L’Enfant Jésus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rainer Maria RILKE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À LA DERNIÈRE ÉPICERIE, Élisabeth échangea ses sous contre quelques petites bougies, une longue guirlande scintillante et multicolore, des allumettes et un gigantesque cœur en pain d’épice. Chargée de ces trésors, elle courut jusque dans la forêt où elle ne rencontra plus personne que les gens qui, à l’écart du chemin, ramassaient du bois mort ; et ceux-là paraissaient chagrins, gelés, et ne faisaient pas attention à l’enfant.

Il est un endroit dans la forêt où le soir, qui va, anxieux comme un vieil avare, cacher son or derrière la prochaine montagne, s’attarde un moment comme s’il avait du mal à se séparer de cette belle terre. Là se dressent sur leurs longues tiges des fleurs blanches qui balancent alors leur splendeur dans la dernière haleine du vent, comme des enfants agitent leur mouchoir quand leur père les quitte. Ainsi en va-t-il l’été. Mais même au milieu de l’hiver, lorsque le soir précocement las traîne ses semelles rouges sur les reflets de la neige, il s’y arrête pour se reposer et met sa dernière ardeur dans le baiser qu’il donne à la vieille madone du chemin, qui habite sur sa colonne de pierre usée par les intempéries et qui, dans sa mélancolie solitaire, l’accompagne de son sourire.

C’était l’endroit favori de la petite Élisabeth. Elle s’y était souvent réfugiée, le dos brûlant de coups, pour raconter sa souffrance, comme à une mère, à la Reine des Cieux oubliée. Et, souvent, elle avait eu l’impression que la statue de pierre avait les traits de sa petite maman défunte. Et, maintenant, elle aimait cet endroit bien davantage encore. Aussi longtemps qu’il y avait des fleurs, il ne se passait pas de jour sans que l’enfant dissimulât le clou rouillé sur le socle sous une parure toute fraîche ; et, quoi ! si tous les autels du pays n’avaient qu’un seul fidèle de cette sorte, Dieu ne pourrait pas ne pas se pencher sur le monde !

Ce soir de Noël là, la petite suivit également son chemin habituel, traînant avec elle les babioles qu’elle avait achetées. Un plan secret faisait briller ses yeux et donnait des ailes à ses pas. Elle jeta à la madone de pierre un regard à la fois mutin et plein de respect qui était censé dire : « Hein, je suis courageuse ? Tu ne m’attendais pas, aujourd’hui. »

Puis elle se mit sans hésiter à l’ouvrage.

De l’autre côté du chemin au bord duquel se dressait la colonne commençait un bois de jeunes sapins. La petite fille choisit l’un des premiers arbres, dont elle pouvait tout juste atteindre le sommet, et passa la guirlande de papier multicolore autour des branches horizontales, sur lesquelles de la neige ferme resplendissait déjà comme une étincelante parure de diamants. Puis, en faisant couler quelques gouttes de cire, elle fixa les bougies au bout des branches, et les lumières jaillirent en même temps que la première étoile de la nuit du Salut.

C’était vraiment d’une grande splendeur. La neige fondait autour des petites bougies à la mèche rougeoyante, et c’était un vrai plaisir de voir tout cela scintiller et lancer des éclairs. La petite Élisabeth commença par réciter devant la Sainte Vierge quelques pieuses paroles et s’écria en désignant le petit arbre radieux : « Tu es contente ? » Puis elle mordit fort gaillardement dans le cœur en pain d’épice et, les joues pleines, elle se tenait si près du sapin illuminé que le reflet de cet éclat mettait des étincelles dans la pureté de ses yeux.

La vaste forêt semblait fêter tout entière la naissance du Christ. Les hauts sapins noirs formaient un vaste cercle de respectueux fidèles en prière et fixaient d’un air étonné cet arbuste presque insignifiant de la même manière que les hommes contemplent un enfant prodige. Même les étoiles lointaines semblaient se bousculer au-dessus de cet endroit afin de ne surtout rien manquer et de pouvoir raconter au Bon Dieu, et aux anges, et à la bonne mère de la petite Élisabeth quelle enfant sage elle était.

Dans la pénombre des chemins forestiers, cependant, approchaient, par bonds, de grands oiseaux noirs poussés par la curiosité. Ils avaient peut-être faim eux aussi, se dit l’enfant ; Betty ne ressentait pas la moindre peur, aussi partagea-t-elle le volumineux gâteau en forme de cœur avec ses gloutons d’invités. Elle était si contente, si heureuse qu’elle en aurait chanté, si seulement elle avait su quelque belle et digne chanson.

Les bougies s’étaient déjà passablement consumées ; alors la petite fille s’assit au pied de la sainte image, les yeux pleins de bonheur et ses petites mains bleues de froid. Mais elle ne le sentait nullement. Il régnait autour d’elle un si miraculeux silence, et lorsqu’elle fermait les yeux, elle se voyait assise sur les genoux de sa chère maman dans la salle chaude et familière. L’horloge poursuivait son tic-tac paisible et régulier, et le tourbillon du vent s’enfonçait dans la cheminée crépitante. Sa mère lui caressait doucement, tendrement les cheveux et lui donnait de ses lèvres rouges et souples des baisers au milieu du front. Et elle était belle, sa mère, belle comme la fée dans le conte d’Andersen, et elle portait une étrange couronne sur sa riche chevelure qui descendait à flots.

Et la regarder était si bienfaisant...

 

*

*     *

 

C’est ainsi que la pauvre petite Élisabeth eut une plus belle fête de Noël que les enfants riches et comblés dans leurs maisons scintillantes.

Elle était très heureuse. Et ce bonheur, tandis qu’elle dormait ainsi aux pieds de la madone, illuminait son petit visage. Ses petites mains étaient fermement, fidèlement jointes, et de la statue de pierre coulait sur l’enfant souriant une ombre noire, comme si la miséricordieuse Reine du Ciel eût étendu sur elle un voile protecteur.

Le petit arbre, dans sa splendeur qui s’éteignait peu à peu, jeta un dernier rayon vif et clair, et la neige commença à tomber, lentement, avec solennité, comme si toutes les étoiles avaient vogué jusque sur la Terre.

 

*

*     *

 

Deux orphelins, tard dans cette nuit de Noël, sortirent de la ville et traversèrent la forêt en direction du village. Et, hors d’haleine, les yeux brillants, ils racontèrent au curé du village :

« Nous avons vu l’Enfant Jésus, au milieu de la forêt. Il était couché à côté d’un petit arbre qui répandait une lumière magnifique et il se reposait. Et il était beau, l’Enfant Jésus, tellement beau... »

 

 

Rainer Maria RILKE, L’Enfant Jésus, 1893.

 

Traduit de l’allemand par Claude Porcell.

 

Recueilli dans Œuvres en prose, Gallimard, 1993.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net