Le moine des Étangs-Brisses

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George SAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Passants qui, aux derniers rayons du soleil, longez les marécages, prenez garde, prenez garde au moine gigantesque qui se lève tout à coup du milieu des roseaux. Fuyez et n’écoutez pas ses discours maudits.

Maurice SAND.

 

 

Jeanne et Pierre s’étaient attardés, un dimanche, le long des Étangs-Brisses. C’est un endroit qui n’est pas gai, surtout le soir. Quand on a passé les bois, on arrive sur un grand plateau tout nu, où il n’y a que joncs et sable et de grandes flaques d’eau qui se rejoignent à la saison des pluies et font comme un lac dont le fond paraît tout noir.

Au temps passé, un méchant moine, pris de vin, y fut noyé avec son âne, pour avoir voulu suivre une petite chaussée bien étroite que l’eau couvrait. L’âne n’avait point fait de mal : jamais plus on ne l’entendit braire ; mais le moine libertin fut condamné à sentir les affres de la mort et les angoisses de sa dernière heure tant qu’il y aurait une goutte d’eau dans les Étangs-Brisses. Or, bien que la culture empiète chaque année sur les bords de ces petits lacs, ils ne font point mine de tarir ; donc, le supplice du moine dure encore et durera Dieu sait combien !

Jeanne connaissait la mauvaise renommée des étangs ; mais Pierre n’y voulait pas croire et s’en moquait. Il l’empêchait d’ailleurs d’y songer, lui disant toutes sortes de choses que Jeanne trouvait belles et agréables à entendre. Ils étaient fiancés et revenaient de la ville, où ils avaient choisi leur « livrée » de noce, c’est-à-dire habits neufs, rubans et dentelles pour le grand jour. Ils marchaient ensemble, se tenant par le petit doigt, comme c’est la coutume des accordés, lorsqu’ils se trouvèrent sur la chaussés, les pieds pris dans la vase. La veille, un gros orage avait enflé l’étang, qui débordait un peu.

– Tu me mènes mal, dit Jeanne à son amoureux m’est avis que ce n’est point là le bon passage.

– Attends que je m’y reconnaisse, lui répondit Pierre. 0e vrai, le soleil est couché, et les roseaux sont tout noirs, tous pareils les uns aux autres. Reste un peu là, je m’en irai voir si on peut en sortir.

Jeanne était lasse ; elle s’assit dans les roseaux et regarda le ciel rouge tout « pigelé », c’est-à-dire tout marbré de jaune et de brun, et son esprit se tourna à la tristesse, sans qu’elle eût pu dire pourquoi.

« Si c’était tout à fait nuit, pensa-t-elle, je ne voudrais point me trouver seule en ce mauvais endroit, où, « dans les temps », le moine « s’est péri ». Pourvu que Pierre ne marche pas à faux pas dans ces herbes folles ! »

Elle le suivit des yeux tant qu’elle put le voir et puis elle ne le vit plus du tout et commença de trembler de tout son pauvre corps.

Tout d’un coup, elle vit voler une grande bande de canards sauvages qui venait de son côté, en menant du bruit ; et, se levant sur la pointe des pieds, elle vit Pierre qui revenait, s’amusant à jeter des cailloux dans l’eau pour faire lever d’autre bande d’oiseaux dont l’étang se remplissait, à mesure que la nuit descendait du haut du ciel.

Quand Pierre fut à côté d’elle, il lui dit :

– Nous sommes dans le vrai chemin, et, sauf un peu de bourbe, nous passerons bien. Laisse-moi souffler une minute, car j’ai marché vite, et, d’ailleurs, l’endroit n’est pas trop vilain pour se reposer.

– Si tu le trouves joli, c’est une drôle d’idée, mon Pierre ; moi, je m’y déplais et le temps m’y a duré. Repose-toi vite, car j’en veux sortir avant la grand-nuit.

Quand Pierre se fut assis dans les roseaux à côté de Jeanne, il lui dit :

– Mon Dieu ! Jeanne, le temps m’a bien duré aussi en marchant, car il me semble que je t’ai point embrassé depuis deux ans.

– « Diseux de riens » ! reprit-elle, tu m’as embrassée il n’y a pas deux quarts d’heure.

– Eh bien, ma mie, où est le mal ?

– Je ne dis point qu’il y en ait, puisque nous nous marions.

– Or donc, laisse-moi t’embrasser encore une petite fois, ou sept.

Jeanne se laissa embrasser une fois, disant que c’était assez. Elle n’y entendait point malice, mais elle savait, s’il est permis aux accordés de campagne de s’embrasser en marchant, devant les passants, il n’est point convenable ni honnête de se dire des amitiés en cachette du monde, et de s’arrêter dans les endroits où personne ne passe.

Pierre, qui était un garçon « bien comme il faut », c’est-à-dire sachant se comporter en tout de la vraie manière, était content de voir Jeanne le tenir à distance, et il ne faisait le jeu d’outrepasser un peu son droit que pour avoir plaisir de recevoir d’elle une bonne tape de temps en temps ; ce qui est, comme chacun sait, une grande marque de confiance et d’amitié.

Et, quand ils se turent ainsi honnêtement chamaillés un petit moment, ils se mirent à causer de l’avenir, ce qui est encore une grande réjouissance entre gens qui doivent passer leur vie ensemble. Et les voilà comptant et recomptant leurs petits apports, se bâtissant une maison neuve et se plantant un joli petit jardin, comme qui dirait dans la tête, car les pauvres enfants ne possédaient pas gros, et il leur fallait bien travailler seulement pour entretenir ce qu’ils avaient.

Mais voilà qu’une voix que Pierre n’entendait pas se mit à parler avec Jeanne comme si c’était celle de Pierre, tandis qu’une voix se mettait à parler avec Pierre comme si c’était celle de Jeanne, et pourtant ce ne l’était point Jeanne ne l’entendait mie. Et ainsi, ils crurent se dire des choses qu’ils ne disaient point et se trouvèrent en mauvais accord sans savoir d’où cela leur venait. Jeanne reprochait à Pierre d’être paresseux et d’aimer le cabaret ; Pierre reprochait à Jeanne d’être coquette et d’aimer trop la braverie. Si bien que tous deux se mirent à pleurer et à bouder, ne se voulant plus rien dire.

Mais une chose étonnante, c’est qu’en ne se disant plus rien, et en ne se voyant point remuer des lèvres, ils entendirent, tous deux à la fois, une voix très sourde qui parlait en manière de grenouille ou de cane sauvage, et qui disait les plus méchantes paroles du monde.

– Que faites-vous là, enfants, à vous bouder, au lieu de mettre à profit la nuit et la solitude ? Vous attendez sottement la fin de la semaine pour vous aimer librement ? Voilà une belle fadaise que le mariage ! Ne savez-vous pas que le mariage, c’est la peine, la misère, les querelles, le souci des enfants et les jours sans pain ? Allons, allons, innocents que vous êtes ! Dès le lendemain du mariage, vous pleurerez, si vous ne vous battez point ! Vous voyez bien que déjà, en voulant parler d’avenir et d’économie, vous n’avez pu vous entendre ! La vie est sotte et misérable, ne vous y trompez pas ; il n’y a de bon que l’oubli du devoir et le plaisir sans contrainte. Aimez-vous à présent, car, si vous ne profitez de l’heure qui se présente, vous ne la retrouverez plus et ne connaîtrez de votre union que les coups et les injures, des fleurs de la jeunesse que les piquerons et la folle graine.

Jeanne et Pierre avaient bien peur. Ils se tenaient la main et se serraient l’un contre l’autre sans oser respirer. Jeanne n’entendait rien de ce que lui disait la méchante voix. Les paroles passaient dans son oreille comme une messe du diable dite au rebours du bon sens ; mais Pierre, qui en savait plus long, écoutait, malgré sa peur, et comprenait quasiment tout.

– La voix est laide, dit-il, j’en tombe d’accord mais les mots ne sont point bêtes, et si tu m’en croyais, Jeanne, tu l’écouterais aussi.

– Que les paroles soient bêtes ou belles, je ne m’en soucie pas, répondit-elle. Elles me font peur, encore que je n’y comprenne goutte ; c’est quelqu’un qui se moque de nous parce que nous voilà tout seuls arrêtés en un lieu qui ne convient pas. Allons-nous-en vitement, mon Pierre ! Cette personne-là, vivante ou morte, ne nous veut que du mal.

– Non, Jeanne, elle nous veut du bien, car elle plaint le sort qui nous attend, et, si tu voulais bien comprendre ce qu’elle dit...

Là-dessus, Pierre, se sentant poussé du diable, voulut retenir Jeanne qui voulait s’en aller, et le mauvais esprit se crut pour un moment le plus fort.

Mais il n’est pas donné à ces mauvaises engeances de faire aux bons chrétiens tout le mal qu’elles souhaitent. Le moine libertin, voyant que Pierre trébuchait dans sa conscience, fut trop pressé de lui prendre son âme. Il se mit à chanter dans sa voix de marais, disant :

– Venez, venez, mes beaux enfants ! Il n’est pas besoin ici de cierges ni de témoins. S’il vous faut quelqu’un pour vous marier, je sais dire les vraies paroles qu’il faut. Mettez-vous à genoux devant moi et vous aurez la bénédiction de Belzébuth !

Disant cela, voilà le moine qui fait sortir de l’eau sa grosse tête couverte d’un capuchon vaseux.

– Sauvons-nous ! dit Jeanne, voilà une grosse loutre qui veut sauter après nous.

– Non pas, dit Pierre, je la virerai bien de mon bâton.

Mais, comme il se penchait sur l’eau pour regarder, il vit les yeux de feu du moine et puis sa barbe toute remplie de sangsues et de grenouilles, et puis son corps tout pourri, et puis ses jambes desséchées, et puis ses deux grands bras, tout ruisselants de mousse et de fange, qu’il déploya comme deux ailes sur la tête des deux amoureux, pour les consacrer à Satan.

Mais Pierre, encore qu’il ne fût pas des plus poltrons, eut une si fière peur de voir le moine grandir, grandir, comme s’il eût voulu toucher les nuées, qu’il se sauva, criant comme un essieu, courant comme un lièvre et tirant après lui la pauvre Jeanne, plus morte que vive, mais qui pourtant ne se fit point prier pour passer la chaussée, les pieds mouillés et les cheveux au vent.

Et si bien coururent, qu’ils arrivèrent au logis de leurs parents sans avoir une seule fois tourné la tête et sans avoir pris le temps de se dire un mot. Ils se marièrent dévotement huit jours après, sans avoir écouté les conseils du méchant moine, qui fut, dit-on, si penaud d’avoir manqué son coup de filet, qu’il resta longtemps sans oser reparaître et tenter de nouveau la pêche aux âmes chrétiennes.

La croyance au moine bourru, qui s’en va, menaçant et plaintif, frapper aux portes des maisons durant la nuit, et qui ne se retire, aux approches du jour, qu’en poussant des hurlements horribles, était proverbiale autrefois. Elle s’est maintenue longtemps dans presque toutes les provinces de France. On a beaucoup de légendes sur les moines débauchés et même sur les curés qui ont manqué leur vœu. Il était peu de presbytères qui ne fussent hantés par ces âmes en peine, il y a une vingtaine d’années, et peu d’églises de campagne où n’ait été surprise cette fameuse messe expiatoire que le prêtre défunt vient essayer de dire à l’aube du jour et qu’il ne peut jamais achever, s’il ne trouve un vivant de bonne volonté qui ait le courage de lui répondre « amen ».

 

 

George SAND, Légendes rustiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

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