Légende maritime

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henryk SIENKIEWICZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était un vaisseau qui se nommait la Pourpre, si grand et si fort, qu’il ne craignait ni les ouragans, ni les vagues, même les plus terribles.

Et il voguait toujours, toutes voiles dehors, se dressant sur les flots amoncelés, brisant de sa puissante poitrine les écueils sous-marins, où venaient se perdre les autres navires, et il voguait vers l’infini, voiles au soleil, et si vite, que l’écume frémissait sur ses flancs et qu’il laissait derrière lui une longue et large traînée lumineuse.

« Le superbe navire ! » disaient les matelots des autres vaisseaux. – « On dirait le Léviathan fendant les flots ! »

Et parfois ils demandaient à l’équipage de la Pourpre :

– « Hé, là-bas, les amis ! où allez-vous ? »

– « Où le vent nous pousse ! » répondaient les marins.

– « Attention ! gare aux tourbillons et aux rochers ! »

Mais comme réponse à cet avertissement, le vent ne leur rapportait que les paroles d’un chant aussi bruyant que la tempête elle-même :

 

            « Voguons joyeusement, voguons ! »

 

Il menait joyeuse vie, l’équipage, sur ce navire. Les marins, pleins de confiance en sa grandeur et en sa force, se riaient des dangers. Sur les autres vaisseaux régnait une discipline rigoureuse, mais à bord de la Pourpre chacun vivait à sa guise.

La vie y était une fêle perpétuelle. Les tempêtes heureusement traversées et les récifs courbés sous son poids, augmentèrent encore la confiance des navigateurs. « Il n’y a, disaient-ils, ni écueils ni orages capables de détruire la Pourpre. Que l’ouragan bouleverse la mer, la Pourpre continuera sa course. »

Et la Pourpre voguait, en effet, fière, magnifique. Il s’écoula bien des années – et non-seulement elle-même semblait invulnérable, mais elle sauvait les autres navires et recueillait les naufragés à son bord.

La confiance aveugle dans la force de leur vaisseau s’augmentait chaque jour dans les cœurs des matelots. L’équipage s’amollit dans le bonheur et oublia l’art du marin.

« La Pourpre se conduit bien toute seule, disaient-ils. – À quoi bon travailler, à quoi bon inspecter le navire, veiller sur la barre, surveiller les mats, les voiles, les cordages ? À quoi bon se condamner à travailler à la sueur de son front, quand on a un navire divin, immortel ? »

 

            « Voguons joyeusement, voguons ! »

 

Et ils naviguèrent encore pendant de longues années. Mais enfin, avec le temps, l’équipage entièrement efféminé négligea tous ses devoirs, et nul ne savait que le navire commençait à se détériorer. L’eau de mer avait rongé les poutres, les puissantes attaches s’étaient relâchées, la coque s’était trouée, les mats avaient pourri et les voiles s’étaient brûlées au vent.

Cependant, des voix raisonnables commencèrent à se faire entendre.

– « Prenez garde » disaient certains matelots.

– « Ce n’est rien ! le flot nous porte ! » répondaient le plus grand nombre.

Mais, un beau jour, il éclata une tempête telle qu’on n’en avait pas encore vu sur la mer. Les vents mêlèrent l’océan avec les nuages en un seul chaos infernal. Des trombes d’eau se dressèrent et s’élancèrent avec fracas sur la Pourpre, terribles, écumantes, bouillonnantes. S’abattant sur le navire, elles le précipitèrent jusqu’au fond de la mer, puis le lancèrent vers les nuages, pour le rejeter encore dans l’abîme. Les attaches affaiblies se rompirent et soudain un cri terrible courut à bord :

« La Pourpre sombre ! »

Et la Pourpre sombrait en effet ! El l’équipage, ayant perdu l’habitude du travail et de la manœuvre, ne savait comment la sauver.

Mais dans le premier moment d’épouvante, la rage bouillonna dans leurs cœurs, car ils aimaient pourtant leur bateau, ces marins.

Alors ils s’élancèrent tous et se mirent à tirer le canon contre les vents et les flots écumants ; puis, saisissant tout ce qui leur tombait sous la main, ils commencèrent à fouetter cette mer, qui voulait engloutir la Pourpre.

Superbe était la lutte de ce désespoir humain contre les éléments. Mais les flots étaient plus forts que les hommes. Les canons inondés firent silence. Les gigantesques tourbillons enlevèrent nombre de combattants et les emportèrent dans le chaos liquide. Inondés, à demi aveuglés, couverts d’une montagne d’écume, les autres matelots combattaient toujours avec acharnement.

Par instants les forces leur manquaient ; mais, après un court repos, ils se ruaient encore à la lutte.

À la fin les bras leur tombèrent. Ils sentirent que la mort était proche.

El il y eut un moment de muet désespoir. Et ils se regardaient les uns les autres, ces matelots, comme égarés.

Alors les mêmes voix, qui précédemment les avaient avertis du danger, s’élevèrent encore plus fortes, si bien que le rugissement des flots ne pouvait les étouffer.

Ces voix disaient :

« Oh ! aveugles que vous êtes ! Ce qu’il faut, ce n’est pas tirer le canon contre la tempête, ce n’est pas fouetter les flots, c’est réparer le navire. Descendez à fond de cale et là travaillez. La Pourpre n’est pas encore morte. »

À ces mois, un frisson secoua ces mourants et ils s’élancèrent tous vers la partie basse du navire et ils commencèrent leur travail par en bas.

Et ils travaillèrent depuis le malin jusqu’à la nuit, à la sueur de leur front, pour compenser leur inertie et leur aveuglement.

Et la Pourpre fut sauvée.

 

 

Henryk SIENKIEWICZ.

 

Traduit du polonais par C. G.

 

Paru dans le Bulletin polonais en octobre 1891.

 

 

 

 

 

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