le Génie de la Terre voit-il tomber, parmi le chant des rossignols et des fêtes joyeuses ! Avec quelle je vois, tout autour de la terre, des yeux clairs et séchés, des cœurs pleins de félicité, comme une guirlande multicolore de fleurs et d’êtres ! Et, ô bon Génie, moi qui les vois, ne suis-je pas l’un de ces heureux ? »

Hélas ! je m’arrachai bientôt à la vue de ce cortège couronné de fleurs, car mon imagination, mise en mouvement, me représenta un second cortège parallèle, endeuillé, qui, tête basse, voilé de crêpe, silencieux ou en pleurs, traversait la scène étroite. Mais je ne vais pas vous emmener dans le cabinet de gravures funèbres que je remplis des nocturnes de ce cortège de deuil, et où j’imaginai combien de blessures et de tombeaux s’ouvraient à cette minute ; combien de soupirs montaient à tant de lèvres ; combien de nos frères humains mouraient sans consolation ; combien étaient séparés, abandonnés, méprisés, foulés aux pieds, tués... Non, que l’espoir ferme cette caverne de Trophonius, cette sombre salle funèbre ! Mais, dans cette mélancolie mêlée de douleur et de joie qui, tantôt impuissante contre les épais nuages de la souffrance, ne connaît d’autre remède, sur le chemin de la vie, que de se coucher dans la dernière caverne, la plus sûre de toutes, mais aussi la plus froide et la plus étroite ; qui tantôt, au contraire, se redresse, souriant dans sa douleur et qui reconnaît plus facilement dans les nuages de la peine l’image de l’infini et de son ciel ; de même, ce n’est qu’à travers un verre noirci que nous regardons le soleil du ciel physique. En cet état indécis, hanté de rêves adverses, je cherchai le sommeil qui, d’un rêve plus léger et plus court, apaise l’antagonisme des autres.

Mais je ne pus le trouver. Les heures d’hiver passaient paresseusement, avec leurs ombres allongées. Des éclairs électriques firent plus claires et plus vives mes images intérieures, qui finirent par se mouvoir dans l’espace noir de la nuit, devant mes yeux fermés d’abord, puis devant mes yeux ouverts. J’attendais avec impatience l’aube claire d’aujourd’hui, comme un printemps couvert de rosée.

J’allai à la fenêtre pour jeter la gelée nocturne, comme une neige alpestre, dans le philtre brûlant de mes imaginations, et je voulus me désaltérer mieux de la musique traditionnelle de Noël que l’on sonne, du haut de la tour toute proche, exposée au vent, sur les maisons sourdes. Au-dessous de moi dormait une ruelle d’ossuaires sans feu ; sur l’étendage de neige, le torrent, comme un noir voile de deuil, traînait ses longs plis ; des arbres dénudés mettaient la grille de leurs squelettes noirs devant la plaine blanche, et le large bord de deuil des forêts obscures encadrait les blêmes collines ; des nuages disloqués étaient chassés à travers le ciel bleu sombre, semblables à d’énormes flocons de neige, et la brume légère de la terre flottait dans la profondeur, autour des soleils éternels.

Lorsque le vent nocturne, seul souffle vivant de la nature, couvrit de ses ondes fraîches mon front brûlant et mes yeux fermés, et s’ouvrit autour de mes rêves comme un feuillage printanier, alors, vinrent des rêves véritables et un profond sommeil.

Le rêve et la vieillesse reportent l’homme à son enfance, et, dans leur nuit froide, les créatures souterraines et lucifuges de la superstition puérile rampent de nouveau sur le cœur. Je rêvai que je montais sur le plus haut sommet de glace de la terre pour, m’agenouillant, appuyer mon oreille à la porte de l’année à venir, porte d’église ou de cimetière, et pour en épier les bruits. Au-dessous de la montagne de glace s’étendaient, dans la profondeur brumeuse, les villes et les cimetières de la terre. Tout dormait ; aucune lumière, pas un mouvement ; toute la terre, d’une ville à l’autre, était couverte, comme de neige, d’une couche profonde et silencieuse de cendre, vomie par le cratère de la tombe.

Mais, lorsque je regardai vers le ciel, les constellations scintillantes marchaient et se poursuivaient ; chacune d’elles, de ses rayons convergents comme des nuages étincelants d’un orage, marquait son dessin lumineux dans le bleu ; le Dragon monta au sommet de la voûte céleste, dévorant sur son passage les soleils et l’Étoile Polaire ; le Scorpion et le Chien couchés auprès du sublime Orion le rongeaient ; le Cancer, de ses deux pinces, transperça les Gémeaux ; le Corbeau picorait la Vierge, et le Serpent, dressé, la retenait dans sa fuite.

L’heure des esprits s’approchait de plus en plus. Ininterrompues, les cloches parlaient au-dessus de moi et sonnaient toutes les minutes de la onzième heure. Anxieux je tenais mes regards abaissés sur la plaine endormie dans l’ombre. Enfin, toutes les horloges lointaines sonnèrent la soixantième minute, et l’heure des fantômes s’ouvrit. Alors, un vent d’orage se leva de l’horizon, secoua les constellations qui montaient et les poussa vers l’intérieur de la terre, la cendre des morts tournoya et les constellations errantes lancèrent des éclairs à travers les tourbillons de cendre ; et les figures humaines furent des fantômes, puis ne furent plus que des yeux.

Les esprits lumineux se vêtirent et s’enveloppèrent de la cendre des morts, en formèrent des corps humains et des figures que je connaissais. Ils imitaient le théâtre agité de la vie, les esprits de cendre pleuraient comme les hommes endormis, et d’autres riaient de leurs lèvres de cendre ; ils creusaient des tombeaux et y déposaient des corps d’enfants ; d’autres levaient des bras maternels et pressaient de petits êtres sur leur sein froid. Ensuite un nouveau tourbillon fit lever vers moi des champs de bataille, blancs et arides, des années passées, un nuage de poussière funèbre. Les esprits étincelants s’enveloppaient dans la fumée des armées, et, incarnés dans la vieille cendre stagnante, représentaient avec fureur les batailles futures, – et les guerriers mouraient, gémissaient en tombant, sans que le sang ni les larmes coulassent de leur cendre.

Et comme, en pleurs, je levais les yeux au ciel avec cette prière : « Ô Père consolateur, donne la paix et l’amour à la pauvre humanité insensée ! » je vis le Dragon étoilé ouvrir ses ailes, comme des nuages, entre Arcturus et Cynosura, et descendre ; et comme, brillant, il descendait plus bas, la montagne de glace fondit et croula, la cendre proche flotta autour de moi et l’un des fantômes voulut entrer dans mon corps pour jouer ma mort, et la terre proche, cet aimant de notre chaude poussière, me saisit, – et le Dragon suspendu laissa tomber sur mon cœur une étoile brûlante... Alors, mon esprit fut délivré et jaillit comme une flamme au-dessus de sa demeure terrestre en ruine... Je planais, ferme et immobile, au-dessus des tourbillons de la terre en mouvement, et le monde tournoyant faisait passer au-dessous de moi ses pays et ses peuples. Oh ! que de misères, que de joies ! Tantôt la sphère faisait rouler sous mes yeux une mer hurlant dans l’orage et des bateaux chancelants, traînant des cercueils enchaînés ; tantôt une vallée persane, éclatante d’œillets, de lis et de narcisses, exhalant les parfums de ses jardins suspendus sur des troncs de pêchers ; des champs de bataille parcourus par les anges de la mort étreignant leurs victimes succédaient à des jardins parfumés où s’enlaçaient des amants ; tantôt deux bras se levaient de joyeuse surprise, tantôt deux autres, de désespoir ; la terre me montrait, sur ses fleurs délicates, un dormeur heureux, et, au-dessous de lui, le mineur, le nègre des mines qui travaille couché, comme un homme enterré vivant ; je voyais des arcs-en-ciel dans des orages apaisés et des cascades magnifiques, des villes incendiées par la foudre et des champs scintillant dans la rosée matinale ; le glas se mêlait aux cloches joyeuses, l’aurore se fondait dans le crépuscule, et la terre, comme un aimant, rassemblait le genre humain attaché à elle, toutes ses figures éplorées, sublimes, accablées, ses morts en décomposition, toutes nos larmes et nos couronnes, nos lits de douleur et nos jeux ; la souffrance et la félicité, volant de conserve dans l’espace, criaient : « Je suis éternelle ! » – Alors s’éleva dans mon esprit l’orgueil et la force de l’immortalité, et il s’écria : « Descends dans l’abîme, terre immonde, avec tes douleurs ailées, tes joies ailées, tu es bien trop éphémère pour un immortel ! »

Mais lorsque la terre, en s’éloignant, me laissa voir son soleil et tous les autres soleils ; lorsque mes yeux accoutumés virent flotter autour des autres soleils mille terres, et fuir ces masses sombres avec leur suite de paradis et de tombes, de joies et de misères, alors, mon cœur se brisa de désespoir et je m’écriai : « Ô Infini, tes créatures finies ne seront-elles nulle part heureuses ? Oh ! quand l’âme lasse trouvera-t-elle à se rassasier ? »

Un doux chant répondit : « Sur aucune terre, mais après la mort, auprès de l’amour infini, auprès de la sagesse infinie. » La terre avait achevé sa course annuelle et redescendait devant le soleil ; et le chant reprit, plus doux et plus beau : « Retourne sur la terre, tu n’es pas mort encore. » Alors, tous les mondes qui volaient dans l’espace se transformèrent en un jeu de cloches tintinnabulantes, et mon âme consolée, doucement attirée par la vieille terre qui roule, y descendit, deux arcs-en-ciel entrelacés faisaient un cercle lumineux autour de ses bords, – elle me ravit à elle, et je m’éveillai...

Les harmonies sacrées du matin de Noël flottaient autour du clocher, le vent matinal les apportait en silence ; au-dessous de moi passait le fleuve sombre, avec ses flots éternels et son grondement toujours pareil ; les constellations étaient immobiles et claires au ciel, les nuages amoncelés par le vent de la nuit et colorés par les premiers rayons du soleil formaient des montagnes à l’Orient ; et, dans quelques maisons voisines, les arbres chargés de fruits et de sucreries étaient allumés déjà, et les enfants, réveillés trop tôt par la musique, sautaient de joie devant les rameaux illuminés et les fruits argentés...

 

 

 

Jean-Paul RICHTER, Le jubilé.

 

Traduit de l’allemand par Albert Béguin.

 

Recueilli dans Romantiques allemands,

Gallimard, coll. « La Pléiade », 1986.

 

 

 

 

 



1Le poète peut sans remords tuer, voler, couronner, sauver, si, par là, il complique et redouble les vrilles de son héros, – je veux dire ses énigmes psychologiques.

2Un épisode fait d’une œuvre d’art ou d’un intérêt, deux, et la liaison postérieure n’amende pas la séparation première ; c’est exactement comme si l’on voulait réunir et souder ensemble le Notanker de Nicolaï et la Wilhelmine de Thümmel et tenir cet ensemble pour une œuvre d’art sous ce seul prétexte que le premier est fondé sur la seconde.

3Car, d’après les principes d’Ingenuin, la perruque, le surplis et la serviette de communion étaient rejetés.

4Certaines écrevisses, qui logent leur queue dans une coquille d’escargot, s’appellent « Queue-nue » ou « Ermite ».

5Sous le titre Lettre, ou Récit, le public lit volontiers de sèches dissertations, de même que les Ligueurs mangeaient du veau et du mouton aux jours maigres sous le nom de poisson, lorsque le prêtre les avait régulièrement baptisés ainsi (voir Anton : Histoire des Allemands, I, 357). À l’inverse, les Brésiliens pensaient qu’un sauvage qu’ils voulaient manger avait eu sa viande gâtée par le baptême des Jésuites, parce que le linge humide ne touchait qu’une partie du néophyte... et du rôti (Wolf : Histoire des Jésuites, t. I).

6Sur l’humour, le mot d’esprit, le roman et la satire.

7Cf. Quistorp : Droit pénal, 1re éd., § 864.

8Le mercredi des Cendres, les habitants d’Halberstadt choisissaient un bourgeois qui n’était pas tout à fait un ange, et le contraignaient d’aller, nu-pieds, passé au charbon, et la tête voilée, d’une église à l’autre, et de faire pénitence pour tous ses concitoyens.

9Misch. 6. Sedet.

10Il est bien connu que les premiers-nés sont toujours des filles.

11Exactement le 16 Schaharimeh de cette année, ainsi que j’ai coutume de l’écrire, avec quelques autres Illuminés, au lieu du tout aussi clair 16 septembre.

12Ménagiana.

13On sait qu’une telle supplique est adressée, non aux souverains, mais à leurs représentants.

14C’est le nombre de meurtres que peut ordonner chaque jour le Grand Seigneur sans tyrannie, et sur le compte de l’inspiration divine. – Kantemin : Histoire de l’Empire Ottoman.

15Dictionnaire philosophique, art. Homme.

16C’est pourquoi le dialogue monosyllabique, qui déplaît aux lecteurs des dernières pièces d’Iffland, est agréable aux spectateurs. Une pièce destinée à la scène n’a besoin que des quelques paroles qui servent d’exposants à l’action extérieure.

17Hommel, rhapsod. obs. DXLVI.

18Senec. nat. quest. III, 18. Les Romains tuaient lentement ce poisson sur leurs tables pour se réjouir au spectacle changeant de ses couleurs mourantes.

19Moïse, 4, 15.

20Arnob. advers. gent., I, 5.

21La digression, qui aurait ici sa place, sur les égoïstes, beaucoup moins nombreux qu’eux-mêmes (surtout) ne croient l’être, se trouve dans le troisième message épiscopal.

22Le passage se trouve dans Scaliger, De Subtilit. ad Cardan. exercitat. CCCVII, sect. 2 : Superiores intelligentias ab inferioribus intellectione comprehendi, non inferiores a superioribus. L’intention finale de ceci se trouve dans le texte ci-dessus.

23Sur le mont Buet, par exemple, on voit tout plus grand que nature. – Bourvit : Voyage dans l’Apennin.

24Aux termes de la Bulle d’Or, je pouvais fort bien parvenir à être élu (même par l’Assemblée des Princes électeurs), car ce qui m’écarte, ainsi que les princes, les landgraves, etc., du trône de l’Empire germanique, est uniquement le souci, surtout si nous nous marions, de ne pouvoir subsister par le trône seul, si nous n’avons pas de revenus personnels. Donc, ce souci serait bien moindre à mon sujet qu’à celui des autres prétendants éventuels, si, parmi mes privilèges impériaux, on m’accordait ce léger droit (en m’en supprimant un grand en échange) de contraindre tous mes sujets à acheter mes œuvres (par exemple, Vienne, ma ville impériale, achèterait Hespérus) ; mes livres seraient alors mon brevet de pension, et je serais mon propre pensionné et mon garant. Mais ce ne sont là que rêves et utopies.

25Cilano : Antiq., 2e Partie.

26Famille de l’île de Wieringen, qui, à cause de la paralysie des paupières, doit pencher la tête en arrière pour regarder en haut.

27L’écritoire figure, en vérité, les armes d’Esenbek. On les confondrait facilement avec celles de la ville de Coire, qui portent un bélier dressé sur champ d’or, si celui d’Esenbek ne tenait rien entre ses pattes. Elles sont fort différentes aussi des armes de la ville de Zwingenberg qui portent trois cœurs de pourpre sur un lion issant.

28On évalue à ce chiffre le nombre des hommes depuis Adam jusqu’à Esenbek.

29Voir dans le 4e message la 1re digression, sur le sommeil à l’église, qui trouverait ici sa place.

30On trouvera dans le 4e message la 2e digression, qui manque ici, sur les sermons de mariage.

31Ici se trouverait la 3e digression, sur l’incroyance de bon ton ; elle est également dans le 4e message.

32Selon Aristote et Pline.

33Voir l’Astrothéologie de Derhem.

34Forme connue de baromètre à personnages : ceux-ci se couvrent avant la pluie.

35Dans de beaux pays, certains voyageurs emportent des miroirs pour voir une seconde fois, sous leurs yeux qui s’éloignent, le charme du chemin parcouru.

36Bréviaire, num. 26.

37C’est pourquoi Cicéron dit que les hommes pudiques ne parlent pas volontiers de pudeur – ni les femmes chastes de chasteté, ajoute une de nos auteurs sensibles.

38Whiston prouve que le contact de cette queue pendant deux heures abrégea la durée de la vie humaine, et ajouta cinq jours nouveaux à l’année de 360 jours.

39Les astronomes anciens disaient que les étoiles et les planètes étaient portées sur onze ciels tournants, le douzième (ou Empyrée) étant fixe.

40Seml. Sel capita.

41Seiler dit, dans ses Principes pour l’éducation des instituteurs du peuple à venir, p. 109 : « Plus il y a des gens dans l’église, plus doit être violente la passion où le pasteur se laisse aller. »

42Olaf Dalin : Histoire du Royaume de Suède, II, 372.

43Herder appelle le désert arabique « le berceau des trois religions les plus répandues ».

44Selon Tertullien et Clément d’Alexandrie. Voir le Premier Siècle de Pertsch.

45Les empereurs portaient un acacia, c’est-à-dire un sachet rouge empli de terre, pour se rappeler la glèbe originelle et celle qui les couvrirait. – Du Fresne, Gl. gr., p. 38.

46C’est-à-dire : la chambre et le cabinet communiquent toujours.

47On trouve souvent, dans les terriers de ces accapareurs de blé souterrains, plus de cent livres de grain.

48D’après le chapitre XXXVIII de la Règle de l’ordre de saint Benoît, le Père qui fait la lecture à table doit prononcer tous les jours cette prière.

49Liqueur de pontak, d’eau-de-vie et d’œillets.

50À partir de l’âge de soixante ans, on leur permet de la porter.

51Saturnin enseignait que les anges avaient voulu, comme Dieu, créer des hommes, mais n’avaient pu les mettre debout, jusqu’à ce qu’une étincelle de Dieu relevât ces créatures couchées.

52La nymphe des prairies.

53Un homme qui, simplement, ne veut pas mourir de faim, n’a pas besoin de travailler beaucoup ; c’est ce que démontrent les mendiants, les Italiens, les Espagnols et les Portugais.

54Les Norvégiens croient qu’il ne vient qu’au quatrième Avent.

 

 

 

 

 

 

 

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