Le lupeux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George SAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charli l’entendait souvent quand il revenait de casser des pierres sur la route. – Oui-da, disait-il à sa femme en rentrant, il me suivait encore, à ce soir, tout le long du buisson, « lupant » à la lune ; mais, moi, je lui disais en moi-même : « Lupe tant que tu voudras, tu ne me feras pas seulement tourner la tête pour te voir. »

Maurice SAND.

 

 

L’auteur de « La Normandie merveilleuse », que nous aimons à citer, parle des « bêtes revenantes » (c’est ainsi qu’on les appelle en Berry) à propos du « chien de Monthulé », qui apparaissait aux habitants de la commune de Saint-Croix-sur-Aizier, ne faisant aucun mal aux hommes, mais ne se laissant jamais approcher ni toucher, et bornant sa malice à tourmenter si fort les jeunes chiens qu’on n’en pouvait élever aucun dans la localité. La légende normande dit que ce chien avait appartenu à un voyageur mystérieux, et qu’il avait été tué par le propriétaire de la ferme de Monthulé. Son maître, le cherchant partout, vint à la ferme, où on lui jura que l’animal était venu mourir de sa belle mort.

– Si vous ne dites vrai, répondit le voyageur, on le saura bien !

Et il disparut.

À partir de ce moment, le chien devint fantôme pour tourmenter ses meurtriers. L’auteur ajoute :

« Observez que, dans ce conte, une croyance nouvelle se manifeste ; une âme est attribuée à l’animal, puisqu’il partage avec l’homme la faculté d’apparaître après sa mort. »

Nous avons constaté la même croyance dans notre province. Une vieille femme de notre village perdit une « ouaille », une brebis noire, qu’elle soupçonna un méchant voisin d’avoir fait périr par poison ou maléfice. La pauvre bête écorchée et mise en terre, la bonne femme dormait, lorsqu’elle entendit sa chèvre bêler et se démener dans l’étable, comme si elle était aux prises avec quelque chose d’extraordinaire. Elle se leva et, ouvrant sa porte, elle vit son ouaille noire qui essayait d’entrer dans l’étable où elle avait coutume d’être avec la chèvre. La bonne femme, effrayée, rentre chez elle et se barricade ; mais la chèvre continue à se tourmenter. La femme prend courage et retourne voir. Cela eut lieu par trois fois. Par trois fois, elle vit son ouaille essayant d’entrer, et la chèvre venant jusqu’à la barrière de l’étable pour l’appeler et la caresser. Mais ce n’était qu’une ombre ; la vieille femme ne put la saisir, et, quand la porte de l’étable fut ouverte, la chèvre sortit, chercha, bêla et rentra, comme si elle aussi eût constaté l’illusion qu’elle venait de subir.

J’ai ouï raconter l’histoire d’une pie qui avait appartenu à la Grand-Gothe, une des plus fines sorcières de l’endroit. Cette pie avait appris à parler, et toutes les médisances qu’elle entendait débiter à sa maîtresse, elle les répétait aux passants en manière d’insulte. Si bien que des jeunes gens, lassés d’entendre divulguer leurs petits secrets par cette mauvaise bête lui tordirent le cou. La Grand-Gothe prédit qu’on s’en repentirait un jour ou l’autre, et mourut elle-même peu de temps après.

Personne ne la regretta, non plus que son vieux frère, le père Grand-Jean, qui n’était pas un mauvais homme, mais qui était si souvent alité, qu’on ne le voyait et ne le connaissait « quasiment » plus. Les deux vieillards et la pie partirent dans la même quinzaine.

Or, le père Grand-Jean avait rempli jusqu’à sa fin, tant bien que mal, les fonctions de sacristain, qui se bornaient, dans la paroisse supprimée depuis la Révolution, à tenir chez lui les clefs de l’église et à sonner l’Angélus trois fois par jour. Cette pratique n’était nullement obligatoire ; mais les habitants, ayant l’habitude d’entendre le son de leur cloche, qui était pour eux une sorte d’horloge, eussent trouvé mauvais que le sacristain s’en dispensât. Et, comme il était trop cassé et trop souvent malade pour n’y pas manquer, sa sœur, la Grand-Gothe, qui se conserva ingambe et verte jusqu’à son dernier jour, sonnait l’Angélus à sa place quand il ne pouvait sortir du lit. On prétend qu’elle était si impie, que, tout en secouant la vieille cloche, elle débitait et faisait même mille ordures dans l’église, où personne n’osait la suivre.

Tant il y a que, dans l’intervalle de quelques semaines qui s’écoula entre la mort du vieux sacristain et la nomination de son successeur, la cloche sonna d’elle-même, non plus trois fois par jour, mais tous les soirs après le coucher du soleil, sans qu’on vît personne entrer dans l’église. Seulement, on aperçut la vieille pie qui volait dans le clocher, et, comme on doutait que ce fût la même qui avait été tuée et jetée sur le fumier par les gars du village, on entendit sa petite voix rauque qui recommençait à raconter tous les secrets d’un chacun et à insulter hommes et femmes, jeunes et vieux, sans respect ni ménagement. Et l’on sut par elle bien des choses qui divertissaient les uns et fâchaient les autres. Le pire, c’est que l’on ne savait comment se débarrasser de cette mauvaise âme de pie, car de faire dire des messes pour elle, il n’y fallait point songer. La chose dura jusqu’à ce que le nouveau sacristain prît possession de l’église, et comme c’était un bon chrétien, « priant ferme et sonnant dur », le méchant esprit disparut et la cloche n’obéit plus qu’à celui qui avait le droit de la faire chanter.

Naturellement, le souvenir de cette pie fantastique et médisante réveille en nous celui du « lupeux », qu’il ne faudra confondre ni avec le « lupin », ni avec le « lubin », ni avec les autres variétés du loup-garou. Le lupeux est un démon dont la nature n’a jamais été bien définie et dont l’« apparaissance » varie suivant les localités. C’est encore au pays de Brenne qu’il fait sa résidence, dans ces interminables plaines semées d’étangs immenses qui ont tous leur légende et où vivent les grands serpents donneurs de fièvres, cousins germains des « cocadrilles » que l’on aperçoit quand les eaux sont basses, mais que l’on ne peut détruire qu’en desséchant les marécages où ils résident depuis que le monde est monde.

Un de nos amis, qui parcourait le pays avec un guide, entendit, un soir, dans le crépuscule, une voix presque humaine et très douce qui, d’un ton enjoué ou plutôt goguenard, répétait de place en place, autour de lui :

– Ah ! ah !

Il regarda de tous côtés, ne vit rien et dit à son compagnon de route :

– Voilà quelqu’un de bien étonné ; est-ce à cause de nous ?

Le guide ne répondit rien. Ils continuèrent à marcher dans la plaine déserte où les arbres « têteaux », c’est-à-dire étêtés et mutilés par l’ébranchage, prenaient sur l’horizon, blanchi à l’approche de la lune, les formes les plus monstrueuses et les plus bizarres. La petite voix claire et douce suivait nos voyageurs, et, à chaque mouvement de surprise que faisait notre ami, répétait « Ah ! ah ! » d’une manière si moqueuse et si gaie, qu’il ne put s’empêcher de rire en lui répondant :

– Eh bien, quoi donc ?

– Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! lui dit son guide en lui serrant le bras et en se signant avec dévotion ; ne lui parlez pas, n’ayez pas l’air de l’entendre. Si vous lui répondez encore une fois, nous sommes perdus !

Notre ami, qui connaît bien les idées du paysan, ne s’obstina pas, et, quand ils eurent lassé par leur silence l’invisible persifleur :

– Ah ! çà, dit-il à son guide, c’est un oiseau de nuit, une espèce de chouette ?

– Ah ! bien, oui ! répondit l’autre, un bel oiseau ! C’est le lupeux ! Ça commence par plaisanter avec vous, ça rit, ça vous tire de votre chemin, ça vous emmène et puis ça se fâche et « ça vous périt » dans quelque fondrière.

Telle est, en effet, la spécialité du lupeux, démon aussi spirituel que méchant, que l’on a vu quelquefois perché sur un arbre tordu, vu qu’il est lui-même « de travers », c’est-à-dire « traversieux », c’est-à-dire enfin pervers et amoureux « de nuisance ».

Les gens qui ont l’imprudence de le suivre et de l’écouter s’en sont mal trouvés. Il n’est sorte de plaisants contes, de méchants propos, de commérages sanglants ou comiques dont il ne vous régale dès que avez été assez curieux pour lui dire jusqu’à trois fois : « Quoi donc ? », ou « Qu’est-ce qu’il y a ? » Il commence alors à babiller comme une « ageasse » (une pie) ; il vous régale d’aventures étranges et scandaleuses, il promet de vous faire surprendre des rendez-vous galants qui intéressent votre malice naturelle ou votre jalousie conjugale. Une fois dans ses griffes, on ne se lasse pas de l’écouter et de le questionner. Il vous conduit au bord d’une eau trompeuse et vous dit :

– Regarde !

Vous vous penchez vers ce fantastique miroir où vous apparaissent en effet les images qui troublent votre imagination ; mais le perfide vous pousse, et, quand la mort vous enlace de ses bras glacés, vous entendez le lupeux, perché sur une branche au-dessus de l’eau, dire de sa jolie scélérate de voix :

– Ah ! ah !... Eh bien, voilà ce que c’est !

Dans le canton de la Châtre, ce ne sont pas seulement les animaux qui « reviennent », ce sont encore les meubles. Du temps que le château de Briantes était encore habité, il s’y passait des scènes de l’autre monde. Un certain paysan régisseur, qui voulut approfondir ces mystères et qui s’y porta en esprit fort, dut y renoncer. Il y avait, dans la plus haute chambre, une oubliette d’où sortaient, la nuit, des clameurs effroyables, des cris d’animaux, des plaintes humaines et de grandes bouffées de vent qui éteignaient les lumières. C’étaient les âmes des gens et des bêtes qui avaient été massacrés en ce domaine par les huguenots pillards et les reîtres sans merci. Mais il y a plus : les meubles ayant été brisés, jetés par les fenêtres, et toutes choses « mises à sac », en ce temps de calamités, on entendait aussi des craquements et des « fracassements » d’objets invisibles qui semblaient rouler sur vous le long des escaliers et menacer de vous écraser.

Le susdit régisseur ayant bravé quelque temps ces prodiges sans en recevoir aucun dommage, s’en croyait quitte ; mais, un soir qu’il s’en revenait de la foire et entrait en la cuisine du castel pour se reposer et se chauffer, la chaise sur laquelle il voulut s’asseoir se tourna contre lui, les pieds en l’air, et, tandis qu’il en cherchait une de meilleure volonté, toutes les chaises et tous les bancs de ladite cuisine se ruèrent sur lui et lui donnèrent tant de coups, qu’il lui fallut céder et fuir ; d’autant plus que les broches et les couperets se mettaient de la partie et lui donnèrent la chasse jusqu’au milieu de la cour.

D’où l’on dut logiquement conclure que les choses inanimées avaient le droit de se plaindre et de crier à leur manière, comme des âmes en peine, et qu’il ne fallait pas plus se moquer d’elles que des autres revenants.

 

 

George SAND, Légendes rustiques, 1877.

 

 

 

 

 

 

 

 

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