Le récit de Donnerhugel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Walter SCOTT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les barons d’Arnheim, quoique s’occupant, de père en fils, d’études secrètes, étaient pourtant, comme les autres nobles allemands, belliqueux et amateurs de la chasse. Tel était particulièrement le caractère d’Herman d’Arnheim, aïeul maternel d’Anne de Geiersten, qui se faisait gloire d’avoir un superbe haras, et possédait le plus noble coursier qu’on eût jamais vu dans les Cercles de l’Allemagne. Je renonce à vous faire la description d’un tel animal ; je me bornerai à dire qu’il était noir comme le jais, sans un seul poil blanc sur sa tête ni à ses pieds. Pour cette raison, et attendu son caractère fougueux, son maître l’avait nommé Apollyon, ce qu’on regardait en secret comme tendant à confirmer les mauvais bruits qui couraient sur la maison d’Arnheim, puisque le baron, disait-on, donnait à son cheval favori le nom d’un démon.

Il arriva, un jour de novembre, que le baron était allé chasser dans la forêt, et qu’il ne rentra chez lui qu’après la nuit venue. Il ne se trouvait aucun étranger au château, car, je vous l’ai déjà donné à entendre, les barons n’y recevaient guère que ceux dont ils pouvaient espérer d’obtenir de nouvelles connaissances. Le baron était seul, assis dans son salon, éclairé par des torches et des lampes. D’une main il tenait un livre dont les caractères auraient été inintelligibles pour tout autre que pour lui ; l’autre était appuyée sur une table de marbre, sur laquelle était placé un flacon de vin de Tokay. Un page était placé dans une attitude respectueuse au fond de cette grande salle, où il ne régnait qu’un demi-jour, et l’on n’entendait d’autre son que celui du vent de la nuit, qui semblait soupirer sur un ton lugubre en passant à travers les cottes de mailles rouillées et les bannières en lambeaux, qui formaient la tapisserie de cet appartement féodal. Tout à coup on entendit quelqu’un monter l’escalier à la hâte et comme en tremblant, la porte s’ouvrit avec violence et, l’effroi peint sur tous ses traits, Gaspard, chef des écuries du baron, ou son grand-écuyer, accourut vers la table devant laquelle son maître était assis, en s’écriant :

« Monseigneur ! monseigneur ! il y a un diable dans l’écurie.

– Que signifie cette folie ? demanda le baron en se levant, surpris et mécontent d’être interrompu d’une manière si inusitée.

– Je me soumets à tout votre déplaisir, dit Gaspard, si je ne vous dis pas la vérité. Apollyon... »

Il s’interrompit un instant.

« Parle donc, fou que tu es ! s’écria le baron, la frayeur te fait-elle perdre la tête ? Mon cheval est-il malade ? Lui est-il arrivé quelque accident ? »

Tout ce que put faire le grand-écuyer fut de répéter :

« Apollyon !

– Eh bien ! dit le baron, quand Apollyon lui-même serait ici en personne, il n’y aurait pas de quoi effrayer un homme brave.

– Le diable est à côté d’Appolyon, s’écria le chef des écuries.

– Fou ! s’écria le baron, en saisissant une torche ; qui peut t’avoir tourné l’esprit ? Des gens comme toi, nés pour nous servir, devraient avoir plus d’empire sur leur tête par égard pour nous, si ce n’est pour eux-mêmes. »

Tout en parlant ainsi, il traversa la cour du château pour se rendre dans ses écuries, qui en occupaient toute l’extrémité inférieure, et où cinquante beaux coursiers étaient rangés des deux côtés. Près de chacun d’eux étaient placées les armes offensives et défensives d’un homme d’armes, aussi brillantes et en aussi bon état qu’il était possible, et la cotte de buffle qui formait le vêtement de dessous du soldat. Le baron y entra avec deux domestiques qui l’avaient suivi, étonnés de cette alarme extraordinaire. Il marcha à grands pas entre ces deux rangs de chevaux, et s’approcha de son coursier favori qui était à l’autre extrémité de l’écurie, du côté droit. L’animal ne hennit point, ne secoua point la tête, ne battit pas du pied, enfin ne donna aucun de ces signes par lesquels il avait coutume de témoigner sa joie quand il voyait arriver son maître. Il ne parut le reconnaître que par une sorte de gémissement qui semblait implorer son assistance.

Herman leva sa torche, et vit un grand homme qui avait la main appuyée sur l’épaule du cheval.

« Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? lui demanda le baron.

– Je cherche refuge et hospitalité, répondit l’étranger, et je te le demande par l’épaule de ton cheval, et par le tranchant de ton sabre ; et puissent-ils ne jamais te manquer au besoin !

– Tu es donc un frère du Feu sacré ? dit le baron d’Arnheim. Je ne puis te refuser ce que tu me demandes d’après les rites des Mages perses. Contre qui et pour combien de temps me demandes-tu ma protection ?

– Contre ceux qui viendront me chercher avant que le coq chante, répondit l’étranger, et pour l’espace de temps d’un an et un jour à compter de ce moment.

– Mon serment et mon honneur ne me permettent pas de te refuser. Je te protégerai donc un an et un jour ; ta tête aura l’abri de mon toit, tu t’assiéras à ma table et tu boiras de mon vin. Mais toi aussi, tu dois obéir aux voix de Zoroastre. De même qu’il dit : “Que le plus fort protège le plus faible !” il est dit aussi que le plus sage instruise celui qui a moins de connaissances. Je suis le plus fort, et tu seras en sûreté sous ma protection ; mais tu es le plus sage, et tu dois m’instruire dans les plus secrets mystères.

– Vous voulez vous amuser aux dépens de votre serviteur ; mais si Dannischemend sait quelque chose qui puisse être utile à Herman, ses instructions seront pour lui comme celles d’un père à son fils.

– Sors donc de ta place de refuge. Je te le jure par le Feu sacré, qui vit sans aliments terrestres, par la fraternité qui existe entre nous, par l’épaule de mon cheval, et par le tranchant de mon sabre, que je garantirai ta sûreté pendant un an et un jour, autant que mon pouvoir y suffira. »

L’étranger sortit de l’écurie, et ceux qui virent son extérieur singulier ne furent pas très surpris que Gaspard eût été effrayé en le trouvant dans l’écurie, sans savoir comment il avait pu s’y introduire. Quand il fut entré dans le salon où le baron le conduisit, comme il y aurait conduit un hôte respectable accueilli avec plaisir, la clarté des torches fit voir que c’était un homme de grande taille et ayant un air de dignité. Il portait le costume asiatique, c’est-à-dire un cafetan ou longue robe noire semblable à celle que portent les Arméniens, et un grand bonnet carré couvert de la laine noire des moutons d’Astrakan. Ses vêtements étaient noirs, ce qui faisait ressortir une longue barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Sa robe était retenue autour de sa taille par une ceinture en filet de soie noire, dans laquelle, au lieu de poignard et de cimeterre, étaient passés un étui d’argent et un rouleau de parchemin. Le seul ornement qu’il portât était un rubis d’une grosseur peu commune, et dont l’éclat était tel que, lorsque la lumière le frappait, il semblait darder les rayons qu’il ne faisait que réfléchir. Le baron lui offrit alors des rafraîchissements, mais l’étranger lui répondit :

« Je ne puis rompre le pain, ni faire passer une goutte d’eau entre mes lèvres, jusqu’à ce que le Vengeur soit arrivé devant votre porte. »

Le baron donna ordre qu’on remît de l’huile dans les lampes, et qu’on allumât de nouvelles torches ; il dit à tous ses gens d’aller se reposer, et resta seul avec l’étranger. À minuit, les portes du château furent ébranlées comme par un ouragan, et l’on entendit une voix, comme celle d’un héraut, demander qu’on lui remît son prisonnier Dannischemend, fils d’Ali. Le gardien de la porte entendit alors ouvrir une fenêtre, et reconnut la voix de son maître, qui parlait à la personne qui venait de faire cette sommation. Mais la nuit était si obscure qu’il ne put voir aucun des interlocuteurs, et la langue qu’ils parlaient lui était inconnue, ou du moins leurs discours étaient mêlés de tant de mots étrangers qu’il ne put en comprendre une syllabe. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées quand celui qui était dehors éleva de nouveau la voix, et dit en allemand :

« J’ajourne donc l’exercice de mes droits à un an et un jour ; mais quand je reviendrai à cette époque, ce sera pour exiger ce qui m’est dû et ce qui m’est dû ne me sera plus refusé. »

Depuis ce moment, le Persan Dannischemend resta constamment au château d’Arnheim, et jamais, pour quelque motif que ce fût, il n’en passa le pont-levis. Ses amusements ou ses travaux semblaient concentrés dans la bibliothèque et dans le laboratoire où le baron travaillait souvent avec lui plusieurs heures de suite.

Les habitants du château ne trouvaient aucun reproche à faire au Mage ou Persan, si ce n’est qu’il semblait se dispenser de tout exercice de religion, puisqu’il n’allait ni à la messe ni à confesse, et qu’il n’assistait à aucune cérémonie religieuse. Le chapelain, à la vérité, se disait satisfait de l’état de la conscience de l’étranger ; mais on soupçonnait depuis longtemps que le digne ecclésiastique n’avait obtenu une place qui n’était pas très pénible qu’à la condition fort raisonnable qu’il approuverait les principes de tous ceux à qui il plairait au baron d’accorder l’hospitalité, et qu’il les déclarerait orthodoxes.

On remarqua pourtant que Dannischemend était fort exact dans la pratique de sa dévotion privée. Il ne manquait jamais de se prosterner au premier rayon du soleil levant, et il avait fabriqué une lampe en argent, des plus belles proportions, qu’il plaça sur un piédestal de marbre en forme de colonne tronquée, sur la base duquel il avait sculpté des hiéroglyphes. Personne, à l’exception peut-être du baron, ne savait avec quelles essences il alimentait la flamme de cette lampe ; mais elle était plus pure, plus constante, plus brillante qu’aucune lumière qu’on eût jamais vue, excepté celle du soleil ; et l’on croyait généralement qu’elle était l’objet du culte secret de Dannischemend, en l’absence de cet astre glorieux.

Ce qu’on observa en lui encore fut que ses mœurs paraissaient sévères, sa gravité extrême, sa manière de vivre dictée par la tempérance et ses jeûnes très fréquents. Si ce n’est en quelques occasions particulières, il ne parlait jamais qu’au baron, mais comme il ne manquait pas d’argent, et qu’il était libéral, il était regardé par les domestiques avec respect, mais sans crainte et sans éloignement.

Le printemps succéda à l’hiver, l’été fit naître ses fleurs, l’automne produisit ses fruits, et ils commençaient à mûrir et à tomber, quand un page qui les accompagnait quelquefois dans le laboratoire, pour leur servir d’aide quand ils en avaient besoin, entendit le Persan dire au baron d’Arnheim :

« Vous ferez bien, mon fils, de faire attention à mes paroles, car les leçons que je vous donne tirent à leur fin, et nul pouvoir sur la terre ne peut retarder plus longtemps mon destin.

– Hélas ! mon maître ! dit le baron ; faut-il donc que je perde l’avantage de vos leçons, quand votre main habile devient nécessaire pour me placer sur le pinacle du Temple et de la Sagesse !

– Ne vous découragez pas, mon fils, répondit le Sage ; je léguerai à ma fille le soin de vous perfectionner dans vos études, et elle viendra ici dans ce dessein. Mais souvenez-vous que, si vous voulez voir se perpétuer votre nom, vous ne devez la regarder que comme une aide dans vos études. Si la beauté d’une jeune fille vous fait oublier qu’elle ne doit que vous instruire, vous serez enterré avec votre épée et votre bouclier, comme le dernier descendant mâle de votre maison ; et, croyez-moi, d’autres maux en résulteront ; car de telles alliances n’ont jamais un résultat heureux. J’en offre en ma personne un exemple. Mais... Silence ! on nous observe. »

Tous ceux qui composaient la maison du baron d’Arheim n’ayant que peu d’objets de réflexions n’en observaient que plus attentivement tout ce qui se passait sous leurs yeux. Lorsqu’ils virent approcher l’époque à laquelle le Persan devait cesser de trouver un abri au château, les uns en sortirent sous divers prétextes, suggérés par la terreur, les autres s’attendirent en tremblant à quelque catastrophe terrible. Rien de semblable ne survint pourtant, car lorsque le jour en fut arrivé, et longtemps avant l’heure redoutable de minuit, Dannischemend termina son séjour dans le château d’Arnheim en sortant à cheval, comme un voyageur ordinaire. Le baron avait pris congé de son maître avec beaucoup de marques de regret et même de chagrin. Le sage Persan le consola en lui parlant assez longtemps à voix basse, mais on entendit cette dernière phrase :

« Elle sera près de vous au premier rayon du soleil. Ayez pour elle de l’affection, mais ne la portez pas trop loin. »

À ces mots, il partit, et jamais on ne le revit ; jamais on n’en entendit parler dans les environs du château d’Arnheim.

Pendant toute la journée qui suivit le départ de l’étranger, on remarqua sur les traits du baron une mélancolie particulière. Contre son usage, il resta dans le grand salon, et n’entra ni dans la bibliothèque ni dans le laboratoire, où il ne pouvait plus jouir de la compagnie de son maître. Le lendemain matin, au point du jour, il appela son page ; et quoiqu’il fût ordinairement peu soigneux de son costume il apporta le plus grand soin à sa mise. Comme il était dans le printemps de la vie, et qu’il avait l’air noble et distingué, il eut tout lieu d’être satisfait de son extérieur. Ayant fini sa toilette, il attendit que le disque du soleil se montrât au-dessus de l’horizon ; et, prenant alors sur la table la clé de son laboratoire, que le page croyait y être restée toute la nuit, il s’y rendit, suivi de ce serviteur.

Le baron s’arrêta à la porte, et sembla réfléchir un instant s’il devait renvoyer son page ; puis hésiter à ouvrir la porte, comme aurait pu le faire quelqu’un qui se serait attendu à voir quelque chose d’étrange. Enfin, s’armant de résolution, il fit tourner la clé dans la serrure, ouvrit la porte, et entra. Le page suivit les pas de son maître, et fut saisi d’une surprise qui allait jusqu’à la terreur, en voyant un objet qui, quoique extraordinaire, n’avait pourtant rien que d’aimable et de flatteur à la vue.

La lampe d’argent n’était plus sur son piédestal, et l’on y voyait figurer en place une jeune et belle femme, portant le costume persan, dont le cramoisi était la couleur dominante. Elle ne portait ni turban, ni aucune espèce de coiffure, ses cheveux d’un châtain clair n’étaient retenus que par un ruban bleu, attaché au-dessus du front par une agrafe d’or, dans laquelle était enchâssée une superbe opale qui, parmi les couleurs changeantes particulières à cette pierre, faisait jaillir une légère teinte de rouge qu’on aurait prise pour une étincelle de feu.

Cette jeune personne était à peine de moyenne taille, mais parfaitement formée. Le costume oriental, avec les larges pantalons noués à la cheville, laissait voir les plus jolis petits pieds qu’on pût se figurer ; et sous les plis de sa robe, on apercevait des bras et des mains d’une symétrie parfaite ; sa physionomie avait de la vivacité et de l’expression. L’intelligence et l’esprit paraissaient y dominer ; et son œil vif et noir, avec ses sourcils bien arqués, semblait un présage des remarques malicieuses que ses lèvres de rose, souriant à demi, paraissaient prêtes à faire entendre.

Le piédestal sur lequel elle était debout, et en quelque sorte perchée, aurait paru une base peu sûre pour une personne d’un poids plus considérable, mais, de quelque manière qu’elle y eût été transportée, elle semblait y reposer aussi légèrement et avec la même sécurité qu’une linotte qui vient de descendre du haut des airs sur la branche flexible d’un rosier. Le premier rayon du soleil levant, pénétrant à travers une croisée qui était précisément en face du piédestal, ajoutait à l’effet de cette belle statue vivante, qui restait aussi immobile que si elle eût été de marbre. Elle ne montra qu’elle s’apercevait de la présence du baron que par les mouvements plus fréquents de sa respiration, accompagnés d’une vive rougeur et d’un léger sourire.

Quelque raison que pût avoir le baron d’Arnheim pour s’attendre à voir quelque objet de la nature de celui qui frappait ses yeux, les charmes dont cette jeune personne était ornée surpassaient tellement son attente qu’il resta un moment immobile et pouvant à peine respirer. Cependant, il parut se rappeler tout à coup qu’il était de son devoir de faire un accueil hospitalier à la belle étrangère qui arrivait dans son château, et de la tirer de la situation précaire qu’elle occupait. Il s’avança donc vers elle, les lèvres prêtes à prononcer qu’elle était la bienvenue chez lui, et les bras étendus pour la faire descendre du piédestal qui avait plus de cinq pieds de hauteur ; mais la vive et agile étrangère n’accepta que le secours de la main du baron, et sauta sur le plancher aussi légèrement et sans se faire plus de mal que si elle eût été un être aérien. Ce ne fut que par la pression momentanée de sa petite main que le baron d’Arnheim put s’apercevoir que c’était un être de chair et de sang qui le touchait.

« Je suis venue comme j’en ai reçu l’ordre, dit-elle en jetant un regard autour d’elle. Vous devez vous attendre à trouver en moi une maîtresse exacte, et j’espère que vous me ferez honneur en vous montrant un disciple laborieux et attentif. »

Après l’arrivée de cet être singulier et charmant au château d’Arnheim, divers changements eurent lieu dans l’intérieur de la maison. Une dame de haut rang et de peu de fortune, veuve respectable d’un comte de l’Empire, qui était parente du baron, accepta l’invitation que lui fit celui-ci de venir présider aux affaires domestiques de son parent, et d’écarter par sa présence les soupçons injurieux auxquels aurait pu donner lieu le séjour au château d’Hermione, comme on nommait généralement la belle Persane.

La comtesse Waldstetten portait la complaisance au point d’être presque toujours présente quand le baron d’Arnheim recevait des leçons de la jeune et belle maîtresse qui avait été substituée d’une manière si étrange au vieux Mage et quand il étudiait avec elle, soit dans la bibliothèque soit dans le laboratoire. Si l’on peut ajouter foi au rapport de cette dame, leurs travaux étaient d’une nature très extraordinaire, et ils produisaient quelquefois des effets qui lui causaient autant de crainte que de surprise ; mais elle soutint toujours fermement qu’ils ne s’occupaient jamais de sciences illicites, et qu’ils se renfermaient dans les bornes des connaissances permises à la nature humaine.

Un meilleur juge en pareille matière, l’évêque de Bamberg lui-même, fit une visite au château d’Arnheim, afin de pouvoir juger la science d’une femme qui faisait tant de bruit dans toutes les contrées arrosées par le Rhin. Il eut un entretien avec Hermione, et il la trouva profondément pénétrée des vérités de la religion. Elle en connaissait si bien tous les dogmes qu’il dit que c’était un docteur en théologie, portant le costume d’une danseuse de l’Orient. Quand on lui demanda ce qu’il pensait des connaissances qu’elle avait acquises dans les langues et dans les sciences, il répondit qu’il avait été à Arnheim pour juger de la vérité de tout ce qu’il avait entendu dire à ce sujet, et qui lui avait paru exagéré ; mais qu’en en revenant il devait avouer qu’on ne lui en avait pas encore dit assez de moitié.

D’après ce témoignage irrécusable, les bruits sinistres auxquels avait donné lieu l’arrivée extraordinaire de la belle étrangère finirent par cesser d’avoir cours, d’autant plus que ses manières aimables forçaient tous ceux qui s’approchaient d’elle à lui accorder leur affection.

Cependant, un grand changement commença à se faire remarquer dans les entrevues entre l’aimable maîtresse et son élève. Elles avaient toujours lieu avec la même réserve, et jamais, autant qu’on pouvait le savoir, sans que la comtesse de Waldstetten ou quelque autre personne respectable y fût présente. Mais le lieu de ces entrevues n’était plus exclusivement la bibliothèque ou le laboratoire ; on cherchait des amusements dans les jardins et les bosquets ; on faisait des parties de chasse et de pêche ; on passait les soirées à danser ; et tout cela semblait annoncer que l’étude des sciences cédait en ce moment à l’attrait du plaisir.

Il n’était pas difficile de deviner ce que signifiait ce changement, quoique le baron d’Arnheim et la belle étrangère pussent s’entretenir en une langue que personne ne comprenait, et par conséquent avoir des entretiens particuliers au milieu du tumulte des plaisirs qui les entouraient, et personne ne fut surpris quand, au bout de quelques semaines, il fut formellement annoncé que la belle Persane allait devenir baronne d’Arnheim.

Les manières de cette jeune personne étaient si séduisantes et si aimables, sa conversation si animée, son esprit si brillant mais plein de douceur et de modestie que, quoique son origine fût inconnue, sa bonne fortune excita moins d’envie qu’on n’aurait pu s’y attendre dans un cas si singulier. Par-dessus tout, sa générosité étonnait généralement, et lui gagnait les cœurs de toutes les jeunes personnes qui approchaient d’elle. Sa richesse paraissait sans bornes, et elle distribua tant de bijoux à ses belles amies qu’on ne concevait pas qu’il restât assez de joyaux pour se parer. Ses bonnes qualités, sa libéralité surtout, la simplicité de son caractère, formant un beau contraste avec la profondeur des connaissances qu’on savait qu’elle possédait, enfin l’absence complète de toute ostentation faisaient que ses compagnes lui pardonnaient sa supériorité. On remarquait pourtant en elle quelques singularités, peut-être exagérées par l’envie, qui semblait tirer une ligne de séparation entre la belle Hermione et les simples mortelles parmi lesquelles elle vivait.

Dans la danse, elle était sans rivale pour la légèreté et l’agilité, et l’on aurait pu la prendre pour un être aérien. Elle pouvait se livrer à ce plaisir, sans paraître éprouver la plus légère fatigue, au point de lasser le danseur le plus intrépide. Le jeune duc de Hochspringen, qui passait dans toute l’Allemagne pour être infatigable, ayant dansé avec elle une demi-heure, fut obligé d’interrompre la danse, et se jeta sur un sofa, complètement épuisé, en disant qu’il venait de danser non avec une femme, mais avec un feu follet.

On disait aussi tout bas que, lorsqu’elle jouait dans le labyrinthe ou dans les bosquets du jardin, avec ses jeunes amies, à des jeux qui exigeaient de l’agilité, elle devenait animée de cette légèreté surnaturelle dont elle paraissait inspirée en dansant. À l’instant où elle était au milieu de ses jeunes compagnes on la voyait disparaître et franchir les haies, les treillages, les barrières, avec une telle rapidité que l’œil le plus attentif ne pouvait découvrir de quelle manière elle se trouvait de l’autre côté ; et quand on la voyait bien loin derrière quelque barricade, ceux qui la regardaient la retrouvaient près d’eux l’instant d’après.

Dans des moments pareils, quand ses yeux étincelaient, que ses joues devenaient plus vermeilles, et que tout son extérieur était animé, on prétendait que l’opale enchâssée dans l’agrafe qui attachait le ruban bleu retenant sa belle chevelure, ornement qu’elle ne quittait jamais, lançait avec plus de vivacité l’espèce d’étincelle ou de langue de feu qui en sortait toujours. De même, si le soir, dans le salon, la conversation d’Hermione devenait plus animée que de coutume, on croyait voir cette pierre devenir plus brillante, et faire jaillir un rayon de lumière qu’elle produisait d’elle-même, et sans qu’il fût, comme c’est l’ordinaire, réfléchi par un autre corps lumineux. Ses suivantes disaient aussi que lorsque leur maîtresse éprouvait un mouvement passager de colère, seul défaut qu’on ait jamais remarqué en elle, on voyait un éclat rouge vif jaillir de ce joyau mystérieux, comme s’il eût partagé les émotions de celle qui le portait. Les femmes qui faisaient sa toilette assuraient, en outre, qu’elle ne quittait jamais ce bijou que pour quelques instants, pendant ce temps elle gardait le silence et avait l’air plus pensif que de coutume, et que surtout elle témoignait de la crainte quand on en approchait un liquide quelconque. On remarqua même que, lorsqu’elle prenait de l’eau bénite à la porte de l’église, elle ne portait jamais la main à son front pour faire le signe de la croix, de peur, comme on le supposait, qu’une goutte d’eau ne touchât un joyau dont elle faisait tant de cas.

Ces bruits singuliers n’empêchèrent pas le mariage du baron d’Arnheim d’avoir lieu. Il fut célébré dans toutes formes d’usage, et le jeune couple parut commencer une vie de bonheur, telle que la terre en présente rarement. Au bout de douze mois l’aimable baronne accoucha d’une fille, à qui l’on résolut de donner le nom de Sibylle, qui était celui de la mère du baron d’Arnheim. Mais comme la santé de l’enfant était excellente, on retarda la cérémonie jusqu’à ce que la mère fût en état d’y assister. Des invitations furent faites dans tous les environs, et le château à cette époque se trouva rempli d’une compagnie nombreuse.

Parmi les personnes qui y avaient été invitées était une vieille dame, comme pour jouer dans la société le rôle que les ménestrels, dans leurs contes, assignent à une fée méchante. C’était la baronne de Steinfeldt, fameuse dans tous les environs par sa curiosité insatiable et par son orgueil insolent. Elle avait à peine passé quelques jours dans le château que déjà, à l’aide d’une suivante chargée de chercher des aliments à sa curiosité, elle savait tout ce que l’on connaissait, tout ce qu’on disait, tout ce qu’on soupçonnait relativement à la baronne Hermione. Le matin du jour fixé pour le baptême, tandis que toute la compagnie était réunie dans le salon, et n’attendait plus que la maîtresse de la maison pour se rendre dans la chapelle, il s’éleva entre la dame aigre et hautaine dont nous venons de parler et la comtesse Waldstetten une violente querelle sur un droit de préséance. Le baron d’Arnheim, choisi pour arbitre, le prononça en faveur de la comtesse. Mme de Steinfeldt ordonna sur-le-champ qu’on lui amenât son palefroi, et que toute sa suite montât à cheval.

« Je quitte un château dans lequel une bonne chrétienne n’aurait jamais dû entrer, s’écria-t-elle. Je quitte une maison dont le maître est un sorcier ; la maîtresse un démon qui n’ose se mouiller le front d’eau bénite, et la dame de compagnie une femme qui, pour un vil intérêt, a joué le rôle d’entremetteuse entre un magicien et un diable incarné. »

Elle partit sur-le-champ, la rage peinte sur la figure, et le cœur rongé de dépit.

Le baron fit quelques pas en avant, et demanda si, parmi les chevaliers et les seigneurs qui étaient réunis, il s’en trouvait quelqu’un qui voulût tirer l’épée pour soutenir les infâmes mensonges que la baronne venait de vomir contre lui, contre son épouse et contre sa parente.

Chacun refusa de prendre la défense de la baronne de Steinfeldt dans une si mauvaise cause, et déclara qu’il était convaincu qu’elle avait parlé avec calomnie et fausseté.

« Que ses paroles soient donc regardées comme autant de mensonges, dit le baron d’Arnheim, puisque nul homme d’honneur ne veut en défendre la vérité. Mais tous ceux qui sont ici ce matin verront si la baronne Hermione accomplit les devoirs du christianisme. »

La comtesse Waldstetten lui faisait des signes avec un air d’inquiétude, pendant qu’il parlait ainsi ; et quand la foule lui permit d’approcher de lui, ses voisins l’entendirent lui dire à mi-voix :

« Soyez prudent ! ne faites pas d’épreuve téméraire ; il y a quelque chose de mystérieux dans cette opale, dans ce talisman. Soyez circonspect et ne songez plus à ce qui vient de se passer. »

Le baron était alors plus en colère que n’aurait dû le permettre la sagesse à laquelle il affichait des prétentions. Peut-être avouera-t-on pourtant qu’un pareil affront, reçu en de telles circonstances, suffisait pour ébranler la prudence de l’homme le plus patient et la philosophie du plus sage ; il lui répondit brièvement et avec humeur :

« Êtes-vous aussi une folle ? » et il n’en persista pas moins dans le projet qu’il avait formé.

La baronne d’Arnheim entra dans ce moment. Son accouchement encore récent lui avait laissé tout ce qu’il fallait de pâleur pour rendre ses traits plus intéressants que jamais, quoiqu’ils fussent moins animés. Ayant salué la compagnie avec grâce et politesse, elle commençait à demander où était Mme de Steinfeldt, quand son mari l’interrompit pour inviter la compagnie à passer dans la chapelle et, chacun s’étant mis en marche, il donna le bras à son épouse pour l’y conduire, à la suite des autres. Cette brillante compagnie remplissait presque toute la chapelle, et tous les yeux se fixèrent sur le baron et la baronne, quand ils y arrivèrent, précédés par quatre jeunes personnes, qui portaient l’enfant sur une petite litière splendidement décorée.

En entrant dans la chapelle, le baron plongea son doigt dans le bénitier, et offrit de l’eau bénite à son épouse, qui l’accepta, suivant l’usage, en lui touchant le doigt du sien. Mais alors, comme pour réfuter les calomnies de la méchante baronne de Steinfeldt, et avec un air de familiarité enjouée, que le lieu et le temps auraient peut-être dû lui interdire, il secoua vers le beau front d’Hermione les gouttes d’eau bénite qui restaient suspendues à son doigt. Une de ces gouttes tomba sur l’opale.

Cette pierre lança un feu brillant, comme une étoile qui tombe, et le moment d’après perdit tout son éclat, toutes ses couleurs, et devint semblable au caillou le plus commun.

Au même instant, la belle baronne tomba sur le marbre de la chapelle en poussant un profond soupir. Les spectateurs effrayés se pressèrent autour d’elle ; on la releva, on la porta dans sa chambre, mais, pendant ce court intervalle, il survint un tel changement dans tous ses traits, et son pouls devint si faible, que tous ceux qui la voyaient la regardèrent comme une femme près d’expirer. Dès qu’elle fut dans son appartement, elle demanda qu’on la laissât seule avec son mari. Il resta une heure avec elle et, quand il sortit de sa chambre, il en ferma la porte à double tour. Il retourna alors dans la chapelle, et y demeura plus d’une heure prosterné aux pieds de l’autel.

Cependant, la plupart des personnes invitées au baptême étaient déjà parties, frappées de consternation. Il n’en resta qu’un très petit nombre, les unes par politesse, les autres par curiosité. Chacun sentait qu’il ne convenait nullement qu’on laissât une femme malade seule et enfermée dans son appartement ; mais, quoiqu’on fût alarmé des circonstances qui avaient donné lieu à sa maladie, personne n’osait troubler le baron dans ses dévotions. Enfin, des médecins qu’on avait envoyé chercher arrivèrent, et la comtesse Waldstetten prit sur elle de demander au baron la clé de la chambre. Elle eut besoin de lui faire plusieurs fois cette demande, avant qu’il fût en état de l’entendre, ou du moins de la comprendre. Enfin il lui donna la clé, d’un air sombre, en lui disant que tout secours était inutile, et qu’il désirait que tous les étrangers sortissent du château.

Peu d’entre eux eurent envie d’y rester, quand, après avoir ouvert la chambre dans laquelle on avait transporté Hermione environ deux heures auparavant, on ne put y découvrir aucune trace d’elle, si ce n’est qu’on trouva sur le lit où on l’avait placée une poignée de cendres grisâtres et légères, telles que celles qu’aurait produites du papier brûlé. Cependant, on fit un service solennel, on accomplit tous les rites religieux, et l’on chanta des messes pour le repos de l’âme de très haute et très noble dame Hermione, baronne d’Arnheim.

Le même jour, trois ans après, le baron lui-même fut enseveli dans le caveau sépulcral de la chapelle d’Arnheim, avec son épée, son casque et son bouclier, comme étant le dernier rejeton mâle de sa famille.

 

 

 

 

Walter SCOTT, 1829.

 

Recueilli dans : Pierre DUBOIS,

Contes de sorcières et d’ogresses,

Paris, Hoëbeke, 1999.