Le quêteur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Félix TASTEVIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un traîneau de paysan, de forme triangulaire, composé de deux poutres reliées par des cordes et reposant sur des patins en bois, glisse doucement sur la neige profonde. Les oscillations que les irrégularités de la route impriment au véhicule agitent par moments une cloche suspendue à l’arrière entre deux solives. La note fêlée qu’elle jette dans la campagne déserte ressemble à un appel de détresse. Ce n’est plus la voix joyeuse des clochettes d’une troïka 1 de fête ; cela ressemble à un glas de mort. Le paysan qui conduit, assis, les jambes écartées, sur le devant du traîneau, a la figure triste et abattue. De temps en temps, il adresse un encouragement au cheval, qui, harassé par une longue traite, tire avec effort, la tête penchée.

Le vieux Mitrophane pense avec tristesse que sa mission a été infructueuse : voilà six mois qu’il quête par monts et par vaux, c’est à peine s’il a pu réunir deux cents roubles ; or il en faut six cents pour achever la reconstruction de leur église qui a brûlé. Que dira le père Wassili ? Que diront les paysans qui sont obligés maintenant de faire quinze cents verstes pour aller entendre la messe, pour se marier ou pour faire baptiser leurs enfants ? Pourtant, ce n’est pas sa faute : il a quêté partout ; il est resté quinze jours à Moscou, parcourant de préférence les quartiers habités par les marchands (on sait que les marchands russes sont généreux), arrêtant son traîneau à la porte des traktirs 2, mettant bien en vue l’écriteau rédigé par le prêtre lui-même :

« L’église du village de Voskressensk, district de Razoumowskoë, gouvernement de Vologda, ayant brûlé, les orthodoxes sont priés de contribuer à sa reconstruction. »

Presque partout, il n’a recueilli que de l’indifférence. On s’arrêtait, on lisait l’écriteau, on s’informait et l’on continuait sa route. Oh ! Moscou a bien changé ! Ce n’est plus le Moscou d’autrefois, où toutes les plaintes de l’orthodoxie, toutes les douleurs du peuple éveillaient un écho ! Quelle désillusion ! Le vieux paysan se désole en y songeant. Le cheval Vaska lui-même tire avec regret, comme accablé de remords, et la cloche continue à jeter sa plainte au vent. La campagne a l’air d’un cimetière, avec son horizon écrasé sous le ciel livide, ses boursouflures de terrain pareilles à des tombes, et les arbres décharnés qui courent à droite et à gauche avec des allures macabres.

Mitrophane songe qu’il arrivera bientôt à Voskressensk, et cette idée lui pèse ; il se représente la consternation générale qui éclatera à la nouvelle de son insuccès, les reproches qui tomberont sur sa tête. Quelle différence avec son départ ! Alors il était plein de confiance, et son air rassurait tout le monde. Personne ne doutait qu’il ne réussît. En le bénissant, le batiouschka 3 lui disait :

« Va, mon fils, Dieu est avec toi. Il te protégera et te soutiendra pendant ton long voyage. »

Ces souvenirs torturent Mitrophane ; il se frappe la poitrine en disant :

« Je suis puni de mon orgueil et de mon assurance. »

Maintenant, il n’a plus hâte d’arriver ; il ralentit exprès l’allure de son cheval et s’arrête à tous les carrefours avec la mauvaise pensée de prendre une autre route et de s’en aller n’importe où.

Vers le soir, le traîneau arrive en vue d’un village bâti sur une petite éminence. Aussitôt le cheval dresse les oreilles et accélère son allure. Mitrophane s’efforce de modérer cette ardeur, mais inutilement. Vaska, qui ne partage pas les appréhensions de son maître au sujet du retour, déploie une énergie inaccoutumée. Mitrophane finit par céder, et il agit raisonnablement en cela, car cette dernière étape a été longue : trente-cinq verstes par des chemins non déblayés.

La distance est franchie en quelques minutes. Mitrophane arrête son cheval au milieu de l’unique rue du village, devant l’église. À droite et à gauche se dressent les izbas 4 grises, dont la teinte rappelle celle des vieux bois des chantiers de construction. Les murs déjetés, les toits à demi effondrés témoignent de la pauvreté et de l’incurie des habitants. Cette pauvreté et cette incurie trouvent leur explication dans une petite maison toute neuve sise à l’extrémité du village et munie d’une enseigne bleue, où se détache, en lettres blanches, le mot kabak 5. L’église en bois, avec son bulbe déteint et ses murs chancelants, a un air lamentable. Toutefois, Mitrophane la considère avec envie ; le péché de jalousie l’a tourmenté plus d’une fois pendant son voyage. Il ne peut pas voir une église, si pauvre qu’elle soit, sans songer que son village n’en possède plus et n’en possédera pas de longtemps, sans doute. Et cela par la faute de qui ? Évidemment du malin esprit, qui dessèche le cœur de l’homme et en chasse le désir de charité.

En dépit de ces réflexions, il agite machinalement la cloche pour appeler les bonnes âmes, et cela uniquement par devoir, car il ne fait pas grand cas du village et de ses habitants. Personne ne répond à l’appel. Alors Mitrophane fait avancer le traîneau jusqu’au bout du village où se trouve le cabaret. Au son de la cloche, les buveurs sortent de la maison, entourent le vieux paysan, écoutent le boniment qu’il récite d’un ton monotone, commentent l’écriteau et... s’en tiennent là.

De guerre lasse, Mitrophane remise son cheval et son traîneau dans la cour du pope 6 et va prendre le thé au kabak. La salle, basse et enfumée, est pleine de mécréants qui boivent, chantent et font un vacarme d’enfer. Le maître du cabaret, l’oncle 7 et le bienfaiteur des paysans, car il leur prête de l’argent et leur procure les consolations de l’ivresse, trône derrière le comptoir, sur lequel sont alignés des schtoffs 8 de sivoukha 9. Mitrophane boit son thé, la figure basse. En tout autre temps, il aurait pris part à la gaieté universelle, car il est bon vivant et connaît force chansons, qu’il accompagne lui-même en pinçant la balalaïka 10 ; mais, actuellement, il n’a pas le cœur à la joie.

Cependant, son arrivée a été remarquée : on l’entoure, on le questionne. Mais d’argent point, et cela pour cause : aucun des buveurs ne possède un traître copek, tous consomment à crédit, escomptant d’avance la récolte future. Son thé fini, le vieux se lève pour sortir. Après avoir payé, il se dirige vers la porte en s’ouvrant un chemin à travers les groupes ; mais, au moment où il veut franchir le seuil, un moujik 11 barbu, la casquette sur les yeux, le retient par la manche et lui demande :

« Combien d’argent as-tu ramassé ?

– Qu’est-ce que cela peut te faire ? répond Mitrophane d’un ton bourru.

– C’est pour savoir.

– Voyez quelle curiosité ! Il veut savoir. Il parle d’argent comme s’il comprenait ce que c’est. Malheureux ! As-tu seulement l’idée de mille roubles ?

– Non.

– Eh bien, apprends que je porte avec moi dix mille roubles assignats. Ça te dépasse, n’est-ce pas ? Tu es trop simple pour comprendre. Ton nom est Ivanouschka-Douratchok 12. »

Et Mitrophane crache par terre en signe de mépris. Quand il est dehors, il regrette ses paroles : son mensonge lui pèse, il lui semble qu’il a trompé le bon Dieu. Il passe une mauvaise nuit, l’esprit agité par des rêves désagréables. Il se voit appelé au tribunal du Tout-Puissant, où on lui demande compte des dix mille roubles. Il a beau compter, il a beau fouiller ses poches, il ne trouve que deux cents roubles. Alors Dieu tourne vers lui un visage irrité et ordonne de le livrer à Satan. Il se réveille, le corps baigné d’une sueur froide. Jusqu’au jour il lutte contre le sommeil et passe le temps à s’entretenir avec Vaska, qui broute philosophiquement une botte de foin. L’homme et la bête paraissent se comprendre à merveille ; ils ont appris à se connaître pendant le cours de leur longue pérégrination.

Le jour venu, Mitrophane se remet en route. À cette heure matinale, le village est encore désert. Quelques fumées s’élevant des toits en minces colonnes blanches sont les seuls indices de vie. Le froid est tellement intense que personne n’ose mettre le nez dehors, en dépit de l’invitation tentante du kabak, dont la porte est déjà ouverte. En passant devant ce lieu de perdition, Mitrophane crache avec mépris. Bientôt après, il débouche en rase campagne. L’horizon est masqué par un amas de vapeurs rougeâtres où la route semble s’engouffrer et disparaître. À une heure plus avancée, le soleil apparaît, un soleil terne, brouillé, comme vu à travers un verre dépoli ; mais, peu à peu, la brume se disperse et se déchiquette en flocons rougeâtres, et la nature entière s’illumine. La nappe de neige devient éblouissante ; l’œil n’a pour se reposer que la vue des lisières de forêt qui courent à droite et à gauche, à quelques verstes de distance, ou les fonds bleuâtres de l’horizon. Mitrophane paraît vieilli avec sa barbe et ses cheveux poudrés par le givre ; il frappe sans cesse l’une contre l’autre ses mains, engourdies malgré ses gants épais. Et, ne pouvant parvenir à se réchauffer, il descend de traîneau et court pendant quelques minutes côte à côte avec son cheval. Ensuite il se rassoit et, tirant de son bissac un morceau de pain noir dur comme de la pierre, y mord à belles dents. Sa faim assouvie, il s’étend de tout son long dans le fond du traîneau et se prend à réfléchir ; sa pensée tourne toujours dans le même cercle d’idées : le retour à Voskressensk et ses conséquences inévitables, le mauvais accueil du père Wassili et des habitants, sa réputation de beau parleur et d’homme à expédients à jamais compromise.

Tout en réfléchissant, Mitrophane explore la campagne, et voici qu’il aperçoit au loin une forme qui se meut sur la route.

« Si c’était un ours » ? se dit-il.

Et cette pensée lui glace le sang dans les veines. Une rencontre avec Michka 13, en ce lieu isolé, ne serait rien moins qu’à désirer. Michka est bon enfant, comme on sait, mais il a la caresse trop lourde. Le vieux paysan se rassure pourtant.

« Il n’est pas dans les habitudes de Michka, se dit-il, d’être si matinal que ça. C’est ordinairement le soir, à la brume, qu’il se met en campagne. Puis il a horreur des grands chemins, choisissant de préférence les sentiers écartés, les endroits peu fréquentés, en véritable ami de la nature qu’il est. »

Toutefois, Mitrophane se tient prêt à tout évènement, décidé à tourner bride à la moindre apparence de danger. Bientôt ses appréhensions cessent tout à fait ; ce qu’il distingue est évidemment une forme humaine, bien qu’il soit impossible de distinguer si c’est un homme ou une femme. Elle chemine à petits pas dans la neige haute en s’aidant d’un grand bâton. En s’en approchant, Mitrophane ralentit l’allure de son cheval et apostrophe le passant :

« Qui es-tu ? Où vas-tu par ce froid ? »

L’être ainsi interpellé se retourne, et le vieux paysan se sent pris de pitié en voyant que c’est une vieille femme au visage ridé, si débile qu’elle manque de tomber à chaque pas. Il l’invite à prendre place à côté de lui, s’offrant à la conduire jusqu’au village suivant et plus loin même, si elle le désire. Ensuite, il lui offre un morceau de pain noir et la réconforte avec quelques gorgées d’eau-de-vie. Un sourire reconnaissant illumine le visage de la vieille femme, elle serre les mains du paysan et lui dit :

« Merci, batiouschka ! Dieu te récompensera pour le service que tu me rends. Mes forces m’abandonnaient, je sentais que j’allais tomber pour ne plus me relever, quand tu es venu me tendre une main secourable.

– Et pourquoi t’es-tu mise en route par un froid pareil ? demande Mitrophane.

– Il le fallait bien, batiouschka. Je suis sans ressources et sans asile ; voilà bientôt dix ans que j’ai quitté mon village, et j’y retourne pour y mourir, car ma vie est assez remplie, et j’ai vu tout ce que je voulais voir.

– Et pourquoi as-tu quitté ton village ?

– Pour aller en pèlerinage : j’ai visité le monastère de Solovetsk, celui de Kiev, la lavra 14 de Saint-Serge, le Mont-Athos, le Saint-Sépulcre à Jérusalem, en pays infidèle. J’ai usé mes pieds sur les chemins ; j’ai vu les bords de la mer de glace, où rien ne pousse ni ne vit au milieu d’une nuit éternelle, la mer bleue aux vagues couleur de ciel, les grandes plaines de sable semées d’ossements et des montagnes si hautes que l’homme paraît à côté comme une fourmi au pied d’un chêne. »

Mitrophane l’interrompt :

« Matouschka, parle-moi un peu des lieux saints. »

Alors la vieille femme se met à dérouler devant son interlocuteur les grandes étendues traversées, la mer incommensurable sans cesse agitée par la main de Dieu, le désert avec ses vagues de sable et ses horizons décevants. Elle lui parle du vent qui souffle la mort, des arbres étranges, aux formes singulières, abritant des puits limpides où se désaltèrent les voyageurs. Au bout de ce désert s’élève la ville éternelle, bâtie sur la roche et entourée de précipices effrayants où le soir gémissent les âmes des coupables. Pas à pas, elle promène son compagnon dans les rues de la ville, au milieu des ruines saintes que foulent aux pieds les infidèles, honte ineffaçable pour les chrétiens ! Ensuite, elle le mène aux lieux où a souffert Notre-Seigneur, elle le fait pénétrer à sa suite dans les sanctuaires et lui décrit les fêtes splendides à l’époque de Noël, quand les fidèles accourus de toutes les parties du monde se prosternent, le front contre terre, ou élèvent les mains vers le ciel, le cœur pénétré d’une joie céleste.

Mitrophane écoute avec recueillement, le corps insensible au froid qui devient plus intense, l’esprit tellement frappé qu’il en arrive à oublier ses chagrins, le lieu où il se trouve. Il lui semble parcourir les pays que lui décrit la vieille femme ; le traîneau, secoué par les irrégularités de la route, c’est le navire balancé sur les flots ; la plaine devient mouvante et se creuse comme la mer ou s’immobilise à perte de vue, comme le désert sans bornes. Quand la vieille a fini son récit, il revient à la réalité et éprouve un grand désenchantement en revoyant la campagne bornée, l’horizon monotone auquel ses yeux sont habitués depuis l’enfance, le ciel de nouveau envahi par la brume, en sentant renaître ses préoccupations. À son tour, il raconte à la vieille ses déboires et ses appréhensions du retour.

« Dieu t’aidera, Dieu te facilitera tout », répond-elle.

En arrivant au village suivant, elle se sépare de lui, car elle doit prendre une autre route. En le remerciant du service rendu, elle ne cesse de lui répéter :

« Dieu t’aidera et te récompensera. »

Ces paroles réconfortent un peu le pauvre Mitrophane, qui voit avec terreur approcher le terme de son voyage.

Il passe la nuit au village et se remet en route bien avant le jour, car cette étape, la dernière, doit être très longue. Toute la journée, il chemine sans rencontrer âme qui vive : on est à la veille des fêtes de Noël, et chacun reste chez soi, occupé à faire des préparatifs. Mitrophane songe avec regret aux Noëls des années précédentes : la famille est réunie dans la chambre principale de l’isba ; on prend le thé, on raconte des histoires et des légendes pieuses. Pendant ce temps, les jeunes filles font la gadanié 15, et la joie éclate sur tous les visages. Les préoccupations tristes, les soucis de l’existence sont bannis...

« Hélas ! c’est le passé », pense Mitrophane.

Et un grand découragement l’envahit. La nature n’est pas faite pour l’encourager. La route est resserrée entre deux lisières de forêt, dont les arbres se dressent raides dans leur lourde orfèvrerie de givre que le soleil fait étinceler. Quelques heures plus tard, au crépuscule, l’aspect de cette forêt devient formidable ; les arbres ressemblent à des spectres revêtus de leurs suaires. Une crainte superstitieuse envahit l’âme du vieux paysan. Il ferme les yeux pour ne pas voir et s’assoupit au bercement de son traîneau. Un bruit de branches froissées le réveille en sursaut ; il ouvre les yeux et aperçoit un groupe d’individus barrant la route à quelques pas. Une voix lui crie :

« Arrête ! »

Le premier mouvement de Mitrophane est de tourner bride, mais il n’en a pas le temps. En moins de dix secondes, il est entouré, jeté à bas du traîneau et mis dans l’impossibilité de résister ou de fuir. Sur un commandement donné d’une voix brève, on l’entraîne dans la forêt, le long d’un petit sentier. Derrière lui, un des malfaiteurs tire le cheval par la bride.

« C’en est fait de moi », pense Mitrophane.

Et il adresse mentalement une prière à saint Nicolas. Après quelques minutes de marche, il aperçoit une lueur qui jaillit entre les branches, découpant sur la neige les ombres des sapins. Brusquement le sentier débouche dans une clairière : au centre brûle un grand feu de branches de sapin dont la flamme haute monte sans un vacillement. Quelques hommes sont accroupis autour de ce bivouac improvisé sur le sol déblayé de neige. La lueur jaune fait ressortir les visages incultes des brigands, leurs vêtements en haillons, et allume le fer des haches pendues à leurs ceintures. La plupart sont des varnaki 16. Ces brigands redoutables réunis en bande, ou agissant isolément, sont l’effroi des districts éloignés de l’est de la Russie.

Mitrophane est amené devant le feu, et l’ataman 17 ordonne de le fouiller.

« Laissez-moi aller, gémit le vieillard, je suis un pauvre paysan qui s’en retourne à son village. Ma dépouille ne vous enrichirait guère, je n’ai sur moi que trois roubles.

– Tu mens, interrompt l’ataman, je sais que tu as sur toi dix mille roubles, tu l’as dit publiquement au cabaret de Komarovo.

– Je me suis vanté, batiouchka, j’ai menti par orgueil, et Dieu me punit. Jamais je n’ai possédé pareille somme.

– Nous le verrons bien », dit l’ataman.

Après de minutieuses recherches, on ne trouve sur Mitrophane qu’une poignée de monnaie de cuivre.

« Tu nous a trompés, reprend le chef des brigands, tu mériterais d’être puni ; mais je suis bon enfant, je me contenterai de l’argent de la quête, ainsi que de ton cheval, dont j’ai besoin.

– Vous ne toucherez pas à l’argent de la quête ! s’écrie Mitrophane, pris d’un retour d’énergie.

– C’est ce que nous allons voir.

– Non, vous n’y toucherez pas, répète le paysan, car c’est l’argent de Dieu : vous pouvez m’enlever ma pelisse, mes bottes, me laisser nu sur la neige ; mais oserez-vous voler Dieu ? Cet argent est destiné à lui construire une église. En le prenant, vous privez d’un abri l’enfant Jésus qui doit naître dans quelques jours. Par votre faute, il devra souffrir du froid.

Réfléchissez un peu, aurez-vous le courage de faire cela ? En naissant, vous avez tous eu un coin bien chaud où vous avez dormi à l’abri des intempéries. Que seriez-vous devenus si l’on vous avait jetés tout nus sur la neige ?... Or Jésus vient au monde pour vous retirer du péché ; il vous donne la vie, il vous tolère, bien que, entre nous soit dit, vous n’en valiez pas la peine. Et vous songez à le dépouiller ! C’est impossible, vous n’en êtes pas capables ! »

Et Mitrophane continua longtemps à leur parler sur ce ton, devenant de plus en plus persuasif et retrouvant toute son éloquence de beau parleur. Puis, il fit une pause pour juger de l’effet de ses paroles ; et, voyant que les brigands, devenus très perplexes, se grattaient la nuque, il reprit avec une nouvelle force :

« Je dirai plus : au lieu de songer à priver d’un abri l’enfant Jésus, vous devriez plutôt contribuer à lui en élever un. L’occasion est belle pour racheter vos fautes. Notre église est aux trois quarts construite ; il n’y manque que le toit. Or la somme que j’ai amassée est insuffisante ; daignez y ajouter quelque chose, et Dieu vous en sera reconnaissant ; il ne vous oubliera pas dans l’autre vie et se rappellera que vous lui avez donné un abri ici-bas.

– Combien te manque-t-il ? demanda l’ataman d’un ton bourru.

– Quatre cents roubles, une misère pour vous, à qui l’argent ne coûte rien. »

Un conciliabule très agité s’engagea entre les brigands ; il dura quelques minutes, après quoi on remit à Mitrophane la somme demandée. Il est plus vrai de dire qu’on la lui jeta : cette brusquerie est propre aux gens qui, habitués à mal faire, regardent toute bonne action comme une faiblesse impardonnable et s’en repentent tout aussitôt. Mitrophane s’inclina devant l’ataman en le remerciant et l’appelant bienfaiteur ; mais le brigand lui cria :

« File vite, et que je ne te revoie plus. Seulement, je te préviens que si votre église n’est pas achevée dans deux mois, je mettrai le feu aux quatre coins du village. »

Mitrophane se retira le plus vite qu’il put, craignant que les brigands ne revinssent sur leur décision et ne lui fissent un mauvais parti. Le reste de la route s’acheva gaiement. Tout en fouaillant son cheval, qui allait trop lentement à son gré, le vieux paysan ne cessait de rendre grâces à saint Nicolas qui l’avait tiré de ce mauvais pas.

Je laisse à penser avec quelle joie son retour fut accueilli. On le croyait mort, assassiné, car on savait que des brigands rôdaient non loin du village. Pendant plusieurs jours, on le choya et on lui fit fête. Du coup, sa réputation de beau parleur, d’homme à expédients atteignit son apogée. L’année suivante, il fut nommé staroste 18 du village, et maintenant il est question de le déléguer au zemstro 19. À quoi pourtant tient la popularité !

Ce récit m’a été conté par le père Wassili, curé de Voskressensk, brave et digne prêtre qui m’avait offert l’hospitalité. En le terminant, il ajouta, en manière de conclusion :

« Les voies de Dieu sont cachées. En appelant les méchants à accomplir cette action charitable, il a voulu donner un exemple aux justes et leur faire honte de leur indifférence et de leur égoïsme. »

 

 

Félix TASTEVIN, Le quêteur.

 

Paru dans la Revue britannique en 1884.

 

 

 



1  Troïka, attelage de trois chevaux de front.

2  Traktir, hôtellerie.

3  Batiouschka, père, nom donné au prêtre.

4  Izba, maison de paysans construite en rondins superposés.

5  Kabak, cabaret.

6  Pope, curé.

7  Oncle, appellation familière que les paysans se donnent entre eux.

8  Schtoff, mesure pour les liquides.

9  Sivoukha, eau-de-vie grossière, de qualité inférieure.

10  Balalaïka, sorte de guitare à trois cordes, de forme triangulaire.

11  Moujik, paysan.

12  Ivanouschka-Douratchok, Ivan l’imbécile, populaire.

13  Michka, diminutif de Mikhaïl ; Michel, surnom donné à l’ours.

14  Lavra, monastère.

15  Gadanié, divination.

16  Varnak, forçat échappé.

17  Ataman, chef de bande.

18  Staroste, maire de village.

19  Zemstro, assemblée de district qui règle les questions rurales.

 

 

 

 

 

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