La Vierge aux bohémiens

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROIS de ces gens qu’on nomme Bohémiens, et qui errent par le monde en disant leur sort à chacun, passaient par Jérusalem le jour où les Juifs mécréants menaient au supplice le Fils de Dieu.

Sur leur chemin, ils rencontrèrent une pauvre femme en pleurs, et lui demandèrent la raison qui la mettait dans un si grand chagrin.

– Hélas ! leur dit-elle, aucune femme n’est aussi à plaindre que moi, car on va mettre mon fils en croix, sur le mont Golgotha.

– Qu’a-t-il donc fait ? demandèrent-ils.

Alors, s’arrêtant de pleurer, elle leur raconta ce que vous savez tous, à savoir qu’un jour, dans la maison qu’elle habitait à Nazareth, un ange était entré tout exprès pour lui annoncer qu’un enfant allait bientôt naître d’elle, et que cet enfant, conçu sans péché, était le propre fils de Dieu.

Et, en effet, comme l’ange avait dit, l’enfant était né dans une étable entre un bœuf et un âne, et trois Rois conduits par une étoile étaient venus de lointains pays afin de le voir et adorer. Mais aussitôt elle avait dû s’enfuir pour échapper au roi Hérode, qui avait appris par un songe que cet enfant serait le roi du monde... Puis, se remettant à pleurer, elle leur dit encore que, dès son plus jeune âge, l’enfant étonnait les plus sages par les réponses qu’il faisait, et qu’on le vit plus tard accomplir des prodiges tels qu’on n’en avait jamais vu, comme de marcher sur les eaux, de changer l’eau en vin, de chasser du Temple les voleurs, de rendre la vue aux aveugles, de mettre sur pieds les paralytiques, et même de ressusciter les morts – ce qui prouvait à tous clairement qu’il était bien le fils de Dieu, ainsi que l’Ange l’avait révélé et que les prophètes l’annonçaient... Mais il était également écrit que ces Juifs de malheur demeureraient sourds et aveugles, et que même le meilleur de ses amis, Pierre le pêcheur, le renierait ! Or, tout cela était arrivé. Et maintenant on allait le mettre en croix. Voilà pourquoi elle pleurait. Et elle eût pleuré plus encore si elle n’avait su que, par sa mort, le monde allait être sauvé, et que tous ceux qui croiraient en lui auraient leur place au Paradis.

– Quelle bonne aventure dis-tu là ! s’écrièrent les trois Bohémiens. Nous ne connaissons pas ton fils, mais nous te croyons sur parole, et nous ferons, pour lui et pour toi, si l’occasion s’en trouve, du mieux que nous pourrons.

Là-dessus la laissant à ses larmes, ils se rendirent, sans plus tarder, sur le mont Golgotha.

Il était encore très matin. Le fils de Dieu et ses bourreaux n’étaient pas encore arrivés, mais sur la place du supplice tout était déjà préparé. Il y avait là la boîte à clous, le marteau, les tenailles... Nos vagabonds s’en emparèrent sans vergogne. « C’est autant de pris, se dirent-ils, et dont l’enfant de cette pauvre femme n’aura toujours pas à souffrir... » Puis, continuant leur route, ils poursuivirent leur vie errante.

Or, quelque temps plus tard, quand la Vierge eut rejoint son divin Fils au Paradis, elle se souvint des trois passants qui lui avaient été pitoyables, et voulut les récompenser. Mais ces gueux se ressemblent tous, de poil et de couleur. Et pour être bien sûre que ces trois-là seraient sauvés, elle accorda la grâce de voler sans péché à tous les fils de Bohême.

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,

Plon, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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