Les bijoux volés

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francesco SOAVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un jeune gentilhomme viennois, ayant mangé au jeu une grande partie de son avoir, se trouva dans cet état de détresse auquel sont trop souvent réduits les gens malavisés qui s’abandonnent à ce fatal penchant. Bientôt sa ruine fut complète, et il lui devint impossible de satisfaire la passion qui le dominait. Incapable toutefois de résister à la pensée décevante de réparer ses pertes, il retournait dans son cerveau les moyens dont il pourrait user pour se procurer quelque argent et tenter de nouveau la fortune. Il voyait clairement que toutes les voies honnêtes lui étaient fermées, et qu’il rencontrerait difficilement quelqu’un d’assez imprudent pour lui confier la moindre somme. Il ne lui restait donc qu’à employer la ruse et la tromperie. Il se sentait néanmoins retenu par le souvenir des principes de probité qui lui avaient été inculqués dans sa première éducation ; mais ces principes s’affaiblissent promptement quand le vice a commencé à prendre racine et que la corruption a déjà gagné le cœur. La lutte entre l’honnêteté qui le retenait et la passion qui l’aiguillonnait d’un autre côté ne fut pas de longue durée, et pour son malheur ce fut celle-ci qui triompha.

Un jour donc, après avoir imaginé divers artifices sans en trouver aucun auquel il dût s’arrêter, il se rappela un bijoutier chez qui, peu d’années auparavant, il avait acheté les joyaux dont son épouse avait été richement pourvue ; et, le sachant homme simple et cordial, il pensa que personne ne serait plus facile à tromper. Il alla le trouver et le pria de lui montrer ce qu’il avait de plus beau en diamants, en rubis et autres pierreries ; puis il se mit à les examiner les unes après les autres, demandant le prix de chacune d’elles, s’entretenant longuement sur les modes régnantes, sur les meilleures dispositions ; essayant certains dessins et différentes formes. Enfin, « je crois, dit-il, que de cette manière ces joyaux devront plaire à ma femme, à qui j’en veux faire cadeau. Dans combien de jours pourrez-vous me les livrer montés avec soin ? Je désire les lui offrir sans qu’elle s’en doute aucunement, et lui causer une agréable surprise.

– Il y a un grand nombre de pierres, répondit le joaillier ; c’est un travail long et minutieux. Je le presserai autant que possible ; mais je n’ose vous promettre qu’il soit terminé avant deux mois.

– Holà ! reprit l’acheteur, ce serait attendre trop longtemps, et les goûts des dames sont si changeants, si capricieux parfois, que ce qui plaît aujourd’hui pourrait plus tard n’être plus de mode. Mieux vaut donc que je lui porte les échantillons, et que je la laisse choisir elle-même ce qu’elle préférera. Demain vous aurez ma réponse ; mais je vous recommande toujours les plus grands soins et la plus grande diligence dans l’exécution de votre travail. »

Cela dit, il fit mettre les bijoux dans une cassette, et les emporta en prenant congé du joaillier.

Le joaillier, regardant comme riche ce jeune homme qu’il avait connu bon payeur, ignorant la passion ruineuse qui le possédait et les pertes qu’il avait faites, ne soupçonna de sa part nulle tromperie ; il ne prit donc aucune sûreté, et le laissa partir sans la moindre défiance.

Arrivé chez lui, le cœur joyeux de sa honteuse réussite, le jeune homme pensa qu’à l’aide des produits de son escroquerie il pourrait aussi jouer un tour à sa femme, et apaiser les plaintes qu’elle ne cessait de faire depuis qu’il lui avait volé ses bijoux, qu’il avait perdus au jeu avec tout le reste. Il étala donc devant elle ceux qu’il venait d’apporter. « Maintenant, lui dit-il, tu ne m’assourdiras plus de tes lamentations, et tu ne feras plus tout ce tapage pour tes bijoux ; vois-si je n’ai pas réussi à t’en donner de plus beaux. Je savais bien que la fortune ne me serait pas toujours contraire. Un moment de bonheur m’a remis en possession de tout ce que j’avais perdu en plusieurs années, et ma tendresse exige que tout d’abord je te rende avec usure ce que je t’ai pris. Choisis parmi ces joyaux ceux qui te plaisent le plus ; demain je dirai au joaillier de les monter selon ton goût. En attendant aie soin de les enfermer dans un endroit bien sûr, et de n’en parler à personne, pour peu que tu tiennes à les avoir ; car je ne veux pas que qui que ce soit en ait connaissance avant qu’on ne les voie sur toi. » La femme, transportée de joie, lui promit le secret, et mit les objets sous clef et dans une cachette bien close. Quant au mari, riant de sa fourberie, il ne songea plus qu’à trouver l’occasion d’en faire de l’argent sans être découvert.

La nuit venue, le joaillier ne fut pas tranquille en pensant à sa trop grande confiance et à l’imprudence qu’il avait commise en livrant à un jeune homme des objets de telle valeur. Cependant il se disait que c’était un gentilhomme, qu’il avait reçu une éducation conforme à son rang, qu’il devait être incapable de commettre une action indigne de sa naissance et des sentiments d’honneur innés en lui ; il était d’ailleurs convaincu que son débiteur était amplement pourvu des dons de la fortune comme il l’avait été précédemment, par conséquent étranger au besoin, et à l’abri de toute tentation de s’attribuer le bien d’autrui. Il se rassurait donc, tout en se promettant d’être une autre fois plus vigilant et de ne plus s’exposer à de semblables inquiétudes.

Le matin, sentant son trouble et ses craintes redoubler, il se rendit lui-même chez le jeune homme pour prendre sa réponse et rapporter les joyaux sans plus de délai. On lui dit que le maître de la maison était encore au lit, et de revenir plus tard ; mais le joaillier, décidé à ne pas partir sans ses bijoux, fit dire que rien ne le pressait et qu’il attendrait tout le temps nécessaire. Quelque temps après, le chevalier, voyant que tôt ou tard il ne pouvait éviter la rencontre, s’enhardit à la soutenir. Joignant à la fourberie l’audace et l’effronterie, il se retira dans une partie de l’appartement où il ne pût être entendu de personne et fit introduire le marchand ; puis, comme si cet homme eût été nouveau pour lui et comme s’il n’eût jamais eu affaire à lui, il lui demanda tranquillement ce qu’il voulait.

« J’ai cru de mon devoir, lui dit le joaillier, de venir en hâte savoir ce que vous avez décidé au sujet des joyaux que vous m’avez achetés hier, et de vous épargner la peine de m’apporter cette réponse.

– Des joyaux ! » dit le gentilhomme sans changer de couleur et affectant la surprise. « De quels joyaux vouiez-vous parler ?

– Comment ! de quels joyaux ? » répliqua le marchand pâle et troublé. « N’êtes-vous pas venu hier chez moi ? Ne m’avez-vous pas demandé de vous montrer mes pierres les plus précieuses et de les disposer suivant certains dessins ? Et ces pierres ainsi disposées, ne les avez-vous pas emportées pour les soumettre au choix de votre épouse, à qui vous désiriez en vouloir faire présent ? Et ne m’avez-vous pas promis de me les rapporter ce matin, en m’indiquant ce qu’elle aura choisi et ce que j’aurais à faire pour la contenter ?

– Je ne sais rien de vos joyaux, de vos dessins, ni de ce que vous me contez », repartit le chevalier toujours jouant l’étonnement et conservant son impassibilité. « Vous me prenez pour un autre, ou bien vous rêvez. »

Le joaillier, à ces mots, donna des signes de profond désespoir. Se jetant aux pieds du jeune homme, il le supplia, les larmes aux yeux, par tout ce qu’il y a de plus sacré, par tout ce qu’il pouvait avoir de plus cher, de ne pas le plonger dans la désolation. Si ses bijoux ne lui étaient pas rendus, il serait perdu sans ressource ; lui, sa femme et leurs pauvres enfants seraient ruinés et réduits à mourir de faim. Il lui rappela quels étaient ses devoirs d’homme et surtout de chevalier, chez lequel les sentiments de probité et d’honneur doivent être profondément gravés. Il le pria de ne pas reconnaître ainsi la confiance qu’il avait mise en lui. Enfin il le menaça du jugement de Dieu, à qui rien n’est inconnu et qui punit sévèrement les malfaiteurs. Mais le jeune homme, se moquant de toutes ces instances, les tournant en plaisanterie et s’en faisant un jeu, les traitant tour à tour de berlue, de rêve, et même d’ivresse, de délire, persista à nier qu’il eût jamais reçu du bijoutier ni joyaux ni quoi que ce fût. Finalement, celui-ci poussant des cris de désespoir et faisant du vacarme, le chevalier à son tour se mit à crier comme un homme en colère, et le traitant de fou importun, d’ivrogne et de pendard, l’accablant d’injures, il le fit traîner en bas de l’escalier et jeter hors de la maison.

Le malheureux, qui n’avait ni écrit ni témoignages pour appuyer ses plaintes, vit bien qu’il serait inutile de s’adresser aux tribunaux ; dans son désespoir, sa raison commençait à l’abandonner, tant le chagrin de cette perte et l’irritation causée par une telle perfidie lui déchiraient le cœur. Dans cette extrémité l’idée lui vint de recourir à l’empereur, de se jeter à ses genoux, de le prendre pour son juge et son soutien. C’est un sage, se dit-il, il saura bien discerner lequel des deux dira la vérité ; il est juste, je dois espérer qu’il reconnaîtra mon droit.

Il demanda une audience, qu’il obtint sans peine de la bonté du monarque, toujours prêt à entendre les réclamations de ses sujets et à leur venir en aide. Il lui exposa en détail ce qui lui était arrivé, affirmant sous serment la vérité de ses déclarations.

L’empereur, plus convaincu par les larmes et la douleur de cet honnête homme que par ses serments de la réalitê de ses assertions, lui dit de se tenir à l’écart, et envoya chez le chevalier avec ordre de le rechercher et de l’amener incontinent. Cet ordre, auquel celui-ci ne s’attendait pas, lui causa un grand trouble, et un frisson subit lui courut par tout le corps ; mais, bientôt reprenant son assurance, et se fiant sur ce que le joaillier ne pouvait produire aucune preuve contre lui, il se présenta avec hardiesse et nia effrontément tout ce qui fut articulé contre lui.

L’empereur, voyant qu’il ne pouvait lui arracher aucun aveu, avait déjà ordonné de faire chez lui des recherches minutieuses, et que toutes les parties de sa maison fussent visitées avec soin ; mais les joyaux pouvaient se trouver ailleurs, ou être déposés dans un lieu où il fût difficile de les découvrir ; il imagina donc, pour connaître promptement la vérité, un stratagème ingénieux qui eut un heureux résultat. Se doutant bien que la femme ne pouvait ignorer tout à fait ce mystère, il dicta au chevalier le billet suivant :

« Si vous avez à cœur de me sauver la vie, remettez sur-le-champ au porteur les joyaux que je vous ai fait voir hier. »

Cet ordre fit pâlir le chevalier, qui sentit son assurance l’abandonner ; tombant aux pieds de l’empereur, il lui avoua en tremblant sa faute ; mais cet aveu tardif et inévitable ne le sauva point du châtiment qu’il méritait. Quant au joaillier, il revint à la vie, grâce à la sagacité du souverain, qui lui fit retrouver ce qu’un excès de confiance et de bonne foi lui avait fait perdre.

 

 

 

Francesco SOAVE, Les bijoux volés.

 

Recueilli dans Les bijoux volés

et autres nouvelles, 1875.

 

 

 

 

 

 

 

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