Le Juif-Errant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adjutor RIVARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-il rien sur la terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre Juif-Errant ? ...

 

Complainte du Juif-Errant 1.

 

 

 

DANS la galerie des quêteux de Chez nous 2, une figure a été omise, qui méritait un chapitre à part : celle du Juif-Errant.

Était-ce à cause de sa longue barbe blanche, de son nez en bec d’aigle, de ses épaules voûtées par l’âge ? ou parce que, toujours en marche, prétendant ne jamais s’asseoir, il allait incessamment par voie et par chemin, un bâton à la main, un ballotin au dos ? ou plutôt à cause de la complainte que, d’une voie chevrotante, il ne cessait de fredonner, et du récit de ses malheurs qu’à tout venant il répétait ?... Toujours est-il que le vieil homme avait été surnommé le Juif-Errant.

On lui connaissait aussi le nom d’Isaac, qui vraiment convenait à ce patriarche ; et les enfants ne mettaient pas en doute qu’il fût l’authentique Isaac Laquedem de la légende.

Au reste, lui-même, il croyait être Ahasvérus ; que ce fût en chantant sa triste complainte, ou en racontant sa lamentable histoire, il se donnait volontiers pour le Juif-Errant en personne :

 

                Isaac Laquedem

                Pour nom me fut donné ;

                Né dans Jérusalem,

                Ville bien renommée,

                Oui, c’est moi, mes enfants,

                Qui suis le Juif-Errant.

 

Je ne sais quelle aventure l’avait amené dans nos parages. Un matin, on l’avait aperçu qui venait, de son pas égal, sur la grande route ; et depuis, hiver comme été, au grand soleil ou sous la pluie, par les bons et par les mauvais chemins, il allait d’une maison à l’autre, sans jamais demander rien : il acceptait simplement ce que les bonnes gens voulaient lui donner – un modèle de quêteux, doux, poli, docile, et qui toujours chantait sa complainte monotone.

Il n’était pourtant pas « en marche jour et nuit », comme le disait sa chanson. Bien qu’on ne le vît jamais assis, il devait bien, au moins la nuit, reposer quelque part ses vieux os ; mais il n’avait pas de logis connu ; il couchait ici ou là, et plus d’une fois, sans doute, il lui arriva de dormir à la belle étoile, pour reprendre, au petit jour, son interminable pèlerinage.

Il paraissait bien vieux, pour tant voyager. Aussi chantait-il :

 

                Juste ciel ! Que ma ronde

                Est pénible pour moi !

                Je fais le tour du monde

                Pour la cinquième fois !

 

Quel était son âge ?

Lui-même ne le savait pas au juste. La seule chose dont il fût certain, c’est qu’il avait plus de douze ans, ce qui se voyait bien.

 

                J’avais douze ans passé,

                Quand Jésus-Christ est né,

 

disait-il. Sur quoi, par un calcul facile, il pouvait ajouter :

 

                La vieillesse me gêne :

                J’ai bien dix-huit cents ans.

 

Ce rappel de son grand âge servait de prélude au récit de son péché et de sa pénitence. Grâce aux vingt-quatre couplets de la complainte, autrefois apportés de France et bien souvent répétés, on connaissait les détails de ce récit, mais on ne se lassait pas de les entendre encore.

Isaac Laquedem, disait donc la légende, avait eu jadis son habitation près des murs de Jérusalem, sur la route du Golgotha, la route qui devait être la Voie douloureuse.

Or, un jour, passa devant sa porte un lugubre cortège : un centurion à cheval, des soldats casqués, une foule insolente, tous l’injure et le blasphème à la bouche, conduisaient au dernier supplice Jésus portant sa croix.

Sous le faix qui meurtrissait son épaule, sanglant, épuisé, Jésus tomba, face contre terre. Isaac, comme les autres, ricana. Relevant son front couronné d’épines, le Sauveur, un instant, le regarda. Ce regard semblait dire :

 

                Veux-tu bien, mon ami,

                Que je repose ici ?

 

Mais le Juif, dur et brutal, cria :

 

                Ôte-toi, criminel,

                De devant ma maison !

                Avance et marche !...

 

Il crut alors entendre, il entendit une voix, très douce, qui disait :

 

                Tu marcheras toi-même

                Pendant plus de mille ans.

                Le dernier jugement

                Finira ton tourment.

 

C’étaient, dans une même sentence, le châtiment infligé pour la faute et le pardon promis à l’expiation. Une force irrésistible poussa soudain le misérable : il lui fallait marcher, marcher sans relâche, jusqu’à la fin des temps !

Et, tandis que le cruel cortège reprenait la montée du Calvaire, Isaac Laquedem, de son côté, partit, en quête du pardon.

 

                De chez moi, à l’heur’ même,

                Je sortis, bien chagrin ;

                Avec douleur extrême,

                Je me mis en chemin.

                De ce jour-là, je suis

                En marche jour et nuit.

 

De ce jour-là, il subit sa peine, il expie, il marche !

Pour tout bien, il a cinq sous dans sa bourse. Cette fortune se renouvelle, sitôt qu’il la dépense. Les cinq sous du Juif-Errant !...

 

                En tout lieu, en tout temps,

                J’en ai toujours autant.

 

Il marche ! Sur sa route, il rencontre des batailles et des chocs où les hommes périssent. Rien ne l’arrête ; il est invulnérable ; la mort le fuit.

 

                Chacun meurt à son tour,

                Et moi, je vis toujours.

 

Inlassablement, il va, il marche ! Il parcourt la terre. L’Asie, l’Europe, l’Afrique, l’Amérique l’ont vu passer. Il a déjà fait cinq fois le tour du monde. « Avance et marche ! » répète, implacable, sa propre voix, vieille de dix-neuf siècles.

Chemineau sans gîte, pèlerin sans abri, nulle part il ne trouve de repos ou d’asile ; image vagabonde d’un peuple sans patrie, il va, il marche, à travers le temps, à travers l’histoire. Il est le Juif-Errant !

Il arrêtera quand sonneront les trompettes du Jugement dernier ; alors seulement, il pourra se coucher enfin et mourir : sa peine sera révolue.

 

 

*

*    *

 

Qu’advint-il, cependant, au pauvre gueux qui, dans sa folie, avait, durant quelque temps, réalisé sous nos yeux l’allégorie du Juif-Errant ?

Un jour, il arriva qu’on ne le vit plus sur nos chemins ; il était parti. Où s’en était-il allé ? Sur quelles routes nouvelles chantait-il sa complainte ? En quels lieux éloignés promenait-il sa misère ?... On le chercha ; on ne le trouva point. Il était parti, sans rien dire à personne, comme il était venu.

Sa complainte même fut bientôt oubliée. Les jeunes d’aujourd’hui ne la connaissent pas ; seuls, quelques anciens s’en rappellent les paroles et savent encore les notes tristes et lentes sur lesquelles le vieil Isaac la chantait 3 :

 

                Est-il rien sur la terre

                Qui soit plus surprenant

                Que la grande misère

                Du pauvre Juif-Errant ?

                Que son sort malheureux

                Paraît triste et fâcheux !

 

 

 

 

Adjutor RIVARD,

Contes et propos divers, 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Ernest GAGNON. Chansons populaires du Canada, 4e édition, p. 131.

2  Chez nous. Les quêteux.

3 Cet air a été noté par Ernest Gagnon, dans son recueil, loc. cit.