Les pierres de Plouhinec

 

(RÉCIT DU BOUCHER)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plouhinec est un pauvre bourg au-delà d’Hennebon, vers la mer. On ne voit tout autour que des landes ou de petits bois de sapins, et jamais la paroisse n’a eu assez d’herbe pour élever un bœuf de boucherie, ni assez de son pour engraisser un descendant des Rohans 1.

Mais si les gens du pays manquent de blé et de bestiaux, ils ont plus de cailloux qu’il n’en faudrait pour rebâtir Lorient, et l’on trouve au-delà du bourg une grande bruyère dans laquelle les korrigans ont planté deux rangées de longues pierres qu’on pourrait prendre pour une avenue si elles conduisaient quelque part.

C’était près de là, vers le bord de la rivière d’Intel, que demeurait autrefois un homme appelé Marzinne : il était riche pour le canton, c’est-à-dire qu’il pouvait faire saler un petit porc tous les ans, manger du pain noir à discrétion et acheter une paire de sabots le dimanche du laurier 2.

Aussi, passait-il pour fier dans le pays et avait-il refusé sa sœur Rozenn à beaucoup de jeunes garçons qui vivaient de leur sueur de chaque jour.

Parmi eux se trouvait Bernèz, brave travailleur et digne chrétien ; mais qui n’avait apporté pour légitime, en venant dans le monde, que la bonne volonté. Bernèz avait connu Rozenn toute petite, quand il était arrivé de Ponscorff-Bidré pour travailler dans la paroisse, et elle l’avait souvent poursuivi avec la chanson que les enfants répètent à ceux de son pays :

 

            Ponscorff-Bidré,

            Chair de chèvre, Béé 3 !

 

Cela leur avait fait faire connaissance et, petit à petit, à mesure que Rozenn grandissait, l’attachement de Bernèz avait également grandi, si bien qu’un jour il s’était trouvé amoureux comme les Anglais sont damnés, je veux dire sans rémission.

Vous comprenez que le refus de Marzinne fut pour lui un grand crève-cœur ; cependant il ne perdit pas courage, car Rozenn continuait à le bien recevoir et à lui chanter, en riant, le refrain composé pour ceux de Ponscorff.

Or, on était arrivé à la nuit de Noël, et comme l’orage avait empêché de se rendre à l’office, tous les gens de la ferme se trouvaient réunis et, avec eux, plusieurs garçons du voisinage, parmi lesquels était Bernèz. Le maître de la maison, qui voulait montrer son grand cœur, avait fait préparer un souper de boudins et de bouillie de froment au miel ; aussi tous les yeux étaient tournés vers le foyer, sauf ceux de Bernèz qui regardait sa chère Rozennik.

Mais voilà qu’au moment où les bancs étaient près de la table et les cuillers de bois plantées en rond dans la bassine, un vieil homme poussa brusquement la porte et souhaita bon appétit à tout le monde.

C’était un mendiant de Pluvigner qui n’entrait jamais dans les églises, et dont les honnêtes gens avaient peur. On l’accusait de jeter des sorts sur les bestiaux, de faire noircir le blé dans l’épi et de vendre aux lutteurs les herbes magiques. Il y en avait même qui le soupçonnaient de devenir gobelinn à volonté 4.

Cependant, comme il portait l’habit des pauvres, le fermier lui permit de s’approcher du foyer ; il lui fit même donner un escabeau à trois pieds et une portion d’invité.

Quand le sorcier eut fini de manger, il demanda à se coucher, et Bernèz alla lui ouvrir l’étable où il n’y avait qu’un vieil âne pelé et un bœuf maigre. Le mendiant se coucha entre eux pour avoir chaud, en appuyant sa tête sur un sac de lande pilée.

Mais, comme il allait tomber dans le sommeil, minuit sonna. Le vieil âne secoua alors ses longues oreilles et se tourna vers le bœuf maigre.

– Eh bien, mon cousin, comment cela va-t-il depuis la Noël dernière que je ne vous ai parlé ? demanda-t-il d’un ton amical.

Au lieu de répondre, l’animal cornu jeta un regard de côté au mendiant.

– C’était bien la peine que la Trinité nous accordât la parole à la nuit de Noël, dit-il d’un ton bourru, et qu’elle nous récompensât ainsi de ce que nos ancêtres avaient assisté à la naissance de Jésus, si nous devions avoir pour auditeur un vaurien comme ce mendiant.

– Vous êtes bien fier, monsieur de Ker-Meuglant, reprit l’âne avec gaieté ; j’aurais plutôt droit de me plaindre, moi dont le chef de famille porta autrefois le Christ à Jérusalem, comme le prouve la croix qui nous a été imprimée depuis entre les deux épaules ; mais je sais me contenter de ce que les trois personnes veulent bien m’accorder. Ne voyez-vous point, d’ailleurs, que le sorcier est endormi ?

– Tous ses sortilèges n’ont pu encore l’enrichir, reprit le bœuf, et il se damne pour bien peu. Le diable ne l’a même pas averti de la bonne chance qu’il y aura ici près, dans quelques jours.

– Quelle bonne chance ? demanda l’âne.

– Comment, reprit le bœuf, ne savez-vous donc pas que, tous les cent ans, les pierres de la bruyère de Plouhinec vont boire à la rivière d’Intel et que, pendant ce temps, les trésors qu’elles cachent restent à découvert ?

– Ah ! je me rappelle maintenant, interrompit l’âne ; mais les pierres reviennent si vite à leur place qu’il est impossible de les éviter et qu’elles vous écrasent si vous n’avez point, pour vous en préserver, une branche de l’herbe de la croix entourée de trèfles à cinq feuilles.

– Et encore, ajouta le bœuf, les trésors que vous avez emportés tombent-ils en poussière si vous ne donnez en retour une âme baptisée ; il faut la mort d’un chrétien pour que le démon vous laisse jouir en repos des richesses de Plouhinec.

Le mendiant avait écouté toute cette conversation sans oser respirer.

– Ah ! chers animaux, mes petits cœurs, pensait-il en lui-même ; vous venez de me faire plus riche que tous les bourgeois de Vannes et de Lorient ; soyez tranquilles, le sorcier de Pluvigner ne se damnera pas désormais pour rien.

Il s’endormit ensuite, et le lendemain, au point du jour, il était dans la campagne cherchant l’herbe de la croix et le trèfle à cinq feuilles.

Il lui fallut chercher longtemps et s’enfoncer dans le pays, là où l’air est plus chaud et où les plantes restent toujours vertes. Enfin, la veille du jour de l’an, il reparut à Plouhinec avec la figure d’une belette qui a trouvé le chemin du colombier.

Comme il passait sur la lande, il aperçut Bernèz occupé à frapper avec un marteau pointu contre la plus haute des pierres.

– Que Dieu me sauve, s’écria le sorcier en riant ; avez-vous envie de vous creuser une maison dans ce gros pilier ?

– Non, dit Bernèz tranquillement ; mais comme je suis sans ouvrage pour le moment, j’ai pensé que si je traçais une croix sur une des pierres maudites, je ferais une chose agréable à Dieu, qui me le revaudra tôt ou tard.

– Vous avez donc quelque chose à lui demander ? fit observer le vieil homme.

– Tous les chrétiens ont à lui demander le salut de leur âme, répliqua le jeune gars.

– Et n’avez-vous point aussi quelque chose à lui dire de Rozenn ? ajouta, plus bas, le mendiant.

Bernèz le regarda.

– Ah ! vous savez cela, reprit-il ; après tout, il n’y a ni honte ni péché, et si je recherche la jeune fille, c’est pour la conduire devant le curé. Malheureusement Marzinn veut un beau-frère qui puisse compter plus de réales que je ne possède de blancs marqués.

– Et si je te faisais avoir plus de louis d’or que Marzinn ne possède de réales, dit le sorcier à demi-voix.

– Vous ! s’écria Bernèz.

– Moi !

– Que me demanderiez-vous pour cela ?

– Rien qu’un souvenir dans tes prières.

– Ainsi, il n’y aurait pas besoin de compromettre mon salut ?

– Il n’y aurait besoin que de courage.

– Alors, dites-moi ce qu’il faut faire ! s’écria Bernèz, en laissant tomber son marteau ; quand on devrait s’exposer à trente morts, je suis prêt, car j’ai moins de goût à vivre qu’à me marier.

Quand le mendiant vit qu’il était si bien disposé, il lui raconta comment, la nuit prochaine, les trésors de la lande seraient tous à découvert, mais sans lui apprendre en même temps le moyen d’éviter les pierres au moment de leur retour. Le jeune garçon crut qu’il ne fallait que de la hardiesse et de la promptitude, aussi dit-il :

– Vrai comme il y a trois personnes en Dieu, je profiterai de l’occasion, vieil homme, et j’aurai toujours une pinte de mon sang à votre service, pour l’avertissement que vous venez de me donner. Laissez-moi seulement finir la croix que j’ai commencé à creuser sur cette pierre ; quand il sera temps, j’irai vous rejoindre près du petit bois de sapins.

Bernèz tint parole et arriva au lieu convenu une heure avant minuit. Il trouva le mendiant qui portait un bissac de chaque main et un autre suspendu au cou.

– Allons, dit-il au jeune homme, asseyez-vous là et pensez à ce que vous ferez quand vous aurez à discrétion l’argent, l’or et les pierreries.

Le jeune homme s’assit à terre et répondit :

– Quand j’aurai l’argent à discrétion, je donnerai à ma douce Rozennik tout ce qu’elle souhaite et tout ce qu’elle a souhaité, depuis la toile jusqu’à la soie, depuis le pain jusqu’aux oranges.

– Et quand vous aurez l’or à volonté ? ajouta le sorcier.

– Quand j’aurai l’or à volonté, reprit le garçon, je ferai riches tous les parents de Rozennik et tous les amis de ses parents jusqu’aux dernières limites de la paroisse.

– Et quand vous aurez enfin les pierreries à foison ? acheva le vieil homme.

– Alors, s’écria Bernèz, je ferai tous les hommes de la terre riches et heureux et je leur dirai que c’est Rozennik qui l’a voulu.

Pendant qu’ils causaient ainsi, l’heure passait et minuit arriva.

À l’instant même, il se fit un grand bruit sur la lande et l’on vit, à la clarté des étoiles, toutes les grandes pierres quitter leurs places et s’élancer vers la rivière d’Intel. Elles descendaient le long du coteau en froissant la terre et en se heurtant comme une troupe de géants qui auraient trop bu ; elles passèrent ainsi pêle-mêle à côté des deux hommes, et disparurent dans la nuit.

Alors le mendiant se précipita vers la bruyère suivi de Bernèz et, aux places où s’élevaient un peu auparavant les grandes pierres, ils aperçurent des puits remplis d’or, d’argent et de pierreries qui montaient jusqu’au bord.

Bernèz poussa un cri d’admiration et fit le signe de la croix ; mais le sorcier se mit aussitôt à remplir ses bissacs, en prêtant l’oreille du côté de la rivière.

Il finissait de charger le troisième, tandis que le jeune homme remplissait les poches de sa veste de toile, lorsqu’un murmure sourd comme celui d’un orage qui arrive se fit entendre au loin.

Les pierres avaient fini de boire et revenaient prendre leurs places.

Elles s’élançaient, penchées en avant, comme des coureurs et brisaient tout devant elles. Quand le jeune homme les aperçut, il se redressa en s’écriant :

– Ah ! Vierge Marie, nous sommes perdus !

– Non pas moi, dit le sorcier, qui prit à la main l’herbe de la croix et le trèfle à cinq feuilles, car j’ai ici mon salut ; mais il me fallait qu’un chrétien perdit la vie pour m’assurer ces richesses, et ton mauvais ange t’a mis sur mon chemin : renonce donc à Rozenn et pense à mourir.

Pendant qu’il parlait ainsi, l’armée de pierres était arrivée ; mais il présenta son bouquet magique et elle s’écarta à droite et à gauche pour se précipiter vers Bernèz !

Celui-ci, comprenant que tout était fini, se laissa tomber à genoux et allait fermer les yeux lorsque la grande pierre qui accourait en tête s’arrêta tout à coup et, fermant le passage, se plaça devant lui, comme une barrière pour le protéger.

Bernèz, étonné, releva la tête, et reconnut la pierre sur laquelle il avait gravé la croix ! C’était désormais une pierre baptisée, qui ne pouvait nuire à un chrétien.

Elle resta immobile devant le jeune homme jusqu’à ce que toutes ses sœurs eussent repris leur place ; alors, elle s’élança comme un oiseau de mer pour reprendre aussi la sienne, et rencontra sur son chemin le mendiant que les trois bissacs chargés d’or retardaient.

En la voyant venir, celui-ci voulut présenter ses plantes magiques ; mais la pierre devenue chrétienne n’était plus soumise aux enchantements du démon, et elle passa brusquement, en écrasant le sorcier comme un insecte.

Bernèz eut, outre ce qu’il avait recueilli lui-même, les trois bissacs du mendiant, et devint ainsi assez riche pour épouser Rozenn et pour élever autant d’enfants que le laouennanik 5 a de petits dans sa couvée.

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE,

Le foyer breton / Les derniers Bretons,

1845.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 



1 On appelle les porcs, en Bretagne, mab-rohan, fils de Rohan ; nous ignorons l’origine de ce nom.

 

2 Le dimanche de Pâques (sul et lauré), ainsi appelé parce que, ce jour-là, on distribue, à l’église, du laurier béni.

 

3 Ce quolibet, répété par les enfants aux habitants de Ponscorff-Bidré, ou bas Ponscorff, vient de ce qu’ils élèvent un grand nombre de chèvres, ce qui a fait supposer qu’ils en mangeaient beaucoup.

 

4 Le gobelinn n’est autre chose que le loup-garou, connu chez les Normands sous le nom de varou.

 

5 Nom breton du roitelet ; il signifie mot à mot petit joyeux.

 

 

 

 

 

 

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