Divine Bontemps

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert SAMAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle s’appelait Ludivine Bontemps, et par abréviation l’on disait Divine. C’était à douze ans une petite fille de grâce pensive et fine avec des yeux limpides et pâlis, d’un bleu frigide de source cachée dans les bois. De longs cheveux châtain foncé, comme un flot de soie légèrement ondée, tombaient sur ses grêles épaules. Sa bouche était jolie et grave avec la tache brune d’un grain de beauté au coin de la lèvre supérieure ; et derrière cette bouche presque toujours close, et sous l’épaisseur de ces cheveux flottants, et au fond de ces yeux pâles on sentait qu’il devait se cacher une petite âme exquise et sauvage. Des traits particuliers distinguaient en effet Divine Bontemps, et entre tous celui-ci qui s’accusait déjà avec un étonnant relief.

Douée d’une énergie de tendresse presque excessive, d’une bonté qui se donnait sans réserve aux êtres et aux choses, et jaillissait en chaudes effusions dans les profondeurs de son âme, elle reculait devant la manifestation des sentiments même les plus avouables comme devant un péché. Rien ne lui était plus pénible que de sentir les autres deviner son cœur. Un nuage rose empourprait alors subitement ses joues, ses yeux se baissaient invinciblement, et cette sensation, si l’on insistait maladroitement, pouvait aller jusqu’à la souffrance.

C’était ainsi, en tout et avant tout, une nature exaltée et secrète. Seule, il lui arrivait fréquemment de serrer frénétiquement contre sa poitrine le jouet préféré du moment ; ou bien, elle s’adressait avec des gestes passionnés à des êtres imaginaires dont elle peuplait son coin de retraite ; même parfois elle embrassait les fleurs ; et, certes, ces façons eussent fort étonné ceux qui étaient accoutumés à voir en elle une petite personne réservée de tous points et silencieuse.

Elle était venue au monde en quelque sorte avec la honte de son cœur. La pudeur physique, et tout ce qu’elle comporte d’ombrageuse sensitivité, semblait chez elle transposée au moral ; et la moindre émotion dévoilée, le moindre sentiment surpris lui causait l’intolérable malaise de la nudité.

Aussi tout ce qui est fait de demi-jour, de silence, de mystère, l’attirait-il particulièrement : les profondeurs du jardin, l’église ténébreuse et douce, la fraîcheur des pièces inoccupées. Là, elle se sentait vraiment vivre, là elle pouvait s’épanouir dans la plénitude de son être. Et c’est bien de leur lumière discrète, de leur gravité mélancolique, de leurs colorations atténuées, de leurs parfums déserts que devait s’imprégner pour la vie la substance délicate de son âme.

Ce qu’elle perdait à cette susceptibilité de cœur immodérée, elle s’en rendait bien compte, et, parfois, la constatation des joies faciles dont elle s’était ainsi volontairement privée la poignait jusqu’aux larmes. Alors elle essayait de réagir, elle se promettait de prendre exemple de ses petites compagnes. Pendant une heure, dans l’entraînement du jeu, elle tentait de se donner le change. Animation factice, qui tombait bientôt après, si bien que souvent, le soir même, brûlant d’obtenir quelque faveur de sa mère, au moment de se jeter dans ses bras, elle s’arrêtait, hésitante, et finissait par aller se coucher sans rien dire.

Une telle répugnance à livrer le secret de ses sentiments lui faisait peu à peu contracter l’habitude du renoncement ; et de cette habitude devait naître, par la suite, un goût passionné et presque barbare du sacrifice, un étrange appétit de résignation, qui l’attirait mystiquement aux tristesses, et n’était point sans comporter au reste de cruelles et raffinées voluptés.

 

Divine grandit ; et, à travers les crises d’une puberté douloureuse, sa sauvagerie native se développa encore. Elle se repliait maintenant au moindre contact. Une certaine gaucherie physique en résultait, qui relevait comme d’une pointe acidulée sa beauté essentiellement attendrissante. Ses cheveux sombres, séparés au milieu, et glissant le long des tempes qu’ils couvraient, encadraient d’une ogive grave son front pur, doucement bombé ; ses yeux d’un bleu à peine teinté avaient comme un air de bijoux très anciens ; sa bouche, presque toujours close, se creusait sensiblement aux angles. Telle, on la jugeait froide, dédaigneuse même ; elle laissait dire, mettant quelque inconsciente coquetterie à justifier cette opinion, d’autant qu’elle y trouvait une barrière morale, derrière laquelle elle était mieux à l’abri des curiosités ; et elle vivait ainsi la vie calme des vierges, quand un épisode sentimental de l’ordre le plus simple vint bouleverser son existence.

Un ami d’enfance, Maurice Damien, revint passer en province ses vacances. Or, à le voir, à lui parler, – car il venait fréquemment chez elle à cause des rapports étroits qui liaient les deux familles, – à évoquer dans les allées du grand jardin sablé de rouge les enfantillages d’autrefois, Divine sentit peu à peu son cœur s’inquiéter. Les vagues tendresses, flottant encore en elle comme une vapeur du matin, furent traversées d’un rayonnement très doux. Des détails, insignifiants jusque-là, prirent un intérêt singulier à ses yeux ; les heures monotones se colorèrent ; et il y eut en elle le trouble et le ravissement d’une révélation.

Une après-midi qu’ils étaient seuls dans le grand salon donnant sur le jardin, la conversation, facticement enjouée, se figea tout à coup et ils restèrent l’un devant l’autre, silencieux. Par la fenêtre ouverte, des bruits lointains venaient de la ville industrieuse, roulements de voitures, marteaux de fonderies, rumeurs des rues, et le murmure continu des feuilles était harmonieux comme un bruissement de soie. La présence de quelque chose d’inavoué entre eux les emplissait d’un émoi grandissant. Divine en ressentait le malaise jusqu’à l’angoisse, et son âme palpitait toute sous le voile de ses longues paupières. Pour y échapper, elle alla au piano ouvert et se mit à jouer. Maurice s’approcha. Son cœur battait si fort qu’elle en percevait les larges coups, irréguliers et sourds. Tout à coup elle sentit deux lèvres brûlantes, sèches de fièvre, qui se posaient sur son cou. Déjà elle s’était redressée, pâle d’une pâleur de mort. Comme une eau subitement troublée, ses yeux étaient devenus noirs ; elle fixa sur Maurice un regard de folle, et, avant qu’il pût faire un geste, elle se précipita hors du salon.

Tout son être était dans un inexprimable désarroi, et il lui fallut de longues heures pour retrouver un peu de calme. C’était à la place la plus sensible de son âme la cuisson d’une intolérable brûlure. Toute l’ombre douce dont elle s’enveloppait avait été brutalement violentée, et elle sentait qu’il lui serait impossible de se retrouver devant Maurice. D’ailleurs la fin des vacances approchait, et elle pouvait invoquer des prétextes. Cœur ingénieux à se tourmenter, et virginité aussi voluptueuse, qui ne rêvait plus que de tisser autour d’elle les mille fils d’une trame épaisse pour y dérober au plus secret d’elle-même la douceur du frisson dont elle était encore ébranlée.

Le matin du départ de Maurice, levée dès l’aube, elle épia de sa fenêtre le passage du jeune homme. Elle n’était séparée de lui que par la fragilité du rideau de mousseline qui tremblait dans ses mains. Maurice leva la tête et ralentit son pas ; mais elle demeura immobile, l’âme toute frémissante et crispée ; et longtemps après elle était encore là, avec de grandes larmes au coin de ses yeux, qui ne tombaient point...

 

Maurice ne revint que quelques années plus tard.

Oh ! ce retour, combien Divine en avait escompté les émotions !

En province plus que partout ailleurs, dans l’immuable monotonie de l’engrenage quotidien, la vie intérieure acquiert chez les êtres qui y sont inclinés une extraordinaire intensité. Là s’élaborent ces destinées solitaires, monuments d’une âme grandiose ou mélancolique élevés pierre à pierre et jour par jour à la gloire d’un sentiment unique. Ainsi, pendant ces lentes années, Divine avait concentré toute son activité sentimentale sur le souvenir des deux mois passés avec Maurice. Pas un seul jour elle n’avait cessé d’y penser. Dans le fond de son âme, elle avait édifié une sorte d’oratoire confidentiel, où elle se renfermait de longues heures, livrée aux consumantes jouissances de l’espérance. Nul ne soupçonnait ce mystère de tendresse qu’elle gardait jalousement, et c’était là une délectation dont son cœur, en grandissant, goûtait de plus en plus l’anormal raffinement.

Quand elle se retrouva vis-à-vis du jeune homme, elle se sentit jusqu’au cœur un froid de paralysie, et ce fut une petite main inerte et décolorée de morte qu’elle lui tendit. Hélas ! cette minute, qu’elle avait tant vécue d’avance, n’allait-elle lui apporter qu’une affreuse déception ?

Maurice la prit, cette petite main ; et dans la pression amicalement indifférente de ses doigts, il laissa trop voir qu’il ne se souvenait plus du passé.

Divine, atterrée d’abord, essaya, les jours qui suivirent, de reprendre un peu de sang-froid. Après tout, Maurice était libre encore et il ne lui était pas interdit de chercher si vraiment plus rien d’elle ne restait dans son cœur ; mais chaque fois qu’elle creusait cette pensée, à un certain moment tout son sang se glaçait, et elle voyait avec une effrayante netteté qu’elle mourrait plutôt que de desserrer les lèvres.

Elle passa ainsi des semaines, secouée jusqu’aux fibres de crises convulsives, qui la jetaient tour à tour aux résolutions les plus contradictoires. Elle ramassait tout son courage, se fortifiait de certains indices favorables, d’une parole ou d’un sourire où elle retrouvait un peu de l’ancienne douceur ; puis, l’instant d’après, reculait, effarée, devant l’insurmontable répulsion de trahir, fût-ce par un geste, la pensée dont elle était pleine.

Sur ces entrefaites, le père d’une de ses amies, Lydie Morin, qui avait une importante usine à quelques lieues de là, invitait Maurice à venir y étudier quelques améliorations. Le jeune homme accepta, demeura trois mois à la campagne ; et, quand il revint, il était fiancé à Lydie.

Ce fut pour Divine un coup terrible. Comme il arrive souvent, elle avait envisagé toutes les éventualités, sans imaginer précisément la plus douloureuse.

Quelques jours plus tard, un soir, dans sa chambre, comme elle arrangeait ses cheveux pour la nuit, prise soudain d’une lassitude infinie dans tous ses membres, elle alla s’accouder à la fenêtre, et respira à larges traits la fraîcheur nocturne. C’était au printemps. Il avait fait un orage dans la soirée, des flaques d’eau luisaient encore çà et là dans les dépressions du pavé ; d’en bas montait une odeur pénétrante de poussière mouillée et de verdures rafraîchies ; et par moments des brises passaient, douces à fermer les yeux. Divine restait là, immobile, sa lourde chevelure pendant d’un côté, et elle sentait, dans son cœur comme dans sa chair, un découragement sans bornes. Tout à coup, sur le large trottoir de l’avenue, en face d’elle, elle aperçut Lydie et Maurice qui revenaient ensemble de quelque fête de famille. Ils allaient lentement d’un pas attardé d’amoureux, et, dans le silence du quartier désert, le bruit de leur voix était presque perceptible. Divine s’était penchée ; elle les suivait d’un regard éperdu et fixe, et, quand ils furent entrés dans l’ombre plus épaisse des arbres, elle se laissa glisser sur les genoux, le cœur déchiré fibre à fibre d’une atroce souffrance, et, sans une plainte, s’évanouit.

 

Après le mariage de Lydie, qui suivit, elle vécut machinalement sur les ruines de son rêve. Personne autour d’elle ne savait rien du drame qui avait bouleversé son cœur. Son teint se fana ; le flot de sang lumineux et clair que l’espérance avait amené à la surface se retira à l’intérieur ; le regard de ses yeux sembla s’éloigner ; son visage se fit plus muet encore. Des partis se présentèrent, elle les refusa tous, éprouvant une âcre satisfaction à voir sa vie s’enfoncer dans une impasse, comme si, n’étant pas un être de joie, elle trouvait enfin sa voie dans la tristesse.

Les sorties, les banales et monotones distractions de la vie provinciale commencèrent à lui peser. À tout elle préférait sa solitude ; et, comme il arrive aux êtres dont la vie résorbée avive l’imagination, elle voyait dans ces mots, tout au fond d’elle-même, une sorte de jardin caché, un jardin planté, sous un ciel dépoli d’automne, de verdures sombres et très odorantes – lierre et buis – où elle se promenait de longues heures avec sa pensée.

Cinq ans s’étaient écoulés, quand, brusquement, en moins de dix jours, Lydie fut emportée par une pneumonie aiguë, et Maurice resta veuf avec un petit garçon de quatre ans. La douleur du pauvre garçon fut immense ; il aimait sa femme avec toute la force d’une jeunesse de laborieux, économisée pendant la dure période des débuts. Dans cette catastrophe, guidé par l’égoïste et infaillible instinct, il vint se réfugier là où il sentait qu’il pourrait le mieux être consolé. Il ne se trompait pas. Divine, faisant taire les obscures révoltes qui s’agitaient encore en elle, assuma ce nouveau rôle ; elle étendit la main vers cette couronne d’épines et la posa sur ses cheveux. Puis, peu à peu, graduant ses discours, remêlant la morte à la vie dans un travail d’une trame compliquée, et d’une délicatesse merveilleuse, elle sut atténuer l’horreur de l’irréparable et ramener la paix quotidienne dans le cœur désolé de Maurice.

Ce fut ainsi, et par un enchaînement naturel des choses, que ce dernier, un an et demi plus tard, songea à lui demander de l’épouser.

Le rêve de sa jeunesse aboutissait donc à ce navrant épilogue. Ah ! certes, ce ne fut point sans une douloureuse ironie qu’elle revêtit, à près de trente ans, la robe blanche des épousées ; et quelque chose en elle de sacrifié et d’extatique apparut si visiblement à l’église, que les spectateurs les moins avertis de l’assistance en furent frappés.

Dans cette nouvelle demeure, où elle venait « doubler » la disparue, elle trouva ce qu’elle avait prévu : une affection loyale, un foyer mélancolique et le calme.

Des choses pourtant saignaient encore en elle. Souvent il arrivait à Maurice de prendre le petit René, – c’était le nom de l’enfant, – et de le regarder sans rien dire, avec des yeux où montait un brouillard ; et Divine, allant d’elle-même au-devant de la souffrance, disait : « Comme il ressemble à Lydie, n’est-ce pas, mon ami ? » Que ne pouvait-elle, en ce moment, pleurer, elle aussi, les tièdes larmes que Maurice laissait, sans les essuyer, couler sur sa barbe ! Pourtant, un grand bonheur lui vint, sur lequel elle n’avait plus compté. Elle sentit qu’elle allait être mère, et cette pensée rouvrit en elle les sources taries, et il y eut en elle des jaillissements, des ruissellements... Toute sa chair, traversée de tendresse, se mit à refleurir, sembla-t-il. Un sang rose monta à ses joues, vermillonna l’ourlet de ses oreilles ; une ligne d’une douceur adorable relia son menton à son cou, renfla son corsage, arrondit ses hanches ; sa démarche amollie et comme légèrement appuyée révéla la volupté des formes pleines, et, un soir de causerie heureuse longtemps prolongée, elle vit dans les yeux de Maurice que, elle aussi, elle allait s’appeler l’Amour. Ce fut un enivrement étonné, une joie dont elle n’était pas sûre, dans laquelle elle marchait avec des tâtonnements, comme éblouie. Une activité inquiète la saisit. Elle s’amusa aux enfantillages des aménagements, combina un mobilier nouveau, fit tendre des pièces claires. Projetée en quelque sorte hors d’elle-même, dans une passion d’espérance, pour la première fois de sa vie, elle se sentit heureuse. Même elle rêva d’un voyage dans les pays du Sud, vers les mers tièdes, parmi les villes aux noms mélodieux, où l’air a le parfum du miel...

Tout à coup, René tomba malade de la fièvre typhoïde ; vu sa situation, le docteur défendit formellement à Divine d’approcher l’enfant ; mais il avait compté sans ce cœur étrange. Dès la première heure, l’âme, on eût dit, pénitente, elle s’installa près du petit, et, pendant dix jours, malgré toutes les instances, vécut dans la chambre empoisonnée, dormant à peine quelques heures çà et là, sur un fauteuil, et ne quittant point ses vêtements. Elle subissait la sublime fascination du sacrifice ; son dévouement avait quelque chose d’irrésistible et d’égaré ; et elle marchait, transfigurée, dans l’air de feu de l’héroïsme pur.

René fut sauvé ; mais trop d’émotions l’avaient assaillie ; sa santé était irrémédiablement compromise, et elle mit au monde à travers mille souffrances un enfant qui ne vécut que quelques jours.

Ainsi, la vie s’acharnait sur elle ; et, à voir ses coups redoublés, on pouvait penser que la Destinée voulait parachever son œuvre, développer jusqu’au bout l’harmonieux martyre d’une créature choisie, et faire exprimer à cette âme, macérée dans la douleur, son parfum le plus suave.

Après de passagères et instinctives secousses dans sa chair maternelle, Divine accepta ce deuil suprême avec l’insondable douceur des résignations professionnelles. Ah ! combien souvent son cœur s’élançait vers la paix définitive des couvents ; derrière leurs grandes murailles ouatées de silence, le repos eût été si doux à son âme fatiguée ; et, bien des fois, aspirant la fraîcheur lointaine des blanches cellules et des longs corridors dallés de pierre bleue, elle tendait les bras vers ces calmes retraites, qui sont comme les antichambres de la mort. Mais elle se devait à son mari, bien qu’après l’affreuse épreuve elle ne se sentît plus la force de recommencer la vie ; et puis René était là, l’enfant qu’elle avait sauvé, et qu’un nouveau baptême de douleur avait en quelque sorte fait sien.

Elle resta donc, redescendit au fond de son cœur et s’y enferma, ne gardant à la surface qu’un masque d’indélébile tristesse.

La tendance secrète de ses pensées, le ressort intérieur de sa vie la poussaient maintenant à un don perpétuel d’elle-même ; tout lui était prétexte à s’immoler ; et elle le faisait de façon à s’enlever même le bénéfice de la plus minime reconnaissance. Au reste, en agissant ainsi, cette âme étrangement repliée ne se trompait point ; de degré en degré, par un déplacement, par une perversion admirable de sa personnalité, elle était arrivée à transposer sa vie dans les autres. Nulle joie directe ne l’affectait plus ; elle ne semblait plus vivre pour son compte, mais s’alimenter exclusivement du bonheur des êtres autour d’elle, et sa sensibilité, toujours aussi vive, mais en quelque sorte désincarnée, était devenue toute spirituelle. Âme discrète et passionnée, dont une évolution constante subtilisait ainsi chaque jour les principes ! Elle était bien, d’ailleurs, toujours la même qu’autrefois, et s’il arrivait à l’abbé Pascal, son directeur, de parler de la complaisance excessive de certaines natures pour les amertumes du renoncement, elle se sentait soudain presque rougir, atteinte clans les secrets replis de son cœur par la véridique parole du prêtre.

Des années et des années passèrent. Maurice mourut accidentellement, et, comme à la mort de Lydie, sa première femme, il avait acheté une concession et fait élever un monument, ce fut près d’elle qu’il fut enterré.

René acheva ses études, et, presque aussitôt après, reçut l’offre d’un poste lointain dans les colonies, qui pouvait devenir le point de départ d’une brillante carrière. Comme il hésitait, à cause de Divine qu’il aimait comme sa mère, ce fut elle qui le pressa d’accepter, brisant ainsi la dernière attache vive de son cœur.

Et, de nouveau, elle fut reprise par la solitude.

Elle loua une petite maison éloignée du centre de la ville, dans une rue déserte, aux pavés verdis de mousse, et que bordaient en partie les murs d’un jardin d’hospice.

Tout le jour, dans les pièces parées d’antiques meubles, baignées d’un jour crépusculaire, où se décoloraient des photographies vieillies, elle circulait sans bruit, ou restait des heures, penchée sur un tiroir, à ranger pieusement d’attendrissantes reliques. Ses yeux, comme usés d’avoir trop attendu, n’avaient plus de couleur, et, sous ses cheveux blancs, son visage aux tons de cierge fin, patiné de chagrin, poli par les larmes, d’une chair amincie, fondue, spiritualisée, apparaissait bien comme un tabernacle émouvant et précieux qui laissait, par ses interstices, filtrer le pur rayonnement d’une âme incomparable.

Elle vivait ainsi, parmi ses souvenirs, des journées monotones et douces, ramenées aux habitudes de son enfance.

Ses seules sorties étaient pour l’église voisine, et là, abîmée dans la prière, et l’âme déjà toute légère et libre, elle avait le frémissement impatient et mélodieux des colombes qui vont s’envoler.

Cependant, toujours pareille à elle-même, Divine n’osait pas demander à Dieu de mourir.

 

 

Albert SAMAIN,Contes, 1924.

 

 

 

 

 

 

 

 

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