Le dragon de Rhodes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johann Christoph Friedrich von SCHILLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Où court ce peuple ? Qu’a-t-il à se précipiter en hurlant dans les rues ? Rhodes est-elle la proie des flammes ?... La foule semble encore s’accroître, et j’aperçois au milieu d’elle un guerrier à cheval. Derrière lui... ô surprise ! on traîne un animal dont le corps est d’un dragon et la gueule d’un crocodile, et tous les yeux se fixent avec étonnement, tantôt sur le monstre, tantôt sur le chevalier.

Et mille voix s’écrient : « Voilà le dragon !... venez le voir !... Voilà le héros qui en a triomphé ! Bien d’autres sont partis pour cette périlleuse entreprise, mais aucun n’en était revenu... Honneur au vaillant chevalier ! » Et la foule se dirige vers le couvent où les chevaliers de Saint-Jean se sont à la hâte rassemblés en conseil.

Et le jeune homme pénètre avec peine dans la salle à travers les flots du peuple qui l’obstruaient, s’avance d’un air modeste vers le grand maître, et prend ainsi la parole : « J’ai rempli mon devoir de chevalier ; le dragon qui dévastait le pays gît abattu par ma main ; les chemins n’offrent plus de dangers aux voyageurs ; le berger peut sans crainte faire paître ses troupeaux ; le pèlerin peut aller paisiblement dans les rochers visiter la sainte chapelle. »

Le grand maître lui lance un regard sévère. « Tu as agi comme un héros, lui dit-il ; la bravoure honore les chevaliers, et tu en as fait preuve... Dis-moi, cependant, quel est le premier devoir de celui qui combat pour le Christ et qui se pare d’une croix ? » Tous les assistants pâlissent ; mais le jeune homme s’incline en rougissant, et répond avec une noble contenance : « L’obéissance est son premier devoir, celui qui le rend digne d’une telle distinction. – Et ce devoir, mon fils, répond le grand maître, tu l’as violé, quand ta coupable audace attaqua le dragon, au mépris de mes ordres. – Seigneur, jugez-moi seulement d’après l’esprit de la loi, car j’ai cru l’accomplir ; je n’ai pas entrepris sans réfléchir une telle expédition, et j’ai plutôt employé la ruse que la force pour vaincre le dragon.

« Cinq chevaliers, l’honneur de notre ordre et de la religion, avaient déjà péri victimes de leur courage, lorsque vous nous défendîtes de tenter le même combat. Cependant, ce désir me rongeait le cœur et me remplissait de mélancolie. La nuit, des songes m’en retraçaient l’image, et, quand le jour venait éclairer de nouvelles dévastations, une ardeur sauvage s’emparait de moi, au point que je résolus enfin d’y hasarder ma vie.

« Et je me disais à moi-même : « D’où naît la gloire, noble parure des hommes ? Qu’ont-ils fait, ces héros chantés des poètes, et que l’antiquité élevait au rang des dieux ? Ils ont purgé la terre de monstres, combattu des lions, lutté avec des minotaures, pour délivrer de faibles victimes, et jamais ils n’ont plaint leur sang.

« Les chevaliers ne peuvent-ils donc combattre que des Sarrasins, ou détrôner que des faux dieux ? N’ont-ils pas été envoyés à la terre comme libérateurs, pour l’affranchir de tous ses maux et de tous ses ennemis ? Cependant, la sagesse doit guider leur courage, et l’adresse suppléer à la force. »

« Ainsi me parlais-je souvent, et je cherchais seul à reconnaître les lieux habités par le monstre ; enfin mon esprit m’offrit un moyen de l’attaquer et je m’écriai, plein de joie : « Je l’ai trouvé ! »

« Et, me présentant à vous, je vous témoignai le désir de revoir ma patrie ; vous accédâtes à ma prière ; je fis une heureuse traversée, et, de retour à peine dans mon pays, je fis exécuter par un habile ouvrier l’image fidèle du dragon. C’était bien lui : son long corps pesait sur des pieds courts et difformes ; son dos se recouvrait horriblement d’une cuirasse d’écailles.

« Son col était d’une longueur effrayante et sa gueule s’ouvrait pour saisir ses victimes, hideuse comme une porte de l’enfer, armée de dents qui éclataient blanches sur le gouffre sombre de son gosier et d’une langue aiguë comme la pointe d’une épée ; ses petits yeux lançaient d’affreux éclairs, et, au bout de cette masse gigantesque, s’agitait la longue queue en forme de serpent dont il entortille les chevaux et les hommes.

« Tout cela, exécuté en petit et peint d’une couleur sombre, figurait assez bien le monstre, moitié serpent, moitié dragon, au sein de son marais empoisonné ; et, quand tout fut terminé, je choisis deux dogues vigoureux, agiles, accoutumés à chasser les bêtes sauvages ; je les lançai contre le monstre, et ma voix les excitait à le mordre avec fureur de leurs dents acérées.

« Il est un endroit où la poitrine de l’animal dégarnie d’écailles ne se recouvre que d’un poil léger : c’est là surtout que je dirige leurs morsures ; moi-même, armé d’un trait, je monte mon coursier arabe et d’une noble origine, j’excite son ardeur en le pressant de mes éperons, et je jette ma lance à cette vaine image, comme si je voulais la percer.

« Mon cheval se cabre effrayé, hennit, blanchit son mors d’écume, et mes dogues hurlent de crainte à cette vue... Je ne prends point de repos qu’ils ne s’y soient accoutumés. Trois mois s’écoulent, et, lorsque je les vois bien dressés, je m’embarque avec eux sur un vaisseau rapide. Arrivé ici depuis trois jours, j’ai pris à peine le temps nécessaire pour reposer mes membres fatigués jusqu’au moment de l’entreprise.

« Mon cœur fut vivement touché des nouveaux désastres de ce pays, que j’appris à mon arrivée ; de la mort surtout de ces bergers qui s’étaient égarés dans la forêt et qu’on retrouva déchirés ; je ne pris plus dès lors conseil que de mon courage, et je résolus de ne pas différer plus longtemps. J’en instruisis soudain mes écuyers, je montai sur mon bon cheval, et, accompagné de mes chiens fidèles, je courus, par un chemin détourné et en évitant tous les yeux, à la rencontre de l’ennemi.

« Vous connaissez, seigneur, cette chapelle élevée par un de vos prédécesseurs sur le rocher d’où l’on découvre toute l’île : son extérieur est humble et misérable, et cependant elle renferme une merveille de l’art : la sainte Vierge et son fils, adoré par les trois rois. Le pèlerin, parvenu au faîte du rocher par trois fois trente marches, se repose enfin près de son Créateur, en contemplant avec satisfaction l’espace qu’il a parcouru.

« Il est au pied du rocher une grotte profonde, baignée des flots de la mer voisine, où jamais ne pénètre la lumière du ciel ; c’est là qu’habitait le reptile et qu’il était couché nuit et jour, attendant sa proie : ainsi veillait-il comme un dragon de l’enfer au pied de la maison de Dieu, et, si quelque pèlerin s’engageait dans ce chemin fatal, il se jetait sur lui et l’emportait dans son repaire.

« Avant de commencer l’effroyable combat, je gravis le rocher, je m’agenouille devant le Christ, et, ayant purifié mon cœur de toute souillure, je revêts dans le sanctuaire mes armes éclatantes : j’arme ma droite d’une lance, et je descends pour combattre. Puis, laissant en arrière mes écuyers, à qui je donne mes derniers ordres, je m’élance sur mon cheval en recommandant mon âme à Dieu.

« À peine suis-je en plaine, que mes chiens poussent des hurlements, et mon cheval commence à se cabrer d’effroi... C’est qu’ils ont vu tout près la forme gigantesque de l’ennemi, qui, ramassé en tas, se réchauffait à l’ardeur du soleil. Les dogues rapides fondent sur lui ; mais ils prennent bientôt la fuite, en le voyant ouvrir sa gueule haletante d’une vapeur empoisonnée, et pousser le cri du chacal.

« Cependant, je parviens à ranimer leur courage ; ils retournent au monstre avec une ardeur nouvelle, tandis que, d’une main hardie, je lui lance un trait dans le flanc. Mais, repoussée par les écailles, l’arme tombe à terre sans force, et j’allais redoubler, lorsque mon coursier, qu’épouvantait le regard de feu du reptile et son haleine empestée, se cabra de nouveau, et c’en était fait de moi...

« ... Si je ne me fusse jeté vite à bas de cheval. Mon épée est hors du fourreau ; mais tous mes coups sont impuissants contre le corselet d’acier du reptile. Un coup de queue m’a déjà jeté à terre, sa gueule s’ouvre pour me dévorer... quand mes chiens, s’élançant sur lui avec rage, le forcent à lâcher prise, et lui font pousser d’horribles hurlements, déchiré qu’il est par leurs morsures.

« Et, avant qu’il se soit débarrassé de leur attaque, je lui plonge dans la gorge mon glaive jusqu’à la poignée. Un fleuve de sang impur jaillit de sa plaie ; il tombe et m’entraîne avec lui, enveloppé dans les noeuds de son corps. – C’est alors que je perdis connaissance, et, lorsque je revins à la vie, mes écuyers m’entouraient, et le dragon gisait étendu dans son sang. »

À peine le chevalier eut-il achevé, que des cris d’admiration longtemps comprimés s’élancèrent de toutes les bouches, et que des applaudissements cent fois répétés éclatèrent longtemps sous les voûtes sonores : les guerriers de l’ordre demandèrent même à haute voix que l’on décernât une couronne au héros ; le peuple, reconnaissant, voulait le porter en triomphe... Mais le grand maître, sans dérider son front, commanda le silence.

« Tu as, dit-il, frappé d’une main courageuse le dragon qui dévastait ces campagnes ; tu es devenu un dieu pour le peuple... mais, pour notre ordre, un ennemi ! et tu as enfanté un monstre bien autrement fatal que n’était celui-ci... Un serpent qui souille le cœur, qui produit la discorde et la destruction, en un mot, la désobéissance ! Elle hait toute espèce de subordination, brise les liens sacrés de l’ordre, et fait le malheur de ce monde.

« Le Turc est brave comme nous... C’est l’obéissance qui doit nous distinguer de lui : c’est dans les mêmes lieux où le Seigneur est descendu de toute sa gloire à l’état abject d’un esclave, que les premiers de cet ordre l’ont fondé afin de perpétuer un tel exemple : l’abnégation de toutes nos volontés, devoir qui est le plus difficile de tous, a été la base de leur institution ! – Une vaine gloire t’a séduit... Ôte-toi de ma vue... Celui qui ne peut supporter le joug du Seigneur n’est pas digne de se parer de sa croix. »

La foule, à ces mots, s’agite en tumulte et remplit le palais d’impétueux murmures. Tous les chevaliers demandent en pleurant la grâce de leur frère... Mais celui-ci, les yeux baissés, dépouille en silence l’habit de l’ordre, baise la main sévère du grand maître, et s’éloigne. Le vieillard le suit quelque temps des yeux, puis, le rappelant du ton de l’amitié : « Embrasse-moi, mon fils ! tu viens de remporter un combat plus glorieux que le premier : prends cette croix ; elle est la récompense de cette humilité qui consiste à se vaincre soi-même. »

 

 

Traduit de l’allemand par Gérard de Nerval.

  

 

 

 

 

 

 

 

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