L’Auberge blanche

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait autrefois au Ponthou une auberge que l’on appelait l’Auberge blanche, à cause de la couleur de la façade. Les aubergistes étaient d’honnêtes gens qui faisaient leurs pâques tous les ans et on n’avait pas besoin de compter après eux. Les voyageurs descendaient à l’Auberge blanche, et les chevaux connaissaient si bien la porte de l’écurie qu’ils s’y arrêtaient d’eux-mêmes.

Le décapiteur de moissons 1 avait commencé à rendre les jours tristes et courts. Un soir que Floc’h, le maître de l’Auberge blanche, était à la porte, un voyageur, qui avait l’air d’un homme d’importance et montait un beau cheval qui n’était pas du pays, s’arrêta près du seuil, porta la main à son chapeau, et dit à l’aubergiste :

– Je voudrais à souper et une chambre pour moi seul.

Floc’h tira d’abord sa pipe de sa bouche, puis son chapeau de dessus sa tête, et répondit :

– Dieu vous bénisse, Monsieur ; vous aurez à souper ; mais pour une chambre à vous seul, nous ne pouvons vous en donner, car nous avons, là-haut, six muletiers qui s’en retournent à Redon, et ils ont pris les six lits de l’Auberge blanche.

Le voyageur dit alors :

– Mon Dieu, brave homme, tâchez que je ne reste pas dehors. Les chiens ont un chenil ; il n’est pas juste que les chrétiens ne trouvent point où coucher, par un temps comme celui-ci.

– Monsieur l’étranger, répondit Floc’h bien marri, je ne sais que vous dire, sinon que l’auberge est pleine, et qu’il reste seulement la chambre rouge.

– Eh bien, donnez-la-moi, répliqua l’inconnu.

Mais l’aubergiste se gratta la tête et devint triste, car il ne pouvait donner la chambre rouge au voyageur.

– Depuis que je suis à l’Auberge blanche, dit-il enfin, il n’y a jamais eu que deux hommes qui ont couché dans cet endroit, et, le lendemain, leurs cheveux se trouvaient blancs, de noirs qu’ils avaient été la veille.

Le voyageur regarda l’aubergiste.

– Avez-vous donc des morts qui reviennent chez vous, brave homme ? demanda-t-il.

– Il y en a, murmura Floc’h.

– Alors, à la grâce de monsieur le bon Dieu et de madame la Vierge. Faites-moi du feu dans la chambre rouge et bassinez mon lit, car j’ai froid.

L’aubergiste fit ce qui lui était ordonné.

Quand il eut soupé, le voyageur souhaita une bonne nuit à tous ceux qui étaient à table, et il monta dans la chambre rouge. L’aubergiste et sa femme, tout tremblants, se mirent en prière.

Cependant l’étranger était arrivé à l’endroit où il devait coucher, et il regarda autour de lui.

C’était une grande chambre couleur de feu, avec de grandes taches luisantes sur le mur, si bien qu’on l’aurait crue peinte avec du sang encore frais. Dans le fond, il y avait un lit carré qu’entouraient de grands rideaux. Le reste était vide, et l’on entendait le vent qui soufflait tristement dans la cheminée et dans les corridors, comme les voix des âmes demandant des prières.

Le voyageur se mit à genoux, parla tout bas à Dieu, puis se coucha sans crainte ; bientôt il s’endormit.

Mais voilà qu’au moment où minuit sonnait à l’église éloignée, il se réveilla et il entendit les rideaux qui glissaient sur leurs gaules de fer et qui s’ouvraient à sa droite.

Le voyageur voulut descendre du lit ; ses pieds heurtèrent quelque chose de froid, et il recula effrayé.

Il y avait là, devant lui, un cercueil avec les quatre cierges aux quatre coins, et, par-dessus, le grand drap noir semé de larmes blanches !

L’étranger s’élança de l’autre côté du lit ; aussitôt le cercueil y passa et lui barra, de nouveau, le passage.

Cinq fois il essaya de sortir, et cinq fois la bière se plaça sous ses pieds, avec les cierges et le drap noir.

Le voyageur comprit que c’était un mort qui avait sa demande à faire, il se mit à genoux dans son lit, et après s’être signé :

– Qui es-tu, mort ? dit-il, parle ! c’est un chrétien qui t’écoute.

Une voix sortit du cercueil, et dit :

– Je suis un voyageur assassiné ici par ceux qui tenaient l’auberge avant l’homme qui y demeure maintenant ; je suis mort en état de péché, et je brûle dans le purgatoire.

– Que veux-tu, âme en peine, pour te soulager ?

– Il me faut six messes dites à l’église de Notre-Dame du Folgoat par un prêtre en étole noire et blanche ; puis, un pèlerinage fait en mon intention par un chrétien à Notre-Dame de Rumengol.

À peine le voyageur avait-il parlé ainsi, que les cierges s’éteignirent ; les rideaux se fermèrent, et tout rentra dans le silence.

L’étranger passa la nuit en prières.

Le lendemain, il raconta tout à l’aubergiste, puis il lui dit :

– Brave homme, je suis M. de Rohan, de famille noble s’il en est en Bretagne. J’irai faire un pèlerinage à Rumengol, et je payerai les six messes. Ne vous inquiétez donc plus, car l’âme sera délivrée.

Un mois après, la chambre rouge avait perdu sa couleur de sang ; elle était redevenue blanche et gaie comme les autres, et l’on n’y entendait plus d’autre bruit que celui des hirondelles qui nichaient dans la cheminée ; on n’y voyait plus autre chose que trois lits et un crucifix.

Le voyageur avait tenu sa parole.

 

 

 

Émile SOUVESTRE, Le foyer breton, 1845.

 

 

 

 



1 Dibenn-eost, c’est un des noms donnés, en Bretagne, à l’automne.

 

 

 

 

 

 

 

 

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