La légende

 

 

« Oh ! dites-nous, grand’mère, un conte d’autrefois !

« Vous les dites si bien, d’une si douce voix !... »

Le cercle s’est formé, pour écouter l’aïeule,

Près de l’âtre assoupi jetant sa clarté veule.

 

 

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– Il était autrefois, au sommet d’un roc nu,

Un étrange manoir sinistrement connu.

Jamais personne encore, habitant la contrée,

N’avait, de ce manoir, osé franchir l’entrée.

Le voyageur, perdu le jour aux alentours,

Frissonnait en passant dans l’ombre de ses tours ;

La nuit on entendait des plaintes déchirantes,

Des râles s’exhaler de lèvres expirantes,

Et quiconque voyait le sinistre manoir

Profiler dans le ciel son donjon triste et noir

Se signait, car l’horreur suintait de ses murailles.

Quelque affreux souterrain, creusé dans ses entrailles,

Devait certainement aboutir aux enfers.

Et la nuit les captifs, retenus en leurs fers,

Sans doute des damnés recevaient la visite.

– Aride était le roc ; le lierre parasite

N’avait pas tapissé la paroi de granit,

Ne voulant pas qu’un jour des chansons dans un nid

Bénissassent les murs où le crime était maître

Et dans lesquels on ne voyait nulle fenêtre,

Le soleil n’entrant pas dans un château maudit.

 

 

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                             *    *

 

Or, un soir, il advint – si j’en crois ce qu’on dit –

Qu’un jeune cavalier de preste et belle mine,

Drapé d’un manteau vert à doublure d’hermine,

Superbement coiffé d’un feutre, supportant

Fièrement à l’arrière un panache éclatant,

La main fine tenant le pommeau d’une épée

Qu’on devinait experte et fortement trempée,

Descendit de cheval au village voisin.

Vite, on l’interrogea. – Quel était son dessein ?

Et la surprise alors fit place à l’épouvante

Quand il eut déclaré que son âme, fervente

À réprimer le mal, lui faisait un devoir

De sauver les captifs tombés sous le pouvoir

De l’infâme démon, maître du château sombre.

Comment donc pourrait-il atteindre sans encombre

La porte verrouillée ? Et même, en supposant

Que l’ayant vu venir, le veilleur – méprisant

Cet assaut – lui permit d’approcher de la porte,

Comment donc pourrait-il, tout seul, sans nulle escorte,

S’emparer du château que l’on dit bien gardé ?

Folie en vérité !... Mais son regard dardé

Cloue aux lèvres les mots que la crainte fermente

Et qu’une lâcheté d’ordinaire alimente.

Il se rit du danger ne voyant que le but.

Le danger, qu’est-ce donc ? si ce n’est l’attribut

D’un bel acte à poser et qui, dans la victoire,

Rend celle-ci meilleure et la fait plus notoire.

 

Il impose d’un mot, le silence et soudain

D’une voix qui se fait très douce, sans dédain

Pour la peur qui laissa le crime se commettre,

Par chacun il s’efforce alors de faire admettre

Que pour rendre la paix au pays, des ce soir,

Il importe, à tout prix, d’abattre ce manoir.

Mais, hélas ! c’est en vain. – La crainte s’est accrue.

L’inutile démence à tous est apparue.

 

Seul, poursuivant son rêve, il a gardé sa foi.

Il veut parler encore. Un long frisson d’effroi

Passe sur l’auditoire apeuré qui s’écoule...

Seul alors méprisant les craintes de la foule,

Étouffant en son cœur le doute – noir levain –

Qui rend l’effort stérile et le courage vain,

Opposant aux sifilets décevants du sarcasme

L’ardent claironnement d’un noble enthousiasme,

Sans imbécile orgueil, même sans vanité,

Gardant au fond des yeux cette sérénité

Qui multiplie encor la force et le courage,

Sans plus se soucier des jaloux qui font rage,

Sans se préoccuper de l’insuccès prédit,

Le cavalier, tout seul, monte au château maudit !...

 

 

                                *

                             *    *

 

Oui ! c’est bien le démon que ce manoir abrite !

Le roc, qui semblait dur, à tout instant s’effrite

Sous les pieds du jeune homme ; et dans le ciel, là-bas,

Un nuage effrayant qu’on ne soupçonnait pas.

Précipite sa course et brusquement éclate...

Un moment le donjon apparaît écarlate.

Il semble que soudain tout le sang répandu

Ait giclé sur ses murs. – Dans un effort ardu,

Sans se préoccuper de l’orage qui gronde

Et qui, – l’éclair éteint – rend la nuit plus profonde,

Luttant contre l’averse et la foudre et le vent,

Bravant les éléments bravant le roc, bravant

Tous les dangers semés sous ses pas, impassible,

Le jeune homme, encerclé dans l’horreur indicible

De tous les éléments que le démon soumet,

Monte, monte toujours et va vers le sommet !

 

 

                                *

                             *    *

 

Mais il arrive, enfin ! Et, sans reprendre haleine,

Il se rue aussitôt sur la porte de chêne.

Ô prodige, grand Dieu ! L’effort est superflu.

La porte du manoir, au bois tout vermoulu,

S’abat avec fracas... La cour est là, déserte.

Personne ne l’a vu ni n’a donné l’alerte.

C’est un piège, peut-être !... Il a l’épée au poing.

Il traverse une salle... Un éclair vient à point

Lui montrer qu’il est seul. – Pas un cri ; rien ne bouge.

Tout est silencieux dans le vieux château rouge.

Et l’orage épuisé meurt dans l’éloignement...

 

Il va de salle en salle et croit à tout moment

Voir surgir, effrayant, Belzébuth en personne.

Seul le bruit de ses pas sous la voûte résonne ;

Rien ! Rien ! Rien n’est vivant dans le château maudit !...

Soudain il tend l’oreille !... Un souffle s’entendit

Là, tout près ; il écoute... Et faible, comme un râle,

Une plainte à nouveau s’élève... Un rayon pâle

D’une lune hésitante a conduit ses regards...

Alors il aperçoit, suppliants et hagards,

Des yeux braqués sur lui... Prudemment, il approche...

À des anneaux, scellés à même dans la roche,

Un couple est attaché ; tous deux jeunes et beaux.

La vie, en leurs yeux seuls, pareils à des flambeaux,

Se manifeste encore... Oh ! vite, il les délivre...

Il faut sortir de ce cachot !... Ils doivent vivre !

Qui les tint enchaînés ?... Des deux interrogés,

L’homme seul répondit : « Hélas ! les préjugés,

« La crainte de l’Effort, l’Ignorance qui tue,

« Et le mercantilisme où l’Homme s’évertue !

« Impitoyablement nous étions condamnés,

« Dans l’oubli d’un cachot, à mourir enchaînés.

« Mais le désir d’un cœur généreux qui s’oublie,

« Votre foi qu’on surnomme Orgueil ou bien Folie,

« En ce jour, ont brisé nos chaînes pour jamais.

« Inconnu, grâce à vous, nous vivrons désormais ! »

 

Et celui qui parlait avec tant d’assurance

Présentant sa compagne, ajouta : « l’Espérance. »

 

« Mais vous, interrogea le cavalier féal,

« Vous, qui donc êtes-vous ? » – « Moi je suis L’Idéal !... »

 

« Toi, grand’mère, dis-nous quel est, du conte triste,

« Le Héros inconnu ? »

                                       – « Mes enfants, c’est l’Artiste ! »

 

 

 

André RIVELLE.

 

Quinze ans de poésie française à travers le monde,

Anthologie internationale,

textes rassemblés par J. L. L. d’Arthey,

France Universelle, 1927.