L’inventaire du planteur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous deux s’arrêtèrent à l’entrée du bois de chênes qui conduisait à la route de Montgomery.

– Ne venez pas plus loin, dit le jeune homme ; votre père souffre et vous attend.

La jeune Américaine lui saisit la main.

– Ô mon Dieu ! déjà vous quitter !...

– Ne pleurez pas, ma bonne, ma chère Jenny... vous m’ôteriez tout mon courage. Si vous saviez combien je suis malheureux de partir ! combien j’ai balancé, lorsque M. Jackson m’a parlé de cet emploi à Boston ! Mais j’ai dû céder à la raison. Les affaires de votre père sont plus dérangées qu’il ne le croit lui-même ; sa maladie va chaque jour s’aggravant : d’un moment à l’autre, vous pouvez rester sans ressources, Jenny !... En acceptant la position qui m’est offerte, j’assure notre avenir à tous deux ; j’aurai maintenant un toit pour vous recevoir, et, dans quelques mois, quoi qu’il arrive, nous serons unis pour toujours. Ne trouvez-vous point cela doux à penser ?

– Ah, Jones ! répondit l’enfant, en se jetant dans les bras de son fiancé.

Celui-ci la pressa tendrement sur son cœur, et imprimant sur ses yeux humides un long baiser :

– Adieu ! répéta-t-il plusieurs fois ; adieu, ma fiancée chérie !... ma femme !...

Il la serra encore sur sa poitrine, l’embrassa encore ; puis, la repoussant avec effort, il s’élança vers la route de Montgomery.

Jenny demeura longtemps à la même place, cherchant à l’apercevoir à travers les chênes et écoutant s’il ne lui enverrait point un dernier adieu. Enfin, lorsqu’elle fut bien sûre qu’elle ne pouvait plus ni le voir ni l’entendre, elle se rappela son père, et, faisant un effort sur elle-même, reprit lentement le chemin de l’habitation.

Elle en était peu éloignée, lorsqu’elle aperçut M. Jackson, qui venait à sa rencontre. Elle regarda d’abord autour d’elle, comme si elle eût cherché les moyens de l’éviter ; mais ayant reconnu que la chose était impossible, elle se décida à continuer sa route.

Ce premier mouvement de miss Makensie exige quelques explications que nous croyons utile de donner ici.

M. Jackson, propriétaire d’une plantation voisine à laquelle d’innombrables cotonniers avaient fait donner le nom de Blanche-Couronne, était un homme d’environ quarante ans, d’une taille élevée, d’une figure hardie. Il était né en Irlande, et avait été forcé de la quitter pour quelques actes de violence dont on parlait diversement. Arrivé avec les premiers émigrants dans cette partie de l’Alabama, il y avait longtemps vécu de la vie hasardeuse des pionniers, n’ayant d’autre règle que sa volonté, ne connaissant d’autre droit que la force. Sa jeunesse s’était écoulée dans de périlleuses entreprises, au milieu des Criks et des Choctaws, dont il avait été tour à tour l’ami et l’ennemi. On racontait de lui mille histoires qui prouvaient son courage, mais aussi l’énergie fougueuse de ses passions. Il y avait eu dans sa vie d’aventurier des vengeances sanglantes, des combats inouïs et d’incroyables aventures. Deux fois il avait enlevé à des chefs Choctaws leurs femmes préférées, et s’était enfui avec elles dans les forêts. Ce qu’il avait couru de dangers dans ces deux expéditions effrayait à entendre raconter ; mais rien n’arrêtait Jackson quand la passion lui parlait. Mêlé à plusieurs civilisations, il avait emprunté à chacune ce qui pouvait aider à la satisfaction de ses désirs. Son intelligence, cultivée pendant sa jeunesse, ne manquait ni d’études ni de distinction ; son langage avait souvent l’élégance des livres et ses manières la grâce des salons ; mais sous cette enveloppe se cachait l’implacable volonté du sauvage. Il avait appris des tribus au milieu desquelles il avait longtemps vécu les ruses patientes et la persistance muette qui font arriver sûrement au but.

Depuis que, rentré dans la vie civilisée, il était devenu l’un des plus riches planteurs de l’Alabama, l’occasion d’exercer ses instincts se présentait moins fréquemment ; mais il était aisé de voir qu’au fond Jackson était encore le pionnier libre du désert. C’était toujours une de ces natures dominatrices et puissamment terribles qui absorbent, dans leur sphère, ce qui est doux, riche ou beau, s’attribuent violemment ce qui leur plaît, et s’assimilent tout, parce que tout est plus faible qu’elles ; – cœurs passionnés, mais durs, qui ressemblent à un volcan dont la lave devient pierre quand elle ne brûle plus.

Ses richesses avaient donné à M. Jackson un grand crédit dans l’Alabama. On vantait son habileté en affaires, passant légèrement sur ses vices comme sur tous ceux des gens dont on peut avoir besoin.

Il possédait plusieurs centaines de noirs et les traitait avec tant de cruauté, que la plus terrible menace faite à un esclave était celle de le vendre à M. Jackson. Cependant, comme cette cruauté proverbiale était devenue, en définitive, pour le planteur, une source de richesse, loin de nuire à sa considération, elle y aidait. C’était une supériorité que plus d’un colon lui enviait à juste titre, car là où le Noir cesse d’être un homme, le plus habile est celui qui retire le meilleur profit de cette machine humaine.

Sans connaître M. Jackson complètement, miss Makensie ressentait pour lui une répugnance instinctive. Elle éprouvait en sa présence cette espèce de tressaillement qu’éprouve l’oiseau frêle auprès de l’oiseau de proie.

Les visites du planteur de la Blanche-Couronne chez son père lui avaient toujours déplu, mais surtout depuis qu’elles étaient devenues fréquentes et assidues. La rencontre de l’ancien pionnier fut donc pour elle, surtout dans ce moment, une contrariété et un embarras.

Cependant celui-ci venait de la rejoindre, et après les politesses d’usage, tous deux se dirigèrent vers l’habitation de M. Makensie. Il y eut un moment de silence.

– Je vois aux yeux humides de miss Jenny, dit enfin Jackson, qu’elle a pris congé de Jones Cokeril.

La jeune fille fit, en rougissant, un signe affirmatif.

– Ne vous inquiétez de rien, reprit le planteur, je l’adresse à une maison dont tous les commis ont fait fortune.

– M. Cokeril vous devra sa réussite, balbutia Jenny, et j’aurais dû vous remercier...

– Remerciez-moi surtout de son départ.

– Comment ?

– Oui, j’espère que l’absence de M. Jones permettra à miss Makensie de réfléchir, et de renoncer à son projet de mariage.

– Pourquoi cela ?

– Parce que miss Makensie est trop belle et trop bien élevée pour ne prétendre à rien de plus qu’à partager la misère d’un pauvre diable.

– Il me semble vous avoir entendu prédire tout-à-l’heure que M. Cokeril ferait fortune.

– Sans doute, dans cinquante ans ! Tout le monde fait fortune aux Etats-Unis, à la condition d’attendre l’âge où l’argent ne sert plus à rien : on vit misérable avec la certitude de mourir millionnaire ! Du reste, j’ose croire que miss Jenny a trop de raison pour se condamner à une existence de privations, de soucis et de travail, quand elle peut s’assurer, dès maintenant, tous les plaisirs de l’opulence.

– J’ai peu d’ambition, répondit la jeune fille.

– Vous avez au moins celle d’être heureuse, et vous ne savez pas ce que l’on souffre avant de se créer une position indépendante. Vous avez vu ce qu’il fallait de peines et de sueurs à nos émigrants pour abattre à coups de hache un pan de forêt et se faire une place au soleil ; eh bien ! dans le monde, le travail est plus rude encore, car là, au lieu d’arbres, on a des hommes, et pour hache, la volonté, mauvais instrument qui s’émousse sans cesse ou se retourne contre vous-même. Croyez-moi, miss, les sauvages ont raison quand ils disent que le blé poussé est toujours le bon blé et les nids tout faits les meilleurs nids.

– Je me sens plus de courage, dit Jenny, et je crois qu’il y a aussi quelque joie à préparer soi-même son avenir.

– Ainsi, répondit Jackson, vous vous exposerez à toutes les chances de la fortune, et vous suivrez M. Cokeril à Boston ?

– Pourquoi non ?

– Vous ne connaissez pas les États du Nord, miss Makensie. Ce que vos Noirs sont ici, vous le serez là-bas ; car chez nos frères abolitionistes le riche est maître, le pauvre esclave, et la femme du pauvre l’esclave d’un esclave. Là, on n’acquiert point la fortune avec les bras des autres, mais avec les siens ; il faut suer l’or qu’on gagne.

Et prenant les blanches mains de la jeune fille avec un sourire railleur :

– Voulez-vous voir, continua-t-il, ces doigts, occupés jusqu’à présent à parfumer vos cheveux blonds, s’érailler sur la toile d’emballage, ou gagner des engelures à peser des épices ? Vous avez toujours mené la douce vie de nos femmes de l’Alabama, miss, ne vous condamnez point à de viles occupations qu’on abandonne ici aux esclaves.

Jenny tressaillit : élevée sous l’empire des préjugés du Sud, où tout travail est regardé comme un malheur et presque comme une honte pour la femme, elle fut émue un instant du tableau que lui présentait M. Jackson ; mais cette impression fut rapide, et elle répondit presque aussitôt :

– Je me soumettrai aux habitudes du pays que j’habiterai, monsieur.

Le planteur fit un geste impétueux qu’il réprima sur-le-champ.

– Prenez garde, miss Makensie, reprit-il d’un ton retenu et plein d’une douceur menaçante ; réfléchissez avant d’agir ; il ne s’agit point seulement ici de vous, mais de votre père.

La jeune fille le regarda avec étonnement.

– M. Makensie a fait comme tous les colons ; lorsqu’il s’est établi ici, il y a dix ans, il a emprunté la somme nécessaire pour commencer sa plantation.

– Je sais qu’il vous doit beaucoup, interrompit Jenny.

– Tout lui a jusqu’à présent assez mal réussi : et, si je ne me trompe, l’impossibilité de faire honneur à ses engagements entre pour une bonne part dans la maladie qui le tue.

– Ah ! je le sais, je le sais, s’écria la jeune fille en pleurant ; mais que puis-je faire, mon Dieu ?

– Renoncer à M. Cokeril.

– Que dites-vous ?

– Et donner à M. Makensie un gendre assez riche pour le tirer d’embarras.

– Ah ! jamais ! s’écria Jenny, qui s’éloigna du planteur avec un brusque mouvement de répugnance.

– Au fait, dit celui-ci d’un accent amer, miss Makensie est libre de préférer son goût à la vie de son père.

– Oh ! monsieur !

– Du reste, rien ne presse ; c’est seulement dans quinze jours qu’échoit la première obligation souscrite par M. Makensie ; j’aurai l’honneur de me présenter alors à l’habitation.

Et saluant la jeune fille, il la quitta froidement.

Restée seule, Jenny réfléchit avec effroi à ce qui venait de se passer. Elle ne pouvait plus douter des intentions du planteur, et cependant elle avait encore peine à y croire. La position de M. Jackson semblait, en effet, justifier cet étonnement.

Lorsque, quinze années auparavant, il était devenu propriétaire de l’habitation qu’il occupait, il y avait établi, comme la plupart des colons, une femme de couleur, fort belle, dont il avait fait d’abord sa maîtresse, mais qui, insensiblement, avait pris chez lui l’autorité d’une épouse. Cette femme l’avait rendu père de deux fils déjà grands, qu’il avait fait élever avec soin, et, dans l’Alabama, où l’on était accoutumé à ces sortes de mariages de la main gauche, on lui donnait généralement le nom de madame Jackson. L’habitude avait enfin tellement légitimé cette union irrégulière, que miss Makensie, quoique sachant la vérité, avait toujours regardé le planteur de la Blanche-Couronne comme un homme marié. On comprendra donc combien ses propositions durent la saisir et la surprendre. Du reste, lors même que son affection sincère pour Jones ne lui eût pas rendu toute autre union odieuse, l’idée de chasser ainsi une femme du lit de M. Jackson pour y prendre sa place lui eût fait horreur et dégoût.

Cependant elle s’épouvanta en songeant combien les passions de cet homme étaient redoutables. Comprenant qu’il n’avait procuré un emploi à son fiancé qu’afin de l’éloigner, elle eut un instant la pensée d’écrire à Jones pour qu’il revînt ; mais quand recevrait-il sa lettre, et de quel secours, d’ailleurs, pourrait-il être dans les débats d’intérêts qui allaient s’ouvrir ?

D’un autre côté, M. Makensie n’était point en état de soutenir une telle discussion. Outre que sa maladie le rendait incapable d’une longue application, il avait toujours montré peu d’aptitude pour les affaires. Forcé de quitter les États du Nord par suite d’une faillite qui avait manqué le déshonorer, bien qu’elle n’accusât que son inexpérience, il n’en était devenu ni plus capable ni plus attentif. Il devait à M. Jackson la plus grande partie de l’argent qu’il avait employé, depuis dix ans, à créer son habitation, et sentant l’impossibilité de satisfaire à ses engagements, il avait fait comme tous les hommes faibles en face du danger, il avait fermé les yeux.

Jenny pensa donc que le seul homme qui pût régler convenablement ces affaires était son oncle Williams. Établi dans le New Hampshire, il promettait depuis longtemps de venir visiter son frère de l’Alabama ; la jeune fille lui écrivit pour lui apprendre l’état désespéré dans lequel ils se trouvaient, et le supplier de hâter son arrivée.

Cependant M. Makensie s’affaiblissait de jour en jour, et tous les remèdes avaient été reconnus impuissants contre cette langueur mortelle. Son mal était un de ceux auxquels les médecins ne trouvent point de nom : la vie semblait décroître en lui comme une source que quelque feu souterrain fait tarir. Ce n’était point un homme malade, mais un homme qui avait besoin de mourir.

Il continuait pourtant à se lever et à diriger la plantation ; seulement, chaque jour, il retranchait quelque chose à ses travaux, et laissait décroître, avec ses forces, sa sphère d’activité : on eût dit qu’il rétrécissait à dessein son horizon pour l’amener insensiblement à la dimension d’une tombe. La fin de cet homme, se retirant ainsi pas à pas de l’existence, avait l’air d’une retraite plutôt que d’une agonie.

Souvent, le soir, après avoir donné des ordres ou réglé quelques comptes, il venait s’asseoir, tout pâle, sous le chèvrefeuille de la pelouse. Alors, en regardant autour de lui ces jeunes arbres qu’il avait plantés et qu’il ne verrait jamais grands, ces constructions commencées qu’il ne devait point finir, et la douce jeune fille qu’il allait laisser sans appui au milieu de ce chaos d’essais inachevés et d’espérances avortées, il sentait un frisson courir dans ses cheveux ; il se redressait avec un élan de résolution, rappelait à lui ses forces et s’excitait à vivre !... mais ces réveils d’énergie étaient courts et toujours suivis d’abattements plus profonds ; aussi M. Makensie les évitait-il comme d’inutiles révoltes contre sa destinée.

Il y a d’ailleurs, dans les agonies insensibles, une langueur qui n’est pas sans charmes, et le père de Jenny s’abandonnait le plus souvent à cette confuse jouissance. Pareil à un voyageur arrêté au sommet de la dernière montagne, il se penchait sur la vie pour en écouter les derniers bruits et en respirer les derniers parfums, sans s’occuper de la nuit, qui venait.... – Suave imprévoyance des mourants, qui leur fait trouver d’étranges douceurs au milieu de leur propre destruction, et qui leur montre l’instant suprême où la sensation s’évanouit et où tout s’efface, comme un soleil couchant de la vie !

Du reste, miss Jenny ne négligeait rien pour entretenir cette quiétude. Elle avait deviné les soucis de son père et s’efforçait d’en distraire sa pensée. Lorsque M. Makensie s’inquiétait des cultures qu’il ne pouvait visiter, et craignait pour les récoltes prochaines, qui devaient arrêter ou décider sa ruine, Jenny le conduisait le long des haies de laurier toutes brodées de lis écarlates ; elle lui faisait écouter les oiseaux cachés dans les bosquets de camélias sauvages, lui montrait l’Alabama qui coulait sous les galeries de l’habitation, les grandes forêts vierges perdues à l’horizon ; et, au milieu de tant d’harmonies ineffables, le malade oubliait ses inquiétudes ; il respirait l’air embaumé, écoutait le bengalis, contemplait les eaux, les bois, les montagnes, et son bonheur lui semblait de la richesse ; et, rassuré par l’opulence de la création, il ne pouvait se croire pauvre, entouré de tant de trésors !...

Jenny était loin de partager la tranquillité qu’elle savait inspirer à son père. Depuis son entretien avec le planteur de la Blanche-Couronne, ses inquiétudes allaient chaque jour croissant. Elle avait calculé le temps nécessaire pour que son oncle Williams lui répondît du New Hampshire ; mais, comme il arrive toujours quand on a l’impatience et le désir pour arithmétique, elle n’avait tenu compte, dans ses calculs, ni des obstacles inévitables, ni des retards imprévus, ni de la lenteur des décisions : l’attente et la logique vivent rarement en bonne intelligence ; miss Makensie s’étonna donc bientôt de ne point recevoir de réponse, et des craintes de tout genre l’assaillirent !

Un soir que M. Makensie se trouvait plus souffrant que de coutume, il prit le bras de sa fille pour se rendre à la plantation des cotonniers, mais les forces lui manquèrent en chemin, et il s’arrêta sous un berceau de vignes, où il s’assit accablé. Cependant la brise qui agitait lourdement le feuillage sembla le soulager ; sa tête se pencha sur sa poitrine, ses yeux se fermèrent et il s’endormit.

Jenny était restée debout devant lui, retenant son haleine et n’osant faire un seul mouvement ; mais lorsque la respiration égale du malade lui eut appris qu’il dormait paisiblement, elle jeta un dernier regard sur ce front presque dépouillé, sur ces traits transparents, sur ces mains amaigries, et, sentant que les larmes la gagnaient, elle s’éloigna en baissant la tête.

Elle alla s’asseoir à quelques pas, sous un chêne, et il y avait déjà longtemps qu’elle était là, rêveuse, lorsque son nom prononcé près d’elle lui fit jeter un cri ; elle se leva vivement et se trouva en face de M. Jackson.

– Je crois que miss Makensie ne m’attendait pas, dit le planteur avec son sourire fauve ; je lui avais pourtant annoncé ma visite il y a quinze jours.

– En effet, répondit la jeune fille effrayée.

– Oserai-je demander si miss Jenny a bien voulu réfléchir à notre dernier entretien ?

– Oui, monsieur.

– Et ai-je été assez heureux pour lui faire goûter quelques-unes de mes raisons ?

– Je n’ai bien compris qu’une chose, dans tout ce que vous m’avez dit, répliqua la jeune fille avec effort, c’est que mon père avait contracté des obligations qu’il ne pouvait remplir.

– Mille pardons ; mais il me semble avoir aussi indiqué à miss Jenny un moyen de tirer M. Makensie d’embarras.

– Je comptais sur mon oncle Williams, dit-elle, en éludant l’observation de M. Jackson, et j’espérais qu’il serait venu lui-même régler ces affaires.

Le planteur fit un mouvement.

– Ah ! vous avez écrit à votre oncle ? fort bien... Je vois que miss Makensie n’a pas voulu avoir recours à ses amis.

– Je n’ai d’amis que mes parents.

– Et M. Cokeril ?

Jenny releva les yeux avec une sorte d’audace.

– Il est vrai, dit-elle, si Jones était ici, je serais tranquille.

Le planteur fit un signe de dédain.

– J’ignorais que M. Jones fût un défenseur si précieux, et j’étais surtout loin de penser qu’il pût disposer de dix mille dollars !

– Dix mille dollars !

– C’est le montant de la créance dont M. Makensie doit me payer demain le premier terme.

– Mais mon père n’a pas cette somme !...

– Je le sais.

– Alors vous lui accorderez un délai, monsieur ?... vous attendrez le moment des récoltes ?

– J’ai le droit de faire vendre l’habitation sur-le-champ.

– Mais vous n’en userez point ? demanda Jenny terrifiée.

– Vos résolutions décideront des miennes.

La jeune fille baissa les yeux et se sentit froide jusqu’au cœur.

– Je me suis expliqué trop clairement pour n’avoir point été compris, continua le planteur. Miss Makensie, je vous aime ; soyez à moi, et le repos de votre père est assuré. Je suis riche, vous le savez ; ma fortune entière vous appartiendra : argent, voitures, esclaves, vous disposerez librement de tout. Ce que vous souhaiterez s’accomplira ; ce que vous ordonnerez sera fait. Nous resterons dans l’Alabama ou nous la quitterons selon vos désirs : votre volonté sera souveraine pour moi et pour tous. Ne me repoussez pas, miss Makensie, car je ne veux mon bonheur que par le vôtre !

En prononçant ces derniers mots, Jackson avait essayé de prendre la main de la jeune Américaine ; mais celle-ci se rejeta en arrière.

– C’est impossible ! impossible, monsieur ! Je suis la fiancée de Jones, je ne puis être qu’à lui.

– Prenez garde, miss, Jones ne retirera point M. Makensie de la situation dangereuse où il se trouve.

– Oh mon Dieu ! de l’argent !... de l’argent !... s’écria Jenny avec désespoir.

– Ah ! vous commencez à en sentir le prix !...

– Monsieur, reprit-elle en joignant les mains, montrez-vous généreux, rappelez-vous que vous êtes, depuis dix ans, l’ami de mon père.

– Vous êtes sa fille depuis vingt années, miss, et vous refusez de le sauver : pourquoi un étranger montrerait-il plus de dévouement qu’une fille ?...

– Ayez pitié de moi, monsieur !

– Non ! non ! miss Makensie ; vos prières sont inutiles. Je ne suis pas de ceux qui abandonnent ainsi à l’amiable leurs espérances et ne savent point défendre leur bonheur : l’expérience m’a depuis longtemps désabusé de la générosité. Je ne dépense point ma force en inutiles sacrifices ; je l’emploie à retenir dans mes bras ce que j’aime ! Tout ce qui pourra vous livrer à moi, j’y aurai recours... dussé-je vendre jusqu’au lit de votre père !

– Ah ! vous ne ferez point cela !

– Vous en déciderez, miss.

– Mon Dieu ! ne mettez pas à vos bienfaits un prix impossible !... Que je ne devienne point une cause de tourment et de ruine pour mon père !... Vous êtes riche ; que vous importe d’attendre ? Hélas ! vous n’attendrez pas longtemps ! Mais épargnez les derniers jours d’un mourant... Ah ! promettez-le-moi, monsieur Jackson, promettez-le-moi !...

Jenny, oublieuse de ses antipathies et de ses effrois, s’était vivement approchée du planteur ; elle avait pris ses deux mains, et presque à genoux, la tête rejetée en arrière, elle les serrait sur sa poitrine. En sentant les battements de ce sein gonflé de soupirs, Jackson fut pris d’une sorte de délire ; il enleva la jeune fille dans ses bras, et l’approchant assez de lui pour toucher des lèvres ses cheveux blonds :

– Oui, dit-il d’une voix ardente, oui, je vous le promets !... Mais dites alors que vous serez à moi ! Oh ! vous ne soupçonnez pas combien je vous aime, Jenny ! Depuis six mois, je vous suis partout sans que vous le sachiez : votre vue me fait vivre ; j’ai faim et soif de vous ! Que de fois, lorsque vous passiez seule dans les rizières, j’ai eu la pensée de fuir en vous emportant dans le désert ! Mais non, je ne veux point de violence avec vous ; je veux que vous m’aimiez ; je le veux, entendez-vous, Jenny !

Il y avait une sorte de fureur et de menace dans cette prière d’amour ! La jeune Américaine voulut échapper aux étreintes de Jackson, mais il la retint de force sur son cœur.

– Ah ! ne refusez point d’être à moi, reprit-il. Écoutez : vous avez peur, peut-être, de trouver une rivale à Blanche-Couronne ; rassurez-vous ; depuis que je vous aime, je déteste cette femme ! je vous la livrerai, si vous voulez ; si vous voulez, elle vous servira à genoux ; ou, si sa présence vous déplaît, eh bien ! je la chasserai, elle et ses enfants !... Ce sont des esclaves, je les vendrai au premier marchand qui passera !

– Vendre vos fils ?... s’écria Jenny en se dégageant de ses bras.

– Je n’aime que toi ! je n’aime que toi !

– Laissez-moi !

– Non, tu m’écouteras.

– Ah ! laissez-moi... vous me faites horreur !

Le planteur pâlit.

– Horreur ! répéta-t-il avec une surprise irritée.

Et comme la jeune fille reculait toujours :

– Ah ! c’est là tout ce que mon amour a pu vous inspirer ; je vous fais horreur !... Eh bien, soit ! je mériterai un tel sentiment ! Allez dire à votre père qu’il se lève, miss Makensie. ; le lit où il est couché m’appartient. Tout ceci est à moi, jusqu’à l’air que vous respirez ! Vous n’êtes que des mendiants auxquels j’ai fait l’aumône pendant dix ans ! Mais, on ne me méprise point impunément. Ah ! je vous fais horreur ! Faites vos adieux, alors, à tout ce qui vous entoure, miss ; car demain les hommes de justice vous chasseront d’ici ; demain, il ne vous restera point de quoi acheter un cercueil à votre père !

En parlant ainsi, Jackson secouait rudement le bras de la jeune fille, près de défaillir.

– Misérable ! s’écria tout-à-coup une voix.

Le planteur et Jenny tournèrent la tête en même temps. M. Makensie était debout à l’entrée du berceau de vignes, tenant encore à la main les branches qu’il avait brisées dans son effort pour se lever ! Pâle et chancelant, il s’avança vers Jackson, qui était resté immobile ; sa respiration sifflait dans sa poitrine, et ses lèvres tremblaient. Jenny, qui s’était précipitée à sa rencontre, se serra contre lui.

– Tu croyais ne parler qu’à un enfant facile à effrayer, dit-il ; mais j’étais là, et j’ai tout entendu.

Jackson s’était déjà remis de son premier étonnement.

– Eh bien ! dit-il froidement, que décides-lu ?

– Je décide, répondit le malade, haletant de colère, que j’irai mourir à l’hospice de Montgomery plutôt que de donner ma fille à un bandit d’Irlande.

– J’entends, tu as encore pris tes précautions pour faire banqueroute.

À ce mot, qui rappelait à Makensie un malheur dont on lui avait fait autrefois une honte, il s’élança vers le planteur la main levée. Jackson fit un pas en arrière, et tirant un pistolet qu’il tenait caché, selon l’usage des colons, il le dirigea contre le malade ; mais celui-ci n’attendit pas le coup ; l’effort qu’il venait de faire avait épuisé ce qui lui restait de force : il ouvrit les bras en chancelant, fléchit sur lui-même et tomba.

– Mon père ! mon père ! s’écria Jenny en se jetant à genoux près de lui.

M. Makensie la regarda, tendit la main vers elle...., voulut parler... ; puis sa tête retomba en arrière, et ses yeux se fermèrent pour ne plus se rouvrir.

 

 

 

II.

 

 

La première douleur de Jenny rut affreuse ; bien qu’elle s’attendît depuis longtemps à ce moment fatal, elle se trouva sans force pour le supporter. On peut prévoir la perte d’un père, et s’y croire résigné ; mais lorsqu’il manque, on découvre que cette résignation n’était qu’une espérance déguisée. Puis, tant que nous voyons l’être aimé, nous devinons mal ce que c’est que mourir ; on ne comprend la mort que par l’absence.

Miss Makensie l’éprouva vivement ; tant qu’elle put voir même le cadavre de son père, son désespoir eut une certaine mesure, et elle conserva, au milieu de tous ses déchirements, une sorte de doute consolateur ; mais une fois le cercueil emporté et la maison redevenue silencieuse, une conviction écrasante s’empara de son âme ; elle sentit comme un vide immense dans sa vie, et comprit enfin clairement qu’elle était orpheline.

Le cri qui s’échappa de son cœur à cette pensée fut autant d’épouvante que de douleur. Les menaces de Jackson, un instant oubliées, lui revinrent alors à la mémoire. Elle regarda autour d’elle ; et, se voyant seule, sans amis, sans parents, sans protecteurs, elle sentit l’espoir s’abîmer sous ses pieds comme une barque submergée.

La vue de son oncle qui arriva le soir même l’arracha heureusement à ce délire d’épouvante. Williams Makensie, qu’elle n’avait jamais vu auparavant, était un véritable descendant de Penn : grave avec les hommes, doux avec les femmes et les enfants ; il avait toujours vécu, sans révolte, sous le double joug de la loi et de l’Évangile. Bien que le feu des passions n’enflammât jamais ni son regard ni sa voix, il y avait de la tendresse dans son œil serein, et son accent devait rappeler celui du Christ sur la montagne.

Après avoir embrassé Jenny, il l’assit sur ses genoux et la laissa pleurer quelque temps contre son épaule ; puis, relevant le front de la jeune fille avec une sollicitude paternelle :

– Assez, lui dit-il ; Dieu permet les larmes, mais il aime le courage. Ne vous croyez point orpheline parce que mon frère n’est plus : vous serez ma fille désormais, et je vous chérirai comme on chérit son dernier enfant.

Cependant la mort de M. Makensie avait bientôt été connue dans l’Alabama, et avait donné l’éveil à ses créanciers. On les vit arriver de Montgomery et d’ailleurs, apportant leurs règlements de compte. M. Jackson se présenta à son tour avec les titres de ses énormes créances.

Comme les affaires de M. Makensie étaient fort en désordre, son frère et le planteur de la Blanche-Couronne furent priés de dresser un inventaire exact de la succession. Tous deux se partagèrent le travail : Jackson se chargea d’examiner les livres et les papiers du mort ; Williams de dresser un état des terres et des récoltes.

Miss Makensie était loin de soupçonner que cet inventaire préparait sa perte.

Le travail de l’oncle Williams et de Jackson, relativement à la succession de M. Makensie, dura une semaine entière, pendant laquelle Jenny s’abstint de sortir, afin d’éviter la rencontre du planteur. Cependant ces jours de retraite, loin d’exalter son désespoir, le calmèrent. Les distractions qui nous sont apportées par les autres peuvent nous étourdir ; mais dès qu’elles nous manquent, l’angoisse revient, aussi nouvelle et aussi poignante. Dans la solitude, au contraire, on voit la douleur face à face, on la manie, on s’y habitue ; elle n’a plus bientôt à nos yeux rien de nouveau, et l’on s’en console, non pour l’avoir fuie, mais pour l’avoir épuisée.

Jenny, d’ailleurs, éprouvait quelque joie à penser qu’elle quitterait dans peu de temps un lieu où tout lui rappelait de tristes souvenirs et de perpétuelles terreurs.

Enfin l’inventaire se termina, et ceux qui avaient des droits à faire valoir sur la succession furent convoqués pour entendre le rapport de Williams et de Jackson.

Une réunion de créanciers chez leur débiteur est toujours un spectacle curieux, c’est là que la cupidité et l’égoïsme se montrent dans leur splendeur. Il faut voir tous ces hommes se regarder et s’observer avec un mécontentement soupçonneux ; il faut les entendre s’interroger précautionnellement et se mentir sans rougeur. Les yeux se promènent partout ; on inventorie ce qu’on aperçoit, on touche le marbre des cheminées, la soie des rideaux ; on cherche sur le piano le nom du facteur, on estime, on soupèse chaque chose, et l’on marque d’avance le morceau que l’on tient à emporter de cette curée.

Les créanciers de M. Makensie avaient déjà fait cet examen en détail lorsque Jackson et Williams entrèrent.

Celui-ci était triste ; mais dans les yeux de l’autre brillait une joie sauvage. Tous deux s’assirent en face de l’assemblée, et Williams commença à lire l’inventaire qu’il avait dressé.

Les terres, l’habitation, les récoltes, les esclaves y étaient estimés avec une exactitude scrupuleuse ; le tout montait à la somme de vingt mille dollars.

– Vingt mille dollars seulement ! s’écrièrent plusieurs créanciers.

– Attendez, interrompirent quelques autres : M. Jackson a peut-être découvert des valeurs dans les papiers de M. Makensie.

– Aucune, messieurs.

Ce fut alors une rumeur générale, et les récriminations contre le défunt éclatèrent.

– Je l’avais toujours prévu, dit un gros Hollandais, enrichi dans le commerce des Nègres : c’était un correspondant de la société de colonisation, un abolitionniste déguisé.

– Il a voté contre Trelitt, ajouta un entrepreneur d’élections.

– Un homme sans religion, qui faisait de la musique le dimanche, répéta un quaker scandalisé.

Et les cris de réprobation allaient croissant.

– Ainsi nous perdrons un tiers au moins.

– Vous ne perdrez rien, messieurs, dit Jackson ; l’inventaire de M. Williams Makensie ne comprend pas toutes les propriétés de son frère, et il en a oublié une des plus importantes.

– Laquelle ?

– Sa fille.

Il y eut un murmure d’étonnement, et tout le monde se regarda.

– Je ne vous comprends pas, dit Williams.

– Je vais me faire comprendre, monsieur. Ces pièces, trouvées parmi les papiers de M. Makensie, prouvent que la femme qu’il épousa en Louisiane, il y a vingt ans, était de race esclave ; or les enfants devant suivre, d’après nos lois, la condition de leur mère, miss Jenny, fille d’un esclave, est esclave elle-même, et appartient comme telle à la succession de M. Makensie.

– C’est impossible ! s’écria Williams ; où sont ces papiers, monsieur ?

– Les voici.

Le vieux colon fut prié de les lire à haute voix.

Il résultait de ces pièces que des démarches avaient été faites par M. Makensie pour l’affranchissement de la mère de Jenny, mais qu’elles avaient été interrompues, d’abord par la faillite qui l’avait forcé de quitter la Louisiane, puis par la mort de sa femme. Les preuves étaient, du reste, trop claires pour permettre le plus léger doute.

Williams demeura un instant immobile après cette lecture.

– Monsieur est-il convaincu ? demanda Jackson ironiquement.

Le vieillard accablé garda le silence.

– M. Williams Makensie comprend maintenant, j’espère, que sa nièce est une valeur qu’il doit ajouter à l’inventaire.

– Écoutez-moi, dit celui-ci en se levant, je n’ai rien à dire contre votre loi infâme ; c’est la loi !... seulement, je demande à racheter la fille de mon frère. Je suis pauvre et j’ai six enfants ; mais, à défaut d’autre héritage, ceux-là sont sûrs de la liberté. Je paierai pour Miss Makensie le prix de l’esclave le plus robuste de l’Alabama ; vous trouverez peut-être que c’est acheter assez cher une enfant sans force et inhabile à tous les travaux.

– Miss Jenny est belle, fit observer un créancier, et l’on trouve toujours de l’occupation pour une jolie fille.

– Horreur ! s’écria Williams.

– On voit que vous ne connaissez point l’article, massa, dit en riant le Hollandais ; du reste, on n’a l’habitude de vendre ni d’acheter en cachant la marchandise : où est la quarteronne, qu’on l’estime en conscience ?

– C’est juste, répéta-t-on de toutes parts ; il faut la voir : faites venir la jeune fille.

M. Makensie essaya vainement des objections : on ne l’écouta point ; il comprit que la résistance serait inutile, et, craignant que quelque autre n’allât chercher Jenny, il sortit pour l’avertir lui-même.

Il la trouva occupée à arroser des fleurs : en apercevant son oncle elle sourit d’abord ; mais presque aussitôt elle remarqua sa pâleur.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-elle effrayée.

Williams n’avait ni le temps ni la présence d’esprit nécessaires pour adoucir la nouvelle qu’il venait lui apporter. Il la lui annonça donc brusquement et sans préparation. Miss Makensie fut comme frappée de la foudre.

– Ne craignez rien, lui dit le vieillard ; quoi qu’il puisse m’en coûter, je vous sauverai.

Miss Jenny ne le crut pas. Avec cette lucidité rapide et profonde que donne le danger, elle avait compris sur-le-champ que tout espoir était perdu, et qu’elle était tombée au pouvoir de l’homme qu’elle avait si outrageusement repoussé.

Cette conviction soudaine, qui aurait pu l’abattre, la releva au contraire. Tant que l’on peut disputer quelque chose au malheur, on s’épuise en angoisses déchirantes. Mais quand le désastre est immense et irréparable, on s’y abandonne. Alors, d’ailleurs, il s’élève dans l’âme de subites résolutions qui arrêtent tous les désespoirs ; les extrêmes douleurs décident aux extrêmes remèdes, et l’abandon de soi-même tient lieu de consolation.

Ce fut donc avec une sorte de calme pareil à celui du condamné partant pour l’échafaud que Jenny dit à son oncle qu’elle était prête à le suivre. Sans chercher à s’expliquer la cause de cette courageuse tranquillité, M. Makensie s’en réjouit et encouragea sa nièce à y persister.

Cependant les créanciers attendaient avec impatience et trouvaient que l’absence de l’oncle se prolongeait outre mesure ; les plus soupçonneux s’inquiétaient déjà.

– S’il allait faire échapper sa nièce, dirent les plus avides.

– Non, répondit le Hollandais qui avait entr’ouvert la porte ; la voici.

Williams parut en effet, tenant par la main miss Makensie.

La jeune fille était si pâle, mais si fière, il y avait dans toute sa personne une douleur si haute et si résolue, que les créanciers s’écartèrent devant ses pas.

– Je vous amène votre esclave, dit le vieux colon avec une dignité amère ; puisque les créatures de Dieu sont ici des choses que l’on vend et dont on hérite, voyez vous-même ce que je dois vous la payer.

– C’est de la marchandise de première qualité, murmura à demi-voix le Hollandais.

– Mettez-la donc à prix, monsieur.

Les créanciers ayant confirmé cette prière, le marchand d’esclaves s’approcha de Jenny, l’examina avec attention, la mesurant et la soupesant de l’œil.

– On en trouverait deux mille dollars, dit-il.

– J’en donne trois mille, répliqua Williams.

Les créanciers allaient se consulter, lorsque Jackson, qui avait tout suivi jusqu’alors avec un sourire silencieux, s’avança et dit froidement :

– Je donne six mille dollars.

Au son de cette voix, Jenny tressaillit, mais ne montra aucune surprise : elle l’attendait.

– Sept mille dollars, reprit Williams.

– Huit mille.

– Neuf mille.

– Dix mille.

M. Makensie s’arrêta comme effrayé. Il pensa que dix mille dollars formaient plus de la moitié de la fortune qu’il devait laisser à ses enfants. Jenny, qui s’aperçut de cette hésitation, lui saisit la main :

– C’est assez ! mon oncle, balbutia-t-elle, abandonnez-moi.

– Monsieur, dit Williams à Jackson, je sais que vous pouvez disposer de plus d’or que moi ; mais ayez pitié de ma pauvreté. Ceci n’est point une lutte que j’engage contre vous..., c’est un devoir que j’accomplis ; ne m’enlevez pas cette enfant : c’est la fille de mon frère ; je lui ai promis d’être son père désormais : au nom du Dieu tout-puissant, ne me l’enlevez pas !

Le vieillard avait la voix tremblante et des larmes dans les yeux. Il prit la main de Jenny, et, se tournant vers les créanciers :

– Je donnerai douze mille dollars, dit-il.

– J’en donnerai quinze mille, répliqua Jackson froidement.

– Abandonnez-moi ! abandonnez-moi ! cria Jenny.

Mais Williams était pâle de colère et de douleur.

– Mon frère redoit vingt mille dollars ! s’écria-t-il. Eh bien ! je m’engage à les payer dans une année.

– Je les paie de suite, répondit Jackson, en jetant sur la table les vingt mille dollars en banknotes.

À cette vue les créanciers se rapprochèrent d’un mouvement commun.

– Affaire conclue, s’écria le Hollandais : à nous les billets, et à vous la fille.

M. Makensie se laissa tomber sur un fauteuil et se couvrit le visage de ses deux mains.

– Cela devait être, dit Jenny, avec une sorte de désespoir calme et profond ; cela devait être, ô mon oncle ! vous n’étiez pas assez riche pour me sauver !... Ne vous affligez pas, car je suis résignée ; et rappelez-vous ce que vous m’avez dit vous-même : Dieu permet les larmes, mais il aime le courage.

Puis, tombant à genoux devant le vieillard et saisissant ses mains :

– Écoutez seulement ma dernière prière, ajouta-t-elle d’une voix vibrante de larmes retenues : Jones est maintenant à Boston, plein d’espérances !... Dans ce moment peut-être il fixe le moment où nous devons être réunis pour toujours ! Je crains sa douleur lorsqu’il apprendra le coup qui me frappe : que cette nouvelle ne lui soit pas du moins apportée par un étranger ! Promettez-moi de la lui annoncer vous-même, ô mon oncle ! de veiller sur son désespoir et de le consoler.

– Je te le promets, répondit Williams en pleurant.

La jeune fille américaine retira de son doigt un anneau d’or :

– Vous lui rendrez sa bague d’alliance, dit-elle ; mais répétez-lui bien que j’aurai vécu et que je mourrai sa fiancée !

L’oncle et la nièce restèrent quelques instants dans les bras l’un de l’autre, étouffés par les sanglots. Enfin celle-ci sembla faire un effort surhumain ; elle posa les deux mains sur son cœur, comme si elle eût voulu y refouler le désespoir, se leva et jeta autour d’elle un regard effaré.

Les créanciers s’étaient retirés dans la pièce voisine pour régler leurs comptes, et elle se trouvait seule avec M. Makensie. Elle fit quelques pas autour de cette salle, où tout lui était familier ; ses yeux se reposèrent sur les fleurs cultivées par elle, sur la corbeille d’écorce renfermant sa broderie, sur la volière qu’elle avait coutume de soigner, et, ouvrant les bras comme si elle eût voulu tout embrasser :

– Adieu, dit-elle, tout ce que j’ai aimé !

Puis, apercevant un portrait de femme suspendu au mur :

– Ô ma mère ! béni soit Dieu de t’avoir fait mourir la première ! Du moins tu n’auras pas vu vendre ta fille, et maintenant tu es libre pour toujours !

Elle s’approcha alors de la fenêtre, regarda la campagne, le ciel et l’Alabama, qui coulait sous le balcon, et se cacha le visage.

Il y eut encore un silence pendant lequel on n’entendit que les soupirs de la jeune fille et du vieillard. Tout à coup la porte s’ouvrit et Jackson parut.

– Je viens savoir si miss Jenny a pris congé de son oncle, dit-il lentement.

– Cette vente est-elle donc réellement et irrévocablement accomplie ? demanda Williams.

– En voici l’acte signé par les créanciers, monsieur.

Le vieux colon prit machinalement le papier et demeura accablé.

– Et le prix payé pour moi a fini d’acquitter ce qui était dû ? demanda Jenny ; l’honneur de mon père est à l’abri désormais ?

– M. Williams Makensie recevra tout-à-l’heure quittance générale pour son frère ; il ne reste plus à miss-Jenny qu’à suivre son nouveau maître.

– Alors, adieu, mon oncle Williams ! cria la jeune fille en étendant les bras ; adieu Jones, adieu ma mère !...

Et, courant vers la fenêtre, elle se précipita dans l’Alabama.

 

 

Émile SOUVESTRE, Histoires d’autrefois, 1854.

 

 

 

 

 

 

 

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