La ferme de Lukné

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Madeleine THORESEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Du large fiord principal partait un bras, long, étroit, s’enfonçant comme un coin dans les rochers où, après de nombreuses sinuosités, il disparaissait. De hautes cimes de montagnes y versaient leurs ombres épaisses sur les eaux tranquilles. Là-bas, sous la tourmente, la vaste surface du fiord se soulevait en vagues couronnées d’écume qui allaient, rugissantes, se jeter avec une sauvage violence contre les murailles de pierre, s’y brisaient dans leur vaine rage et retombaient en poussière spumeuse balayée au loin. Ici, au contraire, le sentier liquide reposait, dans l’obscurité et le calme, entre ses parois granitiques. Paisibles et indolentes, les ondes rêveuses avaient, dans leur sommeil, un léger sourire quand le vent folâtre les effleurait doucement, au passage, comme pour leur donner un baiser d’adieu.

Lorsqu’on suivait ce bras de fiord dans ses méandres à travers les montagnes et les roches déchirées, on voyait, après d’infinis détours, les eaux s’étaler de nouveau et réfléchir dans leur humide miroir le bleu profond du ciel ensoleillé. Peu à peu les hauteurs se reculaient et faisaient place à un rivage, dont les champs cultivés et les jardins offraient, au milieu de cette nature abrupte, un aspect plus propre à déprimer l’âme qu’à l’élever. Plus loin encore, les champs, les plaines, les jardins, plus spacieux, d’une végétation plus luxuriante, formaient un paysage plus animé. Des sources vives et gaies y descendaient en sautillant des montagnes dans la vallée, enjambaient les roches et les fragments de pierre, et mariaient leurs eaux argentées au cristal transparent du fiord. À l’endroit où ces remparts sourcilleux trouvaient enfin une limite étaient situés un côteau verdoyant et une grande ferme autour de laquelle s’éparpillaient, comme c’est l’usage en Norvège, un grand nombre de petites constructions.

C’était la ferme de Lukné dont le propriétaire était Lars. Quelquefois on appelait aussi ce dernier « l’homme de Lukné », ou, plus familièrement, « le gars de Lukné » ; mais si quelqu’un voulait se faire bien venir du maître du logis, il le saluait en souriant du nom de « Lars l’ours ». Le visiteur était à peu près sûr dans ce cas d’obtenir, en échange, un sourire et un pot de la meilleure bière brassée à la ferme de Lukné.

Lars s’était fait donner ces différents surnoms dans des circonstances différentes : il était « l’homme de Lukné » en sa qualité de possesseur du bien ; et « le gars de Lukné » en souvenir du temps où il servait à la ferme comme valet. Plus tard il avait fait la cour à l’héritière, une jeune fille de vingt ans, et après la mort du père, il était devenu le seul et unique maître de tout l’enclos. Son nom d’ours il le devait à un acte d’héroïsme. Un jour, un ours de taille gigantesque avait assailli une vache de la ferme de Lukné et déjà le monstre plantait ses crocs dans le flanc de la pauvre bête, lorsque Lars vint à passer par là. Sans hésiter un instant, il arrache de la haie voisine un gros pieu avec lequel il se met à labourer à tour de bras le dos de l’ours. Mais ce dernier, furieux d’être traité avec aussi peu d’égards et surtout d’être dérangé dans le repas copieux qu’il allait faire, lâche la vache, et se dressant sur ses pattes de derrière, se précipite avec furie sur son agresseur, Il s’ensuivit, quelques instants après, un combat corps à corps qui rappelait les étreintes de la Vierge de fer du moyen âge.

Lars, inaccoutumé à des embrassements de ce genre, ne se serait pas douté auparavant que deux bras eussent assez de force pour donner la mort en se fermant sur lui comme les mâchoires d’un étau, et l’ours de son côté n’avait guère supposé qu’entre sa poitrine et celle du courageux jeune homme il y avait encore place pour une bonne lame. S’il l’avait su, il est évident qu’il aurait commencé par serrer davantage. Toujours est-il que lorsque l’ours, après avoir poussé un formidable rugissement, permit à Lars de se dégager, le couteau de ce dernier avait fouillé l’épaisse fourrure du fauve et s’était planté profondément dans le cœur de l’animal.

Il y eut alors une lutte désespérée, une lutte à outrance. Quand l’ours blessé mortellement s’abattit, Lars tomba à côté de lui, couvert de sang, épuisé, et demeura longtemps, très longtemps évanoui, sans secours. Lorsqu’enfin on accourut à son aide, on reconnut aux nombreuses et profondes cicatrices du jeune homme que les griffes de l’ours avaient été bien près d’ouvrir au sang une issue qui aurait déterminé une hémorragie impossible à arrêter ; mais l’on constata aussi qu’il avait fallu une poigne solide, bien exercée, ou une chance inespérée pour manier le fer de la sorte. Ainsi s’était terminé ce combat tout à l’honneur et à la joie du vainqueur, et un an et demi après le « gars de Lukné » était devenu « l’homme de Lukné ».

Lars vécut heureux avec sa femme ; il était content, et quoique leur union restât sans enfants, il s’en consolait en disant :

– Je ne tiens pas aux enfants.

Et il ajoutait :

– C’est peut-être pour cela que Dieu ne nous en a pas donnés.

Mais Dieu en avait disposé autrement.

Douze ans après son mariage, la femme de Lars mit au monde deux jumeaux, deux garçons gros et forts, qui semblaient avoir épuisé toutes les forces de leur mère, car elle mourut quelques jours après leur naissance, Elle s’endormit paisiblement, doucement, et la vie s’éteignit en elle comme s’éteint une lampe faute d’aliment.

La mort de sa femme eut sur le caractère de Lars une influence extraordinaire : il sentit tout d’un coup peser sur lui lourdement un grand chagrin, qu’il ne pouvait ni bannir ni supporter ; mais cette impression était d’une nature si particulière et se manifestait d’une façon si inexplicable, que personne ne pouvait éprouver la moindre pitié pour Lars. Le coup l’avait frappé tout à fait à l’improviste. Il ne pouvait comprendre comment sa femme, quand tout danger paraissait écarté, était restée soudainement immobile et silencieuse et avait pâli d’une pâleur livide. Qu’avait-elle voulu dire quand elle s’était redressée en sursaut dans son lit et avait fixé sur lui un regard pénétrant, persistant, comme si elle eût voulu lui imprimer dans l’âme un souvenir éternel, un avis suprême de dominer à l’avenir son tempérament emporté ? Et comment s’était-il fait que sa femme se fût alors affaissée sur elle-même, en retombant en arrière, ainsi qu’un arbre atteint à la racine s’abat, et que ces mêmes yeux, si pleins d’’affectueuse sollicitude, se fussent attachés sur lui, vitreux, sans flamme, mais avec une fixité si singulière que Lars avait senti un frisson glacial le pénétrer jusqu’aux moelles, et avait dû se cramponner au lit pour ne pas tomber ? Était-ce là ce qu’on appelle la mort ? Sa femme morte ? Et cela brusquement ? Oui, sans aucun avertissement, une puissance supérieure avait envahi soudain sa vie calme, insoucieuse, et avait dit : « Lars Bjorn 1, apprends quelque temps à être seul. »

Oui, sa femme était bien morte. Les deux yeux qui avaient veillé sur lui et sur ses emportements s’étaient fermés à jamais. Aussi, tout son être s’effondra d’un seul coup. Il s’était jusqu’alors accoutumé à se laisser conduire ; ses mains émaciées, suivant l’usage, étaient jointes pour l’éternelle prière des morts sur la poitrine de la défunte, et c’étaient ces mêmes mains qui, doucement, affectueusement, avaient guidé Lars à travers la vie : elles avaient été son soutien.

– Seigneur Dieu, aurait-il perdu la raison ? se disaient tout bas les gens de la ferme lorsqu’ils entendaient Lars, dans sa désolation et sa rage, hurler comme un loup blessé. Sous l’empire du farouche désespoir qui sévissait en lui comme une tempête, il aurait eu fatalement recours au suicide s’il n’avait cherché un dérivatif à sa cruelle souffrance. Ce dérivatif, il le trouvait dans la colère. Il en arriva peu à peu à se révolter contre tout ce qui existe, hommes et choses, si bien que tout le monde eut peur de s’approcher de lui. Et alors, il resta toute la journée assis au bout de la longue table, fixant sur le vide ses yeux injectés de sang. Parfois, une servante se hasardait en tremblant à entrer pour lui apporter des aliments et de la bière. Mais Lars ne voulait ni manger ni boire.

– Tant pis pour toi ! murmurait avec effarement la servante, qui s’empressait de gagner la porte pour se dérober.

Il ne lui restait plus alors pour toute société qu’une grosse mouche, qui allait en bourdonnant se cogner sans cesse la tête contre le carreau et, dans son obstination stupide, ressemblait à Lars Bjorn, ne comprenant pas plus que lui pourquoi elle ne pouvait sortir de la chambre et aller où elle eut voulu.

Par bonheur, les travaux de la ferme n’avaient pas trop à en souffrir. Lars avait autrefois manœuvré le gouvernail d’une main énergique. Il est vrai que cette main était conduite par sa femme. L’impulsion qu’elle avait imprimée partout persistait encore par la force acquise. La morte avait emporté dans la tombe la responsabilité de la sauvegarde du patrimoine. Elle avait été la dernière d’une vieille famille. Toute sa personne révélait cette finesse, cette sérénité de sentiment, ce calme de l’esprit conscient, qui se trouvent réunis chez ceux en qui le sang de plusieurs générations s’est enfin assimilé les meilleurs éléments, de manière à posséder la suprême perfection de pureté.

Comment avait-il pu se faire que Lars Bjorn eût su attacher, enchaîner à si propre destinée, sans réserve, une femme d’une telle valeur ? Comment avait-elle, de son côté, trouvé tout son bonheur à soumettre à sa volonté le caractère naturellement brutal de cet homme violent, et comment ce violent lui-même avait-il cherché la paix de l’âme dans sa soumission à cette nature si douce, qui contrastait si complètement avec la sienne ? Toujours est-il que lorsque dans sa jeunesse elle avait prononcé le oui sacramentel, il avait en un transport de joie si effrénée qu’on eût pu croire qu’il allait étouffer la tendre et frêle créature dans ses embrassements. Mais elle avait su opposer à ces élans d’impétuosité ce regard placide et ferme à la fois, qui n’appartenait qu’à elle, et les étreintes de Lars s’étaient changées en démonstrations de respectueuse et aimante sollicitude.

Cependant, cette influence n’avait duré que le temps de l’union. Lars avait été dompté, mais son naturel ne s’était, en réalité, ni adouci ni assoupli. S’il avait épousé une femme d’un autre tempérament, une femme qui, avec plus d’abandon, aurait conservé assez d’autorité sur lui pour faire triompher sa douceur de la rudesse de son mari, leurs caractères si différents se seraient à peu identifiés et les virulences passionnées de Lars ne se seraient pas violemment contenues, comme elles l’avaient fait en présence de cette femme impassible et tenace. Tous deux étaient d’aspirations si opposées qu’ils n’avaient pas su se comprendre. Aussi, quand la femme fut morte, le naturel impétueux de Lars rebondit en se déchaînant.

Il s’écoula quelque temps de la sorte, et lorsque Lars eut assez longtemps tempêté contre soi ct contre tous ceux qui étaient en contact avec lui, il se sentit abattu, épuisé, et éprouva un immense besoin de repos et de recueillement. Cependant, sa nature farouche et irascible n’avait, comme nous l’avons dit, subi aucun adoucissement, aucun assouplissement ; car, lorsque les soucis et les chagrins ne laissent point prendre le dessus à la résignation conseillée par la raison, ils n’aboutissent qu’à endurcir le cœur et à le rendre égoïste. C’était le cas pour Lars. Il allait et venait, l’air sombre, comme s’il eut formé l’irrévocable dessein de ne plus se réjouir de rien et de ne plus donner de joie à personne, lui qui avait tous les jours l’occasion de faire des heureux. Il était surtout d’une humeur toujours intraitable avez ses enfants. Ils étaient, à ses veux, la cause de la mort de leur mère et ils demeuraient pour lui un perpétuel souvenir d’un passé, maintenant à jamais perdu, qu’il regardait souvent comme le temps le plus heureux de sa vie. Aussi, la vue de ses enfants ne faisait-elle que rallumer ses colères ; il ne pouvait les souffrir en sa présence ; il ne trouvait aucun plaisir à leurs sourires et il était incapable de supporter leurs cris. Plus tard, quand, chez les deux jumeaux, le caractère se développa, il s’accoutuma mieux à les voir ; puis, lorsque, à peine âgés de deux ans, ils manifestèrent l’un pour l’autre une profonde aversion et des sentiments tout différents de ceux de frères Siamois, lorsqu’ils poussèrent, comme deux branches nées d’un même tronc, dans des directions différentes, Lars se sentit attiré davantage vers eux ; puis, quand, plus tard encore, on les vit, pareils à deux louveteaux se ruer l’un sur l’autre, Lars eut de grands éclats de rire. Cela lui faisait oublier ses peines.

Les voisins et les étrangers qui venaient à la ferme assistaient à ces scènes avec aversion, mais personne ne voulait prendre sur lui d’en faire des représentations à Lars et la haine entre les deux frères ne fit que s’accroître. Entre-temps les deux garçons grandissaient sans que leurs querelles tournassent à mal ; mais la perversité n’en jetait pas moins de profondes racines dans leurs âmes.

Bientôt, quand l’un des deux avait été plus avantagé que l’autre dans un cas ou dans l’autre, il y eut à la ferme un affreux vacarme ; quand la part des deux avait été égale ils trouvaient encore moyen de se disputer de la même manière. Car l’un ne souffrait point de voir aux mains de l’autre ce dont il pouvait faire usage lui-même. Bref, ils étaient un obstacle l’un pour l’autre, non seulement à la ferme de Lukné, mais dans la vie, n’importe en quelle rencontre.

– C’est une belle paire de gars que tu as là, disait quelquefois l’un ou l’autre visiteur qui arrivait chez Lars.

– Ah, bien, oui ! répondait le fermier avec satisfaction ; ce sont des vautours qui ont bec et ongles. L’un ne cédera rien à l’autre avant qu’ils se soient arraché réciproquement les cheveux ou les plumes.

Et l’homme de Lukné se reprenait à rire en se tenant les côtes ; puis il appelait Aumond, car, disait-il, Aumond était l’aîné parce qu’il avait vu le jour quelques heures avant son frère Niels ; mais à peine Lars avait-il appelé Aumond que Niels accourait à toutes jambes pour voir ce que l’on voulait à Aumond et si en donnant quelque chose à celui-ci on ne le privait lui-même de rien. Quand les deux frères se trouvaient ainsi côte à côte, Lars jetait quelques pièces de monnaie de cuivre à terre. Et les deux fils du fermier, se roulant, s’étreignant, se déchirant à coups d’ongles et de dents, se disputaient le butin comme deux chiens qu’on excite se disputent un os.

– Ces gars-là vont-ils se battre ainsi jusqu’à ce qu’ils soient hommes ? demanda un jour un voisin lorsque, après la lutte, les deux louveteaux, le sang au visage, les narines fumantes, se lançaient des regards de haine en crispant le poing. Vous ferez bien de couper Lukné en deux et d’en séparer les moitiés par une haie. La ferme est assez grande après tout.

– Oh ! ricana Lars Bjorn, et en ce moment il ne se ressouvenait de son propre combat avec l’ours, oh ! la ferme sera au plus fort. Donne ta pièce, continua-t-il en s’adressant à Aumond. Tu es l’aîné et tu n’as ramassé que la plus petite. Donne la tienne, Niels. Celui qui gagnera le double son aura le ferme, l’autre pourra se contenter de mendier.

Puis Lars lança de nouveau les deux pièces au milieu de la cour de la ferme et les deux enragés se précipitèrent l’un sur l’autre avec tant de force que, pour mettre fin à la bataille, les assistants durent s’interposer, sans quoi l’un ou l’autre des combattants y aurait laissé la vie.

Les choses restèrent ainsi à Lukné jusqu’à l’époque où les deux frères atteignirent l’un et l’autre leur neuvième année. Alors se passa un évènement qui, pendant quelque temps, allait faire succéder la sérénité à ces tableaux sombres et tristes. Et si cette clarté ne ressembla d’abord qu’à un rayon de lumière qui se glisse à travers une fente de porte, la nuit ne devait pas tarder à faire place à une aurore gaie et bénie.

Lars Lukné avait alors quarante-neuf ans. Le poids de ses chagrins s’était allégé avec les années. Il riait maintenant volontiers et riait même souvent. Ce n’était pas, à vrai dire, un rire bien joyeux, un de ces rires francs qui partent du cœur et qui, d’après les philosophes, sont le signe de l’affranchissement de l’âme. Il eut été plus juste de dire que c’était le rire de la contrainte, de l’assujettissement, mais ce n’en était pas moins un rire si éclatant que, le cœur lui-même semblait en répercuter les échos.

Lars avait, à maintes reprises, aperçu dans l’église une jeune veuve dont le mari était mort peu de temps auparavant et qui maintenant se trouvait avec son unique enfant, une petite fille de quatre ans, dans une situation des plus précaires. Elle se cachait timidement, presque honteusement, derrière un des piliers et regardait avec une espèce de frayeur ceux qui étaient là autour d’elle, tandis qu’elle tenait sa petite fille par la main. Mais elle était jolie, si jolie sous son costume de deuil, que bien des fois les jeunes gens se rapprochaient d’elle et lui disaient tout bas quelque parole aimable. Cependant à ces avances Ingeborg – c’était le nom de la veuve – ne donnait que des réponses froides et brèves, quoique en même temps le calme et la bonté de son joli visage inspirassent à ses jeunes admirateurs de nouvelles protestations plus persistantes. Ingeborg avait fait une profonde impression sur Lars Bjorn qui se sentait attiré vers elle avec un élan irrésistible. Mais, pendant longtemps, il s’était tenu à distance, comme s’il eut voulu la fuir.

Il y avait six mois que Lars avait, pour la première fois, remarqué Ingeborg, lorsqu’un dimanche la pauvre veuve se trouva à la place qu’elle occupait de coutume. À quelque distance d’elle était un groupe de jeunes gens qui, le sourire aux lèvres, ne cessaient de suivre du regard chacun de ses mouvements. Le service divin avait pris fin et les fidèles se retiraient en silence, quand on vit Lars s’avancer délibérément vers la jeune femme. Il marcha silencieusement à côté d’elle jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du temple, puis il lui parla de la pluie et du beau temps ; il prit l’enfant tendrement par la main et les emmena toutes deux dans la direction de la ferme.

– Il la conduit chez lui, s’écria un des jeunes gens.

Et c’était en effet à Lukné que Lars conduisait Ingeborg, car tout en ne prodiguant pas les paroles, il était facile de comprendre ce qu’il voulait. La jeune femme, de son côté, avait deviné, au premier mot, pourquoi il se montrait si empressé. Elle avait tout d’abord senti tout son sang lui refluer au cœur, et ses lèvres tressaillantes étaient restées muettes. Un violent combat s’était livré en elle : un combat entre le devoir de fidélité qui l’attachait encore à la mémoire du défunt dont elle portait le nom et l’orgueil tout féminin d’avoir été remarquée par un homme comme Lars, dont la fortune était proverbiale.

Lorsqu’ils furent arrivés au coin de la route que devait prendre Ingeborg pour arriver à sa pauvre demeure, elle s’arrêta un instant et s’appuya à un pieu de la haie. Ses jambes fléchissaient. Elle tint la petite fille devant elle et ses joues étaient très pâles.

Lars restait silencieux aussi, les prunelles clouées sur celles de la jeune veuve. Leurs regards se rencontraient, mais il y avait dans celui d’Ingeborg tant de franchise, tant d’honnêteté, que Lars n’osa pas faire un pas jusqu’à elle. Il se sentait dominé par le respect.

Ils demeurèrent ainsi longtemps immobiles sans prononcer une parole. Le visage d’abord enflammé du fermier pâlissait peu à peu, et ses yeux prirent sensiblement une expression de si affectueuse tendresse que les paupières l’Ingeborg s’humectèrent de larmes. La petite fille se mit à pleurer aussi, sans qu’aucun des trois acteurs muets de cette scène eût pu dire quelle était la cause de cet accès de sensibilité.

– Que Dieu vous accorde sa bénédiction à vous et à l’enfant, dit enfin Lars en portant la main à ses yeux pour les essuyer.

– Merci, soupira Ingeborg, et elle serra l’enfant encore plus étroitement contre elle.

– Allons ! fit Lars avec un grand soulagement, j’irai chez toi mardi te demander si l’affaire peut s’arranger. Car il vaut mieux, après tout, que les publications à l’église aient lieu dimanche prochain.

– Comme vous voudrez, dit Ingeborg.

Ils se serrèrent la main sans ajouter un mot et chacun regagna sa demeure de son côté.

Les jours se passèrent pour Ingeborg dans l’anxiété. Elle ne trouvait de remède à ses appréhensions que dans les larmes. Elle eut voulu résister, que la résistance lui eût été impossible. Le découragement s’était emparé d’elle depuis longtemps, Elle s’était si souvent, depuis la mort de son mari, vue aux prises avec la misère, que la perspective d’un second mariage s’offrait à elle comme une étoile dont l’éclat perce soudain un voile de ténèbres. Elle était encore si jeune, elle aspirait tant au bonheur, à la richesse pour elle et pour son enfant, que l’idée de commander dans une maison où rien ne manquait, l’emportait sur toute autre pensée. Aussi quand, le mardi suivant, Lars se présenta avec assurance et demanda sa main, elle accueillit le riche prétendant avec un sourire qui équivalait à un acquiescement.

Si Lars Bjorn n’avait pas eu à compter avec la loi et les usages, il aurait célébré ses secondes noces le même jour, tant il était heureux de cet accueil. Mais il dut prendre patience tout un mois et ce délai ne fit qu’augmenter la fermeté de sa résolution. Le mariage eut lieu enfin et les fêtes qui l’accompagnèrent à Lukné furent aussi magnifiques qu’on pouvait l’attendre de l’opulence du fermier.

Avec la nouvelle femme de Lars un esprit nouveau et meilleur s’inaugura à Lukné. Si Ingeborg n’avait pas la supériorité d’intelligence et la force de volonté de celle qui l’avait précédée dans la conduite du domaine, elle possédait les deux grandes puissances de la beauté et de la douceur et régnait souverainement sans faire sentir son autorité. Elle ne cessait de se rappeler la modestie de son origine et se croyait obligée de ne vouloir que ce Lars voulait lui-même, tandis que le fermier se faisait un scrupule d’agir contrairement au désir de sa femme. Leur entente mutuelle ressemblait à une source qui suit tranquillement son cours parmi les fleurs, sans pouvoir jamais devenir un torrent et sans pouvoir revenir en arrière. Ingeborg resta toujours à l’égard de Lars une amie dévouée et tendre, reconnaissante et n’oubliant point dans quelle circonstance elle avait échangé le nom de son premier mari contre celui de Bjorn, et Lars demeura toujours épris d’elle. Il est vrai qu’elle avait vingt ans de moins que lui et qu’elle était dans la fleur de sa jeunesse. Le temps ne fit d’ailleurs que l’embellir, car la paix du ménage, l’absence des soucis donnèrent plus d’éclat à son teint. Ce fut, sous tous les rapports, une époque de bonheur pour la ferme de Lukné et pour ses habitants, mais le bonheur est aussi fragile que la feuille de rose qu’arrache et brise le premier coup de vent.

Cette union calme et paisible exerça aussi son influence bienfaisante sur les relations de deux frères jumeaux, et si elle ne parvint point à produire en eux un changement radical, elle eut toutefois des effets favorables d’une autre nature. Lars ne s’asseyait plus sur le seuil de la porte et ne poussait plus Aumond et Niels à se quereller, à s’injurier et à se battre ; au contraire la sollicitude de la belle-mère, également tendre et impartiale pour les deux jeunes gens, ne cessait de leur donner le bon exemple et de les encourager à l’entente. Cette bonté amollit peu à peu leurs cœurs endurcis et fit vibrer petit à petit les cordes du sentiment. Et s’il restait en eux encore quelque chose du vieux levain, s’ils cédaient encore parfois à leurs instincts farouches, du moins ils avaient renoncé aux provocations réciproques. Ils n’allèrent plus se camper comme autrefois chacun d’un côté de la porte d’entrée pour se lancer des regards de haine ; ils rougissaient maintenant de leur aversion mutuelle quand les yeux doux et calmes de leur belle-mère, si affectueuse et si jolie, s’arrêtaient sur eux, et ils rougissaient davantage quand la petite fille s’arrêtait pour les toiser avec ses grands yeux étonnés et s’en aller ensuite toute craintive. Bien que la petite fille ne prononçât pas une parole, elle avait ce langage du silence plus éloquent que toutes les voix de la terre. Et les reproches ou les conseils de cette voix silencieuse entraient jusqu’au cœur des deux frères en leur faisant réfléchir à ce qu’ils faisaient ou devaient faire.

Augott – c’était le nom de la jeune fille – grandissait en jouant, entourée de la douce surveillance maternelle. D’année en année elle révélait dans les traits de son visage, dans la grâce de sa taille les promesses d’une beauté sans égale. Elle avait la fraîcheur et la candeur du lis. Sans qu’elle en eût conscience, il y avait dans sa physionomie comme un recueillement qui imposait le respect, et dans son regard, lorsqu’elle le levait sur quelqu’un, une autorité irrésistible sans être impérieuse. Cette apparence de sévérité n’avait aucune prise sur sa naïveté d’enfant et ne l’empêchait point de se livrer sans contrainte à ses jeux. Mais ses deux frères subissaient la puissance de cette fascination magnétique et baissaient souvent les paupières comme des coupables repentants quand ils se trouvaient en présence d’elle, bien que Augott ne fît pas plus attention à eux, en ce moment, qu’à l’arbre qui croissait au bord du chemin. Cette domination sous laquelle ils s’inclinaient sans pouvoir s’en rendre compte eux-mêmes donna naissance entre eux à une rivalité d’un nouveau genre. Tous deux s’évertuèrent à qui s’attacherait le plus sûrement l’enfant de leur belle-mère. Mais Augott n’était pas prodigue de témoignages d’amitié et tant que durait la paix, elle rappelait à leurs souvenirs la désunion qui l’avait précédée. En dépit de toutes les belles paroles caressantes qu’on lui répétait, elle n’oubliait pas que les mêmes bouches qui tenaient ce doux langage n’avaient eu, quelque temps auparavant, que cris et menaces. Mais tout en gardant ces réserves elle était tout aussi bonne, aussi affectueuse qu’il le fallait pour gagner une autorité de plus en plus grande sur les deux frères, et lorsque ceux-ci s’aperçurent peu à peu que chaque parole violente ou chaque éclat de colère leur nuisait dans la confiance d’Augott, dans cette confiance si difficile à gagner et à garder, ils s’accoutumèrent enfin à se maîtriser, et cet empire sur eux-mêmes, après avoir été longtemps une habitude, devint une seconde nature.

Dix ans s’écoulèrent ainsi. Ingeborg était toujours belle et il semblait que la fleur de l’été dût se perpétuer à l’abri des atteintes du temps jusqu’au cœur de l’automne sans que la couronne de beauté perdît un seul de ses fleurons. Lars était toujours aussi épris d’elle que le jour où pour la première fois il lui avait adressé la parole au sortir de l’église et puisque cette beauté était le véritable lien de leur entente, il était bon pour Ingeborg que ce lien ne se dénouât point, et que la fleur ne se fanât point en un jour, comme il arrive si souvent.

Il y a en automne des journées où le soleil nous semble si chaud, l’air si doux que la nature expirante nous fait illusion avec une apparence de vie, de jeunesse, d’abondance, bien que nous sachions combien cette apparence est trompeuse, que la sève est épuisée et que déjà le ver de la mort a pénétré au cœur de l’arbre. Il en était de même de la beauté d’Ingeborg. Elle avait eu avec Lars une vie facile et commode, mais elle savait que cette félicité n’était due qu’aux charmes de sa personne et elle savait aussi que son empire ne pouvait durer toujours. Aussi réfléchissait-elle parfois avec crainte à ce que serait pour elle l’existence quand elle serait vieille. Cette crainte mina insensiblement sa santé, et la mort vint la prendre, avant que personne eût pu s’en douter.

Lars se réveilla alors de son beau rêve et regarda autour de lui avec effarement, Ingeborg morte ! Non, c’était impossible, elle si belle, si bonne, si douce, si dévouée, qu’elle semblait devoir lui assurer un bonheur sans fin !

Quoi ! Elle aussi pouvait et devait mourir ? Et il suffirait d’un instant pour accomplir ce nouveau malheur. Lars fut alors en proie à un désespoir qu’il n’avait jamais eu auparavant. Il pria Dieu, il le supplia, il se prosterna devant lui comme le plus humble des pécheurs, il se roula à terre, il offrit en sacrifice tout ce qu’il possédait, tout, excepté la vie, car il voulait vivre avec Ingeborg. Mais Lars Bjorn dut cette fois encore céder à la Toute-Puissance. Quinze jours plus tard Ingeborg reposait dans la tombe et à la ferme de Lukné on buvait la bière des funérailles. Et cette bière était si admirablement brassée qu’elle valut à la défunte des félicitations posthumes plus sincères que toutes celles que lui avait values le calme de son existence sur la terre.

Lars était donc veuf pour la seconde fois ; ses deux fils venaient d’atteindre leur dix-neuvième année et Augott, qui ne cessait d’être l’enfant de la maison, touchait à sa quinzaine.

Dans les premiers temps, tout sembla conserver à Lukné un niveau de paix et d’entente. Les trois hommes se tenaient prudemment à l’écart l’un de l’autre en se laissant réciproquement assez d’espace pour vivre sans trouble, et c’est ce qui constitue d’ordinaire les conditions extérieures de la tranquillité. Lars restait accablé de chagrin et de douleur, comme s’il eût succombé dans une lutte corps à corps, et comme s’il sentait le genou du vainqueur s’appuyer sur sa poitrine. On eût dit que, de cette poitrine haletante, s’échappait un sanglot convulsif, comme s’il eût voulu se débarrasser du poids qui l’oppressait, mais sans pouvoir y réussir. Cependant cette lutte ne dura pas longtemps. La vitalité, qui était si puissante en lui, pouvait demeurer engourdie pendant une certaine époque, mais elle ne devait pas disparaître de sitôt.

Au bout de quelques mois son naturel avait repris le dessus, mais maintenant que l’appui et la société de la femme lui faisaient défaut, il se trouvait ramené en arrière au point où il en était quand il avait perdu sa première compagne ; mais la méchanceté, quand elle se manifeste dans la jeunesse, n’est ni aussi terrible ni aussi répugnante que lorsqu’elle se révèle dans les traits d’un vieillard. Lars Lukné, quels qu’eussent jadis été ses accès d’emportement et de fureur, n’était point aussi redoutable pour ses gens qu’il le devint maintenant, quand son caractère indomptable eut recouvré tous ses défauts d’autrefois.

Augott était la seule à Lukné qui supportât toutes les brusqueries du vieux fermier avec une muette résignation. Elle était, il est vrai, toujours traitée en fille de la maison, mais elle avait conscience de l’incertitude de son sort et elle savait fort bien qu’il viendrait un jour où Lars ne serait plus ; et que bien avant cette heure fatale, une autre heure pouvait sonner où elle devrait quitter cette maison qui ne lui offrait plus aucun droit d’hospitalité. Cependant elle s’était promis, tant qu’elle y resterait, de se montrer reconnaissante de tous les bienfaits qu’elle y avait reçus à cause de sa mère, et c’est pour cela qu’elle acceptait sans réplique tout le fardeau qui lui était imposé et subissait sans murmure l’humeur bourrue et les vexations injustes de son beau-père.

Deux années se passèrent dans ces conditions de morne existence à Lukné, deux années bien longues et privées de toute joie. Augott reçut la confirmation, Mais il n’y eut pas de fête ce jour-là à la ferme. Par une matinée d’automne, au point du jour, Augott monta avec les deux frères et deux valets de la métairie sur une barque et l’on traversa le fiord. Le livre de cantiques d’Ingeborg était le seul compagnon fidèle qui restât à la jeune fille et, pendant toute la traversée, elle resta penchée sur le volume, mélancolique et silencieuse. Au retour, elle se sentit plus rassurée par le nouveau pacte de foi qu’elle venait de faire avec Dieu, et ses yeux, qui s’étaient si souvent fixés sur les deux frères avec une expression de reproche ou de menace, s’attachèrent de nouveau, mais plus affectueusement, sur leurs fiers visages.

Jamais elle n’avait vu aussi clairement, aussi évidemment, que le naturel mauvais et la malignité du père s’étaient transmis tout entiers aux fils et se montraient déjà dans chacun de leurs traits et dans chacun de leurs gestes. Elle aurait voulu en ce moment étendre sur eux les mains et les bénir comme le prêtre venait de la bénir elle-même. Et cette bénédiction l’avait fortifiée en donnant encore plus d’élévation à ses sentiments.

Ah ! si les deux frères pouvaient être bons et affectueux pour celle qui n’avait plus ni père, ni mère, ni foyer, ni protection ! Et de nouveau son regard, plein de tendresse, s’arrêta sur eux comme pour les interroger.

Mais en ce moment ils n’avaient plus pour elle des sentiments de frères. Longtemps, dans leur âme agitée, ils avaient caché leur pensée, et cette dissimulation n’avait fait que contribuer à changer leur aspiration en passion. Et, maintenant qu’ils voyaient Augott assise devant eux, ravissante de beauté et les questionnant d’un regard d’où le blâme d’autrefois avait fait place à la douceur, tout ce qui avait germé en eux fit explosion, comme le bouton de la fleur s’épanouit d’un seul coup. Ils ne songèrent plus, chacun à part soi, qu’à s’emparer du cœur d’Augott, comme autrefois, dans leur enfance, ils se disputaient les pièces de monnaie lancées par leur père ; mais ce dessein ils en gardaient avec soin le secret, car ils obéissaient encore, malgré la violente exubérance de leur nature, aux timidités de la jeunesse.

Cependant ces réserves ne furent pas de longue durée, car le feu qui couvait était trop ardent pour ne pas éclater. D’ailleurs, les chemins qu’il suivaient, et qui tendaient au même but, devaient fatalement se croiser ; il devait y avoir nécessairement un choc, quelque prudence que mit Augott à les éviter dès qu’elle eut compris où ils voulaient en venir. Elle avait tant prié Dieu de leur inspirer le dévouement et l’amour fraternel, mais ce n’était point cet amour qui allumait leurs regards lorsqu’ils la rencontraient.

Il y avait en même temps qu’eux un autre homme à la ferme de Lukné qui ne perdait rien de vue, mais qui passait au milieu d’eux en maugréant, n’ayant de paroles que pour exhaler sa colère ou pour se plaindre de son sort malheureux. C’était Lars Bjorn. S’il avait vécu à la ville, le contact avec d’autres gens aurait servi de compensation au vide de son cœur. Mais, ici, dans la solitude de la campagne, il ne trouvait personne qui eût pour lui la moindre sympathie. Aussi vivait-il à l’écart de tous, dévorant ses soucis, et attendant que l’orage menaçant qui s’amoncelait lentement, mais d’une manière certaine, sur sa maison, vînt lui apporter un soulagement et une distraction.

Lars s’était soudainement senti revivre ! Il avait entendu résonner au fond de son être comme un écho des cris qu’il poussait lorsqu’il se mesurait avec l’ours. Il souriait en vidant le broc de bière qu’il avait fait remplir pour lui seul, quoiqu’il lui arrivât parfois de trinquer avec ses deux fils et plus souvent, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

– Deux garçons et une fille ! se disait-il en ricanant et en faisant claquer sa langue. Il sera difficile de décider auquel des deux elle appartiendra, à moins que l’un ou l’autre ne prenne les devants comme j’ai fait avec l’ours.

Les deux frères s’observaient du regard pendant que leur père parlait. Ils n’étaient pas beaux de visage, mais ils avaient l’aspect encore plus hideux à les voir se mesurer ainsi sournoisement des yeux, comme s’ils eussent voulu se provoquer mutuellement à un combat à outrance.

Et Lars les considérait d’un air railleur en attisant encore leur haine. Il riait et buvait et posait les deux coudes sur la table.

– Lequel de vous deux est décidément l’aîné ? demanda-t-il, tandis qu’il secouait la cendre de sa pipe pour la vider.

Et comme personne ne donnait de réponse, en présence d’Augott qui se penchait sur le feu, et faisait semblant de ne pas avoir entendu la question, il reprit au bout de quelque temps après avoir rallumé sa pipe dont le tabac pétillait en s’enflammant.

– N’est-ce pas Aumond qui a poussé le premier cri, hein ?

Un murmure de désapprobation partit du coin où était assis Niels.

– Hein ! répéta Lars Bjorn, en lui lançant un regard impérieux. Tu n’étais pas encore au monde quand il a crié. C’est donc bien Aumond qui est l’aîné. C’est lui qui aura la ferme de Lukné et toi tu te chargeras de la sœur et tu bâtiras pour elle et pour toi ta maison où tu voudras.

– Elle n’est pas plus sa sœur que la mienne ? dit Aumond en dardant son regard haineux sur Niels.

Mais Niels ne remarqua point la colère de son frère ; il contemplait en ce moment la jeune fille qui était debout devant le feu, le visage tout rouge.

– Si vous pouviez vous entendre, fit Lars avec un ricanement, mais...

Aumond l’interrompit en frappant de son poing crispé sur la table qui retentit avec fracas. Puis, se levant en sursaut, il se précipita au dehors.

– Ho ! ho ! dit le père sans cesser de railler. Ce gaillard-là ne se décidera jamais à partager ni à céder.

– Il faudra bien qu’il s’y décide, répliqua Niels qui était resté assis.

– À céder la ferme ou la fille ? demanda Lars. Qu’en sais-tu ?

– Je sais ce que je sais, répliqua le jeune homme.

– Mais songe donc que vous ne pouvez ni l’un ni l’autre épouser votre sœur, objecta Lars.

– Augott n’est pas notre sœur, dit Niels.

Et se levant, il alla se poster brutalement à côté de la jeune fille.

Augott effrayée fut sur le point de pousser un cri lorsqu’elle sentit le fils du fermier se rapprocher d’elle, mais elle se maîtrisa et se contenta de tourner vers lui son visage. La conversation, si blessante pour elle, que venaient d’avoir Lars et ses fils, avait fait monter les larmes à ses yeux, et son regard suppliant et voilé rencontra le regard inquiet et méchant du jeune homme. Elle s’éloigna ensuite en tremblant et gagna sa chambre à coucher. Puis, arrivée là, elle adressa une fervente prière intérieure à Dieu qui la comprit avant même que les paroles fussent venues à ses lèvres. Et rassurée, fortifiée, elle redescendit le lendemain pour reprendre son travail. Elle était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, mais ces dons que Dieu lui avait départis, au lieu d’être pour elle comme pour tant d’autres une cause de joie et d’attachement à la vie, ne servaient qu’à la rendre malheureuse.

Elle ne pouvait plus se tromper sur les intentions des deux frères ; tous deux étaient animés de la même passion, de la même opiniâtreté et l’un avait autant de force physique et de volonté que l’autre pour mettre son projet à exécution. Elle comprenait aussi que cette passion qui les enflammait également ne lui permettait point de se montrer plus affectueuse pour l’un que pour l’autre, Elle ne trouvait point d’issue à ce labyrinthe. Si elle s’était sentie plus d’inclination pour l’un des deux jumeaux, c’eut été pour elle comme un avertissement d’en haut et elle aurait su ce qu’elle avait à faire ; mais elle n’éprouvait pour chacun d’eux qu’une profonde aversion et une crainte irrésistible. Du reste si son cœur avait parlé en faveur de celui-ci plutôt que celui-là, elle aurait dû celer ce sentiment pour ne point creuser entre Aumond et Niels un fossé que rien n’aurait jamais pu combler.

Il arriva alors un évènement qui devait mettre brusquement fin à cette fausse situation. Et cet évènement se produisit d’une manière si inattendue, si soudaine qu’Augott elle-même ne put le conjurer.

Lars avait, comme nous l’avons dit, été valet à la ferme de Lukné avant d’en devenir le propriétaire. Il était issu d’une famille pauvre et lorsqu’il avait épousé la riche héritière, il avait effacé son passé en rompant toute relation avec ses parents. La chose ne lui avait pas été d’ailleurs difficile, car ses parents eux-mêmes ne tenaient guère à avoir affaire à lui. Un jour se présenta à la ferme un jeune gars, qui apportait à Lars le dernier adieu de sa sœur morte peu de jours auparavant.

Cette nouvelle n’était pas de nature à plaire à Lars. Si sa sœur était morte sans que personne de son entourage eût eu connaissance de ce décès, il n’aurait ni poussé un soupir, ni versé une larme. Mais, en lui annonçant ce malheur devant tout le monde, le jeune homme avait eu beaucoup d’auditeurs et Lars, tout honteux, avait pris un masque d’hypocrisie dont il n’avait jamais fait usage jusqu’alors.

– Ta mère a eu tort, dit-il à son neveu, qui se tenait debout à l’entrée de la porte, l’air minable, quoique sa physionomie révélât une âme loyale et énergique. Elle aurait dû m’écrire un mot ; je n’aurais pas manqué de lui venir en aide et je déplore qu’à ses derniers moments elle se soit trouvée dans le besoin.

Le jeune homme répondit que l’on ne recourt pas à autrui tant que l’on peut s’aider soi-même, et il ajouta que sa mère lui avait dit plus d’une fois : « Chacun a sa croix à porter en se monde. »

Après ces paroles, Lars essuya ses yeux et tendit le broc de bière à Thor – c’était le nom du jeune homme –. Puis, au bout de quelque réflexion, il dit :

– Tu peux rester ici, Thor, si cela te convient, et mener la vie que nous menons à Lukné.

Le jeune homme remercia son oncle, vida son verre en manière d’acquiescement et tout fut réglé et convenu. Quand Lars eut repris son sang-froid, il dit encore à Thor :

– Tu feras le même travail que les valets de la ferme, de cette façon tu auras droit à un salaire, et cela vaudra mieux.

C’était aussi l’avis de Thor, qui se mit courageusement à la besogne.

Au début, les deux frères se montrèrent bienveillants pour lui. L’un avait été tout d’abord accueillant et cela suffisait pour que l’autre lui fît encore meilleure mine. Mais Thor était un joli gars à la brune et soyeuse chevelure, aux grands yeux bleus limpides et brillants, au front intelligent, toujours d’humeur égale, acceptant sans murmurer la part de travail, qu’elle fût grande ou petite. Aussi Niels et Aumond comprirent-ils bientôt qu’ils n’avaient vis-à-vis de lui qu’un triste rôle, et ils s’aperçurent pour la première fois que la beauté ne leur avait pas été donnée en partage.

Cependant, quelque ouvert qu’il fût avec tout le monde, il y avait des moments où il aimait à s’écarter du chemin des frères de Lukné. Souvent, quand les travaux avaient cessé, il s’isolait et allait se coucher sous un arbre, où il se plaisait à rester seul, au lieu d’aller s’asseoir avec les autres dans la cuisine. Aumond et Niels, de leur côté, tout entiers à leur jalousie, s’éloignaient de lui autant qu’ils le pouvaient, car ils se sentaient gênés en sa présence. Mais lorsqu’ils eurent, à plusieurs reprises, rencontré Thor en compagnie d’Augott, les choses changèrent de face.

– Votre sœur a l’air d’être bien d’accord avec le gars, commença Lars, qui était assis près de l’âtre et buvait, selon sa coutume.

Il accompagna cette phrase d’un regard malicieux, qu’il adressa à ses deux fils.

Aumond et Niels, tous deux la pipe à la bouche, occupaient l’autre bout de la table. Augott venait de sortir de la cuisine à la dérobée, et Thor s’en était allé, suivant son habitude, aussitôt après le repas.

Il y eut un moment de silence. Les deux frères avaient fort bien entendu l’insinuation de leur père, mais ne répondaient pas.

– Eh ! il n’y a rien à redire, continua Lars après quelques minutes de méditation ; s’ils ont de l’inclination l’un pour l’autre, il n’y a rien qui les empêche de s’entendre : elle n’a rien et lui n’a jamais rien eu ; le compte est bientôt fait.

– Je connais quelqu’un qui aura son mot à y dire, interrompit Aumond avec colère.

Il s’était levé et, dans cette attitude, il avait l’air d’un lutteur. La grande ombre qu’il projetait sur le mur montait jusqu’au toit.

– J’en connais un autre, ajouta Niels, le regard dur et perçant, en appuyant sur chacune de ses paroles comme s’il eut voulu les graver dans la pierre. Cependant, il resta assis, affectant de garder tout son calme.

– Voilà qui est bien parler, commenta Lars en laissant couler entre sa pipe et ses dents ces quelques mots à peine intelligibles.

Et ce fut tout. Aumond sortit bientôt et, quelques minutes après, Niels se leva aussi et suivit le même chemin. Arrivé à la porte, il s’arrêta un instant et promena son regard autour de lui, mais il n’aperçut personne ; puis, il se glissa le long de la maison et tourna le coin du bâtiment. Là, il rencontra Aumond, qui arrivait en sens opposé. Ils passèrent l’un à côté de l’autre comme deux chiens qui ont chacun un os dans la gueule. Niels prit la montée qui conduisait au champ, et l’on eût cru qu’il ne se promenait que par désœuvrement. Aumond rebroussa chemin et passa devant l’habitation, puis devant la porte de la grange, près de laquelle Thor, fumant sa pipe, causait avec Augott, assise sur un banc de pierre. Au moment même où Aumond passait devant lui, Niels apparut du côté opposé à la porte.

– Tu as donc des entrevues secrètes avec le gars ? s’exclama Aumond en s’adressant à Augott, et il s’éloigna avec un ricanement.

Dans le même instant, Thor tomba à la renverse en poussant un cri. Niels, furieux de la question adressée à la jeune fille par son frère, avait donné un croc-en-jambe au neveu de son père.

– Holà ! tu t’étales par terre, railla Niels, et il s’éloigna froidement.

Quelque temps après, Augott était assise devant l’âtre avec son tricot à la main, mais son ouvrage n’avançait guère ; ses doigts tressaillaient en comptant les mailles, et ses yeux étaient humectés de larmes.

Augott savait bien que les deux frères voyaient maintenant ses rencontres avec Thor d’un autre œil qu’auparavant, et leur attribuaient une signification qu’elles n’avaient point ; elle voyait clairement qu’à partir de ce moment elle n’était plus seule à devoir redouter la colère des jumeaux, mais que leur haine inflexible menaçait également Thor. Et ce qui ne lui avait point apparu jusqu’alors sous un jour assez lumineux faisait entrer maintenant un secret pressentiment dans son cœur. Y avait-il encore pour elle un asile à Lukné ? Y pouvait-elle même rester ? Sans doute, sa mère, dans les affres de la mort, l’avait suppliée de veiller sur son beau-père et de lui adoucir le chagrin de la vieillesse. Mais bien qu’elle eût fait cette promesse sacrée à la pauvre Ingeborg, elle se demandait en ce moment si elle pouvait rester fidèle à ce serment et exposer ainsi sa sécurité personnelle, dont elle était responsable devant Dieu.

Entre-temps, Lars était allé se coucher et dormait profondément. C’était en automne. La soirée était avancée. Le vent heurtait violemment aux portes et aux fenêtres et s’engouffrait dans les cheminées en poussant des rugissements lamentables. Les aiguilles de l’horloge indiquaient l’heure tardive. Augott avait depuis longtemps serré son ouvrage, mais elle ne pouvait se décider à se retirer pour se reposer. Elle avait jeté une poignée de brindilles de pin sur le feu et la flamme, ravivée, répandait une lumière plus forte dans la cuisine. Sous l’empire de la crainte et des angoisses, la jeune fille sentait son cœur se serrer et, n’osant point se lever, demeurait clouée sur sa chaise, en proie au doute et à l’anxiété.

À ce moment la porte s’ouvrit, poussée du dehors avec précaution. Aumond entra et s’avança presque à pas de loup vers la jeune fille.

– Chut ! Reste où tu es ! chuchota-t-il en la voyant se lever.

– Je n’ai rien à faire ici, répondit-elle, et se tournant elle voulut s’en aller, quoique ses jambes lui refusassent leur service.

– Avais-tu autre chose à faire à la porte de la grange ? demanda Aumond d’un ton de reproche, et il se dirigea vers elle avec une attitude qui la fit reculer et s’arrêter devant le foyer. Le jeune homme se rapprocha encore et la regarda fixement. Il savait bien qu’Augott ne céderait qu’à des paroles de calme et il luttait contre sa colère pour la dominer, mais sa physionomie qui exprimait la passion se trahissait au lieu de parler en sa faveur. Ses traits révélaient du même coup tout ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais ; un observateur attentif aurait pu, il est vrai, découvrir une faible lueur de bonté ; mais d’une bonté presque imperceptible, et si fugitive qu’elle était impuissante à dissimuler les farouches élans d’égoïsme brutal qui faisaient le fond de son caractère.

Il demeura pendant quelque temps immobile, les yeux cloués sur Augott, cherchant à lire dans les moindres lignes du visage de la jeune fille les sentiments dont elle était animée et n’y parvenant point. Il y avait dans le regard d’Augott comme une prière plutôt qu’un blâme, la prière d’une sœur dont l’éloquence muette veut émouvoir le cœur d’un frère pour le rendre meilleur. Mais comment Aumond aurait-il pu comprendre la signification de ce regard, lui qui n’avait pour la jeune fille aucune amitié fraternelle et ne se sentait attiré vers elle que par l’aveugle passion ?

– Es-tu fâchée ? dit-il tout bas en lui mettant la main sur l’épaule.

– Je ne sais pas ce que je suis, répondit Augott en se dégageant, mais au même instant elle poussa un cri, car elle venait d’apercevoir la face haineuse de Niels collée au dehors contre la vitre.

Un instant après la porte s’ouvrit pour la seconde fois, Niels entra et s’approcha à pas lents de l’âtre. Il ôta son bonnet, écarta ses cheveux, qui ressemblaient à une crinière, et posa son pied sur le carreau du foyer tandis qu’il attisait le feu avec une branche de pin.

– Que veux-tu ? demanda Aumond courroucé.

– Je veux ce que je veux, répliqua Niels avec impassibilité.

– J’ai besoin d’interroger Augott, reprit Aumond.

– Et moi aussi, répartit Niels en crachant dans le feu.

– C’est Aumond qui a le premier la parole, s’écria Lars qui était couché au fond de la pièce dans son lit.

– On a la parole quand on la prend, grommela Niels.

– Aumond est l’aîné, continua Lars, il a le droit de parler le premier, personne ne peut l’en empêcher.

– C’est ce que nous verrons, dit Niels.

– Que venez-vous faire ici en pleine nuit ?

– Je voulais interroger Augott, je viens de le dire, répondit Aumond exaspéré.

– Je ne sais ce que vous me voulez, dit enfin la jeune fille avec plus de sang-froid. Si vous aviez quelque chose à me demander, vous pouviez attendre jusqu’à demain. Je ne veux pas de querelles, je suis fatiguée, je vais me coucher.

– Et personne ne s’y opposera, dit Niels, en se levant comme pour accompagner Augott.

– Hein ! quoi ! Tu te permets de donner des ordres ici ? riposta Aumond qui se disposa aussitôt à suivre son frère.

– Ils vont se prendre aux cheveux, s’écria Lars avec un grand éclat de rire qui faillit l’étouffer.

– Je serai le maître ici quand je le voudrai, dit Niels avec calme.

– Seigneur Dieu ! s’exclama Augott, attendez donc pour prononcer de telles paroles que vous en ayez le droit. Vous devriez vous rappeler que votre père vit encore.

– Oui, oui, il vit, il vit et il a encore bon pied et bon œil, dit la voix qui partait du lit. Si vous avez fait brasser de la bière d’enterrement, vous vous trompez, mes gars, je la boirai moi-même.

Et Lars se reprit à rire, à en suffoquer.

– Je n’ai pas de ces pensées-là, répliqua Aumond avec défi.

– Et quelles pensées as-tu donc ? demanda Lars qui commençait à s’impatienter. Si tu veux la fille, prends-la, ce n’est pas ta parenté avec elle qui doit te faire obstacle.

– C’est à Augott elle-même à se prononcer, dit Niels, les mains dans les poches, debout au milieu de la cuisine.

– Tu la veux donc aussi, toi ? questionna Lars avec un nouveau ricanement.

– J’ai autant de droit sur elle qu’Aumond.

– Coupez-la donc en deux, railla Lars en se relevant pour s’appuyer sur le coude, tandis que son regard se promenait avec une avide curiosité de l’un à l’autre des trois interlocuteurs.

– Dieu me garde ! soupira Augott, puis tout à coup elle se mit à pleurer et à sangloter. Je ne veux ni de l’un ni de l’autre.

– Ni de l’un ni de l’autre ? s’écria Lars en s’agenouillant dans son lit. Es-tu folle, la fille ? La ferme de Lukné est la plus belle et la plus riche du village. Aurais-tu peur de Niels ? Reste du côté d’Aumond, tu auras la pièce de deux sous.

Aumond n’avait pas attendu cet encouragement ; il s’était avancé d’un pas délibéré vers la jeune fille et son visage rayonnait de l’orgueil du triomphe, mais, au même moment, Niels se jeta entre eux pour le séparer.

– On ne compte pas sans moi, dit-il avec fermeté.

– Envoie-le promener, cria Lars, je sais que c’est toi qu’elle veut, Aumond.

– Non, par le Seigneur qui est au ciel, je ne veux ni d’Aumond ni de Niels. Je n’ai toujours vu en eux que des frères. Malheureuse que je suis, sans père ni mère !

– Assez de jérémiades comme cela, commanda Lars avec colère. Il me semble que je t’ai servi de père et cela pendant assez longtemps. Je t’ai ramassée dans la misère, rappelle-toi cela, et c’est à moi que tu en dois toute la reconnaissance. Quand je dis que tu prendras l’un de mes fils, je veux parler d’Aumond, car c’est lui qui s’est offert le premier, tu devrais me remercier les mains jointes, petite sotte.

– Je ne prendrai ni Aumond ni Niels, répliqua la jeune fille d’un ton bref et résolu.

Un sentiment de révolte s’était emparé d’elle lorsqu’elle avait entendu Lars parler avec tant de dédain des tristes circonstances où elle avait vécu dans le passé. Elle était blessée dans son orgueil et cet affront lui redonnait du courage.

– Tu aimes mieux prendre Thor ? demanda insidieusement Aumond.

– Mon neveu ? ricana Lars, le pauvre diable qui n’a tout juste pour avoir que ses guenilles ? As-tu perdu la tête, petite imbécile ?

– J’ai eu des haillons pires que les siens, répartit Augott en regardant avec assurance le père et les deux fils.

– Demain matin il quittera la ferme, qu’il s’en aille là d’où il est venu, tonna Lars, et, dans le paroxysme de sa colère, il rejetait les draps et les oreillers de son lit.

– Je ne veux être cause du renvoi de personne, dit la jeune fille, je n’ai aucune inclination pour Thor et il n’en a pas pour moi.

– Alors, tu n’as qu’à prendre Niels, grommela Lars en se recouchant, épuisé de cette lutte.

– Je ne le prendrai pas, répondit-elle avec fierté et en même temps elle regarda Niels avec tant de calme et de froideur qu’il ne put s’y tromper. Niels soutint ce regard un instant, puis il pivota sur ses talons et s’en alla. Mais il ne prit pas la peine d’ouvrir la porte, qu’il enfonça d’un coup de pied.

– Le voilà parti, s’écria Lars un peu remis de son émotion. Maintenant, tu peux parler sans crainte, mon fils, ajouta-t-il en s’adressant à Aumond, car je vois bien que c’est toi qu’elle préfère.

– Je n’aime pas plus Niels qu’Aumond, dit la jeune fille en soulignant ces paroles d’une voix ironique.

– Tu pourrais en trouver qui valent moins, riposta Aumond en se dirigeant vers la porte qu’il fit claquer derrière lui, à ébranler les murs.

– Il en est tout malheureux, cria Lars de son lit en se retournant. Et c’est toi qui en es la cause. Je t’ai nourrie, je t’ai vêtue, et tu me chasses mes fils de la maison. Ils se tueront l’un l’autre, je les connais ; j’aurais fait comme eux quand j’étais jeune.

La jeune fille était restée debout dans un coin, regardant devant elle. Mais son regard était plein de fierté. Jusqu’alors elle s’était courbée, elle avait cédé, mais maintenant elle avait répudié toute soumission, et sa résolution de se montrer résignée s’était évanouie, pour faire place à la fermeté et à la résistance. Mais ce sentiment ne persista pas longtemps. Les plaintes de son beau-père, plus tourmenté par la colère rentrée que par la vraie douleur, ne tardèrent pas à retentir dans le cœur d’Augott et elle eut honte et peur de ce qu’elle avait dit et fait et des conséquences qui pourraient en résulter. Aussi Lars l’entendit-il bientôt éclater en sanglots.

– Ô Dieu du ciel, qu’ai-je fait ? gémit-elle en se tordant les mains.

– Tu as assassiné mes fils, hurla Lars d’une voix qui fit trembler les murs.

Augott ne put supporter cette accusation. Elle était redevenue la sœur d’Aumond et de Niels qui étaient toujours pour elle des frères qu’elle avait chassés dans la nuit sombre et sinistre parce qu’elle leur avait parlé avec froideur et dureté. Sans savoir ce qu’elle faisait, elle poussa un cri et se précipita au dehors.

Le vent glacial lui fouetta le visage. Tous les objets disparaissaient dans l’obscurité, et, perdant leurs contours, prenaient des formes menaçantes. Où étaient les deux frères ? Augott ne voulait point les appeler tout haut par leurs noms, mais elle les chercha dans tous les coins où un homme pouvait se cacher. Elle ne reçut pas de réponse. De sentier en sentier, de rocher en rocher, elle poursuivit son chemin aussi loin que la nuit le lui permit. Puis elle revint à la maison, abattue, épuisée. Elle n’osa point rentrer dans la cuisine, où couchait son beau-père, et l’anxiété, les remords de conscience lui ôtaient tout courage, toute idée de se livrer elle-même au repos. Elle ne monta point à sa chambre et resta dehors, appuyée contre la maison, attendant le retour du jour, quoiqu’elle eût dans ses sombres pressentiments la certitude que l’aurore ne pouvait que soulever le voile dont la nuit couvrait en ce moment la plus cruelle des scènes.

Quand enfin la lueur de l’aube se glissa entre les nuages et les crêtes dentelées des rochers, quand le fiord aux premières lueurs du matin s’irisa, Augott, que la terreur et le froid avaient clouée à sa place, vit un homme s’approcher à pas précipités de la maison. C’était Thor.

– Y a-t-il longtemps que tu es là, Augott ? demanda-t-il à voix basse en accourant à elle. Je crois vraiment que tu t’es tourmentée à cause des deux gars, mais les voici tous deux. Tout va bien, tu peux aller te reposer. Tu dois en avoir besoin après la scène d’hier.

– Tu sais donc ce qui s’est passé ? demanda Augott.

– J’ai tout entendu, car je voulais tout entendre, vois-tu. J’ai d’abord eu l’idée de laisser les deux frères aller où ils le voulaient, car ils ne me valent pas la peine de m’occuper d’eux, puis je me suis dit que tu devais être inquiète, Augott, et je les ai suivis. Niels était devant ; je le vis passer le fiord dans la barque. Mais tu sais qu’il n’y en a qu’une et je ne pouvais par conséquent aller plus loin derrière lui. Mais lorsque Aumond arriva, un instant après, je m’attachai à ses pas, car je sais qu’il est encore plus brutal que Niels. Oh ! j’ai fait d’étranges manœuvres pour ne point le perdre de vue et pour me dérober à ses regards tout en lui emboîtant le pas. Quand il se décida, à la fin, à gravir le rocher, j’ai fait entendre un glapissement comme celui du renard, et c’est, je crois, ce qui l’a fait renoncer à son dessein, car il s’est retourné et est revenu sur ses pas. Regarde là-bas, sur le fiord, ce point noir qui se rapproche par bonds réguliers. Ce doit être la barque de Niels. Il se sera douté du retour d’Aumond à la ferme.

– Ah ! mon Dieu, je vous remercie, s’écria Augott, et je te remercie aussi, Thor, d’avoir passé toute la nuit dehors pour moi.

Le jeune homme la considéra avec intérêt et garda pendant quelques instants le silence. Puis il dit :

– Tu n’es pas heureuse ici, Augott !

– Ne me parle pas de cela, répondit-elle en voulant se retirer.

– Écoute, dit-il.

Augott s’arrêta et le contempla avec inquiétude.

– Hier, quand il a été question de moi, tu as dit une parole... qui n’est pas tout à fait vraie, Augott.

– Quelle parole ?

– Tu as dit : « Je n’ai aucune inclination pour Thor et il n’en a aucune pour moi. »

– C’est vrai. Et tu ne dois pas rester dans l’incertitude à cet égard, s’empressa de répondre Augott, je n’ai d’inclination ni pour toi ni pour personne.

– C’est possible, soupira le jeune homme, mais il y a toujours quelque chose qui n’est pas vrai. Comprends-tu ce que je veux dire ?

– Non, repartit naïvement Augott, je ne comprends qu’une chose, c’est que je n’ai aucun tort à me reprocher.

– Tu as dit, poursuivit le jeune homme en baissant encore la voix, « il n’a pas d’inclination pour moi » et cela n’est pas exact, Augott, car si tu voulais.…

– N’achève pas… J’ai peur de ce que tu vas dire, interrompit Augott en sanglotant, et elle s’enfuit vers sa chambre sans se retourner une seule fois pour regarder le jeune homme.

Une demi-heure après, les deux frères revinrent chacun de son côté à la ferme. Le reste de la nuit s’acheva sans troubler davantage le sommeil de Lars et de ses fils.

 

 

 

II

 

 

Après un automne pluvieux et orageux, l’hiver envahit, serein mais froid, la plaine, la montagne et la roche. Le fiord, dont les eaux étaient gelées, se couvrait de neige et les travaux poursuivaient régulièrement leur cours à Lukné, sans incident. Lars Bjorn se sentait un peu plus faible qu’auparavant et gardait plus souvent le lit. Il était toujours morose et d’un commerce difficile. Sa belle-fille lui déplaisait surtout, quoi qu’elle fît. Augott supportait tout avec courage ; elle n’avait point d’autre foyer, et comme sa naissance ne lui donnait aucun droit sur la ferme de Lukné, elle rendait, par reconnaissance du bien qu’on lui faisait, tous les services dont ses forces étaient capables. Mais Lars ne lui en savait aucun gré et ne lui adressait pas même un sourire de contentement ; tout ce qu’il demandait c’est qu’elle se considérât comme une servante, une obligée à qui l’on ne devait rien et dont on avait le droit de réclamer tout sans réplique.

Il en était de même des deux frères. Depuis la violente soirée d’automne qu’on se rappelle, le froid n’avait pas seulement pénétré dans l’habitation, mais aussi dans les cœurs. Augott était aussi prévenante, aussi bonne, aussi affectueuse qu’auparavant, et elle l’était même davantage. Car, malgré toutes les injustices, toutes les tortures qu’on lui avait fait subir et qu’elle avait endurées, elle comprenait qu’elle était la cause perpétuelle de l’inimitié des frères entr’eux et à l’égard de leur père. Aussi faisait-elle, pour les réconcilier, pour apaiser leurs colères, tout ce qu’elle pouvait. Mais pour que ces excellentes intentions eussent pu porter quelque fruit, elle aurait dû être payée de retour, ce qui ne fut point le cas. Aussi la pauvre Augott ne recevait-elle pour prix de son dévouement qu’ingratitude et vexations. Il y avait, à vrai dire, comme les choses avaient tourné, plus de calme dans le train de vie ordinaire à Lukné, mais ce n’était pas la paix qui régnait. La paix n’a de racines qu’au fond du cœur et lorsqu’elle fleurit, elle n’est que l’expression extérieure des sentiments intérieurs ; la tranquillité apparente n’est souvent qu’une apparence sous laquelle se cache la discorde intime.

Deux natures aussi opposées que celles d’Aumond et de Niels ne se laissaient pas aussi aisément dompter : elles n’étaient en réalité qu’enchaînées. Et maintenant que la faiblesse physique du père allait empirant, et que pendant plusieurs semaines à la suite, il était forcé de rester au lit où il demeurait plongé dans une espèce de torpeur, l’égoïsme et la passion des fils triomphaient de leur calme factice et perçaient en maints endroits comme il arrive quand il se fait une brèche à une haie mal jointe ; le trou s’élargit vite et le tout se perd au bout de peu de temps.

Le feu dont brûlaient les deux frères pour Augott ne s’était pas éteint. S’il paraissait étouffé, au vrai il couvait sous la cendre et dévorait secrètement tous les liens de timidité et de retenue qui enchaînent encore les cœurs jeunes. Autrefois, tous deux nourrissaient le désir et l’espoir de posséder légitimement la jeune fille. Mais ce désir et cet espoir s’étaient changés en une volonté tenace. Augott avait bien remarqué ce changement, mais elle n’en avait d’abord pas compris la signification et elle n’y avait vu qu’un de ces effets de leur perversité qui les pousserait sans doute à lui refuser le pain qu’elle mangeait et à la faire chasser de la ferme ; mais lorsqu’elle découvrit à la fin quel était leur but, elle reconnut qu’elle n’était qu’un pauvre oiseau enfermé dans une cage aux barreaux de laquelle le chat essaie la longueur de sa griffe.

Où trouver la sécurité ? Qui pouvait le lui dire ? Cherchait-elle à éviter l’un, elle retrouvait l’autre, et si ce n’était pas les deux frères à qui elle avait affaire, elle trouvait le regard suppliant de Thor. De quelque côté qu’elle se tournât, il y avait une volonté qui se dressait devant elle. C’était une existence insupportable qui, parmi les méchants, ne laissait aucune paix à la bonté.

L’hiver se passait lentement dans ces conditions. Un jour, les deux frères rentrèrent tard ensemble. Ils avaient été patiner sur la glace. Niels alla se coucher presque aussitôt et Aumond le suivit de près. Augott avait l’habitude d’aller, avant de se retirer dans sa chambre, s’assurer si tout était en ordre dans la maison, et d’ordinaire elle trouvait toujours quelque chose à ranger. Ce soir-là, elle se rendit avec une lanterne au grenier où elle voulait couper quelques tranches de jambon fumé pour le repas du lendemain.

En arrivant au haut de l’escalier et en entrant la clef dans la serrure, elle regarda attentivement autour d’elle, mais elle ne vit personne et elle était du reste sûre que Niels et Aumond, tous deux fatigués, devaient s’être couchés. Elle laissa donc la porte entrebâillée et se mit, en fredonnant, à couper le jambon.

Cependant, Aumond, au lieu de se mettre au fit, rôdait au dehors. Le hasard conduisit ses pas jusqu’en face du grenier, En voyant la porte ouverte, sa première pensée fut que c’était Augott qui avait commis une négligence, et déjà il ruminait les paroles amères et brutales dont il l’accablerait le lendemain. Mais lorsqu’il eut mis le pied sur la première marche de l’escalier et qu’il découvrit la traînée de lumière venant du dedans et se prolongeant jusqu’à la porte, il comprit ce qui se passait, monta les degrés à pas de loup et entra dans le grenier sur la pointe des pieds.

Au même moment, la jeune fille se retourna et leva la lanterne jusqu’à la hauteur du visage d’Aumond. Celui-ci d’un bond s’élança vers Augott et d’une main lui arracha la lanterne qu’il jeta au loin.

– Que veux-tu ? demanda Augott pâle comme la mort.

– Ce que je veux, répondit Aumond. Ah ! tu as l’air de ne pas le savoir et pourtant tu n’ignores pas combien je suis épris de toi. Je puis te dire, d’ailleurs, que Niels a jeté les yeux sur une autre…

– Cela m’est égal, répliqua-t-elle en le repoussant, je ne veux ni de Niels ni de toi. Je dispose de ma personne comme il me plaît.

– C’est ce que nous allons voir, rugit Aumond : et, l’enlaçant d’un bras vigoureux, il l’attira à lui.

– Prends garde à ceci ! répondit-elle froidement en élevant au-dessus de sa tête l’énorme couteau avec lequel elle venait de couper le jambon.

– Tu es fière, riposta Aumond en reculant instinctivement.

– Je suis ce que je veux être, dit-elle en accompagnant ces paroles du geste impérieux qui lui était si souvent venu en aide lorsqu’elle était enfant, pour maîtriser l’impétuosité de l’un ou l’autre des deux frères.

– Tu paieras cher ton obstination, reprit Aumond d’une voix tressaillante. Je serai le plus fort quand je le voudrai.

Et il étendit de nouveau le bras pour la saisir.

Au même instant, la jeune fille passa devant lui, sauta sur la première marche de l’escalier, tira la porte sur elle et fit jouer rapidement la clef dans la serrure.

– Tu feras bien de passer la nuit à veiller au lait, lui cria-t-elle.

Et descendant les marches quatre à quatre, elle rentra en courant dans la maison.

Quelques moments après, elle était assise seule dans sa chambre. Elle tremblait de tous ses membres en pensant à ce qu’elle venait d’oser. Jusqu’alors elle avait opposé aux instances des deux frères une résistance impassible dictée par la crainte autant que par l’éloignement qu’ils lui inspiraient ; mais maintenant, la réflexion lui disait qu’elle devait s’attendre à des jours plus cruels que tous ceux qu’elle venait de passer. Aurait-elle la force de supporter de nouvelles tortures ?

Alors il lui vint une pensée qui plus d’une fois s’était présentée à son esprit et qu’elle avait écartée longtemps avec terreur ; si elle prenait la fuite !

Elle s’abîma pendant quelques instants dans cette méditation sans pouvoir aboutir à une solution. Fuir n’était, en effet, que la première question, car il en surgissait immédiatement après une seconde : où aller ?

À ce moment des coups terribles résonnèrent à l’intérieur du grenier. La jeune fille eut un saisissement et se leva de son lit sur lequel elle était assise. Dans cet instant de doute et de danger suprême, elle sentit tout son sang refluer à son cœur. Il lui semblait que le regard d’Aumond se clouait encore sur elle, ce regard plein de haine, et son âme s’épouvantait.

Alors elle se redressa vaillamment. Sa décision était prise.

Il y avait environ une lieue de se de Lukné à la maison du pasteur. La glace était encore assez solide pour y passer sans danger, si elle guidait son cheval avec prudence ; et lorsqu’elle raconterait au ministre de Dieu toutes ses souffrances et tous les combats intérieurs qu’elle avait soutenus depuis des jours et des jours, il ne manquerait pas de lui donner aide et conseil.

Parmi les chevaux qui se trouvaient en ce moment à l’écurie, il y en avait un, fort vieux, qu’Ingeborg avait jadis amené à Lukné. Elle pourrait l’atteler au traîneau qui gisait renversé, hors d’usage, derrière la meule de bois. En un clin d’œil son petit bagage de vêtements fut fait. Ah ! sans doute, elle avait promis solennellement à sa mère de veiller sur son beau-père et de ne pas l’abandonner ! Et maintenant elle devait violer son serment pour ne point s’exposer volontairement à sa perte.

Les pensées se croisaient rapidement dans le cerveau d’Augott et les actes suivaient de près les réflexions. Elle avait déjà enduré tant de maux et elle devait s’attendre à tant d’autres que l’idée de la fuite lui inspirait un surcroît de courage et cette confiance en soi que possède toujours une femme lorsqu’elle sait d’une manière sûre qu’elle n’a plus à compter que sur elle-même.

Aussi, lorsqu’elle sortit quelques instants après de la maison pour se diriger vers l’écurie, avait-elle autant de décision qu’un homme s’il est vrai de dire que, dans de telles circonstances, un homme est plus capable de résolution qu’une femme.

– Ouvre donc, cria Aumond toujours enfermé dans le grenier, j’entends que tu es encore dehors.

– Attends que j’aie attaché le cheval ; il a défait son licou et court partout, répondit Augott qui continuait à atteler la bête.

– Ouvre, la fille, ou j’enfonce la porte ! répéta Aumont d’une voix tonnante.

– Je te dis d’attendre que j’aie rentré le cheval à l’écurie.

Et, ramassant les rênes, elle cingla d’un léger coup de fouet le vieux cheval qui s’élança sur la glace entraînant le véhicule et celle qui le conduisait.

À ce moment, Augott vit se dresser devant elle Thor qui semblait sortir de terre.

– Je vois bien ce que tu as envie de faire, dit-il tout bas en faisant mine de saisir la bride pour arrêter l’attelage, as-tu bien réfléchi ? La glace n’est pas sûre ; on y a fait des trous pour pêcher ; le vieux cheval est éreinté, il ne fera pas le voyage.

– Tu comprends que j’agis comme il me plaît, répliqua-t-elle sèchement, Lâche le cheval pour que je m’en aille avant qu’Aumond ait enfoncé la porte du grenier et appelé Niels. Je ne fais plus grand cas de ma vie : si le bon Dieu veut la prendre, qu’il soit fait selon sa volonté, au nom de Jésus, va et tâche d’empêcher Aumond de me suivre.

– Je ne pourrai rien contre ce forcené, mais je puis veiller sur toi, répondit le jeune homme avec fermeté.

Et, sans ajouter une parole de plus, il prit les rênes et sauta sur le traîneau derrière la jeune fille.

Puis la course sur la glace recommença.

Il n’était plus possible de dissimuler l’évasion. Le cheval hennissait et ses sabots, en frappant la glace, produisaient un bruit de tonnerre que répétaient les échos. Un instant après on entendit là-haut, dans le grenier de la ferme, un fracas épouvantable accompagné du brisement d’une porte. Aumond l’avait en effet mise en pièces, et poussait des cris de rage, se doutant bien de ce qui venait de se passer. Quelques minutes plus tard Niels était debout à côté de lui.

La jeune fille avait pris la fuite avec Thor ! Le fait était évident. Aussi les deux frères tombèrent-ils aussitôt d’accord sur ce qu’il y avait à faire. Pour la première fois de leur vie, ils n’eurent qu’une même volonté, qu’un même dessein, une même idée de vengeance, mais cette fois ils ne s’en prenaient point l’un à l’autre. Tandis qu’Aumond, les bras levés en l’air, exhalait sa fureur, Niels, plus calme, s’était rendu à l’écurie, y avait pris un cheval et l’avait attaché à un traîneau.

Ils n’échangèrent que quelques mots pour se dire en ricanant que Thor n’avait pris ni la meilleure bête, ni le meilleur véhicule. Puis ils poussèrent leur attelage sur la glace, tous deux avec la ferme résolution de ressaisir la jeune fille. Quant à leurs sentiments à l’égard de Thor, ils ne promettaient rien de bon.

Ce fut une course désespérée dans la nuit glaciale. Autour d’eux régnait l’obscurité profonde, presque impénétrable, le silence de la mort. Les hautes montagnes encaissaient de part et d’autre le froid, et les nuages épais et noirs formaient au-dessus une vaste voûte sombre. Pas une étoile n’indiquait le chemin. Seul le reflet indécis de la glace miroitante pouvait guider leur marche. Aucun d’eux, au reste, ne savait où il allait, ni les poursuivants, ni les poursuivis. C’était une fuite éperdue, dans laquelle la terreur d’un côté, la haine de l’autre, prêtaient des ailes aux uns et aux autres ; ceux-ci, animés d’épouvante, ceux-là de rage ; ceux-ci avides d’échapper, ceux-là brûlant de les rejoindre, sans que dans une seule de ces âmes entrât une autre pensée.

– Arrête, cria tout-à-coup la jeune fille, et elle tira sur les rênes avec tant de force que le cheval ne bougea plus. Entends-tu ?

– C’est le pas de la jeune jument, répondit Thor. Ils ont trouvé notre piste. Nous n’avons plus qu’à redoubler de vitesse pour conserver l’avance.

– Arrête, de grâce ! reprit Augott en tournant son visage livide vers son compagnon. Descendons ici. La forêt est là devant nous et nous y trouverons plus sûrement un refuge, grâce à la nuit. S’ils nous rejoignent, ta vie est en danger ; j’aurai le courage de les affronter, mais je cesserai d’en avoir si je te savais exposé à leur colère. Dieu me viendra en aide.

– Nous n’avons pas le temps de raisonner, répondit le jeune homme en reprenant les rênes. Je ne te quitterai pas. Si Dieu te vient en aide, il ne m’abandonnera point.

– Mais tu as encore des jours heureux à espérer, tandis que moi...

– Je ne puis avoir de jours heureux qu’avec toi, dit-il en se penchant sur elle.

– Oh ! ne parle pas ainsi.

– Je parle ainsi devant Dieu.

– Que Dieu donc décide de notre sort, soupira-t-elle en croisant ses mains sur sa poitrine haletante.

Et pour la première fois elle contempla Thor d’un regard attendri.

– Notre sort est commun désormais, Augott ! s’écria-t-il, Dieu nous accordera son appui pour supporter bravement notre destinée.

Il se leva, transporté d’une nouvelle ardeur, et fouetta le cheval écumant qui fit voler en éclats la glace et il tomba sur Augott et son compagnon comme une pluie d’étoiles.

Cependant le pauvre animal épuisé n’avait plus l’élan de la jeunesse qui animait son guide. Il faisait des écarts et ralentissait sa course de distance en distance. Il avait épuisé tout ce qui restait en lui de vigueur. Pas à pas ils entendaient derrière eux se rapprocher les poursuivants. Le plus terrible obstacle restait encore à franchir : là où le Fiord s’élargissait et où la glace cessait d’être unie, sous l’effort du courant qui la détachait du rivage et la soulevait. En outre les habitants des fermes situées dans la montagne avaient pratiqué en cet endroit de nombreux trous dans la glace pour attraper le poisson. Il allait suivre ce chemin périlleux pendant un quart de lieue avant d’atteindre la route de terre qui menait à la demeure du pasteur.

Rapidement l’avance qu’avaient les fuyards se perdait et d’instant en instant l’intervalle qui les séparait encore de leurs ennemis diminuait. Thor fixait les yeux devant lui, au risque de s’aveugler, pour découvrir la route ; et plus son anxiété s’augmentait, plus les rênes devenaient lâches entre ses doigts tremblants. Il ne pouvait d’ailleurs se détacher de l’idée que la jeune fille serait à lui s’il la sauvait. Et cette pensée le poussait en avant ; mais plus le bonheur lui apparaissait à l’horizon, plus le découragement s’emparait de lui, car la responsabilité qu’il avait en cet instant suprême lui écrasait le cœur comme l’aurait fait un lourd fardeau.

Et toujours, et toujours les voix, les cris des poursuivants, le frappement des sabots de leur cheval se rapprochait derrière Thor et Augott avec plus de menace.

Tout à coup le vieux cheval fit un saut de côté et s’arrêta en tremblant de tous ses membres, donnant tous les signes de l’épouvante. Sa crinière s’agitait violemment, ses oreilles se dressaient, ses naseaux frémissaient.

Au même moment, d’un bouquet de pins qui couvrait une crevasse de rocher sortit un loup énorme qui passa sur la glace en se dirigeant vers la rive opposée du fiord, et un long hurlement se fit entendre.

Le vieux cheval eut un frémissement convulsif et recula ; mais une seconde après, il se dressa sur ses pieds de derrière, poussa un hennissement aussi bruyant que l’eût fait un poulain et partit ensuite d’un bond furieux avec la vitesse du vent, faisant voltiger autour de lui des fragments de glace comme une averse de grêlons.

Thor ne voyait plus rien, n’entendait plus rien. Il tirait sur les rênes avec tant de force qu’elles lui coupaient les doigts. Mais le vieux cheval était rebelle à tout. Il allait, il allait, n’écoutant que son instinct de sauvegarde, devinant qu’il s’agissait d’une lutte à outrance.

À qui appartiendrait la victoire ?

Les lourds nuages chargés de tempête s’abaissaient sur les montagnes et une faible bande de lumière à l’orient indiquait à peine que le jour commençait à chasser la nuit.

Le vieux cheval poursuivait sa course effrénée, l’oreille toujours dressée, le mors couvert d’écume ; mais en dépit de son énergie, son allure devenait de moment en moment plus irrégulière et plus lente. Il avait eu la force de se soustraire au danger, il ne pouvait triompher de l’âge.

Cependant Thor avait recouvré son sang-froid. Arrivé à l’endroit où le fiord s’élargissait davantage, il parvint à maîtriser l’animal. Puis, l’arrêtant, il tâcha de reconnaître le chemin qui, dans sa pensée, menait chez le pasteur et ne pouvait être éloigné.

Il y eut alors un silence profond et solennel. Le jeune homme et la jeune fille écoutaient avec anxiété ; mais aucun bruit ne vint frapper leurs oreilles, aucun écho n’arrivait jusqu’à eux. Tout était muet en restant plein de menaces.

– Ils auront réfléchi et rebroussé chemin, dit Thor.

Mais il prononça ces paroles tout bas, avec un tremblement et en laissant errer derrière lui un regard craintif.

Tout à coup un bruit strident courut sur la glace, se traînant lentement en vibrant d’une rive à l’autre et rendant le son d’une corde de violon qui se rompt brusquement.

– C’est la glace qui craque, dit Augott avec terreur.

Et elle se serra contre son compagnon.

– Hop ! fit Thor en imprimant une nouvelle impulsion au cheval.

L’animal eut encore le courage de faire un ou deux pas en secouant sa crinière, puis un flot de vapeur sortit de ses narines et il tomba mort.

Le jeune homme s’était élancé d’un bond hors du traîneau et, debout à côté de la pauvre bête, essayait de la relever. Hélas, tout secours était inutile. Le fidèle serviteur avait épuisé tout ce qu’il lui restait de force et de vie peur sauver ses maîtres ; il venait d’achever sa dernière course.

La jeune fille était descendue à son tour et d’une main douce caressait le flanc encore fumant de la vaillante victime. Ingeborg la lui avait toujours recommandée, quoique la pauvre bête ne pût rendre, à cause de son grand âge, que de faibles services. Et depuis la mort de sa mère, Augott avait veillé sur l’excellent animal avec une sollicitude des plus affectueuses, dont il venait de lui témoigner sa reconnaissance en donnant sa vie pour elle. Les larmes aux yeux elle s’inclina sur cet ami défunt, tandis qu’à côté d’elle se tenait Thor, ému et navré.

Le pressentiment d’un grand malheur envahit alors leur âme en présence de cette scène funèbre et le pâle firmament encore couvert d’une brume grisâtre semblait ne leur offrir aucun horizon d’espérance.

Lorsqu’enfin l’aurore parut, ils trouvèrent la route qui conduisait à l’habitation du pasteur et y arrivèrent avant midi en se tenant par la main. Ils rencontrèrent des visages étonnés, car ce n’était pas l’usage qu’un jeune homme et une jeune fille se présentassent de la sorte devait le ministre de la religion, même quand ils voulaient s’unir par un lien éternel. D’ordinaire le fiancé venait devant et la fiancée derrière lui, toute timide à quelque distance. Mais Thor et Augott venaient de faire la redoutable course de la mort, et les ténèbres et les terreurs les avaient rendus inattentifs aux petits détails auxquels on attache généralement du prix en cette vie.

Ils savaient en arrivant chez le pasteur la main dans la main que l’hymen devait leur ouvrir une existence nouvelle à la fois grave et pauvre. Mais ils savaient aussi qu’ils trouveraient dans leur attachement réciproque le vrai bonheur et qu’ils pourraient ensemble subir toutes les épreuves et toutes les privations. Et c’est cette certitude qui affermit leur courage en donnant l’espoir.

Ils avaient réfléchi à tout cela mais en même temps ils songeaient à l’issue qu’avait eue pour les deux frères ce voyage nocturne sur la glace et ils se demandaient comment les choses s’étaient passées à Lukné. Ce ne fut que le lendemain qu’ils en reçurent des nouvelles.

Les deux frères n’étaient pas rentrés à la ferme, et personne ne savait qu’ils étaient devenus. Lars Bjorn avait beau jeter, au milieu de la cuisine, ses oreillers et arracher la paille de son lit, il avait beau fixer ses yeux injectés de sang sur tous ceux qui l’abordaient ; il ne lui restait qu’à reconnaître que son meilleur cheval et son meilleur traîneau avaient disparu avec Aumond et Niels.

Un mystère profond, insondable planait sur cet évènement.

Ce craquement de la glace que Thor et Augott avaient entendu n’avait pas seulement séparé les deux rives du fiord ; il avait marqué aussi la séparation de l’hiver et du printemps ; et après les premières journées de débâcle les eaux avaient repris leur cours. Quand le vent passa de nouveau librement sur leur fiord, il poussa vers le rivage les deux cadavres d’Aumond et de Niels, qui se tenaient enlacés si étroitement de la suprême étreinte de la mort que personne ne put les détacher.

Ainsi à l’endroit même où le pauvre cheval à qui Augott et Thor devaient leur salut avait succombé, la mort dans sa rage aveugle avait du même coup fauché les deux frères et s’était, au milieu de la mer, repue de cette triple proie.

Mais quelle signification devait-on attribuer à cette inséparable étreinte des jumeaux ? Était-ce la preuve d’une réconciliation soudaine à l’heure fatale ou d’un dernier combat acharné dans lequel l’un n’avait pas voulu laisser atteindre le but par l’autre ? Cette question devait rester sans réponse. Car la connaissance de ce qui se passe dans la vie ne dépasse point les bornes de la vie même ; la mort garde le silence de tout ce qu’elle sait.

À la ferme de Lukné, les choses prirent une tournure lugubre. Les deux fils de Lars furent enterrés avec pompe ; et la bière des funérailles qui se but ce jour-là avait un goût amer, même pour Lars, qui s’était vanté de la boire lui-même. Un mois après l’enterrement, les gens de Lukné racontaient que Lars Bjorn était en querelle avec Dieu, par ce nouveau coup d’adversité, comme il l’avait été lors du précédent.

Augott, restée chez le pasteur, avait donné de ses nouvelles à son beau-père et lui avait fait demander s’il désirait qu’’elle revînt à la ferme pour s’occuper du ménage ; mais son offre bienveillante n’avait été accueillie que par un refus dédaigneux. Elle ne quitta donc pas le presbytère. L’été s’écoula ainsi et l’automne arriva. La pluie, les orages, les brouillards se succédèrent tour à tour, enveloppant les montagnes d’un manteau grisâtre. Et le fiord réfléchissait ce mélancolique tableau dans son miroir froid et indécis.

À Lukné, l’aspect était encore plus triste, Lars était constamment alité et les soins qu’on lui donnait étaient mesurés. Les domestiques, isolément ou d’un commun accord, ne faisaient plus que ce qu’ils voulaient. Lars Bjorn les avait si longtemps traités comme des chiens, que maintenant ils le payaient de retour. S’il n’était pas content des mets qu’on lui mettait sur la table, tant pis pour lui. Les plats restaient là jusqu’au prochain repas, et s’il n’y touchait pas, des convives, que personne n’avait invités, en faisaient impunément et effrontément leur profit.

Alors le naturel furieux du fermier se déchaînait ; il se levait dans une rage frénétique et se livrait, non pas à un combat, comme jadis aux ours, mais à la chasse impuissante et désespérée de deux rats qui se déchiraient à coups de dents parce que l’un ne voulait rien laisser à l’autre des reliefs de sa table. Ils ne s’inquiétaient point des menaces de Lars, ni de ses cris, et quand il eut la conviction qu’il ne pouvait rien contre ces maudites bêtes, un frisson le glaça jusqu’aux moelles, et, pour la première fois, il eut peur, affreusement peur.

Cependant, les nouvelles de Lukné étaient si peu rassurantes et faisaient mention de faits si singuliers, qu’Augott prit la résolution de braver toutes les considérations pour obliger son beau-père à accepter les soins dont il avait un besoin si urgent.

Il faisait presque nuit lorsqu’elle arriva à la ferme. Le crépuscule envahissait déjà la chambre à coucher de Lars quand la fille d’Ingebord y pénétra. Un air lourd, méphitique, la saisit à la gorge et faillit la suffoquer. Lars Bjorn était étendu sur son lit, les yeux fermés, les traits convulsés, plus semblable à un mort qu’à un vivant, quoique les halètements de sa poitrine indiquassent que la vie ne l’avait pas encore déserté.

À cette vue, Augott fondit en larmes et elle écarta prudemment de lui un insecte qui courait sur le visage de Lars Bjorn. Alors Lars ouvrit les paupières et il considéra longtemps Augott comme s’il réfléchissait. Et quand tous les souvenirs du passé lui revinrent en foule à l’esprit, il cloua sur elle ses yeux jaunes avec le vieil éclair de la colère, crispa le poing et laissa retomber lourdement le bras sur son lit.

– Tu as assassiné mes fils, dit-il d’une voix sourde.

Augott se recula avec effroi.

– J’ai voulu faire mon devoir, soupira-t-elle.

Et elle se dirigea lentement vers la porte.

Alors Lars eut la pleine conscience de sa misérable position sans remède ; il se redressa en s’appuyant sur les mains, le corps à moitié penché hors du lit et regarda fixement Augott. Puis, quand il la vit saisir le loquet, il poussa un cri qui ressemblait au hurlement d’un loup blessé, incapable de bouger de place. Alors il retomba sur le lit, épuisé, pantelant, et il pleura.

La force, qui avait si longtemps soutenu Lars Bjorn, s’écroulait. À partir de ce jour il y eut en lui un changement.

Augott resta à Lukné. On ouvrit les portes, on nettoya les coins et recoins, on servit à Lars des aliments sains, boissons rafraîchissantes que lui offrait une main amie, des yeux pleins de douceur veillèrent sur lui avec tant de patience, avec tant d’assiduité qu’à la fin ils rencontrèrent un regard de reconnaissance.

Et alors commença une vie de paix et de repos, comme on n’en avait point vu à Lukné, vie de dévouement où l’âme trouvait des consolations et pouvait s’élever. Lars restait toujours étendu sur son lit de douleur, mais maintenant il acceptait avec gratitude tout ce que l’on faisait pour lui. Ce caractère dur, inflexible, s’était amolli. Le jour du repentir était arrivé. Il ne pensait plus à son combat avec l’ours et se montrait maintenant reconnaissant comme d’un bienfait des aliments qu’on lui apportait et qui venaient de sa propre table. Il avait fallu que l’adversité l’accablât pour lui faire ployer le genou et pour l’obliger à se ployer avec humilité devant ceux qui ne voulaient que son repos et son bonheur.

Après un long et rude hiver, le soleil de printemps reparut et éclaira de ses rayons réchauffants et bons le visage émacié et les mains jointes de Lars Bjorn. C’était un tableau muet, le tableau du pécheur repentant, priant tout bas le ciel de mettre fin à cette lutte de l’âme avec le corps. La prière fut exaucée, car avant le retour des frimas, Lars mourut. Sa dernière volonté fut que Thor et Augott seraient les uniques héritiers de la ferme et de tous ses biens. Et quand il s’endormit dans la paix éternelle, ce furent des mains amies qui lui fermèrent les paupières.

Telle est la sombre histoire de Lukné.

Plusieurs années se passèrent. Le soleil versait de nouveau ses feux sur la plaine et la montagne. Des nuages, d’une blancheur de neige, semblables à des troupeaux de moutons, nageaient dans l’océan d’azur du firmament. Les hirondelles prenaient leur vol, allant et venant avec la rapidité de la flèche ; elles exploraient, poussant leurs petits cris, les antres d’une nouvelle grange qu’on venait de bâtir et qui s’élevait majestueusement sur des assises de granit. Sur le côteau s’étageait déjà la charpente d’une maison d’habitation se baignant dans la lumière chaude et gaie. C’était la nouvelle ferme de Lukné. Des voix bruyantes et joyeuses s’entendaient partout ; la cognée s’enfonçait dans les madriers, les éclats de bois jonchaient partout le sol. Tout au haut du toit se dressait une longue perche qui semblait monter jusqu’au ciel bleu, et au pied de laquelle trois hommes paraissaient occupés activement d’une besogne importante. Et certes, il fallait que l’importance en fut grande, car tous les assistants levaient les yeux de ce côté avec une curiosité impatiente.

Au milieu de ces gens, mais un peu à l’écart, étaient Thor avec sa femme. Il était plein de force et de santé, et le regard qu’il fixait sur les travaux attestait qu’il y prenait le plus vif intérêt.

Augott était un peu pâle, mais aussi belle que jadis. Elle avait sur le bras un enfant à la chevelure blonde qui cachait sa tête dans le sein de sa mère ; à côté d’elle se tenait un petit garçon de trois ans qui roulait dans ses doigts le tablier de la jeune femme et, de ses grands yeux, le nez en l’air, la bouche ouverte, contemplait le toit.

Tout à coup, une couronne de feuilles vertes se trouva attachée au sommet de la perche et un hourrah ébranla la plaine et la montagne.

Des verres circulèrent à la ronde et on trinqua à la santé des jeunes maîtres et à la prospérité de la nouvelle maison.

– Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a donné ce bonheur, murmura Augott, en souriant à Thor, pendant qu’elle serrait ses enfants contre elle et laissait tomber un regard sur l’ancienne ferme qui avait été témoin de tant d’infortunes et de luttes et où croissait naguère encore la plante de la fatalité dont les racines se perpétuent souvent sans remède.

Mais lorsque le joyeux hourra la rappela soudain à elle-même, Augott ramena ses pensées aux jours présents. Elle eut pour la vieille maison un soupir, une larme et salua la maison nouvelle d’un doux et silencieux sourire.

 

 

Madeleine THORESEN, La ferme de Lukné.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Deuxième Série, Tome quatrième,

Librairie Blériot, 1888.

 

 

 

 



1  Bjorn, mot norvégien qui signifie ours.

 

 

 

 

 

 

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