La quittance infernale

 

Ou « Histoire de Willie le Vagabond »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Walter SCOTT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous devez avoir entendu parler de sir Robert Redgauntlet de Redgauntlet, qui demeurait dans ce canton il y a longtemps. Le pays se souviendra de lui, et nos pères osaient à peine respirer quand ils l’entendaient nommer. Il était avec les Highlanders du temps de Montrose ; et on le vit encore sur les montagnes avec Glencairn en 1652 : aussi quand le roi Charles Il fut de retour, qui était dans ses bonnes grâces comme le laird de Redgauntlet ? Il fut fait chevalier à la cour de Londres, de la propre main du roi ; et étant un des plus ardents de ces diables d’épiscopaux, il arriva, furieux comme un lion, avec une commission du lieutenant du comté, chargé de réduire tous les Whigs, et tous ceux qui avaient pris parti pour le Covenant. Ce fut une terrible besogne ; car les Whigs étaient aussi mutins que les Cavaliers étaient entêtés, et c’était à qui attaquerait l’autre le premier. Redgauntlet était toujours pour les coups, et son nom est aussi connu dans le pays que ceux de Claverhouse et de Tom Dalzel. Ni vallon, ni rocher, ni caverne ne pouvaient cacher les pauvres gens de nos montagnes, que Redgauntlet poursuivait au son du cor avec une meute de chiens, comme s’ils eussent été une troupe de daims. Et quand il en atteignait quelqu’un, il ne faisait pas plus de cérémonie avec lui qu’un montagnard n’en aurait fait avec un chevreuil. – Voulez-vous prêter serment ? disait-il et si l’autre n’obéissait pas à l’instant même, c’était : Attention au commandement ! Feu ! et on voyait un homme couché sur le carreau.

Aussi la haine et l’effroi qu’inspirait sir Robert s’étendaient bien loin. On croyait qu’il avait fait un traité avec le diable ; qu’il était à l’épreuve de l’acier ; que les balles étaient repoussées par son justaucorps de buffle, comme les grains de grêle par une muraille ; qu’il avait une jument qui se changeait en lièvre de l’autre côté de Carrifra-Gawn ; et bien d’autres choses dont je vous parlerai ci-après. La plus grande bénédiction qu’on lui donnait, c’était : – Que le diable emporte Redgauntlet ! – Et cependant ce n’était pas un mauvais maître, et ses fermiers l’aimaient : quant à ses soldats, qui l’aidaient dans les persécutions, comme les Whigs appelaient ce temps de désordre, il n’y avait pas un instant où ils rie fussent près de s’enivrer en buvant à sa santé.

Or il est bon que vous sachiez que mon grand-père demeurait sur les domaines de Redgauntlet dans un endroit nommé Primrose-Knowe, et il y avait déjà bien longtemps que ma famille y était établie. C’était une demeure agréable, et je crois que l’air y est plus salubre et plus frais que partout ailleurs dans le pays : elle est déserte et abandonnée aujourd’hui ; il n’y a que trois jours que j’étais assis sur le seuil brisé de la porte, et je me félicitais de mon impossibilité de voir dans quel état elle est aujourd’hui. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit.

C’était donc là que demeurait mon grand-père Steenie Steenson ; or mon grand-père était un gaillard qui, dans son jeune temps, avait fait des siennes, et avait couru le monde. Il était excellent joueur de cornemuse, fameux pour l’air : Hoopers et Ginders ; personne dans tout le Cumberland n’en approchait pour Jockie Luttin ; et il avait le meilleur doigté qu’on pût trouver entre Berwick et Carlisle. Un homme comme Steenie n’était pas du bois dont on fait les Whigs ; de sorte qu’il devint Tory, c’est-à-dire jacobite, comme nous les appelons à présent, et cela par une sorte de nécessité, afin d’appartenir à un parti ou à l’autre ; car il n’était pas malintentionné contre les Whigs, et n’aimait pas à voir couler le sang. Quoique obligé de suivre sir Robert à la chasse, c’est-à-dire à la guerre, il vit bien des choses qui lui déplaisaient, et en fit peut-être quelquefois lui-même, parce qu’il ne pouvait l’éviter.

Or Steenie était une espèce de favori de son maître, et il était connu de tous ceux qui étaient au château, de sorte qu’on l’envoyait souvent chercher pour jouer de la cornemuse quand on était à s’y divertir. Le vieux Dougal Mac Callum, le sommelier, qui avait suivi sir Robert par monts et par vaux, à tort et à travers, aimait passionnément cet instrument, et avait toujours un mot à dire au laird en faveur de mon grand-père ; car il faisait de son maître tout ce qu’il voulait.

Arriva enfin la révolution, et l’on aurait cru qu’elle aurait brisé le cœur de Dougal et de son maître ; mais le changement ne fut pas tout à fait aussi grand qu’ils le craignaient, et qu’on le croyait en général. Les Whigs faisaient grand bruit de ce qu’ils feraient à leurs anciens ennemis, et surtout à sir Robert Redgauntlet ; mais il y avait trop de grands personnages qui avaient mis la main à l’œuvre pour qu’il fût facile de les atteindre tous. Le parlement ferma donc à peu près les yeux sur tout ce qui s’était passé, et sir Robert resta comme il était auparavant, si ce n’est qu’il n’eut plus pour s’amuser que la chasse des renards, au lieu de celle des partisans du Covenant. Ses orgies étaient aussi bruyantes qu’autrefois ; son château était aussi bien illuminé que jamais ; et cependant il n’avait plus les amendes des non-conformistes, qui avaient coutume d’alimenter sa cave et son garde-manger ; aussi est-il certain qu’il commença alors à regarder de plus près à ses rentes, et si ses fermiers oubliaient d’arriver le jour de l’échéance, le laird n’était pas content. Or il en imposait tellement que personne ne se souciait de le mécontenter ; car ses jurements, sa fureur et son air menaçant faisaient qu’on le croyait quelquefois un diable incarné.

Eh bien ! mon grand-père n’était pas fort économe, non qu’il fût un grand dépensier ; mais il n’avait pas le don d’épargner, et il se trouva en arrière de deux termes. Il se tira d’affaire au premier, à l’aide de belles paroles et de sa cornemuse ; mais quand vint la Saint-Martin, il reçut une sommation de payer sa rente ou de déguerpir. Ce n’était pas une chose facile pour Steenie que de se procurer de l’argent ; mais il ne manquait pas d’amis, et, en fouillant dans toutes leurs bourses, il parvint à rassembler la somme, qui était de mille marcs. La plus grande partie lui avait été prêtée par un de ses voisins, nommé Laurie Lapraik, un fin renard qui ne manquait pas d’argent, qui savait poursuivre avec les chiens, et s’enfuir avec le lièvre, et qui était Whig ou Tory, saint ou pécheur, selon le vent. C’était un professeur dans la science de ce monde de révolutions mais il aimait assez un air de cornemuse de temps en temps et par-dessus tout il pensait que les emblavures, les bestiaux et le mobilier de la ferme de Primrose-Knowe étaient une bonne sûreté pour son argent.

Voilà donc mon grand-père parti, le cœur léger et la bourse pesante, pour le château de Redgauntlet, bien charmé de n’avoir plus à craindre la colère du laird. Eh bien ! la première chose qu’il apprit en y arrivant, fut que sir Robert s’était procuré une attaque de goutte par l’impatience qu’il avait eue en voyant que Steenie n’était pas encore arrivé à midi. Ce n’était pas tant à cause de l’argent, comme le pensait Dougal, que parce qu’il ne se souciait pas de renvoyer mon grand-père de sa ferme. Dougal fut charmé de voir Steenie, et le fit entrer dans le grand salon, boisé en chêne, où le laird était seul, excepté qu’il avait près de lui un grand vilain singe, son favori, maudite bête qui jouait des tours d’enfer, à qui il n’était pas facile de plaire, et qui se mettait en colère pour un rien : courant dans tout le château, piaillant, pinçant, mordant, surtout à l’approche du mauvais temps ou de quelque révolution dans l’État. Sir Robert l’appelait le major Weird, d’après un sorcier qui avait été brûlé ; et peu de gens aimaient le nom ou l’humeur de cette créature. On pensait qu’il y avait en elle quelque chose qui n’était pas ordinaire, et mon grand-père ne se trouva pas à son aise quand, la porte étant fermée, il se vit seul dans le salon avec le laird, Dougal Mac Callum et le major, chose qui ne lui était jamais arrivée auparavant.

Sir Robert était assis, je pourrais dire couché, sur un grand fauteuil à bras, en robe de chambre de velours, les pieds étendus sur un tabouret, car il était attaqué de la gravelle comme de la goutte, et il avait le visage aussi sombre et aussi terrible que celui de Satan. Devant lui était assis le major Weird, en habit rouge galonné, portant sur sa tête la perruque du laird ; et toutes les fois que les souffrances faisaient faire une grimace à sir Robert, le singe en répétait une autre, ce qui faisait du maître et du singe un couple aussi laid qu’effrayant. Le justaucorps de buffle du laird était suspendu derrière lui à la muraille par le moyen d’un clou à crochet, et son sabre et ses pistolets étaient à sa portée ; car il conservait l’ancienne coutume d’avoir ses armes toujours prêtes, et un cheval sellé et bridé nuit et jour, comme il le faisait quand il était en état d’y monter, et qu’il pouvait se donner le plaisir d’aller relancer les pauvres Whigs qu’il avait découverts. Quelques-uns disent que c’était par crainte de la vengeance des Whigs ; mais je crois plutôt que c’était par habitude, car il n’était pas homme à craindre personne. Son registre de recette, relié en maroquin noir, et fermant avec des agrafes de cuivre, était à côté de lui ; et un livre de chansons était placé entre les feuilles pour le tenir ouvert à l’endroit qui rendait témoignage contre Steenie de Primrose-Knowe, arriéré dans le payement de ses rentes et redevances.

Sir Robert jeta sur mon grand-père un regard foudroyant. Il est bon que vous sachiez qu’il avait une manière de froncer les sourcils qui faisait qu’on voyait distinctement sur son front la marque profondément imprimée d’un fer à cheval.

– Êtes-vous venu les mains vides, fils d’une cornemuse que vous êtes ? dit sir Robert. Corbleu ! si cela est...

Mon grand-père, d’un air aussi tranquille qu’il le put, avança une jambe, et mit sur la table le sac d’argent qu’il apportait, avec un geste annonçant un homme qui s’applaudit d’avoir fait quelque chose avec adresse.

Le laird le tira à lui sur-le-champ. – Tout y est-il, Steenie ?

– Votre honneur trouvera le compte juste, répondit mon grand-père.

– Hé bien, Dougal, dit le laird, allez faire boire à Steenie un verre d’eau-de-vie pendant que je compterai l’argent et que je ferai la quittance.

Mais à peine étaient-ils sortis du salon que sir Robert poussa un cri qui fit trembler tout le château. Dougal retourna près de lui à la hâte. Tous les domestiques accoururent, et le laird ne cessait de pousser cri sur cri, les derniers toujours plus effrayants que les autres. Mon grand-père ne savait trop ce qu’il devait faire ; mais enfin il se hasarda à rentrer dans le salon, où tout était sens dessus dessous et personne pour dire : entrez ou sortez. Le laird hurlait d’une manière terrible en demandant de l’eau froide pour ses pieds et du vin pour se rafraîchir le gosier ; et enfer ! enfer ! enfer ! était le mot qu’il avait toujours à la bouche.

On lui apporta un baquet d’eau froide, et dès qu’il y eut mis ses pieds enflés, il les retira en s’écriant qu’elle les brûlait ; et bien des gens disent qu’effectivement elle bouillait comme dans un chaudron qui est sur le feu. Il jeta à la tête de Dougal le verre de vin que celui-ci lui avait apporté, en lui disant qu’il lui donnait du sang au lieu de vin ; et il est bien sûr que la servante en nettoyant le tapis le lendemain y trouva du sang caillé. Le singe qu’il appelait le major Weird criait et grimaçait comme s’il avait voulu se moquer de son maître. Mon grand-père sentit que la tête lui tournait : il ne songea plus ni à l’argent, ni à la quittance ; il courut à l’escalier ; mais, pendant qu’il descendait, les cris du laird diminuèrent de violence, il entendit comme un soupir, et au même instant on cria dans tout le château que le laird venait de mourir.

Eh bien ! mon grand-père s’en alla, un doigt dans sa poche, ayant pour consolation que Dougal avait vu le sac d’argent et qu’il avait entendu le laird parler de faire une quittance. Le jeune laird, alors sir John, arriva d’Édimbourg pour mettre de l’ordre dans les affaires. Son père et lui n’avaient jamais été trop bien d’accord. Il s’était fait avocat, et avait été membre du dernier parlement d’Écosse, qui vota l’union avec l’Angleterre, à quoi l’on assurait qu’il avait bien trouvé son compte ; conduite pour laquelle son père lui aurait brisé la tête sur la pierre de son tombeau s’il avait pu en sortir. Bien des gens pensaient que le vieux bourru de chevalier était plus facile en affaires que le jeune homme à paroles dorées ; mais nous reviendrons sur cela.

Dougal Mac Callum, pauvre homme, ne pleura ni ne cria ; mais il parcourait toute la maison, pâle comme un cadavre, donnant tous les ordres pour l’enterrement, comme c’était son devoir. Tous les soirs, quand la nuit approchait, il avait l’air encore plus sombre que pendant la journée, et il était toujours le dernier à se retirer. Sa chambre était justement en face de celle que son maître occupait de son vivant, et dans laquelle son corps était alors étendu sur un lit de parade, comme on dit. Eh bien ! la nuit d’avant les funérailles, Dougal ne put y tenir plus longtemps ; il descendit du haut de sa fierté, et engagea le vieux Hutcheon à venir passer une heure dans sa chambre. Quand ils y furent, il lui offrit un verre d’eau-de-vie, s’en versa un autre, et le vida en lui disant qu’il lui souhaitait une bonne santé et une longue vie, attendu que pour lui il n’avait plus longtemps à rester en ce monde ; car, toutes les nuits, depuis la mort de sir Robert, il entendait dans sa chambre son sifflet d’argent, comme quand son maître voulait le faire venir, pendant sa vie, pour l’aider à se retourner dans son lit. Il ajouta qu’étant seul avec le mort dans une partie du château (car personne n’avait osé veiller près du corps de sir Robert Redgauntlet, comme on l’aurait fait auprès d’un autre), il n’avait jamais osé répondre au coup de sifflet, mais que sa conscience lui reprochait d’avoir manqué à son devoir – Car, quoique la mort rompe tout engagement de service, continua-t-il, elle ne me fera jamais manquer à celui que je dois à sir Robert ; et, quand le coup de sifflet partira, je me rendrai à mon devoir, Hutcheon, pourvu que vous consentiez à m’accompagner.

C’était une besogne dont Hutcheon ne se souciait guère ; mais il avait fait la guerre avec Dougal et combattu à son côté, et il ne voulut pas l’abandonner en cette conjoncture. Ils restèrent donc attablés, ayant entre eux une pinte d’eau-de-vie ; et Hutcheon, qui était quelque peu clerc, proposa de lire un chapitre de la Bible ; mais Dougal ne voulut entendre qu’un fragment de David Lindsay, ce qui n’était pas la meilleure préparation.

À minuit, tandis que toute la maison était silencieuse comme le tombeau, le son du sifflet d’argent se fit entendre aussi distinctement que si sir Robert l’eût encore fait retentir. Les deux vieux serviteurs se levèrent à l’instant et entrèrent d’un pas mal assuré dans la chambre où était le corps de leur maître. Hutcheon en vit assez du premier coup d’œil, car il y avait des torches allumées dans l’appartement et il aperçut le diable sous sa propre forme, assis sur le cercueil du laird. Il tomba à la renverse, privé de connaissance, à la porte de la chambre, et il ne put dire combien de temps il était resté dans cet état. Quand il revint à lui, il appela son compagnon, et, ne recevant pas de réponse, il éveilla toute la maison ; on entra dans la chambre, et l’on trouva Dougal mort, à deux pas du lit sur lequel était le cercueil de son vieux maître. Quant au sifflet, il avait disparu pour toujours ; mais on l’a entendu bien des fois depuis ce temps sur le haut du château, le long des créneaux, des murailles, entre les cheminées et sur les vieilles tourelles où les hiboux font leurs nids. Sir John étouffa l’affaire, et les funérailles se firent sans qu’il fût question davantage de diables ni d’esprits.

Mais quand tout fut terminé, et que le nouveau laird commença à régler ses affaires, on avertit chaque fermier de venir payer ses rentes arriérées, et l’on demanda à mon grand-père le montant des deux termes dont il était encore censé redevable, d’après le registre de sir Robert. Vite, il court au château pour conter son histoire, et on l’introduisit devant sir John, qui était assis sur le fauteuil de son père, en grand deuil, avec une grande cravate au cou et une petite rapière à son côté, au lieu du vieux grand sabre de son père, dont la lame, la garde et le fourreau pesaient au moins un quintal. J’ai entendu si souvent raconter la conversation qu’ils eurent ensemble, que je pourrais croire y avoir assisté moi-même, quoique je ne fusse pas né à cette époque.

(Dans le fait, Alan, mon vieux compagnon, imitait d’une manière très plaisante le ton flatteur et conciliant du fermier, et la tristesse hypocrite avec laquelle le laird lui répondait. Son grand-père, en lui parlant, me dit-il, avait les yeux fixés sur le fatal registre, comme s’il l’eût pris pour un bouledogue prêt à lui sauter à la gorge.)

– Je suis charmé, sir John, de vous voir assis dans le fauteuil de vos ancêtres ; je vous félicite d’avoir hérité de ce beau domaine, et je vous souhaite abondance de pain blanc. Votre père était un bon maître, sir John, et vous méritez bien de mettre ses souliers ; je devrais dire ses bottes, car il ne portait guère de souliers, à moins que ce ne fussent des pantoufles fourrées, quand il avait la goutte.

– Hélas ! Steenie, dit le laird en soupirant et en s’essuyant les yeux avec son mouchoir, mon père a été enlevé bien soudainement, et sa mort sera une grande perte pour le pays. Il n’a pas eu le temps de mettre ordre à ses affaires ; mais il était bien préparé à paraître devant Dieu, j’espère ; c’est l’important, quoiqu’il m’ait laissé un écheveau bien mêlé à dévider. Hem ! hem ! venons-en au fait, Steenie : j’ai beaucoup à faire et peu de temps à perdre.

À ces mots il ouvrit le fatal registre. J’ai entendu parler de quelque chose qu’on appelle le livre du jugement, je suis sûr que c’est un livre de compte des débiteurs en retard.

– Steenie, dit sir John du même ton doucereux et mielleux, Steenie Steenson, vous êtes porté ici pour une année de fermages arriérés, due à la Saint-Martin dernière.

STEENIE. – S’il plaît à Votre Honneur, sir John, je l’ai payée à votre père.

SIR JOHN. – Vous en avez sans doute reçu une quittance, Steenie, et vous pouvez me la montrer ?

STEENIE. – Je n’en ai pas eu le temps. Votre Honneur. À peine avais-je placé sur cette table l’argent que sir Robert allait compter pour m’en donner un reçu, qu’il fut attaqué du mal qui l’a emporté si soudainement.

– Cela est malheureux, dit sir John après une pause d’un instant ; mais il se trouvait peut-être quelque témoin quand vous l’avez payé. Je ne vous demande qu’une preuve talis qualis, Steenie ; je ne voudrais pas agir à la rigueur avec un brave homme.

STEENIE. – En vérité, sir John, il n’y avait dans la chambre que Dougal Mac Callum, le sommelier ; mais Votre Honneur sait qu’il a suivi son vieux maître.

– Cela est encore malheureux, Steenie, dit sir John sans que sa voix changeât d’une seule note ; celui que vous dites avoir été payé est mort, le témoin que vous indiquez comme ayant été présent au payement est mort aussi, l’argent qui devrait se trouver quelque part n’a été vu par personne : comment voulez-vous que je croie tout cela ?

STEENIE. – Je n’en sais rien, Votre Honneur ; mais voici un petit memorandum des espèces de monnaie que le sac contenait. J’ai emprunté cette somme de vingt personnes différentes, et chacune d’elles peut faire serment que je lui ai dit pourquoi je faisais cet emprunt.

SIR JOHN. – Je ne doute pas que vous n’ayez emprunté, Steenie ; mais c’est le payement dont il faut que vous me donniez quelque preuve.

STEENIE. – L’argent doit être quelque part dans la maison, sir John ; et, puisque Votre Honneur ne l’a jamais vu, et que feu Son Honneur ne peut l’avoir emporté avec lui, il est possible que quelque domestique sache où il est.

SIR JOHN. – Nous les interrogerons, Steenie ; rien n’est plus juste.

Mais domestiques et servantes, pages et palefreniers, tous déclarèrent positivement qu’ils n’avaient jamais vu un sac d’argent pareil à celui dont mon grand-père donnait la description. Pour comble de malheur, il n’avait dit à aucun d’eux qu’il venait pour payer ses loyers. Une servante avait remarqué qu’il portait quelque chose sous le bras, mais elle avait cru que c’était sa cornemuse.

Sir John Redgauntlet donna ordre aux domestiques de se retirer, et dit alors à mon grand-père : – Vous voyez Steenie, combien je suis disposé à vous rendre justice ; mais, en bonne conscience, je crois que vous savez mieux que personne où trouver cet argent. Je vous engage donc pour vous-même à ne pas tergiverser davantage, car il faut payer ou déguerpir, Steenie.

– Que Dieu vous pardonne ce que vous méditez ! répliqua Steenie, ne sachant plus que répondre. Je suis un honnête homme.

– Je le suis aussi, reprit le laird, et j’espère qu’il en est de même de tous ceux qui habitent cette maison. Il se tut un instant, et ajouta d’un ton plus sévère : – S’il y a un fripon parmi nous, il faut que ce soit celui qui conte une histoire qu’il ne peut prouver. Si je vous comprends bien, vous voulez profiter de quelques bruits calomnieux qu’on a fait courir sur ma famille, et notamment sur la mort de mon père, pour vous dispenser de votre rente, et peut-être nuire à ma réputation, en donnant à entendre que j’ai reçu la somme que je vous demande. Où supposez-vous que soit cet argent ? J’insiste pour le savoir.

Mon grand-père vit fort bien que toutes les apparences étaient contre lui, et il en perdit presque l’esprit ; il se tenait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, regardait successivement tous les coins de la chambre, et ne répondait pas.

– Parlez, drôle ! s’écria le laird en jetant sur lui un coup d’œil tout particulier, car c’était celui de son père quand il était en colère, et ses sourcils produisaient presque sur son front cette image effrayante de fer à cheval qu’on voyait quelquefois sur celui du défunt ; parlez, vous dis-je, monsieur, je veux connaître vos pensées : osez-vous supposer que j’aie cet argent ?

– À Dieu ne plaise que je dise une pareille chose ! répondit Steenie.

– Accusez-vous quelqu’un de mes gens de se l’être approprié ? demanda le laird du même ton.

– Je ne voudrais pas accuser celui qui est innocent, dit mon grand-père ; et si quelqu’un d’eux est coupable, je n’en ai pas de preuves.

– Il faut pourtant que l’argent soit quelque part, s’il y a un mot de vérité dans toute votre histoire, répliqua le laird ; je vous demande où vous croyez qu’il est, et j'exige une réponse positive.

– Dans l’enfer, si vous voulez savoir ce que j’en pense, s’écria mon grand-père poussé à bout ; dans l’enfer, avec votre père et son sifflet d’argent.

Il s’enfuit à la hâte après avoir prononcé ces mots ; car après un tel propos le salon n’était pas pour lui un lieu de sûreté ; et, en s’en allant, il entendit le laird jurer aussi énergiquement que son père l’avait jamais fait, et appelant son bailli et l’officier de sa baronnie.

Il courut chez son principal créancier, Laurie Lapraik, pour voir s’il pourrait en tirer quelque chose ; mais quand il lui eut raconté son histoire, les mots voleurmendiantbanqueroutier, furent les plus doux qu’il entendit sortir de sa bouche ; et, après s’être servi de termes aussi durs, Laurie remit sur le tapis une vieille histoire, en reprochant à mon grand-père d’avoir trempé ses mains dans le sang des élus du Seigneur, comme si un fermier pouvait se dispenser d’obéir à son laird, et surtout à un laird comme sir Robert Redgauntlet. Steenie perdit alors toute patience, et pendant que Laurie et lui en étaient presque à se prendre aux cheveux, il fut assez malencontreux pour dire pis que pendre tant de l’homme que de la doctrine qu’il professait alors ; oui, il lui disait des choses qui faisaient venir la chair de poule à ceux qui les entendaient ; mais il était hors de lui, et il avait vécu avec des gens qui ne se gênaient ni pour parler ni pour agir.

Enfin ils se séparèrent, et mon grand-père, pour retourner chez lui, avait à traverser le bois de Pitmarkie, qui est plein de sapins noirs, comme on le dit. Je connais le bois, mais vous sentez que je ne puis dire si les sapins sont noirs ou blancs ; à l’entrée de ce bois est une prairie communale, et, sur le bord de cette prairie, un petit cabaret, qui était alors tenu par une femme nommée Tibbie Faw. Mon grand-père s’arrêta à la porte et demanda un mutchkin d’eau-de-vie, car il n’avait encore rien pris de la journée. Tibbie l’engagea à descendre pour manger un morceau ; mais il ne voulut pas seulement lever le pied de l’étrier, et il vida le mutchkin en deux traits, avec un double toast. Le premier était : – La mémoire de sir Robert Redgauntlet, et puisse-t-il n’être jamais tranquille dans sa tombe avant qu’il ait rendu justice à son pauvre fermier. – Le second était : – La santé de l’ennemi des hommes, pourvu qu’il me rende le sac d’argent, ou qu’il me dise ce qu’il est devenu. – Car il voyait que tout le monde allait le regarder comme un imposteur et un fripon, ce qui était pire pour lui que la perte de tout ce qu’il possédait.

Il avançait sans s’inquiéter où il allait. La nuit était obscure, et les arbres augmentaient encore l’obscurité ; il laissa à sa monture le soin de trouver son chemin à travers le bois. Tout à coup son bidet, qui était épuisé de fatigue, commença à caracoler, à sauter, à se dresser sur les pieds de derrière, de sorte que mon grand-père pouvait à peine se maintenir en selle : sur quoi un cavalier, qui parut subitement à son côté, lui dit : – Vous avez un cheval bien vif, l’ami ; voulez-vous me le vendre ?

À ces mots il toucha légèrement de sa houssine le cou du bidet, qui reprit sur-le-champ un trot fort tranquille. – Mais il paraît que son feu se passe vite, continua l’étranger c’est comme le courage de bien des gens qui se croient capables de faire de grandes choses, jusqu’à ce qu’ils soient mis à l’épreuve.

Mon grand-père l’écoutait à peine, et il donna un coup d’éperon à son cheval, en disant : – Bonsoir, l’ami !

Mais il paraît que l’étranger était de ces gens dont il n’est pas facile de se débarrasser, car Steenie avait beau aller au galop, au trot ou au pas, il le voyait toujours à son côté. Enfin, mon grand-père, moitié mécontent, moitié effrayé, crut devoir lui adresser la parole.

– Que me voulez-vous donc, l’ami ? lui dit-il ; si vous êtes un voleur, je n’ai pas d’argent ; si vous êtes un brave homme aimant la compagnie, je ne suis en train ni de rire ni de causer ; et si vous avez besoin qu’on vous indique la route, je sais à peine moi-même où je suis.

– Si vous avez quelques chagrins, répondit l’étranger, contez-les-moi, car vous voyez en moi quelqu’un qui n’a pas son pareil pour aider ses amis, quoique j'aie été moi-même bien maltraité dans le monde.

Mon grand-père, plutôt pour soulager son cœur que dans l’espoir d’en obtenir quelque secours, lui conta son histoire du commencement à la fin.

– Vous êtes dans un cas fâcheux, dit l’étranger, mais je crois que je puis vous en tirer.

– Pouvez-vous me prêter de l’argent a long terme, monsieur ? demanda Steenie ; je ne connais pas sur la terre d’autre moyen pour me tirer d’embarras.

– Mais il peut s’en trouver sous la terre, répliqua l’étranger. Allons, il faut que je vous parle franchement. Je pourrais bien vous prêter de l’argent mais ce serait à des conditions que vous vous feriez peut-être scrupule d’accepter. Je vous dirai donc que votre ancien laird est troublé dans sa tombe par vos malédictions et par les plaintes de votre famille ; et si vous osez aller le voir, il vous donnera votre quittance.

Les cheveux de mon grand-père se dressèrent sur sa tête à cette proposition, mais il pensa que son compagnon était quelque plaisant qui voulait s’amuser et qui finirait peut-être par lui prêter de l’argent. D’ailleurs l’eau-de-vie lui avait donné du courage et le chagrin l’avait mis au désespoir. Il lui répondit donc que, pour avoir sa quittance, il irait jusqu’à la porte de l’enfer et même un pas plus loin, s’il le fallait.

L’étranger se mit à rire. Ils continuèrent à s’avancer dans le plus épais du bois, et tout à coup le cheval s’arrêta à la porte d’une grande maison que Steenie aurait prise pour le château de Redgauntlet, s’il n’avait su qu’il en était à plus de dix milles. Ils passèrent sous la grande vieille porte cintrée, entrèrent dans la cour, virent tous les appartements de la maison bien éclairés, entendirent le son des violons, et des cornemuses ; car il semblait qu’on y dansait et qu’on s’y amusait comme on avait coutume de le faire chez sir Robert aux fêtes de Noël, et dans d’autres circonstances semblables. Ils descendirent de cheval, et il sembla à mon grand-père qu’il attachait le sien au même anneau auquel il l’avait attaché quelques heures auparavant en arrivant chez sir John.

– Comment ! dit Steenie, est-ce que la mort de sir Robert ne serait qu’un rêve !

Il frappa à la porte à sa manière ordinaire, et son ancienne connaissance, Dougal Mac Callum, vint la lui ouvrir, selon sa coutume.

– Est-ce vous, Steenie ? lui dit-il, sir Robert vous demande.

Mon grand-père était comme un homme qui fait un songe. Il se retourna pour voir l’étranger ; il avait disparu. Enfin il recouvra la parole pour dire : – Hé quoi ! Dougal, vous êtes encore vivant ! je pensais que vous étiez mort.

– Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondit Dougal, mais songez à vous-même, et ayez soin de ne rien accepter ici de personne ; ni or, ni argent, ni à boire, ni à manger, si ce n’est la quittance qui vous est due.

À ces mots, il le fit passer dans le vestibule et l’antichambre que Steenie connaissait parfaitement, et il l’introduisit dans le vieux salon boisé en chêne, où l’on était à table ; le vin ruisselait, les blasphèmes et les chansons se faisaient entendre, comme c’était la coutume au château de Redgauntlet dans le meilleur temps.

Mais que le ciel nous protège ! Quel assemblage effrayant de convives étaient assis autour de la table ! Mon père en reconnut plusieurs qu’il savait avoir été placés depuis longtemps dans leur dernière demeure. Il y vit le féroce Middleton, le dissolu Rothes, l’astucieux Lauderdale, Earlshaw ayant encore les mains teintes du sang de Cameron ; le sauvage Bonshaw, qui avait garrotté les membres du bienheureux M. Cargill, jusqu’à ce que le sang en jaillît ; Dumbarton Douglas, deux fois traître à son roi et à sa patrie ; le sanguinaire avocat-général Mackenzie, qui, pour son esprit et sa sagesse mondaine, avait été comme un dieu auprès des autres ; enfin Claverhouse, aussi beau que lorsqu’il vivait, avec ses longs cheveux noirs bouclés qui tombaient sur son justaucorps de buffle brodé, et ayant toujours la main gauche près de son épaule droite pour cacher la blessure que la balle d’argent y avait faite. Il était assis à quelque distance des autres, et les regardait d’un air hautain et mélancolique, tandis qu’ils riaient, chantaient et criaient à en ébranler la salle. Mais leur sourire semblait une convulsion effrayante ; et leurs éclats de rire produisaient des sons si étranges, que les ongles de mon grand-père en devenaient bleus et qu’il sentait la moelle de ses os se figer.

Ceux qui les servaient à table étaient les serviteurs et soldats qui avaient été, pendant leur vie, les sanguinaires exécuteurs des ordres barbares de leurs maîtres. On y voyait Land-Lad de Nethertown, qui avait aidé à prendre Argyll ; celui qu’on appelait le Trompette du Diable, et qui avait fait les sommations à l’évêque ; les sauvages Amorrhéens des Highlands, qui avaient répandu le sang comme de l’eau ; les cruels soldats aux gardes avec leurs uniformes galonnés, et maint orgueilleux serviteur, à cœur hautain, à main ensanglantée, rampant sous les grands pour les rendre encore plus méchants qu’ils ne l’auraient été, et foulant aux pieds le pauvre abattu par le riche dans la poussière. On les voyait aller et venir, aussi actifs dans leur service qu’ils l’avaient été de leur vivant.

Au milieu de cette horrible orgie, sir Robert Redgauntlet ordonna à Steenie, d’une voix de tonnerre, de s’approcher de lui. Il était assis au haut de la table, les jambes étendues, et son grand sabre appuyé contre son fauteuil, précisément comme Steenie l’avait vu la dernière fois dans son château. Le coussin destiné à son grand singe était près de lui, mais l’animal n’y était pas : son heure n’était pas encore arrivée probablement, car mon grand-père entendit dire, pendant qu’il entrait : – Le major n’est-il pas encore venu ? Et un autre répondait : – Il arrivera à temps dans la matinée. Et, quand il s’avança, sir Robert, ou son esprit, ou le diable sous sa ressemblance, lui dit : – Hé bien, Steenie, vous êtes-vous arrangé avec mon fils pour le payement de l’année de vos rentes ?

Ce ne fut pas sans peine que mon grand-père eut la force de lui répondre que sir John ne voulait entendre parler d’aucun arrangement sans la quittance de Son Honneur.

– Vous l’aurez pour un air de cornemuse, Steenie, dit sir Robert, ou ce qui paraissait être sir Robert ; – jouez-nous l’air : Bien sautillé, la mère.

C’était un air que mon grand-père avait appris d’un sorcier qui l’avait entendu jouer au sabbat, et il l’avait quelquefois joué dans les orgies qui avaient lieu au château de Redgauntlet, mais toujours à contrecœur ; or, en ce moment, son sang se figea dans ses veines, rien que d’en entendre parler ; et il dit, pour s’excuser, qu’il n’avait pas apporté sa cornemuse.

– Mac Callum, fils de Belzébuth, s’écria sir Robert d’une voix effrayante, apportez à Steenie la cornemuse que je garde pour lui.

Dougal apporta une cornemuse qui aurait été digne de servir au barde de Donald des Îles. Mais en l’offrant à mon grand-père, il lui donna un coup de coude ; et Steenie la regardant de côté, mais avec attention, s’aperçut que les tuyaux en étaient d’acier, et avaient été rougis au feu, de sorte que ce fut un bon avis pour lui de ne pas s’y brûler les doigts. Il s’excusa donc encore une fois en disant qu’il était si effrayé et si faible qu’il n’aurait pas assez d’haleine pour en enfler le sac.

– Il faut donc que vous mangiez et que vous buviez, Steenie, répliqua sir Robert, car ici nous ne faisons guère autre chose, et ventre affamé ne peut converser avec ventre plein.

Or, c’était précisément ce qu’avait dit le sanguinaire comte de Douglas pour retenir le messager du roi, tandis qu’il faisait trancher la tête de Mac Lellan de Bombie, dans le château de Treave, et Steenie ne s’en tint que mieux sur ses gardes. Il parla en homme et dit qu’il ne venait ni pour boire ni pour manger, ni pour jouer de la cornemuse, mais pour avoir ce qui lui était dû, pour savoir ce qu’était devenu son argent, pour en avoir quittance. Il se sentait même tant de courage en ce moment qu’il dit à sir Robert que, par égard pour sa conscience, car il n’avait pas de pouvoir de prononcer le Saint Nom, et s’il désirait la paix et la tranquillité, il devait lui donner ce qui lui était dû, et non pas lui tendre de pièges.

Sir Robert rit et grinça des dents ; mais il prit la quittance dans un grand portefeuille et la remit à Steenie :

– Voilà votre quittance, misérable aboyeur, lui dit-il ; et quant à l’argent, mon fils n’a qu’à le chercher dans le Berceau du chat.

Mon grand-père lui fit ses remerciements ; et il allait se retirer, quand sir Robert s’écria à haute voix :

– Un moment, sac à vin, je n’ai pas encore fini avec toi. Ici nous ne faisons rien pour rien, et il faut que tu y reviennes d’aujourd’hui en un an, rendre à ton maître l’hommage que tu lui dois pour la protection qu’il t’accorde.

La langue de Steenie se trouva déliée tout à coup :

– Il en sera ce qu’il plaira, non à vous, répondit-il, mais à Dieu.

À peine eut-il prononcé ce dernier mot, qu’il se trouva dans d’épaisses ténèbres, et il tomba par terre si rudement qu’il en perdit la respiration et la connaissance.

Jamais il ne put dire combien il était resté de temps en cet état ; mais quand il revint à lui, il était étendu dans le cimetière de la paroisse de Redgauntlet, précisément à la porte du caveau où était la sépulture de la famille de sir Robert, dont les armoiries étaient exactement sur sa tête. L’herbe et les pierres sépulcrales d’alentour étaient couvertes de rosée, et son cheval paissait tranquillement à côté des deux vaches du ministre. Steenie aurait cru que tout ce qui lui était arrivé n’était qu’un rêve ; mais il tenait en main la quittance écrite et signée par le vieux laird, si ce n’est que les dernières lettres de son nom n’étaient pas tracées d’une main aussi ferme que le reste, comme Si sir Robert eût été saisi d’une douleur soudaine en finissant d’écrire.

Mon père monta à cheval, sortit de ce lieu de désolation, et, l’esprit étrangement troublé, se rendit sur-le-champ au château de Redgauntlet, où ce ne fut pas sans peine qu’il obtint la permission de parler au laird.

– Eh bien ! imposteur, banqueroutier, lui dit sir John dès qu’il l’aperçut, m’apportez-vous votre rente ?

STEENIE. – Non, Votre Honneur, je ne vous l’apporte pas ; mais voici la quittance de votre père.

SIR JOHN. – Comment ! drôle, la quittance de mon père ! vous m’avez dit qu’il ne vous en avait pas donné.

STEENIE. – Votre Honneur veut-il bien voir si elle est en règle ?

Sir John regarda avec beaucoup d’attention chaque ligne et chaque lettre, et lisant enfin la date, sur laquelle mon grand-père n’avait pas jeté les yeux, et qui était : Du lieu de ma destination, le 25 novembre : – Quoi ! s’écria-t-il ; d’hier, misérable ! il faut que tu aies été la chercher en enfer !

STEENIE. – Je ne sais si c’était dans l’enfer ou dans le ciel, mais je la tiens des mains du père de Votre Honneur.

SIR JOHN. – Je te dénoncerai au conseil privé comme sorcier. Je t’enverrai à ton maître Satan, à l’aide d’un baril de poix et d’une torche.

STEENIE. – J’ai dessein de faire rapport moi-même au Presbytère de tout ce que j'ai vu la nuit dernière, sir John : ce sont des choses dont il est plus en état de juger qu’un pauvre homme comme moi.

Sir John réfléchit un instant, devint plus calme, dit à mon grand-père de lui faire connaître en détail tout ce qui lui était arrivé ; et Steenie lui raconta toute l’histoire de point en point comme je viens de le faire, mot pour mot, ni plus ni moins.

Sir John garda le silence encore assez longtemps, après quoi il dit à mon père d’un ton plus doux :

– Steenie, l’histoire que vous venez de me conter touche à l’honneur de plus d’une noble famille, outre la mienne. Si c’est un mensonge pour vous tirer d’affaire avec moi vous pouvez vous attendre tout au moins à avoir la langue percée d’un fer rouge, ce qui ne vaudrait guère mieux que de se brûler les doigts aux tuyaux d’acier rougi d’une cornemuse. Cependant il est possible qu’elle soit vraie, Steenie, et si l’argent se trouve, je ne saurai qu’en penser. Voyons, où chercher le Berceau du chat ? Il ne manque pas de chats dans le château.

– Il faudrait en parler à Hutcheon, dit Steenie ; il connaît tous les coins et recoins de cette maison aussi bien que... aussi bien qu’un autre vieux serviteur de cette famille qui n’est plus de ce monde, et que je ne me soucie pas de nommer.

On fit venir Hutcheon, et il leur dit qu’il y avait une vieille tourelle en ruine, inhabitée depuis longtemps et située près de l’horloge, dans laquelle il fallait monter avec une échelle, attendu qu’on ne pouvait y pénétrer que par l’extérieur, bien au-dessus des créneaux ; que cette tourelle s’appelait le Berceau du Chat.

– J’y monterai sur-le-champ, dit sir John ; et prenant, Dieu sait dans quel dessein, un des pistolets de son père, qui étaient restés sur la table depuis le jour de sa mort, il monta sur la plate-forme du château.

C’était une entreprise qui n’était pas sans danger, car l’échelle était vieille et vermoulue, et il y manquait un ou deux barreaux. Sir John y monta pourtant, et arriva à l’ouverture étroite qui servait d’entrée à la tourelle, où son corps empêchait la lumière de pénétrer. À l’instant quelque chose se jette sur lui avec violence comme pour le précipiter à bas de l’échelle ; le coup de pistolet part, et Hutcheon, qui tenait l’échelle, ainsi que mon grand-père qui était à côté de lui, entendent un grand cri. Une minute après sir John leur jette le corps du grand singe en leur criant qu’il a trouvé l’argent, et en leur disant de venir le joindre. Ils montèrent, et ils trouvèrent non seulement le sac d’argent mais beaucoup d’autres objets qui depuis quelque temps avaient disparu.

Quand sir John eut fait sa revue de la tourelle, il conduisit mon grand-père dans la salle à manger, lui prit la main, lui parla avec bonté, lui dit qu’il était fâché d’avoir douté de sa parole, et que, pour l’en dédommager, il serait désormais un bon maître pour lui.

– Et maintenant, Steenie, ajouta-t-il, quoique, tout bien considéré, votre vision soit honorable pour mon père, puisqu’elle prouve que, même après sa mort, il a voulu, en honnête homme, que justice vous fût faite, vous devez pourtant en conclure que des gens mal intentionnés pourraient en tirer de malveillantes insinuations touchant le salut de son âme. Je crois donc que nous ferons bien de rejeter toute l’affaire sur cette malfaisante créature, le major Weird, et de ne point parler de votre rêve dans le bois de Pitmarkie. Vous aviez bu trop d’eau-de-vie pour être certain de rien, Steenie ; et quant à cette quittance... (sa main tremblait en la tenant), c’est une pièce fort étrange, et je pense que ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de la jeter tranquillement au feu.

– Mais, tout étrange qu’elle est, c’est la seule sûreté que je possède pour les rentes que j’ai payées, dit mon grand-père, qui craignait peut-être de courir quelque risque en se dessaisissant du reçu de sir Robert.

– J’en porterai le montant en recette sur le registre, répondit sir John ; je vous en donnerai moi-même une autre, et cela à l’instant même ; bien plus, si vous pouvez retenir votre langue et ne point parler de cette affaire, je vous ferai une diminution sur vos rentes.

– J’en remercie Votre Honneur, répondit Steenie, qui vit aisément de quel côté venait le vent ; sans contredit je me conformerai à ce que désire Votre Honneur ; seulement je voudrais pouvoir parler à ce sujet à quelque habile ministre, car je n’aime pas cette espèce de rendez-vous que le père de Votre Honneur...

– N’appelez pas ce fantôme mon père ! s’écria sir John.

– Eh bien ! donc, reprit Steenie, celui qui avait pris sa ressemblance m’a dit d’aller le revoir dans un an, et c’est un poids sur ma conscience.

– Si c’est là ce qui vous trouble l’esprit, dit sir John, vous pouvez en parler au ministre de notre paroisse : c’est un homme sage et éclairé, et qui a des égards pour l’honneur de notre famille, d’autant plus qu’il a besoin de mon patronage.

Tout en parlant ainsi il écrivait la nouvelle quittance ; quand il l’eut remise à mon grand-père, il n’y eut plus de difficulté à brûler l’autre, et le laird la jeta dans le feu de sa propre main. Mais du diable si elle voulut brûler. Elle s’envola par la cheminée, suivie d’un cortège d’étincelles, et en faisant le même bruit qu’un pétard.

Mon grand-père se rendit à la Manse ; et le ministre, après avoir entendu toute l’histoire, lui dit qu’il avait couru de grands risques, mais que, comme il n’avait pas accepté les arrhes du diable, car il interprétait ainsi l’offre qu’on lui avait faite de lui donner à boire et à manger, et qu’il avait refusé de lui rendre hommage en jouant de la cornemuse à son ordre, son opinion était que, s’il se conduisait avec circonspection à l’avenir, Satan ne pourrait tirer aucun avantage contre lui de tout ce qui s’était passé. Et, dans le fait, mou grand-père, de son propre mouvement, passa bien du temps sans toucher à son instrument et sans boire un verre d’eau-de-vie, car ce ne fut qu’après que l’année fut expirée et que le jour fatal fut passé, qu’il reprit sa cornemuse et qu’il se permit un coup d’usquebaugh ou de two-penny.

Sir John raconta l’histoire du singe comme bon lui sembla ; et il y a des gens qui ne voient encore dans toute cette affaire qu’une preuve du caractère pillard de cette créature. Vous en trouveriez même que vous ne pourriez pas empêcher de croire que ce n’était pas le vieil ennemi du genre humain que Dougal et Hutcheon avaient vu dans la chambre de sir Robert, mais plutôt le maudit singe qui s’était placé sur son cercueil ; et que, quant aux coups de sifflet qu’on avait entendus après la mort du laird dans sa chambre, cet animal était en état de siffler tout aussi bien que son maître, sinon mieux. Mais le ciel connaît la vérité, et ce fut d’abord la femme du ministre qui la dévoila au monde après la mort de son mari et du laird. Et alors mon grand-père, dont le corps était affaibli par l’âge, mais qui n’avait rien perdu, du moins en apparence, du côté de la mémoire et du jugement, fut obligé de conter à ses amis l’histoire véritable, par égard pour lui-même, sans quoi on l’aurait fait passer pour sorcier.

Les ombres de la nuit s’épaississaient lorsque mon conducteur finit sa longue histoire, et il ajouta pour morale : – Vous voyez qu’il n’est pas prudent de prendre un étranger pour guide quand on est dans un pays qu’on ne connaît pas.

– Je n’en aurais pas tiré cette conclusion, lui dis-je ; l’aventure de votre aïeul fut heureuse pour lui, puisqu’elle le sauva de sa ruine ; et elle le fut aussi pour le laird en l’empêchant de commettre un acte d’injustice.

– Oui, mais ils eurent tous deux leur lopin tôt ou tard, répondit Willie le Vagabond. Ce qui était différé ne fut pas perdu : sir John mourut à peine âgé de soixante ans, et il ne fut qu’un instant malade. Il est bien vrai que mon grand-père mourut tranquillement à un âge fort avancé ; mais mon père, homme vigoureux de quarante-cinq ans, tomba un beau jour derrière sa charrue et ne se releva jamais. Il ne laissa d’autre enfant que moi, pauvre aveugle, n’ayant ni père ni mère, et ne pouvant ni travailler ni mourir de faim. Les choses allèrent pourtant assez bien pendant quelque temps, car sir Rewald Redgauntlet, fils unique de sir John, petit-fils de sir Robert, et hélas ! le dernier rejeton de cette honorable famille, me retira la ferme, et me prit chez lui par compassion. Il aimait la musique et j'eus les meilleurs maîtres qu’on pouvait trouver en Écosse et en Angleterre. J’ai passé avec lui bien des années heureuses ; mais, hélas ! il fit comme tant d’autres en 1745. Je n’en dirai pas davantage ; j’ai toujours eu le cerveau un peu dérangé depuis que je l’ai perdu ; et si je disais un mot de plus, je serais hors d’état de jouer de toute la nuit. Mais regardez donc, mon gaillard, ajouta-t-il en prenant un ton différent, vous devriez maintenant voir briller les lumières de Brokenburn.

 

 

Walter SCOTT, La quittance infernale,

ou Histoire de Willie le vagabond.

 

 

 

 

 

 

 

 

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