Du moine qui voulut voir Notre-Dame

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOUS CEUX qui prétendent que rien ne vaut la joie de voir, chaque jour, en leur place, les belles choses que Dieu a créées, je répliquerai par le cas d’un jeune clerc qui eût donné sans regret tout ce que les yeux peuvent voir et tout ce que la main peut saisir, pour le bonheur de contempler, ne fût-ce qu’un instant, Celle dont on dit à bon escient qu’elle est la gemme, l’églantine, la gloire de la terre et des cieux, Notre-Dame Sainte Marie.

Un jour que prosterné devant son image bénie, il lui disait, une fois après tant d’autres, qu’il ne souhaitait rien tant que la voir, non plus sous la forme imparfaite d’une statue de pierre ou de bois, mais telle qu’elle était en vérité :

– Mon fils, lui répondit l’image, je n’annonce l’heure de mourir à personne, car tes jours ne sont pas à moi : ils appartiennent à mon fils. Mais si tu tiens tant à me voir, sache que nul au monde n’a obtenu cette faveur qu’il n'ait perdu la vue aussitôt.

– Ah ! s’écria le clerc au comble de la félicité, qui ne consentirait, contre un présent pareil, à perdre la lumière de ses yeux !

Mais, comme tel qui se croit perdu au fond du firmament est encore retenu aux choses de la terre par un lien si mince qu’il soit, en même temps qu’il prononçait ces paroles, vivement notre clerc, qui n’était pas si détaché du monde qu’il croyait, couvrit de sa main un de ses yeux, et de l’autre regarda.

Ce qu’il vit alors, avec cet œil, je n’ai pas de mots pour le dire. La Reine de Gloire lui apparut dans sa robe couleur des belles nuits, semée de planètes et d’étoiles, au milieu de sa Cour céleste et de ses Anges musiciens. Mais la vision ne dura qu’un éclair, laissant le jeune moine ébloui et plus malheureux que devant, car d’avoir vu une fois Notre-Dame lui donnait d’elle plus soif encore.

Heureusement, il lui restait l’œil qu’il avait caché sous sa main :

– Reine de Beauté, s’écria-t-il, que je perde le second de mes yeux, mais qu’une seconde fois je vous voie !

– Regarde-moi donc une fois encore, si ma vue t’est si délectable, lui répondit l’image.

Et ce qu’il vit, de cet œil-là, fut une pauvre femme, toute pareille à celles qu’on voit sur les chemins, et qui portait sur son visage tant de douleur et de pitié qu’il n’est pas, non plus, de mots pour le dire.

Puis de nouveau la vision disparut, laissant cette fois le clerc aveugle dans les ténèbres les plus profondes.

– Reine de Pitié, dit-il alors, pardonnez-moi de vous avoir trompée en mettant ma main sur mon œil, mais ainsi ai-je pu vous voir plus belle encore, s’il est possible, dans votre humilité que dans votre splendeur !

L’image alors lui répondit :

– Sois pardonné, beau doux ami, de ta ruse innocente. Et pour m’avoir si bien aimée, reprends ce que je t’avais pris.

Et le clerc retrouva la vue, et revit toutes choses à leur place, comme elles étaient auparavant.

Mais à quoi bon des yeux, après qu’on a vu Notre-Dame ?... Ayant reçu la communion, il ne voulut plus manger ni boire. Trois jours entiers, il demeura les paupières closes, et sans bouger. Et l’on ne sut qu’il était mort que lorsqu’enfin ses yeux s’ouvrirent, quand ils ne pouvaient plus rien voir.

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,

Plon, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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