Allons à Lui

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henryk SIENKIEWICZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

 

 

Eamus ad Ipsum !

 

 

Dans la vie des nations comme dans la vie des individus, il est des heures angoissées où l’on se demande : Quo vadis ? Où aller ?

Aucune voix ne répond, et les hommes, aussi bien que les sociétés, se laissent entraîner au découragement.

C’est un cri d’espérance que Sienkiewicz, en face de ce découragement, jette à ses contemporains, dans cet appel ému de la jeune Anthéa : Pôjdzmy za Nim ! Allons à Lui ! Lui, c’est le Christ, c’est la Vérité ! comme le dit Anthéa.

Après avoir dépeint, avec une prestigieuse émotion, l’état de la société dans Quo vadis, – œuvre puissante et grandiose, à l’égal de la vie d’un peuple, – l’auteur, encore sous l’étreinte d’une poignante douleur de cœur, a voulu traduire, dans ce récit qui est un petit chef-d’œuvre, l’angoisse d’une âme en face de la souffrance ; et il a résumé toutes ses aspirations dans ce cri jailli des lèvres gracieuses d’Anthéa, – la jeune fleur, – dernier souvenir de celle qu’il pleurait : Eamus ad Ipsum !

Où aller ?

– Tour à tour, dans ce récit, l’âme cherche le bonheur, à Rome dans la gloire – à Alexandrie dans la fortune – au Didascalé dans la science – au Gynécée dans l’amour – à Memphis dans le repos – à Jérusalem dans les mystères – au Calvaire dans l’espérance, – à la Croix dans la prière : – elle ne le trouve qu’auprès de Jésus, le divin Nazaréen.

C’est alors que, des lèvres frissonnantes de Caïus et d’Anthéa, jaillit cet appel émouvant qui monte vers le ciel : Allons à Lui ! Eamus ad Ipsum !

C’est avec une émotion pleine de tendresse et d’espoir, que l’auteur nous le disait tout dernièrement encore, sous les oliviers fleuris de la Bordighera, auprès du fauteuil de malade de sa chère Anthéa...

C’est avec confiance que nous le redisons, en ce jour, – dans noire langue, – à tous les cœurs meurtris, ii toutes les âmes angoissées : Allons à Lui !

 

C. ALBIN DE CIGALA.

 

 

     Au Calvaire de la Mer,

Vendredi Saint, 5 Avril 1901.

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

À ROME

 

 

Caïus Septimus Cinna appartenait à une famille patricienne de Rome. Il avait passé sa jeunesse au milieu des soldats, dans l’âpre vie des camps, puis il était revenu à Rome, jouir de la gloire et des plaisirs que pouvait lui procurer une fortune immense, bien que déjà compromise.

Et à outrance, il avait joui de tout ce que Rome possédait de plaisirs. Il passait ses nuits en festins, dans ses magnifiques villas suburbaines, et employait ses journées à faire de l’escrime chez les lanistes, à disserter avec les rhéteurs dans les thermes. C’était là que d’habitude, entre deux thèses, on discutait les racontars de la ville et les nouvelles du monde... – Il était assidu au cirque, aux courses, aux luttes de gladiateurs ; il fréquentait les joueurs de harpe, les devineresses de Thrace, les danseuses de l’Archipel, qui affluaient à Rome.

Apparenté par sa mère au fameux Lucullus, il semblait avoir hérité de son goût pour les mets recherchés. Sa table était servie de vins de Grèce, d’huîtres de Naples, de grasses sauterelles cuites au miel du Pont. Il avait des poissons de la Mer Rouge, des perdrix blanches du Borysthène ; tout ce que Rome possédait, Cinna devait en avoir la primeur. Et de toutes ces choses il jouissait, non pas en soldat outrancier, mais en patricien éclectique.

Il avait senti s’éveiller en lui le goût des œuvres d’art ; il aimait avec passion les statuettes trouvées dans les fouilles de Corinthe, les épilychnions de l’Attique, les poteries étrusques, les vases importés du lointain pays des Sères, les mosaïques romaines, les tissus de l’Euphrate, les parfums de l’Arabie, et cette foule de bibelots rares, dont la recherche occupait la vanité de son existence. Il savait d’ailleurs, au besoin, en parler en connaisseur, avec des vieillards édentés qui passaient leur vie à table, couronnant de roses leur calvitie et mâchant de l’héliotrope, au dessert, pour se rafraîchir l’haleine.

Il savait encore goûter la beauté d’une période de Cicéron, la grâce d’un vers d’Horace ou d’Ovide.

Instruit par un rhéteur d’Athènes, il parlait le grec avec facilité, connaissait par cœur des passages entiers de l’Iliade et pouvait, au cours d’un festin, chanter les strophes d’Anacréon, jusqu’à l’enrouement complet, jusqu’à l’ébriété finale. De son maître et d’autres rhéteurs, il tenait de vagues notions de philosophie, suffisantes pour lui permettre de comprendre en gros l’architecture de tant de monuments intellectuels, érigés dans l’Hellade et dans les Provinces ; mais il comprenait aussi que ces édifices n’étaient plus qu’un amas de ruines.

Il connaissait personnellement nombre de Stoïciens, qu’il tenait d’ailleurs en médiocre estime, parce qu’ils étaient devenus surtout un parti politique ; il ne manquait point de les traiter d’insipides trouble-fête.

Souvent aussi, il recevait à sa table des sceptiques ; et, entre deux services, on démolissait les systèmes philosophiques, on proclamait, la coupe à la main, que la volupté est chose vaine, la vérité chose inaccessible, et que, pour le sage, il n’est d’autre but que le calme, le calme inaltérable.

Ces discours occupaient ses oreilles, mais il n’y attachait pas autrement d’importance. Il ne professait aucune opinion et se souciait fort peu d’en avoir une. Caton, pour lui, était la personnification d’un grand caractère allié à une sottise immense. Pour lui, la vie, c’était la mer, la vaste mer, où le vent souffle à sa guise, comme il lui plaît... Pour lui, la sagesse enfin, c’était de savoir tendre ses voiles au vent favorable...

À part cela, il appréciait ses larges épaules, la solidité de son estomac, sa belle tête romaine au profil d’aigle, à la mâchoire puissante. Avec de tels avantages, pensait-il, on pouvait, tant bien que mal, vivre sa vie.

Il n’appartenait pas à l’école des sceptiques, mais, dans la vie ordinaire, c’était un sceptique et un voluptueux. Il savait cependant que le plaisir n’est point le bonheur. Il ne connaissait pas la véritable doctrine d’Épicure ; pourtant, il se croyait épicurien. Pour tout dire, il voyait dans la philosophie une escrime de l’esprit, aussi bonne, à tout le moins, que celle des lanistes. Et quand les discussions l’avaient fatigué, il s’en allait au cirque, voir du sang...

Il ne croyait ni aux dieux, ni à la vertu, ni à la vérité, ni au bonheur, et cependant il consultait les oracles, avait ses superstitions, et cherchait à comprendre les mystérieuses religions de l’Orient. Il était, par ailleurs, un excellent maître pour ses esclaves, lorsque l’ennui ne le rendait point cruel.

La vie, disait-il, est une amphore : elle brille d’un éclat plus ou moins sombre, selon la qualité du vin qui la remplit. Il s’efforçait donc d’emplir la sienne de tout ce qu’il jugeait le meilleur. Il n’aimait personne, mais bien des choses lui plaisaient, entre autres sa tête d’aigle, sa chevelure d’ébène et son pied de patricien.

Durant les premières années de sa vie dissipée, il avait pris plaisir à étonner Rome ; souvent, il y avait réussi ; plus tard, cette pauvre satisfaction même le laissa indifférent.

 

 

 

 

 

 

II

 

 

À ALEXANDRIE

 

 

Cinna finit par se ruiner. Son patrimoine s’en alla aux créanciers ; il ne lui resta bientôt plus qu’une grande lassitude comme après un dur labeur, une satiété écœurante, quelque chose d’inconnu jusque-là, une inquiétude profonde, irraisonnée. Il avait pourtant joui de la richesse, de l’amour tel qu’on le concevait alors ; il avait joui de la gloire, du danger... effleuré toutes les connaissances humaines ; touché à l’art, à la poésie... Il pouvait donc penser qu’il avait tiré de la vie tout ce que la vie pouvait lui donner ; et, cependant, il éprouvait comme la sensation d’avoir négligé quelque chose d’essentiel ; mais qu’était ce « quelque chose ? » Il l’ignorait. En vain se creusait-il la tête...

Parfois, il tentait de réagir contre ces pensées, de secouer cette inquiétude ; il aurait voulu se persuader que, dans la vie, il n’y avait et il ne pouvait y avoir rien de plus... Mais alors, loin de s’atténuer, son inquiétude s’angoissait ; elle s’angoissait jusqu’à lui faire croire qu’il se troublait, non seulement pour lui-même, mais pour le monde entier.

Il en venait à envier les sceptiques, tout en les tenant pour des insensés ; ne rêvaient-ils pas de peupler le vide avec rien ?

Maintenant, deux hommes semblaient vivre en lui : l’un, qui blâmait hardiment sa propre inquiétude ; l’autre, qui la considérait comme absolument justifiée.

Après sa ruine, Cinna, grâce à de hautes influences, avait été envoyé à Alexandrie, en qualité de fonctionnaire, – un peu aussi, dans le but d’y reconstituer sa fortune. Son inquiétude l’accompagna sur le navire : elle le suivit à travers les mers. Ses nouvelles fonctions, le monde nouveau qui s’offrait à ses regards, des sensations nouvelles parviendraient, croyait-il, à le délivrer de cette compagne importune – il se trompait...

Un mois s’écoula, puis un autre... mais en vain. Comme la semence rapportée d’Italie, qui se développe plus vivace dans le sol généreux du Delta, son inquiétude, plante touffue, grandit encore ; l’arbuste devint un cèdre puissant, immense, – et l’ombre s’épaissit dans l’âme de Cinna.

Il essaya d’abord de s’étourdir en vivant comme il avait vécu à Rome.

Alexandrie, ville d’études et de plaisirs, était riche en joyeux compagnons, Romains aux yeux de feu, Grecs aux cheveux fauves, au teint clair que le soleil d’Égypte dorait de transparents reflets d’ambre. Il chercha d’abord l’apaisement dans leurs réunions. Ce fut en vain.

Il songea alors au suicide. Nombre de ses amis avaient de la sorte mis fin à leurs soucis, et pour des raisons parfois plus futiles encore que ses raisons à lui : – par ennui simplement, par désœuvrement, ou bien parce que cette vie ainsi gâchée n’avait plus, pour eux, aucun attrait : un glaive aux mains d’un esclave dévoué, et tout était dit.

Cinna s’était attaché à cette pensée, il allait la réaliser. Un rêve étrange l’en vint dissuader.

Il lui sembla en songe, qu’il passait le Léthé – le fleuve de l’oubli – et, sur le bord opposé, il aperçut sous les traits d’un esclave affamé, son inquiétude, qui le saluait en disant : « Je t’ai devancé, seigneur, afin de te recevoir. »

Pour la première fois de sa vie, Cinna eut peur : il ne pouvait, sans appréhension, songer à l’autre vie, à la vie de l’au-delà... Il fallait donc y atteindre... et son inquiétude l’y suivrait...

Dans son désespoir, il résolut d’aller trouver les savants du Sérapéum. Il espérait trouver auprès d’eux la clef de l’énigme.

Hélas ! eux non plus n’avaient rien découvert ! Ils le consolèrent en lui donnant le titre de « τοΰ μουσειου » – titre honorifique conféré d’ordinaire aux Romains de haute lignée et aux grands personnages.

C’était une maigre consolation que ce brevet de sagesse, pour un homme qui n’avait pu trouver de solution au problème le plus angoissant de sa vie !

L’ironie parut cruelle à Cinna. Il ne désespéra point cependant, persuadé que le Sérapéum ne dévoilait sa sagesse qu’aux seuls initiés.

Parmi les savants d’Alexandrie, le plus agissant d’alors était Timon d’Athènes. Homme riche, citoyen romain, il était venu à Alexandrie, afin de pénétrer les mystères de la science égyptienne ; il y habitait depuis vingt ans. On disait qu’il n’y avait dans la Bibliothèque ni parchemin ni papyrus qu’il n’eût déchiffré, qu’il possédait à fond toute la science humaine. C’était un homme doux et indulgent.

Cinna ne tarda pas à le distinguer dans la foule pédante des scoliastes ; il devint son disciple et les rapports du disciple et du maître se changèrent bientôt en une liaison étroite, en une véritable amitié.

Le jeune homme admirait dans Timon l’ingéniosité de sa dialectique, son éloquence, – la profondeur de sa pensée surtout, – quand, abordant des sujets élevés, il parlait des destinées de l’homme et des fins de l’univers. Ce qui le frappait en outre dans le maître, c’était qu’à cette profondeur même, il mêlait une mélancolie voilée.

Plus tard, quand leur amitié eut grandi encore, Cinna se hasarda à demander au vieillard les raisons de cette mélancolie ; il attendait, en même temps, qu’une occasion s’offrît de lui ouvrir son cœur. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

 

 

 

 

 

 

III

 

 

AU DIDASCALÉ

 

 

Un soir, après une chaude discussion sur la migration des âmes, Timon et Cinna étaient demeurés seuls sur la terrasse à contempler la mer. C’était un beau théâtre d’enseignement, un splendide Didascalé. Cinna tout ému s’approcha de Timon, prit sa main dans les siennes et lui confessa les tourments de sa vie, les motifs qui lui avaient fait rechercher la société des savants et des philosophes du Sérapéum.

– J’y ai du moins gagné de te connaître, maître, conclut-il ; et je sais maintenant que si tu ne peux m’expliquer l’énigme de ma vie, nul autre n’en sera capable.

Les yeux fixés sur la mer qui reflétait, comme un miroir, la lune nouvelle toute d’argent, Timon se taisait...

– Te souvient-il – demanda-t-il enfin – d’avoir vu, pendant l’hiver, des nuées d’oiseaux venus des brumes du Nord, s’abattre sur la ville ? – Sais-tu, mon fils, ce que ces oiseaux viennent chercher en Égypte ?...

– La chaleur et la lumière, maître...

– Les âmes humaines cherchent aussi la chaleur de l’amour et la lumière de la vérité. L’oiseau sait où trouver ce qu’il désire, – l’âme, la pauvre âme humaine, vole au hasard, dans l’ignorance, la tristesse, l’inquiétude !

– C’est vrai, cher maître, c’est vrai, je ne puis trouver ma voie !

– Autrefois, mon fils, la foi aux dieux donnait l’apaisement ; aujourd’hui, la foi est tarie, comme l’huile d’une lampe.

– Plus tard, la philosophie laissa espérer qu’elle ferait éclore dans les âmes le soleil de la vérité : il n’en fut rien. – Puis vinrent les Sceptiques et, sur les ruines de ce qui fut l’Académie d’Athènes, ils fondèrent leur doctrine : ils se figurent apporter la paix ; – ils n’apportent que l’inquiétude... – Renoncer, comme ils le font, à la lumière de la vérité et à la chaleur de l’amour, c’est livrer l’âme aux ténèbres, à l’inquiétude... – Et voilà pourquoi, aveuglément, à tâtons, les mains tendues, la tête en feu, nous cherchons une issue...

– Est-il possible que tu n’aies point trouvé ?

– J’ai cherché... sans trouver. Tu cherchas une issue dans la volupté, – moi dans la pensée. Tous deux, nous avons erré dans les ténèbres. Mais sache que tu n’es point seul à souffrir ; sache qu’en toi souffre et qu’en toi se lamente l’âme du monde. Depuis longtemps, n’est-ce pas, tu as cessé de croire aux dieux ?...

– On les honore encore publiquement à Rome ; on a même introduit de nouveaux dieux, venus d’Égypte et d’Asie, mais qui donc y croit encore sincèrement ? Seuls, peut-être, les paysans qui, de grand matin, arrivent de la campagne...

– Et ceux-là seuls possèdent le calme.

– Comme ceux alors qui, à Alexandrie, se prosternent devant des oignons et devant des chats ?

– Comme ceux qui, pareils à l’animal, n’aspirent à rien de plus qu’au sommeil après la pâture.

 

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– La vie vaut-elle alors d’être vécue ?

– Et la mort, savons-nous donc ce qu’elle apportera ?

– Mais alors, quelle différence entre toi et les sceptiques ?

– Les sceptiques ?... Les sceptiques consentent aux ténèbres et à l’ignorance, ou du moins, ils feignent d’y consentir ; pour moi, au contraire, les ténèbres restent un tourment.

– Et tu n’entrevois point la délivrance ?

Timon se tut ; puis, lentement, comme hésitant, il répondit :

– Je l’attends...

– Et d’où l’attends-tu ?

– Je ne sais pas encore...

Timon appuya sa tête dans ses mains ; et comme si le silence qui planait sur la terrasse l’étreignait, il ajouta d’une voix assourdie :

– Chose étrange ! il me semble que si le monde ne contenait rien de plus que ce que nous voyons ; et que, si nous-mêmes nous ne pouvions être rien de plus que ce que nous sommes, cette inquiétude ne nous tourmenterait point... Ainsi, dans la maladie même, je vois le remède et la guérison. Tout ce qui donnait la vie à l’âme a péri. Mortes, les vieilles croyances ! morte, la philosophie ! – la vie ne peut donc venir que d’une vérité nouvelle, inconnue...

 

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Cet entretien fut un grand réconfort pour l’âme de Cinna. Il avait appris qu’il n’était pas seul à souffrir, que le monde entier était malade.

Et ce fut pour lui comme une sensation de délivrance, comme si l’on déchargeait ses épaules d’un fardeau immense pour le répartir sur des milliers d’épaules.

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

AU GYNÉCÉE

 

 

De ce jour Timon et Cinna étaient devenus plus étroitement amis encore. Ils se voyaient souvent et souvent échangeaient leurs idées.

Du reste, en dépit de ses multiples tentatives, en dépit de la lassitude qu’il avait éprouvée, Cinna était jeune, trop jeune pour que la vie n’eût point pour lui des attraits encore insoupçonnés... Et il en trouva dans la personne d’Anthéa, fille unique de Timon.

À Alexandrie, le nom d’Anthéa n’était pas moins célèbre que celui de Timon.

Elle était vénérée des Romains qui fréquentaient le palais du maître, vénérée des Grecs, vénérée des philosophes du Sérapéum, vénérée du peuple entier.

Elle vivait au Gynécée ; mais loin de l’y enfermer toujours et de l’astreindre aux seules occupations féminines, comme il était d’usage pour les femmes, Timon s’était efforcé d’inculquer à sa fille tout ce qu’il savait lui-même.

Dès son enfance, il lui avait fait lire les auteurs grecs, les écrivains latins, les philosophes hébreux. Anthéa, douée d’une mémoire étonnante, élevée à Alexandrie, ville cosmopolite, parlait couramment ces trois langues.

Elle était l’unique confidente des pensées du maître et, souvent, au cours des entretiens symposiaques, elle avait su, pareille à Ariane, se dégager et dégager les autres du labyrinthe confus des problèmes les plus ardus de la philosophie.

Son père avait pour elle de l’admiration et du respect. Elle était entourée du charme d’un mystère quasi-divin ; elle voyait, dans des songes inspirés, des choses invisibles aux yeux des autres mortels.

Le vieillard l’aimait comme son âme ; mais il craignait à tout instant de la perdre, car elle disait souvent qu’en rêve lui apparaissaient des êtres malveillants, environnés d’une lumière étrange. Était-ce un présage de vie ou une annonce de mort ? Elle ne savait...

Pourtant, elle n’était entourée que d’amour. Les Égyptiens qui la voyaient chez son père, l’appelaient le Lotos – la fleur de l’oubli – peut-être à cause du culte divin dont cette fleur était l’objet, peut-être aussi parce que, en contemplant Anthéa, on oubliait tout le reste au monde.

Sa beauté était égale à sa sagesse. Le soleil d’Égypte n’avait point hâlé ce visage, où les lueurs roses de l’aube semblaient palpiter au sein même d’une nacre transparente. Ses yeux avaient la couleur du Nil, et ses regards, pareils aux eaux du fleuve mystérieux, semblaient des éclairs venus des là-bas lointains et ignorés.

Cinna l’avait à peine vue qu’il rêvait, déjà, après le premier entretien, de lui élever un autel dans l’atrium de sa maison, et d’apporter à cet autel une offrande de blanches colombes...

Il avait, dans sa vie, rencontré des milliers de femmes : des filles du Nord aux longs cils blancs, aux cheveux couleur des blés, des filles du Midi, des Numidiennes aux tresses noires, noires comme des blocs de lave. Mais jamais jusqu’ici il n’avait découvert cette idéale perfection de l’âme et du corps ! – Et son admiration grandissait à mesure qu’il pouvait contempler Anthéa, à mesure qu’il pouvait écouter ses paroles.

Par instants, lui qui ne croyait plus aux dieux, en venait à s’imaginer qu’Anthéa n’était pas la fille de Timon, mais celle d’un dieu, mi-femme, mi-déesse et qu’elle ne pouvait être qu’immortelle.

Très vite, il l’aima ; et il l’aima d’un amour inattendu, immense, invincible, – d’un amour aussi différent des amours éprouvées jusqu’alors, qu’Anthéa était elle-même différente des autres femmes. S’il désirait la posséder, c’était uniquement pour se prosterner devant elle. Il eût donné, pour cela, tout son sang.

Il sentait que mieux vaudrait pour lui être mendiant avec elle, que roi sans elle. Et, semblable au gouffre de la mer qui, avec une puissance inéluctable, saisit tout ce qui est pris dans sen tourbillon, l’amour s’empara de l’âme de Cinna, de son cœur, de ses pensées, de ses jours, de ses nuits, de tout ce qui fait l’existence !...

Et l’amour s’empara aussi d’Anthéa. – Tu felix, Cinna ! lui disaient ses amis.

Tu felix Cinna ! se disait-il à lui-même...

Et, le jour des épousailles, quand les lèvres pures proférèrent le sacramentel engagement : « Ubi tu Caïus, Ego Caïa – Là où tu seras Caïus, je serai Caïa », il lui sembla que son bonheur était, comme la mer, sans limites et sans fond...

 

 

 

 

 

 

V

 

 

À MEMPHIS

 

 

Douze mois se sont écoulés depuis le jour des épousailles ; Anthéa est toujours, pour Cinna, l’objet d’un culte vivant, l’âme de son âme ; elle est l’amour, la sagesse, la lumière...

Mais ce bonheur, profond comme la mer, devait, comme la mer, être changeant et perfide.

Au bout d’un an, Anthéa fut prise d’un mal cruel et mystérieux. Ses songes inspirés se changèrent en visions terribles, capables de tarir en elle la source même de la vie. Son visage, décoloré, eut bientôt la transparence de la nacre ; ses mains devinrent diaphanes, ses yeux s’enfoncèrent profondément... De jour en jour, le lotos rose devint lotos blanc, blanc comme le visage des morts. Parfois des vautours furent vus planant au-dessus de la demeure de Cinna. C’était en Égypte un présage de mort...

Les visions d’Anthéa de plus en plus la remplissaient d’épouvante. Quand, vers midi, le soleil inondait la plaine de ses blanches clartés, quand, au soir, la ville dormait enveloppée de silence, il lui semblait entendre les pas précipités d’un cortège invisible, et des profondeurs de l’atmosphère, voir surgir une face de cadavre, qui fixait sur elle ses yeux de jais.

Ah ! ces yeux ! Ils s’attachaient sur elle, impitoyables, comme pour la fasciner, pour l’entraîner vers les ténèbres pleines de mystère et d’effroi !...

Et le corps d’Anthéa frissonnait de fièvre ; son front pâle et livide se couvrait d’une sueur froide ; alors, comme un enfant terrifié et sans forces, elle cherchait un abri sur la poitrine de Cinna.

Au secours, criait-elle !

Au secours ! répétaient ses lèvres bleuies. Au secours, Caïus ! Défends-moi !

Caïus se fût jeté sur tous les spectres envoyés par Perséphone... Mais c’était en vain que du regard, il sondait les profondeurs de l’étendue : il ne voyait rien. Tout autour, c’était la solitude déserte : de blanches clartés qui inondaient la ville ; la mer qui était de feu sous le soleil ; et, dans le silence, seul le glatissement des vautours qui planaient au-dessus de la maison.

Les visions devinrent plus fréquentes, enfin quotidiennes. Partout, au-dehors, dans l’atrium du palais, dans les cubicula, partout elles assaillaient Anthéa.

Cinna prit conseil des médecins : il fit venir des joueuses de sambuque égyptienne, appela des pâtres joueurs de flûte d’argile, espérant que le tintamarre sauvage de cette musique couvrirait la rumeur des êtres invisibles. – Vain espoir ! Anthéa percevait cette rumeur au milieu du vacarme le plus assourdissant. Et tous les jours, quand le soleil était arrivé au plus haut de sa course, quand l’ombre, aux pieds de l’homme, semblait un vêtement tombé de ses épaules, comme dans un air embrasé et palpitant, surgissait, soudain, la face de mort... Elle restait immobile, ses yeux de jais fixés sur Anthéa, puis, lentement, reculait, semblant dire : « Viens ! viens à moi !... »

Parfois, la malade croyait voir se remuer les lèvres du spectre ; parfois, elle les voyait vomir d’immondes nécrophores qui s’élançaient vers elle...

À la seule pensée de ces visions, les yeux d’Anthéa s’emplissaient de terreur.

Sa vie lui devint bientôt une torture tellement angoissante qu’elle supplia plus d’une fois Cinna de lui laisser prendre du poison, ou de la percer lui-même de son glaive...

Mais lui savait qu’il ne pourrait jamais s’y décider.

Pour elle, il eût donné son sang, tout son sang... Il eût, de ce même glaive, ouvert ses veines à lui, une à une. – Tuer Anthéa !... La voir, cette tête adorée, morte, les paupières closes, immobiles, glacées ! – Voir cette gorge déchirée, sanglante !... Ah ! pour s’y résoudre, il eût fallu d’abord qu’il devînt fou !...

 

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Or, un jour un médecin grec dit à Cinna : « C’est Hécate qui apparaît à ta jeune femme. Ces êtres invisibles dont les rumeurs la terrifient, ce sont les esprits malfaisants, envoyés par la farouche déesse. »

Selon lui, la malade était perdue ; elle avait vu Hécate, elle devait mourir.

Aussitôt Cinna, qui, peu de jours auparavant, se fût moqué si l’on eût parlé d’Hécate, offrit, le soir même, un sacrifice à la déesse.

Offrande inutile ! Le lendemain à midi, le spectre lugubre apparaissait de nouveau à Anthéa.

Cinna essaya de lui couvrir la tête ; mais, à travers les voiles épais, elle voyait la face spectrale. Il voulut l’enfermer dans une pièce obscure. Dans l’obscurité, Anthéa voyait encore l’affreux visage : il se profilait sur la muraille, il éclairait les ténèbres d’une lueur blafarde, papillotante...

Vers le soir, cependant, la malade parfois allait mieux. Le sommeil alors s’emparait d’elle, si profond qu’elle semblait ne plus devoir se réveiller. Bientôt, elle devint si faible, qu’il lui fut impossible de marcher : on la porta dans une litière.

L’ancienne inquiétude s’était réveillée, cent fois plus torturante, dans l’âme de Cinna. La peur pour la vie d’Anthéa s’y mêlait à la sensation étrange que cette maladie avait des rapports mystérieux avec les divinités dont ils avaient parlé, Timon et lui. Peut-être le vieillard avait-il les mêmes pensées ? Cinna, toutefois, n’osait le questionner.

La malade peu à peu s’étiolait, – telle la fleur piquée par un insecte venimeux.

Cinna avait perdu tout espoir. Il tenta néanmoins un dernier effort pour sauver Anthéa. Il la fit transporter à Memphis.

Mais le séjour à l’ombre des Pyramides n’arrêta point le terrible mal et ils durent revenir à Alexandrie.

Cinna, alors, appela auprès d’Anthéa des devins, des sorciers, des marchands de philtres ; toute une foule de faiseurs de prodiges, âpres exploiteurs de la crédulité humaine. Il n’avait plus le choix ; tous les moyens lui paraissaient bons !

Or, vers ce temps-là, arriva de Césarée Alexandrie, Joseph, fils de Khousa, médecin juif fameux. Cinna se hâta de l’appeler auprès de la malade ; un moment il reprit espoir.

Le savant ne croyait ni aux dieux grecs, ni aux dieux romains ; il écarta avec mépris la fable d’Hécate. Pour lui, Anthéa était possédée du démon, et il importait de quitter au plus tôt l’Égypte, où les émanations putrides du Delta ne pouvaient qu’être nuisibles, en affaiblissant la malade.

Joseph de Khousa était Juif ; il indiqua Jérusalem ; une ville, disait-il, où les démons n’ont point accès, où l’air est sec et vivifiant.

Cinna mit d’autant plus d’empressement à suivre ce conseil, qu’il ne voyait plus d’autre parti à prendre. De plus, il connaissait le procurateur qui gouvernait alors la Judée, Ponce Pilate. C’était un ancien client de la famille des Cinna.

Le jeune couple partit aussitôt.

Pilate les reçut avec de grandes démonstrations de joie et les installa dans sa propre résidence d’été, située près des murs de Jérusalem.

Cinna, cependant, voyait peu à peu son espoir s’évanouir. Le spectre ne cessa de persécuter Anthéa, même à bord de la galère qui les transportait en Judée.

À Jérusalem, comme à Alexandrie, planait sur Cinna et sur Anthéa la même angoisse.

Et leurs journées s’écoulaient dans l’accablement, la terreur, le désespoir et l’attente de la mort...

 

 

 

 

 

 

VI

 

 

À JÉRUSALEM

 

 

C’était un palais superbe que la demeure offerte par Pilate ; mais, malgré les jets d’eau, malgré les ombrages, il faisait, dans l’atrium, une chaleur accablante. Les marbres semblaient embrasés par ce soleil du printemps.

Cinna découvrit bientôt dans le jardin, non loin de la maison, un vieux sycomore qui donnait de l’ombre sur une assez grande étendue. C’était en dehors des murs et l’endroit, ainsi à découvert, était plus aéré. Il y fit placer la litière d’Anthéa, l’orna de jacinthes et de fleurs de pommiers. Puis il s’assit auprès d’elle, et effleurant ses mains d’une pâleur d’albâtre, il demanda :

– Es-tu bien ainsi, ma très chère ?

– Très bien, répondit Anthéa, d’une voix à peine intelligible.

Et elle ferma les yeux comme prise de sommeil.

Ce fut le silence. Seule, une brise légère agitait les rameaux en soyeux bruissements, tandis qu’autour de la litière, les rayons perçant le feuillage découpaient à terre de miroitantes taches mordorées ; dans les pierres, les grillons chantaient.

La malade ouvrit les yeux :

– Caïus, demanda-t-elle, est-il vrai que dans ce pays est apparu un philosophe qui rend la santé aux malades ?

– Ils l’appellent le prophète, répondit Cinna. J’en ai entendu parler et je voulais l’amener auprès de toi ; mais ce n’est, paraît-il, qu’un imposteur. Il blasphème le temple et la loi du pays ; le procurateur l’a livré aux mains des bourreaux : c’est même aujourd’hui qu’il doit être crucifié.

Anthéa baissa la tête.

– C’est le temps qui te guérira, reprit Cinna, en voyant la tristesse répandue sur le visage de celle qu’il aimait.

– Le temps... Il fait œuvre de mort, non de vie, répondit Anthéa lentement.

De nouveau ce fut le silence et le miroitement doré des taches blondes. Les grillons chantèrent plus fort, et des petits lézards s’aventurèrent hors des fentes, pour venir se chauffer au soleil.

Cinna avait les yeux fixés sur Anthéa et des pensées désespérantes, mille fois chassées et revenant mille fois, emplissaient son cerveau.

Aucune chance de salut... nulle lueur d’espoir... bientôt cet être adoré ne serait plus qu’une ombre impalpable, une pincée de cendres dans une des urnes du columbarium de famille.

Anthéa, couchée dans cette litière fleurie, les paupières baissées, semblait morte déjà.

– Je te suivrai, songeait Cinna.

Des pas résonnèrent dans le lointain.

Le visage d’Anthéa pâlit plus encore ; sa bouche entr’ouverte respira avec peine, sa poitrine haleta. La pauvre martyre croyait entendre le cortège des fantômes précédant le spectre aux yeux de jais. Mais Cinna lui prit les mains, et tâcha de la rassurer.

– Ne crains rien, mon Anthéa. Ces pas... je les entends, moi aussi.

Puis il ajouta :

– C’est Ponce Pilate qui vient nous visiter.

En effet, le procurateur apparaissait au détour du sentier, escorté de deux esclaves.

C’était un homme d’un certain âge, au visage plein et glabre. Son front inquiet reflétait, en même temps qu’une gravité factice, le souci et la fatigue.

– Salut à toi, noble Cinna, et à toi, divine Anthéa, salut, – dit-il en arrivant sous l’ombre du sycomore. La nuit a été fraîche, mais la journée sera bien chaude ; puisse-t-elle vous être propice à tous deux ! Puisse la santé d’Anthéa redevenir aussi florissante que ces jacinthes, que ces fleurs de pommier qui ornent sa litière !

– Salut à toi ! noble Pilate.

– Sois le bienvenu, répondit Cinna.

Le procurateur s’était assis sur un quartier de roche et contemplait Anthéa. Il fronça les sourcils et dit :

– La solitude et l’ennui engendrent la tristesse et la maladie. Au sein de la foule, la peur ne peut vous atteindre. Écoutez mon conseil. Ici, malheureusement, nous ne sommes ni à Antioche, ni à Césarée. Nous n’avons ni jeux, ni courses d’aucune sorte. Et, si l’on élevait un cirque, ces fanatiques le détruiraient le lendemain ! Le seul mot qu’on entende ici, c’est : la Loi ! la Loi ! Tout porte ombrage à cette Loi. Ah ! combien je préférerais être au pays des Scythes !

– Que voulais-tu dire, Pilate ?

– En effet... que disais-je ? Ah ! les soucis ! Je disais donc que dans la foule, la peur ni l’ennui ne peuvent avoir prise sur vous. Aujourd’hui, précisément, vous pourrez assister à un spectacle curieux. À Jérusalem il faut se contenter de peu... Tâchez donc qu’Anthéa, à midi, se trouve au milieu de la foule.

« Aujourd’hui même, trois hommes doivent mourir sur la croix. C’est mieux que rien. Vous verrez aussi dans la ville, par milliers, les pèlerins les plus étranges, qui, de tout le pays, ont afflué à Jérusalem pour les fêtes de la Pâque. Vous pourrez, à votre aise, contempler ce peuple curieux. – Je vous ferai donner une place excellente, à proximité des croix. J’espère que les suppliciés auront du courage. L’un d’eux est un personnage singulier ; il se dit le Fils de Dieu, il est doux comme une colombe et, au fond, il n’a rien fait qui mérite la mort.

– Et tu l’as condamné à être crucifié ?

– J’ai voulu sortir d’embarras et, surtout, ne pas déchaîner contre moi la fureur de ce guêpier qu’est le Temple. Déjà, les prêtres se plaignent de moi à Rome. Du reste, il ne s’agit pas d’un citoyen romain.

– Il n’est pas citoyen romain ? Mais ses souffrances en sont-elles amoindries ? demanda Anthéa.

Le procurateur se tut ; puis il reprit, comme se parlant à lui-même :

– Il est une chose, entre toutes, que je ne puis souffrir : c’est l’exagération. Ce mot, prononcé devant moi a le don d’attrister toute ma journée... Le juste milieu... Pour moi, la sagesse est là, tout entière... Il n’est pas d’endroit au monde où ce principe soit moins en honneur qu’ici ! – Combien tout cela me fatigue ! Combien cela m’exaspère ! Aucun calme, aucun équilibre, ni chez les hommes, ni dans la nature !... Tenez, maintenant, – au printemps, – les nuits sont froides, et les journées de vraies fournaises. Midi est encore loin, et déjà vous sentez l’air embrasé. – Quant aux hommes, il vaut mieux n’en pas parler !... Je reste à Jérusalem parce que j’y suis forcé. Enfin !... ne changeons pas de conversation...

« Allez voir la mise en croix. Je suis persuadé que ce Nazaréen saura mourir avec courage. Je l’ai fait flageller, j’espérais ainsi le sauver de la mort. – Je ne suis point cruel, moi !

« Pendant la flagellation, il était patient comme un agneau et il bénissait l’humanité. Quand le sang l’a inondé, il a levé les yeux au ciel et il s’est mis à prier !

« C’est l’homme le plus étrange que j’aie vu de ma vie. Ma femme, à son propos, ne m’a pas laissé un instant de répit ; depuis ce matin elle me répète : « Tu ne souffriras pas la mort d’un innocent. »

« Moi, je ne demandais pas mieux ! Deux fois je suis monté au Bêma ; deux fois j’ai harangué ces prêtres féroces, cette tourbe misérable. – D’une commune voix, la tête renversée, la bouche hurlante, ils n’ont su que me répondre : « Crucifie-le ! crucifie-le ! »

– Et tu as cédé ? demanda vivement Cinna.

– J’aurais provoqué une émeute à Jérusalem, – et je suis ici pour maintenir la paix. Le devoir avant tout !... Je n’aime pas l’exagération ; je n’aime pas la mort non plus, mais si j’ai décidé une chose, je n’hésite pas à sacrifier la vie d’un homme au salut commun... –surtout si cet homme est un inconnu, dont personne ne viendra me demander compte... C’est tant pis pour lui, – s’il n’est pas citoyen romain.

– Crois-tu que le soleil luise pour Rome seule ? murmura Anthéa.

– Divine, répliqua le procurateur, je pourrais te répondre que, sur la terre entière, le soleil éclaire la domination romaine, et qu’il faut donc tout sacrifier au bonheur de Rome. Les émeutes affaiblissent notre autorité !... Mais, avant tout, je t’en supplie, n’exige pas que je revienne sur la sentence. Cinna te dira que c’est impossible, et que César seul pourrait le faire. – Moi, je ne le puis plus, – même si je le voulais... N’est-il pas vrai, Caïus ?

– C’est vrai !...

Ces paroles causèrent à Anthéa une peine visible. Sa pensée se reporta sur elle-même.

– Ainsi, dit-elle, l’on peut souffrir et mourir, tout innocent qu’on soit !

– Nul en ce monde n’est innocent, répondit Pilate. Ce Nazaréen n’a commis aucun crime ; – très bien : aussi, comme procurateur, je m’en suis lavé les mains. Mais, comme philosophe, je blâme sa doctrine. Je me suis entretenu longtemps avec lui, et je me suis convaincu par moi-même qu’il enseignait des choses extraordinaires.

« Voyez-vous, le monde ne peut exister que par la sagesse et la modération. – Certes, qui osera nier l’utilité de la vertu ? Ce n’est pas moi !... Les stoïciens eux-mêmes apprennent à supporter l’adversité avec une humeur égale ; – mais ils n’exigent pas le renoncement complet. – La fortune et le dîner – renoncer à tout à la fois ? – C’est trop ! comme dit le proverbe...

« Dis-moi, Cinna, – toi qui es un homme sage – que penserais-tu de moi, si, un beau jour, j’abandonnais la maison que vous habitez en ce moment, à ces crève-faim que vous voyez là, étendus au soleil, près de la porte de Joppé ?...

« Ce Nazaréen ne demande-t-il pas des choses semblables, à ses disciples ?

« Il enseigne, en outre, qu’il faut aimer tous les hommes d’un même amour, – les Juifs comme les Romains, les Romains comme les Égyptiens, les Égyptiens comme les Africains – et ainsi de suite... À la fin, j’en ai eu assez !

« Comment ? la vie de cet homme est en jeu, – et il se comporte comme s’il s’agissait d’un autre ? Il enseigne ! Il prie !... Je ne suis point obligé de sauver un homme qui ne veut point lui-même se sauver. Qui dépasse la mesure en tout, n’est pas un sage, à mon avis.

« Et puis, il se fait appeler « Fils de Dieu ». Il détruit les fondements sur lesquels est édifiée notre société. Il fait donc du tort aux hommes ! Qu’il pense ce qu’il veut, mais qu’il ne change rien !

« En tant qu’homme, je proteste contre sa doctrine. Qu’en ce qui me concerne je ne croie pas aux dieux, – c’est mon affaire ; mais, aux yeux de la société, j’admets la nécessité d’une religion. – Je l’affirme en toute rencontre... À mon avis, pour les hommes, la religion est un frein... Il faut atteler les chevaux, et les bien atteler... Du reste, et je finis, ce Nazaréen ne doit pas craindre la mort, car il prétend qu’il ressuscitera. »

Cinna et Anthéa se regardèrent avec étonnement :

– Il ressuscitera ?

– Ni plus ni moins ! – Le troisième jour ! C’est, en tout cas, ce qu’enseignent ses disciples. Cependant j’ai oublié de le questionner à ce sujet.

« Du reste, peu importe : la mort nous tient quittes de nos promesses. Et même s’il ne ressuscitait pas, il n’y perdrait rien, puisque selon lui, le bonheur véritable et la véritable vie ne commencent qu’après la mort. Il parle de ces choses avec une absolue conviction, comme un homme sûr de ce qu’il annonce. Son Hadès, à lui, est plus lumineux que ce monde sublunaire ; et, plus on souffre ici-bas, dit-il, plus on est sûr d’être mieux reçu de l’autre côté. Il suffit d’aimer, d’aimer encore, d’aimer toujours !

– Étrange !... dit Anthéa.

– Et les autres te criaient : « Crucifie-le ? » demanda Cinna.

– Je ne m’en étonne aucunement, répondit. Pilate,... l’âme de ce peuple n’est que haine, et la haine réclamera toujours le supplice pour l’amour.

Anthéa passa sa main diaphane sur son front, et, soucieuse, demanda :

– Alors il est convaincu, ce Nazaréen, qu’on peut vivre et être heureux après la mort ?

– Et c’est pour cela qu’il n’a peur ni de la croix, ni de la mort.

– Combien ce serait bon, Cinna !

Et, après un moment de silence, elle demanda :

– Mais comment sait-il cela, ce juste ?

Le procurateur fit un geste :

– Il prétend le savoir du Père de tous les hommes. Ce Dieu, chez les Juifs, répond à Jupiter, mais, d’après le Nazaréen, ce Dieu est à la fois Un et Trine – et il est miséricordieux.

– Combien ce serait bon, Caïus ! répéta la malade.

Cinna entr’ouvrit les lèvres, comme pour répondre, – mais les paroles lui manquèrent...

La conversation s’arrêta. Visiblement, Pilate continuait ses réflexions sur l’étrange doctrine du Nazaréen, car, par instants, il hochait la tête et haussait les épaules. Il ne tarda pas à se lever : il prit congé de Caïus et d’Anthéa en leur disant : À bientôt.

Anthéa se souleva de sa litière et répondit :

– Caïus, allons voir ce Nazaréen.

– Hâtez-vous, ajouta Pilate en les quittant, car le cortège va bientôt se mettre en marche.

 

 

 

 

 

 

VII

 

 

AU CALVAIRE

 

 

La journée s’annonçait claire et chaude. Cependant, vers midi, surgirent, au-dessus des collines des nuages sombres et cuivrés, peu étendus, mais lourds et chargés de tempête. L’azur profond du ciel se teinta peu à peu, et bientôt les nuages se rejoignirent, barrant tout l’horizon. Maintenant, le soleil les frangeait d’or liquide et incandescent.

Au-dessus de la ville seule, le ciel s’ouvrait dans une large auréole sans tache. En bas, le vent se taisait.

Sur le sommet du Golgotha, arrivèrent bientôt des groupes d’hommes devançant le cortège qui allait quitter la ville : il était midi.

Le soleil inondait de ses rayons le coteau pierreux, aride et morne, dont la monotone grisaille, striée du noir des arêtes et des crevasses, apparaissait plus déserte encore, sous la clarté qui la baignait.

Dans le lointain, pareillement stériles et desséchées, des collines plus élevées qui se voilaient d’une brume moirée.

Entre les murs de la ville et le Golgotha, une petite plaine semée de rochers, moins déserte cependant, car dans les crevasses un peu de terre s’était amassée et des figuiers avaient poussé, petits arbres au feuillage jauni. Çà et là, des nids d’hirondelles collés au roc, des maisons aux toits en terrasse, des tombes peintes de blanc, qui se miraient au soleil. – Enfin, près des remparts de la cité, une multitude de tentes et de huttes dressées en vue des fêtes et de l’affluence des étrangers. C’était un campement grouillant d’hommes et de chameaux.

Dans l’étendue libre du ciel, le soleil montait lentement. Un silence de mort planait sur ces hauteurs. Les bêtes elles-mêmes cherchaient un abri derrière les murs ou se terraient dans les fentes des rochers. Malgré l’effervescence inusitée, une morne tristesse envahissait ce paysage violemment illuminé. Le tumulte des voix lointaines, montant de la ville, se fondait en une rumeur pareille au murmure des flots, bientôt absorbée par le silence.

Les groupes de gens qui, dès le matin, attendaient au Golgotha, avaient maintenant les yeux fixés sur la ville.

Le cortège se mettait en marche.

La litière d’Anthéa arriva sur le Calvaire avant midi. – Elle était escortée par les soldats romains qui devaient lui frayer un chemin à travers la cohue, et, le cas échéant, la protéger des injures, toujours à craindre au milieu des Juifs, élevés dans la haine de l’étranger.

Cinna marchait à côté de la litière, et, près de lui, le centurion Rufilus.

Anthéa semblait plus tranquille et moins angoissée aux approches de l’heure fatale. Les visions affreuses du matin l’avaient épuisée.

Ce qu’avait dit du jeune Nazaréen le procurateur hantait son esprit et lui faisait oublier sa propre détresse. Il y avait là, pour elle, quelque chose d’étonnant, – d’incompréhensible !...

Beaucoup d’hommes avaient su mourir avec calme, comme s’éteint un bûcher funéraire, comme se consume un tison.

Ce calme, ce courage venaient d’une résignation philosophique à l’inéluctable nécessité d’un passage de la lumière aux ténèbres, de la vie réelle à une existence d’ombre terne et imprécise. Mais personne, jusqu’ici, n’avait béni la mort ; personne n’avait quitté la vie avec cette certitude inébranlable qu’au-delà du bûcher et de la tombe seulement, commençait une existence véritable, un bonheur si puissant, tellement infini, qu’il ne pouvait être donné que par un Dieu Tout-puissant lui-même – et Infini.

Et l’homme qui allait être crucifié prêchait cette chose comme une vérité incontestable !

Anthéa se sentait profondément frappée par cet enseignement ; il lui apparaissait comme une source unique d’espérance et de rédemption. Elle se savait condamnée aussi à mourir, – et un immense regret s’emparait d’elle.

Mourir, c’était pour elle abandonner Cinna, abandonner son père, abandonner le monde, l’amour vivant ; c’était le vide glacé, le néant, les ténèbres.

Et son regret s’accroissait de tout le bonheur qui lui était échu en ce monde.

Ah ! si vraiment la mort pouvait nous faire revivre ! Si l’on pouvait emporter avec soi un souvenir d’amour, un reflet de bonheur – combien la résignation lui eût été plus aisée !

Elle qui n’espérait rien, rien de la mort, elle entendait dire soudain que la mort pouvait lui donner tout...

Qui donc prêchait cela ? Un homme étrange, un Rabbi, un prophète, un philosophe, pour qui l’amour du prochain était la plus grande des vertus ! Un martyr qui, sous le fouet, bénissait les hommes ! Un roi qu’on allait crucifier...

Et Anthéa songeait :

– Pourquoi cette doctrine, quand la croix devait être son unique salaire ?...

– D’autres ont désiré le pouvoir ; Lui, point.

– D’autres ont voulu la richesse ; Lui resta pauvre...

– Ils ont voulu des palais, des festins, des honneurs, des étoffes de pourpre, des chars incrustés de nacre et d’ivoire ; – Lui, a toujours vécu comme un pauvre. – Il a prêché l’amour, la pitié, le pardon et la pauvreté...

– A-t-il donc voulu affamer les hommes de vaines illusions ?

Cependant, s’il disait vrai ? Oh ! alors, bénie soit la mort, la mort terme des misères terrestres, échange d’un bonheur infime contre un bonheur meilleur ! Lumière des yeux flétris, essor ailé vers des joies éternelles !!!

Anthéa maintenant comprenait cette promesse de résurrection.

Son esprit aussi bien que son cœur épousaient désespérément la doctrine nouvelle. Elle se rappelait les paroles de Timon, répétant à ses disciples que seule une vérité nouvelle pouvait arracher l’humanité aux liens qui l’en chaînaient.

– La vérité nouvelle, la voilà !

– Elle est victorieuse de la mort !

– Elle apporte le salut !

Et, dans ces pensées Anthéa s’abîma si profondément de tout son être, que, pour la première fois depuis longtemps, Cinna n’aperçut point sur son visage l’angoisse qui la dévorait.

 

 

Enfin le cortège se mit en marche vers le Golgotha.

De l’éminence où se trouvait Anthéa, on pouvait l’embrasser tout entier. La foule était nombreuse, mais elle semblait perdue dans ces espaces pierreux. De la porte ouverte, la multitude s’essaimait, de plus en plus compacte, se grossissant, à mesure, de ceux qui attendaient hors de la ville.

Ils marchaient d’abord en une longue théorie qui, peu à peu, s’enflait, tandis qu’elle avançait, pareille à un fleuve débordant de son lit. Des groupes d’enfants gambadaient tout autour.

Le cortège s’avançait dans le remous chatoyant des tuniques blanches, des châles écarlates, des manteaux bleus. Au centre, scintillaient les cuirasses et les lances des soldats romains, sous les rayons voletants du soleil. La rumeur des voix confuses arrivait de loin et s’affirmait de plus en plus distincte.

Enfin, ils s’approchèrent de la colline. Les premières rangées commencèrent à escalader le sommet. La foule se hâtait pour occuper les places proches du lieu du supplice, afin d’en voir tous les détails. Le détachement qui escortait les condamnés, pressé par la multitude, marchait lentement.

Les enfants furent les premiers arrivés : –garçons à demi-nus, aux cheveux ras, avec deux petites touffes aux tempes ; visages hâlés, aux yeux bleus et à la voix criarde. Avec un brouhaha sauvage, ils se mirent à arracher du sol des pierres afin de les jeter aux crucifiés...

Bientôt le tertre fourmilla d’une tourbe bariolée. – Les visages semblaient réjouis par le mouvement et par l’espoir du spectacle. Nul indice de pitié. – Le ton criard de la voix, la volubilité insensée de la parole, la brusquerie sauvage des gestes étonnaient Anthéa, malgré son accoutumance à la bavarde vivacité des populations grecques. Ces gens causaient entre eux comme s’ils allaient en venir aux mains ; ils se hélaient comme s’ils étaient en danger de mort ; ils criaient comme si on en voulait à leur vie.

Rufilus, se rapprochant de la litière, se mit à donner des explications d’une voix tranquille de soldat en service, cependant que la marée humaine montait ininterrompue.

La cohue augmentait de moment en moment. Dans la foule, les bourgeois de Jérusalem, reconnaissables à leurs tuniques rayées, se tenaient à l’écart, évitant de se mêler à la plèbe des faubourgs. – Puis, c’étaient des villageois, venus en grand nombre, avec leurs familles, l’occasion de la Pâque ; des paysans sanglés de sacs, en guise de vêtement, couverts de peaux de chèvre.

Des pâtres au visage bonasse et ahuri, des femmes, suivaient, en bandes. – C’étaient, pour la plupart, des femmes du peuple ; les femmes aisées de Jérusalem n’avaient pas l’habitude de sortir pour les spectacles ; – des paysannes aussi ; – ou bien, des femmes à la mise criarde, les cheveux teints, les sourcils et les ongles colorés, parfumées abondamment de nard, portant d’énormes pendants d’oreilles et des colliers chargés de piécettes.

Venait enfin le Sanhédrin, avec, au centre, Hanan, vieillard à la face de vautour, aux yeux cerclés de sang, et l’énorme Caïphe, coiffé de la mitre à deux pointes, le rational doré sur la poitrine. Autour d’eux, les différentes sectes de pharisiens ; – les claudosi, qui marchent en heurtant les cailloux, – les frontosi, qui se choquent le front contre les murs, – les schikmi, qui lèvent les mains au ciel, – les gibosi, qui vont le dos voûté, comme prêts à se charger des crimes de la ville entière. La gravité sombre et le fanatisme obstiné de leurs visages les distinguaient de la meute des braillards.

 

 

Le jeune visage d’Anthéa, déjà marqué par la mort, sa silhouette spectrale, attiraient l’attention : tous les regards se portaient sur elle ; on s’approchait impudemment, malgré la présence des soldats. Mais, tels étaient le mépris et la haine de ce peuple pour l’étranger, que ces regards, loin de refléter la commisération, semblaient briller d’une joie féroce, en la voyant condamnée sans retour.

Et Anthéa comprit clairement, alors, pourquoi ces hommes avaient exigé la croix pour le prophète qui enseignait l’amour.

Le Nazaréen lui apparut soudain un être proche, un être cher. Comme elle, il devait mourir. – Rien, après la sentence, n’était capable de le sauver.

Pour elle aussi, la sentence était sans appel. – Et elle se sentait liée à lui par une fraternité d’infortune et de mort.

– Seulement une grande distance les séparait.

Lui, – marchait au supplice avec l’espoir des lendemains de l’au-delà ; elle, privée jusqu’ici de cette espérance, venait la chercher auprès de Lui.

Soudain la rumeur lointaine creva en une tempête de sifflets stridents, de hurlements sauvages... Puis, de nouveau, tout se tut. – Dans le silence retentissait seul le cliquetis des armes et le pas lourd des légionnaires.

La foule s’ouvrit en un remous agité et l’escorte des condamnés arriva à la hauteur de la litière.

En tête, sur les côtés et derrière, marchaient les soldats, d’un pas lent et cadencé. Au centre, apparaissaient les traverses des trois croix, qui semblaient s’avancer d’elles-mêmes, tant les porteurs ployaient sous le poids du fardeau.

– On devinait que le Nazaréen n’était point parmi eux.

– D’abord, deux faces effrontées et sinistres de bandits ; puis, un paysan âgé, visiblement forcé par les soldats à cette corvée de remplaçant, exigée en vertu de la loi.

Le Nazaréen marchait derrière les croix, entre deux soldats. Il allait, – un manteau de pourpre jeté sur les épaules, – couronné d’épines, – le front ensanglanté.

Des gouttelettes de sang coulaient lentement le long des joues ; d’autres s’étaient figées en caillots sous la couronne, – telles les baies de l’églantier, telles les perles du corail.

Il était pâle et s’avançait lentement, d’une démarche affaiblie mais grandiose...

Au milieu des hurlements de la tourbe, des ricanements de la populace, Il allait, absorbé dans sa rêverie, comme transporté par delà l’Univers, – semblant déjà planer au-dessus de ce monde, – inattentif aux clameurs de haine, – comme « Celui qui pardonne » et dont le pardon dépasse la mesure humaine, – comme le Surhumain, – l’Être dispensateur de miséricorde... déjà baigné d’Infini, déjà exalté au-dessus du bourbier humain... – silencieux et très doux, – mais triste aussi, triste infiniment, – de la tristesse angoissée de toute la terre...

Les lèvres frissonnantes d’Anthéa murmurèrent instinctivement :

« La Vérité – c’est Lui ! »

Le cortège passait tout près de la litière. – Un instant il fit halte, tandis que les soldats de tête se frayaient un passage à travers la cohue.

 

 

 

 

 

 

VIII

 

 

AU PIED DE LA CROIX

 

 

Anthéa voyait le Nazaréen de très près ; elle voyait ses cheveux bouclés ondoyer sous la brise légère, – elle voyait le reflet moiré de la robe écarlate sur sa face pâle et diaphane.

La tourbe, dans sa poussée vers lui, cernait étroitement les soldats, forcés de lui faire un rempart de leurs lances. Partout des poings crispés, des yeux hagards, des dents serrées, des barbes en désordre, des gestes rageurs, des bouches écumantes vociférant de rauques clameurs.

Lui, d’un regard attendri, comme pour demander : « Que vous ai-je fait ? » embrassa la foule.

Puis il leva les yeux vers le ciel, – pour prier... et aussi pour pardonner.

– Anthéa ! Anthéa ! appelait Caïus d’une voix émue.

Anthéa n’entendait point. De ses yeux, de grosses larmes coulaient.

Oubliant sa maladie, oubliant que, depuis bien des jours, elle n’avait plus trouvé même la force de se soulever seule dans sa litière, elle se dressa soudain, – affolée de douleur, émue de pitié, frémissante d’indignation contre les aveugles huées de la populace, – et ramassant les jacinthes et les fleurs de pommier qui ornaient sa litière, elle les jeta sous les pieds du Nazaréen.

Il y eut un silence. – La foule fut émue de stupeur, à la vue de cette noble Romaine s’inclinant devant le condamné.

Et Lui tourna ses yeux compatissants vers ce visage dolent, émacié. Et ses lèvres, doucement, remuèrent comme pour une bénédiction.

Affaissée sur les coussins de la litière, Anthéa sentit descendre en elle un océan de clarté, de tendresse, de miséricorde, d’espérance, de félicité... Une fois encore, ses lèvres murmurèrent :

– La Vérité, – c’est Lui !

Puis, de nouveau, les larmes à torrents obscurcirent ses yeux.

 

 

Mais bientôt, les soldats poussèrent le Nazaréen en avant, à cinquante pas de la litière, vers les trois montants qui devaient supporter les croix et qui se dressaient dans les fentes du rocher. Encore une fois, la foule le déroba aux regards d’Anthéa.

Cependant, le tertre était haut, et Anthéa revit bientôt son visage pâle, couronné d’épines.

De nouveau les légionnaires firent face à la meute hurlante et, à coups de bâton, la dispersèrent, afin qu’elle n’entravât pas l’exécution.

Le supplice commença par la crucifixion des deux larrons aux croix latérales.

Sur la troisième croix, celle du milieu, un écriteau avait été fixé, énorme, que le vent soulevait en le faisant flotter.

La bise soufflait plus fort. Les soldats s’approchèrent du Nazaréen : ils voulurent lui ôter ses vêtements ; la foule clama : « Ô Roi ! ô Roi... à toi ! – Ô Roi !... où sont tes milices !... – Défends-toi ! »

Un rire éclata qui secoua la tourbe, gagna la foule, et bientôt s’étendit à la colline tout entière...

Pendant ce temps, les bourreaux étendirent le Christ à terre, sur les épaules, et lui clouèrent les mains à la traverse de la croix, pour le hisser ensuite, avec elle, sur l’arbre principal.

 

 

À ce moment, près de la litière, un homme vêtu d’une chlamyde blanche s’affaissa, et, entassant sur sa tête la poussière et la cendre, se mit à crier d’une voix brisée de désespoir : « J’étais lépreux : – Il m’a guéri ! Et on le crucifie ! »

Anthéa devint pâle d’une pâleur mortelle.

– Guéri... Il l’a guéri... Caïus, tu entends !

– Anthéa, veux-tu rentrer ? – demanda Cinna.

– Non, non, je reste !

À ces mots angoissés, Cinna sentit se déchaîner en lui un désespoir sauvage, un désespoir sans fin, de n’avoir point appelé le Nazaréen afin qu’il guérît sa chère Anthéa.

Mais déjà les soldats appliquaient les clous aux mains de Jésus et frappaient avec le marteau.

Ce fut d’abord un choc sourd et voilé – fer contre fer, – puis un bruit plus sonore, quand les clous, traversant la chair, se heurtèrent au bois.

De nouveau la foule s’était tue. Elle paraissait avide de savourer les cris de douleur que le supplice arracherait, pensait-elle, au Nazaréen.

Mais Lui demeura silencieux ; – seuls, résonnèrent, dans le silence, les coups de marteau terrifiants et sinistres.

Quand tout fut terminé, on hissa la traverse avec le corps.

Le centurion préposé à la corvée donnait les ordres d’une voix monotone, en traînant sur les syllabes. – Un des soldats se mit à lui clouer les pieds...

 

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Dès le matin, les nuages avaient envahi l’horizon. Ils voilaient maintenant le soleil, embrumant l’éclat des rochers voisins et le rayonnement des lointaines collines. Le crépuscule envahissait la terre. Un crêpe sinistre et cuivré sembla obscurcir le ciel et, à mesure que le soleil s’enfonçait derrière les nuages amoncelés, l’obscurité devint plus dense et plus opaque. On eût dit des ténèbres de sang envahissant le monde. Un vent violent souffla à deux reprises, puis il se tut : l’atmosphère devint d’une lourdeur angoissante...

Soudain les dernières lueurs fauves s’éteignirent. Des nuées lugubres tournoyèrent, puis s’avancèrent comme une muraille énorme à l’assaut de la ville et des hauteurs. – C’était l’orage...

– Rentrons, dit Cinna.

– Encore... encore... je veux Le voir encore ! répondit Anthéa.

L’obscurité maintenant voilait les corps des crucifiés.

Cinna fit avancer la litière plus près de la Croix. Ils étaient à quelques pas du Nazaréen.

Sur le bistre du bois, dans la pénombre universelle, le corps du Crucifié parut à Anthéa, comme enveloppé de rayons de lune...

Sa poitrine haletait ; sa tête s’inclina, ses yeux se tournèrent vers le ciel.

Soudain, un grondement sourd retentit dans la profondeur des nuages. La foudre s’éveilla, roulant dans l’espace avec un fracas épouvantable ; puis s’assoupit comme entraînée dans des gouffres sans fond, en résonnant plus bas, toujours plus bas, – puis s’enfla à nouveau, éclatant en tonnerres répétés qui firent trembler le monde dans ses fondements.

En même temps, un éclair immense, blafard, déchira les nuages, illuminant le ciel, la terre, les cuirasses des soldats, la foule apeurée, anxieuse, serrée comme un troupeau. L’obscurité devint plus grande encore après l’éclair.

Près d’Anthéa, des femmes qui s’étaient également approchées de la croix, éclatèrent en sanglots. Il y avait, dans ces sanglots éclatant au milieu du silence, quelque chose de terrifiant. Des appels retentirent dans la foule. Çà et là, des voix terrifiées se heurtaient qui criaient :

Oïàh ! Oï lanouh ! – On a crucifié un Juste ! – Qui témoigna de la vérité ! Oïàh !

– Qui ressuscita les morts ! Oïàh !

Une voix stridente retentit :

– Malheur à toi, Jérusalem !

Une autre, non loin, clama :

– La terre a tremblé ! Oïàh !

Un second éclair ouvrit les abîmes du ciel ; ils apparurent peuplés de fantômes fulgurants, gigantesques. Les voix se turent à nouveau.

L’ouragan, hurlant soudain, passa sur la colline avec une force invincible, arrachant les châles et les manteaux et les faisant tournoyer sur la hauteur en tourbillons mouvants.

De nouveau, des voix retentirent :

– La terre a tremblé ! Oïàh

Parmi les assistants, beaucoup s’enfuirent, en déroute ; d’autres restèrent cloués sur place, enchaînés par la peur, pétrifiés, la tête vide – avec, seulement, la sensation confuse qu’il venait de se passer quelque chose d’effrayant...

 

 

Soudain, les ténèbres commencèrent à s’éclaircir... Le vent roulait les nuages, les tordait comme des hardes calcinées.

 

 

Bientôt la lumière revint par degrés... Le dôme des ténèbres se déchira et la clarté solaire jaillit à flots, éclairant la colline, les assistants effarés et les trois croix...

Le Nazaréen apparut, la tête inclinée sur la poitrine, très bas. Son visage avait la pâleur de la cire ; ses paupières étaient fermées et ses lèvres bleuâtres.

– Mort ! murmura Anthéa.

– Mort ! répéta Cinna.

Au même instant, le centurion, de sa lance, perça le cœur de Jésus...

L’apparition de la lumière et la vue de ce mort semblaient, chose curieuse, avoir rassuré la multitude. Elle se rapprochait maintenant ; les soldats se retiraient, ne barrant plus la route. Des voix se firent entendre : – Descends ! Descends de ta croix !...

Une fois encore, Anthéa jeta les yeux sur cette tête pâle, immobile, et, à voix basse, comme se parlant à elle-même, elle dit :

– Ressuscitera-t-il ?

Devant ces yeux éteints, devant cette bouche marquée du sceau bleuâtre de la mort, devant ces bras démesurément allongés, devant ce corps sans mouvement, déjà affaissé de tout son poids de chose morte, la voix d’Anthéa gémissait de doute et de désespérance...

 

 

Un même doute tenaillait l’âme de Cinna. Lui, non plus, ne croyait pas en la résurrection du Nazaréen ; mais il croyait que, s’il avait vécu, Lui seul eût pu, par sa force bonne ou par sa force mauvaise, guérir Anthéa. – Oui, la guérir...

 

 

Tout autour, les voix se faisaient plus nombreuses, qui criaient :

– Descends !... Descends de ta croix !...

– Descends ! répéta avec désespoir Cinna, guéris-la ! – Prends, s’il le faut, prends mon âme en échange !

 

 

Le ciel devint clair. Les hauteurs étaient encore voilées de buées diffuses, mais, au-dessus du plateau, au-dessus de la ville, le ciel s’étendait immaculé. Au loin, la tour Antonin rayonnait, brillante comme le soleil. L’air était rafraîchi. Des vols d’hirondelles passèrent ; Cinna donna le signal du retour. Déjà le soir tombait.

Ils rentrèrent à leur maison. Anthéa, triste, ne trouva qu’un seul mot : Hécate n’est pas venue aujourd’hui.

Cinna, lui aussi, répéta : La mort n’est pas venue...

 

 

 

 

 

 

IX

 

 

AU SÉPULCRE

 

 

La mort ne vint pas non plus le lendemain. Bien plus, une vigueur nouvelle ranima la malade, par suite de l’arrivée de Timon.

Le père, inquiet pour Anthéa, terrifié par les lettres de Cinna, avait quitté en hâte Alexandrie, afin de contempler, une fois encore, sa fille unique.

Et l’espoir tentait de renaître dans l’âme de Cinna – qui n’osait encore s’entr’ouvrir à cet hôte décevant. – Il n’osait plus espérer.

Les visions qui épuisaient Anthéa avaient fait trêve, parfois, – pour une journée, jamais pour deux, – à Alexandrie comme dans le désert.

Et Cinna attribuait le répit actuel à l’arrivée de Timon, aux impressions rapportées du spectacle de la veille. Ces évènements avaient tellement frappé la malade, que, même avec son père, elle ne pouvait s’entretenir d’autre chose.

Timon écoutait en silence, sans contredire, absorbé par ses réflexions... Puis, il s’enquit avec avidité de la doctrine du Nazaréen. Anthéa n’en savait, du reste, que fort peu de chose, le peu que lui en avait appris Ponce Pilate.

Toutefois, elle se sentait mieux portante, plus forte et, quand l’heure néfaste fut passée, ses yeux brillèrent d’un véritable espoir.

À plusieurs reprises, elle qualifia ce jour du nom de favorable, et pria son mari de le noter d’une pierre blanche.

En réalité, ]a journée était triste et maussade. Dès le matin, la pluie, très dense d’abord, puis fine et cinglante, n’avait cessé de tomber. Les nuages rampaient très bas, et couvraient la terre. Vers le soir seulement, apparut, dans le ciel lavé par la pluie, pareil à un globe de feu, le soleil. – Il baigna de pourpre et d’or les nuages blancs, les roches grises, le marbre des portiques de la villa, – et, dans un rayonnement immense, disparut vers la Méditerranée.

Le lendemain, le temps fut admirable. La journée s’annonçait très chaude ; la matinée fut fraîche, le ciel sans tache, – et la terre, tellement inondée d’azur, que tous les objets en semblaient azurés.

Anthéa se fit transporter sur la colline, sous son sycomore de prédilection, afin de savourer le spectacle de l’immensité lumineuse et claire. Cinna et Timon ne quittèrent pas la litière, observant anxieusement la malade.

Son visage reflétait l’inquiétude de l’attente, mais non plus cette terreur de mort qui, jusqu’ici, s’emparait d’elle aux abords de midi. Ses yeux vivaient d’une vie plus intense, ses joues se teintaient de rose...

Par instants, Cinna songeait que vraiment Anthéa pouvait être guérie.

À cette pensée, il eût voulu se jeter à terre, et sangloter en bénissant les dieux... Puis, la terreur l’étreignait à nouveau, dans la crainte que ce ne fût, peut-être, une dernière lueur de lampe mourante.

Il eût voulu, à tout prix, raffermir son espoir, et de temps en temps, il jetait un regard à Timon. Mais les mêmes pensées obsédaient l’âme du père, car il gardait les yeux fixés à terre, obstinément.

Personne ne rappela d’un mot l’approche de midi. Cinna, pourtant, à chaque instant, examinait la progression de l’ombre, s’apercevant, le cœur serré, que l’heure critique approchait.

Ils restaient là, comme abîmés dans leur rêverie... Anthéa, elle-même, semblait moins inquiète : dans sa litière découverte, la tête sur un coussin de pourpre, elle aspirait avec délices l’air pur que la brise légère apportait du large.

À midi, la brise tomba. La chaleur devint plus forte. Surchauffés par le soleil, les buissons de nard exhalaient un arôme subtil, une odeur enivrante. Des papillons se balançaient sur des touffes d’anémones... Des petits lézards, déjà accoutumés à cette litière et à ces gens, sortaient des rochers, un à un, hardiment, – attentifs, toutefois, à chaque mouvement. Le monde reposait au sein du calme lumineux, au milieu de la douceur sereine, paisible et azurée.

Timon et Cinna, eux aussi, semblaient plongés dans ce clair apaisement. La malade elle-même avait fermé les yeux, comme prise de sommeil. – Le silence était complet, troublé seulement par les soupirs qui, de temps en temps, soulevaient la poitrine d’Anthéa.

Cependant, Cinna voyait l’ombre de son corps devenir moins allongée et s’arrêter court à ses pieds.

– Il était midi !

Anthéa, soudain, ouvrit les yeux, et d’une voix étrange, appela :

– Cinna... ta main !...

Cinna eut un sursaut, le cœur glacé d’an-croisse. C’était l’heure des terribles visions. Mais, les yeux élargis, Anthéa disait :

– Vois là-bas, la clarté qui brille s’assemble en une gerbe ! – Elle frissonne ! Elle miroite ! Elle se rapproche de moi !... !

– Anthéa, Anthéa, ne regarde pas ! supplia Cinna.

Mais, ô miracle ! – Les traits de la malade n’exprimaient plus la terreur. La bouche était entr’ouverte, les yeux rayonnants, – et le visage s’éclairait peu à peu, d’une joie sans mesure.

– La gerbe de lumière s’avance vers moi, disait-elle.

– Je Le vois ! je Le vois !

C’est Lui ! C’est le Nazaréen !...

Il sourit...

Ô douceur !... Ô miséricorde !...

Ses mains sanglantes se tendent vers moi. –

Cinna, il m’apporte la guérison, la rédemption !...

– Il appelle !... Allons à Lui !

Cinna devint très pâle, et dans son émotion il répéta :

– Il appelle ! – Allons à Lui !

 

.   .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

 

Un moment s’écoula.

De l’autre côté, sur le sentier pierreux qui conduisait à la ville, Ponce Pilate apparut. L’expression de son visage trahissait son émotion : mais il était philosophe et il ne pouvait croire que la nouvelle fût autre chose qu’une invention futile de la foule crédule et grossière.

D’aussi loin qu’il parut, en essuyant son front baigné de sueur, il s’écria :

– Figurez-vous !... Ils annoncent maintenant... qu’Il est ressuscité !

Anthéa n’entendit plus que la parole de Cinna :

– Il appelle ! – Allons à Lui !

 

 

 

 

Henryk SIENKIEWICZ,

Allons à Lui,

Lethielleux, 1901.

 

Traduit du polonais

par C. Albin de Cigala.

 

 

 

 

 

 

 

 

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