La harpe de saint François

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Félix TIMMERMANS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Félix Timmermans, né à Lierre, petite ville de la province d’Anvers, en 1886, auteur d’une vingtaine d’ouvrages – romans, nouvelles, pièces de théâtre, – dont certains sont traduits en dix langues, est un des auteurs les plus aimés et les plus représentatifs de la Flandre.

Peintre et poète, il a su rendre, en le forçant quelquefois, le double aspect de son vieux pays où l’hiver est si désolé et l’été si glorieux, de ce pays de béguinages et de foires, de pèlerinages et de kermesses.

Le succès lui vint en coup de foudre par son roman Pallieter (1917), dont l’intrigue mince, la psychologie peu fouillée se rachètent par une grande richesse descriptive et un lyrisme débordant. Œuvre truculente, à la fois fresque réaliste et poème d’exaltation dionysiaque, c’est l’histoire d’un joyeux drille, libre comme un jeune centaure, qui s’ébroue et se vautre et se roule dans la splendeur féconde de la terre, qui « trait les jours », – selon son expression, – maître de l’eau, du vent et de l’air, vidant goulûment la corne d’abondance en chantant les vieilles chansons du terroir. Œuvre d’un épicurisme sans raffinement, saine peut-être, mais d’une santé païenne, pleine d’un rêve naturaliste qui, plus que les touches sensuelles qu’on relève çà et là, appelle de sérieuses réserves.

Mais cette œuvre-là ne révèle pas tout Timmermans. Il y a en lui un poète mystique tendre et délicat, qui sait parler de la Vierge et des Saints, des fiancées et des mères, avec une émotion contenue mais profonde, sans d’ailleurs jamais renoncer à son réalisme familier, à son humour bon enfant. Celui-là nous a donné des œuvres exquises : l’Enfant Jésus en Flandre, le Curé de la Vigne en fleur, les Très belles Heures de Mademoiselle Symphorose, béguine et, récemment, cette Harpe de saint François dont il rapporta le projet d’un fervent pèlerinage en Italie.

Issu du peuple, et vivant parmi les bonnes gens de sa petite « ville à pignons », Timmermans, malgré son art, qui est grand, plaît au peuple, dont il a gardé l’âme simple, le bon sens narquois, le parler savoureux et imagé. Même dans la Harpe de saint François, qui est le premier de ses livres dont l’action se déroule hors de son pays natal, il semble qu’il n’ait pas pu – ou voulu – changer sa manière. Cela nous a valu une vie de saint assez différente de celles qu’on a l’habitude de lire, une manière de tapisserie, où se développent la légende et l’histoire du Poverello avec des couleurs variées et neuves.

Si son œuvre n’est pas tout entière exempte de reproches, Timmermans, par ce livre et quelques autres, se range en bonne place parmi les écrivains catholiques de langue néerlandaise. Il est un peu le catholique du Moyen Âge, se plaisant parfois à la farce grossière du fabliau, mais tout autant aux naïfs et touchants récits de légende dorée, et qui dit, avec un naturel souriant, sa foi simple, sa dévotion à Notre-Dame, son amour des humbles, sa pitié universelle. On comprend que, malgré certaines difficultés très grandes qu’il ne se dissimulait pas, il ait voulu écrire la vie pittoresque d’un Saint qui, en se détachant de tout, a su demeurer si près du bon peuple, et si près de la nature que sa pureté a exorcisée.

 

C. M.

 

 

 

 

La harpe de saint François

 

 

BÉNÉDICTION

 

 

Le soleil avait plongé, pareil à un poisson d’or. Et au-dessus de la petite église de Notre-Dame, solitaire et comme oubliée dans le bois, soudain plana une belle et douce musique. Un berger, qui passait par là avec ses moutons, l’entendit, au moment où il allait jouer sur sa clarinette une chanson pour la Vierge. Il leva des yeux surpris vers le toit effondré. Mais il n’y avait rien à voir là qu’un reste de jour éteint. Auraient-ils un orgue à présent ? pensa-t-il. Il poussa la petite porte et regarda à l’intérieur. Il y faisait obscur et tranquille. La musique vient donc du dehors, se dit-il. Il sortit et de nouveau leva les yeux. Et voici que les moutons, eux aussi, écoutaient. Vous pouvez remarquer ça à leurs yeux. Là-haut, la musique devenait de plus en plus pure, et cent voix s’y entrelaçaient comme des lianes.

– Dieu, que c’est beau ! Beau à mourir ! Cela, il faut que je le raconte à M. le Curé, se dit-il à part soi, car il ne pouvait plus parler, tant son émotion était grande. Son cœur lui disait ce qui arrivait. Il ôta son chapeau ; alla se mettre à genoux et bégaya : des anges ! des anges !

Ses yeux s’emplirent de larmes et ses petits moutons s’agenouillèrent à leur tour.

 

*

*   *

 

Le soleil avait déjà disparu derrière la montagne lointaine. La vallée avec ses rivières et ses vignes était déjà bleu sombre, mais Assise, cette petite ville blanche aux noirs cyprès, à mi-côte du mont, était encore rose de lumière. Il régnait un grand silence, comme si l’on l’attendait de la musique. En des moments pareils, il se passe parfois de belles choses. Cette fois aussi. Un homme grand et maigre franchit la porte de la ville, et il ne portait sur son corps nu qu’une peau de mouton usée. Le bras droit tendu devant lui, l’index levé comme de quelqu’un qui prêche ; un sourire aux lèvres, d’une voix musicale il cria dans le silence de la ville : « Voici que vont venir la paix et la bonté. Voici venir la paix et la bonté ! »

Ainsi il monta par les ruelles, par les placettes, devant les fontaines et les églises. Les gens sortaient de leur maison, mais il ne tournait point la tête. Il allait toujours droit devant lui, vers le sommet de la montagne, jusqu’à ce qu’il disparût de l’autre côté, en chantant.

 

*

*   *

 

Ensuite, vers le moment où l’on tarde encore un peu d’allumer la lampe, sortit d’une ruelle obscure un petit vieux habillé en pèlerin. Il était aveugle et on ne voyait que le blanc de ses yeux. Mais sans hésitation, tout comme quelqu’un qui y voit, il traversa la placette du Saint-Esprit, et se dirigea vers la maison du marchand drapier Pierre Bernardone qui avait épousé l’an dernier une noble française du Midi. C’était un beau et riche magasin avec des petites colonnes. Le pèlerin frappa à la porte et, tandis qu’il attendait, sa prière faisait trembloter sa barbe. Il tenait les mains ouvertes comme un mendiant. La servante, une petite campagnarde, rougeaude et simple, vint ouvrir en hâte. On pouvait entendre une femme qui geignait, à l’étage ; mais avant que la bonne eût rien dit, l’aveugle annonça :

– Dites à Madame Bernardone d’aller à l’étable. Là seulement son enfant peut naître. Ainsi le veut Notre-Seigneur.

Et il s’en alla, ses yeux blancs vers le ciel. La servante, en deux secondes, fut là-haut, et de raconter, avec joie, – à en perdre haleine, – qu’un petit moine aveugle, avec de la lumière autour de la tête, était venu dire, de la part de Notre-Seigneur, que l’enfant devait naître dans l’étable. Et ceux qui étaient dans la chambre, le docteur, la sage-femme, Madame, toute souffrante dans son lit, et quelques-unes de ses amies, éprouvèrent tout de suite beaucoup de vénération pour ce que racontait la servante. Car ils étaient tous bons catholiques, et le docteur avait eu jadis l’idée de se faire religieux. D’ailleurs, jusqu’à présent, ils avaient essayé en vain médecines, vœux, prières. Et Madame souffrait tant ! Et Monsieur était si loin, en France, pour son commerce ! Le récit de la bonne fit naître un peu d’espoir.

– À l’étable, dirent-ils l’un après l’autre.

– Oui, à l’étable, gémissait Madame. Car... j’ai fait un songe... Ce petit moine n’avait-il pas des ailes ?

– Probablement, dit la servante, mais je ne les ai pas vues.

Alors, avec beaucoup de peine, le docteur et la sage-femme aidèrent Madame à descendre. Les amies suivaient, portant les linges et les cruches d’eau chaude, et la servante, portant le bénitier de cuivre. Ils traversèrent la maison, puis le jardinet qui brillait plein de roses de septembre. Et là, dans l’étable, sur une botte de paille fraîche, à la lueur d’une chandelle, l’enfant naquit ; et ce fut aisé comme une chanson populaire.

– C’était bien la peine de se faire tant d’ennuis, dit la sage-femme.

Cet enfant était François. Il vint au monde dans une étable. Et le voilà aussitôt lavé par la sage-femme, emmailloté et couché dans une crèche, à côté de la mère, qui, de fatigue et d’aise, s’était endormie. Tous regardaient, remplis d’admiration.

– Merveilleux ! Merveilleux ! murmura le docteur ; et il leva les yeux vers le plafond obscur.

La servante rit :

– C’est comme dans l’étable de Bethléem.

– Sans bœuf et sans âne, plaisanta la sage-femme.

– Mais il y a eu quand même un ange, répliqua la servante, et il m’a parlé ; ... et pas à toi.

– Remercions plutôt Notre-Seigneur, avertit le docteur, religieusement.

Il se signa. Tous se signèrent et ils prièrent mains jointes ; mais la bonne s’agenouilla pour prier.

 

 

 

 

VIE DE TROUBADOUR

 

 

François et ses amis revenaient en chantant, au clair de lune, d’une fête de village. Il était à cheval et jouait de la mandoline, et deux hommes précédaient, portant des torches. Ainsi ils entrèrent dans la petite ville endormie. Là, ils recommencèrent à chanter haut, des chansons satiriques contre Pérouse, une ville, éloignée de deux lieues, qui cherchait noise à Assise depuis longtemps. François fit signe à ses amis de se taire et cria : « Assez de chansons grossières ! Maintenant, c’est l’heure de l’amour. Nous allons donner la sérénade à toutes nos belles ! Nous commencerons par Mariette, la belle de notre ami André ! »

André était un petit peintre pauvre et fier, au visage angélique, qui mangeait aux mains de ses nobles amis, et Mariette était la fille d’un sculpteur de crucifix. La maison se trouvait dans une petite rue étroite et montante, en face du mur d’un jardin de couvent. Du haut de son cheval, François y chanta lentement une chanson d’amour française qu’il avait apprise de sa mère. La mandoline jetait des étincelles de sons. La voix claire du jeune homme résonnait haut, par-dessus les toits.

Tout à coup une fenêtre s’ouvrit brusquement, et le père de Mariette hurla : « Dites donc, maigre seigneur Bernardone, laissez donc à votre triste compagnon lui-même le soin de ses messages ! Ça me donnera l’occasion de lui apprendre comment il pourra prendre des yeux au beurre noir ! Mauvais farceur, comédien, bouffon, freluquet, allez-vous-en ! sinon je vous inonde ! et demain je porte plainte au juge contre vous et vos amis. »

Mais les amis se prirent à crier, à hurler, jusqu’à ce que, tout à coup, un paquet d’eau s’abattît sur eux ; et là-bas le veilleur de nuit arrivait cahin-caha. Et nos farceurs de courir ! Ils s’égaillèrent par diverses ruelles.

François entendait encore Théodore crier au loin :

– À la Rose ! Là, il y a du vin puissant et des filles fragiles ! Nous allons tout y casser, comme la semaine dernière !

– Et c’est moi qui paierai, comme toujours, grommela François entre les dents. Il ne les suivit point.

Il prit le chemin de sa maison. Pour aujourd’hui, cela pouvait suffire : il avait bu, dansé, embrassé ! Demain, il irait à la chasse avec les châtelains. Après-demain, chez Arnold, fête d’escrime, suivie d’un dîner exquis. Dimanche prochain, réunion chez lui-même : il lirait ses dernières poésies ; le soir, bal travesti de mi-carême. Lundi, il partirait avec son père pour un voyage de quinze jours à Florence.

Vive la jeunesse !... Il ôta sa toque devant une madone peinte sur un mur. Il s’arrêta une minute à la regarder. Devant cette image, une petite gerbe de fleurs se fanait. Lui n’avait point de fleurs. Mais attendez ! Il brisa la plume d’autruche blanche de sa toque et la laissa choir auprès des fleurs. « Amour ! Amour ! dit-il en se remettant, en route. Quand donc connaîtrai-je, moi aussi, l’amour qui m’arrachera à mes parents, à mes amis, à moi-même ! Un amour qui consume et dévore... »

Il eût voulu se dire encore bien des choses ; mais il était arrivé. Il vit la lune, haut dans les airs, scintillante : « Je suis l’amant de la lune ! dit-il. J’aime l’inaccessible. » Tout à coup l’envie le prit de revêtir son habit blanc de troubadour, suspendu dans la garde-robe, en proie aux mites, et de donner à la lune une sérénade. Mais il se retint, à cause de son père, qui se moquait de ces choses.

– Et pourtant je deviendrai un troubadour errant ; dit-il, obstiné ; un des plus grands, grand comme Divini ! Bonne Sainte Vierge, obtenez-moi cela, vous, s’il vous plaît.

 

*

*   *

 

La foire annuelle ; la ville était bondée de monde. François, parfumé de lilas frais, était debout derrière le comptoir, et ses doigts chargés de bagues d’or aunaient du damas pour la mère et la sœur de son ami Arnold. D’autres clients attendaient. Un domestique solide et Angelo, le petit frère grassouillet, l’aidaient à déballer et à servir. Le père était dehors, devant la porte, où s’entassaient également des pièces de drap sur des rayons ; il causait avec deux marchands de laine. Il faisait de grands gestes et riait comme une trompette. Parfois, de ses lourdes mains, il leur tapait énergiquement sur les épaules. François aimait l’entendre parler ainsi. Mais aujourd’hui, il n’avait pas le temps. Il lui fallait encore aller acheter de la truite fraîche pour le petit festin de demain. Allons, servons vite ces clients, et puis : à cheval ! voir les pêcheurs au bord de l’eau !

La rue était pleine de rumeurs. La guerre imminente contre Pérouse flottait gaiement dans l’air. Des mendiants en masse. On n’avait pas assez de ses deux mains pour faire l’aumône. En voici encore un : un hère demi-nu, chauve jusqu’aux talons, un cep d’os et de tendons. Il s’appuyait sur un solide gourdin. La puanteur de sa misère entrait, comme d’un cloaque. Pour l’amour de Dieu !... Mais avant qu’il eût pu tendre la main, François, excédé par l’odeur et pressé à cause de son poisson, lui cria : « Nous n’avons pas le temps. » Le mendiant s’en fut en clopinant. Aussitôt les clients se mirent à parler des quêteurs. Tous des fainéants et des espions. C’étaient eux qui rendaient la vie chère. C’étaient eux la cause de la guerre.

– Ah ! cette guerre ! j’en serai ! s’écria François. Et il brandit le poing, comme s’il serrait un glaive, et ses yeux sombres brillaient comme les pierres de ses bagues. Il n’écouta pas davantage. Ses pensées retournaient à ce mendiant. Il commençait à regretter amèrement de ne lui avoir rien donné.

« Il avait faim, peut-être ; moi, je vais manger de la truite et j’étincelle de joyaux. S’il était venu au nom d’un comte, je l’eusse aidé tout de suite ; il est venu au nom de Dieu, et je l’ai chassé... »

Le remords se fit si puissant, si brûlant, que François ne put plus se contenir. Soudain, il prit dans le tiroir une petite bourse pleine d’argent, pria les clients d’attendre une minute, et courut après le gueux. Mais il ne le trouva point. Et il devait le trouver ! À tout prix !

– Je ne retourne pas chez moi tant que je ne l’ai pas retrouvé, dit-il.

Il s’informa auprès de chaque passant qu’il connaissait.

Il chercha toute la matinée. Par les ruelles, dans les églises, le long des échoppes et, au marché aux bestiaux, entre les vaches. À la fin des fins, il l’aperçut là-bas : le gueux mangeait un vieux croûton de pain qu’il trempait dans l’eau d’une fontaine pour l’amollir. François lui donna la bourse : « Voilà l’aumône, avec l’intérêt. » Et il demanda très poliment pardon au mendiant. Sous cette bourrasque de bonheur, le pauvre diable suffoquait, incapable de mot dire. Mais quand il vit François parti, il risqua un regard dans la bourse et se prit à rire comme un enfant : « Quel fou ! cria-t-il, quel fou ! Mais tant pis pour lui ! » Il lâcha son énorme gourdin et s’introduisit à coups de coude dans une bonne auberge pour s’empiffrer de gigot.

 

*

*   *

 

Heureux, François rentra en hâte chez lui, pour s’occuper de l’achat des truites. Et il se promit de ne plus jamais refuser l’aumône à un pauvre. Sur la grand-place, un autre mendiant se fraya un chemin dans la foule jusqu’à lui. C’était un petit homme poilu. Une espèce d’ermite des grottes ; sa robe était roide de boue sèche et coagulée. Il se planta devant François, les bras étendus. Puis il jeta par terre son manteau en loques, comme un tapis sous les pieds d’un prince. François hésita à marcher dessus. « Je viens de donner tout », dit-il. « Je ne vous demande rien, dit le petit homme : ce que je fais, c’est par vénération. Car bientôt vous accomplirez de grandes choses, dont on parlera jusqu’à la fin du monde. » François tressaillit de bonheur et, devant la foule, il marcha fièrement sur ces haillons.

Alors il se retourna, et jeta à l’ermite deux de ses bagues d’or.

 

*

*   *

 

Les petites rues ronflaient du bruit des glaives et des piques qu’on aiguisait. Et, par un matin rose, dressé comme un autel au-dessus des montagnes, la longue armée, bannières au vent et harnais luisant clair, s’en alla au son des trompettes par l’étroite porte de la ville. Là-bas, ceux de Pérouse arrivaient aussi ! Les deux armées se déployèrent. François jubila. Et les armées se heurtèrent, comme deux murailles, dans une clameur formidable. Il s’enfonça tout droit dans la mêlée et le sang. Il leva le glaive afin de pourfendre un chef Pérugien. Mais alors il reçut dans la nuque un coup si violent qu’il dégringola de son cheval cabré.

Il se réveilla dans un sombre cachot percé d’une lucarne. Quelques chevaliers et nobles d’Assise s’y trouvaient. L’avait-on pris, lui aussi, pour un chevalier ? Il en éprouva de l’orgueil. Il reconnut Arnold et Théodore, qui lui racontèrent que le petit André avait été tué d’une flèche en plein cœur, et que les Assisiens avaient perdu la bataille. Tous ces prisonniers avaient l’air triste comme un jour de novembre.

Triste, François le fut les deux premiers jours. Mais ensuite, dans sa tristesse, du soleil filtra. « Que n’ai-je ma mandoline ; je chanterais quelques chansons ! » Mais il fit comme s’il l’avait et comme s’il en jouait, et il chanta. Il chanta Roland au cor retentissant, Tristan et Yseult, et toutes les chansons qu’il avait apprises de sa mère et des troubadours français. Un vieux chevalier trapu, qui portait un bandage sanglant sur l’œil droit, lui dit de se taire.

– Insensé, grommela-t-il. Est-ce le moment de chanter ? On ne chante pas au cimetière !

– Si fait, cria François, ne serait-ce que pour distraire les morts.

Et il se reprit à chanter la guerre et l’amour et surtout la nature, dont il éprouvait si fort la nostalgie. Les chevaliers étaient mécontents, mais il chantait si bien, avec tant d’âme et de sentiment, qu’il émut tous ces cœurs et que de douces larmes d’attendrissement coulaient sur leurs joues non rasées. Et l’œil intact du vieux brillait, et il accompagnait le refrain, grave comme un bourdon. À la fin, tous chantèrent avec lui, en un chœur à trois voix. Il y en eut un qui se mit à genoux, le visage caché dans ses mains. Alors Français comprit plus clairement que jamais qu’il avait la vocation de troubadour, pour semer partout de la joie. Il s’endormit sur cette résolution, douce et forte à son âme comme du lait.

Dès lors, il chanta chaque jour l’aubade, amusa ses compagnons en déterrant les chansons les plus drôles, et ils ne se couchèrent plus avant d’avoir chanté ensemble la prière du soir.

 

*

*   *

 

Leurs habits s’usèrent, mais point leur cœur. Et après une année passée ainsi à ouïr contes et chansons, ils reçurent un jour la visite d’un officier qui vint leur lire, sur un rouleau de papier, que la paix était signée et qu’ils pouvaient retourner chez eux.

– Ne rentrons point tête basse, cria François, quand ils furent arrivés sous les murs d’Assise, du haut desquels le peuple les acclamait déjà de loin.

Ils étaient hirsutes, hâves, déguenillés, mais ils passèrent sous la poterne avec un chant joyeux. La foule applaudit et pleura.

Quand François rentra dans la maison paternelle, la table était déjà dressée : poulets de grain, vol-au-vent, macaroni, anguilles à l’huile, flans aux pruneaux et aux œufs, vin, brioche, tout cela sentant bon et alléchant.

Comme il embrassait sa mère – le père était en voyage – et qu’il demeurait suspendu contre son sein, sanglotant, ses genoux fléchirent. Sa faiblesse accumulée le faisait s’écrouler comme une tour de bobines. On l’étendit sur son lit. Il y resta couché, entre vie et mort. Sa vie était suspendue à un fil. De gros cierges brûlaient devant la Madone. La mère priait, les bras en croix, et le père, revenu, porta à Monseigneur l’Évêque deux pièces du drap écarlate le plus précieux.

– De grâce, Monseigneur, faites qu’il guérisse ! Je vous donne tout mon magasin ! Si je le perds, je perds tout ! Il m’est plus cher que la lumière de mes yeux. Il est tout mon espoir et tout mon orgueil !

– Nous prierons pour lui, répondit Monseigneur. Au fait, que voulez-vous qu’il ajoutât ? Le docteur, le même que jadis, mais chenu maintenant, comme enneigé, dit avec confiance, en vrai chrétien : « Laissez faire le bon Dieu. Je peux me tromper, mais je persiste à croire que ce n’est pas sans raison qu’Il l’a fait naître dans une étable ! »

 

*

*   *

 

François s’était remis lentement. Et aujourd’hui, par ce temps doux et clair, il pouvait sortir pour la première fois.

Il se tenait encore mal sur ses jambes, s’appuyait sur une canne. Il s’était fait faire, pour la circonstance, un habit neuf, le fiérot, le freluquet ! Un habit jaune aux reflets pourpres. Il sortit, pareil à un arc-en-ciel. Vers la campagne ! vers la pleine nature dont il avait dû si longtemps se priver, et qui le guérirait tout à fait pour qu’il devienne enfin un vrai troubadour !

Les gens étaient franchement heureux de le revoir. Ils disaient une plaisanterie et lui recommandaient de bien manger pour reprendre des forces, car sans lui la ville s’endormait !

Il fut heureux de ne rencontrer point d’ami qui, par politesse, s’offrît à l’accompagner. Il désirait être seul, jouir tout seul de la nature recueillie. Il le savait d’avance, là, il tomberait à genoux, il chanterait et crierait sa joie, les bras étendus. Il se voyait déjà assis, dans les beaux plis de son manteau de velours.

Et lorsque, heureux et fatigué, il fut arrivé derrière la colline, là-bas, près de la petite église délabrée de Saint-Damien d’où il n’apercevait plus rien de la ville, et qu’il vit devant lui, dans toute leur beauté, ces étendues de printemps et de fins horizons, ses bras demeurèrent comme paralysés le long de son corps. Était-ce là la nature ? Désenchanté, il s’assit dans l’herbe en soupirant et demeura penché en avant, la tête dans ses mains.

Cette nature, qu’il avait si ardemment désirée pendant sa captivité et sa maladie, il la voyait dans sa jeunesse et sa splendeur : la jeune pousse dans les vignobles, et les pâquerettes à ses pieds ; les Apennins sous leur neige éternelle, loin, très loin, comme un rêve nacré... Il voyait des vols d’oiseaux, il humait l’odeur du printemps ; il apercevait sur les montagnes les châteaux aux tours pavoisées, et le Subasio qui montait dans le ciel derrière Saint-Damien. Et sur tout cela, le soleil ! Il voyait, sentait, entendait tout cela, mais son cœur demeurait clos. « Est-ce là la nature ? soupira-t-il. Ah ! que tout cela est pauvre, et qu’il est pauvre celui qui peut s’en contenter ! »

Ses yeux étaient dessillés. Il voyait soudain toutes choses d’une manière nouvelle, comme retournées. Comment ? Pourquoi ? À cause de sa maladie, à cause de quoi ? Tout lui parut vide et creux. Son désir des lointains s’effondra, et, comme cela se passe toujours, la mort d’un désir entraîna celle d’un autre et, au bout d’un quart d’heure, tout ce qui avait fait chanter et briller sa vie gisait là, dégonflé. Il eut honte de lui-même, d’avoir été naguère un joyeux garçon qui avait profité du plaisir et des bonnes choses, et du monde. Que valaient ces habits précieux, ces bagues d’or, ces gemmes, ces fêtes, ces poèmes, cette musique, ces amis ? Des fables, tout cela, pour emplir et dorer le vide et la vanité du monde ! Ne peut-on être, en chemise de laine, aussi heureux qu’en chemise de soie, – ou même sans chemise ? Sans pensée et sans voix, il contempla le glorieux couchant. Il regarda les étoiles naissantes, et alors il songea à Dieu. « Dieu est l’Unique », soupira-t-il. Mais cette pensée, venue comme une bouffée de parfum, comme un parfum s’évapora. Naturellement : il n’avait pas l’habitude de penser à Dieu. « Pourquoi suis-je là, se demanda-t-il, sans élan, sans joie, comme un violon sans cordes. » Il reprit en flânant le chemin de la maison.

Il repoussa doucement les gâteaux et le vin que sa mère lui offrait.

– Qu’as-tu, François, lui dit la mère. Tu es là tout affaissé ? Tu vas plus mal ?

– Non, maman, j’ai grand sommeil.

Il monta se coucher. Ah ! pouvoir dormir, et dormir à jamais, et ne plus rien savoir !... Mais il ne put fermer l’œil sur son oreiller bordé de dentelles de Venise ; il sanglota doucement, sans larmes, las de vivre...

 

 

 

 

L’APPEL DIVIN

 

 

Il était brisé. Et agité, comme si quelque chose était à sa poursuite, quelqu’un de présent et d’invisible. Tantôt, il désirait être seul dans le silence des monts, et alors il eût voulu s’y enfermer dans quelque grotte pour se cacher, échapper à cette chose qui le suivait partout. Tantôt il se jetait de nouveau dans la vie orgiaque des amis. Mais l’étau ne se desserrait point autour de son cœur. Alors il s’appliqua, avec une obstination rageuse, au commerce du drap, pour s’en lasser bientôt et se remettre à composer des vers. Mais il laissa tomber la plume presqu’aussitôt, et il soupirait, toujours le même soupir : « À quoi ça sert-il ? Ah ! si j’avais une belle et bonne amie ! Une demoiselle pour qui l’on fait des folies ! » Mais la plus jolie fille le laissait froid. Il était las de vivre, sans savoir pourquoi ; il avait peur, sans savoir de quoi. Et ces insomnies ! Sentir toujours sur soi ce poids de plomb ! Il n’en disait mot à personne. Pour esquiver les questions embarrassantes, il parla de douleurs d’estomac. Mais sa mère – pareille à toutes les mères – sentait fort bien que c’est à l’âme de son fils qu’il clochait quelque chose. À toutes ses questions prudentes – car il s’énervait vite – il faisait des réponses assez piteuses.

Et quand elle en parlait au père, celui-ci déclarait : « Il a du vague à l’âme. Tu l’as trop gâté pendant sa maladie. Que je lui trouve une jolie fiancée, et tout cela passera. Je vais chercher. »

De ce côté donc, la pauvre maman ne trouva point de paix ; et elle aussi traînait seule sa peine.

Mais une fois, vers la tombée du soir, le père, rentrant d’un voyage, apporta la grande nouvelle d’une guerre proche. Gauthier de Brienne, un célèbre chevalier du Pape de Rome, s’armait contre l’Empereur. Tout ce qui avait blason ou fortune s’armait aussi.

– Car, tonna le père, le monde entier s’y intéresse, à cette grande bataille. La guerre entre Assise et Pérouse n’était qu’un jeu de minets ! Mais celle-ci ! Je tiens de hauts personnages que celui qui rentrera vivant de ce combat aura son nom écrit en lettres d’or, et deviendra Baron ou Comte ! Holà, mon gars ! – et le père posa ses mains velues sur les minces épaules de François – mon gars, dit-il, si tu as du sang dans les veines, montre-nous ça ! Fais-moi vivre la joie d’être le père d’un baron !

François, qui, pour tuer l’ennui, découpait un oiseau dans du bois, haussa les épaules, et ne répondit pas encore. Mais le père se mit en colère et lui cria brutalement « qu’il n’était bon qu’à dépenser l’argent dans les orgies, trop paresseux pour s’occuper, trop fier pour travailler ; qu’il simulait la maladie pour se rendre intéressant, et que, s’il continuait de ce train-là, il deviendrait un joli gueux qu’on chasserait de tous les seuils ». François se tut ; le père n’en fut que plus furieux, et se mit à reprocher à la maman d’être cause de tout. La mère pleura, et François dit : « Je vais me coucher. »

– Tu n’es bon qu’à cela, lui dit le père, qui, pour calmer son sang excité, s’en fut à une auberge proche.

La mère prit son livre d’heures et commença de prier.

Chose étrange, cette nuit-là, François dormit comme une rose. Et il eut un songe très singulier. Il vit leur maison changée en un vaste palais, mais au lieu d’étoffe et de drap, brillaient partout de beaux boucliers, des armures, des glaives, des bannières, et sur tous ces engins de guerre éclatait une croix rouge. Il se promenait en de vastes salles, et une belle petite fiancée, pauvrement vêtue, qui lui prenait la main, lui dit d’une voix céleste :

– François, mon bien-aimé, tout cela est pour toi et pour tes compagnons. Arme-toi.

Il s’en réveilla. Le matin paraissait tout juste sur le ciel. Un songe peut beaucoup : il jette parfois sens dessus dessous hommes et projets. C’est ce que fit ce songe en François : il réveilla brusquement l’ancienne fierté. François se voyait déjà luttant aux côtés du célèbre Gauthier. Et il ne manquait pas ses coups. Des coups drus ! Il frappait d’estoc et de taille, hachait, fendait, si bien que les éclats volaient par panerées. Il était le vainqueur. On lui apportait des branches d’olivier, et en son honneur sonnaient de longues trompettes. Ah ! c’était superbe ! Et il se complut si chaudement dans ces fantaisies que, comme il descendait à l’heure du petit déjeuner, il cria déjà du haut de l’escalier :

– Père, je vais au combat. Je veux devenir un grand chevalier et je le deviendrai !

– Ah ! jubila le père qui se leva d’un bond, les bras tendus et la bouche encore pleine. Mais je veux que tu sois vêtu comme le plus riche baron de sept lieues à la ronde ! Mieux même ! Je te baille un nouveau cheval, un blanc ! Et à ton retour, grande fête ! Un festin ! Et les pauvres aussi festoieront !

Et à sa mère décontenancée, il cria :

– Et toi qui rêvais qu’il entrerait au couvent ? Qu’en dis-tu à présent, de ton moine ?

Il serra François à le rompre contre son corps obèse, en pleurant de joie.

La mère devint pâle comme cire. Heureuse, naturellement, de voir son fils si vif, mais à l’idée de guerre, la crainte à nouveau enlaçait son cœur. Le père exhalait sa joie bruyante. Mais Angelo, le petit frère grassouillet – un garçon si égoïste et jaloux – ricana vers François, tout en gagnant déjà la porte pour éviter les coups du père :

 – Ah ! ça fera un beau chahut ! Je parie que, cette fois encore, tu te laisseras faire prisonnier !

 

*

*   *

 

Sous le soleil violent, le spectacle était deux fois plus beau de tous ces cavaliers armés de pied en cap qui se rassemblaient sur la grand-place, prêts au départ. Eh oui, c’était vraiment superbe. Mais François était le plus beau de tous. Sur son petit cheval blanc, il se dressait, roide et fier, comme un scarabée d’or, roide d’anneaux, d’écailles et de plaques de cuivre, de grandes plumes au casque, des dessins gravés en noir sur la cuirasse et l’écu, des pierres précieuses incrustées dans le glaive. Son visage n’était qu’orgueil et courage. Les chevaliers s’en scandalisaient : qu’un fils de bourgeois fût plus beau qu’eux. Mais le père n’avait jamais vécu de jour si heureux. Il devait refouler ses larmes ; il embrassait sans cesse les mains de son fils.

Quand ils furent partis, il alla glisser de l’argent dans le tronc de l’église.

 

*

*   *

 

Ils chevauchaient par les monts. Les nobles ne lui adressaient aucune parole ; ils l’évitaient. Lui ne s’en apercevait point, tant il était plein de joie et de rêve. De temps en temps, près d’un castel ou d’un bourg, quelques chevaliers se joignaient à la troupe. À un carrefour attendait un chevalier qui avait l’air misérable. C’était ce vieux capitaine qui avait été le compagnon de captivité de François, ce borgne que les chansons de François avaient d’abord irrité. Il serra la main à son jeune compagnon, et ils chevauchèrent de concert. Le chevalier expliquait la signification de cette guerre. François n’écoutait point. Toute sa joie s’écoulait de son cœur à la vue des armes et habits si usés du vieillard. Il eut honte, non du chevalier, mais de soi-même. Il se prit à se comparer à lui. Ainsi, le fils d’un drapier brillait entre tous, et ce preux, ruiné par toutes les guerres, était revêtu de fer rouillé ! Cela, François ne put le souffrir davantage, pour rien au monde. Et une idée résolue l’empoigna. Il laissa les autres le dépasser et, quand il se trouva seul avec le vieux guerrier, il lui déclara soudain :

– Pardonnez-moi, ô noble chevalier, je n’ai pas écouté vos discours, parce que nous sommes ridicules tous les deux. Le valet a l’habit du maître, le maître celui du valet. Nous allons échanger ici nos armes et nos habits. Vous avez à peu près ma taille. Donc, tout va s’arranger à merveille.

Le chevalier borgne eut un éclair de surprise. Il se défendit, refusa avec énergie.

François prit feu :

– Je le veux, clama-t-il, et des mains et des dents, il lacéra son riche manteau de soie. Dussé-je laisser ici ma chemise, je n’irai en guerre tel que me voilà.

À tant de volonté et de franchise, le chevalier ne put résister, et puis, au fond, il aimait mieux être beau que laid. Ils se cachèrent chacun dans un bosquet, et ils se jetèrent leurs habits à mesure qu’ils s’en dépouillaient.

 

*

*   *

 

À peine arrivé à la petite ville de Spolète, où attendaient déjà beaucoup de soldats, François se sentit si las et si malade, qu’on dut le porter dans une maison, sur un lit étroit. Quelque part dans une mansarde, où brûlait une petite lampe d’argile devant une Madone. Une menue vieille venait de temps en temps lui donner à boire. On eût cru qu’il allait trépasser. On racontait que les nobles lui avaient donné cette maladie pour se défaire de lui. Mais on raconte tant de choses !...

Pensez donc quel chagrin le lancina, quand un matin il entendit les trompettes sonner le départ ! Et lui, qui eût tant voulu être de la partie ; il devait rester là, couché ! Alors, il a pleuré comme un enfant.

Maintenant que les soldats étaient partis, un grand silence planait sur la ville.

Depuis ce jour, il a essayé souvent de partir quand même ; et il lui arrivait de se lever et de lacer sa cuirasse. Mais chaque fois il s’affaissait et il devait se traîner jusqu’à son lit, où il se prenait à gémir et, de rage, se mordait parfois les mains.

Mais un jour, vers l’aube, il entendit en songe une voix puissante et il vit une grande lumière au-dessus de la pointe d’un rocher. C’était là cette voix, c’était elle, et il entendait la lumière lui dire : « François, qu’est-ce qui vaut mieux : servir le maître ou le serviteur ? »

– Le maître, balbutia-t-il, grelottant.

– Pourquoi sers-tu le serviteur ? demanda la lumière.

François ne put répondre. Mais soudain, il lui sembla que la lumière traversait son corps. Cette lumière était Dieu. Il tomba à genoux, le front contre terre.

– Seigneur, que faut-il que je fasse ?

– Retourne à la maison, dit la lumière : là, il te sera révélé ce que tu dois faire. Tu as mal interprété le songe où tu vis ces armes.

La lumière se tut, s’éteignit et disparut comme dans un brouillard. François se réveilla en sursaut. Il bondit hors du lit, oubliant son mal.

– À la maison ! cria-t-il.

Alors, il vit son armure lamentable. S’il allait d’abord se battre avant de rentrer chez lui ? Maintenant qu’il était bien éveillé, son cœur ne consentait point à ce rêve. Il s’habilla lentement, fit sortir son cheval de l’écurie et quitta la ville. À un carrefour, il s’arrêta. Par là, le chemin menait à la bataille ; par ici, à la maison. Il devait choisir. Par là, le titre de baron et une vie d’honneurs et de gloire ; par ici, la risée et un avenir sombre. Et ceci, pour une voix ouïe en songe ! Dieu avait crié après lui... Pourquoi Dieu l’avait-il appelé, lui, qui s’occupait si peu de Dieu, vraiment peu : entendre une messe basse de onze heures et demie le dimanche, faire maigre le vendredi, et faire ses Pâques ! Il devait choisir entre Dieu et le monde !... Il ferma les yeux, crispa les poings. Ainsi se tenait-il à cheval, traversé par le duel entre Dieu et le monde. Un souffle passait sur son âme, quelque chose de l’infini. Il sentait très bien que, en sourdine, le son très doux de cette voix soupirait depuis des années dans son cœur, dans son désir de l’aventure, dans sa fringale de vivre. Une nostalgie de l’inaccessible s’emparait de lui. Et sous son étreinte, il cria : Dieu ! Il ouvrit les yeux et jubila : Dieu ! Dieu ! Et ce fut, à ce mot, comme si son cœur se déchirait de joie et de lumière.

Et il partit au galop dans la direction d’Assise.

Ah ! comme on va le huer, comme on va s’amuser à ses dépens ! Il voyait déjà son père exploser comme une fusée ; il entendait le ricanement gras de son frère. Mais il lui semblait s’en revenir d’une chevauchée parmi les astres. Les huées ne comptaient plus. Et pour en recevoir la pleine mesure, il attendit, devant la porte de ville, que la foule fût dense dans les rues. C’était à la fin du salut du soir. Et alors, avec une lenteur provocante, comme derrière une procession, il traversa à cheval les rues les plus grouillantes de monde.

 

*

*   *

 

Une douceur, une tranquillité extraordinaire s’était installée en lui. On le voyait souvent désormais – ce qu’il n’avait jamais fait – contempler pendant des heures le Saint-Sacrement. Il était habillé sans recherche et lui, le fier François, il lui arrivait maintenant de causer et de se promener avec les mendiants les plus sordides. Il donnait l’argent, sans compter. « Il est fou, disaient les gens, ou bien il va se faire moine. »

François cherchait avec angoisse le sens de son rêve. Il le cherchait à l’église, dans le silence, la solitude, il le cherchait dans les paroles et les gestes des enfants et des mendiants, surtout des mendiants... car la fiancée qui l’avait invité n’était-elle pas pauvre, elle aussi ? Il le cherchait dans les nuages...

Son père était anéanti, et ne lui parlait plus qu’avec des mots brefs et durs ; mais le cœur de sa mère battait plus vite, de joie.

Ses amis le recherchaient, les uns par affection, les autres pour le mener à la fête. Il les accompagnait, croyant que le signe attendu, il pouvait le trouver là aussi bien qu’ailleurs. Ils le faisaient boire, et il buvait. On l’entourait de plaisirs, et il festoyait, mais son cœur ne rendait plus ce son de cristal qu’on espérait. Il lui arrivait, roi du festin, de s’affaisser soudain au milieu de la clameur. Théodore ne cessait de lui rappeler la promesse qu’il avait faite de célébrer son retour. Et dans un moment de désespoir, François s’écria :

– Eh bien, soit ! Cette fête, vous l’aurez. La semaine prochaine, je vous la donnerai, et moi-même avec !

La joie fit voler en l’air toques et chapeaux. Coûte que coûte, il voulait redevenir le François de naguère. Puisque le signe ne se révélait toujours pas ! Ce n’était qu’un songe. Et il commanda un festin tel que ses amis n’en avaient jamais connu. Il se fit faire un costume neuf, rouge flamboyant, couleur de la vie. Il renouvela les cordes de sa mandoline. Le père se frottait les mains.

François présidait la table, superbe, brillant de rubans, panaches, joyaux, dentelles, avec, sur ses cheveux boudés, une couronne de roses rouges. Il y avait une tarte d’où sortit un Cupidon – un enfant de quatre ou cinq ans – qui dansa sur la nappe. Mais impossible de dérider François ; il avait l’air absent. Il voulut sortir. Les amis sortirent à sa suite, avec des torches et de la musique. Ils voulurent, comme autrefois, le porter sur leurs épaules ; il refusa. Il traîna à la queue du joyeux cortège et sut se dérober dans l’obscurité. Il s’arrêta près d’un petit escalier, dont il saisit la rampe de fer. Il vit ses amis s’avancer en trombe dans les ruelles.

Quand il les eut perdus de vue, il leva les yeux vers les étoiles.

« Dieu ! mon Dieu ! » murmura-t-il, suppliant. « Dieu ! mon Dieu ! » mille fois de suite. Et il lui parut que des étincelles de feu lui tombaient une à une dans le cœur, d’un feu qui ne brûle point, mais enivre. Son cœur débordait de feu, ses artères étaient un buisson de feu, et il fut enlevé dans une grande lumière. Dieu brûlait en lui.

Les amis commencèrent à remarquer son absence et se mirent à sa recherche. Et comme ils le voyaient là-haut, sur cet escalier, dans la lueur de leurs torches, et les bras en croix, ils s’écrièrent :

– Bravo : tu es sauvé ! Le voilà guéri ! Il est amoureux !

Par leur vacarme, ils l’arrachèrent à cette divine clarté, le ramenèrent sur la terre.

Il les vit comme une pâte immonde qui eût pris des formes humaines, et soudain, il exulta :

– Oui, je suis amoureux ! Pour jamais ! Oui, à jamais, j’en suis sûr maintenant. Et dans toute sa pauvreté, ma bien-aimée est plus belle et plus riche que vous ne pouvez vous le figurer.

– Bravo ! hurlèrent-ils. Bravo ! Où habite la belle ? Une sérénade pour elle !

Ils accoururent joyeux, mais plus ils approchaient, plus il se sentait loin d’eux. Il leur jeta sa mandoline à la tête. Il arracha sa couronne de roses et, brusquement, s’enfuit, par les ruelles, se jeta en trombe dans sa maison et ne se montra plus durant plusieurs jours.

 

*

*   *

 

Cette fois, son cœur était bien blessé d’amour. Il était amoureux de Dieu. Il se voyait abominable devant Lui, et malgré sa honte, son indignité, il gardait ce désir de s’anéantir en Lui. Il se sentait impur, inquiet, tourmenté par le souvenir de son passé. Que devait-il faire pour se délivrer de sa vie ancienne, de ses péchés ? Quelle était sa vocation, son devoir ?

Il errait dans la montagne, et s’en allait prier dans les églises et chapelles des environs. Dans la petite église où les anges avaient chanté au jour de sa naissance, et dans l’église de Saint-Damien, au beau Crucifix. Souvent, il s’enfonçait dans quelque grotte, et il y demeurait étendu, criant sans cesse : « C’est Vous que j’aime, ô mon Seigneur ! Dieu ! Vous seul ! De grâce, venez me consoler ! Mais non, ne venez point, je n’en suis pas digne ! Mon sang a encore soif de péché. Mais pour Vous, je dompterai mon corps comme un âne. Seigneur ! donnez-moi la paix, enlevez de mon cœur cette angoisse ! Faites de moi ce que Vous voudrez ! Un mendiant, un lépreux... rompez mes os, mais je vous en supplie, enlevez cette angoisse cette affreuse angoisse – et pardonnez-moi mes péchés. »

Il sortait de sa retraite, suant et hagard. Chez ses parents, il s’efforçait de cacher ce martyre intime. Son père, souvent en voyage, ne s’apercevait de rien, mais la mère ne s’y trompait point. Elle faisait semblant de ne rien remarquer. François demeurait souvent penché sur des livres pieux, mais il rêvait plus qu’il ne lisait.

Un jour, vers le crépuscule, comme il quittait la grotte, quelqu’un l’attendait à la sortie. C’était un homme jeune, de mise simple, avec une barbe noire et de grands yeux ronds. Cet homme le salua d’un signe de tête amical.

François, soudain tout penaud, lui dit, en guise d’excuse :

– Je cherchais un trésor.

Et le jeune homme répondit :

– Je l’ai entendu. Tu trouveras ce trésor, si tu creuses assez bas. Il est écrit dans l’Évangile : On ouvrira à celui qui frappe.

François fut surpris. Ainsi ce jeune homme avait deviné son secret et le comprenait !

– Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, balbutia François.

Et l’autre :

– J’habite là-bas, derrière les montagnes.

Et une telle bonté, une telle confiance rayonnait de ce jeune homme, que François, malgré sa détresse, ne put se retenir et lui demanda, les yeux pleins de larmes :

– Que dois-je faire ? Que dois-je faire ?

– Creuser toujours plus avant, dit le jeune homme en souriant ; lire beaucoup. Tiens, lis ce petit livre : ce sont les Évangiles. Écoute ensuite le silence, écoute la peine des hommes. Beaucoup de tristesse est cachée derrière le rire des hommes. Fais cela et tu es sûr de trouver le trésor.

– Vous, vous pouvez m’aider, sanglota François.

– Non, moi je ne le puis ; chacun porte seul son cœur, et nul ne peut découvrir ton trésor, sinon toi-même. Tout ce que je puis, c’est prier pour toi.

Depuis ce jour, ils se rencontrèrent souvent, François aimait le jeune homme, qui parlait peu, ne demandait jamais d’explications, mais faisait à chaque question une réponse pleine d’une signification haute et mystérieuse.

C’étaient là des heures auxquelles François aspirait, et tandis qu’il était prosterné dans la grotte, à crier merci, ce jeune homme était debout à l’entrée, souriant comme un Ange qui savait tout.

 

*

*   *

 

Un jour, il consulta son ami :

– ... Si je m’en allais à Rome, au tombeau des Apôtres, pour recevoir l’inspiration qui m’aidera à trouver mon trésor ?

– Fais-le, et que Dieu t’accompagne.

Ils se turent. Le soir approchait. En bas, dans la ville, une cloche sonnait lentement.

L’Ami prit la main de François :

– Regarde, lui dit-il, comme la nature est belle ! Le froment croît ; et les nuages font la pluie ; un arbre honore Dieu en donnant son ombre et son fruit. Il laisse faire le Seigneur. Qui honore Dieu ne demande rien. Qui ne possède rien peut donner davantage à Dieu. La pauvreté est la perle de l’Évangile.

 Elle était si belle, cette fin de jour. François sentit, sur son âme ulcérée, la douceur de ce soir et de ces paroles.

Dans la vallée, toutes les couleurs se fondaient en bleu pourpré ; des rideaux de brume glissaient devant les monts, et de petits nuages dorés, au couchant, ne bougeaient pas. Quel silence ! Quelle paix ! Ils étaient assis côte à côte, la main dans la main. Un peu plus tard, ils virent le rebord d’argent de la lune.

– On dirait un Évangile, chuchota l’Ami.

– Y a-t-il des hommes qui possèdent cette paix ? demanda François prudemment, et il montra le beau paysage.

– Ceux qui n’ont pas peur de Dieu, mais qui l’aiment. Les Saints...

Un long moment après, François conclut : « Demain, je pars pour Rome. »

 

*

*   *

 

Il y était depuis trois jours ; et il ne sentait plus ses genoux, à force d’être en prière devant le Saint-Tombeau. Dieu se taisait. Parfois, il essayait de lire dans le cœur des hommes. Mais l’amour, il ne l’y trouvait point. Rien que l’égoïsme. Ils tenaient plus à leur or qu’à leur âme. Les mendiants ne recevaient presque rien, et voyez avec quelle emphase les riches offrent quelques sous au tombeau des Apôtres ! François bouillait d’indignation et, tout à coup, il prit une petite bourse emplie de pièces d’argent et la vida dans le puits du tombeau. C’était une leçon.

Les riches le regardèrent ; mais quelle erreur de croire qu’ils allaient l’imiter ! Ils donnèrent moins encore par la suite, comme s’ils avaient jugé que les Apôtres avaient assez maintenant !

Lorsqu’il fut sorti et qu’il vit le grouillement de mendiants sur les marches, il regretta de n’avoir plus rien à leur donner : sa bourse était plate ; il gardait à peine de quoi passer un jour ici et payer son logement sur le chemin du retour. Il était debout parmi les guenilleux et les béquillards, qui rampaient autour de lui, avec des mains implorantes et de longues plaintes. Les uns portaient des scapulaires, d’autres des images de saints, et tous avaient la bouche pleine de Dieu. Voilà donc les amis de Jésus ! Des pensées fulgurantes illuminaient François. Il avait beau frayer avec les pauvres, manger avec eux, leur faire l’aumône... il avait ausculté leur cœur, pour ainsi dire ; tout cela est bien facile quand, à la maison, on nage dans l’abondance. Ce qu’il faut, c’est être pauvre soi-même, avoir soi-même ce corps pauvre et ce cœur de pauvre ! Être mendiant !...

Il ne laissa point refroidir cette pensée. Parmi tous ces misérables, il chercha le plus foncièrement misérable. S’attendant à une aumône, ils jouèrent des coudes et des épaules pour s’approcher de lui.

– Viens avec moi, dit-il au plus pauvre ; je vais te donner quelque chose de beau !

– Moi aussi ! moi aussi ! hurlèrent-ils tous avidement, et tous de le presser, mais François s’enfuit, entraînant son homme.

Quand il se vit seul avec lui dans une impasse, il lui dit :

– Messire, voudriez-vous bien échanger votre costume contre le mien, jusqu’à ce soir ? Je vous payerai une belle somme.

– C’est pour un enlèvement, interrogea le mendiant, ou pour espionner ? Après tout, je m’en f... Je consens.

– Où pouvons-nous nous déshabiller ?

– Là-bas, dans cette tour en ruines.

Ils allèrent s’abriter dans ces ruines, et s’y déshabillèrent.

François était, le premier, en chemise ; l’autre n’en avait point. Maintenant, il devait revêtir ce pantalon raide de saleté. Il le sentit râper ses jambes. Il voulut y glisser sa chemise. Mais un mendiant ne porte pas de chemise fine ! Il l’ôta et la donna à l’autre. Puis, il endossa ce frac beaucoup trop ample d’où s’exhalait une odeur malade ; là-dessus un manteau rapiécé, un scapulaire, et puis ce chapeau luisant de graisse !

François frémit de dégoût, mais il serra les dents. Il se considéra. Maintenant, il était un pauvre ! Un vrai pauvre, un ami de Notre-Seigneur. Et soudain, de derrière un tas de pierres, l’autre sortit en dansant, revêtu du costume de velours brun de François.

– Oh la la ! quelle fête pour ma peau ! cria le mendiant.

Il caressait avec orgueil son habit et, tout à coup, sentant de la monnaie dans la poche de sa ceinture, il salua très vite :

– À ce soir donc ! Bon succès auprès de la belle ! Car je vois bien qu’il s’agit de ça, eh ! le finaud !

François demeura immobile, étonné de lui-même. Son courage allait baisser. « Au grand jour ! » ordonna-t-il, et il sortit.

... Il était assis quelque part, parmi les mendiants, à un pont, et tendait la main : « Pour l’amour de Dieu ! » Il aurait voulu manger du pain mendié, mais personne ne lui donnait rien. À côté de lui était accroupie une petite vieille aveugle, qui ne recevait rien non plus. Il voulut lui glisser quelques pièces de monnaie. Mais c’est vrai, il les avait oubliées dans sa ceinture. « C’est mieux ainsi, songea-t-il ; car un mendiant riche n’est pas un mendiant. » Des gens passaient, pauvres et riches, jeunes et vieux ; personne ne lui fit l’aumône.

– As-tu faim ? demanda la vieille.

– Un peu, répondit-il.

Était-ce illusion ou réalité ? Mais il grelottait la faim, et la pauvresse lui tendit une tranche de pain dur, qu’on avait oublié de beurrer. La faim le lui fit trouver bon.

– Merci, petite mère, dit-il.

Le soir, il est revenu à sa tour en ruines. Vous pensez bien qu’il n’y avait personne. Après une longue attente, il s’endormit dans la puanteur de ses haillons.

De grand matin, la faim le tira du sommeil. Toujours personne. « Ce brave homme m’aura oublié », pensa François. Quand il fut revenu au milieu des gueux, il aperçut de loin son homme de la veille, vêtu de velours brun, qui, avec deux autres va-nu-pieds, titubait dans la rue en chantant. « Me voici un vrai mendiant », dit-il satisfait.

Et alors, il a vraiment mendié une bouchée de pain, tenaillé par une vraie faim qui tord et serre l’estomac. C’était enfin cela la pauvreté, cela, la misère ; cela, d’être méprisé et repoussé. Et pourtant, il avait l’âme joyeuse. Il se sentait plus vraiment ami de Dieu. Cela dura deux jours encore, puis il est retourné à Assise. Il couchait dans les granges, mendiait aux portes, non pour la forme, mais poussé par une véritable et sainte faim. Çà et là, il dut payer d’une chanson son aumône. Mais souvent il chantait aussi des chansons pour remercier Dieu de cette pauvreté.

 

*

*   *

 

On ne sait comment le bruit se répand : c’est comme si le vent s’en chargeait. Avant qu’il fût rentré chez lui, tout le monde savait déjà, à Assise, que François avait fait le mendiant à Rome.

Dans un village voisin, où il était connu, il avait changé d’habits. Dès qu’il ouvrit la porte, son père fut sur lui et le jeta dans un coin. Sa mère tremblait. Penchée sur lui, elle dit, les mains jointes :

– Tu n’aurais pas dû faire cela, mon enfant..., mais il ne recommencera plus, n’est-ce pas, mon enfant ?

Cela aggrava encore le cas.

François demeura accroupi, sans bouger, effrayé par la brutalité du père, mais bien résolu à poursuivre la purification de son âme. Le père ne décolérait pas. Il frappait des poings la table :

– Fou ! Triple fou ! Il eût pu être baron ! Et il s’est jeté dans la boue, – pour un rêve ! Le plus bel avenir du monde, il le méprise pour hanter la canaille des impasses ! Je te chasserai plutôt que de te garder ainsi !

– Et toi, dit-il à sa femme, tu es de connivence ! Tu pleures et tu consoles, mais, à mon insu, tu l’as encouragé dans sa folie. Parce que tu as rêvé qu’il deviendrait moine ! Parce qu’un de ces fous mystiques est venu t’annoncer qu’il devait naître dans une étable. Cette étable ! Pour faire ce qu’il a fait, il faut vraiment être né dans une étable : il s’en ressent. C’eût dû être une porcherie ! Mieux eût valu qu’il ne fût point né ! Je n’ose plus me montrer dans le monde. Je suis né, moi, d’une famille très honorable, une des plus fières de la province ! Nous avons toujours assisté le pauvre, sans fracas. Et je veux que cela continue. Mon espoir et mon orgueil, le voilà donc ! Si tu veux te faire moine, eh bien, fais-toi moine ! Mais pour cela, tu es trop paresseux et trop lâche. Le public ne te remarquerait plus, ne parlerait plus de toi, hein ?... Tu vas te mettre au travail, comme ton frère et moi, sinon, je te chasse !

François le regarda avec tristesse. À chaque parole de son père, la branche de l’arbre se brisait davantage.

La mère essaya de le consoler :

– Mon fils, tu ferais plus de bien en donnant au pauvre qu’en étant pauvre toi-même. Te casser la jambe parce qu’un autre a la jambe cassée, ce n’est pas le guérir !

– Bien parlé, affirma le père. Plût au ciel que tu eusses toujours parlé ainsi.

Et tout à coup, dans un nouvel accès, il tonitrua :

– Mais je veux qu’on n’en parle plus ! C’est fini !

« Je suis le maître. Il fera ce que je veux, et gare à qui ose... »

Il courut s’enfermer dans la boutique.

La mère regardait toujours François, de ses yeux suppliants aux sourcils inquiets et, après de longues hésitations, elle lui dit :

– Va, mon enfant, va revêtir tes propres habits.

Il se leva, et entré dans sa chambre il tomba à genoux devant le Crucifix et sanglota : « Mon Seigneur et mon Dieu ! je ne peux plus revenir en arrière. Je suis captif de votre invisible pouvoir. Vous m’avez blessé de votre lumière, et pourtant j’erre dans les ténèbres et ne Vous trouve point ! J’ai peur : je me sens si seul ! Blessez-moi encore, et davantage, afin que je Vous sache près de moi. Pardonnez-moi tout le mal que j’ai fait. Ce mal me brûle : éteignez-le de Votre feu ! Pourquoi vous taisez-vous après m’avoir atteint de vos traits ? Ramassez-moi et ne me laissez point agoniser dans la nuit ! Que dois-je faire pour que Vous vouliez m’entendre, je vous en prie, mon Dieu, mon Seigneur ! »

La mère attendait à la porte, tenant en mains un bol de lait ; mais elle l’entendit gémir et n’osa entrer.

 

*

*   *

 

Tenant son cheval par la bride, François marchait dans la montagne. Il revenait du marché. D’une petite ville voisine. Le père et un domestique, qui le précédaient escortant un chariot, l’avaient depuis longtemps distancé. François cherchait son ami qu’il n’avait plus revu depuis deux mois, depuis son voyage à Rome. Il avait tant besoin de lui, pour vider son cœur trop plein. Le père le faisait travailler, lui mesurait l’argent, l’emmenait aux marchés des environs, plus pour le surveiller que pour en obtenir du travail. François avait complètement changé sa conduite. Après la scène violente, il était allé trouver en cachette l’évêque, avait osé quelques confidences, et Monseigneur, homme assez intelligent et bon psychologue, lui avait conseillé :

– Faites comme si rien ne se passait en vous. Laissez là tous signes extérieurs. Enfermez-vous dans votre cœur : là réside la grande force. Ainsi, vous ne contristerez pas vos parents, et si c’est l’Esprit-Saint qui agit en vous, votre temps viendra. Et priez en silence.

François obéissait ; il s’enfermait en son cœur, se rasait à temps, soignait suffisamment sa mise, fréquentait l’église comme tout le monde, et attendait le Saint-Esprit.

Le soir allait tomber et, pour n’être pas trop en retard, François sauta en selle et partit au trot sur le monotone chemin de sable. Soudain, le cheval fit un écart et s’arrêta ; François faillit tomber. Devant lui s’appuyait sur deux béquilles un lépreux demi-nu : chauve, couvert de pustules, le menton rongé, un trou rouge à la place du nez. De l’œil gauche, saillant, coulait un petit filet de sang noir. La main droite n’avait plus qu’un doigt... Le lépreux considéra le cavalier avec une immense tristesse. Celui-ci sentit se dresser ses cheveux. Il jeta un cri, la peur de la contagion le serra à la gorge, il piqua des deux et s’enfuit au galop, sans oser regarder derrière lui. Son chapeau tomba : il ne le ramassa point. Mais tout en chevauchant, il se rappela l’Évangile. Mépriser tout ce que tu as aimé d’abord ; aimer tout ce que tu as méprisé... Comédien ! Tu pleures en lisant l’Évangile et quand tu rencontres quelqu’un qui continue le plus sur terre la passion de Notre-Seigneur, tu t’enfuis ! Égoïste ! Comédien !

Il mourait de honte. Était-ce là conduite de chevalier ? Brusquement, il tourna bride, et revint sur ses pas. Le lépreux était encore là.

– Voilà pour toi, dit François. Du haut de son cheval, il lui tendit une pièce d’argent. Il la déposa dans la main rongée et sordide. Une bouffée de puanteur monta vers lui, il manqua de défaillir, mais au même instant il éprouva pour ce malheureux une telle compassion qu’il s’en oublia lui-même. Il descendit de cheval, prit la main de cet homme, cette main pourrie, et mit son bras autour de ce cou galeux. Dans cet homme, il voyait se mirer Notre-Seigneur avec toutes ses souffrances. Tout attachement à sa propre vie s’était évanoui. Il n’était plus qu’Amour et il mit un baiser de respect et de vénération sur cette haleine fétide, sur ces lèvres crevassées. Le lépreux pleurait ; les larmes se mêlaient sur ses joues au filet de sang noir. Sa bouche tremblait ; il tenta de parler, mais ne dit rien : il n’avait plus de langue. François, la main sur le cœur, s’inclina devant lui.

Quand il repartit, son âme était en feu. Les ténèbres d’hier étaient changées en Lumière.

 

*

*   *

 

Le lendemain il alla, à cheval, visiter la petite léproserie, isolée dans la campagne. Il songeait bien à l’évêque et à son père, mais si vaguement, comme de loin, sans effet. Il courait à la léproserie. Lorsqu’il y entra, chez ces hommes agglomérés là, comme des chiens traqués, dans la puanteur et le pus de leurs ulcères, son corps se rebiffa, mais l’amour et sa volonté furent plus puissants. Il leur donna de l’argent et leur baisa les mains. Comme ils furent ahuris, les malheureux ! Un jeune seigneur si riche, fleuri de santé, qui leur baisait les mains ! Cela ne s’était jamais vu ! Il y avait là des pères et des mères, chassés à coups de bâton par leurs enfants ; des hommes jeunes qu’on avait traînés loin de leurs parents. Les murs sordides portaient les empreintes de leurs mains sanguinolentes ; dans la rigole gisait un doigt pourri. Et les mouches, par milliers, volaient des ulcères sur la nourriture. Et chez beaucoup de ces misérables, le démon de la chair dansait encore dans le sang empoisonné. À cet enfer vint ce cavalier. Ce n’est point merveille s’il en fut qui tombèrent à ses genoux en pleurant. Mais François était le plus heureux de tous, pour avoir vaincu les caprices de sa chair, de son « âne ».

Durant tout l’hiver, chaque fois que son père était en voyage, il filait en tapinois vers la léproserie. Il y distribuait son amour, entourait de bandages neufs les plaies, les oignait d’une plume trempée dans l’huile pour empêcher les pansements d’adhérer à la chair. Il lavait les malades, et lisait pour eux l’Évangile ou inventait de jolis contes.

 

*

*   *

 

Après la grand’messe, François s’attarda à prier. La famille était déjà partie. Lui, il écoutait Dieu. Il n’y avait plus personne, à part un aveugle à genoux qui souriait au tabernacle.

– Laissez-moi être pauvre, priait François. Absolument pauvre ; pauvre comme le fut Notre-Seigneur, pauvre afin de pouvoir me donner à Lui tout entier, pauvre comme dans l’Évangile... Mon Seigneur, donnez-moi Dame Pauvreté, dit-il avec, aux lèvres, un sourire timide, comme s’il croyait demander trop.

Pâle et anxieuse, la mère entra en hâte à l’église, lui toucha doucement l’épaule.

– Fils, reviens vite. Est-il vrai que tu visites les lépreux ? que tu y es allé hier encore ? Ah ! ton père est dans une colère mortelle ! Viens vite, sinon il est capable de venir t’arracher d’ici.

– Je t’accompagnerai, maman, dit-il, en serrant les dents.

Il irait se défendre.

Le père l’attendait, les jambes écartées, les mains prêtes à fracasser des colonnes...

– C’est vrai, ça ?...

– Oui, dit François, très calme.

Et au lieu de saisir son fils, le père se contenta de vociférer :

– Ignoble hypocrite... Je n’ose pas te frapper, de peur que mes mains ne prennent cette saleté. Au bain d’abord, avant que je te frappe.

Il jurait, tempêtait. Soudain, il saisit François tout de même et le secoua brutalement :

– Oseras-tu recommencer ?

– J’ai simplement apporté un peu de bonheur à ces hommes.

– Pour porter sur nous le malheur !

– Père, si vous étiez un de ces malheureux, n’aimeriez-vous pas qu’on vînt vous voir ?

L’autre haletait :

– Tais-toi. Moi, je ne veux pas que tu y ailles.

– Et si Dieu le veut ?

– Qu’oses-tu parler de Dieu ? Comédien ! Tu parles comme si tu avais été son compagnon de classe ! As-tu déjà oublié tes débauches de l’an passé... quand on t’a ramené ivre-mort à la maison ?

François demeura foudroyé. C’était vrai pourtant, de quel droit parlait-il de Dieu ? Lui ! Il n’était pas même digne de prononcer son Saint Nom. Et il subit en silence la suite de l’algarade. Il regardait sa maman que la peur empêchait d’achever un Pater. Hélas oui, il fallait que cela changeât : pour ses parents, ce n’était vraiment pas tenable. Il fallait à tout prix une solution. « Si je savais ce que Dieu veut de moi », pensa-t-il.

– Vas-tu recommencer ? hurla le père en se dressant de nouveau devant lui.

– Je ne sais pas encore répondre.

Vlan ! Vlan ! les coups se suivirent, drus.

La mère pleurait. Angelo, de peur, avait sauté sur une chaise et le père, jetant François à la porte, hurla :

– Reviens lorsque tu te seras lavé et que tu sauras la réponse. Demain, tu m’accompagneras en voyage.

La foule riait. Les amis anciens riaient. François s’enfuit, honteux, par une petite ruelle, vers la montagne. Et il retourna pour la première fois à sa grotte.

Il n’en sortit que le lendemain, au lever du jour ; il avait l’air de relever d’une longue maladie ; il continua d’errer dans la montagne. « Dieu ! Dieu ! » cria-t-il, et les monts répétèrent par trois fois en écho : « Dieu ! Dieu ! » Il arriva devant l’églisette lézardée de Saint-Damien et s’y précipita, pour encore une fois, après tant d’autres fois, lamenter devant le Crucifix sa misère.

Le curé, un petit vieux, était assis, capuchon relevé, au faible soleil de février ; il lisait un petit livre tout en déjeunant de rillettes ! À le voir, on l’eût pris pour un saint Antoine ermite ; seulement il n’y avait pas de cochon, mais des abeilles. En face de lui bombaient deux ruches ; les abeilles se posaient sur ses mains et dans sa barbe, volaient autour de sa tête. Il habitait une petite grange ; mais il y vivait heureux, avec ses avettes, près de son églisette. Que faut-il de plus à un vieillard, surtout à un curé, que du miel pour sa nourriture et de la cire pour ses cierges ? Mais il était un peu sourd.

Il vit venir François qui lui cria :

– Il fait beau temps !

– Eh ! eh ! dit le petit curé. Quand le vent souffle de l’ouest, j’ai l’oreille dure.

– Le vent est à l’est : il souffle du côté de la montagne.

– Eh ! eh ! dit le vieux en riant, alors je l’ai plus dure encore.

Que lui importait, à ce bon vieux, sa surdité ? Il avait ses mouches à miel et sa petite église, et il écoutait Dieu avec son cœur.

François fit signe qu’il allait prier un peu. Dans l’église, il se laissa choir à genoux et leva les bras vers la Croix comme quelqu’un qui se noie. Des paroles, il n’en sut dire. Il contempla la croix où était peint un Jésus au doux regard qui vous suit et, de chaque côté, dans les coins, des saints et des anges. Il s’abandonna de toute son âme ; les yeux dans les yeux de ce Christ ; les mains et le cœur ouverts pour recevoir cette lumière dont son âme avait faim. Jésus, lui aussi, tenait ouverts ses bras, embrassant le monde entier. La croix était de bois et peinte ; François, de chair vivante et de sang. Entre la croix et lui, étaient l’air et la pénombre. Mais il y avait aussi entre eux l’amour, qu’on ne voit pas, et toutes les prières du vieux curé et des paysans, les prières et les larmes de tous les hommes et de tout l’univers.

Silence. François pleurait et, dans ce silence, la croix parla. Elle parla. Sur la croix, Jésus bougea : le corps frissonna, la tête se releva et les yeux se prirent à vivre, comme ceux d’un homme vivant ; la bouche frémit et les lèvres s’ouvrirent et se fermèrent tour à tour. Et d’une voix plus belle qu’un chant, le Christ dit :

– Rebâtis mon église qui tombe en ruines.

Trois fois de suite. Et puis la tête se pencha de nouveau sur l’épaule, les yeux s’éteignirent ; et il n’y avait plus qu’une simple croix de bois. Mais Jésus avait parlé. Par cette voix, Jésus était descendu de sa croix.

Deux amours – le divin et l’humain – s’étaient rencontrés. Et dans l’âme de François s’épanouit une rose de lumière sanglante.

 – Jésus ! Jésus ! cria-t-il ; je ne suis plus moi, je suis Vous-même.

Et il tomba tout de son long en sanglotant de bonheur.

Un long temps après, le curé lui toucha l’épaule. François se dressa d’un bond et, lui baisant les mains, il y mit sa bourse :

– Voici déjà pour l’huile de la lampe-Dieu, lui cria-t-il à l’oreille. Je veux être le maçon de votre église.

– Plaît-il ?

– Le maçon de votre église.

– Ah ! ah ! plaisanta le vieux. Maçon, vous ? Vous serez un joli maçon !

– De votre église en ruine, je ferai une jolie petite église.

Il fallait lui crier tout cela dans le tympan.

– Ah ! ah ! Habillé comme vous l’êtes ! Vous, fils d’une famille aussi fière ! Vous avez l’art de plaisanter !

– Je m’en vais chercher de l’argent pour l’achat d’outils, de bois et de pierres.

Et François s’enfuit.

– Jésus ! Jésus ! Je sais maintenant ! et il dansa en répétant ces paroles.

 

*

*   *

 

– Où est maman ? demanda François à son frère.

– Au lit. Malade à cause de toi, et...

Mais déjà François était monté. La mère était alitée, un bandeau mouillé sur le front. Elle sursauta, quand elle le vit entrer brusquement et si gaiement.

– Maman ! Maman ! Je vais rebâtir l’église de Saint-Damien.

Du doigt, elle le désapprouvait.

– Pourquoi n’es-tu pas rentré cette nuit ? Pourquoi fais-tu tant de peine à ton père ? Et tu sais que tout retombe sur moi. Il m’a menacée de coups si je te laisse encore sortir. Décide-toi, mon fils. Si tu as envie de te faire religieux, fais-le. Mais qu’est-ce que tu me racontes de l’église de Saint-Damien ?

Angelo était entré en courant :

– Bon ! Tu vas rendre maman plus malade encore. Attends que ton père soit rentré ! Tu n’en mèneras pas large ! Car il a pris l’univers à témoin qu’il te changerait !

François regarda son frère, sa mère, mais il entendait en son cœur la voix du Crucifix.

– Dis-lui que cela lui coûtera peu ; je pars d’ici.

– Mon fils ! mon fils ! gémit la mère, en étendant les bras.

– Ne pleure pas, maman. Il tomba dans ses bras et la baisa. Sois tranquille, maman. Je ne puis agir autrement, ni pour toi, ni pour moi, maman.

– Où vas-tu, mon fils, où vas-tu ?

– Rebâtir l’église de Saint-Damien, Dieu me l’a inspiré.

Elle le regarda, l’œil soucieux. Il s’était passé déjà tant de choses merveilleuses à son sujet.

– Et ta nourriture, ton logement ? interrogea-t-elle, inquiète.

– Dieu y pourvoira, maman. Il prend soin des moineaux et des lapins. Adieu, maman.

Elle sanglotait sur sa poitrine.

Il s’en alla. Il fit sortir son cheval de l’écurie, le chargea de quelques pièces de velours et de soie et dit à Angelo :

– Dis à papa qu’il défalque cela de mon héritage ! Bonsoir !

– Voleur ! Je le dirai à papa ! Voleur !

Les voisins sortaient sur le pas des portes. François poursuivit sa route, sans même tourner la tête. À la fenêtre, sa mère le regardait partir ; elle s’était couvert la tête d’un manteau noir. François ôta sa coiffure pour elle avec respect, comme devant une Vierge des Sept-Douleurs. Il chevaucha droit vers Foligno où se tenait le marché. La pluie se mit à tomber.

 

*

*   *

 

Vers le soir, mouillé comme un poisson, François se retrouva devant Saint-Damien. Il avait vendu le cheval et les étoffes. Le petit curé était en train de traire sa chèvre. Car il avait aussi une chèvre et il avait en outre deux lapins, des lapins blancs aux yeux rouges. Et qu’avait-il encore ? Voyons un peu. De la semence de fleurs et de radis, pour son jardinet, grand comme un tablier : un de ces jours, il allait l’ensemencer. Et des pots d’onguent, de bel et bon onguent, pour guérir les furoncles. Ah ! les paysans pouvaient en parler, de cet onguent merveilleux ! Et puis, il avait encore des livres, quatre ou cinq livres, écrits à la main et qui renfermaient des choses savantes et de belles histoires ; et puis il avait encore cette vue large sur les lointains et sur le ciel. Dans toute sa pauvreté, c’était un petit curé bien riche !

Quand on lui disait : « C’est dommage que vous ayez l’ouïe dure », il répondait souvent : « Eh ! qui entend mal, n’entend point médire. »

François le vit assis là, dans sa bure grise rapiécée, le capuchon relevé, occupé à traire et riant au filet qui jaillissait du pis dans le petit seau : vvvst, vvvst ! La chèvre en profitait pour manger une poignée de verdure ; on eût dit que ce n’était pas chez elle qu’on trayait. Ces chèvres à lait sont de bonnes bêtes.

François pensa : « Il sourit au lait, je vais le faire sourire à tout cet argent. » Il le tira par sa robe et quand ils se furent souri, il lui cria à l’oreille :

– Voici de l’argent pour votre église.

Il vida la bourse sur les genoux du curé.

– Ah ! ah ! très bien ! Où as-tu cherché ça ?

François expliqua.

– Mais tu as volé cela chez vous, cria le vieux, effrayé ; un de ces jours, j’aurai la visite de ton papa ! Nenni, mon garçon ! Reprends ton argent. Et rapporte-le bien vite !

– Je ne rentre plus à la maison.

– Plaît-il ?

– Je ne rentre plus chez nous.

– Tu ne rentres plus ?

François fit signe que non.

– Et pourquoi pas ?

François mit ses mains en cornet à l’oreille du vieux prêtre et expliqua qu’il ne rentrait plus parce que... et parce que... Il lui dit tout. Pour la première fois depuis le début de son combat intime, il raconta tout, en peu de mots, mais bien, de sorte que cet ermite vit aussi clair en lui que lui-même. Cela prit du temps. Il fallait d’abord que la chèvre fût ramenée à l’étable et la petite lampe d’argile allumée. Puis François poursuivit son récit : son désir de Dieu, la rencontre de l’ami, Rome, ce lépreux, son père, sa mère et cette Croix qui lui avait parlé. Tout cela avec des larmes et des silences pendant lesquels on pouvait entendre la pluie sur les montagnes.

Ce petit curé, que vous eussiez, à le voir assis là, pris pour un simplet, – tout vieux, et trop sourd pour un canon, – ce petit curé avait l’esprit très sagace. C’était au fond un homme savant. Il voyait clair en bien des choses auxquelles d’autres n’eussent trouvé ni queue ni tête. Il lisait dans le cœur des hommes comme dans un livre. Un don. S’il avait eu l’ouïe bonne, celui-là, il y a longtemps qu’il eût été évêque.

Quand François eut tout dit et comme il pleurait aux genoux du petit vieux, celui-ci lui dit :

– Tu as raison, mon enfant : tu ne peux servir deux maîtres.

Comme François était heureux d’entendre cela, surtout de la bouche d’un prêtre ! Et alors ce saint homme – car c’était un saint – dit encore :

– Tu peux rester chez moi. Il y a de la place dans ma petite grange. Des vivres, je n’en ai pas trop. Mais tu vas aborder une belle vie spirituelle, tu vas voir... De faire le maçon ne rapportera guère. Nous n’avons pas d’argent. Et cette bourse ne nous appartient pas. Tu pourras toujours bâtir plus tard. En attendant, je t’occuperai. J’irai trouver l’Évêque pour qu’il t’ordonne diacre. Maintenant, disons encore un bout de prière et allons nous coucher.

Ils prièrent et s’en furent dormir. Mais d’abord François voulut éloigner l’argent. Qu’en ferait-il ? Le jeter dans l’herbe ? Non, il le déposa sur le rebord d’une fenêtre de l’église et rentra. Le curé le signa du pouce sur le front, comme un père son enfant. Puis il souffla la lampe et demeura encore un long temps agenouillé devant son lit : un sac de feuilles mortes. Il remercia le ciel pour les mouches à miel, le lait de chèvre, la pluie – et pour ce jeune homme en qui il devinait un saint.

Et François lui aussi s’attarda longtemps à genoux devant sa botte de paille et il remercia Dieu pour la voix du crucifix, pour le curé, pour sa mère. Il pria pour son père et son frère.

La nuit était noyée dans la pluie, qui trouvait les fentes dans le toit de chaume ; mais sous ce chaume dormaient deux hommes heureux.

 

*

*   *

 

Ce furent de belles heures à Saint-Damien. François faisait office de sacristain ; servait la messe ; aidait à l’entretien du courtil grand comme ma main. Il trayait la chèvre, rassemblait en petits tas les pierres qu’il pouvait trouver, arrachait l’herbe du toit. Il balayait l’église au moyen d’un balai de sa façon et fourbissait les deux chandeliers avec du sable et une gaulée de vinaigre. Et il semait les radis. Tout le monde ne sait pas semer les radis : le curé le lui apprit.

Voilà comment il faut faire. Tenir la semence légèrement dans le poing, tourner alors ton poing et laisser les graines couler en terre. Et, de ces graines menues comme têtes d’épingles, sortiront des radis. Il y a des graines – les faînes par exemple – d’où naissent des arbres grands comme une église.

– Ô semence, que tu es belle, dit François. Dieu, que vous avez bien fait toutes choses !

Il avait de nouveau découvert une grotte. Une grotte ! Derrière des épines et des buissons, et où il devait se glisser, aplati, et où n’entrait pas un brin de lumière. Dans cette grotte, que le diable n’eût pu trouver, dans cette nuit creuse, son âme de jour en jour recevait plus d’amour et de lumière. Et il ne put s’empêcher de chanter son bonheur.

 

*

*   *

 

À son retour de voyage, le père, apprenant la fugue, ne se possédait plus : il nouait sanglots et jurons. Tantôt debout, les bras au ciel, à blasphémer ; tantôt affalé sur une chaise, le front sur la table, tout sanglots. La mère se tint tranquille, pleurant dans son mouchoir ; quand elle s’aventurait à dire un mot, il se dressait, furieux :

– Tais-toi, sinon je fais des malheurs !

Il avait besoin de crier. Il ne cessa ses clameurs ni en montant, ni en se déshabillant et, au lit, il rageait encore. Mais alors, il commença à proférer des menaces qui étreignirent de peur le cœur de la mère :

– Demain, j’irai l’arracher à ce nid infect ! J’amènerai toute la ville ! Nous irons le prendre, nous le traînerons. Et en pleine grand-place, je le battrai comme plâtre. Ah ! nous vivrons un jour dont on parlera longtemps ! Mon honneur doit être vengé ! Tu trembles ? Tremble, va ! C’est aussi ta faute, à toi. Demain, demain sera pour moi un grand jour.

Le lendemain, elle se leva la première. Elle alla à la messe, dans l’église de Saint-Nicolas, place du Marché. Elle causa avec un mendiant, lui remit quelque chose, et un peu plus tard, ce mendiant se balança sur ses béquilles du côté de Saint-Damien.

Quand le père eut mangé une bouchée de pain – déjeuner, il ne le pouvait – il envoya Angelo et la servante appeler ses amis et ceux de François. Il leur exposa son plan d’attaque et ils l’approuvèrent : en dignes bourgeois, ils le trouvèrent fort bon. Un fils qui se révolte contre son père mérite châtiment. Mais Philippe, un des amis de François, toujours heureux d’humilier quelqu’un, proposa de ne point faire de mal au transfuge :

– Il nous faut l’emmener, l’enivrer et, comme naguère, le porter sur nos épaules, comme le roi des fêtes, par toute la ville. Le vin le rendra gai comme devant, le fera chanter et danser et, ensuite, dégrisé, il aura trop de honte pour recommencer à faire le pénitent. Pour le rendre à la raison, il n’y a que ce moyen : l’humilier à fond, l’exposer à la risée. Je le connais !

– Bien, cria le père.

Les autres étaient du même avis.

– Et donc, une bannière et des mandolines !

Et la mère qui entendait cela ! Elle sortit par la petite porte de la cour. Sur le seuil d’un obscur taudis, une petite vieille était accroupie. La mère lui chuchota quelques mots, lui donna de l’argent, et la vieille, ayant mis sa cape, disparut dans la direction de Saint-Damien.

 

*

*   *

 

Quand le petit cortège y arriva, le curé se promenait le long du ruisseau, laissant sa chèvre brouter l’herbe nouvelle.

Le père sortit de la foule, tenant d’une main un bâton, de l’autre une corde.

– Où est mon fils ? grommela-t-il en défiant le curé.

– Plaît-il ? fit le prêtre en avançant la tête.

– Où est mon fils ?

– Je n’entends pas bien...

– Mon fils !

– Ah, votre fils ?

– Oui !

– Vous cherchez votre fils ?

– Qui chercherais-je, sinon lui ?

– Naturellement.

– Où est-il ?

– Plaît-il ?

– Dites-moi où il est.

– Si, si. Mais il ne faut pas vous fâcher. Avec un peu moins de bruit, je comprendrai autant. Mais ce vent d’est...

Le père écumait de fureur. Sa grande main s’abattit sur l’épaule du vieillard.

– Vous allez me montrer où est mon fils.

– J’ai cru d’abord que vous veniez reprendre un bœuf échappé, dit le vieux. Un seul coup de ce gourdin-là tuerait votre fils. A-t-il fait du mal ?

– Il a volé ! C’est un voleur ! dit Angelo.

– Venez-vous pour le prix de ce cheval ?

– Pout cet argent et pour mon fils !

– L’argent est là, sur le rebord de la fenêtre.

Angelo l’y alla prendre.

– Je n’ai que faire de cet argent, cria le père. C’est mon fils qu’il me faut. Mais il empocha quand même la somme. Qu’avez-vous fait de mon fils ?

– Nous avons mangé du miel.

Le père blasphémait, secouait en tous sens le vieillard :

– Mon fils ! Mon fils !

Un bourgeois retint le père et le tira en arrière.

– Calmez-vous, Pierre, mon ami. Songez que c’est un prêtre. D’ailleurs, c’est inutile, il ne dira rien. Cherchons nous-mêmes.

Et ils se mirent à battre les environs. « Il est ici ! » cria le père. « Son chapeau est pendu là. » Il jeta ce chapeau avec mépris. « Il est ici ! Nous devons le trouver. » Ils cherchèrent. Dans l’église, dans la grange, dans les buissons, derrière les rochers. Ils escaladèrent la montagne, jusque dans le bois. Angelo cria :

– François ! c’est moi, ton frère. Nous ne te ferons pas de mal ! Mais ta mère est malade et elle désire te voir avant de mourir.

Et les autres, ensuite, crièrent la même chose. Et le père, de sa voix de trompette : « Si tu ne te montres pas, je te tue ! »

Pendant tout ce beau tapage, le curé, qui s’était assis, lisait tranquillement dans son petit livre. Point de François ; nulle part. Les gens déploraient leur temps perdu, s’en retournaient l’un après l’autre, sans bruit.

 Tout à coup, le père revint sur le curé :

– Allez-vous me le montrer, oui ou non ?

– Je vais vous raconter une histoire du temps où j’étais jeune...

– Je n’ai que faire de vos contes. Mais tout cela, je le dirai à Monseigneur.

– Moi aussi !

– Quoi, vous aussi ?

– Que Monseigneur est un saint homme.

Le père trépignait de rage :

– Nous reviendrons, menaça-t-il, les bannières sont prêtes. Vous pourrez l’en avertir !

– Je le lui dirai.

Les gens faisaient semblant de n’appartenir point à ce cortège raté ; les amis se faufilèrent par des sentiers de traverse, abandonnant le père avec quelques messieurs comme il faut. Et quand celui-ci rentra dans Assise avec cette corde et ce bâton, on rit beaucoup ; d’aucuns demandaient s’il avait mis François en poche ?

 

*

*   *

 

Qu’était devenu ce François si terrible ? Jésus, son Seigneur et son Dieu, lui avait parlé en personne, à travers une croix de bois. Le bois mort était devenu vivant, pour laisser passer le ciel ; quelle grâce ! De quoi monter à toutes les cimes ! et cependant il était là, grelottant de peur, réfugié pendant des jours dans une fente de la terre. Il avait peur de son père, peur d’être moqué et hué. Quelle lâcheté, quelle bassesse, pour quelqu’un à qui Jésus a parlé en personne. Mais il ne pouvait chasser cette peur, pas même par la prière. Un vrai cauchemar. Et en esprit, il entendait les chansons et les mandolines. Il étouffait en songeant à la comédie qu’on voulait lui faire jouer. Et cependant, malgré toute cette frayeur, sa vision des mystères de la foi s’approfondissait de plus en plus. Il sentait la beauté, la vérité et l’ordre de toutes choses. Assez pour se fondre d’extase. Mais cette peur !

Cette peur !

– C’est le démon qui veut te retenir, lui dit le curé qui, le soir, lui apportait à manger. Si tu soutiens cette épreuve, Notre-Seigneur vaincra quand même.

Jour et nuit François pria contre la puissance mauvaise qui voulait retenir son âme dans l’obscurité.

Et, une fois qu’il avait médité fortement comme on avait raillé Jésus et comme Il avait tout souffert avec une sainte patience, un rayon de clarté tomba sur lui.

– Je veux imiter Jésus dans sa pauvreté... et dans son abaissement.

Il fut rempli soudain de force. Debout dans la lumière. Toute frayeur avait cédé. Il tomba à genoux, chanta. Puis il bondit hors de l’antre. Le soleil emplissait l’air, les oiseaux chantaient. Avec toute sa lumière, il se tenait dans la lumière. La joie ruissela sur lui. Il baisa le sol, il baisa les fleurs. Il courut au curé et l’embrassa sur sa barbe blanche.

– Délivré ! Je suis délivré ! Et j’affronterai les lions ! Bénissez-moi.

– Belle âme, bégaya le curé, et il se détourna, pour cacher ses larmes. À grands pas, François partit vers la ville. Les habits déchirés et salis, la barbe en éteules, les cheveux longs, la face maigre et terreuse ; mais les yeux brûlaient de joie et d’enthousiasme. Et il chantait.

 

*

*   *

 

Assise, après-midi, se taisait. Seuls, dans la rue, un peu de soleil et quelques poules. On entendait sur le silence les fontaines couler. Pierre Bernardone, dans sa boutique, classait et rangeait des étoffes. Lui, si bavard d’habitude, travaillait sans mot dire, muet comme un mur, et s’il lui arrivait de dire un mot, c’était comme un tambour : rramm... tgramm..., bref comme un coup de dent. Dans son front s’étaient gravées des rides profondes, et autour de sa bouche, un pli amer.

Angelo avait vraiment pitié de son père : un si brave homme, jovial et rond, que déchirait le chagrin, à cause de son fils. Et à cette compassion se mêlait, dans le cœur d’Angelo, un secret désir que François persévérât dans sa folie : « Ainsi, pensait-il, le commerce de drap sera à moi seul. »

Madame était allée rendre visite à une amie malade.

La tristesse était palpable dans cette maison.

Tout à coup, dans la rue, une agitation et, au loin, des cris :

– Il se passe quelque chose, dit Angelo. Les ciseaux à la main, il alla voir à la porte.

– Je crois bien que c’est un fou qu’on taquine, dit-il, en se tournant vers l’intérieur : regardez, ils lui jettent de la boue, ils lui donnent des coups, le pauvre diable !...

Le père, renfrogné, continuait ses calculs. Un homme passa, qui dit quelques mots à Angelo. Le père entendit le nom de François. Le sang lui monta à la tête, et il écouta, les yeux terribles. Angelo rentra, pâlissant, ferma brusquement la porte et haleta :

– Papa, papa, c’est notre François. C’est François qui arrive. Oh ! que j’ai honte ! Cachez-vous !

– Quoi ! Lui ? vociféra Pierre. Il bondit de derrière son pupitre. « Arrière ! » jura-t-il, en écartant Angelo. Il chercha la poignée, mais la hâte et la colère l’empêchèrent de la trouver. Damnation ! la poignée de sa propre porte ! Il cogna avec rage.

François marchait dans un flot de voyous petits et grands qui le huaient, le conspuaient, le tiraient par les cheveux et par ses habits en loques. François avançait, calme, presque majestueux, avec, dans ses yeux, une belle lumière. Un boucher qui n’avait pas la clientèle des Bernardone levait le bras pour lui lancer dans la figure les tripes d’une chevrette fraîchement abattue, lorsque la porte s’ouvrit avec fracas, et le père parut, grand et farouche. Interdit, le boucher laissa glisser la tripaille, et la populace s’arrêta, soudain muette.

Mais François marcha droit sur son père. Et le père vint sur lui : lentement, mais les poings crispés ; les épaules levées, frémissant et blême de haine. Ils étaient debout face à face, le père et le fils. Le père regardait son fils ; le fils levait les yeux vers son père. François allait dire : « Je suis lavé dans la lumière de Dieu. » Mais, avant qu’il eût prononcé un mot, deux poings énormes comme des marteaux l’abattirent sur le sol. Alors, le père le saisit par les cheveux et d’un élan le traîna dans la maison. La porte claqua. Comme une vague, la foule déferla, monta sur les appuis de fenêtres, les derniers sur les épaules des premiers, et on se battait pour regarder par le trou de la serrure.

Tout à coup, tout le monde s’écarta. C’était la mère. La servante la soutenait.

Personne dans la boutique. Dans la chambre, le père s’appuyait à la table, les mains derrière le dos, haletant, le front en sueur. Il n’eut pour sa femme qu’un regard chargé de mépris. Elle s’avança, implorante :

– Notre fils ! Notre fils !

Sans modifier son attitude, il grommela :

– Dans la cave au vin.

Elle jeta un cri et voulut s’élancer ; il l’arrêta :

– Ne passe pas. D’ailleurs, j’ai les clés. L’affaire se réglera entre lui et moi.

Ces paroles étaient comme les murs d’une prison. La mère s’affaissa sur un siège, la face dans les plis de son manteau.

 

*

*   *

 

Quelques jours après, Pierre dut entreprendre un voyage avec Angelo. La mère aspirait à ce moment avec impatience. Elle s’était déjà jetée aux genoux de son mari pour qu’il lui permît de voir son fils, mais il l’avait repoussée du pied. Une nuit, elle avait profité de son sommeil pour tâcher de prendre les clés dans sa poche. Mais tandis qu’elle cherchait dans l’obscurité, il avait dit : « Halte ! n’y touche pas ! »

L’excès des larmes avait rougi et enflé ses paupières. Mais avant de partir, le père lui dit :

– Voici la clé de la première cave. Porte-lui à manger deux fois par jour, pas davantage. J’ai là une autre clé – celle de la cave à vin, je ne te la donne pas. Je me méfie... » Il vit sa face martyrisée et, ému soudain, il lui prit la main :

– Chérie, dit-il gauchement, tu vas me croire un tyran. Ce n’est pas vrai. Mon cœur se brise de devoir le punir aussi durement, mais c’est pour son bien, ma chère Pica – et il lui prit les deux mains ; – s’il ne change pas, je serai au cimetière avant deux mois : Ah ! ma pauvre, ça me fait si mal, là, si mal ; je deviendrai fou, je deviens fou. Je ne pense plus qu’à lui. Des fois, je voudrais être mort, mon Dieu, mon Dieu ! J’ai vieilli de vingt ans.

Les larmes ruisselaient sur ses joues rougeaudes. Il lui baisa les mains :

– Pica, essaie, toi ; peut-être t’écoutera-t-il. Moi, je ne puis rien, sur lui... Et pourtant – son poing de nouveau menaça, – il doit renoncer à son projet, sinon il ne sortira pas vivant de mes mains.

– J’essayerai, dit-elle, impatiente.

Il l’embrassa encore sur le front blanc et monta dans la voiture. Elle tenait la clé ; elle croyait tenir une flamme. Elle écouta. Et dès qu’elle, n’entendit plus le cahot des roues, elle courut vers la cave, tâtonnant dans le noir.

–  C’est moi, ta maman, ta maman...

– Mère ! Mère ! sanglota François. Elle toucha la grille, elle sentit des bras entre les barreaux et, à travers la grille, ils s’embrassèrent.

– Maman ! Maman !

– Mon fils, mon fils !

Mais, brusquement, cette femme si douce devint comme sauvage.

– Tu sortiras, hurla-t-elle, ton père dût-il me tuer, tu sortiras ; je ne veux pas que mes enfants soient traités comme des bêtes !

Elle tira sur les barreaux de fer. La porte cliqueta : ce fut tout. « Une lime ! une lime ! » Relevant des mains sa jupe, elle remonta en courant. « Une lime ! une lime ! » ordonna-t-elle au domestique, occupé à servir des clients. Il dut laisser là les clients et aider Madame à chercher une lime. Il ne l’avait jamais vue ainsi : effrayante.

Mais il faut qu’il y ait une lime pour qu’on en puisse trouver une. « Ah ! voilà une hachette. Nous briserons la porte à coups de hache ! » Le domestique cherchait encore qu’elle était déjà dans la cave. Et la hachette frappait sur la serrure, martelait, cognait.

La noble dame, aux petites mains délicates, la mère si douce, cognait de la hache sur le fer. Une mère saute dans le feu pour son enfant, une mère saute à l’eau pour son enfant, une mère brise du fer pour son enfant ! Et le voilà suspendu, frissonnant, au cou de sa mère. Elle l’entraîna en haut, dans la lumière du jour. Il était à genoux devant elle ; elle serrait sa tête entre ses deux mains. Un mois qu’elle ne l’avait vu ! Ces cernes bleus autour de ses yeux, ces blessures à son front, ces lèvres blêmes, ces joues émaciées ; ces cheveux en désordre. Il manquait encore une couronne d’épines. Elle arrosa de ses larmes le douloureux visage.

 

*

*   *

 

Au crépuscule, il était debout, vêtu d’un habit de velours noir, mi paquet à la main, prêt au départ. Il avait tout dit. En l’entendant, le cœur de la mère avait rayonné. Le songe qu’elle avait eu allait se réaliser.

– Mère, dit-il, je retourne à Saint-Damien.

– Fais ce que Notre-Seigneur t’inspire.

– Et père ? interrogea-t-il, inquiet pour elle.

– Il n’est pas de cave si profonde que je ne t’en arrache ! dit-elle, fièrement.

Mais comment sont les mères ? Quand on ensevelit un de leurs petits, elles lui mettent encore des chaussettes de laine et une flanelle. François allait de plein gré à la Pauvreté, mais il ne pouvait pas pourtant lui refuser le plaisir – elle le demandait avec tant de douceur émue – de revêtir un bon costume, d’emporter un poulet rôti, une bouteille de vin vieux et un peu d’argent : pour lui, pour le curé et pour l’église.

Il ne put s’empêcher d’en sourire. Pour un gueux, ce poulet rôti ! Ne lui donnerait-elle pas aussi une assiette en argent et une cuiller en or ?

– Je pars, maman, dit-il. Prie beaucoup pour moi.

– Je ne vivrai plus que pour cela !

Il y eut un silence. À la porte de la cuisine, ouverte par une fente, soufflait une haleine ; c’était la servante qui écoutait.

– Maintenant, je pars, maman...

Il l’embrassa.

– Dieu soit avec toi, mon enfant.

Elle se mordit les lèvres. Elle le bénit, se détourna brusquement. Puis, elle s’enfuit, et alla frapper à la porte du palais épiscopal.

 

*

*   *

 

La grande salle du palais épiscopal était bondée. Un tribunal entre père et fils, et l’évêque comme juge.

Pauvres et riches, nobles et bourgeois, la populace des ruelles et les chevaliers des castels, moines et curés, tout ce monde se tenait là selon son rang, encaqué dans la pièce profonde, où il faisait encore obscur à cause des petits vitraux vert-bouteille. Des cierges brûlaient. Le plus grand nombre près du trône où Monseigneur était assis, dans son long manteau d’or, et coiffé d’une mitre blanche. À côté de lui brillait une grande croix d’or et, derrière lui, une tapisserie représentait le jugement dernier. D’un côté se tenait François et de l’autre son père. La foule, curieuse, poussait, jouait des coudes. Soudain, quelqu’un, qui portait une masse à pommeau d’argent, cria : « Silence ! »

Monseigneur se leva – haute et forte figure aux yeux durs – et dit au père d’exposer ses griefs. Puis il alla se rasseoir.

Pierre Bernardone salua l’évêque, avala deux fois sa salive, et avec un tremblement dans la voix :

– J’ai cité mon fils à votre tribunal parce que c’est vous qui lui avez conféré les ordres mineurs. Je n’ai pas à exposer ici sa conduite. Toute la ville en est scandalisée ; d’autres villes même se la racontent ; qu’on se mette un peu à ma place. Je le demande aux honorables bourgeois. Vous aussi, Messieurs, vous avez des enfants. Voudriez-vous, alors que vous avez du bien, que votre fils s’acoquinât avec l’écume de la ville, s’en allât jouer avec les lépreux, au risque d’introduire la contagion dans vos maisons et que, par-dessus le marché, il vous volât encore et vous trompât ?

Un murmure courait dans la salle et, on le sentait, c’était en faveur du père. Encouragé, celui-ci s’échauffa, énuméra tous les méfaits de François :

– Mais tout lui sera pardonné, s’il cesse de causer du scandale. Il peut même rentrer chez moi, il ne doit pas travailler. Il recevra de l’argent pour ses pauvres. Il lui sera permis de faire des pèlerinages, d’entendre la messe tant qu’il voudra, pourvu qu’il se conduise avec dignité. Puis-je être plus généreux ?

– Vous avez raison, crièrent quelques voix. Vive Bernardone !

Monseigneur lui avait laissé dire tout ; il fit ensuite la remarque :

– En réalité, il s’agit ici de le déshériter.

– Oui, je le déshérite, s’il est résolu à continuer ce genre de vie.

Monseigneur se tourna vers François :

– S’il en est ainsi, je te conseille de prendre les devants et de renoncer à tes droits de plein gré.

– Mais alors, c’est une affaire combinée d’avance ! cria le père.

François s’avança, mince et pâle :

– Monseigneur, je ne réclame rien à mon père, ni or, ni biens ; je ne demande que de pouvoir, sous votre garde, être pauvre et imiter Jésus. La décision dépend de vous.

La foule admirait cette soumission et cette pauvreté..., mais François renoncerait-il, librement, sans condition, le cou tendu.

Monseigneur dit :

– C’est une belle preuve de ta confiance en l’Autorité. La voie de la pauvreté est une belle voie, mais couverte d’épines, et l’ardeur de l’homme peut faiblir...

– Monseigneur, les hommes succombent, il est vrai ; Jésus tomba trois fois sous la croix, mais son Père ne l’abandonna point. Je compte sur le même Père, sinon, je ne serais pas ici.

On vit les prêtres se dire l’un à l’autre : que c’était très fort, ce qu’il avait dit là. L’évêque, lui aussi, paraissait être de cet avis :

– Ainsi donc, tu renonces volontairement à ta part d’héritage ?

– Oui, sonna la réponse, brève comme un coup de pistolet.

Un murmure d’étonnement parcourut la salle.

Le père pouvait garder sa fortune, soit ; mais il ne pouvait souffrir que François n’en parût point affecté.

– Et cet argent que tu as pris chez moi, il me le faut aussi, jusqu’au dernier sol !

– Maman me l’a donné pour l’église et le curé.

 – C’est mon argent.

Alors, Monseigneur dit :

– Rends cet argent, François. Dieu ne veut pas qu’à son œuvre serve de l’argent peut-être mal gagné.

Le père, écumant, leva des bras indignés, et François arracha d’un coup la bourse de sa ceinture et la lui jeta :

– Voilà, ce qui n’y est plus a déjà été donné à la petite église.

– Voleur, cria le père en ramassant la bourse ; il me faut tout ! jusqu’au dernier sou !

Il frémissait de haine. De l’assistance partaient des cris, les uns de blâme, les autres d’approbation. L’homme au pommeau d’argent avait beau crier : « Silence ! », la rumeur persista. Alors, Monseigneur se leva et le peuple se tut.

– Quelqu’un désire-t-il ajouter quelque chose ? demanda-t-il.

Il regarda François, le père et toute la salle. François eut un frisson de honte en entendant son père chicaner pour cet argent. C’était là le dernier coup de cognée pour détacher la branche de l’arbre.

– Un instant ! cria-t-il avec passion. Il courut se cacher derrière la tapisserie. La tapisserie remuait ; tout le monde y tenait les yeux fixés, même le père et Monseigneur. Un silence énorme. La tapisserie remuait. Le dernier jugement s’animait : les morts, les anges, les démons bougeaient, et Jésus, sur son nuage. Soudain, François reparut, tout nu, un corps maigre et chétif, les vêtements sur le bras. Il les laissa choir aux pieds de son père :

– Même mes habits, je vous les donne. Me voici tel que je suis né. Nous sommes quittes maintenant.

La foule criait, hurlait, transportée : « Bravo ! bravo ! Vive François ! »

L’évêque alla vivement à François et le tira sous sa chape. Un saint manteau de brocard et de gemmes couvrit d’un coup la nudité du pauvre volontaire.

Dans son trouble, le père, qui ramassait les habits, ne put prononcer une parole. Sa malédiction lui restait dans la gorge, mais flambait dans ses regards. Ses bajoues tremblaient.

La tête hors de la chape, François cria d’une voix claire :

– Vous tous, écoutez ! Jusqu’au jour présent, Pierre Bernardone fut mon père. Désormais, je ne dirai plus : mon père Pierre Bernardone, mais : Notre Père qui êtes aux Cieux !

Il tendit alors ses bras nus vers la croix d’or. Des clameurs de joie houlèrent par la salle : « Quel homme ! » L’évêque lui-même écrasa de l’index une larme au coin de ses yeux durs et, entraînant François caché sous sa chape, se rendit dans une chambre voisine, tandis que les cris et les gestes fêtaient toujours François. « Vive François ! Honneur à lui ! Bravo ! Bravo ! »

– Chassez-le ! (mais ceci, c’était pour le père). Celui-ci se sauva, furieux. Une fois dans la rue, il se rendit compte combien il était ridiculement odieux, les bras chargés ainsi des vêtements de son fils.

– Damnation ! grommela-t-il, et il lança les habits dans le ruisseau, les piétina comme on étouffe du pied un feu. Alors, il poussa un cri, et tomba, pleurant, dans les bras d’un digne seigneur, son ami.

 

*

*   *

 

Une chanson française sonne haut et clair sur les montagnes et dans les bois. C’est François qui s’en va, et ne sait comment crier son bonheur parce qu’il est absolument pauvre maintenant. Aujourd’hui, il a épousé dame Pauvreté. Et voici son voyage de noces ! Et il chante ! Et il marche ! Où va-t-il ? Il n’en sait rien. Peu importe où. Il a besoin de marcher et de chanter. Comme une alouette qui vole dans l’azur et chante sa joie. Des alouettes, il y en a, partout. Car le printemps est là, avec sa jeune verdure. Le printemps fait fondre la neige dans les failles du rocher. Cela met çà et là la joie d’une eau froide, claire, dont François aime boire une gorgée dans ses mains. Que peut-on avoir de mieux que l’eau courante des montagnes ? Claire comme le cristal, fraîche comme un matin !

François est vêtu comme un épouvantail. Une défroque de jardinier, les manches trop longues, le pantalon en soufflet d’accordéon (il est petit de taille). Son chapeau enfonce sur ses oreilles. Il a jeté sur ses épaules un manteau en haillons, dont il a marqué le dos, à la chaux, d’une grande croix blanche. Ainsi va-t-il par les bois sombres, en chantant. Voilà le deuxième jour. Il a dormi sous les saintes étoiles. Ses yeux brillent d’un éclat profond.

Tout à coup, dans cette solitude, se dressent devant lui trois hommes farouches, hirsutes, armés de coutelas. Ce sont les bandits, les maîtres des bois qui ont ici, tels des ours, leur repaire, et qui attaquent quiconque s’aventure par là. Qui donc ose les déranger par ce chant ? Qu’on siffle de peur dans l’obscurité, soit. Mais chanter ainsi, joyeusement, dans cette contrée infestée de bandits ?

Les trois hommes jugent l’audace excessive. Et c’est cet avorton-là qui se permet ?... Le plus grand demande :

– Qui es-tu ?

– Puisque tu désires le savoir, dit François, je suis le messager du grand Roi. Et son doigt montra le ciel.

– Ah ! ce maigre hère se moque donc d’eux ?

Vlan ! Un coup violent l’abattit : tous trois, se ruant sur son corps, le rouèrent de coups, lancèrent son chapeau dans un arbre, lui arrachèrent ses habits et le poussèrent dans une crevasse. La neige y formait encore une couche épaisse. Loué soit Dieu pour la neige ! Sinon il eût été réduit en esquilles. Il gisait dans la neige, vêtu seulement d’une vieille chemise. Il entendit les hommes partir en riant. À grand-peine, il parvint à se tirer de là, d’un tout autre côté.

Que chanter maintenant ? La même chose ! Le froid de la forêt collait à sa chair, le vent agitait ses derniers haillons : il les noua tant bien que mal, et poursuivit sa route en chantant. Il aperçut un renard qui l’observa d’abord un moment, puis se sauva.

– Petit renard, mon ami, ne te sauve pas ! Je suis aussi pauvre que toi et point meilleur. Je suis ton frère.

Mais le renard courait toujours, incrédule...

François déboucha dans une clairière ; Tiens, oui, il la connaissait, du temps qu’il allait à la chasse. Ici, ils avaient un jour capturé un cerf. Oui, oui. Et non loin d’ici, il y avait ce petit couvent de Pères. Allons-y ! Il demeure, là aussi, des hommes qui ont consacré entièrement leur vie à Notre-Seigneur. Ah ! pouvoir vivre là quelque temps, dans cette atmosphère de prière et de fraternité chrétienne, quelle chance ce serait ! Plein de vénération et de désir, il frappa à la porte. Tous vinrent ouvrir à la fois, les pères et les frères, tant une visite était rare !

– Pour l’amour de Dieu, dit François. – Il leur conta en peu de mots, et demanda de pouvoir résider quelques jours parmi eux. Le prieur était un homme sans façons. Il avait plus envie de l’éconduire que de l’admettre, et les autres aussi prenaient un air maussade. Mais parce que leur règle les obligeait à héberger les errants et à voir Jésus-Christ dans les mendiants, il fut admis.

– Mais il s’agit de travailler ! dit le prieur.

Et le cuisinier ronchonna : « Si tu crois que tu vas vivre à nos crochets, tu te trompes ! »

Il y travailla comme un bœuf. On lui confia les plus viles besognes, frotter le parquet, laver la vaisselle, prendre soin des porcs. Il dormait sur un peu de paille, se nourrissait des déchets des auges.

C’était un couvent sans beaucoup de discipline. Les uns y avaient autant à dire que les autres : ils étaient tous prieurs. Cette éternelle solitude les avait rendus grincheux et brutaux. Mais ils ne purent chasser le soleil de son âme ; il demeura serviable, gai et poli. Cela, ils ne purent le souffrir et, après une quinzaine de jours, pour une bagatelle, le cuisinier le renvoya. Il était vêtu de quelques guenilles.

 

*

*   *

 

Mais le bon soleil n’est-il pas le vêtement le plus chaud qu’on puisse trouver ? François n’était plus loin, maintenant, de la petite ville de Gubbio. À Gubbio demeurait un de ses anciens amis, un poète. S’il allait visiter cet ami, à Gubbio ? Un besoin de confidence, le désir d’ouvrir son cœur tout large à quelqu’un. Il alla à Gubbio. Il retrouva cet ami, mais celui-ci n’était pas du tout enchanté ; ne pouvant admettre tant d’excentricités, il essaya de détourner François de ses bizarres desseins. Il était si gêné qu’il le prit à part dans une petite chambre et n’osa pas sortir avec lui. François se moqua de lui, et parla de Jésus et de la pauvreté, avec tant de feu que son ami en pleura. Mais ce dernier ne changea point d’avis. Il supplia François de se conduire autrement. Il lui apporta des habits : François les trouva tous trop beaux. À la fin du compte, l’ami alla chercher au grenier un vieux costume de pèlerin de feu son père. François en fut ravi : ce costume était déjà sanctifié.

Et, vêtu en pèlerin, il repartit. Mais pas bien loin. Car ce cœur, ce chaud cœur d’homme avait aussi ses caprices. Que le printemps était beau, avec ses fleurs et sa verdure ! Mais il était bien plus beau à Assise ! Hélas, oui, comme tout y était doux ! Et François y connaissait un bon petit curé, une vieille églisette à rebâtir, une croix – une croix sacrée – des lépreux... et une mère ! Tous ceux-là l’attendaient, se suspendaient à ses pensées. Il ne chantait plus. Une poignante nostalgie l’envahit, la nostalgie de cette ville, de cette contrée, de ces hommes. Et comment résister au mal du pays ? Il marchait comme dans une prison – une belle et haute prison, vaste comme un monde – mais une prison quand même. Il s’arrêta dans une douce vallée, aux larges échappées. Au-dessus de lui un oiseau passa, volant vers le sud. « Moi aussi », dit-il. Il fit demi-tour et marcha dans la direction du sud. Alors, il se remit à chanter. Et lorsque, après deux jours, il vit, du haut de la montagne, Assise, attroupée en rond, blanche au soleil, il tendit ses bras vers elle, comme un enfant vers sa mère, et il cria :

– C’est là que je dois être jardinier !

 

 

 

 

MESSIRE PAUVRETÉ

 

 

Sous le soleil brasillant, François, chaussé de souliers trop grands, s’avance vers Assise. Tout le monde cherche un coin à l’ombre, lui marche au soleil. Sur la grand-place, il va droit au temple grec et, debout sur la base d’un pilier qu’il entoure d’un bras, tandis qu’il lève l’autre, il se met à chanter. La mélodie résonne clair par-delà la placette quiète, contre les maisons d’en face. Mendiants et paresseux bougent dans l’ombre ; des curieux paraissent aux seuils. Le silence de la campagne pend jusque dans la ville, et le chant de François emplit ce silence comme un son de cloche.

– Qui est-ce donc ? Parbleu ! mais c’est François Bernardone qu’on a admiré comme un héros... Tiens, le voilà donc revenu ! Quelles pitreries va-t-il encore nous servir ?

Un à un, les curieux s’approchent, à demi railleurs. Il chante toujours. Et quand s’est formé autour de lui un cercle assez compact, il dit :

– Et maintenant, la chanson de Parcival, qui, de fol qu’il fut, devint un saint chevalier.

– Quel ciel dans cette voix..., murmure quelqu’un.

Et quand il a fini :

– Savez-vous pourquoi je me trouve ici à chanter ?

– Pour vendre ta sueur ! crie quelqu’un.

C’est Angelo, son frère.

– Tu ne pourrais me la payer assez cher, réplique François. Je la vends à Notre-Seigneur. Il paie, lui, le prix fort.

Angelo fit la grimace et se sauva, confus.

Et François dit aux gens :

– Voilà. Je suis devenu le maçon de l’église de Saint-Damien qui tombe en ruines. Elle renferme une belle croix : qui prie devant cette croix sera exaucé. N’est-ce pas dommage que des ruines doivent abriter une croix aussi belle ? Vous habitez une maison, et quand le toit est crevassé, vous le restaurez. Et nous laissons périr la maison de Dieu ! C’est très mal de notre part. Il est mort pour nous. Reconstruisons sa maison ! Oui, mais vous avez chacun vos occupations. Eh bien, je rebâtirai pour vous. Seulement, vous savez que le curé de Saint-Damien est pauvre, et moi, qui demeure chez lui, je vis des miettes de cette pauvreté et je m’en contente volontiers. Et maintenant, je viens vous demander, au nom de Notre-Seigneur, de me procurer des pierres, de la chaux, une truelle, un fil à plomb, et quoi encore ?... Il ne faut pas me donner ça pour rien : je vous paierai en chansons et en prières. Qui donne une pierre a, en outre, du mérite devant Dieu ; qui en donne deux a mérité double, et ainsi de suite. Comme vous n’avez pas des pierres en poche, vous pouvez me donner de l’argent pour en acheter chez l’entrepreneur. Ou bien, payez directement l’entrepreneur. Maintenant, une chanson d’abord, puis je ferai la quête.

Tout à coup le mercier du coin, connu pour son avarice, cria :

– De moi, tu n’auras pas une demi-pierre !

– Cela ne se pourrait pas, d’ailleurs, répliqua. François : il te faudrait casser ton cœur en deux !

– Bravo ! cria la foule. Bien tapé !

Furieux, le mercier s’en alla. Et François chanta une romance connue et il y eut des gens qui pleuraient vraiment d’émotion. Un fils de bonne famille, et si jeune, qui, vêtu comme un valet de forme, mal chaussé, est là à chanter, plein d’ardeur, pour mendier quelques pierres et un peu de chaux ! Et ils donnèrent, donnèrent tant d’argent que ses deux mains rapprochées le pouvaient à peine contenir.

– Merci ! merci ! Quand je n’aurai plus de pierres, je reviendrai, cria-t-il, et suivi d’une bande de gamins, il s’en fut chez l’entrepreneur.

Une vingtaine de minutes après, on le vit revenir, courbé sous un sac de chaux, une vieille truelle fichée dans sa ceinture.

Les gosses – ils aiment ça ! – portaient les pierres : qui trois, qui quatre ; ah ! mais, c’étaient de fameux blocs ! François et ses premiers petits aides... Ce n’est pas un jeu que de s’improviser maçon ! Il vous faut une échelle, un échafaudage, des cordes, des cuveaux, une pelle, un fil à plomb. Que sais-je encore ? Et quand il faut rassembler tout ça au prix de chansons !

Chaque jour, de grand matin, il était à son travail, sifflant et chantant. Il y avait là, dans le mur, une ouverture – effet d’un tremblement de terre – par où le vieux curé passait quelquefois pour s’épargner la peine de pousser la porte qui s’ouvrait difficilement. François commença par fermer cette crevasse. Et puis : tailler des pierres, faire du mortier, traîner des pieux coupés dans le bois, placer l’échafaudage. Au bout de trois jours, il aurait fallu voir ses mains : rayées d’égratignures, de la poussière et de la chaux plein les rides. Il travaillait du matin au soir, comme un ouvrier à l’heure, et le soir il ne se sentait plus le dos de fatigue. Alors, ce lui était un délice, au crépuscule, de dire des prières et d’aspirer à Dieu avec le petit curé.

C’étaient des jours féconds. Et il trouvait encore le moyen de donner un coup de main, de ci, de là, à son vieux maître : traire la chèvre et autres besognes de pauvre ; et, deux fois par semaine, il allait visiter les lépreux.

Le petit curé, de son côté, voulut se rendre utile en présentant les pierres, ou par d’autres menus services.

– Laissez ça ! dit François. Votre part, c’est de prier pour que les pierres viennent à nous.

Et elles venaient à lui, les pierres. Le plus souvent, c’étaient des enfants qui les apportaient, avec les compliments de leurs parents qui demandaient un Ave. De temps en temps même, le domestique de l’entrepreneur amenait une pleine brouette de pierres, d’ardoises et de chaux.

– Mais qui vous fait apporter tout cela ?

– Quelqu’un qui ne veut pas être connu, dit le valet.

François pensait que c’était sa mère. Il s’informa auprès de l’entrepreneur ; et par un mendiant qui y travaillait quelquefois, il parvint à savoir que le donateur était le seigneur Bernard. Qui aurait cru cela ? Messire Bernard était un homme riche et paisible, du même âge que lui et qui n’avait jamais été son ami, mais qu’il connaissait bien pour avoir été son condisciple à l’école des Pères.

Désormais, en le rencontrant, François le saluait comme à son ordinaire, feignant d’ignorer tout de la provenance des pierres.

Ce fut un bel été ; je veux dire dans leurs cœurs, car il y eut pas mal de pluie, de tonnerre et de vent. Les jours de semaine où le vieux curé ne célébrait pas, François allait assister à la messe en ville. Et avant comme après son oraison, il jetait autour de lui un regard, cherchant sa mère. Il ne la vit point. Depuis qu’elle l’avait délivré de la cave, ils ne s’étaient plus revus. Il en souffrait ; il eût tant aimé savoir ce qu’elle pensait de lui maintenant et, pour ne point se tromper, il ne s’informait auprès de personne. Souvent, le soir, quand il était assis avec son curé, à contempler la vallée, il se sentait gagner par la tristesse, et il lui arrivait de demander alors au petit vieux :

– Si nous priions un peu pour ma mère ?

Et alors, ils priaient très longtemps pour sa mère.

 

*

*   *

 

L’églisette revivait, reflorissait, rajeunie, coquette, plaisante à voir ; et François en badigeonna l’intérieur. Dommage que l’hiver fût proche ; sinon elle eût été achevée cette année.

Les raisins mûrirent ; le temps de la vendange arriva. Et ce fut un de ces jours-là que François, pénétrant dans la petite grange, y surprit le vieux curé en train de compter ses pauvres sous et se disant à part soi :

– ... Et il aime de temps en temps une tranche de lard... et le lard est cher... Mais il faut pourtant qu’il mange bien, le pauvre petit, sinon il ne tiendra plus debout, à cause de tous ses jeûnes et pénitences. Comment m’y prendre pour pouvoir lui donner un peu de lard, dimanche ? Bah ! je mangerai moi-même un peu moins. De la farine pour le pain, il n’y en a plus...

François sortit en silence et, dehors, se frappa des poings le front :

– Imbécile que je suis ! J’ai épousé dame Pauvreté et je vis aux dépens d’autrui ! Fini, cela ! Chacun doit mériter son pain.

Le lendemain, au bord du petit ruisseau, il grattait, rinçait, frottait le seau à chaux.

– Comme tu le nettoies bien, lui dit le curé : on dirait que tu dois y manger.

– C’est ça ! exactement ! lui cria François à l’oreille. Je veux gagner mon pain, je m’en vais mendier.

Le curé protesta :

– Ne fais pas cela ! J’ai assez de nourriture. Laisse cela... par respect pour ta mère.

– Notre-Seigneur m’en a donné l’exemple ; il n’y a pas de honte à l’imiter, répliqua François.

Et le voilà en route pour Assise.

Cependant son cœur lui battait dans la gorge... Par où commencerait-il ? Chez les pauvres ! Où le pourrait-il mieux ? La porte d’une pauvre cabane était ouverte comme une invite. Il y alla.

– Pour l’amour de Dieu, un morceau de pain !

Une femme parut sur le seuil, un enfant sur le bras.

– Eh ! N’était-ce pas là ce jeune homme riche qui s’était fait pauvre ?

Elle en était saisie :

– Monsieur, dit-elle, je n’ai rien qui vous plaira. Je n’ose rien vous donner... Nous sommes si pauvres nous-mêmes.

– Donnez quand même. Le moindre morceau est le meilleur.

La femme alla chercher dans une armoire et versa dans le petit seau du mendiant des restes de haricots verts et un croûton de pain noir.

– Dieu vous en bénira !

Et il poursuivit son chemin.

Où s’arrêter maintenant ? Là, à cette grand- maison de maître. Des amis de ses parents... Il gravit les marches du perron ; à la servante qui ouvrait, il demanda à manger. Ce ne fut pas la servante qui revint, mais le seigneur lui-même, un bel homme aux cheveux blancs, et la dame observait par une porte du vestibule.

– N’as-tu pas honte, cria le vieux seigneur bourru, de faire ce déshonneur à ton vénérable père ? Fainéant ! Mauvais fils ! Va-t’en, ou j’envoie mes chiens à tes chausses !

Il lui ferma la porte au nez, brutalement.

– Dieu vous bénira ! dit François à cette porte.

Et maintenant ? Ah ! chez l’épicier d’en face. Là, toute la famille vint sur le seuil. Personne ne lui dit rien ; mais ils lui donnèrent une tranche de pain et des déchets de viande salée. Ils le regardèrent s’éloigner et coururent en parler aux voisins.

Il ne voulut pas sonner chez le seigneur Bernard. Le voici chez le père de Mariette ! Ah ! comme il riait, celui-là, comme il riait ! il se tenait les côtes. Eh, eh ! voilà donc le hardi troubadour de naguère ! Ah ! ah ! Rit bien qui rit le dernier !

– Te donner quelque chose ? Très volontiers ! À un pauvre diable comme toi, sale à toucher avec des pincettes ! Volontiers, très volontiers ! Mariette, apporte-lui donc les choux rouges d’avant-hier. Ils sont presque noirs, sans doute, mais qui a faim ne s’en aperçoit pas ! Tu peux revenir chaque jour ! Je t’engraisserai, va !

Mariette obéit à contre-cœur, mais François lui dit en souriant :

– Donnez, Mademoiselle. Mieux vaut noir dans l’estomac que noir dans l’âme.

Il heurta encore à quelques portes, mais ne recueillit qu’insultes et railleries.

Quelqu’un lui fit observer :

– On ne te donne rien, et tu dis quand même : Dieu vous bénira !

– Dieu vous récompensera de m’avoir humilié, répondit François, car j’ai besoin d’humiliation, plus que de pain.

Il alla frapper au palais de la noble et célèbre famille Sciffi.

Un laquais vint ouvrir. Au même instant, entra en courant dans le somptueux vestibule une jeune demoiselle, svelte, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, avec une fillette plus jeune. Les deux enfants s’arrêtèrent, regardant le mendiant :

– Voilà donc le seigneur François qui s’est fait pauvre pour Jésus, dit la demoiselle à sa petite sœur.

Elles le regardèrent avec étonnement.

– Veuillez revenir demain, dit le laquais. Demain, c’est le jour où la famille Sciffi donne aux pauvres.

François allait partir, mais la demoiselle intervint :

– Non, non, donnez aujourd’hui quelque chose à Monsieur. Attendez ! j’ai encore quelque chose moi-même.

Elle courut dans une chambre, et en revint aussitôt avec une belle grappe de raisins et une poignée de gâteaux.

– Ce n’est pas là pitance de pauvre, Mademoiselle Claire, protesta François. Oui ! je vous reconnais : jadis, vous veniez avec Madame votre mère acheter de la soie dans notre boutique.

Elle le considéra avec respect et, comme en rêve, lui mit dans les mains la belle aumône.

– Dieu vous bénisse, Mademoiselle, dit-il, en s’inclinant profondément.

Quand il fut dans la rue : « Maintenant, j’ai des vivres pour toute une semaine. » Il eut envie de sortir de la ville pour dîner. Mais y devinant un sentiment de fausse honte, il le surmonta. Il alla s’asseoir sur la place, à la fontaine. Il réserva le raisin et les gâteaux : « Pour le curé, ce brave petit homme », murmura-t-il, naïvement heureux. Il jeta un coup d’œil dans le seau et le cœur lui tourna en voyant cet infâme mélange de reliefs et de déchets. Prudemment, du pouce et de l’index, il y pêcha un morceau de viande et y mordit à longues dents. Il le mangea sans trop d’horreur. Puis, il prit quelques hachures de chou rouge ; il les laissa retomber. Il leva les yeux :

– Jésus, supplia-t-il.

Penchés à une fenêtre, une femme avec un petit garçon l’observaient.

Un doute lui vint : Était-il bien obligé ?... Jésus lui demandait-il autant ?... Tout à coup, il se mit à rire :

– Est-ce que l’âme en goûte quelque chose ? Frère âne, mon garçon, tu te laisses encore mener par le vilain diable ! Fi !

Et il se prit à manger à pleines bouchées. Il fermait les yeux, faisant semblant de savourer cette infecte nourriture, la broyait, la mâchait. « Il faut que ce soit à mon goût ! Il le faut ! » Et il s’obstina à manger, les yeux fermés.

– Frère âne, regarde ! et les yeux ouverts, il absorba les restes de la table des riches et des pauvres.

Il mangea à sa faim. La sueur lui coulait dans la barbe.

– Le reste servira ce soir et demain, dit-il.

Alors, dans ses mains rapprochées en coquille, il but deux bonnes gorgées d’eau à la fontaine.

– C’est meilleur que je ne croyais.

La joie perla dans son âme et, amicalement, plein de reconnaissance, saluant le ciel :

– Merci, Seigneur, de m’avoir rendu semblable à vos petits oiseaux !

Et, en chantant, il rentra à Saint-Damien.

 

*

*   *

 

Dans ces quêtes, une grosse épine le blessait : il craignait de rencontrer sa mère. Tout, mais pas cela ! Elle en souffrirait trop ! Cette peine-là, il devait la lui épargner. Évidemment, elle savait tout. Mais qu’elle dût le voir de ses propres yeux :

– De grâce, Seigneur, pas cela !

C’est pourquoi il ne passait jamais par la rue où elle demeurait. Mais un jour que, comme de coutume, il faisait sa tournée, une clameur éclata soudain dans une auberge ; son père bondit dans la rue et, avant que François pût rien dire ou faire, le père lui arracha le seau qu’il lança contre les pavés en hurlant :

– Infâme ! Je te maudis ! Je te maudis !

Cette malédiction frappa François au cœur comme la foudre. À cela il ne s’était point attendu.

– Non ! non ! ne me maudissez pas ! supplia-t-il en se tordant les bras.

– Je te maudis, répéta le père, cinq ou six fois.

Déjà un attroupement s’était formé ; les femmes se signaient, François était pâle comme la mort.

– Et pour chaque fois que tu recommenceras, je te maudis ! Chien ! cria encore le père avant de rentrer.

Les gens blâmaient ouvertement cette violence et tentèrent de remonter le courage de François. Il était tellement abasourdi qu’il ramassa la nourriture mendiée, la remit dans le seau et s’en alla sans emporter le seau. Une petite vieille courut après lui pour le lui rapporter.

Il s’enfuit hors ville, prit un chemin de traverse et s’assit tristement, la tête dans les mains. Être maudit ! Cela éteignait d’un coup en lui toute lumière, Mais qu’y faire ? Comment y remédier ?...

Le lendemain, il avait trouvé. Quand il arriva avec son petit seau sur la place, il alla à la fontaine et s’adressa à un mendiant qui ressemblait, à s’y méprendre, à saint Pierre : la même barbe blanche en collier, et une flammèche de cheveux sur son front chauve. Berto l’accompagna, car les mendiants s’entraident volontiers. François mendiait. Là-bas, son père accourait, furieux, mais quand il voulut recommencer ses malédictions, François alla se mettre à genoux devant Berto, qui le bénissait. Et François cria :

– Pendant que vous me maudissez, un autre père me bénit. Ainsi, votre malédiction est annulée.

La foule cria, : « Bravo ! » pour François et « Hou ! » pour le père.

 

*

*   *

 

Tout le jour, des nuages sombres avaient roulé dans le ciel. Le petit curé, plein d’expérience et de raison, prononça : « De la neige pour demain. »

Le soir déjà, la neige se mit à tomber dru et, le lendemain, les montagnes et la vallée étaient de blanc vêtues. L’églisette en était emmitouflée : il fallait renoncer à maçonner. Alors, les deux hommes demeurèrent assis devant un petit feu de branches et prièrent, dans l’attente du printemps.

François ne travaillait qu’à son âme. Il lui arrivait de rester prosterné, dans le froid, des heures durant, en prière, devant le Saint Crucifix, plein de soumission à Dieu et d’amour. Il visitait aussi les lépreux, les malades ; mendiait en compagnie de Berto. La moitié de sa ration allait à Berto et aux petits oiseaux. Il n’y avait presque plus personne qui le traitât encore de fou ou de nigaud. On s’était habitué au mendiant, jusqu’à oublier le riche seigneur qu’il avait été. François en conçut une profonde joie spirituelle. On lui donnait, parce qu’il grelottait de froid et que ses genoux calleux se voyaient par les trous de sa robe. On lui donnait par pitié et surtout à cause de son inaltérable amabilité. Ses longs cheveux, sa barbe et ses bons yeux bruns dans le visage pâle et émacié donnaient, à première vue, envie de pleurer. Mais bientôt on apercevait l’étrange et belle joie qui transparaissait sur tout son visage. Comme d’un seul mot, simple, il savait consoler et ramener la belle humeur ! On eût dit que c’était lui le riche, et eux les pauvres.

La neige rendait plus précis le détail des lointains. Des maisons qu’on apercevait à peine semblaient maintenant pour ainsi dire transparentes. Et ainsi, on voyait maintenant le petit clocher branlant de la Chapelle Notre Dame percer d’entre les arbres, dans la chênaie de la Portioncule. Encore une chapelle qui avait besoin du médecin !

– J’irai la guérir au printemps, dit François.

Et puis, il y avait encore, là-bas, dans la montagne, cette chapelle de Saint-Pierre qui réclamait son coup de main ! Allons ! il y a du pain sur la planche ! On y va !... Mais, malgré son goût au travail, il était soucieux, estimant qu’il faisait si peu pour Notre-Seigneur. Bâtir ! ça vaut bien la peine !

– N’y a-t-il plus rien à faire dans votre jardin ? demanda-t-il. Ne suis-je pas trop jeune, pour mener ici une vie si facile ? Je fais du gâchis. Et vous qui êtes venu mourir pour nous ! Envoyez-moi chez les sauvages ! Prenez mon sang !

Il tendait au ciel ses mains vides et demandait du travail plus dur. Ces mains, devenues grossières et obscures, comme celles des gens qui mangent en des écuelles de bois ; ces mains jadis étincelantes de pierres précieuses !

Tant qu’un signe ne lui était pas donné, il n’avait qu’à poursuivre son œuvre de maçon. Son attente allait au printemps et à sa mère. L’hiver était dur là-haut, dans la montagne ; mais chaque matin, avant qu’il fît clair, il se tenait prêt devant la porte de l’église.

Et un jour, sous le porche, il rencontra sa mère. Il sortait de l’église, elle y entrait. Ils s’arrêtèrent l’un en face de l’autre. Il la reconnut : son visage blanc, sous ce manteau. Elle ne dit pas un mot, comme foudroyée. Mais une main pâle sortit de ce manteau, se posa sur la sienne :

– Mon fils, je suis fière de toi.

Elle partit vivement, poussée, on le devinait, par la peur.

Mais alors, alors, ah ! François fut si heureux de cette seule petite phrase, qu’il courut en dansant à Saint-Damien. Savoir, quand tu mendies, quand tu as faim, savoir que l’âme de ta mère est avec toi, qu’elle te borde, te caresse, te donne du courage dans ta lutte pour imiter aussi intégralement que possible la vie de Jésus !

– Maintenant, ta pauvreté est bénie, lui dit le petit curé.

 

*

*   *

 

À la Chandeleur, la neige tombe sur une pierre chaude. À travers giboulées et temps sombre, le printemps s’insinua dans la contrée. Et, un soir de grand calme, le soleil se coucha dans un jardin de feu.

– Cette fois, c’est le beau temps qui vient, dit le curé. Ne l’entends-tu pas à mes abeilles ?

Et le lendemain, le soleil était grand dans le ciel, et tout commença de vivre.

Entends-tu couler les sources ? Entends-tu roucouler les ramiers, siffler les merles ? Vois-tu sautiller les petits lapins et briller les pâquerettes ?

En avant ! À l’œuvre ! Nous pouvons recommencer à travailler, à mendier pierres et chaux.

Berto pouvait désormais rester assis près de la fontaine. Sanctifié par la bénédiction de sa mère, François allait seul. Et son père avait le bon esprit de ne plus le regarder. C’était, somme toute, le meilleur parti à prendre.

 

*

*   *

 

De nouveau, des brouettes s’en vinrent à Saint-Damien – naturellement par ordre du seigneur Bernard – tant que François eut beaucoup trop de pierres et qu’il put bâtir pour son vieux maître un petit presbytère. Et vers la Pentecôte, il planta sur le faîte une croix, non sans en avoir d’abord béni la terre, traçant une croix vers les quatre points cardinaux.

– Paix ! cria-t-il. Paix !...

Paix dans un monde de chrétiens, où sévissaient tant de disputes et de guerres !

Le jour de la Pentecôte, le curé célébra la messe dans la petite église restaurée, pleine de fidèles et, les larmes aux yeux, il fit un petit sermon très beau pour remercier le Saint-Esprit et son petit maçon.

La même semaine, François commença la restauration de la chapelle de Saint-Pierre, qui ne lui prit qu’un bon mois. Mais maintenant se présentait la grosse besogne : l’églisette de Notre-Dame des Anges, là-bas dans la chênaie de la Portioncule, à une lieue au moins dans la plaine. Il était allé d’abord l’examiner de près, comme un bon maçon qui vient voir le dimanche ce qu’il aura à faire en semaine. Vraiment, il y avait bien des choses à restaurer là : il n’en finirait pas cette année. Ça ne fait rien ! N’est-ce pas un bonheur de pouvoir travailler en l’honneur de la Vierge ? Un travail pareil est une fête ! Ah ! elle était si bien située, l’églisette, dans cette petite clairière du bois, où le silence était si frais et si mystérieux, parmi le chant et le gazouillis des oiseaux, si loin du monde !

– C’est à n’en plus vouloir sortir ! dit François.

Et alors commença ce transport pénible, vers la chênaie, des échelles, des cuveaux, de l’échafaudage, de la chaux, des pierres qui restaient ; et par une chaleur qui chauffait l’air au point qu’on croyait respirer du feu. Mais François l’affronta. Et puis, ce travail de maçon, dans cette solitude, était vraiment une chose délicieuse ! Seul dans le grand silence, dans l’ombre verte des arbres, sans être dérangé par personne ! Parfois, pendant le travail, il se sentait inondé d’un sentiment de bonté et de beauté si indicible, qu’il lui arrivait de descendre de l’échafaudage, pour s’agenouiller dans l’herbe et, en larmes, adorer Dieu des heures durant. Il arrivait aussi que le soir il ne rentrait pas au presbytère, mais qu’il s’attardait à prier dans le bois, au clair de lune. Et puis, il se couchait par terre, dans la chapelle, ou à l’extérieur, selon le temps, et dormait. L’été fut clair, l’automne aussi.

L’incendie de son âme devint plus violent, et aussi la question : s’il ne pouvait pas faire plus pour le bon Dieu que de bâtir ? Sa vie heureuse le comblait de confusion et, dans ses prières, il sentait peu à peu qu’il se pourrait bien que l’ordre de la Croix eût un autre sens. Quelque chose se passait en lui, de grand, de puissant. Qu’est-ce qui en naîtrait ? Que devait-il faire ? Il attendait, attentif. Dieu n’avait qu’à parler : son serviteur était prêt, avec ses larmes et son sang.

L’hiver vint tôt et, de nouveau, à Saint-Damien, les deux amis étaient assis près du petit feu, et priaient.

 

*

*   *

 

Et quand survint le nouveau printemps, au travail ! Pour ne pas perdre de temps, François resta dans le bois ; il y habita dans une cabane qu’il s’était construite lui-même, d’un peu de paille et de roseaux. Le dimanche seulement, il allait passer sa journée auprès du vieux curé, servir la messe et le salut.

Comme il faisait beau dans ce bois ! Les oiseaux apprennent à vous connaître ; même les lapins et les écureuils ; ils ne s’enfuient plus quand ils vous voient, ils viennent même écouter vos chansons. François chantait, mais son inquiétude grandissait dans le secret de son cœur. Ce n’était pas une angoisse, non, plutôt le pressentiment d’un grand bonheur. On ne sait encore quel sera ce bonheur, mais déjà il vous empêche de dormir.

Le curé lui dit un jour :

– J’ai l’impression que tu ne rebâtiras plus longtemps des églises. Je crois que Dieu a d’autres desseins sur toi.

– Nous attendrons, répondit François.

– Bien parlé, approuva, le vieillard, nous attendrons. Quand ta chapelle sera-t-elle prête ?

– J’aimerais bien que vous vinssiez y dire la première messe à la fête de saint Mathieu.

– Je viendrai, dit le curé.

 

*

*   *

 

Et François servit la messe. Il y avait encore un assistant : un très vieux berger, tout courbé, qui, voilà bien des années, avait entendu là le chant des anges. François était nerveux et inquiet. Des nuages traversaient ses pensées.

À l’Évangile, le curé se tourna vers l’assistance, – en réalité, vers le seul berger, – mais il regarda son servant, puis lut le texte sacré. François écouta avec respect ce texte qui était la parole de Dieu. Les nuages avaient disparu soudain ; une grande lumière vint sur lui. Et voyez donc comme le curé le regarde : il ne l’a jamais regardé ainsi, d’un regard aigu et perçant. François est ravi en céleste extase en entendant les paroles par lesquelles Jésus envoya ses apôtres dans le monde : « Allez prêcher et dites : Le royaume des cieux est proche ; guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. N’emportez ni or, ni monnaie d’argent ou de cuivre, ni besace pour la route, ni deux habits, ni chaussures, ni bâton, car l’ouvrier mérite son salaire. Dans chaque ville ou bourg que vous arriviez, demandez ce dont vous avez besoin et demeurez où vous êtes entrés. En entrant dans- une maison, saluez en disant : Paix à cette maison. Si cette maison est digne de la paix, la paix descendra sur elle, sinon, elle descendra sur vous. »

Une averse de lumière l’immergea. Dieu avait parlé. Être apôtre ! Apôtre ! Répandre la paix et l’amour, restaurer des âmes tombées en ruines, et être pauvre, entièrement pauvre comme un moineau ! Paix ! Charité ! Pauvreté ! Son maigre corps frissonna de joie céleste.

Il a servi la messe de son mieux. Mais, après la messe, après, il a crié sa joie dans l’oreille du vieux curé.

– Je ne comprenais pas, lui répondit ce dernier, pourquoi j’étais forcé de te regarder ainsi. J’étais saisi d’un étrange sentiment. Je te l’ai bien prédit que tu ne serais pas toujours maçon ! Tu feras de beaux sermons, tu verras !

Et François, courant à sa cabane, en emporta les quelques sous qu’il possédait encore. Il choisit la bure la plus usée, – de chemise, il n’en avait point, – et remplaça sa ceinture de cuir par une corde de maçon. Il se déchaussa et, pieds nus, il se tenait debout, heureux, ivre de joie, sans souliers et sans chemise, vêtu seulement de sa bure :

– Voilà mon plumage, dit-il.

– Alouette du bon Dieu ! murmura le vieillard, et il l’embrassa en pleurant.

 

*

*   *

 

Et sur la grand-place, ainsi il prêcha ; pieds nus. Les gens sont suspendus à ses lèvres, et ce qu’il dit est simple comme du pain. Ce n’est pas tant sa parole qu’ils écoutent que la musique de son cœur :

– Bonnes gens ; mais non, je vous appellerai mes frères, car Dieu est notre père à tous. Vivons en paix, fraternels et joyeux de cœur, comme des enfants. Nous sommes tous pétris de la même pâte, mais différemment cuits. Chacun a ses défauts, mais aussi son bon côté. À travers nos défauts, regardons Dieu, présent par la grâce en nos âmes, et nous nous aimerons les uns les autres, malgré nos défauts. Aimez Dieu en vos frères. Dieu est infini. Il a fait les étoiles et le soleil, et nous avec. Nous vivons dans son souffle, nous nageons dans sa lumière. Il est au Ciel, sur la terre et en tous lieux. Il est en nous avec son Esprit-Saint et au Saint-Sacrement il se donne à nous avec la chair et le sang de son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ah ! qu’il est beau de vivre ! Car nous vivons en Lui et, par Lui ! Quand vous dormez, quand vous faites la soupe, quand vous raccommodez des sandales, Il est toujours dans votre cœur. Ne l’oubliez pas. Alors, vous serez comme des enfants. Regardez les enfants : ils sont gais, ils n’ont pas le souci du lendemain. Ils voient des fleurs, et ils crient de joie ; de la neige, et ils chantent ; ils lèvent leurs menottes vers le soleil ; et ils rient quand il pleut. Voilà comment vous devez agir. Vous réjouir, admirer. Et comme les enfants aiment leurs parents, ainsi nous devons aimer notre Père céleste, et nous confier en Lui nuit et jour. Ne nous fâchons point si ce Père nous tance parfois. Il a ses raisons ; et qu’est-ce qu’un peu de souffrance en regard de l’éternité ? Aimez-Le jour et nuit, aimez-Le dans ses instruments : dans la pluie, la neige, les étoiles, et dans l’adversité ; aimez-Le surtout dans sa douloureuse Passion qui durera tant que le péché sera maître de l’homme ; allégez sa Croix, sa souffrance, en en prenant une petite part sur vous. Faites pénitence ! La pénitence est une médecine amère, qui guérit l’âme et la rend claire et pure. Pour guérir vos maux d’estomac, vous absorbez les herbes les plus amères. Pour guérir vos âmes, n’en ferez-vous pas autant ? Dieu demande des âmes claires. Seule une âme claire sait voir la clarté de l’œuvre de ses mains. Et alors, vous saurez louer et admirer. Aimez-Le ! Vivez en paix avec Lui, avec votre prochain, avec vous-mêmes. La petite paix amène la grande. Nous avons perdu le Paradis par le péché. Là-haut il en est un nouveau, mille fois plus beau : le Ciel. La Sainte Église vous en montre le chemin. Mais le chemin qui y conduit ne passe pas par le monde avec ses beaux habits, son or et sa gloire, mais par l’âme, par l’âme claire. Prenez ce chemin-là. C’est le chemin de l’Amour. Notre-Dame et les Anges vous attendent, pour vous accompagner. Vivez comme des frères et comme des enfants ! La Paix soit avec vous ! Ainsi soit-il !

 

*

*   *

 

Il parcourut le pays avec ses sermons, comme un chanteur des rues avec ses chansons. Chez les paysans dans les champs, chez les bûcherons dans les forêts, dans les métairies, sur la placette de quelque bourg, chez les lépreux, dans les impasses, sur la place du marché, sous le porche de l’église. Avec le zèle d’une abeille.

Toujours il parlait du même objet : de Jésus, de la pauvreté, de la bonté. Et toujours d’une manière nouvelle. C’était un délice de l’écouter. Il y en avait qui voulaient le charger de vivres, ou lui tendaient de l’argent. Mais il refusait l’argent, et des vivres il n’acceptait que le nécessaire pour un repas : une assiette de soupe au lait, parfois une paire de tartines avec une petite tranche de fromage, qu’il mangeait en chemin, avec une gorgée d’eau du ruisseau. Il dormait où le surprenait la nuit, dans une grange, une anfractuosité de rocher, ou à la belle étoile. Partout on parlait de lui. On rappelait encore sa vie ancienne, ses débordements de jadis ; maintenant il passait ses nuits dans les bois à prier les bras levés. Les uns tournaient sa conduite ridicule, d’autres la trouvaient belle et, chez les uns comme chez les autres, l’imagination y ajoutait. Tels prétendaient qu’il mangeait de l’herbe avec vers et fourmis ; d’autres qu’il était un saint, et que, le soir, une lueur auréolait sa tête...

 

*

*   *

 

Un soir, comme il rentrait, las et fourbu, à Notre-Dame des Anges, un jeune homme l’attendait, qui lui donna un billet, avec les compliments de Messire Bernard.

– J’irai ce soir même, dit François.

Il sentait que l’âme de Bernard était dans la peine.

Il y alla. Ils prirent ensemble un léger repas. Ce contraste : François, avec sa bure crottée et ses mains de maçon, à cette table riche, dans cette belle chambre : et son hôte vêtu de soie et de velours. Messire Bernard était un homme grand et pâle, aux yeux bleu clair, point loquace, assez timide, et doux de manières. Il s’informa, par des questions qui n’en étaient point, comment François en était arrivé à embrasser cette vie de pauvreté. Vous voyez bien que son âme est en peine ! François devina aussitôt qu’il fallait l’aider à faire un aveu ou à prendre une résolution. Et c’est pourquoi il lui conta sa vie. Il eut l’impression de tout revivre, et sa parole était si sincère et si enflammée que les larmes ne cessaient de mouiller les joues de Messire Bernard. Il se faisait tard, une heure du matin. François voulut retourner en forêt, mais Bernard insista tant pour le garder que François finit par céder. François dormit dans la même chambre que son hôte. Il y avait deux lits dans cette chambre, et une veilleuse brûlait devant un petit triptyque artistique. Bientôt tous deux ronflèrent comme en mesure, à qui mieux mieux. Et tous deux simulaient. Car Bernard s’était promis d’observer les façons d’agir de François ; or, il s’était laissé dire que François se levait la nuit pour prier. Le ferait-il aussi cette fois ? Messire Bernard souhaitait que ce fût vrai ; non par simple curiosité, mais par un profond sentiment de vénération et pour encourager sa propre âme. Depuis longtemps, le désir grandissait en lui d’imiter la vie de François, mais il était prudent comme une colombe. Il fit donc semblant de dormir, tandis que, par les fentes de ses paupières, il épiait son invité. Chez François aussi, ce ronflement était simulé. Il attendit jusqu’au moment où il crut Messire Bernard bien endormi, puis il se leva tout doucement, s’agenouilla devant son lit, les bras en croix, et murmura : « Mon Dieu et mon Tout ! Mon Dieu et mon Tout. » Il ne répétait que : « Mon Dieu et mon Tout », avec des pauses. Tantôt c’était un soupir, tantôt un cri de joie, puis de nouveau cela devenait suppliant, ou anxieux. Tantôt il se couvrait la face de ses mains, tantôt il étendait de nouveau les bras, puis il s’inclinait, comme replié sur lui-même, – si beau, si saint.

Messire Bernard observait bien tout cela à la lueur de la veilleuse. Il en oublia de ronfler, tant il était ému. La prière profonde se poursuivait toujours : « Mon Dieu et mon Tout », et à la fin Messire Bernard le répétait doucement pour lui-même.

Quand vint l’aube, François se remit en hâte au lit. Un peu de temps après, les cloches sonnèrent ; François et Messire Bernard firent semblant de s’éveiller. À peine Messire Bernard fut-il habillé qu’il vint à François et lui dit :

– François, je voudrais bien mener la même vie que vous. Que me faut-il faire pour cela ?

François, surpris, exulta :

– Ah ! Messire Bernard ! Gloire à Dieu ! Gloire ! Gloire !

Il l’embrassa.

– Est-ce moi qui dois décider cela, moi ? Non, non, je suis trop petit et la question est trop grande. Oh ! que cela est beau ! Notre-Seigneur doit nous aider ; allons à l’église ; là il distribue sa Lumière. Oh ! c’est beau ! c’est beau !

Vous auriez dû voir ces deux hommes aller à l’église, hâtant le pas, courant à la fin. Ils entrèrent dans l’église Saint-Nicolas. Pietro, le vicaire, commençait sa messe à un autel latéral. Ils y assistèrent dans un recueillement profond. Et aussitôt après la messe, François rejoignit le vicaire dans la sacristie ; il lui exposa le cas du seigneur Bernard, et le pria de lire pour lui l’Évangile.

 – Qu’il est heureux ! soupira le vicaire, et il accompagna François à l’autel où était resté le missel.

François fit signe à Messire Bernard d’approcher, et il dit au vicaire :

– Ouvrez trois fois de suite le saint livre, en l’honneur de la Très Sainte Trinité, et lisez chaque fois un verset.

Le vicaire obéit. La première fois il lut : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, reviens et suis-moi. »

La deuxième fois : « N’emporte rien, ni bâton, ni besace, ni chaussures, ni argent. »

Et la troisième fois, comme un soupir : « Que celui qui veut venir après moi quitte sa maison, prenne sa croix et me suive. »

Les larmes du vicaire tombaient sur la page, et il tremblait comme un roseau. Messire Bernard s’agenouilla en signe d’acceptation, et alors le vicaire tomba à genoux, lui aussi, et dit à François avec des gestes suppliants : « Moi aussi ! Moi aussi ! »

 

*

*   *

 

Cet évènement fit beaucoup parler en ville et dam, les environs. D’un seul coup, deux hommes respectés, un rentier et un prêtre, qui avaient embrassé le genre de vie de François ! Ce qu’on se demandait le plus, c’était : « Que va faire Messire Bernard de tout son argent ? – C’était le principal, cet argent ! – Le donnera-t-il à sa famille ? à la ville ? à l’église ? »

Il vendit ses biens, maisons, terres, meubles, tout, et cela fit une jolie somme. À quoi allait-il l’employer ? Tout Assise fut sens dessus dessous, quand on apprit que le lendemain, sur la place Saint-Georges, Messire Bernard distribuerait lui-même toute sa fortune aux pauvres ! Les pauvres n’en purent dormir, et la nuit déjà il y en avait qui attendaient sur la placette. Ils avaient sorti leurs malades des lits et de l’hospice. Ils forcèrent tous les leurs d’y être, jeunes et vieux, et ils y portèrent ceux qui ne pouvaient marcher. Les petits bourgeois étaient jaloux. La haute bourgeoisie et la noblesse trouvaient « que c’était trop fort ». Au lieu d’employer cet argent aux bonnes œuvres, à la réfection de la chaussée, à l’église et à l’hospice ! Mais le donner aux pauvres qui se hâteraient de le dépenser, c’était scandaleux ! Riches et pauvres, jeunes et vieux se pressaient sur la petite place Saint-Georges. Il fallut la police pour maintenir l’ordre.

Les pauvres se tenaient au centre sur deux rangs, et autour d’eux, la foule se poussait. Vers trois heures, François déboucha sur la place avec Messire Bernard et le vicaire. Aussitôt les pauvres se mirent à crier : « Mon mari est sans travail depuis trois ans... aveugle... paralytique... j’ai encore des enfants à la maison... » Ils exagéraient et mentaient ; et cela faisait un tumulte à n’y plus rien entendre. La police avait besoin de toutes ses forces pour maintenir chacun à sa place.

Les trois hommes portaient chacun deux grosses bourses d’argent. Messire Bernard commença la distribution, flanqué d’un garde-ville, et il donnait sans compter comme la monnaie lui venait dans la main. Le désir brillait dans les yeux des gueux et des richards. On pouvait compter sur les doigts ceux qui regardaient avec joie et désintéressement. Pendant que la distribution se faisait ici, là-bas les pauvres s’avançaient en désordre. Les lances les faisaient reculer. Pour empêcher qu’il ne reçût une deuxième fois, chacun était tenu de demeurer à la même place, jusqu’à la fin du partage. L’argent chatouillait, et ceux qui en avaient reçu en comptaient et recomptaient les pièces. Pour en finir plus vite, François avec le vicaire distribuaient de ce côté-ci.

Et quand ce fut fini, il n’y eut plus, en moins de cinq minutes, un seul homme sur la place. Quand il n’y a plus d’argent !...

Les voilà maintenant tous les trois, sans un sou ! François emmena chez un fripier ses deux compagnons, qui y troquèrent leur habit contre une espèce de bure brune à capuchon comme en portaient les bergers dans la montagne.

– J’en ai encore tout un choix, dit le vieux juif ; toutes mesures, et défiant toute concurrence !

Après cela, les trois s’en furent à Notre-Dame des Anges.

Six pieds nus au pas.

Ce jour-là, boutiques et cabarets eurent une clientèle de grande kermesse.

 

 

 

 

DES POÈTES PAR DOUZAINES

 

 

Le même soir encore, le petit curé de Saint-Damien arriva, clopin-clopant, pour les féliciter. Il leur prêta un calice d’étain et un missel, un peu d’huile, du vin et quelques hosties pour la messe.

Il embrassa François comme un enfant et lui dit :

–Vous serez nombreux un jour. Si j’étais un peu plus jeune, j’en serais ; mais je ne saurais me séparer de ma chèvre et de mes chères petites abeilles.

Les larmes brillaient aux yeux de ce saint petit vieux et, en partant, il leur demanda de venir quelquefois le voir, ce qu’ils promirent.

Ils couchèrent sur le sol, dans une petite cabane. Et le lendemain matin, Pierre célébra la messe. Qu’elle était belle, cette messe, tandis que le printemps et l’odeur des bois entraient par la porte ouverte, jusque devant l’autel.

Ensuite, chacun se mit en route pour gagner son pain et pour parler de Dieu aux hommes. Le soir, ils rentrèrent et chacun conta ses aventures.

Pierre raconta avec des soupirs – celui-là, le désir de Dieu le faisait soupirer toujours – qu’il avait pu manger à la table d’un paysan et qu’à un carrefour il avait parlé de la pauvreté à vingt personnes au moins. François avait d’abord mendié un peu, puis visité un malade, un nommé Morico, qui avait dans le temps soigné les lépreux.

– Frère Pierre, car nous nous appellerons désormais frères, dit François, demain je tremperai une bouchée de pain dans l’huile de la lampe-Dieu, tu lui porteras cela et tu lui diras de le manger frais.

Frère Bernard montra ses fines mains dont les paumes étaient gonflées de cloques. Il avait, chez un fermier, aidé à charger une charrette de fumier, ce qui lui avait valu un bol de soupe et un petit pain. Il avait mangé la soupe et apporté le petit pain.

– Soyons heureux, dit François, de ce que nos mains deviennent lourdes et laides, car n’oubliez pas que Notre-Seigneur ne regardera pas nos mains, mais notre âme. Demandons au bon Dieu de nous donner beaucoup de travail !

 

*

*   *

 

Huit jours plus tard, comme François sortait du bois, un jeune paysan endimanché priait à genoux à côté d’un grand pain blanc ; il se leva, courut à François, fléchit le genou et demanda :

– Pour l’amour de Dieu, laissez-moi demeurer auprès de vous ! Quel est ton métier, mon garçon ?

– Bûcheron, Monsieur le moine.

– Je suis le petit frère François, et toi, comment t’appelles-tu ?

– Égide, Monsieur le petit frère François.

– Laisse-là ce « monsieur », dit François en riant.

– J’ai apporté un pain pour vous, dit le jeune homme.

– Tu en mangeras avec nous, frère Égide. Quand l’empereur choisit quelqu’un pour sa compagnie, tout le monde veut être choisi. Sois heureux maintenant, et fier, que ce soit Dieu lui-même qui te choisit pour te joindre aux chevaliers de dame Pauvreté.

La main dans la main, ils entrèrent dans le bois. D’abord une prière à la chapelle, puis Égide raconta avec un peu de gêne qu’il descendait des forêts du mont Subasio. C’est là qu’il avait ouï parler de François par un berger. Jour et nuit il y avait pensé, et à la fin il ne pouvait plus se retenir d’aller vivre aussi de cette manière. Et ce matin, il avait pris congé de son père, qui lui avait donné un pain cuit par lui. Il était arrivé ici à tout hasard.

– Tu as bon nez, dit François. Je crois que nous aurons en toi un brillant petit frère. Comme les autres vont être contents, ce soir, en apprenant cela ! Qui aurait jamais cru que j’allais recevoir des frères ? Maintenant, occupons-nous du plumage !

Ils allèrent tout de suite à Assise, chez le fripier. Et ce solide vêtement des dimanches fut échangé – avec les guêtres, les chaussures, le foulard de soie, le chapeau et le reste – contre une robe de pâtre et deux mètres de corde.

– Au plaisir de vous revoir ! dit l’homme au nez juif, j’ai un stock très fourni de ces effets ; je puis vous en livrer toujours et j’en ai commandé de neufs.

Et, se souvenant du dicton : « Un petit poisson pour en pêcher de grands », il donna encore à chacun une tranche de pain sec.

 

*

*   *

 

Tous les jours, on sortait prêcher, mendier, travailler. Ils passaient la nuit où elle les surprenait, fût-ce à la belle étoile, sur le sol rugueux. Pour ces hommes, c’était là une bagatelle. Ça leur faisait du bien. Et ils devenaient eux-mêmes pareils à un morceau de terre, un bloc de nature, plein de force fraîche comme le printemps.

Le peuple écoutait en eux comme un avenir nouveau. Il leur suffisait de peu de gens pour commencer un sermon. Voyaient-ils là-bas un pâtre assis, solitaire, sur la montagne, ils grimpaient jusqu’à lui pour lui prêcher l’Évangile. Une fermière trayait sa vache : ils y couraient, munis de leur grande nouvelle. Et un métayer, au labour avec ses bœufs, ne devait point perdre de temps pour les écouter : pendant qu’il marchait derrière sa charrue, un frère l’accompagnait en parlant de la Semence et du Ciel. Ils ne laissaient personne en repos ; partout ils saisissaient les gens par l’âme, les femmes auprès des fontaines, les colporteurs sur les routes. Ils arrêtaient un cortège de noces, et parlaient de Dieu. Il n’y avait pas d’obstacle à leur zèle. Et les gens trouvaient si beau de leur part de refuser tout argent, et même, quand ils n’avaient pas faim, une simple tartine. Et qui les avait écoutés docilement commençait à soupirer de pure joie. Les frères poussaient même jusqu’aux villes proches, et jusque dans les provinces voisines. Mais dans les villes, le peuple n’est plus si croyant, la foi y est fêlée. Et là, il arrivait que, au beau milieu du sermon d’un frère, des hommes et des femmes entonnaient de mauvaises chansons, ou excitaient les enfants à jeter de la boue. Mais n’était-ce pas une bénédiction de Dieu, de pouvoir souffrir ? Ces hommes étaient toujours gais, et rien ne pouvait dégonfler leur ardeur : ni faim, ni raillerie, ni affronts, ni aucune sorte de mauvais temps.

– Le temps est toujours beau, mais diversement, disait François, et ses compagnons le répétaient après lui.

 

*

*   *

 

Quand François – avec Égide, cette vaillante abeille – après bien des jours, revint de la contrée d’Ancône, trois hommes étaient assis devant la chapelle, qui l’attendaient, munis déjà de leur bure.

C’était Morico, trapu et large de carrure, qu’avait guéri ce morceau de pain trempé dans l’huile ; un nommé Sabatino qui avait l’air dévot et très instruit, et le troisième s’appelait Jean, un gars lourd, au menton volontaire, au nez pointu : c’était le fils de cet épicier avare du coin. Naguère, le père avait refusé même une demi-brique : maintenant, son propre fils se donnait tout entier. Il portait un grand chapeau, ce fils. Les autres aussi étaient d’Assise. Quand ils virent François, ils tombèrent à genoux et demandèrent en grâce de pouvoir devenir petits frères.

– Dieu soit loué ! cria François : trois pièces d’un coup !

Ils ôtèrent dans quelque coin caché leurs habits laïques et endossèrent la bure.

– Tu n’as pas de capuchon à ton manteau comme nous, dit François au fils de l’épicier.

– Je l’ai arraché, répondit Jean, je ne peux pas le supporter. Je porte un chapeau : ça vaut autant qu’un capuchon.

– Cela n’est pas permis, dit François. Nous sommes tous oiselets d’un même nid ; nous devons avoir tous même plumage !

– En tout cas, je ne puis souffrir le capuchon, répliqua l’autre. Ça m’étouffe.

On discuta encore longtemps au sujet de ce chapeau ; mais Jean ne voulut pas démordre. Et peut-on renvoyer, à cause d’un chapeau, quelqu’un qui veut imiter la vie pauvre de Notre-Seigneur ?

– Allons, soit, dit François en riant. Comme on nomme les chevaliers d’après le pays qu’ils ont conquis, toi, puisque ce chapeau t’est si précieux, nous t’appellerons frère Chapeau. Je te bénis, frère Chapeau !

 

*

*   *

 

Ils sont sept. Cela devient toute une famille ! Et les sept se souriaient, lorsque le lendemain, assis en rond, ils se partageaient la nourriture quêtée. À frère Chapeau, en tant qu’épicier, François confia le soin de distribuer désormais les vivres. Et il le fit comme un épicier avare : héritage paternel ! Il pesait le pain dans ses deux mains, et il ne donnait pas à l’un une once de plus qu’aux autres. On mangeait de bon appétit, et aussitôt les petits oiseaux arrivaient, à pleines troupes, pour recevoir leur part.

Deux jours après, comme François avec frère Bernard traversaient Assise pour mendier, il se heurta à des visages courroucés. Des gens dont il avait toujours eu la sympathie rentraient en hâte et le laissèrent frapper en vain à la porte. D’autres passaient à côté de lui sans le regarder. François, surpris, ne savait que penser. Frère Bernard non plus. Quand ils débouchèrent sur la grand-place, ils comprirent. Le père de Jean, le gars au chapeau, fonça sur eux et se mit à traiter François de voleur d’enfants, de sorcier, de révolutionnaire.

– Rends-moi mon fils, cria-t-il, sinon je vais me plaindre à Monseigneur. Fous que vous êtes ! D’abord, vous donnez tout ce que vous avez et ensuite vous venez mendier !

Un gros boucher se joignit à lui, les mains encore souillées de sang, et son énorme tête aboya :

– Si mon fils à moi ose encore dire un mot de son envie de te suivre, je le hache en menus morceaux, et toi avec ! Mendie et fais le pitre tant qu’il te plaît, mais laisse les papas tranquilles !

Puis ce fut une vieille femme et d’autres gens encore, et il en partit comme un feu de peloton de reproche et de malédictions. Les deux frères avaient beau tenter de placer un mot, leur voix se perdait dans les cris. Seuls les gueux et loqueteux s’abstenaient : plus il y avait de frères Bernard, plus ils s’en réjouissaient. Toute la ville était en émoi. La foule fit aux frères une escorte de clameurs jusque hors des murs.

– Prions, dit François, quand ils furent de nouveau seuls. Un orage est suspendu sur nos têtes.

Quelques jours après, un envoyé du palais épiscopal vint dire que François était attendu chez Monseigneur. Cette nouvelle gâta d’une sombre angoisse la paix des frères. Leurs oraisons redoublèrent de ferveur. Supposez un peu que l’évêque les désapprouve ! Ils tremblaient de crainte. François en était blême. Mais il alla pourtant, en plein jour, droit à Assise. Il ne semblait pas se soucier des visages sévères. Les gens ne s’étaient pas attendus à une telle audace.

 

*

*   *

 

Et c’était vrai : Monseigneur le désapprouvait ! Il lui dit que cette pauvreté complète ne pouvait durer, qu’il faudrait fonder un couvent, qu’il y avait moyen de vivre pauvre tout en gardant quelques provisions, etc. Mais François sentit aussitôt que Monseigneur ne disait cela que sous l’influence d’autrui ; car c’était quand même lui qui avait introduit François dans la vie pauvre. François lisait dans le cœur de l’évêque ; c’est pourquoi il prit la liberté de lui dire :

– Monseigneur, si nous avons des biens, nous devons aussi avoir des armes pour les défendre et consulter des avocats pour régler conflits et procès. Dès lors, il nous sera impossible de servir librement le Seigneur.

Monseigneur réfléchit ; François s’essuya la sueur du front et il attendait dans l’angoisse ce que l’évêque répondrait. Et l’évêque dit : « Je t’admire. Lève-toi et va en paix... »

 

*

*   *

 

Ce fut un été de travaux, de sermons, de prières et de quêtes. De prières surtout. Ah ! ces prières, dans les bois de chênes, sans être jamais dérangé par personne ; le vent dans le feuillage et cette lueur verte et ce silence, cette nature sainte et ces animaux silencieux. On pouvait là, des heures durant, à genoux, s’abîmer dans l’immensité de Dieu. Au départ pour le travail ou à l’heure du repas, si un frère était absent, les autres savaient qu’il était prosterné dans quelque coin du bois : ils ne le dérangeaient point. S’il en manquait un le soir, ils allaient se coucher dans la cabane sans l’appeler. Et celui-là revenait le matin, mouillé de rosée, haletant de bonheur. Le Saint-Esprit opérait dans ces sept hommes. François était comme l’étoile du matin ; son âme ardente rayonnait en quelque sorte au travers de son corps et éclairait les autres.

Quelquefois, l’un ou l’autre venait à lui, lui baisait pieusement les mains et lui confiait la peine de son cœur. François le consolait, mais de ses paroles il blessait son propre cœur. Comme les frères se sentaient petits devant lui, ainsi il se sentait petit, mille fois plus petit et plus méprisable aux yeux de Dieu. Il comprenait son propre néant et toute la misère de sa chair, qu’il domptait pal des pénitences et des jeûnes, mais qui s’obstinait néanmoins à désirer des choses que son cœur méprisait. Ah ! sentir chaque jour cette humanité, recommencer chaque jour cette lutte ! Mais il avait la volonté de vaincre. Cette volonté fraîche et puis son puissant amour pour Notre Seigneur ! Et tandis qu’il s’épurait ainsi, il purifiait aussi ses frères et les gens devant qui il prêchait.

Vers la fin de l’été un nouveau frère se joignit au groupe : Philippe, qu’à cause de sa taille de deux mètres ils appelèrent le Long. Sa bure, à celui-là, était trop courte, naturellement ; frère Morico dut couper un morceau de la sienne, qui traînait, et frère Chapeau, qui savait coudre, cousit ce morceau avec une aiguille empruntée qui fut honnêtement rapportée ensuite avec le reste du fil, car ils ne voulaient rien posséder, pas même une aiguille.

Et voici l’automne, avec ses jours sombres, sa boue et ses pluies. La pluie traversait le chaume pourri, leurs pieds nus pataugeaient dans la boue ; ils étaient mouillés jusqu’à la peau. Le vent hurlait dans les arbres ; il faisait un froid humide ; les frères grelottaient. Quand ils allumaient du feu, la pluie l’éteignait ; et les nuits devenaient longues, si longues. Quelques-uns parfois s’attardaient à rêver, les yeux noyés de tristesse. Pensaient-ils à leur maison, où il faisait chaud et où le lard fondait dans la poêle à frire ?

François n’aimait point de les voir rêver ainsi.

– Venez, dit-il un de ces jours-là. À vingt minutes d’ici, dans le Rivo-Torto, je sais une étable bien couverte, à proximité de la léproserie. C’est un peu étroit, mais avec de la bonne volonté il y aura place pour tout le monde.

Au même moment, ils partirent, sans rien devoir emporter, car ils n’avaient rien. Leur première besogne fut de planter une grande croix devant l’abri. Mais l’hiver approchait. François craignait que leur courage ne s’affaissât. Que feraient-ils pendant l’hiver ? Nuits longues, jours brefs, mauvais chemins, point de travail chez les paysans ; temps de famine et portes closes ! Il demanda à Dieu son conseil et il le reçut.

Quand ils furent tous réunis, François leur dit :

– Frères ! Messire frère Hiver est là et nous ne pouvons demeurer les mains inoccupées. Dieu réclame de nous du travail. C’est pourquoi demain nous partirons deux à deux – nous sommes huit – pour les pays étrangers afin d’y prêcher l’Évangile. En souvenir de la Sainte Croix, nous nous séparerons en allant vers les quatre points cardinaux. Bernard et Égide gagneront l’Ouest, deux autres le Nord, deux autres l’Est, Morico et moi le Sud. Et au printemps nous reviendrons.

– Oui, cela est bien, cela est bien, dirent-ils l’un après l’autre.

Ils étaient heureux de pouvoir aller une bonne fois travailler pour Dieu et de partir comme de libres oiseaux. Ils se couchèrent tôt. Le lendemain, il neigeait. Beau début. Ensemble, ils allèrent encore une fois prier à la petite chapelle. Là, François leur fit un beau discours.

– Soyez doux en chemin ; prêchez, priez, mendiez ; et sachez que Dieu est avec vous.

Et il ajouta d’autres instructions qu’ils burent comme du lait. Il les bénit un à un et ils s’embrassèrent.

Et ils partirent vers les quatre points cardinaux, avec un courage neuf et fort. La neige tombait sur leur capuchon et sur l’inséparable chapeau de frère Chapeau. La neige tombait sur la chapelle et la terre entière. On entendait quatre cantiques qui, de plus en plus, se séparaient...

 

*

*   *

 

François s’en alla vers le Sud, avec Morico, cet homme carré au cœur tout rond. Le nid était vidé, les oiselets dispersés vers de lointains pays. N’avait-il pas demandé trop ? Ils avaient encore tellement besoin de lui, apprentis encore si novices. Où étaient-ils maintenant, les pauvres petits ?

– Mais Dieu veillera bien sur eux, s’efforça-t-il de se faire accroire à lui-même.

Le souci ne le quittait point ; et s’y ajoutait, poignant, le sentiment de son indignité.

Ils prêchèrent dans les villages et les villes de la vallée de Rieti, et dans les villages situés au pied des Abruzzes. Et plus François disait aux hommes de placer leur âme plus haut que leurs sens, plus il sentait qu’il n’était plus lui-même qu’un bloc de chair, plein de péchés, imprégné de tous les péchés de sa vie passée. Il ne péchait plus, il est vrai, mais les désirs s’agitaient en lui comme une nichée de vers. D’ailleurs, les gens ne l’écoutaient pas, se moquaient de lui et de son compagnon et les chassaient comme des hérétiques.

– Je le mérite bien, se reprocha-t-il à lui-même ; un pécheur tel que moi n’a pas le droit de faire la leçon aux autres.

Tout sembla tourner contre lui, partout. Ils souffrirent du froid et de la faim. Les gens avaient peur de leur donner asile. Ils dormirent sous le porche des églises, sous un chariot, ou dans une fente de rocher. Et il ventait, il pleuvait, il neigeait ; puis il gelait à nouveau à pierres fendre. Tout était dur, le temps et les hommes ; et dans l’âme, pas une miette de consolation. Mais, malgré tout, François s’interdisait la tristesse, et il chantait, et à la fin le maussade Morico chanta lui aussi.

À Poggio-Bustone, le curé les avait chassés de son seuil en disant :

– Entrez dans un couvent, sinon tout cela tournera au brigandage.

Morico pleurait.

– Mettons-nous en quête d’une grotte, dit François, là toujours la consolation attend l’âme qui la cherche.

Ils gravirent les rochers enneigés qui, derrière la ville, pointaient dans le ciel, hauts d’au moins sept cents mètres, effrayants à voir. Quand ils furent montés à cinq cents mètres, ils trouvèrent une grotte. Un grand trou noir, comme la gueule d’un dragon. C’est là qu’ils passèrent la nuit. Partout, loques poudreuses, pendaient des chauves-souris.

Le lendemain, Morico alla mendier en ville. À peine était-il sorti que François se jeta sur le sol dur et se mit à gémir tellement que la caverne en retentit comme une nef d’église.

– Qui êtes-vous, mon Dieu, et qui suis-je, moi, petit ver de terre ! Seigneur, ne permettez pas que j’aime autre chose que Vous !

Il rampait par terre, comme un chien mourant, sous le poids de ses doutes, de sa défiance de soi, de ses angoisses, de son chagrin.

Tout à coup, il vit ses mains terreuses toutes pleines de lumière. Il leva la tête : toute la grotte était illuminée, et tandis qu’il entendait une douce voix qui, sortie de son propre cœur, sonnait sous la voûte : « Sois fort ! Tous tes péchés sont pardonnés ! » il eut une belle vision : des quatre points cardinaux il vit des milliers et des milliers de frères accourir vers lui, par légions, rayonnants de joie. La vision disparut ; alors, il se leva d’un bond, tituba vers le jour, où rageait une tempête de neige. Le vent grondait, faisait claquer ses haillons, gonflait son manteau, lui rabattait ses longs cheveux dans la figure ; mais François cria au vent et aux sombres nuages et à la neige : « Mes petits frères, mes petits agneaux, revenez de votre voyage ! Dieu nous a bénis ! Venez danser de joie ! » Il cria, hurla, défiant l’ouragan. Et le vent et la neige aigre emportaient ses paroles comme du sable.

 

*

*   *

 

Comme à la chapelle ils s’étaient séparés en forme de croix, ainsi y revinrent-ils, à deux heures de différence. Qu’il était joyeux, ce revoir, et comme ils en remercièrent Dieu avec ardeur ! Ensuite, dans la maison de Rivo-Torto, autour d’un petit feu, ils se racontèrent leurs aventures. Ils pleurèrent quand François leur dit sa vision, et ajouta :

– Je les entends et les vois venir, les nouveaux petits frères ! Non, n’ayez pas peur et ne vous laissez pas décourager par notre petit nombre et la simplicité de ma vie et de la vôtre. Ils viennent de toutes les contrées. Les routes sonnent sous leurs pas !

Et lorsqu’il eut dit cela, ils s’embrassèrent tous.

Puis ce fut au tour des autres de conter leur histoire.

Quelle affaire !

Frère Bernard et frère Égide avaient été chassés, à Florence, du portail d’une maison, puis recueillis par un homme, dont ils ne voulurent pas accepter de l’argent. Et celui-là avait été si édifié par leur séjour dans sa maison, qu’il avait aussitôt distribué aux pauvres une partie de sa fortune. Frère Égide n’avait plus de capuchon ; il l’avait donné à un homme dont les oreilles étaient presque gelées. Mais à cause de cela, il avait failli perdre les siennes. Pierre et le Long avaient été lapidés et l’un s’était placé devant l’autre pour le protéger. Au frère Sabatino, on avait arraché les manches de sa bure, et on l’avait porté sur le dos comme un sac de farine. Quant à frère Chapeau, on avait voulu le forcer à boire du vin et à jouer aux dés ; et parce qu’il refusait, on lui avait administré une volée de coups et arraché les habits. Mais il avait su garder son chapeau. Ça les faisait bien rire tous ! Mon Dieu, il y avait tant à dire de la méchanceté des hommes et si peu de leur vertu ! Les frères avaient beaucoup souffert, et souvent leur courage s’était réduit à rien. Mais à présent que François leur avait exposé sa vision, tous regardaient à nouveau l’avenir avec confiance, et c’était une faveur d’être l’époux de dame Pauvreté.

 

*

*   *

 

De nouveau, il allait se passer quelque chose. Depuis plusieurs jours, François s’abîmait dans la prière et alors tous le laissaient tranquille.

Et lorsqu’ils furent tous rentrés, et assis autour du feu – le dégel avait commencé ; il y avait partout un égouttement : des arbres, du toit, à travers le toit et de leurs habits mouillés, – François se leva et dit :

– Mes petits frères, à partir d’aujourd’hui, nous nous appellerons frères mineurs, parce que nous sommes moindres que personne. J’ai quelque chose à vous dire.

Il était debout dans la lueur de la flamme, ses yeux brillaient, sa voix était douce comme miel.

– Je suis très content que vous persistiez à croire à notre extension, quoique depuis, personne encore ne soit venu s’adjoindre à notre petite troupe. Mais ils viendront ! Je les entends venir ! et parce qu’il en viendra tant de tous pays, et qu’il y aura en tous pays des époux de dame Pauvreté, il faut une Règle. Une Règle fixe, sinon l’un fera ceci et l’autre cela. Pas vrai, frère Chapeau ?

– Bien, dit Morico ; bien, dit Pierre.

– Cette Règle doit être confirmée par Notre-Seigneur, mais on ne rencontre pas Notre-Seigneur comme Pierre ou Paul, et on ne peut pas lui dire : Entrez un moment et mettez là votre signature. Il y a Quelqu’un sur terre qui fait cela à sa place.

– Le Pape de Rome, dit Égide.

– Oui, oui, dirent les autres.

– C’est juste, cria François. Nous irons à Rome, chez le Pape, dès que le temps se remettra au sec et au beau. Demain, avec l’aide de Dieu, je vais écrire la Règle. Et si le Pape l’approuve, on ne pourra plus nous traiter d’hérétiques comme ces mendiants de France.

– Bien, bien ! crièrent-ils tous.

– Pour cela, commençons dès aujourd’hui un jeûne rigoureux ; laissons là le souper et prions afin que Dieu m’éclaire pour la Règle.

Tous étaient contents, sauf frère Chapeau.

– Non, dit frère Chapeau, je n’ai pas réglé mon estomac pour cela ; et j’ai déjà divisé la nourriture en parts égales. De toute la journée je n’ai pas mangé une miette, demain je veux bien jeûner tout le jour ; mais pas aujourd’hui. Il y a de la nourriture, il faut qu’on la mange.

– Et s’il n’y en avait point ?

– Mais il y en a.

– Et s’il n’y en avait pas eu ?

– Je n’y aurais pas compté. Mais ce n’est pas le cas.

Et il prit sa part.

– Frère Chapeau, mon ami, mange : mais tu mangeras aussi notre part. Et nous, qui avons faim comme toi, nous jeûnerons doublement en te voyant manger.

– Non, dit frère Chapeau, confus ; je jeûne aussi. Et il s’agenouilla devant François.

Le lendemain, deux s’en furent à Assise chercher du parchemin, – je ne sais qui leur en donna, – emprunter une petite bouteille d’encre et une plume d’oie. Une heure après, François était agenouillé sous la croix qu’Égide avait peinte en rouge, devant un morceau de tronc d’arbre en guise de table. Il écrivait. Les autres étaient en prière, dans le bois ou dans la petite chapelle.

Il y avait par hasard un peu de soleil – un petit soleil pâlot, jaunâtre, qui ne parvenait pas à absorber la brume. François écrivait la Règle de la Pauvreté. Il la chantait. De temps en temps, en écrivant, il en chantait des phrases et fixait sur la grande croix rouge ses regards pleins d’amour.

– Très Sainte Trinité, nous Vous louons et nous Vous adorons... et nous écoutons comme des enfants votre Vicaire le Pape de Rome... Nous, petits frères mineurs de la Pauvreté, nous nous réunissons pour vivre dans l’obéissance, la chasteté et sans propriété aucune, et pour essayer d’imiter Jésus dans son humilité et sa pauvreté. Quiconque aura distribué son argent aux pauvres sera reçu avec amitié. Et nous tous nous irons vêtus d’habits qu’on peut rapiécer de sacs et de haillons, et il n’y aura pas de hiérarchie entre nous... Et nous travaillerons, car qui ne travaille pas ne mérite pas qu’il mange ; et pour notre travail, nous recevrons tout ce qui est nécessaire, excepté l’argent ; et nous pouvons mendier... Et nous nous contenterons des vivres et du vêtement, et nous nous plairons dans la compagnie de gens rudes ou méprisés, pauvres, faibles, lépreux et mendiants... Nous n’aurons disputes ni querelles, ni entre nous, ni avec d’autres... et nous n’aurons rien sur nous, ni bourse, ni besace, ni argent, ni bâton... et partout et à tout le monde, nous souhaiterons la paix du Seigneur... et si quelqu’un nous frappe au visage, nous lui tendrons l’autre joue... et qui nous prendra notre robe recevra encore notre tunique... Et si l’on nous enlève notre bien, nous n’exigerons pas qu’on nous le rende. Nous serons catholiques, nous vivrons et parlerons en catholiques. Nous respecterons le haut et le bas clergé, regardant leurs membres comme nos maîtres, et nous aurons leur office en grande révérence... Petits frères présents et à venir, dépouillez-vous de tout mal et persévérez jusqu’à la fin dans le bien. Craignez et vénérez et louez et bénissez, remerciez et adorez le Seigneur Tout-Puissant en sa Trinité et Unité, Père, Fils et Saint-Esprit, créateur de toutes choses. Ainsi soit-il !...

Il riait et pleurait tour à tour ; il se leva d’un bond et, les mains en porte-voix, il cria : Petits frères, venez ! Venez écouter la Règle ! Elle est terminée ! Et de derrière les arbres accoururent les sept frères au plus vite... Il était debout sous la croix au milieu d’eux et il lisait d’une voix gazouillante le contrat de dame Pauvreté. Et les larmes de couler. L’un les laisser couler ; un autre, la tête penchée, se cachait le visage dans sa main ; un troisième s’essuyait sans cesse les joues ; un autre encore sanglotait, et frère Chapeau enfonça son feutre sur ses yeux pour cacher ses larmes.

Le bonheur poussait maintenant François à marcher, à aller loin – et il s’isola dans la montagne. Quand vers le soir il rentra, il y avait un cheval, que montait un chevalier. François leva le bras et cria aux frères en prière sous la croix :

– Un nouveau !... Il m’a entendu naguère dans la vallée de Rieti et maintenant il vient à nous spontanément, poussé par Dieu. Il était chevalier dans le monde : je le ferai chevalier de l’armée du Christ. Il se nomme Angelo. Un beau début pour le printemps.

Avant que s’ouvrissent les bourgeons, aux arbres, il s’en ajouta encore trois : Jean, Barbaro et un autre qui s’appelait aussi Bernard. Trois en plus et la cahute était déjà si petite qu’ils y étaient pressés comme harengs en caque.

– Serrez-vous, leur dit François, que chacun se fasse un peu plus mince.

Mais alors il y eut ceci : que l’un voulait céder une bonne place à l’autre et demeurait dehors, même pour dormir. Ils étaient ainsi faits. François voulait qu’ils entrassent tous. Et pour éviter toute émulation, il fit une marque à la craie au-dessus de la couche de chacun. Pour lui-même une croix en forme de T ; pour Pierre, le prêtre, un calice ; pour Égide, une fleur ; pour Bernard, le prudent, une colombe ; pour frère Chapeau, un chapeau naturellement. Et pour les autres quelque chose qui seyait à leur nom ou à leur caractère.

– Nous voilà douze à présent, jubila-t-il ; douze apôtres. N’oubliez pas que Notre-Seigneur est au milieu de nous. Et prenons bien garde que personne ne le trahisse.

Le beau temps était en route, le soleil commençait à travailler, et quand il fut bien fixé en l’air, comme il criblait la terre de fleurs, les frères s’en allèrent sous la conduite du prudent Bernard, chantant et priant, munis du petit rouleau de parchemin, à Rome.

 

*

*   *

 

Puissant comme une nuée d’orage, le Pape trône, tout blanc au milieu des Cardinaux en pourpre. À ses pieds est agenouillé François, pieds nus, les longs cheveux en désordre, vêtu d’une bure rapiécée et poudreuse. Il retient de ses deux mains les battements de son cœur. Derrière lui, les petits frères sont prosternés et prient, suants et tremblants. Car bientôt ils vont apprendre si la Règle est approuvée ou rejetée. C’est une attente terrible. Ces hauts seigneurs sont comme des idoles égyptiennes, austères, froids, savants, chargés de croix d’or et armés de gros livres. Les cierges brûlent sur des chandeliers d’argent, et la voûte aux mosaïques dorées a des reflets mystérieux. Et puis ce Pape ! Qui se sentirait à l’aise, quand c’est d’un tel Pape qu’il doit attendre une faveur ? Quoiqu’il n’ait pas cinquante ans et que son visage glabre paraisse plus jeune encore, il est violent comme une mer. Il a une haute idée de la Papauté et veut être le maître en tout. Il ignore la crainte, il a des plans comme quelqu’un qui pâtit des mondes. Un Pape dont on écoute en tremblant les paroles comme des tonnerres ; qui, lorsqu’il frappe du pied le sol à Rome, fait tout craquer jusqu’en Angleterre, outre-mer ; qui harcèle les hérétiques comme on met le feu à un guêpier ; qui, d’un bras de fer, fait régner l’ordre parmi ses sujets ; qui, ne reculant devant aucune guerre, organise une nouvelle croisade ; qui couronne des empereurs et devant qui princes et rois s’agenouillent, le cœur serré.

Devant ce géant, ce dominateur, se tient François, attendant l’approbation de sa chétive Règle de pauvres.

Un mot, et son idéal gît dans la boue ou rayonne environné d’un grand éclat.

C’était la troisième fois qu’il paraissait devant ce Pape.

La première fois, François l’avait abordé avec des paroles aimables et gaies, comme il le rencontrait dans un couloir du palais. Mais le Pape s’était montré dur et de mauvaise humeur. Il en avait assez, de ces Ordres de pauvres ; cela n’aboutissait à rien, sinon à l’hérésie, comme en France, avec ces pauvres de Lyon. Comment un chétif bonhomme tel que François osait-il parler de rénover et rajeunir l’Église ! Il fallait, pour une telle œuvre d’autres gaillards ! Laissez-moi tranquille ! Le Pape n’y pensa plus, mais François en fut consumé.

Il parvint à être reçu en audience chez un cardinal, Jean de Paul ; et celui-ci, lorsqu’il eut entendu François, frappa du poing la table et dit :

– Tu es l’homme qui peut sauver l’Église ! J’intercéderai pour toi.

Et il le fit avec enthousiasme, comme quelqu’un qui a découvert un nouveau monde. Tant et si bien que les mendiants d’Assise purent venir lire leur Règle devant le Pape. Il eût fallu alors entendre les cardinaux : c’était impossible, au-dessus de la faiblesse humaine, et cætera. Ils lançaient les foudres de leur science contre cette petite Règle simplette comme contre une hérésie. Alors se dressa le cardinal Jean de Paul, et il dit avec indignation :

– Si vous croyez que l’Évangile est impraticable, et retenez les hommes qui veulent le pratiquer, pourquoi sommes-nous ici ? Vous insultez Jésus lui-même !

Les cardinaux se turent, gênés, et le grand Pape fut si touché de ces paroles enflammées, si ému par la petite Règle de François qu’il lui dit :

– Mon fils, va prier ; afin que Dieu nous fasse connaître sa volonté.

Ah ! comme ils avaient prié, François et les frères ! À s’arracher le cœur !

Et voici la troisième fois que François est ici. Maintenant ce sera quitte ou double.

Mais le Pape et François avaient eu chacun un songe étrange. Le Pape avait rêvé qu’il voyait son Église se lézarder, et lorsqu’elle était sur le point de s’effondrer, se présenta un petit homme, qui l’étaya de ses épaules, la redressa et la remit sur ses bases comme neuve. Et François avait rêvé qu’il était devant un grand arbre ; il étendait les mains vers le sommet, il grandissait à mesure qu’il levait les bras et soudain le sommet s’abaissa spontanément jusqu’à lui.

François croyait avec toute sa confiance que le Pape était cet arbre, et le Pape était tout à fait sous l’impression que ce petit homme chétif qui avait redressé l’Église devait être François.

Le Pape le regardait maintenant, comme s’il essayait de lui scruter toute l’âme. De nouveau commencèrent les doctes arguties sur l’impossibilité de cette Règle. Le Pape n’écoutait pas, et tout à coup il demanda à François :

– Es-tu bien sûr que Dieu et les hommes continueront à t’assister ?

– Naturellement, Saint-Père ! s’écria François. Je vais vous raconter une petite histoire. Écoutez ! Il y avait une fois une jeune fille, très belle, mais pauvre, et elle vivait dans le désert. Un roi opulent la vit et l’épousa, et ils eurent de beaux enfants qui leur ressemblaient à l’un et à l’autre. Le roi retourna dans son pays et la mère éleva les enfants. Quand ils furent devenus grands, elle ne sut plus que faire, et pour leur épargner la faim, les envoya à leur père. Il les reconnut aussitôt pour ses fils, les embrassa, et leur donna la meilleure place à sa table, avant les étrangers.

– Et quel est le sens de cette histoire ? demanda le Pape qui l’avait écoutée comme un chant de troubadour.

– Que je suis cette pauvre femme, aimée de Dieu ; que les petits frères sont mes enfants, et que le Roi des rois, qui même aux pécheurs accorde des biens temporels, ne nous abandonnera certes pas, nous, ses propres enfants.

Le Pape était très ému. Un homme pareil est irrésistible, pensa-t-il. Voilà le petit homme qui, par sa force spirituelle et sa foi pure comme la neige, saura ramener les hommes à la vraie foi de Charité ! Et à l’étonnement de tous, il descendit de son fauteuil d’or, vint à François et l’embrassa. Le grand arbre qui s’abaissait ! Et il dit à haute voix, comme pour le bien coudre dans l’oreille des cardinaux :

– Partez maintenant et que Dieu vous accompagne ! Prêchez la pénitence à tous les hommes, comme Dieu vous l’inspirera. Et quand il vous aura multipliés en nombre et en grâce, revenez chez moi, pleins de joie, et je vous accorderai plus de faveurs, pour vous donner avec certitude plus de pouvoir encore. Je vous donne ma bénédiction, à toi et à tes enfants. Sois leur guide.

Le grand Pape les bénit. Les cardinaux se regardèrent avec circonspection. Ensuite, François et ses frères furent tonsurés, en signe qu’ils étaient d’Église.

 

*

*   *

 

La grande église de Saint-Ruffin ne pouvait contenir la foule. Les gens se pressaient jusque hors du porche. François allait prêcher. Le Pape l’avait approuvé, et l’évêque l’avait chargé de donner un sermon. Toute la ville était là : les autorités religieuses et civiles, les nobles, les riches, les bourgeois, les ouvriers, les mendiants et les paysans. Sa mère elle-même, et son frère et son père aussi. Bien que vieilli par cette épreuve et devenu blanc de cheveux et taciturne, Pierre Bernardone était heureux cependant que ce fût son fils que le Pape avait embrassé, son fils, dont toute la contrée parlait, son fils, qui prêchait.

– L’homme le plus célèbre d’Assise ! Hélas, que ne s’habillait-il un peu mieux, lui, le fils du plus riche drapier ! Et Pierre venait écouter, assez gêné, mais tout de même trop fier pour rester chez lui.

Devant l’autel, François prie à genoux pendant que le prêtre commence la messe, et après l’Évangile il monte en chaire. Tous se tiennent tranquilles et le regardent. Quel petit homme malingre ! C’est à peine s’il dépasse du buste la rampe. Voilà donc celui qui a tant ému le Pape. Et dire qu’il faisait la noce, jadis ! On ne peut pas se figurer ça, tel qu’on le voit ici. Il flotte sur son visage quelque chose de céleste. Et il prêche. La voix sonne clair sous les voûtes. Ce n’est pas un sermon, cela, c’est un poème. Le thème ne varie point, mais quand c’est lui qui le dit, tout est si lumineux, si beau, et si jeune et frais. On dirait des assauts d’amour, des explosions de sentiments divins. Inutile de donner un nom à cela, c’est beau tout simplement.

– Aimez-vous les uns les autres, et oubliez que vous êtes riches ou pauvres. Car un homme ne vaut que ce qu’il vaut aux yeux de Dieu. Je suis un ver de terre et non un homme, et nous ne devons jamais désirer d’être au-dessus d’autrui, mais soyons soumis les uns aux autres. Dieu est en vous, aussi bien dans le mendiant que dans le riche ; vous êtes donc frères. Mais Dieu n’est pas en vous quand vous vivez en état de péché mortel, alors c’est la nuit en vous et votre cœur est l’antre du démon. Vous ne pouvez connaître qu’une seule richesse : la lumière divine. Passez-la-vous comme des flambeaux dans la nuit. En vivant vertueux, vous n’êtes pas seulement les fils de Jésus, mais ses frères, son époux et sa mère...

À ce moment il vit sa mère, elle le regardait. Et son père se tenait à côté d’elle, un peu penché en avant. Comment cela arrive-t-il ? Un frisson de bonheur le parcourut. Pouvoir prêcher devant ses parents, surtout devant sa mère, – sa mère ! Et ses paroles jaillissaient maintenant, comme des fusées :

– Ah ! la vie est si simple ! Le noyau de la vie est Amour !

Comme tout cela paraissait d’une pratique facile, quand c’est lui qui le prêchait ! Tout le monde était entraîné par sa sainte passion. Des cœurs se fendaient, des âmes s’ouvraient et les larmes coulaient abondantes et lénifiantes.

Pendant toute une heure l’église résonna de sa romance d’amour. Il paraissait soulevé dans la chaire comme par une danse ; ses gestes étaient comme une pluie d’étoiles. Et quand il se fut signé à la fin, il descendit doucement et vite, pour se dérober. Mais la foule, sous le charme de sa personne, se rua en avant comme une vague, cria, sanglota, les mains tendues pour le toucher, pour embrasser sa bure. Ce fut une cohue soudain ; on eût dit que l’église s’effondrait.

Et François jeta comme un cri d’alarme, au-dessus du tumulte :

– Non pas moi, mais Dieu ! Dieu ! pas moi !

Alors, ils le laissèrent partir et tombèrent à genoux.

 

*

*   *

 

Il y avait une lune claire qui grimpait, entre les arbres, de branche en branche. Les frères dormaient.

Entre les troncs bougeait une forme humaine, qui s’approchait peu à peu. On entendait ses soupirs et ses sanglots retenus. De derrière un arbre, elle s’attardait à contempler les frères qui, aussi tranquilles que des plantes, dormaient dans le clair de lune.

Longtemps, elle demeura là, soupirant de temps en temps :

– Ah ! pouvoir reposer ainsi !... Paix !... Paix !... Paix !... Dieu, aidez-moi à l’avouer... Donnez-moi le courage !

Un des frères remua, alla se mettre à genoux et commença de prier, courbé vers la terre. Alors l’apparition se retira de nouveau prudemment dans le bois.

Le lendemain, au coucher du soleil, elle reparut. Les frères étaient assis, les pieds nus pendants, sur le bord d’un fossé sans eau ; ils racontaient leur journée. Égide en était à parler des arbres qu’il avait abattus lorsque frère Chapeau dit : « Chut : là-bas, un espion ! » Ils tournèrent la tête du côté qu’indiquait son doigt. La silhouette demeura, mais avec une visible envie de s’enfuir.

Agile comme un écureuil, François bondit hors du fossé et courut vers cet homme. Il s’entretint quelques instants avec lui, et les frères virent l’étranger tomber à genoux et baiser les pieds de François. Et François leur cria :

– Une nouvelle petite brebis ! Venez voir ! venez voir !

Ils y coururent tous à la fois. Qui était là ? Sylvestre, un curé d’Assise qui avait fait payer naguère à François une cuve de chaux pour Saint-Damien. Cet homme fort et rougeaud semblait brisé et vaincu, méconnaissable.

– La honte ne m’a plus laissé de repos, gémit-il ; jour et nuit le remords me rongeait. Cela m’a si bien fait sentir combien je suis encore rivé à la matière. Je ne veux plus voir l’argent. Chez vous, je pourrai me reposer, faire pénitence, acheter la paix ! Merci. Merci de m’avoir accueilli.

François l’embrassa et les frères chantèrent un psaume.

– Mais il n’y a plus de place dans la cahute, dit frère Chapeau avec humeur ; nous ne savons pas nous faire plus minces.

– Tu peux t’asseoir sur mes genoux, frère Chapeau. Est-ce que ça te convient ?

Frère Chapeau se tut comme une carpe.

 

*

*   *

 

La vie allait son train heureux et simple. Un des frères coupe du bois et en fait des fagots qu’il va échanger en ville contre du pain. D’ordinaire, c’est le robuste Morico qui s’en charge. Égide est redevenu vannier ; ce solide gars a les mains habiles à tout travail. Il colporte ses paniers, criant par les rues et les routes : « Ohé ! qui veut de bons et beaux paniers ? » Et, en chemin, il fait un bout de sermon aux passants.

Sabatino travaille dans les vignobles. Le Long aide quelque part à la moisson, et rapporte chaque soir une bourse de grains, que frère Chapeau broie en farine, dont il fait des espèces de petits gâteaux. Angelo va à la pêche, il s’y connaît et, de porte en porte, il échange son poisson contre de l’huile ou du pain. Ainsi chacun a sa besogne, François comme les autres. Maintenant, il aide à la vendange. Ils sont tous très occupés. Ajoutez-y leurs sermons, leurs visites et soins aux malades, aux lépreux ; et quand il leur reste une miette de temps, ils s’enfoncent dans un bosquet ou une grotte pour prier leur saoul. Pour s’entretenir avec Dieu. Ils étaient toujours gais et de belle humeur, affables de paroles et de manières et quand ils se rencontraient ils se saluaient d’un chaste embrassement.

François leur est un modèle en tout. Il est leur persévérance, leur père et leur mère à qui ils ouvrent leur cœur, et qui les scrute d’un regard, qui, lorsqu’un trouble les harcèle, le devine aussitôt, qui satisfait volontiers leurs petits caprices tant qu’il le peut sans nuire à leur âme. Ils sont suspendus à lui. Lui absent, ils sont gauches et timides. Et leur plus grand bonheur est de l’entendre parler de la nostalgie du ciel et de la Passion de Notre-Seigneur Jésus. Il vit tellement ce qu’il pense, il narre si bien et avec tant de feu, qu’ils pleurent et sanglotent comme s’ils voyaient la scène se dérouler devant leurs yeux.

 

*

*   *

 

L’hiver vint tôt. Trois nouveaux frères s’étaient ajoutés : Barbaro, Genièvre et Guillaume. Maintenant il n’y avait plus une place libre dans la cabane. Il pleuvait dru depuis le matin. Des frères songeaient, tristes. Depuis des jours, la faim les creusait :

– Eh bien, mes enfants, dit François, voici donc enfin la vraie Pauvreté !

Un cantique résonna : c’étaient Guillaume et Genièvre qui revenaient.

– Nous avons du pain pour douze hommes au moins ! cria Genièvre. Et une demi-livre de poires !

Et ils se remirent à chanter :

– Que tout cela est beau, dit François. Bienheureux le frère qui marche d’un pas agile, mendie humblement, et revient à la maison de belle humeur.

Il courut à eux et leur donna à chacun un gros baiser.

Le pain apporté disparut vite. François n’en prit point.

– Je viens de promettre, il y a une minute, de jeûner pendant trois jours, pour obtenir que la joie dans la pauvreté puisse toujours planer sur vous.

Angelo, ce taciturne, cacha sa part sans rien dire ; il voulait jeûner lui aussi, mais ne le révéla point, par modestie.

Après le repas, ils s’en allèrent qui chez les lépreux, qui à Assise, à quelque église, ou à l’hospice, ou à une grotte des environs. François, Sylvestre et Pierre restèrent, avec frère Chapeau. Celui-ci entra dans le bois, avec une bêche pour déterrer des bettes. La pluie tombait toujours. Toute la forêt en était bruissante. Dans la cabane, les trois hommes priaient. Soudain, sans qu’ils eussent rien entendu, une femme se tint debout à la porte, une pauvresse, avec un enfant sur le bras et un autre à la main.

– Une aumône, s’il vous plaît. Mes petits enfants n’ont pas mangé une miette depuis hier.

– Hélas, pauvre femme, nous vous aiderions volontiers, vous le savez. Mais cette fois, c’est impossible. Nous n’avons rien nous-mêmes, n’est-ce pas, Père ?

– Si fait, dit François. Nous avons un calice d’étain, un missel et deux chandeliers de cuivre. Va les chercher, frère Sylvestre, et donne-les-lui.

– Mais alors, nous n’aurons plus de messe ! cria Pierre, inquiet.

– Nous entendrons la messe à Assise, répliqua François. Mais il n’est pas permis qu’il y ait des gens plus pauvres que nous. Notre seule fierté est d’être les plus pauvres.

Sylvestre, fort contrarié, apporta le calice, le livre et les chandeliers.

Vers le soir, les frères revinrent. Aucun ne s’enquit de nourriture. Frère Chapeau coupa de grosses tranches de bette ; jamais encore il ne s’était montré si généreux.

La nuit tombée, la pluie redoubla. Les gouttes égrenaient d’interminables rosaires à travers le toit sur leurs capuchons, sur leurs pieds nus, dans le petit feu fumant de bois humide. À certains moments, la fumée était si épaisse dans la cabane qu’il valait encore mieux se tenir dehors, sous la pluie. Mais frère Genièvre agitait alors son manteau pour dissiper la fumée. François proposa une belle méditation sur la pauvreté de la Sainte Vierge ; ils récitèrent et chantèrent ensuite quelques psaumes ; enfin, ils se couchèrent : il leur suffisait, pour être au lit, de s’étendre où ils se trouvaient. L’âcre fumée du petit feu demeura suspendue sous le toit. Par les fentes, l’eau tombait, avec un bruit mat, sur leur bure mince. La nuit grimpait lentement sur la terre.

 

*

*   *

 

Tout à coup des cris qui vous glaçaient jusqu’aux moelles. Tous s’éveillèrent en sursaut. C’était le doux Angelo, qui se roulait de douleur. Un frère battit du feu. François tenait déjà le petit frère dans ses bras comme un agneau.

– Qu’y a-t-il, mon enfant ? Allons, dis-le, qu’est-ce qu’il y a ?

– Je n’ose pas le dire, Père, je n’ose pas.

– Tu le diras, je le veux.

– J’ai trop jeûné, Père ; j’ai voulu vous imiter et je n’en suis pas capable.

– Tu n’as donc pas mangé tout à l’heure ?

– Non, Père, j’ai caché ma nourriture ; la voici.

Il la montra, sous la paille.

– Allons ! tu vas manger, tout de suite. Et quoique mon jeûne soit commencé, je mangerai avec toi, pour t’enlever tous scrupules.

Et ils mangèrent ensemble. Chacun une demi-tranche de pain et la moitié d’une poire, arrosées d’une gorgée d’eau fraîchement tombée du ciel.

– Approchez la lampe, dit François.

Égide tint la petite lampe d’argile près de leur visage.

– Cela t’a fait du bien ? demanda François.

Angelo fit signe que oui.

 – Retrousse tes manches à présent, et montre tes genoux aussi, frère Ange. Tandis que je te serrais dans mes bras, j’ai senti du fer. Montre-moi ça !

Tous approchèrent un visage plein de terreur. Excepté frère Chapeau. Parce qu’Angelo n’y mettait pas assez de hâte, François releva lui-même les manches et le bas de la bure. Dans le pli de ses coudes et de ses jarrets, Ange avait enroulé à ses bras et ses jambes de gros fils de fer, qui coupaient la chair à tel point que le moindre mouvement le faisait gémir de douleur.

François s’anima.

– En est-il encore qui font des choses pareilles ? Qu’ils viennent ici et déposent aussitôt leurs chaînes !

Ils s’avancèrent tous, excepté frère Chapeau.

– Et toi, frère Chapeau ?

– Moi, je ne fais point des choses pareilles, dit-il, et retroussant ses manches, il montra de longs bras velus. Je ne fais, moi, que ce que vous ordonnez.

Et les autres étaient là, tout confus, à chipoter et à s’entraider pour détacher les instruments de torture.

– C’est une honte ! cria François. Chacun doit jeûner et faire pénitence selon ses forces. C’est aussi mal de prendre et de faire trop peu que trop. Dieu demande la miséricorde et non le sacrifice. Désormais vous ne ferez jeûne ni mortification à mon insu.

... Quand tous se furent rendormis, François, à genoux, demeura en prière.

 

*

*   *

 

Ven. la Chandeleur, aux jours où le temps s’adoucit, mourut le petit curé. On le trouva inanimé près de sa chèvre. Les frères assistèrent tous à son enterrement.

– C’est notre parrain, disait François. Nous devons beaucoup prier pour lui.

Un matin François apporta une primevère en dansant joyeusement.

– Soyez heureux, petits frères, le printemps arrive ! Les baisers du soleil ont fait éclore des fleurs d’or ! Louons Dieu pour le soleil et pour les primevères !

Mais qu’est-ce qui se passe dans la cabane ? Tous les frères étaient dehors, embarrassés, regardant vers l’intérieur. Qui menait si grand bruit là-dedans ? François y courut d’une traite. Bernard et deux autres s’avancèrent à sa rencontre en se lamentant.

– Un ânier nous a chassés de la cabane, et il n’en veut plus sortir !

François entra vivement. Un ânier rogue, assis à croupetons, buvait du vin, et un âne maigre tremblait sur ses vieilles pattes... Avant que François pût poser une question, l’ânier cria brutalement :

– Encore un de ces fainéants ! Va-t’en aux cent mille diables ! Moi, je ne bouge pas d’ici avec mon âne.

Ils étaient seize, expulsés par un seul bandit. Genièvre eut grande envie de lui administrer une raclée. Mais ils vivaient leur doctrine :

– Venez, petits frères, dit François, Dieu ne nous a pas appelés à faire le garçon d’écurie. Retournons à Notre-Dame des Anges.

Et c’est ainsi qu’ils quittèrent Rivo-Torto, où leur vie avait été si dure et si belle... chassés par un âne.

– Allez-y prier, dit-il ; j’irai, moi, demander aux Pères Bénédictins l’autorisation d’y demeurer.

 

*

*   *

 

L’abbé des Bénédictins qui habitaient sur le Mont Subasio fut heureux de cette demande et répondit :

– Je vous donne la Portioncule.

– Nous ne l’acceptons pas, dit François, nous ne voulons rien posséder, mais louez-la-nous, nous vous payerons en travail.

– Je n’accepte pas de loyer, repartit l’abbé.

François se tint à son propos et après de longues discussions, l’abbé lui dit :

– Eh bien, soit. Apportez-moi chaque année un panier de poissons de rivière.

– J’accepte, dit François.

– Mais aussi à la condition que ce lieu demeure à jamais le noyau d’où s’étendra votre Ordre.

– J’accepte encore, dit-il.

Et ils topèrent comme des marchands. Chemin faisant, François exposa d’heureux projets à Bernard :

– Nous y bâtirons de petites cabanes de terre et de bois. Une pour chaque frère afin qu’il y puisse prier et dormir. Oh ! que ce sera beau, à l’ombre de la chapelle ! Dis que Dieu est bien trop bon ! Et nous planterons une haie ; et nul homme du monde ne pourra désormais venir nous troubler. Tout ce qui se dira à l’intérieur de cette enceinte ne peut avoir pour objet que Dieu ou l’âme. Ce sera plus beau qu’un rêve !

En apprenant la bonne nouvelle, les frères eurent envie de danser en rond !

– Au travail tout de suite ! cria Égide.

Et ils commencèrent. On coupa des branches, on broya l’argile. Chacun pouvait choisir librement l’emplacement de sa hutte, à l’intérieur des limites marquées par la haie. L’un la voulait tout contre l’église, l’autre sous les arbres, celui-ci tournée vers l’orient, celui-là derrière les noisetiers. On s’entraidait avec des cris joyeux. Ils travaillèrent la nuit entière : la lune était leur lampe. Mon Dieu, une pauvre petite cabane aux murs d’argile, c’est vite construit, surtout quand Égide, ce diable d’homme aux cent métiers, donne un coup de main.

Au lever du soleil, les cabanes se dressaient toutes.

– Demain, la haie, dit François. Et je désire que ces bons moines soient payés d’avance.

Ils s’en furent tous à la rivière, excepté frère Chapeau :

– Je ne puis supporter du poisson dans mes mains, objecta-t-il, c’est trop gluant.

Il trouvait toujours une excuse, celui-là. Mais quand un enfant est un peu revêche, son père ne l’en chérit pas moins, au contraire. Frère Chapeau était pour François un objet de sollicitude et de souci.

– Pourvu qu’il n’arrive pas malheur à cette petite brebis, pensa-t-il.

Il était très indulgent envers frère Chapeau. Cette fois-là encore. Il lui permit de rester et de mesurer au pas combien il faudrait de pieux pour la haie. Frère Chapeau arpenta à grands pas un carré de terrain : tous les deux pas, il fallait un pieu. Il s’arrêtait, pivotait sur son talon, creusant chaque fois un petit puits. Chaque petit puits recevrait son poteau.

Pendant ce temps les autres pêchaient dans la rivière rapide, pleine de cailloux. Il en était qui avaient de l’eau jusqu’aux genoux. Ils se servaient de sacs et de petits paniers, et ils prirent des brêmes, des éperlans, des brochets : un panier de poisson luisant et frétillant, qui faisait plaisir à voir.

Les deux plus jeunes emportèrent le panier, les autres allèrent mendier, et les deux plus jeunes revinrent avec une grande cruche d’huile qu’ils avaient reçue comme quittance.

Oui, maintenant que les cabanes étaient prêtes, que la clôture y serait demain, que le loyer était payé et qu’ils en avaient reçu une si jolie quittance, ils ressentirent quelque chose qu’ils n’avaient pas connu jusqu’ici : la joie d’être chez soi. Il fallait fêter cela ! François bénit chaque cabane, et puis il y eut un festin. Ils trempèrent le pain mendié dans la belle huile limpide, qui leur coulait des doigts. Et chacun devait dire une chanson, comme à toute fête. Égide chanta le Laudate et frère Chapeau le Miserere, Sabatino un cantique à la Vierge et ainsi de suite, et François la gloire de dame Pauvreté. Il chanta debout, par respect pour elle.

 

*

*   *

 

Un an après, il y a là plus de quarante cellules. Le soleil cuit, l’été bat son plein, les montagnes se dressent toutes bleues dans la lumière vive, la chaleur tremble au-dessus des chemins et des maisons. Ici, sous les vieux chênes, sous l’épais feuillage, il fait frais et agréable. L’endroit est paisible comme un évangile. François prie dans la chapelle, frère Jacques se tient derrière lui. Quand François s’incline, Jacques s’incline aussi. Quand François soupire, Jacques soupire de concert ; quand François tousse, Jacques tousse à son tour. C’est sa manière à lui d’imiter son père.

Un jour, François était entré dans une église, quelque part dans la montagne, il y faisait si sale qu’il était sorti aussitôt, avait confectionné un balai de quelques branches et s’était mis à balayer.

Tandis qu’il travaillait ainsi, un paysan tout tortu était entré, pour réciter un chapelet. C’était Jacques. Ayant reconnu François, qu’il avait entendu prêcher un jour, il était sorti, envahi de vénération et de zèle, s’était confectionné un balai pour aider François. Ayant demandé et obtenu de demeurer avec lui, il avait rentré dare-dare son chariot à bœufs, mis ses habits de dimanche, dit adieu à ses frères et sœurs, et accompagné François.

Depuis ce jour, il l’imitait en tout, comme une ombre, sauf dans la conversation. Au début, on en rit beaucoup, mais Jacques, cette simple colombe, disait : « François est un saint, donc, si je l’imite en tout, le diable n’aura pas de prise sur moi. »

Si d’aventure François s’absentait pour quelque temps, vous ne pouviez arracher à Jacques ni parole, ni geste : il priait dans un coin, timide comme une souris.

Sabatino et Ruffin se promènent dans le bois en priant. Ruffin était de la noble famille des Sciffi. Une âme profonde et dévote, mais à qui l’idée de devoir prêcher donnait la chair de poule. Morico et Sylvestre sont en train, avec d’autres, de bâtir quatre nouvelles cabanes. Là-bas, frère Masséo, entré au printemps de l’année dernière, est assis dans un groupe de jeunes, et parle du Saint-Esprit. Il a la dignité d’un roi, et il raconte avec tant de feu et d’intelligence, que d’aucuns l’écoutent à genoux, comme en extase. Le Long et Barbaro font des fagots et Bernard Vigili taille des gobelets dans du bois. Frère Léon, – ce frère aux petits yeux bleus, à la barbe courte et dure, que François appelle le petit agneau du bon Dieu, parce que cet homme est si humble et si parfait, – frère Léon est dans sa cellule en train d’écrire. Il est le secrétaire et le confesseur de François. Les gens l’appellent l’Ange. Parfois, il lève ses yeux de dessus son parchemin, et on dirait alors que ses yeux bleus contemplent une beauté inconnue. Et frère Chapeau raccommode des bures au moyen d’une aiguille à lacer ; avant chaque coup, il la fiche sous son chapeau, dans ses longs cheveux, pour qu’elle traverse mieux la dure étoffe. François a toute la peine du monde pour lui faire raser à temps sa tonsure. Il en est un qui prie derrière un bosquet, d’autres dans leurs cabanes. Et partout, du silence, du soleil, de l’amitié. Les oiseaux chantent, et les lapins sautillent et jouent librement autour des huttes et devant les pieds nus des frères. Mais il y a aussi un malade, dangereusement malade. C’est Jean, un jeune. Il est couché, pâle et haletant sur sa paille. On entend son souffle jusqu’à l’extérieur. À ses côtés veille Genièvre, ce grand gaillard à la barbe hirsute, aux yeux enfoncés dans les orbites, aux mains larges comme des plies. Il prie, les yeux fermés ; s’il les ouvre, c’est pour regarder son malade avec compassion :

– Voulez-vous boire encore un coup ?

– Non, halète Jean ; mais j’ai bien envie de manger une patte de cochon rôtie. Ça me guérirait.

– Une patte de cochon rôtie ?

– Oui.

Genièvre fronce les sourcils et son front se creuse de rides. Il réfléchit. Tout à coup, il dit : « Attendez un peu, je m’en vais vous en chercher une », comme s’il n’avait qu’à prendre. Il sort et va droit chez Bernard Vigili. « Donnez-moi un couteau bien tranchant », demande-t-il. Il le reçoit et le voilà parti. Oui, le coutelas est bien affilé : il y a passé le pouce.

Il aperçoit François qui prie dans la chapelle (et Jacques qui l’imite). Il voudrait bien demander la permission, mais ne serait-ce pas péché de l’arracher à sa prière pour une vulgaire patte de cochon ? Et il continue sa route à grandes enjambées, comme un semeur, le brillant couteau en avant. Il sort du bois ; le soleil lui tape sur le crâne nu. Il va, enjambant des pierres, écartant des buissons. Il sait bien où il va ; et le voilà qui rit : là-bas, il voit les porcs et il entend le porcher, dans le tronc d’arbre creux où il s’assoit d’habitude, jouer de la cornemuse. Genièvre va au cochon le plus proche, qui dort béatement.

Le porcher commence un nouvel air et soudain Genièvre s’abat comme un pilier sur le cochon, saisit avec adresse une patte de derrière ; le couteau taille, le cochon crie, le sang gicle ; mais Genièvre a la patte ! Et de se sauver en riant ! Mais le porcher accourut en jurant et toute la paix de la Portioncule fut aussitôt dévastée, bouleversée. Les frères durent retenir à plusieurs le porcher : il aurait démoli Genièvre. Il hurlait, jurait : « Voleur, galérien ! » François, entendant les cris, sursauta, accourut. Jacques aussi.

– Laissez cet homme tranquille, dit François, et il lui demanda des explications.

De colère, celui-ci eut du mal à en donner. Genièvre parla alors à sa place, avec de grands gestes de ses mains sanglantes :

– Ben voilà ! Jean, la pauvre brebis si malade, désirait une patte de cochon grillée : ça le guérirait. Des pattes de cochon, ça ne se cueille pas aux arbres, mais aux cochons. Nous n’avons pas d’argent pour en acheter ; alors j’en ai pris une au cochon même. Qu’est-ce qu’une patte de cochon comparée à la santé d’un frère ? Si ce brave cochon savait à quoi doit servir sa patte, il donnerait encore volontiers les trois autres !

– Pourquoi ne m’as-tu pas d’abord consulté ? demanda François, et Genièvre répondit :

– Parce que vous étiez si bien absorbé dans votre prière.

La colère du porcher se dégonfla.

– Écoutez, dit-il, maintenant que je vois le comment et le pourquoi, je ne dis plus rien. Il y a longtemps que j’aurais dû faire quelque chose pour vous, car il m’arrive parfois d’oublier Notre-Seigneur, vous comprenez ? et je veux réparer ça. Voilà : je vous donne le cochon entier.

Frère Genièvre dansait. Il accompagna lui-même le porcher pour tuer la bête qu’il rapporta sur son dos, en chantant.

– La moitié pour les malades ! cria François.

Tandis que l’on découpait le porc, Genièvre grillait la patte sur un petit feu de sarments et la porta ensuite, sur une feuille de chou, à Jean, qui la mangea de bel appétit.

François souriait de bonheur ; et il dit : « Que n’ai-je tout un bois de genévriers pareils ! » et pendant ce temps-là il fixait frère Chapeau dans le blanc des yeux.

 

*

*   *

 

François était sorti avec frère Masseo pour prêcher et fonder dans les montagnes des ermitages, où trois ou quatre frères habiteraient ensemble : petits nids de l’Évangile.

Ils étaient en route depuis trois jours. Masseo prenait les devants et François suivait, enfermé dans sa prière. Ils arrivèrent à un carrefour où passaient continuellement des hommes et des chariots, car on était au temps de la vendange. Un chemin menait à Sienne, un autre à Arezzo, le troisième à Florence. Masseo demanda :

– Père, lequel suivrons-nous ?

– Celui que Notre-Seigneur nous indiquera.

– Comment le saurons-rions, Père ?

– Voici. Au nom de la Sainte Obéissance, je t’ordonne de te placer au milieu du carrefour et de tourner sur toi-même aussi vite que possible, comme une toupie, de tourner toujours jusqu’à ce que je dise : halte !

Frère Masseo regarda François avec étonnement, mais il n’hésita point. Il tourna sur lui-même. Ce bel homme, au prestige royal, est là à s’agiter comme un fou ! Tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, les bras étendus. Les passants rient, les femmes poussent des cris aigus et François prie les yeux fermés pour connaître la volonté de Dieu. Soudain, il crie : halte !

À l’instant, frère Masseo s’arrête.

– Dans quelle direction as-tu la face tournée ? demande François.

– Dans la direction de Sienne, dit Masseo haletant, ivre de vertige.

– Nous irons donc à Sienne ; c’est la volonté de Dieu, dit François en rouvrant les yeux. Et ils poursuivent leur voyage.

Le grand et grave frère Masseo va devant et, derrière lui, comme un vulgaire petit valet, François, les bras sur la poitrine, la maigre tête penchée, tout noyé dans la prière.

 

*

*   *

 

Ruffin sortit d’une des grottes du mont Subasio. Il y avait passé une semaine entière. Une lumière intérieure l’illuminait : le feu de l’Esprit. Le voyant si plein de Dieu, François lui dit :

– Frère, je devrais prêcher demain, à la messe de dix heures, en l’église Saint-Nicolas, mais puisque tu es si plein de dévotion, tu me remplaceras.

– De grâce, Père, gémit-il. Je vous en supplie. Vous savez que je ne sais pas prêcher.

La sueur lui coulait du visage.

– Aie confiance en Dieu et tout ira bien, dit François.

Ruffin n’en put dormir de toute la nuit et il tremblait comme un roseau. Le lendemain, il vint, prêt à pleurer, demander en grâce au Père de le décharger de ce sermon. François n’était pas très content de ce manque de confiance et il dit :

– Je t’ordonne d’aller. En vertu de la Sainte Obéissance, je t’ordonne même d’y aller sans bure, vêtu seulement de ta culotte, en punition de ta méfiance à l’égard de Notre-Seigneur.

Ruffin devint rouge et blême... Les confrères trouvaient, à part soi, la pénitence disproportionnée. Mais Ruffin ôta sa bure, ne gardant que sa culotte, et s’en fut. Honteux et brisé, mais il obéit. Le peuple d’Assise était comme possédé. Enfants et voyous l’accompagnaient en le raillant, les puissants hurlaient et sifflaient. La messe était déjà commencée. Le curé fut si surpris qu’il manqua tomber à la renverse.

– François l’a voulu ainsi, dit Ruffin humblement.

Et il monta en chaire... Quand ils virent émerger ce buste maigre et poilu, les fidèles ne savaient quelle attitude prendre. Et puis, ce sermon ! Ruffin essayait d’exposer des idées sur l’hypocrisie, mais les mots lui restaient à moitié dans la gorge, il bégayait, répétait quatre fois la même chose ; ensuite il faisait de nouveau une pause trop longue, incapable de proférer un mot. Il ruisselait de sueur. Les gens étaient gênés pour lui et n’osaient lever les yeux.

À peine Ruffin était-il parti, que François comprit sa faute.

– Hélas ! pour un défaut naturel, j’ai exposé à la risée publique un si saint homme.

Et il se gronda :

–  Méprisable ver de terre, qui as tant de mal à te conduire toi-même, n’as-tu pas honte d’humilier autrui de cette sorte ? Lève-toi et applique-toi la même punition !

Aussitôt, il se dépouilla vivement de sa bure et s’en fut en courant.

– Ah ! ah ! encore un fou, hurla le peuple. Toute la colonie est devenue folle ! Qu’on les mette en cage !

Entré à l’église, suivi d’une bande de railleurs, il monta droit en chaire et commanda à Ruffin d’en descendre. L’étonnement redoubla. Mais François expliqua la raison de sa venue, s’humilia devant tout le monde et fit ensuite sur le dénuement et la pauvreté du Christ un sermon si beau, si profond, si plein d’âme, qu’on ne lui en avait jamais entendu faire de pareil et après la messe on se battit pour pouvoir au moins le toucher au passage.

 

*

*   *

 

Vers ce temps-là, il fut un peu malade ; et Genièvre avait pris pour lui un merle, qu’il avait frit exemplairement dans l’huile d’olive. Ce merle succulent, François le mangea avec une réelle satisfaction. Mais en grignotant le dernier os, il eut un sursaut de conscience.

– Gourmand, se dit-il, jouisseur ! Hélas ! je prêche sans cesse au peuple la pénitence et la pauvreté, j’ai renvoyé un frère parce qu’il aimait plus la bonne chère que le travail, j’ai refusé d’en admettre un autre parce qu’il donnait sa fortune à sa famille plutôt qu’aux pauvres, et moi-même, en cachette, je mange de la volaille ! Hypocrite ! Frère âne, tu paieras ça et tu le paieras cher !

 Il appela Jacques, il lui commanda de l’accompagner à Assise et de se munir d’une corde. Et quand ils arrivèrent aux portes de la ville, François s’attacha la corde au cou et dit à Jacques ce qu’il avait à faire et à dire :

– Bien, dit, Jacques.

Il obéissait toujours aveuglément et volontiers, François étant un saint.

Ils allèrent par les rues de la ville et Jacques tenait la corde qui servait de licol à François qui suivait ; et Jacques criait aussi fort qu’il pouvait : « Voyez, bonnes gens, voyez cet homme qui vous conseille le jeûne et la pénitence et qui, en cachette, mange de la fine volaille parce qu’il a un peu mal à l’estomac ! Le glouton ! La fine bouche ! L’hypocrite ! »

Et ainsi, ils parcoururent la ville, suivis d’une ribambelle de badauds.

 

*

*   *

 

L’appel de François planait sur la contrée comme une aurore. Naguère, il devait poursuivre les paysans jusque dans les champs ; maintenant ils abandonnaient d’eux-mêmes leur charrue pour venir l’écouter. Partout il prêchait dans des églises combles. Quelque chose de merveilleux se passait dans les cœurs. Ses paroles et sa figure ranimaient la foi et l’amour. Un désir de simplicité et de bonté naissait en ceux qui l’écoutaient. C’était un enchantement. Une vague de repentir, de pardon, de réconciliation. Le nombre de ceux qui désiraient devenir frères s’accrut tellement que François avait besoin de tout son temps pour fonder des petits nids de l’Évangile, çà et là dans les forêts et sur les montagnes. Des gens, qui naguère l’avaient raillé et injurié, étaient devenus les meilleurs prosélytes. Tel le père de Mariette qui, à sa première tournée de mendiant, lui avait donné ces choux rouges devenus noirs : il aurait maintenant pour François traversé l’eau et le feu. Il était devenu dévot et calme et quand il sculptait des crucifix, il s’efforçait de leur faire exprimer cette profonde douleur et ce sublime amour dont François ne cessait de parler. Grincheux, indifférents, avares étaient devenus, sous l’emprise de son exemple, affables et vertueux. Parmi ceux qui buvaient son verbe avec délices, il y avait une claire et blonde demoiselle, Claire Sciffi, qui, un jour, lui avait donné des raisins et des gâteaux. Il voyait comme elle l’écoutait, sans un battement de paupières, avec, de temps en temps, l’attendrissement d’une douce piété sur son noble et pâle visage. Et, touché lui-même de la beauté céleste qui la transfigurait, il dirigea sur elle ses paroles comme la lumière d’une lanterne. Un ange, songea-t-il, un ange parmi les hommes.

Et il dit à Masseo : « À Assise vit un ange. Prions afin que cette belle âme ne soit pas engloutie par le monde. »

François était heureux de voir partout ce printemps divin germer dans les hommes. Cela lui donnait de la force et de l’ardeur. Il était heureux de pouvoir être le semeur de Dieu ; et il n’avait qu’une crainte : de ne pas aimer Dieu assez. Cette crainte le tenait souvent éveillé, le poussait à des prières et des pénitences sans fin. Cette crainte était sa grande peine.

 

*

*   *

 

Il revenait avec frère Léon de Pérouse, où ils avaient été prêcher.

Sur la neige épaisse, il neigeait encore. Frère Léon devant, ils marchaient, les pieds enveloppés de sacs, le capuchon tiré bas sur la figure, et les mains dans les manches. Le vent soufflait à travers leur bure. Mais, penchés en avant, ils s’efforçaient d’avancer, priant et grelottant. Soudain, François s’écria :

– Petit agneau du bon Dieu, quand bien même tous les frères mineurs donneraient les plus beaux exemples de sainteté et de vertu et guériraient les paralytiques, sauraient rendre la vue aux aveugles, chasser les démons, voire ressusciter les morts, retiens et note que cela ne serait point la véritable joie.

Frère Léon, sans répondre, poursuivit sa route. Après un temps, François cria de nouveau :

– Même quand, possédant toutes les sciences, nous saurions prédire l’avenir, déchiffrer les secrets des consciences et des cœurs, écris que cela, non plus, n’est pas la véritable joie.

Frère Léon se taisait, par respect, pour ne déranger point le Père dans sa méditation. Après un intervalle, François reprit :

– Quand bien même un frère mineur parlerait la langue des anges, expliquerait le cours des astres, saurait la vertu des plantes, le pouvoir des oiseaux, des hommes, des poissons et de tout ce qui est sur terre, écris que cela encore ne serait point la joie parfaite.

Frère Léon, buté contre le vent qui lui jetait par poignées la neige dans la figure, écoutait avec une attention plus tendue, sachant qu’il allait ouïr de plus belles choses encore.

François continua :

– Agneau du bon Dieu qui te nommes Léon ! Même si les sermons des frères mineurs avaient le pouvoir de convertir à la foi du Christ tous les païens, écris qu’en cela ne consiste pas la véritable joie.

Méditant de la sorte, ils avaient marché une lieue dans la neige, mais à la fin frère Léon ne pouvait plus dominer sa pieuse curiosité, et il demanda quelle était la joie parfaite ? Et alors, François jubila, comme un orgue éclatant de tous ses tuyaux :

– Lorsque tout à l’heure nous arriverons à la Portioncule, imbibés de neige, transis de froid, souillés de boue, rongés par la faim et que nous frapperons à la porte et que le portier ayant demandé : « Qui êtes-vous ? »  nous lui répondrons : « Deux de vos frères. » S’il dit alors : « Vous mentez ! Vous êtes deux vagabonds qui trompez le monde et volez les pauvres. Sortez d’ici ! » Et s’il nous laisse dehors, dans la neige et le froid, jusque tard dans la nuit. Et si nous pensons en toute douceur et humilité qu’il nous connaît bien, et si nous frappons à nouveau, et si, courroucé, il nous jette à terre et nous roue de coups de bâton et si nous supportons tout cela volontiers, sans murmure ni soupir, pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus, ô frère Agneau, écris que c’est là la véritable joie. Car au-dessus de tous les dons de l’Esprit Saint que le Christ octroie à ses amis, il y a la grâce de se vaincre et de souffrir volontiers pour l’amour du Christ, la douleur, l’injustice et les mauvais traitements ! Pourquoi nous glorifier de ce qui ne nous appartient pas ? Mais nous pouvons nous glorifier dans les tribulations de la Croix, parce que, les acceptant de plein gré, elles deviennent nôtres. Je ne veux me glorifier de rien, sinon dans la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Ému, transporté, enflammé par la prodigieuse beauté de l’âme de François, frère Léon se jeta à son cou en sanglotant de bonheur.

 

 

 

 

UNE SAINTE CHANSON D’AMOUR

 

 

Le croissant brillait juste au-dessus de la hutte de François. Frère Jacques, qui allait l’éveiller, vit cela : c’était, pour lui, un signe de bénédiction, quelque chose comme l’étoile de Bethléem. Jacques vit François agenouillé et, naturellement, il se mit aussi à genoux. Et il dit :

– Père, je viens vous avertir qu’il est six heures, ainsi que vous me l’avez demandé.

François ne répondit point. Il leva les bras, puis les croisa sur sa poitrine, comme s’il prenait quelque chose dans l’air pour le cacher dans son cœur. Frère Jacques l’imita. François se leva, le salua et Jacques lui répondit par un salut tout pareil. François sortit en hâte, par la petite porte, et s’en alla, sous les arbres, jusqu’à un endroit où une source jaillissait de terre. Là il s’arrêta. Le silence était tel dans la pénombre que seul le babil de cette eau y parlait. Le printemps hantait les arbres. François regarda autour de lui : il ne vit personne.

Le jeûne et la pénitence l’avaient rendu très maigre. Ses traits révélaient la part qu’il prenait, durant ce Carême, aux souffrances de Notre-Seigneur. Parfois une lumière de joie allumait ses yeux. Et il se pencha et dans ses deux mains rapprochées il puisa une gorgée d’eau, et il dit à l’eau :

– Ô claire sœur, être innocent et chaste, comme Dieu t’a créée belle et bonne pour le bien des hommes, pour leur baptême et leur soif ! Seigneur, gardez ainsi dans toute sa clarté demoiselle Claire pour le bien des hommes !

Il la revit en esprit, comme il l’avait vue souvent à l’église, ou lorsqu’il mendiait, qu’il chantait ou prêchait sur la place publique, mais surtout pendant les sermons du Carême qu’il faisait à l’église Saint-Ruffin. C’est comme s’il avait prêché pour elle seule. Son âme lui avait crié d’aller à Dieu et il voyait à ses yeux pleins de feu qu’elle le suivait et se détachait du monde. Un ange. Que de fois il avait désiré lui parler. Par pudeur, il n’avait pas obéi à son désir. Mais ce midi, au retour d’une visite aux malades, la tante de demoiselle Claire l’avait abordé pour lui demander si sa nièce ne pourrait pas avoir un entretien avec lui à l’insu de sa famille. Il avait choisi cette source pour le lieu du rendez-vous.

... L’eau avait coulé de ses mains.

– Sœur Eau, frère Arbre, réjouissez-vous avec moi ! Un Ange va venir !...

Il laissa les gouttes découler de ses doigts.

Il entendit un craquement dans le taillis et en hâte il s’essuya les mains à sa bure.

Elle était là, accompagnée de sa tante : celle-ci s’arrêta et Claire s’avança seule. Elle portait un long manteau sur une robe de soie vert pâle. François fit un pas vers elle et la salua avec respect.

– La paix du Seigneur soit avec vous !

Elle était là comme un rêve – un rêve de jeunesse et de beauté ; une mince petite figure de dix-huit ans ; et avec ce visage pâle, ces longs yeux bleus, ce nez droit, cette petite bouche rouge et cette abondante chevelure blonde, elle était pareille à un matin de printemps.

Ils se regardèrent, émus. Le monde autour d’eux s’évanouissait comme une brume. Ils voyaient Dieu l’un dans l’autre, Dieu qui les avait réunis comme quelqu’un qui joint ses deux mains pour prier.

–  Ma sœur, dit-il – et il lui fit signe de s’approcher davantage.

Elle frissonna de s’entendre appeler « sœur » par celui qu’elle admirait tant. Elle prit la main tendue qui était moite et murmura : « Mon frère. »

Près de la source, ils se tenaient la main dans la main. Une lueur de soleil couchant mettait de l’or aux cimes des arbres et tout bruit était arrêté. Ils se taisaient. Ils avaient tant de choses à se dire, mais à présent qu’ils étaient réunis, ils étaient, pour y songer, trop remplis de délices. Elle était venue pour lui confier sa peine et ses craintes, parce que son père voulait la donner en mariage à un chevalier et qu’elle préférait vivre pour Dieu seul.

Près de François, elle ne sentait plus d’angoisse. Elle se tenait au-dessus de la terre et des hommes, dans la cristalline musique des cieux. Il oubliait de lui demander le motif de sa visite : sa présence valait mieux que toute réponse. Ils s’illuminaient mutuellement de leur force, de leur combat, de leur intime beauté.

– Je voudrais, soupira-t-elle, partager votre vie en Jésus et en la pauvreté.

– Dieu soit loué ! jubila-t-il avec une ferveur contenue : loué pour la première sœur de la Pauvreté.

– Bénissez-moi, mon frère.

Le front incliné, elle s’agenouilla. Ses cheveux retombaient dénoués le long de ses joues et les mains croisées sur la poitrine, elle attendit cette bénédiction. Alors, d’une main qui tremblait, il fit sur elle un grand signe de croix, lentement. Puis, la relevant :

– Revenez demain, ma sœur.

– Je reviendrai, mon frère.

Elle s’éloigna, sans bruit, sur la mousse épaisse. Il la regarda partir et, quand le bois fut redevenu solitaire, il se couvrit les yeux de ses deux mains.

 

*

*   *

 

Ces entrevues secrètes, seuls les frères en avaient connaissance et la tante de Claire, qui l’accompagnait toujours ; tout ce qu’ils se disaient n’était que paroles différentes d’une même mélodie. Cette mélodie : Jésus, le Ciel, la Pauvreté.

– Ma sœur, le chemin de la pauvreté est semé de fleurettes, mais aussi d’épines.

– Je serai forte comme vous, mon frère ; je sais que je serai forte par vous. Je suis la petite fleur que vous avez cueillie ; vous pouvez la planter parmi les ronces et dans la nuit : elle fleurira.

– Ô ma sœur, quelle merveille ! Vous êtes forte comme une armée rangée en bataille.

– Par Lui et par vous, mon frère, je veux faire de mon corps un temple de Dieu. Mon âme fond du désir de consommer ses épousailles avec le Roi céleste.

Ensuite, François raconta sa vie ; et elle comment, dès son enfance, elle avait attendu un miracle qui transformerait sa banale vie en flamme et clarté et que ce miracle était venu maintenant par lui, par sa pauvreté et ses prédications.

Elle serait accueillie dans la confrérie la nuit du dimanche des Rameaux. Le père de Claire planait comme une ombre sur leur bonheur mystique. Cet homme serait capable de massacrer tous les frères mineurs s’ils lui arrachaient sa fille. François en eut grand souci. Mais pour mille de ces pères-là il ne lâcherait l’âme de Claire.

François, dont un souffle eût renversé le corps, n’avait d’autre arme que la prière. Un soir il rassembla les frères et leur exposa le cas.

– Frères, aidez-moi de vos prières. La semaine prochaine, Jésus commence sa passion. Adoucissons un peu sa peine en posant comme un baume sur son cœur notre première sœur et remercions Dieu d’avance.

Il se mit à genoux et tous avec lui. La lune creva les nuages et versa sa lumière, à travers les arbres, sur ces hommes prosternés le front contre terre. Mais un des frères se leva, un homme coiffé d’un chapeau ; il rentra dans sa cabane. « Non, grommela-t-il assez haut pour être entendu, pas de femme ici » ; et il ferma la porte sur lui.

 

*

*   *

 

Un dimanche des Rameaux de pure soie. À la grand-messe, l’orgue joua et l’évêque bénit les branches d’olivier. Aux premières rangées, Claire et sa famille étaient à genoux sur des coussins. Son père était fort et hautain, avec des yeux gris, bridés, et une barbe blonde en collier autour de sa face rouge. Il causait sans cesse avec son frère Monaldo, brutal comme un boucher. Claire se tenait entre sa mère et sa sœur cadette, Agnès. Et derrière elle, le chevalier, grand et réservé, qui voulait l’épouser. À part sa tante, tout le monde ignorait que Claire fuirait ce soir la maison paternelle. Elle était vêtue de soie blanche bruissante qui exhalait un parfum de fleurs ; ses mains et sa gorge étincelaient de joyaux. Ses longs yeux bleus rivés à l’autel ne voyaient pas l’autel, mais la vision de l’Amour et de la Pauvreté. On ne l’avait jamais vue si belle, et l’on songeait : « Quel bonheur d’être si belle et si riche ! » Elle était belle et riche ; mais cette nuit elle embrasserait la vie des pauvres. Dans son âme, elle exultait ; cependant elle demeura calme comme une statue. Calme et forte. L’évêque se mit à distribuer les rameaux, et le peuple à la file vint les recevoir de sa main. Le chœur chanta :

« Des branches d’olivier à la main, les enfants d’Israël allaient à la rencontre du Seigneur, jubilant et criant : Hosannah ! Gloire au Seigneur dans les Cieux ! »

Ce chant, qui semblait modulé pour elle, la toucha au cœur. Sa gorge blanche battait. La famille de Claire alla recevoir le rameau bénit. Claire demeura à genoux, paralysée d’émotion ; elle demeura immobile et regarda. L’évêque l’attendit. Tout le monde l’observait. Quand il vit qu’elle ne venait point et qu’elle désirait pourtant la branche sainte, il alla lui-même vers elle et la lui remit en main, en la regardant profondément dans ses yeux purs. Elle eut l’intuition qu’il savait tout. Alors elle courba la tête pour cacher les larmes qui montaient.

Le jour passa au milieu des parents et amis, et son chevalier ne la quitta pas un instant. On se promena et on joua dans le grand jardin, il y eut de la musique et des chants, et Claire chanta avec les autres.

De ce jardin, on pouvait voir le bois de la Portioncule, là-bas, dans la vallée. Mais personne ne regardait de ce côté. Claire moins que quiconque. Elle se tenait calme et forte. La tante au contraire était nerveuse d’angoisse, et elle dut se retirer dans sa chambre.

Le coucher du soleil fut très beau. Tout, ce jour-là, était beau. Soudain, le ciel fut plein d’étoiles. Et ainsi la nuit arriva, une belle nuit emplie de senteurs et de silence. La vie s’éteignit dans Assise et on alla se coucher. La tante descendit encore une fois, pour verrouiller les portes ; c’était sa tâche à elle. Tout semblait absorbé, englouti dans l’éternité. Vêtue encore de sa robe de soie blanche, Claire, sur son prie-Dieu, veillait. Elle ne priait point, toute à désirer, à écouter. Elle écouta la nuit : mais la nuit ne parlait point. Sur la pointe des pieds, elle s’approcha de la petite fenêtre ; jamais elle n’avait vu tant d’étoiles.

– Dieu ! dit-elle, et elle courba la tête. Puis elle la releva, ravie, exaltée, et regarda comme par-delà les étoiles, baignée dans une douce nostalgie.

Après un long moment, un fragment de lune monta au-dessus de la vallée. Elle chercha des yeux le bois dans l’ombre moelleuse, sans le trouver. Mais au loin une petite lumière bougea. Là était le bois. Son cœur se mit à battre très fort. Elle écouta. Quelque chose toqua très, très doucement, comme un taraud. Elle sentit à l’air que la porte s’ouvrait. À tâtons, elle s’en approcha, et prit la main tendue qui la cherchait. La main de sa tante était fiévreuse. Dans l’obscurité, elles descendirent l’escalier de pierre, jusqu’au jardin. La tante couvrit Claire d’un manteau et l’emmena, par la pelouse, loin dans le jardin, vers une petite porte, qui ne servait plus depuis des années. La fine lueur de la lune y éclairait des pierres moussues, une statue brisée de Vénus, parmi les herbes folles et le lierre. Avec une hâte prudente, la tante se mit à déblayer le seuil.

– Pourvu qu’elle s’ouvre, chuchota Claire. Sinon j’escalade le mur. Elle se sentait tout à coup agitée comme si toute la maison et tout Assise glissaient vers elle pour la retenir.

– Pas de danger, dit la tante. Elle est déverrouillée depuis hier déjà. De son pied, elle écarta encore quelques pierres, et puis, d’un brusque mouvement, elle ouvrit la petite porte. À leurs pieds, s’étendait la vallée, faiblement éclairée d’un peu de lune.

– Viens, dit la tante. Elles suivirent un sentier semé de grosses pierres, et puis elles arrivèrent en terrain plat.

La tante redevint nerveuse.

– Et ton père, gémit-elle. Il me tuera !

– Prions, dit Claire.

Elles longèrent un ruisselet ; là-bas une lumière bougea, puis une autre, et encore une, une dizaine au moins. « Les frères ! » dit la jeune fille. Les frères approchaient, et, au milieu d’eux, cet homme de petite taille, c’était François. Alors Claire s’arrêta et s’inclina :

– Loué soit Dieu, ma sœur, parce que vous êtes venue, chuchota la voix du Père.

Et ensemble, entourés des frères et des flambeaux, ils s’enfoncèrent sous bois, en silence.

Devant l’autel, ils s’agenouillèrent, et levèrent des yeux ardents vers la Madone dans l’ombre.

François se tenait devant elle, une robe de bure sur le bras. Tout autour, statues de bronze, quelques frères levaient des torches ; les autres demeuraient dehors, la chapelle étant beaucoup trop petite.

Et dans le plus fervent silence, François prononça :

– Ma sœur, voici le céleste habit de la pauvreté.

– Merci, murmura Claire. La tante l’aida à ôter ses bijoux et sa robe de soie. François lui passa la bure, une grossière bure brune, rapiécée çà et là, et que serra aux reins une grosse corde.

– Vos chaussures, ma sœur.

Elle enleva ses petits souliers de soie rouge, et ses bas blancs. Elle chaussa ses pieds blancs de sandales de bois.

– Et vos...

Il n’acheva point ; mais un frère lui tendit des ciseaux. Elle le regarda avec une grande joie, parce qu’il lui enlevait tout ; car plus il lui prenait, plus riche serait-elle en mérites. Elle secoua, pour la dénouer, sa chevelure qui ondula sur ses épaules comme un manteau doré, et elle s’inclina. Ces cheveux merveilleux, il les prit dans sa longue main obscure, ouvrit les ciseaux, les ferma trois ou quatre fois. Sa main se rouvrit, et les boucles tombèrent en désordre par terre auprès de la robe de soie, la ceinture d’argent, la coiffe de perles, les joyaux, les souliers rouges, tout cela répandu comme un amas de fleurs fanées.

Il la bénit :

– Ma sœur, dit-il, désormais vous êtes l’épouse du Roi de lumière.

Elle leva sur lui des yeux reconnaissants et un collier de perles roula sur ses joues.

Les frères commencèrent à chanter :

– Portant des branches d’olivier, les enfants d’Israël allaient à la rencontre...

Tout le bois résonnait de leur chant.

– Venez, ma sœur, dit François, et quittant les frères qui chantaient, ils s’en sont allés ensemble, avec deux autres frères portant chacun une torche. Ils allaient mettre le trésor précieux à l’abri de la colère de son père, au couvent de Saint-Paul, là-bas, quelque part, dans les marais.

La lune les accompagna.

 

 

 

 

UNE COURONNE DE ROSES ET D’ÉPINES

 

 

–  La grande nouvelle parcourait le monde que les Maures étaient boutés hors d’Europe et s’étaient réfugiés outre-mer dans leurs bois et déserts. Ces sales païens qui adoraient Mahomet et profanaient le Saint Sépulcre de Notre-Seigneur Jésus !

– Tout cela est bel et bien, disait François, mais Notre-Seigneur est mort pour tous, aussi pour les noirs de visage. Qui donc ira le leur dire ? Qui leur portera la lumière ?

Il pensait sans cesse à ces pauvres Maures. Il avait tellement pitié d’eux.

– Laissez-moi aller à eux, Seigneur ! si j’en suis digne.

Eh oui, ils peuvent le tuer à coups de bâton, le clouer sur une porte, le scier en tronçons, Je couper en morceaux. Ah ! s’ils voulaient faire cela ! Troquer son sang contre leur conversion, y a-t-il plus grande félicité ? Rien ne pouvait plus le retenir, et un beau jour il partit pour Rome, demander au Pape son consentement.

 

*

*   *

 

Il reçut l’autorisation, et le Pape était satisfait de la croissante et belle persévérance de l’ordre des frères mineurs et de la fondation des sœurs pauvres. Car Claire ne demeura pas longtemps seule ; sa sœur Agnès, elle aussi, fuit la maison paternelle et se fit couper les cheveux par François ; aussitôt d’autres demoiselles se joignirent à elles, et François obtint des Bénédictins que les Sœurs pussent mener leur vie pauvre dans le petit bâtiment de Saint-Damien. La famille, qui, dans sa première fureur, avait essayé d’enlever Agnès, était complètement résignée à présent ; le père de Claire disait : « Il n’est que des gens de sang noble pour exécuter de tels exploits avec tant de tempérament ! »

Et tandis que François séjournait à Rome et faisait s’emplir les églises par ses beaux sermons, de toutes parts des gens accouraient pour l’inviter à leur faire l’honneur d’une visite : « Ce sera une bénédiction pour nous. » Mais il n’alla chez personne. Il restait dans le petit couvent des Croisiers.

Parmi ces personnes désireuses de le recevoir chez elles, il y avait une jeune femme, mère de deux enfants, qui s’appelait dame Jacqueline Franchipani.

– Allez lui rendre visite, conseilla le prieur des Croisiers ; elle vit comme une sainte.

Il lui fit visite. Pourquoi à cette famille et non aux autres ? La Providence le voulait ainsi. Dame Jacqueline était une femme de vingt-cinq ans, belle et imposante, avec de grands yeux noirs. Elle ne le reçut point dans une salle somptueuse de son palais, mais le mena dans la cellule où elle passait sa vie. Et quelle cellule ! De pierre brute, blanchie à la chaux, meublée d’une table en bois blanc, de deux chaises de bois, et d’une paillasse sur une planche. Et sur le mur nu, rien qu’un petit crucifix. Elle lui offrit là du pain et de l’eau. Il joignit les mains :

– Voilà ce qu’il faut ! jubila-t-il. Et ils s’entretinrent de la simplicité de la vie de Notre-Seigneur.

– Maintenant, vous allez goûter les petits gâteaux que je cuis moi-même de temps en temps pour les enfants !

Elle apporta un plat de petits gâteaux couleur de soleil, faits de miel et d’amandes moulues et de farine de froment. Délicieux, ces petits gâteaux !

– Exquis. À n’en jamais perdre le goût, dit-il.

Il en accepta trois, puis un quatrième. Lui, le mendiant, qui se contentait des reliefs des tables, qui se faisait conduire la corde au cou pour avoir déjeuné un jour d’un merle frit, il était friand de ces gâteaux, et sans un brin de remords ! Tant qu’il demeura à Rome, il revint chaque jour chez dame Jacqueline ; parler de Dieu et manger de ces délicieux gâteaux.

– Dame Jacqueline, disait-il, votre grande piété et votre amour de la pauvreté font de vous un de nos frères. Vous êtes frère Jacqueline.

 

*

*   *

 

Muni d’une petite besace de vivres, et d’une grande confiance, en compagnie de frère Bernard, il cingla vers les Hommes Noirs. Mais après quelques jours de mer, une tempête violente se déchaîna, et le bateau, mâts rompus et voiles déchirées, échoua sur la côte de Slavonie. Adieu les Maures ! Il ne pouvait être question d’aller plus loin avant le printemps. Ils cherchèrent un port. Là, un bateau allait appareiller vers leur pays, mais on ne leur permit pas d’y monter. « Laisse-moi faire », dit François à Bernard. Et le soir venu, ils se glissèrent en tapinois dans le navire, se cachèrent derrière des balles et des caisses, et ne sortirent de leur cachette qu’une fois au large. Peu s’en fallut que les matelots ne les jetassent par-dessus bord. « Nous n’avons pas même assez de vivres pour nous ! » Alors, François montra sa besace, et les figures s’adoucirent.

... Il regardait constamment en arrière. Là-bas, là-bas habitaient les Maures dont les âmes obscures criaient vers la lumière.

– C’est que je ne suis pas digne du martyre, soupira-t-il.

 

*

*   *

 

Ils débarquèrent à Ancône et à pied ils s’en retournèrent chez eux, prêchant. Chemin faisant, il leur arriva beaucoup de nouvelles brebis. Une trentaine au moins, qui abandonnèrent leurs parents, leur métier et leur maison, aspirés par la pauvreté et l’amour. Ouvriers et paysans vigoureux et incultes ; avocats diserts ; aubergistes, soldats, tous renouvelés, armés de bonne volonté et d’une dévorante flamme de foi. Il lui advint un jour de prêcher dans un couvent de nonnes. Un grand poète s’y trouvait ce jour-là, le troubadour Divini, venu visiter sa sœur religieuse. Divini était célèbre par tout le pays, et Rome l’avait couronné roi des poètes. En avait-il vu des fêtes, celui-là, dans les châteaux et les cours, durant sa vie errante ! Mais malgré sa renommée et son art, il n’était pas heureux du tout. C’était une âme insatisfaite, lasse de vivre, une âme agitée et inquiète. Et cela à l’âge de quarante ans ! Cet homme se voyait sombrer dans l’orgie et le désespoir. Et quand il entendit prêcher François, il songea : « Quelles sornettes ! » Au début seulement... car il continua d’écouler, et ses yeux s’ouvrirent, puis son cœur, et bientôt il pleura. Quel art sublime avait ce moine chétif, de dire des choses avec grandeur et simplicité, imprégnant tout de clarté céleste ! Divini était pris, il joignit les mains et dit : « Voilà donc vers quoi tendait toute ma vie, et je ne le savais pas. » Il en fut hors de lui toute la journée, et le soir, fouetté d’une ardeur nouvelle, il sauta en selle pour rejoindre les frères partis. Il les trouva dans la campagne, qui marchaient sous la pluie en chantant. Il tomba à genoux devant François :

– La paix, implora-t-il, la paix !

– Lève-toi et viens avec nous, frère Pacifique, lui dit François en le bénissant.

Mais comme il fut saisi en apprenant que c’était Divini, qu’il avait tant admiré jadis, au temps que lui-même songeait à devenir troubadour ! Voici que le roi des troubadours venait à lui ! François le baisa sur son fin visage. Dans la pluie un chant d’action de grâces monta. Divini donna son cheval à un paysan pauvre, déposa sa mandoline aux pieds de la Madone dans une petite chapelle rustique et, revêtant mie bure rapiécée, il accompagna les frères dans la montagne.

 

*

*   *

 

Ce retour se changeait en une véritable marche triomphale. Dans tous les villages, des gens accouraient, criant : « Voilà le Saint ! » et partout sonnaient les cloches.

– De grâce, cessez, supplia François. N’oubliez pas que je suis un homme comme vous. Tout ce que je fais, un pécheur le peut : jeûner, prier, pleurer, mortifier sa chair, un pécheur peut tout cela ; non, demeurer fidèle à Dieu.

Toute la ville d’Assise sortit à sa rencontre avec musique et bannières ; et les frères chantaient les Psaumes. Toute cette vénération lui déplut. S’ils savaient quel combat il avait chaque jour à livrer à frère Âne, ils ne l’acclameraient pas ! Mais essayez donc de le leur faire admettre ! Dans toute cette gloire, il se trouvait seul et abandonné, avec un cœur soupirant après Dieu. Il tenta de chasser sa détresse en chantant, c’était pis.

Claire seule pourrait lui verser un peu de lumière. Dès le lendemain il alla la trouver. Entre deux murs de neige, il arriva à Saint-Damien. Il y faisait sombre, gris et froid comme dans un caveau. L’humidité congelée aux murailles était devenue cristal. Claire était partie mendier en ville, avec une autre sœur. François alla prier un temps devant Je Crucifix qui naguère lui avait parlé. Quand elle apprit sa venue, Claire accourut aussitôt. Elle l’emmena dans le réfectoire nu. Oh ! comme il avait vieilli ! Ses joues émaciées, ses lèvres si blêmes ! Elle fit allumer tout de suite un petit feu pour lui chauffer les pieds. Il ne la quittait pas des yeux. En ces quelques mois, comme elle était changée ; quelle belle force, quel pouvoir surnaturel irradiait de son visage ! Elle respirait la paix, ses yeux rayonnaient de pur bonheur et d’amour. Un ange. Il sentit l’infinie distance entre elle et lui. Elle possédait cette pure clarté dont il ne conquérait qu’une étincelle à force de combat quotidien. Il se sentit tout obscur dans sa lumière. Et voyez comme elle l’admirait : elle buvait ses paroles ; les pauvres paroles qui disaient le voyage échoué. Son conseil lui semblait sans écho. Quel conseil pouvait-il lui donner ? C’était trop ridicule. Honteux, il dit : je reviendrai bientôt. Dehors il se sentit plus misérable que jamais. Il marcha dans la neige profonde. Il était dégrisé devant sa petitesse.

– J’eusse mieux fait de ne jamais commencer l’œuvre que j’ai entreprise, soupira-t-il. Je suis un être inutile, à charge d’autrui. Claire et Léon, et toutes ces âmes magnifiques, ne seraient-elles pas arrivées sans moi à la sainteté ? J’ai une trop grande idée de ma personne. Pourquoi ne suis-je pas resté un simple fidèle comme le paysan que voilà ? Celui-là du moins est utile.

Un paysan passa, portant un enfant sur les épaules et en tenant un plus grand par la main, et ce paysan lui lança un clair « bonjour ».

 

*

*   *

 

C’est étrange comme une pensée se développe. Tout un jour, cela demeura suspendu dans son cerveau : être utile. Il paraissait sombre et peu disposé à parler ; le désespoir lui souffla : « Le bonheur est pour tous, sauf pour ceux qui triment et s’éreintent comme moi. » La nuit il n’en put dormir et le lendemain, il s’en alla en quête de solitude ; loin, très loin dans la montagne, afin de pouvoir crier une bonne fois sa douleur. Les sommets enneigés résonnaient de ses cris. Mais le calme ne vint pas. Vers le soir il atteignit une haute cime dominant le lac de Trasimène, qui luisait, noir dans la blancheur des neiges. Là-bas, très loin, sur un soleil rouge sombre, Assise s’enfonçait lentement dans le soir. Il s’attarda à contempler la ville, jusqu’à ce que l’ombre fût tout à fait venue et que se fût levée la lune. Oh ! ce silence sans fin sur les monts, où son cœur battait encore plus fort ! Il se traîna plus loin, jusqu’à l’un des petits ermitages qu’il avait fondés là. Qu’ils étaient heureux de le revoir, les petits frères prisonniers de l’hiver ! Mais il ne pouvait leur dire de, paroles de joie. Il demeurait assis, immobile ; il accepta à contre-cœur un bol de lait chaud.

– Êtes-vous malade, Père ? demanda un des quatre frères.

– À l’âme, dit-il, j’ai besoin d’air.

Et il sortit, errant de nouveau. Un frère le suivit de loin, de peur que ne lui arrivât quelque mal. Le vent se leva, rasa la neige bleutée de lune, souleva en longues traînées la poussière de neige. Pour le cœur de François, point d’accalmie. Il se glissa dans une fente de rocher, tomba à genoux, et le front contre terre, pria. Mais le découragement redoubla, s’aiguisant de tentations charnelles. Cela, jamais ! François se révolta contre lui-même. « Sors d’ici, Satan, cria-t-il ! Je te chasserai à coups de discipline. » Il ôta sa bure et se mit à flageller son maigre corps avec sa cordelière. Un cri lui échappa. Il frappa encore. De douleur, il tâta ses côtes : sa main s’y mouilla de sang. Du sang ! Mais les visions impures ne pâlissaient point. De rage, il s’arracha tout vêtement et courut dehors, dans la neige froide.

Un peu plus tard, monta de la grotte un cantique doux et pur, un chant plein comme d’un violoncelle : « Mon Seigneur et mon Dieu, je vous aime par-dessus tout ce qui vit, je vous aime par-dessus toutes choses ! »

 

*

*   *

 

Dans la nuit du mercredi des Cendres, une barquette glissa sur le lac de Trasimène, vers un îlot. François était assis à la poupe, avec deux petits pains sur ses genoux. Un batelier ramait, qui se fût fait frère mineur s’il n’eût eu charge de famille. On n’entendait rien que les rames et l’eau qui en dégouttait. Le lac n’avait pas une ride ; les étoiles brillaient dans l’eau, aussi pures que dans le ciel.

Après un long trajet, la barque s’engagea dans des roseaux.

– Nous y sommes, dit le batelier.

François prit ses petits pains et sauta sur la rive.

– C’est convenu ? Pas un mot ! À personne. Et tu ne viens pas me reprendre avant le matin du Jeudi Saint. Dieu te bénisse.

La barquette disparut dans la nuit. François demeura seul, environné d’eau, sur une petite île où jamais n’abordait personne. Il s’assit sur une pierre pour attendre le matin. Il contempla les étoiles, soupirant vers Dieu et vers le Ciel. Plus tard le mont Subasio se teinta d’un reflet rose. Le matin bondit d’une montagne à l’autre. Et quand François put y voir assez, il explora l’îlot sauvage, en quête d’un petit oratoire. Tout était encore dénudé par l’hiver. Des oiseaux s’envolaient et des lapins se garaient, d’un bond. De grands rayons jaillissaient maintenant de derrière les monts lointains, et l’eau frissonnait d’écailles d’or. Tout à coup, il s’arrêta devant un bosquet d’aubépine, creux à l’intérieur. « Voilà ce qu’il me faut, une maison en couronne d’épines ! jubila-t-il. Merci, ô mon Dieu ! » Il écarta quelques branches, se glissa dans l’abri et, tombant à genoux, cria : « Dieu, donnez-moi la force de passer ici avec votre divin Fils les quarante jours de jeûne ! » Et sans regarder désormais le soleil ou la lune, il se mit à prier, à invoquer Dieu à haute voix, à chanter ses louanges.

Les jours se suivaient. Régulièrement, vers le soir, il faisait une fois le tour de l’île, grande à peine comme un village, et retournait à sa cabane d’épines pour y dormir. Un matin, à son réveil, un lapin était là, qui regardait, les babines tremblantes, sans envie de s’enfuir. François caressa la douce bête ; elle se laissa faire et le suivit. Elle lui tenait compagnie dans sa prière et ses promenades du soir. Il lui cherchait de la bonne nourriture, qu’elle venait manger dans sa main, tandis que lui, la faim lui creusait et brûlait les entrailles. Ah ! la faim le tenait ! Il s’affaiblissait et maigrissait à vue d’œil. Mais il ne touchait point aux petits pains. Parfois seulement, il avalait une gorgée d’eau pour éteindre le feu de sa gorge et de sa poitrine. Par la faim et le dénuement, son âme étincelait de délices spirituelles. Maintenant, il y avait place pour Dieu : il s’emplissait de Dieu. Et il débordait parfois d’une telle douceur céleste qu’il chantait en pleurant, les bras au ciel. La solitude, l’eau et les monts, et l’infini silence. Était-il là depuis peu ou depuis longtemps ? Il n’en avait cure. Et plus il s’affaiblissait, plus pur devenait son bonheur. Il se moquait des petits pains.

Un matin, comme il sortait en chancelant de son oratoire, – car il ne pouvait presque plus se tenir debout, – il vit approcher la barquette. Jeudi Saint ! Il bondit de joie. Il avait jeûné quarante jours, comme Jésus ! Mais soudain, il frémit de regret : il allait revenir parmi les hommes, où l’âme s’obscurcit et se déprime. Ah ! pouvoir demeurer là, où il faisait si beau... Et à sa grande surprise, il vit comme le printemps avait travaillé activement : partout de la verdure et des herbes et des pâquerettes et des violettes. Et sa maison de couronne d’épines toute blanche de fleurs, et partout des gazouillis d’oiseaux. Il avait si peu regardé la nature, toujours tourné vers son âme, vers Dieu. La barque aborda. Il regarda d’abord les petits pains. Avoir jeûné quarante jours comme Jésus ! Mais soudain il rougit de honte et d’étonnement.

–  Mon Seigneur, cria-t-il, je ne veux point me mesurer avec Vous.

Et en hâte, il brisa un des pains contre une pierre, – du pain vieux de quarante jours, – trempa les morceaux dans l’eau, et en mangea la moitié, par respect pour le jeûne de Jésus.

La barquette glissa dans les roseaux. Il serra la patte au petit lapin, et lui dit : « Adieu, frérot. » Muni d’un pain et demi, il entra dans la barquette. Le batelier se mit à genoux devant lui, parce qu’il voyait dans ses yeux quelque chose du Ciel.

 

*

*   *

 

À la Pentecôte, les frères arrivèrent de partout à la Portioncule, pour s’y assembler en Chapitre, et recevoir les instructions de François. Car leur nombre s’était accru tellement, et ils habitaient si loin qu’il était impossible d’aller les visiter d’ermitage en couvent. De là ce Chapitre, en la fête du Saint-Esprit, pour qu’ils pussent se refaire le cœur par la belle et bonne fraternité spirituelle. Ils construisirent des huttes de branchage ; les bonnes gens apportaient des vivres et les oiseaux prenaient part au repas. Chaque frère avait son franc-parler ; chacun, à tour de rôle, exposa ses intérêts, avec une grande douceur inspirée par la charité. François fit un beau sermon. Et tous ensuite s’en retournèrent, comme rénovés, pleins de zèle rajeuni et de courage. Et après leur départ, François sortit prêcher, avec Ange. Un de ces jours-là, ils arrivèrent dans la petite ville de Montefeltro. Il y avait fête au château, parce qu’un noble était fait chevalier. Toute la noblesse de sept lieues à la ronde y paradait dans ses plus beaux atours, et regardait, du haut des tribunes, les joutes et tournois.

– Il y a là de quoi prêcher, dit François. Allons-y.

Un tournoi venait de finir, un autre allait commencer. Les trompettes allaient sonner, lorsque tout à coup, sans être invité ou attendu, un petit moine se tint debout au milieu de l’arène. Les spectateurs étaient surpris, mais avant qu’on pût crier un mot pour ou contre, François se mit à chanter la strophe d’une ballade, puis à prêcher sur la grande valeur d’une vie pénitente. Il était là, hirsute, émacié, déguenillé, – parlant et criant à toute cette noblesse et tous ces maîtres du pays. Ses gestes étaient vifs, sa voix aiguë, et par moments son ardeur l’emportait à tel point qu’il dansait presque. Et tous l’écoutèrent comme on écoute le tonnerre et la musique, dans un silence tel qu’on entendait frissonner les bannières et les oriflammes dans l’air. Il y eut des larmes, des paupières baissées, des cœurs battants, des soupirs. Et lorsqu’il s’en alla, ce fut dans un grand enthousiasme d’ovations et de voiles agités.

À peine avait-il quitté le château qu’un certain comte Orlando courut après lui pour l’entretenir de son âme.

– Bien, dit François, mais allez manger d’abord.

Ils se rejoignirent après, dans un verger. Écoutant les douces paroles de François, le comte pleura et, dans sa vénération fervente, il lui donna, pour y prier, une montagne : le mont Alverne qui atteint les nuages : là-bas, dans la province de Casentini. François accepta cette montagne ; mais en rentrant, il lui semblait qu’il en portât tout le poids. Une montagne pour y prier. Ah ! son séjour dans la petite île avait attisé encore son désir de solitude. Pouvoir parler avec Dieu, seul à seul, sur une montagne ! Mais n’était-ce point-là de l’égoïsme ? Ne devait-il pas au monde sa parole, lui qui s’efforçait d’imiter la vie de Notre-Seigneur ? Notre-Seigneur était allé aux hommes.

Il se troubla au point de ne plus savoir choisir. Il consulta l’Évangile. Tantôt il lut : « Suivez Dieu dans la solitude », et tantôt : « Allez et enseignez toutes les Nations. » Il cria vers Dieu. Mais Dieu se taisait, comme tué. Et, rentré chez lui, François, replié, demeurait les yeux vides, à regarder la pure certitude des autres. Jusqu’à l’instant où sa pensée alla à Claire. Cherche la clarté où elle est. Il pensa y aller lui-même, mais il se retint. Elle l’honorerait et servirait de nouveau comme un maître ; il ne pouvait souffrir cela, il ne le méritait point, lui, si lâche, si indécis.

Il appela Masseo, ce digne homme, lui conta sa peine, et dit :

– Va trouver sœur Claire, et demande-lui ce que je dois faire. Et va aussi trouver Sylvestre dans sa caverne du Subasio. Ce qu’ils diront, je le ferai.

Cette nuit-là, il la passa à genoux, refoulant obstinément tout désir de la solitude. Il voulait laisser parler Dieu nettement, par ces deux âmes cristallines. Et quand, un matin, Masseo s’avança hors du brouillard, François alla respectueusement à sa rencontre :

– Ne dis rien encore, supplia-t-il. Tout à l’heure, dans le bois. Je te laverai d’abord les pieds, et te donnerai à manger, car comme un ange tu portes dans ta bouche la parole du Seigneur.

Il lava les pieds de Masseo, lui offrit du pain et du lait, et ensuite ils entrèrent dans le bois. Là, dans le silence et la rosée du matin printanier, François se mit à genoux devant lui, les bras croisés sur la poitrine, et écouta, humble et soumis, comme fit la Vierge quand l’Ange lui apporta la bonne nouvelle.

– Prêcher... dit Masseo.

– Prêcher ! s’écria François, et l’esprit de Dieu frémit en lui. Il se releva joyeux : Prêcher ! Prêcher ! Nous partirons aujourd’hui même.

 

*

*   *

 

Délivré de tout doute, il partit, léger, avec deux frères : Ange et Masseo. Ils ne pouvaient le suivre ; il courait en avant, dans son fougueux désir de prêcher. Il chanta, sentant tout à coup, si bien, la beauté de la vie. Les nuages, l’herbe, les bêtes, les hommes, la terre, le soleil, les étoiles, tout cela est sorti des mains de Dieu, comme une richesse débordante. Tout est pénétré de son esprit. Il est partout, nous nous mouvons en Lui.

– Frères ! frères ! cria-t-il en ouvrant les bras vers tout ce qu’il voyait et ne voyait pas. Nous sommes tous frères. Servons notre Père ! Ils arrivèrent ainsi sur la route de Bevagna, dans la vallée.

Qu’est-ce qui se passait là, autour de ces arbres solitaires ? Mille oiseaux divers et puis des milliers encore, petits et grands, se posaient, sautaient, volaient. À pleine brassées, à pleines grappes, en essaims, jetés dans l’air comme du blé. Et des gazouillis, piaillements, tirelis, trilles et roulades : le ciel en vibrait. À mesure que François s’approchait, les oiseaux chantaient et sifflaient plus fort, semblaient se multiplier, fourmillaient, dans les arbres, sur l’herbe et dans les airs. Les deux frères qui débouchaient là-bas joignirent les mains. Et quand ils virent que tout à coup les oiseaux se mettaient à voler autour de sa tête, ils se dirent : « C’est en son honneur ! » Et ils s’arrêtèrent à quelque distance, par respect. François était surpris de voir tant d’oiseaux ensemble. Oiseaux connus tels que le héron, le rossignol, l’étourneau, le roitelet, le corbeau, le rouge-gorge et l’alouette son amie, et le pigeon et le moineau, mais aussi des inconnus dont certains étaient si beaux qu’on n’aurait pu leur trouver un nom. Il y en avait de roses et de bleus, de mouchetés ; d’aucuns dont le plumage semblait d’écaille, d’autres aux reflets dorés, d’autres encore aux reflets rouges et verts. Il y en avait comme des aurores, comme des coquillages de nacre, comme du brocard, comme des flammes, comme de la soie, comme des soupirs d’or, comme de neige et de fil d’argent. Étranges et beaux de forme et de ligne, avec des collerettes et des capuchons et des huppes ; bouclés, frisés, avec des queues comme des ciels de soir, ou fines comme des fleurs de gel sur les carreaux. Un rêve de couleurs et de teintes, et, là-dessus, le soleil qui faisait tout étinceler et rayonner. Chaque oiseau avait son bruit, son cri et son chant à lui, et tous voletaient et battaient des ailes autour de François, qui frémissait et tremblait de bonheur.

– Ah ! non pour moi, pensa-t-il, mais pour l’amour de Dieu !

Et son cœur remua, et sa langue. Il leva les mains, il voulait dire quelques mots aux oiseaux. Et soudain ces milliers d’oiseaux furent immobiles et muets, et se posèrent en cercle autour de lui. Les petits se faufilaient sous les grands, jusqu’au premier rang. Les arbres en étaient chargés, on ne voyait plus une feuille, chaque branche était comme emmitouflée dans les soies, les duvets, les escarboucles les plus splendides. Quelques petits oiseaux vinrent se poser sur ses épaules, sur ses bras étendus.

– Écoutez ! il leur parle, dit frère Masseo, qui commençait à sangloter doucement. Et ils écoutèrent.

– Chers petits oiseaux, mes frères, louez et remerciez Dieu qui est votre Père comme le mien. Car nous sortons de ses mains ; son amour nous environne et nous meut. Regardez comme il s’est occupé de vous. Il vous a gardés dans l’arche de Noé. Il vous a donné le loisir et le plaisir de voler quand et où vous voulez ; tout l’espace est à vous. Il vous a donné un chaud plumage, d’épais manteaux contre la pluie et la neige ; et vos petits les reçoivent, sans que vous deviez filer ni coudre. Et comme ils sont beaux, vos vêtements, beaux comme les fleurs et les arcs-en-ciel ! Il s’occupe de votre nourriture, que vous trouvez prête sur les arbres, dans les prés, au bord des eaux et des- fontaines et dans les rues. Il vous a donné, pour y nicher, des fentes dans les rochers, des meules, des peupliers, et les tuiles des toits. Il a donné à chacun de vous une chanson et une langue dans laquelle vous appelez vos frères et leur parlez ; dans laquelle vous pouvez louer le Seigneur et le bénir. Voyez-vous maintenant comme Dieu a soin de vous et vous conserve la vie ? C’est pourquoi ne soyez point ingrats, et demeurez simples et pauvres, en exemple aux hommes et aux frères mineurs, et ne vous lassez pas de célébrer votre Père, d’une voix ardente ! Votre chant est votre oraison. Chantez ! Chantez !

Et alors ils se reprirent à siffler et à chanter, chacun selon sa nature, et ils inclinaient leurs petites têtes pour signifier que ce sermon leur plaisait beaucoup. Et François, l’oyant et voyant, chanta avec eux, rempli de joie reconnaissante.

Là-bas, les frères, à genoux, contemplaient le prodige. Ils virent François donner sa bénédiction aux oiseaux et soudain tout éclata et jaillit en l’air comme une fontaine, haut, très haut, dans le ciel, et se dispersa en forme de croix, vers les quatre points cardinaux.

– Merci, Seigneur, merci ! cria François, et accourant à ses frères, il leur dit :

– Venez ! allons prêcher ! Si les oiseaux mêmes écoulent, pourquoi les hommes n’écouteraient-ils pas ?

 

*

*   *

 

Ils commencèrent à prêcher avec un zèle fougueux. François saluait les fleurs, disait bonjour à un chien, aux bêtes des troupeaux. Il prêcha pour une pauvre famille sur le seuil de la cabane ; pour une paysanne qui allait porter au marché un panier d’œufs, et chanta pour un enfant qui jouait dans la boue. Il prêcha en des églises combles, sur des places couvertes de monde. Mais que ce fût pour un homme, ou pour cent, toujours aussi bien, avec feu et conviction. Tantôt le sermon était comme un bouquet de violettes, tantôt terrible et sombre, quand il traitait de l’enfer. Il était la divine fusée qui bondissait d’un cœur à l’autre, faisant jaillir les étincelles. Les âmes étaient comme aspirées vers lui. C’était comme une harmonie qui traversait la contrée, et chacun venait voir et entendre. La foule courait après lui, et on allait à sa rencontre en procession, avec des cierges, des bannières, des malades et des éclopés. Les cloches sonnaient dans les campaniles, les hommes baisaient sa bure, en coupaient les morceaux. Une écuelle ou un autre objet, s’il l’avait touché, devenait une relique, bonne pour le salut et contre toute maladie. L’enthousiasme grandit tant qu’il devait retenir les gens mariés qui voulaient se séparer pour suivre François et Claire. Il disait : « Non ! non ! attendez encore un peu ; avec l’aide de Dieu je veillerai à ce que vous puissiez nous suivre en esprit sans vous séparer. » Le nombre grandissant des frères foi faisait presque peur. Il répandait miracles et guérisons comme un printemps. Il ne s’occupait plus à présent de cette renommée dont il souffrait naguère : il savait bien que toute cette gloire n’allait pas à sa personne à lui. « Je suis le violon dont Dieu se sert pour jouer ses mélodies. C’est la musique de Dieu qu’ils viennent entendre ! » Cet énorme succès stupéfiait Masseo, qui dit à François :

– Vous n’êtes pourtant pas ni bel homme, ni instruit, ni...

– C’est cela, précisément, s’écria François joyeux, qui prouve que c’est Dieu qui travaille ! Et pour bien le montrer il fait servir à ses desseins l’homme le plus laid, le plus indigne, le plus grand pécheur. Qui pouvait-il, dès lors, mieux choisir que moi ? Sans Lui, je ne suis qu’un grand nigaud. Louons-Le donc et L’aimons, parce qu’il emploie à sa gloire un pécheur misérable. Aimer, tout est là. Tout le monde est capable de porter un cierge à la procession, d’offrir de l’argent ; cela n’est rien : l’essentiel, l’unique chose qui importe est d’être toujours contents de ce que nous recevons de ses mains. Voilà l’Amour !

 

*

*   *

 

Tout l’été se passa à prêcher dans les bourgs et les villes et, quand arriva le temps des vendanges, François dit :

– Mes petits frères, rentrons au couvent. Car ce mois-ci je veux repartir vers les Maures.

Chantant et prêchant, ils s’en retournèrent.

Un jour qu’ils devaient passer par une gorge entre des rochers, – c’était déjà le soir, avec une fine serpe de lune, – un homme les attendait à l’entrée, une hure sur le bras. C’était un seigneur bien mis, grand de taille, avec une large barbe noire. Il mit un genou en terre, solennellement, aux pieds du Poverello et, en termes choisis, il demanda s’il pouvait rester avec lui, car il n’avait point trouvé la paix dans les livres, et voulait vivre désormais dans la pauvreté, pour Jésus.

– Lève-toi, dit le Père. Qui es-tu ?

L’homme se nomma. Élie, notaire à Bologne. Ils se regardèrent longuement. Élie avait de grands yeux noirs qui vous perçaient le cœur d’un trait dur et froid, et un sourire dont on ne pouvait dire au juste s’il était moqueur ou simplement joyeux. Un homme qui attirait et écrasait.

Ni lui, ni François ne cilla.

– Viens, dit François d’une voix étouffée, comme s’il consentait de force. En même temps, il eut comme un pressentiment anxieux. Il regrettait d’avoir dit « Viens ! » Mais François n’avait qu’une parole.

–  Viens avec nous, frère Élie, prononça-t-il très vite, à deux reprises. Élie l’accompagna. Les deux autres frères n’étaient plus du tout à l’aise, la bonne joie avait fui ; ils ne chantaient plus ; ils se regardaient comme pour se dire : « Quel homme a-t-il accueilli là ? »

Élie raconta, en langage académique, qu’il avait connu François jadis, au temps où son père était matelassier dans la bonne ville d’Assise, qu’il avait quittée jeune, après quoi, à force d’études personnelles, il était devenu notaire à Bologne, grâce à beaucoup de volonté, d’ordre et d’intelligence.

On dormit cette nuit-là dans une grange. Les trois frères s’étendirent dans la paille. Élie s’assit sur une caisse, la tête appuyée au mur : c’était plus propre. À leur réveil, ils le trouvèrent déjà vêtu de sa bure : il la portait avec soin et prudence, comme si elle eût été de soie. Les autres ne regardaient pas où ils mettaient les pieds, sur les pierres, dans la poussière, la boue et les flaques. Que leur importaient à eux un vêtement en loques et des pieds souillés, pourvu que l’âme fût propre ?

Élie disait : « Une bure sale ne fait pas encore une âme propre ! » Il grattait de la sienne la moindre éclaboussure ; il soignait ses mains, ses grandes mains très belles. Dès le premier jour il se montra plein d’attentions pour François ; le soir il lui lava les pieds et s’occupa de lui trouver de la paille fraîche. Il contemplait le sommeil du Père avec respect, et avec son sourire énigmatique. Il prêchait aussi, mais c’était comme s’il lisait un acte notarial : primo... secundo. Après peu de jours, François comprit à quel homme il avait affaire : ce frère Élie, une nature double, ambitieux d’une part et pourtant très vertueux.

– Tu deviendras un bon frère, lui dit-il, si tu sais déposer ton orgueil.

– C’est pourquoi je suis venu, répondit l’autre en rougissant, et on voyait qu’il contenait sa colère.

François pensa tour à tour : « Celui-là deviendra ou bien un saint, ou un malheureux qui ne mourra pas dans l’Ordre. » Et, chose étrange, il éprouvait à son égard un profond respect. Pourquoi ? Ce sont là de ces choses qu’on n’explique pas.

À frère Ange il disait :

– Pas d’idées noires, petit frère ; nous devons accepter tout le monde : la demande prouve le bon vouloir. Nous devons, pour commencer, nous contenter de cette bonne volonté. Au début plusieurs nous paraissent membres du diable, qui deviennent ensuite de vrais disciples de l’Évangile. Pour toi-même, comment cela s’est-il passé ?

Ange soupira. À leur arrivée à la Portioncule, Élie semblait être le seigneur, avec ses trois valets boueux. Il y eut grande joie pour le retour du Père spirituel, mais ce nouveau venu gênait un peu. Il avait des airs de professeur. Ce grand diable de frère Genièvre l’évita tout de suite, et frère Jacques le regarda avec méfiance, comme s’il craignait d’en recevoir des coups. Mais frère Chapeau le trouva à son goût : « Un monsieur ! »

Dès la semaine suivante, François envoya Élie à Florence pour y aller défendre l’esprit des frères mineurs contre les savants, avocats et théologiens. Ce genre-là convenait à Élie : primo... secundo.

– Et maintenant, prions, mes enfants ! Préparez mon bagage spirituel, car après-demain je m’en vais en Afrique pour donner une âme blanche aux Maures.

Il était comme ivre de l’Esprit Saint. Cette fois, il espérait bien réussir. Il ne cessait pas de chanter.

 

*

*   *

 

Deux saisons plus tard, François est assis, malade, au soleil, sur le seuil de sa cabane. Le voyage a encore échoué : il est devenu gravement malade en Espagne. Il y est resté couché tout l’hiver, et au printemps on l’a rapatrié. S’en était-il promis du travail, pourtant !

Alors, il est allé passer quelques jours en prières sur l’énorme Alverne, et le voici de retour, le foie malade et un ulcère à l’estomac. Le massif de roses à côté de sa cabane exhale un nuage de parfum qui ferait s’agenouiller Salomon. Tout près de lui, les arbres sont pleins d’oiseaux ; dans l’herbe jouent des lapins. Sur le toit marchent de blanches colombes : elles proviennent d’un couple qu’il a un jour mendié à un garçon qui les portait à la rôtisserie ; et maintenant, elles ont une grande famille. Claire en a reçu aussi, et chaque frère d’un autre ermitage qui vient en visite peut en emporter un couple. Le temps est doux comme un baume et François en jouit comme un enfant. Il regarde tout, admire tout, et remercie. De temps en temps, une cigale s’abat sur sa main, et tourne, et tourne jusqu’à ce que François lui dise : « Sœur Cigale, chante les louanges de Notre-Seigneur. » Et la cigale alors se met à crisser, si fort qu’on se demande comment c’est possible : un si petit être. Et elle ne s’arrête pas avant que François ait chanté avec elle. « Cela suffit, sœur Cigale, dit-il après un moment, je ne peux pas me fatiguer, je suis un pauvre homme bien malade... » La cigale s’envole, pour recommencer plus tard le même jeu.

Il règne un grand calme à la Portioncule. On y prie et travaille. Au loin, dans le bois, deux jeunes frères chantent un psaume.

« Comme c’est beau, tout de même, songe François, tant de frères réunis sans autre but que de vivre pour Dieu. » Et levant les yeux au ciel : « Mon Dieu, gardez-le ainsi : gais et innocents comme des enfants. »

Et il songeait malgré lui aux menées de quelques savants parmi les frères, qui commençaient à retoucher sa Règle des pauvres, y apporter des amendements, afin qu’ils puissent avoir des livres et des bibliothèques, s’occuper de théologie et autres sciences ; des savants qui voudraient limiter la liberté d’aller prier, travailler et prêcher, et donner une entorse à la simplicité de leur vie. « Jamais ! » avait crié François, et tout son cœur et toute son âme continuaient de crier : Jamais ! Il sentait bien que frère Élie était dans tout cela pour quelque chose.

– Quand on ne reste pas simple, le mal est si tôt venu !

Car voyez ce qui s’est passé durant son voyage en Espagne. Frère Pierre ne s’était-il pas avisé de construire, contre la chapelle, une maison, parfaitement ! – une maison de pierre, une manière de palais, quoi, avec des moulures ! Était-ce digne des frères mineurs, cela ? Une honte ! Quand François le vit, il s’emporta :

– Démolissez-nous cela ! cria-t-il et, malgré sa maladie, il monta, agile comme un chat, sur le toit, et les tuiles volaient par terre.

Et il ne permit de garder la maison que lorsqu’on lui eut promis qu’elle servirait aux pèlerins.

Mais non, il ne veut pas songer à ces tristes choses. Il fait beau et Dieu tient sa main étendue sur l’Ordre.

Il siffle un coup et aussitôt des frères accourent.

– Asseyez-vous là, dit-il, tout près de moi. Je me sens bien aujourd’hui, pour vous parler un peu du mont Alverne.

Mais il ne le fait que pour chasser ses sombres pensées. Ah ! enfin ! Depuis si longtemps, ils le désirent. Et ils se rapprochèrent, sur le gazon, et il raconta :

– Dieu ne m’a pas encore trouvé digne d’aller chez les Maures. Et alors il m’a appelé sur l’Alverne, sur ces sommets de rocs sauvages. Lorsque nous eûmes construit là, sous un beau fayard, une hutte où je pourrais prier bien seul, soudain un bandit sortit du bois. Il avait sur lui plusieurs couteaux et portait une lourde massue ! « Je suis le Loup de cette montagne, dit-il, j’en suis le maître et le seigneur et si vous ne décampez pas tout de suite, je vous écrabouille de cette massue. Ouste ! Filez ! » Sa massue déjà se levait. Mais par la grâce du Saint-Esprit ; il tomba de mes lèvres de si bonnes paroles, qu’avant que j’eusse fini de parler de la bonté de Notre-Seigneur, qui était mort aussi pour lui, le brigand était déjà prosterné à mes pieds et demandait de pouvoir devenir petit frère. Alors, avec joie dans le Seigneur, je lui ai donné ma bénédiction et l’ai nommé frère Agneau. Voyant qu’il était si attaché à sa montagne qu’il paraissait en faire partie, je l’en ai constitué le gardien. Et à cette heure, il aide à la construction d’une chapelle de pierre que le seigneur Orlando y fait bâtir par ses ouvriers. Vous voyez, mes petits, comme le Seigneur est bon, qui change les loups en agneaux. Et si jamais vous avez le bonheur d’aller prier sur ce mont sacré qui s’est fendu lorsque Notre-Seigneur mourut sur la Croix, vous traiterez frère Agneau avec tout le respect et l’affection que mérite un saint homme. Maintenant, remercions ensemble le bon Dieu de tout cela, et prions aussi pour frère Agneau, car même le plus saint homme a encore besoin de prières.

Frère Léon entonna, et ils prièrent une poignée de chapelets pour frère Agneau.

 

*

*   *

 

C’était frère le Long qui était préposé à la direction spirituelle de Claire et de ses sœurs. Et chaque fois qu’il revenait de chez elles, il annonçait de leur part qu’elles aimeraient tant que François revînt leur apporter lumière et consolation. François se laissa convaincre, mais à contre-cœur. Claire était sainte à ses yeux ; la présence de Claire faisait croître et briller son âme ; il y serait allé volontiers chaque jour. Mais elle et ses sœurs le traitaient comme un saint, et cela, il ne pouvait le souffrir : il aurait voulu rentrer sous terre, lui, un si grand pécheur, un ver d’abjection. Cela le peinait, et elles ne pouvaient s’en empêcher. Mais cette fois, il allait le leur désapprendre.

Cela commença comme à l’ordinaire : elles baisaient sa bure en pleurant. Claire fit apporter de l’eau et lui lava les pieds, en signe de soumission. Elle le regardait avec des yeux brillants de vénération. Il ne voulait, ne pouvait le voir : il fermait les yeux. Toutes ces attentions, ces pleurs, ce repas, ces soins, cette admiration ! Elles auraient jonché de plumes le sol qu’il foulait ! Non, il fallait que cela finît ! Il alla donc d’abord prier un peu dans la petite église, devant la Croix, et il eut une bonne inspiration. Se levant, il demanda à la sacristine une écuelle de cendres. Quand elle revint, il prit l’écuelle, se tourna vers les nonnes agenouillées qui, silencieuses comme des statues, buvaient ses paroles. Et, en guise de sermon, il prit deux fois de suite une poignée de cendres, et la répandit sur sa tête, de sorte qu’elles tombèrent sur tout son visage, dans sa barbe, sur ses épaules ; et le reste, il le répandit autour de ses pieds. Et, les bras étendus, il se mit à chanter, en partant : Miserere ! ayez pitié du pécheur que je suis.

En chantant, les yeux au ciel, il passa devant les sœurs stupéfaites, et il sortit.

 

*

*   *

 

François ne revint pas à Saint-Damien, et Claire ne se risqua point à l’inviter encore. Mais elle sollicita l’honneur de pouvoir un jour partager son repas à la Portioncule. François refusa. Six fois elle fit renouveler sa demande ; et il refusa six fois. Léon et les autres trouvaient que c’était grand dommage :

– Vous l’avez vous-même introduite dans la vie de pauvreté ; toujours enfermée ; elle en aurait tant de joie.

Et, de nouveau, il se laissa, convaincre. Un matin, quelques frères l’allèrent chercher, et François l’attendait dans un petit bois de cyprès. Maintenant qu’il avait consenti, il se sentait heureux lui-même : il pourrait à son tour la recevoir comme une sainte. Et il s’inclina devant elle, baisa sa bure, prit sa petite main que le travail avait rendue sombre et dure, et la conduisit le long des cabanes. Partout, des frères s’inclinaient avec respect, sauf frère Chapeau qui s’en alla dès qu’il la vit venir. Quand elle eut prié encore une fois avec François dans la chapelle, ils allèrent prendre le repas dans l’hôtellerie. Le festin consistait en fromage, pain et lait, servi sur le sol nu. Claire et une sœur, et tous les frères étaient assis là, excepté frère Chapeau qui ne voulait pas être assis à table avec des femmes : sa place demeura vide. Le lait fut servi dans des écuelles de bois. Et, après le Benedicite, François, comme touché par l’âme pure de Claire, se mit soudain à parler de Dieu d’une façon si touchante, si merveilleuse, qu’ils furent envahis tous par l’incendie de l’amour divin. La terre, les sens perdaient leur pouvoir ; leurs âmes brillaient et rayonnaient, et la clarté en pénétra le toit et les murailles. Une vive lueur rouge s’épanouit au-dessus du bosquet et de l’Église, comme une grande tulipe de feu.

 

*

*   *

 

Frère Chapeau s’en va. Il y a longtemps que c’était en l’air. Et, quand la chose arrive, elle étonne encore. Écoutez-le ronchonner contre François et les frères :

– C’en est assez ! J’en suis las, à la fin ! Je ne peux pas instruire les lépreux à mon gré, mais vos favoris le peuvent ! À ceux-là tout est permis ; moi, je dois me tuer au travail pour eux ! Dès la première heure vous m’en avez voulu, parce que je portais un chapeau. Pourquoi ne faites-vous pas une Règle fixe comme le désirent Élie et d’autres ? Tout le monde saurait au moins ce qu’il doit faire et laisser. Vous n’osez pas. Qu’est-ce maintenant, notre Règle ? La Règle, c’est vous, ce sont vos caprices. J’en ai assez. Je fonderai un Ordre nouveau, muni d’une Règle. Et, quoique je n’aie pas d’esprit, elle se fera. Car quiconque n’est pas aussi fou que vous se mettra de mon côté. Eh ! vous ne savez pas vous-même combien j’ai de partisans ; vos amis vous le cachent. Votre Ordre s’effrite. Quel dommage que j’y aie perdu tant d’années. Adieu !

Il enfonça davantage son chapeau sur sa tête et s’en fut.

Les frères en étaient décontenancés. Après tout, frère Chapeau était un des premiers frères. François leur dit :

– Mes enfants, pas de tristesse ! Ce n’est qu’une épreuve. Prions pour cette brebis égarée et pour celles qui pourraient encore se perdre. Car...

Mais il s’arrêta. Il avait, comme un oiseau, le pressentiment que de sombres nuages approchaient...

 

*

*   *

 

De cet hiver, il passa la plus grande partie dans la grotte du mont Subasio – quelque part, là-haut, au-dessus de la tonnante cascade, – à prier pour la conversion des pécheurs et la délivrance des âmes du Purgatoire. Quand la trop grande faim menaçait de l’abattre, il sortait en chancelant, allait mendier dans les villages. Pour n’être pas connu, il tirait son capuchon, changeait sa démarche et sa voix. Car dès qu’on le reconnaissait, on le comblait d’aumônes ; il en recevait plus qu’il n’en pouvait porter. Cela ne s’appelle plus mendier : il n’y a pas de mérite à cela, ni pour lui, ni pour les donateurs. Il voulait recevoir l’aumône comme la reçoit un vrai mendiant. Pensez-vous que Notre-Seigneur n’était pas plus heureux d’un chanteau de pain donné par pitié que d’une fête comme celle de Cana où on le vénéra ? Être pauvre, et qu’on vous chasse, et qu’on lance le chien après vos chausses, voilà qui est profit pour l’âme !

Et, cet hiver, les oiseaux souffrirent grande misère. La moitié de ce qu’il rapportait de sa quête était pour eux. Sur la neige qu’il avait durcie en la tassant de ses pieds, il émiettait le pain. On eût dit qu’ils le sentaient, les petits frères ailés. Ils arrivaient, tout de suite, à pleines volées. Et si, d’aventure, quelque âme charitable lui avait donné un peu de miel ou de vin doux, il le portait dans les troncs creux où il savait que nichaient des abeilles. Mais il n’oubliait pas pour autant ses frères humains. Et à des lieues de distance, il allait, à travers la neige épaisse, visiter les petits ermitages ensevelis dans l’hiver. Quelle joie pour leurs habitants ! Toute la noire saison en était illuminée. Il restait dans chaque ermitage deux ou trois jours, puis reprenait sa route dans la montagne. C’est ainsi qu’un jour il arriva à Monte Casalte.

Le frère portier lui dit en ouvrant la porte :

– Les bandits ne vous ont pas attaqué ?

– Je n’ai pas vu de bandits.

– Quoi ! Je viens de leur fermer la porte au nez, il y a un instant. Oui, Révérend Père. Trois bandits qui venaient demander l’aumône, et qui, en temps ordinaire, ne savent que voler et dépouiller les gens.

Les quatre frères de l’ermitage accoururent, mais avant de les saluer, François cria :

– Hélas, ces pauvres brigands ! Ces pauvres enfants !

– Quoi ? Vous les plaignez ! Ils sont la terreur du pays !

– Hélas, ces pauvres bandits, gémit-il ; puis il ordonna : Vite ! vite ! portez-leur du pain et du vin. Est-ce là votre charité évangélique ? Ne sont-ils pas de la même chair dont Notre-Seigneur s’est revêtu, quand il voulut mourir pour les pécheurs ? Vite, vite ! Courez après eux, et demandez-leur pardon à deux genoux. Je vous le commande au nom de la Sainte Obéissance. Et invitez-les il boire et à manger chaque fois qu’ils frappent à votre porte, et parlez-leur de Notre-Seigneur, dites-leur ce que Notre-Seigneur a fait pour eux... Vite ! vite !

Et le portier de filer avec du pain et un quart de vin de messe (il n’y en avait point d’autre).

On a beau être dur comme roc, l’ours le plus mal léché ne résiste pas à cela. Naturellement, ces gaillards ne se laissèrent pas apprivoiser tout d’un coup. À petits coups, plutôt, ils étaient gênés. Tantôt, ils déposaient à la porte quelques fagots, tantôt un faisan ; ils s’attardaient un moment à causer avec le portier et, enfin, un beau jour, ils entrèrent. Trois hommes énormes comme des ours, avec des mains comme des massues. Plus timides que des enfants, ils demeuraient assis devant les œufs, le fromage et le pain, le nez dans leur assiette. François les servit, et en même temps il leur parla des choses de la foi avec tant de douceur, de candeur et de simplicité, qu’ils en sanglotèrent tous les trois. La grâce les toucha. L’un après l’autre, ils tombèrent à genoux, et demandèrent à rester... François les embrassa.

 

*

*   *

 

Une nuit, François priait dans la chapelle de Notre-Dame des Anges, lorsqu’éclata un violent orage. L’air était lourd et étouffant : une atmosphère de four où ne bougeait pas une feuille. Les frères s’agitaient sur leur couche, sans trouver le sommeil. Sans cesse, l’éclair tailladait le ciel noir, derrière les monts. François, ruisselant de sueur, était absorbé en Dieu et demandait pardon pour les péchés des hommes. L’orage approchait de plus en plus. Brusquement, un grand vent se leva qui fit hurler et craquer les arbres. Le ciel s’ouvrait et se fermait comme une gueule de feu et de flamme. Mais la pluie ne venait pas. Seules des colonnes de sable chaud passaient en tourbillons fous, et le tonnerre secouait le monde. François levait des yeux suppliants sur la Madone qui dans les éclairs semblait s’allumer et s’éteindre tour à tour. « Pardon ! Pardon ! » implorait-il d’une voix rauque. Et soudain, comme dans une gloire de mille éclairs fondus ensemble, il vit au-dessus de l’autel une belle apparition. Dans une nuée d’anges diaphanes, pareils à des millions de soleils, Jésus rayonnait, avec sa Mère. Et la voix musicale de Dieu chantait aux oreilles et dans l’âme de François : « Que veux-tu que je fasse pour le secours des pauvres pécheurs ? » François sanglotait de pur bonheur. Mais que devait-il répondre ? Que dire quand Dieu vous demande quelque chose de cette façon, à brûle-pourpoint ? Pourtant, sa supplique monta, comme à son insu : « Ô Dieu, mon Seigneur ! pardon pour tous ceux qui, après s’être confessés en bon repentir, visiteront cette église. Pardon ! » Et il levait les bras vers Jésus et la Vierge.

Jésus regarda sa Mère comme pour la consulter. Elle fit signe que oui, et alors il entendit « que c’était bien, mais qu’il devait d’abord en parler au Pape ».

Il quitta l’église en courant, et dehors, dans le vent brûlant et parmi la danse des éclairs, « Frères, frères ! » cria-t-il. Et dans l’orage furieux qui ne parvenait pas à crever en averse, il conta, d’une voix aiguë, ce qu’il venait de voir et d’entendre. Il ne se possédait plus. Il embrassa frère Genièvre, frère Jacques, saisit Masseo : « Viens ! Viens ! Allons tout de suite trouver le Saint-Père. Il est justement à Pérouse ! Et je ne reviendrai pas que je n’aie obtenu l’indulgence ! »

Il entra avec Masseo dans le bois, sous le fracas de l’orage qui s’éloignait. Peu à peu, le matin envahit le ciel ; mais la chaleur de four pesait toujours aussi étouffante.

 

*

*   *

 

Une foule compacte se presse devant le palais papal. Que se passe-t-il ? Le Pape est mourant. La fièvre chaude, d’avoir mangé une orange vénéneuse. Le mal est contagieux ! Demain toute la ville sera alitée.

Les deux frères se regardèrent, déconfits. Que faire :

– Que le Pape soit malade ou non, nous devons le voir.

Ils se frayèrent un passage à travers la foule. Tout à coup, une clameur monta de partout : « François ! le saint mendiant ! » La foule s’écarta devant lui, comme d’instinct.

Dans les corridors, dans la cour, dans les chambres, c’était un va-et-vient affairé, un chuchotement mystérieux de cardinaux, d’évêques et de prélats. Le Pape n’était pas encore mort, et déjà ils intriguaient au sujet du nouveau Pape. Là-bas, à la porte de la chambre du malade, se tenait un petit groupe de prélats, tandis qu’un d’eux regardait par le trou de la serrure.

– Est-ce ici la chambre du Saint-Père ?

– N’entrez pas, mon fils, dit le prélat guetteur. Sa maladie est contagieuse. Les médecins qui l’assistent ont consigné sa porte.

– S’il n’y a pas de danger pour les médecins du corps, il y en a encore moins pour ceux de l’âme. Notre seigneur Pape a un plus grand besoin de notre remède que de leurs fioles.

Et François entra. Entre deux gros cierges, sur un lit élevé, le Pape était étendu, avec des linges mouillés sur son front brûlant de fièvre. Contre sa poitrine, il serrait fortement un crucifix comme un glaive. Les trois docteurs étaient occupés à chercher un remède plus efficace, dans de gros livres et sur une table couverte de fioles. François alla s’agenouiller dans un coin. Puis il s’approcha du lit et baisa la main chaude du malade. Le Pape ouvrit les yeux. Un long moment, il fixa d’un regard incrédule ce petit moine maigre, couvert de poussière : lui, habitué à ne voir autour de lui qu’hommes vêtus de brocart ! Il cligna des yeux – il reconnaissait maintenant François – et il eut un sourire, le Pape ! Il voulut parler, mais n’y réussit point.

– Je viens prier pour vous, dit François.

Le Pape sourit de nouveau et une larme coula de ses yeux qui se refermaient, las. Ce grand Pontife, qui avait gagné tant de batailles, et fait trembler tout le monde, mourait là, solitaire, abandonné de ceux qui lui devaient leur grandeur. Ils avaient peur. Seul ce moine chétif, avec, dans ses haillons, l’odeur de la paille et des grottes, venait s’asseoir à son chevet et lui tenait la main.

François priait, la main du Pape dans les siennes, une main dont le pouls battait de fièvre comme un marteau. Et ce silence avec ces rideaux mi-clos et ces tapis où les pas s’étouffaient. De temps en temps, la porte craquait, et dans l’entre-bâillement apparaissait la tête d’un cardinal, qui, la main devant la bouche et le nez, venait prendre des nouvelles. À part cela, rien ne bougeait. Ainsi s’écoulait le temps. François priait pour la rémission des péchés du Pape – un homme aussi, hélas. Tout à coup, François frissonna. Il remarqua qu’il tenait une main froide comme un glaçon. Il se redressa brusquement. Le Pape était mort, un sourire aux lèvres.

Le même soir encore, le cadavre, qui dégageait une brutale odeur nauséabonde, fut porté à l’église, en grand apparat, avec des flambeaux et des chants, à travers les rues surchauffées. Tout le monde se boucha le nez au passage. La chaleur demeurait suspendue, comme une malédiction.

 Le lendemain matin, on cria alarme. La nuit même, des voleurs avaient dépouillé le corps du mort de ses riches habits et de ses joyaux : ils avaient arraché le crucifix d’or de ses mains, les bagues de ses doigts, les souliers de cuir rouge de ses pieds, son manteau brodé, tout. Le cadavre gisait, presque nu, en pleine décomposition. François qui, au premier cri d’alarme, courut à l’église, couvrit le Pape de son manteau. Et ainsi se fit-il que, par peur du fléau qui, à cause de ces chaleurs excessives, eût pu dépeupler toute une province, on enterra en hâte le Pape, hier encore brillant comme le soleil, on l’enterra vêtu comme un pauvre frère mineur.

– Mon Dieu, ayez pitié du dernier venu de nos frères mineurs, pria François sur la tombe.

 

*

*   *

 

Le soleil ardent à rendre fou, cette mort soudaine, la peur d’être contaminé, ce vol sacrilège et, en outre, les intrigues politiques autour de l’élection d’un nouveau Pape – car en ville comme au Palais l’intrigue travaillait – tout cela ensemble avait tellement excité le peuple qu’on pouvait craindre une révolte, ce qui fit se précipiter l’élection. Le lendemain, la tombe du prédécesseur étant à peine fermée, le nouveau Pape était déjà connu : Honorius, un homme simple, à qui personne n’avait pensé. Un pacifique, un juste, qui avait donné aux pauvres son immense fortune.

« Une âme de frère mineur », pensa François, tout heureux.

Il ne tergiversa point : le jour suivant, il était agenouillé devant le Pape, et contait, comme lui seul savait le faire – avec le feu de l’âme, avec la musique du cœur, – sa vision et ce que Jésus lui avait dit. Le Pape écoutait, les cardinaux écoutaient. Le Pape était très favorable, mais les cardinaux faisaient la moue. Le Pape, lui, était enthousiaste – son âme simple trouvait sublime ce qu’il apprenait là ! – mais un Pape ne fait pas toujours ce qu’il veut.

Par exemple, il trouva que le privilège demandé était un peu fort, et il demanda des précisions. François étendit les bras : « Ce que je vous demande, Saint-Père, ne vient pas de moi, mais de Notre-Seigneur qui m’a envoyé vers vous. » Ce cri jaillit comme une flamme. Et le Pape, transporté : « Eh bien donc, dit-il, soit. Au nom de Jésus-Christ, oui. »

Mais alors, les cardinaux protestèrent. Ce n’est pas possible ! L’indulgence accordée à la croisade n’aura pas de succès. Et la croisade tombe à l’eau du même coup ! Qui voudra encore aller à Jérusalem, quand on peut gagner les mêmes faveurs en visitant simplement une église ? À ce compte, tout le monde peut venir solliciter des indulgences !

Ils auraient voulu que le Pape reprît sa parole. Il n’en fit rien. Mais il n’était point têtu ; ses cardinaux, somme toute, étaient aussi des prêtres et, sur leur conseil, il décida que l’indulgence ne pourrait être gagnée qu’un jour par an, au jour anniversaire de l’institution. François s’inclina, plein de reconnaissance, et s’enfuit.

– Mais simple colombe, s’écria le Saint-Père, vous n’en avez pas d’acte écrit.

– Votre parole suffit, jubila François. Je n’ai pas besoin d’autre preuve. La Sainte Vierge est le contrat, le Christ le notaire, les anges les témoins. Et il sortit en dansant.

 

*

*   *

 

– Je veux vous faire entrer tous au Ciel ! avait-il crié au peuple, ce deuxième jour d’août, où la petite église fut consacrée par sept évêques. Ah ! que ne pouvait-il la crier partout sur les toits, la nouvelle de la Grande Indulgence ! Il y renonçait à cause de la dispute qui divisait les prélats sur cette question. C’était beau pourtant, ces milliers d’hommes et de femmes qui, de l’aube au soir, faisaient la queue, avançant pas à pas, pour obtenir dans cette église la rémission de leurs péchés. Noblesse, clergé, pauvres, tous s’avouaient ainsi pécheurs. Quelle belle humiliation ! François avait constamment aux yeux des larmes de bonheur. Parmi ces visiteurs, il y avait aussi un cardinal, nommé Hugolin, un neveu du Pape précédent, homme célèbre par son érudition, féru d’ordre et de discipline. Comme il fut saisi en voyant enfin la grande pauvreté dont il avait déjà si souvent ouï parler ! Il vint serrer la main de François, et secouant sa tête maigre :

– Quelle place Dieu nous donnera-t-il au Ciel, dit-il, ému, à nous qui passons nos jours dans le luxe et les délices ? Si je peux faire quelque chose pour votre Ordre, comptez sur moi.

Lorsque brilla à l’ouest la pure étoile du soir, François vint, le dernier de tous, s’agenouiller dans l’église, pour demander pardon de ses péchés. Des voix célestes chantaient autour de son front, et il écoutait, et il pleurait pour toute cette beauté et cette bonté que Dieu répandait sur lui et sur les hommes.

– Seigneur ! je suis confus que ce soit de moi, ver de terre, que vous vous serviez comme d’un vase pour verser sur les hommes votre amour !

 

 

 

 

LE SOIR TOMBE

 

 

Son cœur battait à la pensée du prochain chapitre.

– Tu verras, dit-il au frère Léon, qu’ils me jugeront trop simple et trop petit, qu’ils ne voudront plus me connaître et me chasseront.

– Hélas, soupira Léon, bien des choses ont changé depuis qu’il est venu se joindre à nous tant de savants !

Ils étaient au moins trois mille frères assis en demi-cercle pour écouter son sermon. Sans élan, les jambes molles, il monta dans la chaire de bois. Pâle comme chaux, et lourdement soucieux. Jour et nuit il avait, dans sa grotte, songé aux paroles qu’il dirait pour garder entre tous la charité et la paix, et maintenant qu’il était là-haut, il ne les avait pas encore trouvées. Il frissonna : ses yeux imploraient, levés au ciel. Chacun sentait le moment grave ; il se fit un silence d’absence et de solitude ; on n’entendait rien que le chant des oiseaux dans les arbres. Et tandis qu’il se torturait à la recherche des bonnes paroles, il écoutait les oiseaux. Au-dessus de leur concert, il entendait, comme autant de petites fontaines musicales, grisoller les alouettes. Ah ! l’alouette, son amie ! Un sourire naquit sur ses lèvres et, avec ferveur, il se mit à parler de l’alouette à ces milliers de frères :

– Écoutez-la, mes frères, l’alouette, notre oiseau à nous, l’oiseau des frères mineurs : elle porte un capuchon comme nous ; elle vit si humblement qu’elle cherche sa nourriture au bord du chemin, ou sur le fumier. Mais quand elle vole, elle monte haut, droit vers le ciel, dans l’élan de son ardent désir, et chante le los de Dieu, doucement et gaiement, comme de pieux frères mineurs dont la pensée est plus souvent au Ciel que sur la terre et qui n’aiment rien tant que de louer Dieu. Le plumage de l’alouette, qui a la couleur de la terre, nous apprend à revêtir des habits non point précieux et brillants, mais simples et naturels. Ah ! mes frères ! elle nous apprend la simplicité, et la pauvreté. La Pauvreté, trésor si noble, si divin, que nous ne sommes pas dignes de le porter en nous. Elle est cette céleste vertu, qui piétine toutes les choses terrestres et périssables, devant laquelle reculent tous les obstacles à la pureté de l’âme, pour que, dépouillée et libre, elle puisse s’unir au Dieu éternel. La Pauvreté, c’est la vertu qui fait converser ici-bas l’âme avec les anges.

François s’élança en esprit vers l’infini ; ses paroles jetaient des étincelles, comme un feu céleste dans le cœur des frères. Les voilà vaincus, les critiques, émus, contrits, pénétrés à nouveau, comme d’un chant et d’une bénédiction, de cette charité qui, somme toute, avait été dans leur cœur le premier désir de se faire pauvres. Il y en avait dont les mains, devant leur face penchée, se mouillaient de larmes.

 

*

*   *

 

Après, régnait de nouveau la belle fraternité des premiers jours, où ils n’étaient encore qu’une poignée. Mais comme ils étaient si nombreux à présent, François devait céder quelque chose. Il avait toujours été le berger qui gardait les brebis réunies ; désormais ce qui était impossible, ils étaient trop. Ils étaient dispersés si loin dans les bois et les montagnes ; et les savants amenaient la confusion. Impossible de sortir de là : il devait s’adjoindre d’autres bergers. Un guide pour chaque province ; une espèce de ministre qui, à la place de François, entretiendrait le bon esprit parmi les frères dispersés. C’était périlleux pourtant : les supérieurs ont leurs idées chacun ; fatalement la simplicité primitive y perdrait, le jeune printemps de l’Ordre se fanerait. Certains religieux pleurèrent en l’apprenant. Mais François mit les points sur les i.

–  Être supérieur, dit-il, ne consiste pas à jouer au seigneur et au maître, mais à être le bon pasteur de l’Évangile, ressembler à une mère qui prend soin de ses enfants, à Notre-Seigneur, qui n’est pas venu pour être servi, mais pour servir. Celui qui, par sa faute, laissera périr une brebis – et ses yeux lançaient des éclairs – en rendra compte devant Dieu. Celui qui aurait à se plaindre viendra me trouver. Car à la Règle pas un mot ne sera changé. La peur le pinçait au cœur, le chagrin s’infiltrait en lui ; une lézarde se montrait dans son œuvre. Mais il ne perdit point courage. « Dieu sait pourquoi », dit-il. Non, il ne se découragea point, au contraire, il exposa même un grand projet.

Son rêve était : toute l’humanité doit connaître et aimer Dieu. Lui-même, par deux fois, avait pris le chemin des Maures. Enthousiaste, il cria que la lumière de Jésus devait rayonner partout sur les hommes.

Donc : nous fonderons des provinces dans les autres pays. Cette idée fut applaudie frénétiquement.

– Qui veut porter la joie à l’Espagne ?

Des centaines de doigts se levèrent.

– Qui à l’Allemagne ?

 De nouveau, plus de cent.

– Qui aux Hongrois ?

 Encore plus qu’il n’en fallait.

– Qui, en Syrie, chez les Maures ?

Alors, personne ne leva le doigt. Par respect. Chacun savait le désir de François et ses échecs ; on pensait qu’il lèverait le doigt lui-même. Il n’en fit rien : Dieu ne le voulait pas là.

– Qui veut aller chez les Maures ?

Tout le monde se tut.

– Qui veut aller chez les Maures ? demanda-t-il une troisième fois.

Alors Élie se leva.

Qui eût jamais pensé cela d’Élie ? Lui, réputé un des plus violents partisans de la réforme ! Il se tenait debout, le doigt levé, avec ce calme et ce sourire mystérieux dans sa barbe. François ne savait s’il devait être triste ou heureux. Il admirait Élie et le craignait. Il dut se faire violence pour proclamer : « Frère Élie ira chez les Maures. » Alors cent autres doigts se levèrent. François fut touché de l’audace et du zèle de tous et il s’écria :

– Et moi, j’irai en France, le pays où Notre-Seigneur est le plus honoré dans son corps.

De nouveau une masse de doigts levés. La joie et l’enthousiasme montaient. Aventure, imprévu, envie d’opérer de grandes choses, attrait de l’inconnu, tout cela soufflait un vent frais dans les esprits et les cœurs.

– Frères, cria-t-il, lorsque vous serez en route, deux à deux, vers vos lointains ermitages, ou les pays lointains, gardez le silence et priez comme si vous étiez dans vos cellules. Car où que nous soyons, nous portons toujours notre cellule avec nous. Le corps est notre cellule et l’âme est l’ermite qui l’habite pour y prier et penser à Dieu.

 

*

*   *

 

Avant de partir pour la France, il alla, avec frère Masseo, à Rome, pour y implorer, sur le tombeau des apôtres, force et bénédiction.

Chemin faisant, comme ils avaient mendié dans une petite ville, ils étaient assis une fois près d’une source, dans la campagne solitaire. L’eau de la source était claire comme le jour et froide comme la nuit. Elle sortait de dessous terre et coulait, avec une chanson, entre les roches et les fleurs. Sur une pierre blanche s’étalait la nourriture mendiée. Ils avaient quêté chacun de son côté ; et – ainsi en va-t-il chez les hommes – Masseo, parce qu’il était grand et fort, avait reçu beaucoup : de belles tranches de pain, bien beurrées ; mais à François, qui avait l’air d’un vrai va-nu-pieds, on n’avait jeté que de maigres reliefs. Les deux parts voisinaient, comme un valet près d’un roi. François était radieux ; Masseo avait l’air triste ; il était dans un mauvais jour : cela peut arriver à tout le monde.

– Pourquoi riez-vous ? demanda Masseo.

– Parce que nous sommes si heureux.

– Heureux ! Vous trouvez ?

– Assurément. Regarde le soleil, cette eau, cette nourriture. Un trésor dont nous sommes indignes.

– Mais, mon père, dit Masseo, incrédule, comment pouvez-vous parler de trésor, quand nous sommes pauvres au point de manquer de tout ? Nous n’avons ni nappe, ni couteau, ni plat, ni assiette, ni maison, ni servante !

– C’est notre trésor de manquer de tout cela ! s’écria François. Car rien ici n’est réglé de main d’homme, c’est la Providence divine qui nous procure tout. Regarde donc, frère Masseo ! Ce pain mendié, cette belle pierre blanche, notre table, et cette eau claire et fraîche ! Qu’y a-t-il de plus beau ? C’est pourquoi je tiens à ce que nous priions, afin que Dieu nous fasse aimer du fond du cœur la Sainte Pauvreté, à laquelle il s’est assujetti de sa naissance à sa mort. Au nom du Père...

Et ils prièrent.

Masseo fut tout remué par ces paroles : il y goûtait le Saint-Esprit. Ils mangèrent de bon appétit. Ils burent l’eau froide dans le creux de leurs mains et ils se sourirent.

Les moineaux vinrent prendre leur part du festin.

 

*

*   *

 

Et maintenant, deux à deux, en route pour la France.

François marchait aux côtés de frère Pacifique, roi des troubadours.

– Remercions le Seigneur, suggéra François.

– Oui, héraut, répondit Pacifique. Il n’appelait jamais François autrement. Les deux anciens troubadours s’en allaient ensemble au pays des rêves de leur jeunesse, vers la patrie des trouvères et de la poésie. Et, bien que silencieux et priants, ils avaient le cœur débordant de joie. Ils ressentaient une telle hâte d’arriver qu’ils avaient devancé leurs compagnons d’une bonne distance. Ils entrèrent à Florence. François apprit que le grand cardinal Hugolin y résidait pour prêcher la nouvelle croisade. « Si je lui demandais de nous aider ? » pensa-t-il. Car à Rome il avait appris que plusieurs cardinaux travaillaient contre les frères, surtout depuis l’obtention de la Grande Indulgence. Et supposez qu’ils parviennent à convaincre le Pape, et que celui-ci vous dise un beau jour ; « Finie, cette pauvreté. » Il ne faut s’étonner de rien.

Il se hâte vers le Cardinal : « Éminence, je viens vous demander assistance. » Ils étaient assis l’un en face de l’autre : François comme un bloc de terre, le Cardinal aux cheveux blancs, vêtu de soie rose-radis et de dentelle blanche, et parfumé de baumes précieux. Il caressait son menton maigre et tenait fermés ses yeux bleu pâle ; quand il parlait, ses yeux semblaient vous traverser de part en part. Les lèvres même remuaient à peine.

– Je Vous aiderai et Vous protégerai, moi et mes amis. Votre Ordre est digne d’éloges. Si c’était à recommencer, moi aussi je porterais la bure.

– Dieu soit loué ! Nous pouvons continuer le cœur tranquille.

Et François lui raconta, plein de joie, qu’il avait envoyé ses frères en pays étrangers et que lui-même partait pour la France.

Le Cardinal rouvrit ses yeux pâles et dit avec énergie :

– Vous resterez chez nous, frère François.

– Jamais, Éminence ! et François sursauta, comme piqué par une guêpe.

– Dans ce cas, nous ne pouvons pas vous aider.

François se tordit les mains, se promena de long en large.

– Nous ne pouvons pas vous aider si vous êtes si loin de nous. Vous resterez.

François, comme sous une brûlure, cria :

– Je suis honteux, Éminence. Envoyer mes frères au loin et rester moi-même ici ! Impossible ! Absolument impossible !

– Pourquoi avez-vous envoyé vos frères, de sorte qu’ils doivent périr de misère et de faim ?

Mais la foi du Poverello se cabra :

– Croyez-vous, Monseigneur, que Dieu veut les frères mineurs pour ce pays seul ? En vérité, je vous dis que Dieu les a appelés pour le salut de tous les peuples, même des païens, des Maures.

– En tous cas, vous-même ne partirez pas, répéta le Cardinal, avec calme et décision, tout en admirant dans le petit frère ce feu indomptable. « Une colonne ardente de l’Église », songea-t-il. François était sur le point de reprendre ses objections, mais il voyait le Cardinal comme le Cardinal le voyait : jusque dans l’âme. Ainsi se tenaient-ils comme en garde. Quelque chose de divin enveloppa François ; un sentiment d’humble soumission l’envahit. Dans la décision du Cardinal, il voyait un signe du ciel. Et ce puissant et attrayant projet d’aller en France, il le brisa comme un violon harmonieux. Il se mit à genoux, les mains croisées sur la poitrine et un sanglot dans l’âme.

Le lendemain, longeant les blés et les vignes, il est rentré chez lui, un peu courbé, sous le poids qui pesait à son cœur.

Voyant ramper sur le chemin une vilaine chenille, il la prit et la déposa dans l’herbe : « Ma petite sœur, tu dois devenir un beau papillon. Ainsi, laissant un corps laid et souillé, notre âme un jour s’envolera vers Dieu. » Et il entendait les alouettes qui, des champs de blé et des coteaux plantés de vignobles, montaient dans l’air pur du matin. Écoutez leurs tirelis perler sur le paysage ! Les alouettes, ses amies et modèles ! Et bientôt lui aussi se mit à chanter avec une douce ferveur, la tête renversée, souriante, vers le ciel.

 

*

*   *

 

Une nuit de novembre que la neige était tombée en abondance, montaient de sa cellule des gémissements et de rauques paroles : « Mon Dieu et mon tout ! Chassez ces vilaines pensées, chassez-les, je suis trop faible ! » Et les soupirs reprenaient, alternant avec des halètements, des prières, des plaintes, soulignés par le claquement des cordes cinglant la chair nue. Brusquement, un cri : « Frère Âne, tu me paieras ça ! » La porte s’ouvrit en coup de vent et François bondit dehors, tout nu, dans la neige. Près de sa hutte, devant le bosquet d’épines aux dards aigus, il ouvrit ses bras comme un Christ en croix et vlan ! il s’y précipita. Un craquement et le voilà suspendu, prisonnier dans les branches brûlantes comme une mouche dans une toile d’araignée. Les dards déchiraient sa peau. Les branches cédaient sous le poids du corps et les épines entraient dans sa chair. Dieu merci, cela fait mal ; les vilaines visions disparaissent, gémit-il. La douleur taillait, brûlait, il gémissait malgré lui. Dieu ! quelle torture : il y était enchevêtré, mêlé comme à une flamme. À chaque mouvement, les épines mordaient, le labouraient de nouvelles blessures. Le sang dégouttait des branches dans la neige. Sa sourde plainte devint un étrange cantique dans le silence des étoiles. Une porte s’entrouvrit, une tête vint écouter : frère Genièvre. Effrayé :

– Père, Père ! cria-t-il, les bras au ciel.

– Il le fallait, frère Genièvre, pour en finir avec ces tentations.

Frère Genièvre vit clairement qu’il ne pouvait, seul, le retirer de là ; il appela au secours. À plusieurs, ils l’ont retiré avec mille précautions, non sans lui causer de nouvelles blessures. François était tout en sang. Affreux. L’ayant vêtu d’une bure, ils pensèrent le porter dans sa cellule.

– Non, dit-il, à l’église, pour remercier Dieu de ces épines qui purifient.

 

*

*   *

 

De partout, sauf de Syrie où était frère Élie, il arrivait de mauvaises nouvelles. Échec sur échec. Les frères étaient chassés de l’Allemagne, après avoir été liés au pilori et mis en prison. En Hongrie, on leur avait arraché les vêtements ; en France et en Espagne, on les avait traités d’hérétiques. Nulle part, évêque ni curé ne leur avait permis de prêcher.

– Où sont vos papiers ? leur avait-on dit.

Battus ici, lapidés là, ou insultés, humiliés.

– Quel bonheur, s’écria François, de pouvoir tant souffrir pour la foi ! Que n’ai-je pu être avec eux !

Mais lorsqu’il vit revenir tant de frères découragés, déçus, amers et tristes, la joie le quitta.

– Où est votre amour ? leur dit-il. Les premiers chrétiens s’offraient jubilants à la gueule des bêtes !

Maintenant les frondeurs – toujours les savants – avaient trouvé un bâton ! Ils se plaignaient entre eux et au Cardinal : « Il entreprend tout cela au hasard. Pourquoi ne nous a-t-il pas pourvus de papiers ? Nous serions deux fois plus forts ! Pourquoi ne nous permet-il pas d’étudier la théologie, les langues et les mœurs du peuple auquel il nous envoie ? Il nous aurait épargné toutes ces misères. Les frères ont été mal reçus parce qu’on ne les comprenait pas. Il ne prend jamais de précautions. Dans sa simplesse et sa pauvreté, il exagère. Il ne tient pas compte des hommes ; il compte trop sur Dieu. Tout cela est plus admirable qu’irritable. Tout lui réussit, à lui : il nous croit pareils à lui. Mais lui, il est un saint. »

Monseigneur se contenta de répondre : « Je lui en parlerai. »

François avait le cœur broyé ; il le sentait si bien : on le répudiait. Il errait, tristement, d’un ermitage à un autre. Et il irait lui-même en parler à Monseigneur. Mais en chemin, il eut un songe : il vit une mère poule qui ne pouvait garder sous ses ailes ses poussins trop nombreux. À son réveil, il dit : Je suis cette mère poule, petite et noire, incapable désormais de protéger mes petits. Et tout inquiet, il se mit à la recherche du Cardinal reparti pour Rome.

Il le trouva dans un village :

– Aidez-moi à protéger mes petits frères.

– Volontiers, dit le Cardinal. Viens avec moi. Nous en parlerons au Pape.

– Oui, je vous accompagne. Et obtenez-moi la faveur de prêcher devant le Saint-Père, pour être sûr de le gagner à notre cause.

– Très bien, dit le Cardinal, un peu penaud ; mais point d’improvisation ! Tu vas écrire ton sermon et l’apprendre par cœur. Car on pèsera chacune de tes paroles. Un mot de trop ou trop peu suffit parfois pour attirer la disgrâce...

Il suivit l’équipage du Cardinal qui, depuis qu’au cours de ses voyages il avait vu partout l’influence formidable de François, avait mûri un grand projet : canaliser l’idéal de François... Le canaliser !...

François écrivit donc son sermon, dans la maison de dame frère Jacqueline. Le Cardinal le lut, l’approuva, le retoucha un peu. Et l’heure vint, où, devant le trône du Pape, le célèbre François allait prêcher. De chaque côté se tenaient les cardinaux, dont quelques-uns s’étaient déjà donné beaucoup de mal pour essayer de changer ou de détruire l’Ordre. Et quand il se trouva devant le Pape, il ne se rappela plus un mot de ce qu’il avait écrit et appris de mémoire. Plus un mot. De honte, il eût voulu s’enfoncer sous terre. Il vit ces rouges cardinaux grandir comme des rocs qui allaient l’écraser. Voyant l’échec, le Cardinal tremblait de peur et marmonnait des oraisons jaculatoires. La honte, le scandale, le préjudice retomberait sur lui autant que sur son protégé. François rougit et pâlit tour à tour et son cœur hurlait au secours vers Dieu. Il se signa et, au même instant, l’inspiration lui vint. Et il prêcha, non ce qu’il avait écrit, mais ce que l’Esprit lui dictait : sur la Pauvreté. Et la musique de ses phrases, la joie de son âme l’emportaient tellement qu’il se mit à danser comme David devant l’Arche. Tous, d’abord, étaient inquiets ; mais ils furent pris dans le tourbillon de son esprit et de son chant. Son âme était un incendie allumé par Dieu. Depuis le Pape jusqu’au hallebardier, tout le monde était transporté et des larmes coulaient. Les rocs devinrent des montagnes de fleurs.

– Avec un tel homme, je peux conquérir l’Univers ! pensa le Cardinal.

Le Pape l’établit protecteur de l’Ordre.

 

*

*   *

 

En sortant, François se trouva tout à coup, dans la presse, à côté d’un jeune moine svelte, en robe blanche. Une figure angélique : des yeux bleus et clairs, un grand front pâle comme translucide de sagesse et d’intelligence. Ils se regardèrent, avec des âmes traversées de feu, un sourire céleste sur les lèvres. Ils rayonnèrent l’un vers l’autre. Et, avec un soupir de joie, comme s’ils s’étaient cherchés durant des années, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se baisèrent tendrement.

– Je suis François.

– Je suis Dominique. Je vous ai vu en songe. Demeurons désormais côte à côte, et nul ennemi ne nous vaincra.

– Oui, cria François.

Mais voici le Pape avec son brillant cortège.

La foule, dans ses violents remous, les sépara. Ils se cherchèrent sans se retrouver.

Le Cardinal Hugolin avait vu cette accolade. Son plan grandit : l’Ordre de Dominique – les frères prêcheurs – avait l’approbation écrite. Eh ! fusionner les deux Ordres ! Quoi de plus beau ? Ce serait l’extinction du dernier hérétique. Unir l’intelligence et le cœur... Il manda les deux fondateurs. Mais il usa de beaucoup de précautions oratoires : car quand on touchait à son Ordre, François était d’une susceptibilité !

Les deux frères furent au septième ciel quand ils purent se revoir et s’embrasser.

– Frères, dit le Cardinal, la Sainte Église a besoin de bons évêques, forts, saints, de vrais pasteurs. Permettez-moi d’en choisir parmi vos disciples, pour occuper les places élevées de l’Église.

Ses paroles n’étaient pas encore froides, que déjà François éclata :

– Éminence, mes frères sont les mineurs ; il ne faut pas qu’ils deviennent les majeurs.

Dominique partagea son avis : pas de postes d’honneur, pas d’occasions données à l’orgueil. Des abeilles ouvrières. Rien que cela.

Le Cardinal admira ce sentiment humble et sublime ; c’étaient des anges et tout ce que vous voudrez, mais des forces perdues pour l’Église et sa gloire. Les deux frères se regardèrent avec respect et l’homme à la haute intelligence exprima à l’homme au grand cœur, le grand désir caché du Cardinal :

– Frère François, fusionnons nos deux Ordres !

Mais François ne voulut rien entendre :

– Cela ne se peut point, mon frère. Dieu veut que nous demeurions séparés, afin que chacun puisse, selon son attrait, choisir l’une ou l’autre règle.

Dominique, qu’attristait ce refus, mais que réjouissait la belle conviction intime de François, lui demanda :

– Donne-moi la corde qui te ceint, en pieux souvenir.

François la lui donna. Et quand ils sortirent, Dominique dit à ses frères qui l’attendaient :

– François est un saint homme : tous les religieux devraient l’imiter, tant il est parfait.

 

*

*   *

 

Nouveau Chapitre. Assise et les environs étaient grouillants de bures brunes. La Portioncule semblait une ville de cabanes bâties à la hâte.

Le Cardinal arriva à cheval, avec une nombreuse suite de nobles. Et, en descendant, il ôta ses chaussures et ses bas, déposa son habit et parut dans la bure franciscaine. Frère Hugolin ! Après qu’il eut célébré la messe, servie par François, celui-ci fit un sermon. Il parla de la bénédiction qu’est le pain mendié et le pain qu’on gagne avec des mains calleuses ; de l’eau pleine de grâces, de la chasteté, de la patience, de l’obéissance, de l’Église. C’était si magnifique que tous tombèrent à genoux et chantèrent un beau psaume. Ensuite ils s’assirent par groupes, pour prier et pour délibérer des affaires spirituelles, et malgré la présence de ces milliers d’hommes – moines et laïcs – il régnait une paix d’église ; et l’on entendait mieux le chant des oiseaux dans les arbres que la marche et les conversations des hommes.

Midi approchait. Où était le repas ? – « Ne vous inquiétez ni qu’boire ni du manger, mais de Dieu », avait dit François dans son sermon. Fort bien, mais d’aucuns avaient grand’faim et regardaient autour d’eux. Pas de nourriture. On ne s’en était point soucié. Et beaucoup se demandaient comment il se pouvait que François osât rassembler ainsi plus de cinq mille personnes sans rien prévoir ! François ne bougea point, abîmé dans l’oraison devant le Saint-Sacrement. Mais, vers midi, on vit arriver les vivres par tous les chemins. Les gens les apportaient sur des chariots, des ânes, des brancards, des portes décrochées. Il y en avait assez pour dix mille hommes et ce n’était point du pain et de l’eau, mais des poissons, des poulets, des rôtis, des fruits, du vin, du fromage, du jambon et des gâteaux aux raisins. Et on y avait joint des assiettes, des coupes, des brocs, des nappes et des couteaux. Un banquet ! On voyait là des moines qui, depuis des années, n’avaient vécu dans leurs ermitages de montagne que d’oignons, de fèves et de pain, manger une cuisse de poulet de bel appétit. Grands seigneurs et bourgeois éprouvaient une joie profonde à servir les pauvres frères.

Mais au lieu de se réjouir de ces gâteries de la Providence, il y en avait pour murmurer : « Tout beau ! Peut-on bâtir une règle pour tous sur des miracles ? On risque trop, à cette simplesse exagérée. Les miracles ne se produisent pas toujours. Nous devons nous organiser d’une manière plus pratique, avec une règle claire et précise, sinon tout finira par aller de travers. »

Quelques-uns allèrent en parler au Cardinal. Il ne dit ni oui ni non. Il prit François à part et, avec toutes les précautions possibles, il insinua qu’il n’y aurait pas de mal à écouter un peu aussi les frères lettrés, les érudits et à accepter quelques points de la Règle de saint Augustin ou de saint Benoît. François rougit d’indignation, mais ne dit mot. Il prit simplement la blanche main de Son Éminence et alla se poster devant l’église, là où étaient la plupart des frères. Il fit signe de la main qu’il allait parler. Les autres accoururent. Plein de feu, François cria :

– Mes frères, mes très chers frères, Dieu m’a appelé dans la voie de simplicité et d’humilité et dans cette voie nous marcherons, moi et tous ceux qui veulent me suivre. Ne me parlez pas d’une autre Règle : je n’en veux point. Ni de celle de saint Benoît, ni de celle de saint Augustin ou de saint Bernard. Ne me parlez pas d’une autre voie que celle que dans sa miséricorde Dieu nous a révélée et montrée. Le Seigneur m’a dit que je serais dans ce monde un bouffon et que c’est par le seul chemin de cette science et de cette folie, et non par un autre, qu’il veut nous conduire. Avec votre science et votre théologie, Dieu vous maudira. Je prévois déjà à votre confusion qu’il enverra sa vengeance qui vous ramènera à votre vocation.

Le Cardinal, stupéfait, gardait le silence. Tous les frères aussi. Les coupables baissaient la tête. Mais les simples, les petites alouettes, le regardaient avec fierté. Alors il annonça de nouvelles missions dans les pays lointains. Des centaines se déclarèrent prêts à partir. De lettres de protection, il n’était toujours pas question : ils savaient que leur Père y était opposé. Les apôtres en avaient-ils ? Alors, il dit – et le Cardinal – consentit qu’il irait vers les hommes noirs de l’Égypte.

 

 

 

 

LA TERRE PROMISE

 

 

– Terre ! Terre ! cria-t-on un matin, du haut des mâts d’un vaisseau de Croisés. Enfin ! François traça une grande croix sur l’orient et en débarquant il baisa la terre comme du pain. Il ne pouvait s’enfoncer plus loin dans le pays : la guerre y faisait rage ; Croisés contre Maures. On se battait devant Damiette si fort que le sang coulait jusque dans la mer. Il ne lui restait à prêcher qu’au camp même, pour les Croisés. Car aux bons chrétiens s’était jointe la racaille de tous pays, pour piller et voler. Orgies, disputes, rixes, ne cessaient point. L’air puait le péché et, peu à peu, les bons se laissaient corrompre, eux aussi. Cette guerre durait trop longtemps. « Ce ne sont point les Maures, dit-il, qui vous retiennent déjà depuis une année entière, c’est votre propre démon : haine et convoitise. Vous oubliez que vous portez une croix sur vos armes : portez-la aussi dans vos cœurs ! Si vous aviez la charité, les tentes des Maures se plieraient d’elles-mêmes. Maintenant les Maures craignent votre haine et vos intentions mauvaises. Le glaive gagne du sang, l’amour gagne des âmes. C’est pourquoi j’ai déposé le glaive. J’ai été soldat, moi aussi. Et je prie Dieu qu’Il ne vous laisse pas entrer dans la Terre Sainte de Jésus avant que votre âme en soit digne. Et malheur à ceux qui se battent pour autre chose que la Justice et la délivrance du Saint Tombeau ! Purifiez vos âmes ! Purifiez vos cœurs ! »

Ils rentrèrent en eux-mêmes ; quelques-uns déposèrent le harnais et demandèrent la hure : ceux-là, il les envoya à Élie, à Acre en Syrie. D’autres baisèrent leur épée comme une croix.

La lutte se poursuivit et les Croisés multiplièrent les assauts. Un de ces assauts, que François avait déconseillé, coûta aux chrétiens en un jour plus de six mille hommes. La crainte, le chagrin, le fléau rouvrirent le cœur d’un grand nombre, qui s’agenouillèrent comme devant une lumière. Maintenant, sous les tentes et autour des feux de bivouac, on entendait des prières au lieu de jurons. Un armistice fut proclamé et François demanda au Légat du Pape l’autorisation d’aller prêcher devant le Sultan pour le convertir et obtenir la paix. Le Légat se moqua de lui :

– Demain, votre tête trônera au bout d’une pique sur les murs de Damiette.

– Si cela pouvait être vrai ! dit François. Et en compagnie de frère Illuminé, il s’en fut vers les tentes des Maures. « Sultan ! Sultan ! » ne cessait-il de crier. Les sentinelles, les prenant pour des parlementaires, les conduisirent au pavillon du Sultan. Le Sultan, noir de visage, était assis, dans un habit de soie dorée, les jambes croisées sur un amas de coussins. Il serrait un cimeterre, de nombreux colliers de perles entouraient son cou, et sur son turban frissonnaient des plumes blanches fines comme une haleine. Il y avait là, suspendus ou étendus, une profusion de beaux tapis, et des cassolettes d’or montait une vapeur parfumée. En français, langue qu’entendait le Sultan, François commença à parler de Jésus, avec netteté, vivacité et amour, au point que le Sultan admira ce prédicateur en guenilles. Il porta la main devant sa figure et déjà ses officiers levaient leur cimeterre ; mais il dit : « Revenez demain. »

François demeura ainsi plusieurs jours dans le camp des Maures et fit tous les jours un beau sermon devant le Sultan. Mais de conversion, pas mèche. Cela ne pouvait durer. Alors François dit :

– Faites allumer un feu. J’irai me placer dedans avec vos prêtres. Vous verrez qui professe la vraie religion.

Le Sultan fit un signe négatif. Comme un cri d’alarme, François dit alors :

– Je m’y placerai seul. Si je brûle, attribuez-le à mes péchés. Si j’en sors indemne, promettez-moi de vous convertir, vous et votre peuple.

Cette proposition ne fut pas agréée davantage. Mais le Sultan lui dit en soupirant – et on sentait que, cet homme puissant, quelque chose lui pesait sur le cœur :

– Priez beaucoup pour moi, afin que Dieu me fasse connaître quelle foi lui plaît le plus.

Il lui donna un sceau qui permettait à François et ses frères de parcourir librement la Terre Sainte et visiter les Lieux saints. Il voulut y ajouter des joyaux, des perles, des parfums. Mais François refusa énergiquement :

– Prenez du moins ce cor, dit le Sultan – une corne de vache à revêtement d’argent – comme un double signe que c’est moi qui vous envoie.

Ce cor, François l’accepta. Il sortit, tout triste, et de n’avoir pu gagner cette âme, et d’avoir encore sa tête sur ses épaules.

Pendant les pourparlers de paix, qui durèrent plus de deux mois, de nouveaux Croisés ne cessèrent de débarquer. Et c’est en novembre que toute cette puissante armée s’avança, comme une mer de fer. L’air était noir de flèches, la terre rouge de sang. Damiette fut prise. Et alors, soudain, le démon se déchaîna de nouveau dans les chrétiens. La haine et la cruauté couvrirent d’écume l’étoile de leur âme. Massacres, mutilations, viols, pillages, incendies, vols, beuveries. Femmes, enfants, vieillards, on n’épargna personne. Tout l’enfer paraissait lâché. D’horreur, François se couvrit la face de ses deux mains, et en gémissant : « Pitié ! Pitié ! » il s’enfuit loin, loin, dans la contrée, dans la Terre Sainte !

 

*

*   *

 

La Terre Sainte ! Il marcha à pas prudents et respectueux, comme si chacun de ses pas eût fait sourdre du sol une musique. À cinq ils allèrent visiter l’étable de Bethléem. François y fêta la nuit de Noël, dans la grotte où naquit Jésus. Douceur plénière, bonheur radieux. Il pleurait et riait tour à tour. Il baisait le sol, les murs, l’air. Il rampait à genoux, criant, chantant. Puis, redressé, il levait les bras au ciel, avec des sanglots. Et les frères, qui le voyaient ainsi à la lueur d’une petite torche, ne savaient ce qu’ils devaient admirer le plus, de cette heure sainte ou du cœur de François. Et son véhément amour échauffant son imagination, il voyait vivre devant lui l’Évènement sacré. Dieu, ici, s’est fait homme. Dieu, qui lance à travers l’immensité les étoiles comme des tourbillons de neige, Dieu qu’on attendait dans un château de brillants, naquit dans une grotte moisie, dans la pauvreté la plus obscure, plus misérablement qu’un enfant d’une impasse.

– Mes petits frères, cria François, ici se trouve la crèche avec l’Enfant, dedans, et ce n’est qu’une pelote de lumière, comme si ce n’était pas encore tout à fait un homme. Et voilà Marie, notre douce et pauvre Mère, gisant sur un peu de paille, et elle est pleine de Ciel, maintenant qu’elle a mis sur terre le Ciel formé de son sang ! Et voilà Joseph, debout, tremblant de bonheur. Écoutez chanter les anges ; vous les voyez, à travers la roche : l’air est rempli de leur lumière et de leur beauté ; ils sont rangés jusque par-delà les étoiles ; il n’y a plus de limites entre la terre et le Ciel ! Ils chantent ! Le globe entier en résonne, avec tout ce qu’il contient, jusqu’aux poissons et aux coquillages dans la mer. Ô suave mystère ! Et voici les bergers à genoux, leurs mains grossières jointes et leur rude front tendu.

Et alors, soudain, il cria :

– Enfant divin ! Nous voici à genoux ! Nous aussi nous sommes de petits bergers, mais nous ne portons ni œufs, ni lait, ni gâteaux. Prenez notre cœur qui essaye d’être de bonne volonté. Nous sommes des mendiants pour votre amour, nous mendions nos tartines de porte en porte. Ô divin Enfant, donnez-nous un peu de cette musique, de votre lumière, de votre amour de la pauvreté, un peu pour nous, et un peu à emporter pour nos brebis. Petit Jésus ! Petit Jésus !

C’était trop de délices à la fois. Les mots se brisaient dans sa bouche ; il s’affaissa doucement sur le sol froid et demeura longtemps à gémir et à sangloter, jusqu’à ce que l’aube montât, glacée.

 

*

*   *

 

Nazareth, petite ville blanche sur la colline verte. Dans une de ces maisonnettes blanches habitait Marie, dans le silence et la prière. Simple comme elle était, elle est descendue par ce sentier vers la fontaine, une cruche à la main. C’est à une heure pareille à celle-ci, mouillée de gouttes de rosée, que la chose se sera passée, sous un palmier : un ange s’est agenouillé tout à coup devant elle, lui apportant le grand message. Et parce qu’elle était si pure et si tranquille, elle a su dire : « Comme il plaît à Dieu. » Et à ces mots Dieu commença de fleurir en son corps. Il ne pouvait s’incarner qu’en celle en qui régnaient ce silence et cette pureté... Là-bas, par-delà ces montagnes, elle est allée, en chantant, visiter sa cousine Élisabeth où Jean salua Jésus en Marie.

François, qui souffrait beaucoup d’une ophtalmie causée par le soleil trop ardent, se protégeait les yeux de sa main, et chantait le Magnificat sous le palmier. Les habitants du bourg regardaient un peu en dessous ces cinq hommes blancs. Que venaient faire là ces étrangers tandis que les fils de la contrée se faisaient massacrer quelque part par les intrus d’Europe ? François montra le sceau et le cor. Les gens se radoucirent, leur présentèrent même des figues, du fromage, et du pain. Et maintenant en route pour la grande ville ! François précédait toujours ses compagnons d’une portée d’arbalète ; de nouveau il était le chevalier, le conquérant. D’une haleine, il gravit le mont. Là-bas, inondée de soleil couchant, Jérusalem ! Il sonna du cor, ôta ses sandales, et se prosterna le front dans la poussière.

Pour ces cinq hommes pauvres jusqu’aux os, les mains vides, mais le cœur rempli d’amour, toutes les portes s’ouvraient, tandis que les autres, armés de piques et de sabres, étaient hachés en miettes par milliers. C’est que, dans le cœur de ces autres, il manquait quelque chose.

 

*

*   *

 

Vendredi Saint ! Ils y aspiraient depuis des semaines. Sur le Golgotha, où s’était dressée la croix, François se tenait avec ses frères, les bras étendus, et les yeux sanguinolents. Il avait passé la nuit au jardin des Oliviers et ses larmes incessantes avaient irrité le mal de ses yeux. Des larmes, il en versait encore, sur son visage tiré et blême, aux joues creuses, aux lèvres pâles, on eût dit un Jésus mourant. Il se dressait là, comme une croix, et de sa bouche ouverte montait la plainte : « Laissez-moi mourir pour Vous ! laissez-moi souffrir avec Vous ! souffrir une goutte du moins de votre Passion ! Une goutte est peut-être encore trop pour un homme, des centaines y succomberaient. Donnez-moi du moins la souffrance dont je suis digne ! » Et comme dans une vision, il voyait se dérouler les phases de la Passion, il entendait la chair se déchirer, craquer les muscles, dégoutter le sang. « Laissez-moi mourir pour Vous ! »

Il se tenait encore là, au milieu de ses frères prosternés, quand tomba la nuit.

Alors, ils sont allés au Saint-Sépulcre, où, immobiles comme des statues de pierre, ils ont prié toute la nuit.

Le jour de Pâques, comme, les yeux bandés, il embrassait ses frères :

–  Je crois, dit-il, que ces jours-ci j’ai vidé mes yeux de leur lumière à force de pleurer. Maintenant j’aurai l’occasion de regarder beaucoup en dedans. C’est là que nous voyons Jésus le mieux.

 

 

 

 

EST-CE LA NUIT ?

 

 

De la Terre Promise, on le transporta avec beaucoup de précautions chez Élie, à Acre en Syrie. On eût dit qu’il avait bu la lumière du Ciel ; son âme était gonflée comme un raisin de grâce. Mais son corps s’était miné, il était presqu’aveugle avec des yeux comme des cerises gercées. La fièvre l’avait épuisé, le jeûne, les macérations, les fatigues excessives vieilli de dix ans. Il était incapable de se tenir debout, de s’agenouiller...

Le petit couvent était une maison d’Arabes abandonnée, blanchie à la chaux contre la chaleur. Il voulut qu’on le couchât à l’extérieur, face à la mer, sous un abri de chaume, une maison lui semblait trop belle pour lui. Élie le soignait, comme une mère son enfant. On eût dit un vrai médecin. François ne cessait de prier pour ses petits frères qui étaient loin, là-bas où se couchait le soleil. Il aspirait à sa guérison, uniquement pour les pouvoir rejoindre.

Un soir, Élie vint à lui avec les frères d’un air gêné et triste :

–  J’apporte une mauvaise nouvelle, dit-il. Les cinq frères que vous avez envoyés au Maroc, le Mirmolin leur a tranché la tête !

Il y avait un reproche dans les paroles d’Élie. Mais François se redressa en sursaut, guéri à moitié.

– Quel bonheur ! s’écria-t-il. Quelle grâce ! Désormais je peux dire en toute vérité que j’ai cinq frères. Gloire à Dieu !

Alors les frères essuyèrent leurs larmes, gagnés par sa joie. Élie se retira sans mot dire. Toute la nuit François fredonna des psaumes et des chants. Le lendemain matin – un nouveau vaisseau venait de jeter l’ancre – un jeune étranger accourut, agité, au petit couvent :

– Où est notre père François ? supplia-t-il.

– Ici, dit Élie, qui portait à son malade une poignée de fruits mûrs.

Le frère tomba à genoux devant le lit de paille, riant et pleurant, et dit :

– Mon Père chéri ! Mon cher petit Père ! Vous vivez ! Dieu soit loué. On vous croyait tué par le Sultan. Je viens d’Assise, revenez vite ! Si vous le pouvez, revenez vite ! Tout est sens dessus dessous, à force de disputes et de haine. Je me suis enfui pour vous chercher, pour vous raconter tout, au nom de beaucoup de frères, et vous rappeler. Hélas, les ministres ont fait des lois nouvelles, une espèce de règle bénédictine, toute contraire à vos idées. On a multiplié les jours de jeûne, imposé le silence perpétuel. Il n’y a plus de liberté. Il est permis de bâtir des maisons, de grandes maisons où l’on enferme de nombreux frères pour y vivre sous une discipline austère. À Bologne, frère Pierre Stacia a changé une grande et belle maison en couvent, où l’on étudie et lit des livres. Il n’est plus question de Pauvreté. Et les frères envoyés à d’autres provinces partent munis de lettres de recommandation, auxquelles vous étiez si opposé. Et...

 – Assez ! gémit François. Tout cela n’est pas l’Évangile. Foin de ces lettres, de ces règles, de ces maisons ! Malheur à Pierre Stacia ! Ils quitteront cette maison ! Je les en chasserai moi-même.

Adossé au mur, il haletait, rouge de colère.

Les frères accoururent, voir ce qui se passait.

– Allez-vous-en, leur dit Élie, qui avait écouté ce discours avec son mystérieux sourire.

– Non, cria François. Ils doivent l’entendre.

Le messager reprit :

– Il est question de ne plus admettre aucun frère sans une année de probation, un noviciat, et aucun frère ne peut voyager sans lettre de son ministre. La Révérende Mère Claire, elle aussi, doit subir la loi. Philippe le Long, un des douze premiers frères, a aidé à monter le coup. Mais Claire a refusé énergiquement :

– Vous pouvez m’enlever tout, m’imposer tout, a-t-elle dit, mais vous ne m’enlèverez point la pauvreté.

– Que c’est beau ! cria François. Ô sainte colombe, véritable sœur !

– Et qui n’obéit pas, poursuivit le frère, est harcelé, maltraité, chassé comme un chien galeux. Partout la révolte, et les méchants sont les maîtres. Ceux qui entendent continuer la vie selon votre esprit, on les traque comme du gibier, ils fuient leurs ermitages, errent en gémissant dans les bois et les montagnes. Quelques-uns, de désespoir, ont perdu la raison, d’autres jettent le froc aux orties. Il y en a qui veulent fonder un Ordre nouveau. C’est ainsi que frère Chapeau a rassemblé une bande de lépreux, lui aussi veut fonder un Ordre. Hélas, notre bon père, partout c’est, la confusion, le désordre et la misère. Vous seul pouvez tout réparer !

– Et le Pape ? et le Cardinal, notre protecteur ? Savent-ils tout cela ?

– À ce qu’il paraît.

Il semblait qu’un tourbillon secouât François ; il tourna sur lui-même, battant l’air de ses bras :

– Mon Dieu, à l’aide ! à l’aide ! cria-t-il d’une voix rauque et tremblante, et du sang coula de ses yeux. On a emprisonné vos petites alouettes ! Donnez-moi la force de les délivrer. Accompagnez-moi, Pierre, Élie, César, aidez-moi. Ô mes pauvres yeux !...

Brisé de douleur – mal de l’âme et des yeux – il tomba dans les bras d’Élie, en sanglotant comme un homme perdu.

 

*

*   *

 

Le voici enfin arrivé à Rome pour faire ses doléances.

– Vous êtes un poète, dit le Cardinal à François, assis tout courbé, haletant et fatigué, un bandeau sur les yeux, sa main dans celle de frère Pierre.

– Ce que vous venez de me dire est parfait, poursuivit le Cardinal, pour vous seul ; mettons pour sept, pour douze, non pour des milliers. Il faut y aller avec prudence et sens pratique : canaliser votre idéal. Sinon il tournera à l’hérésie. Et cela ne sera point ! – et de son poing maigre il frappa sur la table, en fixant des yeux enthousiastes sur le bandeau de François. – Cela ne sera point ! Votre idéal est trop beau, il est le plus beau ! Mais que peut un essaim errant ? Il ne fait son miel que dans la ruche. Ce sont pourtant les mêmes abeilles. Il est temps d’épurer l’Ordre, de le vanner ; les vauriens et les paresseux doivent en être chassés. C’est pourquoi une discipline et un noviciat sont nécessaires. Ordonné, votre idéal sauvera l’Église et le monde, C’est une lumière dans la nuit de notre temps. Cela ne vous suffit-il pas ? Mais c’est immense ! Remerciez Dieu de vous avoir appelé en ce monde pour cela ! Est-ce que vous voudriez vous sauver vous seul ? L’individu ne doit-il pas se sacrifier pour la communauté ? Votre sacrifice est le triomphe même de votre idéal ! À quoi vous demande-t-on de renoncer ? À la liberté ailée, comme vous dites. Mais une liberté corporelle quand même. Cela coûte à une nature telle que la vôtre, mais là sera votre grandeur.

–  Ce n’est pas évangélique, objecta François.

– Pouvez-vous mieux imiter l’Évangile qu’en écoutant Jésus, qui demande l’humilité et le sacrifice ? Vous qui vénérez l’humilité comme le bien le plus élevé, pouvez-vous en donner un plus éclatant exemple ? D’ailleurs, François, ne considérez pas l’œuvre d’un seul jour. La présente réforme n’est pas définitive ; on y a mis trop de hâte, par nécessité, pour éviter les défections trop nombreuses. On a commis des fautes, je l’avoue ; je ne suis qu’un homme, après tout. Et j’approuve que vous ayez fait évacuer la maison de Bologne, bien qu’elle appartienne à l’Église et que les frères n’en eussent que l’usage. Il est vrai aussi que les ministres ont fait preuve d’un zèle inconsidéré dans l’application des nouvelles règles. Il faut le temps. Si vous mettez votre confiance en moi, tout sera mené à bien. De même j’admets volontiers qu’on a eu tort de forcer sœur Claire à accepter des biens ; désormais elle pourra vivre en entière pauvreté. Nous rejetons aussi le projet de frère Chapeau. Nous recommençons à construire sur des bases nouvelles. Nous n’enlèverons rien à votre idéal ; nous le réglons seulement. Votre esprit doit animer tout le mouvement comme un levain. Exposez-moi vos idées, je les réaliserai, de telle sorte qu’elles puissent vivre. C’est pourquoi, je vous en supplie : écrivez dans ce sens, pour le prochain Chapitre de Pentecôte, une Règle nouvelle qui ramènera la paix parmi les frères et en fera, affluer de nouveaux. Vous le pouvez. Tout le pays n’est qu’un cri de joie à cause de votre retour ; on vous écoutera. Le salut est dans vos mains. Refusez-vous de vous sacrifier, votre Ordre périra et le monde avec lui.

Il y eut alors un silence. François demeurait immobile, comme de pierre. Monseigneur haletait de fatigue et s’essuyait le front ; il se mit à arpenter la chambre. François ne bougea pas, comme privé de cœur. Ce silence écrasait le Cardinal. Il s’approcha du Poverello, lui mit sa blanche main sur l’épaule :

– François, il faut vous reposer quelque temps. Dans les forêts du Casentin, j’ai visité un jour l’ermitage où vécut saint Romuald : voilà ce qu’il vous faut. Le repos vous obtiendra l’inspiration et la santé. Et, l’hiver prochain, vous pourrez retourner à Notre-Dame des Anges.

Un nouveau silence, très long, qui faisait mal au Cardinal. François se courba davantage encore, secoua lentement la tête, puis se leva, et dit, d’une voix sans timb.re, mate et sombre, comme sortant d’une tombe :

– J’écrirai une nouvelle Règle. Et désormais, c’est frère Pierre qui gouvernera à ma place.

Frère Pierre Je reconduisit. Monseigneur le considéra avec joie et étonnement. Et, avant que la porte se refermât, François se retourna une fois encore et, les doigts sur son bandeau, il dit :

– Monseigneur, vous serez le prochain Pape.

Et Monseigneur était sur le point de répondre :

 – Et c’est moi, dans ce cas, qui vous canoniserai, mais il se tut et effaça du doigt une larme.

 

*

*   *

 

C’est là... dans ces sombres forêts du Casentin, si bonnes pour ses yeux, si propices à l’oubli de ses peines. Personne ne vous y vient déranger. Il n’y a là que la nature, telle qu’elle est sortie des doigts de Dieu. Et l’on finit par s’identifier avec elle, par se croire soi-même une fleur. On communie à la vie des arbres, de la terre, de la mousse, de la pluie et des bêtes, et cela vous va jusqu’à l’âme. Voyez ces rouvres vieux de mille ans, et toujours jeunes, graves et forts, leurs terribles racines agrippées aux rocs moussus. L’esprit écoute leur force et leur murmure. L’esprit écoute un tintement : entendez-vous l’égouttement de ce filet d’eau, mince comme une paille, qui tombe de roc en roc ? Toc ! Toc ! Tic ! Tic ! Cela dure ainsi des jours, des mois, des années, toujours, que quelqu’un soit là ou non pour l’écouler. Pourquoi ? Pour qui ? L’esprit qui écoute entend Dieu. Il entend Dieu travailler en toutes choses, dans les couleurs, dans une feuille qui pourrit, en tout. Il entend la bonté de Dieu, sa sagesse, sa providence, il admire et prie sans paroles. Voilà le repos !

Ainsi vivait François dans la forêt, avec les frères Jacques, Genièvre et Léon. Il était assis sur une pierre, près de cette source... De brins de mousse mouillés à ce fil et d’eau, il rafraîchissait ses yeux douloureux. Ces yeux – martyre continuel ! – c’était comme s’ils étaient pleins de cendres brûlantes, on serait tenté de les arracher de leurs orbites à coups d’ongles. Il ne pouvait les garder ni ouverts, ni formés ; et l’eau en coulait toujours comme le jus d’un citron. Mais il ne se plaignait point : qu’était cette douleur, comparée à celle du Christ, et à la peine de son propre cœur, au sujet de son Ordre ? Son Ordre, qu’allaient-ils en faire ? En ôter le muscle, le nerf, l’âme ?... Alors, il se traînait par terre en gémissant : « Ô Dieu, pas cela ! Non, pas cela ! » Mais un peu plus chaque jour, la pureté de cet infini silence endormait son angoisse. Il oubliait de préparer sa nouvelle Règle et, quand il lui arrivait d’y réfléchir, il en remettait la rédaction. Tout cela était si loin de lui, comme un vague rêve, et devenait de si peu de poids, quand l’esprit écoutait Dieu... Il sourit. D’entre ses paupières tuméfiées, il vit frère Jacques au pied du rocher donner à manger à une bande de lapins sauvages, et très loin, entre les arbres, se dressait le rude sommet de l’Alverne. Deux fois déjà il était allé, d’ici, y rendre visite à frère Loup – ou frère Agneau si vous préférez. Ah ! voilà un frère mineur, un vrai, d’une pièce... Frère Genièvre sortit de l’ermitage et frappa dans ses mains : le signal pour appeler au chant du psaume de midi. François descendit. Dans l’épaisseur du bois, il entendit soudain de nombreux chants d’oiseaux.

– Frères, dit-il, attendez ! Écoutez donc nos frères les oiseaux en train de louer le Créateur : allons nous mettre là pour chanter notre psaume.

– Volontiers !

Et, à leur approche, les oiseaux ne s’envolèrent point, mais reprirent de plus belle. Les quatre hommes chantèrent la gloire de Dieu ; mais les oiseaux redoublant leur concert, les moines ne s’entendirent plus eux-mêmes. François alors s’écria :

– Frères oiseaux, vous êtes des centaines, nous ne sommes que quatre. Voulez-vous vous taire un peu, jusqu’à ce que nous ayons fini ?

À l’instant, les oiseaux se turent, écoutant avec respect le chant humain.

– Et maintenant, dit François, allez-y à plein gosier !

Le chœur ailé reprit ses trilles, ses appels, ses gazouillis, ses roulades ; l’air en vibra.

La main dans la main, les quatre écoutèrent, recueillis.

 

*

*   *

 

Noël était proche. La neige tombait à gros flocons moelleux. À la Portioncule, rien ne bougeait. Dans le silence blanc, la chute des flocons. En y regardant bien : François. Comme un bloc de terre. Le capuchon sur la tête, il contemplait, du seuil de sa cabane, la neige.

– Notre sœur la Neige, murmurait-il parfois. Alors il étendait sa maigre main hâlée, jusqu’à ce qu’un flocon s’y déposât. Dans sa paume froide, les flocons fondaient à peine. Il contemplait en souriant ce minuscule nuage de mille petites étoiles de cristal, qui s’éteignaient une à une, jusqu’à ce qu’il ne restât plus qu’une goutte d’eau.

– Oh ! soupira-t-il, que le bon Dieu a donc fait de cas de chaque flocon !

Ses yeux n’étaient pas mieux encore, l’eau qui en découlait sans cesse avait creusé de chaque côté de ses narines une ride rouge. La porte d’une autre cabane s’ouvrit et frère César parut, qui était revenu de Syrie. Il portait un parchemin, une plume et un encrier.

François soupira. Ensemble ils entrèrent, et frère César ranima le petit feu qui, sur le sol battu, achevait de s’éteindre. Il y plaça quelques ramilles sèches et alla fermer la porte.

– Laissez-la ouverte, demanda François, afin que je voie notre sœur la Neige. Elle est si blanche pour nous faire comprendre combien notre âme doit devenir blanche, elle aussi.

Toute la tête blonde de frère César souriait. Il déposa le parchemin sur une planche que soutenaient ses genoux, et la plume d’oie à la main, prêt à écrire, il attendit :

– Où en sommes-nous ? demanda François.

– Que nous devons d’abord donner nos biens aux pauvres.

– Ajoutez que nous ne garderons rien, ni livres, ni...

– Le Cardinal désirerait que les novices aient plus de vêtements, suggéra César avec prudence. (Car dès qu’il était question de noviciat ou d’un point contraire à la vieille Règle, François se rebiffait, le visage rembruni, le cœur et les lèvres serrés.)

– Voulez-vous que j’écrive : deux bures ?

François vit la belle neige et murmura :

– Dieu envoya notre sœur la Neige pour protéger les graines dans le sol. Dieu prend soin de la graine, de tout, mais, dans leur peu de confiance, les hommes demandent deux bures.

Et se levant brusquement, il cria :

–  Mais ajoutez ceci : Par la Sainte Charité qui est Dieu, je prie tous les frères de se délivrer de tout obstacle, soin et souci, afin de pouvoir librement servir Dieu, l’aimer et le vénérer, d’un cœur pur et avec une intention droite !

César écrivait et François dictait, dans une inspiration ardente. À tel passage, il trouvait l’occasion de rappeler encore la Règle ancienne, et il en parlait si bien que César en oubliait d’écrire.

Puis, il fallait encore céder sur un point, César le lui faisait remarquer ; mais, après la concession, jaillissait de nouveau une objurgation, un cri de l’âme qui la restreignait. François chantait ces prières, criait ces invocations. Çà et là, des portes de cellules s’ouvraient, et des têtes de moines écoutaient, immobiles d’admiration. César ne pouvait pas le suivre, lui demandait de répéter. François reprenait, en termes plus véhéments. Après une heure et demie, il n’est pouvait plus.

– Demain nous continuerons, frère César. Haletant, épuisé, comme consumé, il s’assit près du feu et réchauffa ses doigts glacés.

 

*

*   *

 

Frère Genièvre amenait un âne.

– Venez, petit père, nous allons voir mère Claire ! Vous êtes en retard. Et vos veux ? Montrez-moi. Oui, ils guérissent. Elle les guérira tout à fait.

– Sa sainteté me guérit plus que ses soins.

Il tendit les mains. Genièvre, ce fort gaillard, le souleva comme un enfant et le plaça sur l’âne. Ils sortirent du bois et bientôt ils furent blancs de neige. Genièvre vit le chagrin de François, il en connaissait la raison. Tous la connaissaient et souffraient avec lui. Genièvre n’osa dire un mot, par respect pour ce chagrin. François s’en aperçut.

– Chante une chanson, frère Genièvre.

– Je ne sais pas chanter, Père, vous le savez.

– Je ne suis plus un père ; un frère, comme toi.

Genièvre se mit à pleurer. Ce grand diable d’homme pleurait et, dans la révolte de son cœur, il eût voulu crier : « Je m’obstinerai malgré tout à vous appeler père. » Mais il savait que c’eût été insulter François et il se contint.

–  Chante, frère Genièvre.

– Oui, père... frère.

Et les larmes encore aux yeux, il chanta fort et faux : « Cieux ! Cieux ! répandez votre rosée ! » Il chanta tout le long du chemin silencieux, toujours avec un sanglot dans la gorge. Et François chantait avec lui. Chanter quand même ! Malgré tout...

 

*

*   *

 

Lorsque fleurirent les premières violettes, François, à dos d’âne, en compagnie de quelques frères qui allaient à pied, s’en fut à Rome, poux y soumettre au Cardinal l’ébauche de la Règle nouvelle. Pierre eût aimé accompagner ; mais il avait pris un gros rhume et frissonnait comme un roseau même au soleil. Quelle différence entre ce voyage et celui où ils portèrent à Rome leur première Règle ! Jadis : chantant, libres, comme des conquérants, âmes fraîches avec le souffle d’une vie nouvelle. Maintenant : du plomb dans les pieds ; du plomb sur le cœur. Mais le peuple, partout, court au-devant d’eux, avec des cierges et des fanfares ; des places publiques combles s’agenouillent devant celui qui est allé chez le Sultan des Maures. L’homme qui ne peut être tué ! Un héros... ce petit homme chétif ; un avorton aux yeux purulents...

– Écrivez une Règle pour nous aussi ! tel fut le cri des laïcs : chacun voulait partager sa vie en quelque manière. Beaucoup avaient commencé déjà, fondant des confréries de pauvreté. Des riches avaient distribué leur fortune et gagnaient leur pain en exerçant un métier ; des bourgeois visitaient les lépreux ; des épiciers fermaient boutique, pour se retirer dans une grotte. Des époux s’entendaient pour vivre séparés ; et les pauvres commençaient à aimer leur misère. Depuis que le monde existe on n’avait pas vu chose pareille ! Le printemps de l’âme !

– J’en parlerai à Monseigneur, dit François. Il est plus instruit que moi.

Il ne voulait plus prendre aucune décision ; il n’en avait plus ni la force ni le courage. C’était une amère soumission de sa volonté aux autres.

– On ne m’écoute plus quand même, songeait-il.

La modification de la Règle lui avait coûté trop de sang. Il était épuisé, vide. Il ne lui restait plus que Dieu.

 

*

*   *

 

Quand le Cardinal eut lu la Règle :

– Belle, à apprendre par cœur ! dit-il, admiratif et déçu. Çà et là il fit une rature.

– Soumettez-la au Chapitre.

– Comme vous voulez, Éminence, dit François, docile comme un serviteur qui aurait fait une commission qui ne le regardait pas. On en vint de part et d’autre à parler des laïcs qui demandaient aussi une Règle.

– J’ai déjà rédigé quelque chose de ce genre, frère, pour vous épargner le travail, dit le Cardinal. D’une cassette d’argent il retira un parchemin.

– Voici la partie pratique : les paroles pour lesquelles vous écrirez la musique.

Et il a écrit la musique ! Toute son âme y chantait. Au début, il n’était pas en train ; il agissait mécaniquement. Mais, à mesure qu’il voyait mieux dans son imagination ces milliers d’hommes, sa joie s’amplifiait. Cette règle aride et bourgeoise, il l’inondait, transporté, il l’imprégnait de prières, d’avis, d’invocations si belles, si pures, si bien faites pour vous enflammer d’amour envers la pauvreté évangélique que les prescriptions semblaient superflues. On ne pouvait écouter avec son cœur ses prières sans être incité à bien vivre, à ne plus porter d’armes, même en cas de guerre, contre qui ou pour quelque raison que ce fût. Le Cardinal s’en montra satisfait, ce qui rendit François heureux comme un enfant et jamais il n’avait trouvé tant à son goût les gâteaux aux amandes de frère Jacqueline.

La veille de son départ, Monseigneur le fit appeler.

– Mauvaises nouvelles ! J’apprends par votre messager de Pérouse que le père Pierre ne peut plus guérir. Que comptez-vous désigner pour son successeur ?

– Je vous en laisse le soin, Éminence.

Voilà encore, âprement, ce refus de rien décider désormais.

– C’est à vous de décider, dit le Cardinal. Bien que vous ne soyez plus le directeur, vous restez le chef spirituel, l’âme, la lumière, le fanal pour le vaisseau des frères mineurs.

Il attendit un peu, caressa son menton pointu, fixa François dans ses yeux malades et prononça avec obstination en frappant sur la table :

– Il nous faut un homme fort, un esprit solide, clairvoyant et calme ; un homme à poigne, qui puisse dompter les têtus et imposer la paix entre anciens et nouveaux, un homme sans tache et qui vous aime beaucoup.

François ne répondit point. Il regardait le Cardinal. Avec ces yeux sanglants bordés de rouge, il était presque effrayant. Et, pour la première fois, le Cardinal baissa les yeux, tandis qu’il hasardait :

– Que pensez-vous d’Élie ?

– Élie est un homme fort, d’une vaste intelligence, et qui m’aime beaucoup, Éminence, répondit François, et il se prit à trembler.

– Réfléchissez-y donc.

– Je prierai.

Au retour, François fit lire aux foules, dans les bourgs et les villes, la Règle du Tiers-Ordre et la laissa copier. Les gens pleuraient, s’embrassaient, riches et pauvres, comme des enfants d’une même mère.

Et lorsqu’il voyait cela – cette fête des enfants de Dieu – il ne pouvait s’empêcher de sangloter et de rire et de remercier dans son cœur le Cardinal.

– Oui, dit-il, c’est un homme intelligent et sage. Je ne suis, moi, qu’un enfant, un petit enfant. J’ai besoin d’un conseiller pareil. Comme tout cela est beau ! Mon Dieu, oui, peut-être le Cardinal a-t-il raison de penser à Élie... Élie ? Seigneur, aidez-moi !...

La figure d’Élie ne quittait plus sa pensée ; ce sourire énigmatique... Qui était Élie ? On disait de lui de si étranges choses. François s’empressa de prier :

– Seigneur, au secours ! Mais il en sera ce que Vous voudrez ! Votre Volonté !

Et alors, brusquement, il mit la main sur son cœur, où il cachait la Règle.

– Ils feront ce qu’ils voudront. Mais ils ne toucheront pas à cela ! C’est mon enfant, mon enfant.

Quand François et ses compagnons de voyage arrivèrent à la Portioncule, Pierre venait de mourir le matin même. Les frères sortirent à la rencontre du père en se lamentant : « Notre mère est morte ! Notre mère est morte ! Redevenez notre père ! »

– Non, dit François, péremptoire.

– Et si vous ne l’êtes pas, qui le sera ?

– Celui qui sortira le premier de l’église, dit-il ; et assis encore sur son petit âne, il montra du doigt un moine qui sortait de l’église. C’était Élie !

Alors François s’affaissa de fatigue... et d’autre chose.

 

*

*   *

 

Devant plus de trois mille frères, César lut l’esquisse de la Règle nouvelle. Beaucoup des premiers disciples joignaient les mains dans un élan de joie ; mais le mécontentement était sensible chez les autres. Était-ce là la Règle nouvelle ? Ce n’était que l’ancienne, recrépie. Hélas ! et dire que François croyait y avoir mis des concessions qui lui broyaient le cœur ! Toutes sortes de questions furent posées, chausse-trapes et guet-apens. Mais François, assis par terre, aux pieds d’Élie, tranchait leurs questions par de brèves paroles : « Suivez Notre-Seigneur. – Vivez conformément à ce que vous avez promis. – Dieu demande des âmes, non de belles paroles. »

Un ministre demanda d’une voix claironnante :

– Nous ne pouvons rien emporter.  Alors, que dois-je faire de mes volumes qui valent plus de 50 livres ?

François se fit redresser et d’une voix rauque et indignée, il s’écria :

– Mes frères, vous voulez être appelés mineurs et passer pour les hérauts de l’Évangile ; néanmoins vous voudriez posséder des coffres-forts ; je ne suis nullement disposé à sacrifier l’Évangile à vos livres ! Agissez à votre guise, tous ! Mais jamais vous ne pourrez, avec ma permission, tendre des embûches aux frères qui veulent me suivre.

Il s’affala de nouveau. Il pleurait des filets de sang. D’autres questions allaient se lever ; mais Élie, de ses yeux terribles, ordonna le silence.

– Assez ! dit-il. Les ministres étudieront encore une fois à fond la Règle et ensuite elle doit être soumise à l’approbation du Saint-Siège.

Tous se turent net. Mais un des plus anciens demanda :

– Comment devons-nous vivre désormais ? La première Règle n’est plus bonne, la nouvelle n’existe pas encore.

Élie répondit avec adresse :

– Selon l’ancienne et selon les ministres. La semaine prochaine, j’irai moi-même trouver le Cardinal Protecteur. Passons maintenant à l’examen d’autres questions.

– Portez-moi à ma cellule, dit François.

On l’emporta. Un frère tout jeune vint lui baiser son habit.

– Qui es-tu, mon enfant ? demanda François, en lui caressant la tête.

– Je suis frère Antoine. J’ai pris le saint habit après avoir vu les trois frères décapités au Maroc.

– Tu deviendras une grande lumière dans notre Ordre, frère Antoine.

Et il le bénit.

 

*

*   *

 

À partir de ce jour, il se traîna, sombre et solitaire, dans les bois et la montagne, sans repos, sans consolation. Inquiet, malade, souffrant de l’estomac, du foie, de la rate, des yeux ; – du cœur surtout. Il voyait dépérir son Ordre et dépérissait avec lui. Ah ! ces défections ! Son Ordre, la trahison le disloquait et l’orgueil et l’hypocrisie. C’est comme si Notre-Seigneur s’en désintéressait. On parlait de beaux couvents qui se dresseraient dans le ciel flanqués d’une belle église ! Les religieux aux mains propres avaient des bibliothèques et ils allaient en chaise de poste chez les cardinaux, les prélats, dans les châteaux ou chez le Pape. Au lieu de serviteurs, les voici devenus conseillers, s’asseyant à des tables exquises ; des seigneurs ! Et ces gens savaient donner de leur conduite une explication si habile qu’ils semblaient avoir absolument raison.

D’autres, perdant la tête, s’enfermaient dans des grottes, laissaient pousser leur chevelure, prêchaient des hérésies ! On en voyait d’autres, en troupeaux, se lamentant et hurlant l’anathème, passer de ville en ville. Et ceux qui n’avaient déjà pas trop de foi et de ferveur allaient retrouver la popote familiale et épouser quelque belle fille. Le chagrin de François était indescriptible ; mais il ne fit de reproche à personne. Dans sa solitude, il criait : « C’est à cause de moi, à cause de mes péchés. » Il s’accusait d’orgueil, d’égoïsme ; devenait scrupuleux, avait peur de lui-même. Il flagellait frère Âne, jusqu’à s’abattre, épuisé. Il priait sans cesse, rampait sur le sol comme un serpent blessé et pleurait tout haut. Les doutes l’envahirent et l’incertitude. Avait-il bien le droit, lui, infâme pécheur, qui s’aimait plus que son Dieu, de fonder un si bel Ordre évangélique ?

Parfois, la lumière l’emplissait de nouveau : il baisait la rosée d’une feuille, prêchait devant une poignée de campagnards, chantait des chansons pour les enfants. Mais il s’éteignait bientôt et se retrouvait dans les ténèbres. Il lui arrivait alors, sur le sommet d’une montagne, de crier, les bras au ciel : « Venez me prendre, Seigneur, venez me prendre ! »

Il cherchait la consolation auprès de ses évangiles vivants : auprès de Claire et dans les petits ermitages où vivaient Genièvre, Masseo, Ange, Bernard et d’autres. Mais de consolation, il n’en trouvait point. Eux, ils étaient purs comme des aurores ; en lui, tout était bouleversé, saccagé, avec des restes d’anciens péchés. Leurs yeux clairs l’effrayaient et leurs plaintes le torturaient.

– Pourquoi vous êtes-vous laissé prendre le pouvoir des mains ? dit Masseo.

– Reprenez-le, criait Genièvre. Vous le pouvez. Chassez les mauvais ministres. Je vous aiderai. Voici mes poings.

– Laissez-les faire, dit François. La damnation de quelques-uns est de moindre importance que le salut de beaucoup.

Ils tentèrent, mais en vain, de ranimer son ancienne ardeur et vivacité, en racontant divers cas de décadence et de méchanceté.

– Je n’ai pas l’intention de me faire leur bourreau et de les peiner ; mais de les corriger par mon exemple. Prions et souffrons. C’est notre seule arme.

Il lui arrivait, cependant, d’aventure, d’éclater en courroux :

– Maudits soient ceux qui par leur mauvais exemple détruisent, Seigneur, ce que Vous avez édifié par les mains des frères vertueux !

Mais il retombait presqu’aussitôt dans son morne abattement.

– Ce sera bientôt une honte de porter le nom de frère mineur. Dieu veuille qu’il n’en arrive pas tant de nouveaux... Et pourtant il me semble que je ne suis pas frère mineur quand je ne me réjouis pas dans toute cette souffrance et tout cet opprobre...

Une troupe de jeunes vint lui demander :

– Comment pouvons-nous le mieux vivre selon la Sainte Obéissance ?

–  Comme un cadavre, répondit-il, sans volonté ni résistance ; entièrement soumis au vouloir d’autrui.

Mais un peu plus tard, un prêtre allemand demanda :

– Je désire observer la Règle dans toute son intégrité. Donnez-moi l’autorisation de me séparer, avec d’autres frères, de ceux qui ne l’observent pas.

François exulta.

– Au nom du Christ et du mien, je vous l’accorde.

On lui reprochait de n’avoir plus de volonté ! On le voyait alors se redresser péniblement ; cela faisait peine à voir.

– Attendez le prochain Chapitre : je montrerai quelle volonté réside encore en moi !

Et il sanglotait. Élie lui-même l’importunait par lettre au sujet des frères coupables.

François lui écrivit : « Veuillez voir en tout une grâce, même quand les frères et les hommes travaillent contre vous. »

Un frère vint lui demander de pouvoir étudier la géographie :

– Supposons que tu connaisses tout ! Eh bien, un seul démon sait plus que tous les hommes ensemble ; mais une chose lui est impossible : d’être fidèle à Dieu.

Un petit novice le supplia de lui permettre de posséder un bréviaire. Il avait la permission de son ministre, mais il eût tant aimé obtenir celle de François.

François prit deux poignées de cendres dans le foyer et les répandit sur la tête du novice.

– Voilà ton bréviaire ! L’humilité.

Et triste et fâché, il le renvoya.

– Fais ce que te permet ton ministre.

Le jeune homme partit, désolé, mais à peine fut-il sorti que François courut après lui dans la neige, l’arrêta, tomba à genoux et gémit :

– Pardon, pardon, petit novice, mon frère ! Celui qui veut être un vrai frère mineur ne peut rien posséder, rien que ses vêtements.

Ainsi il était déchiré par des doutes intimes.

Il s’éteignait et se ranimait comme une veilleuse. Et il errait d’ermitage en ermitage...

 

*

*   *

 

Cet hiver-là, il arriva dans les environs de Gubbio. Une foule de paysans passaient, armés de fléaux et de faux.

– On va faucher de la neige ? plaisanta François.

– Non, dirent-ils. C’est rapport au loup !

Et ils lui racontèrent qu’un énorme loup parcourait la contrée, qui allait prendre les moutons dans la bergerie, les chiens dans le chenil et s’attaquait même aux chevaux. « Personne n’ose plus sortir. Il pénètre jusque dans les rues de Gubbio ; la peur empêche les gens de dormir. »

– Je voudrais causer un peu avec ce loup, dit François.

Du coup, les paysans pensèrent avoir affaire à un fou. Un d’entre eux vint le considérer de près. Et maintenant on chuchota : « Mais c’est le saint mendiant d’Assise ! » Enthousiasmes, agenouillements. Tout de suite quelques-uns coururent à Gubbio, pour dire que le petit frère François allait les délivrer du loup. Tout le bourg se vida pour le voir et l’accompagner. Des volontaires amenèrent tout un arsenal de vieilles hallebardes, de massues, de sabres rouillés. Un ancien soldat brandissait une bannière de guerre. Et les paysans donc, avec leurs outils effrayants !

– Allez-vous battre les Turcs ? demanda François souriant. Où gîte ce loup ?

– Là-bas, dans le bois d’où montent ces rochers.

– Restez ici, vous autres, sinon, de peur, le loup prendra la fuite.

Et il se dirigea vers le bois. Les autres, pressés par la curiosité, le suivirent. Le bois traversé, ils arrivèrent dans une clairière, couverte de neige. Là, le loup se tenait ; une grande bête à l’air mauvais. À peine les eut-il aperçus qu’il vint droit sur eux. Et les paysans de dévaler la pente au galop, en hoquetant un Ave. François demeura et regarda venir l’animal.

Il traça en l’air, dans sa direction, un grand signe de croix. Le loup s’arrêta net, comme sculpté. François s’approcha et alors la foule vit, entre les arbres, comme le monstre courbait la tête et mettait sa patte droite dans la main de François. François lui parlait, le menaçait du doigt et le loup se couchait à ses pieds nus, les léchait. François le caressait et lui ordonnait de le suivre et le loup le suivait comme un chien en levant vers lui un regard docile. La foule courut après eux, étonnée et timide. Le saint entra dans la petite ville où, devant les habitants émerveillés, il fit un beau sermon avec, à côté de lui, le loup, assis sur son derrière. Et au loup, il dit que les hommes lui donneraient à manger désormais, mais qu’il devait respecter tout le monde et ne plus nuire aux êtres vivants. Le loup fit signe que oui. Ensuite François parla de Jésus, du grand amour de Dieu et qu’il nous faut voir un frère en toute créature, même en un loup, car nous avons tous un même père.

Le loup retourna à son bois et François reprit sa route, seul, inquiet et sombre.

 

*

*   *

 

II vient à Bologne pour voir frère Antoine dont on dit merveille : qu’il convertit les hérétiques – des rues entières à la fois – qu’il a prêché devant les poissons et surtout qu’il est riche en belles vertus. Frère Antoine est parti au loin, en tournée missionnaire. On demande à François de prêcher et, sur la place publique, devant les dix mille étudiants, tous les professeurs et l’évêque, il fait un sermon si puissant qu’on le porte en triomphe par la ville. Pourtant, mon Dieu, c’étaient de pauvres paroles toutes simples, des paroles de pauvre homme, mais il s’y mêle et s’y fond je ne sais quoi qu’on ne trouve pas dans les livres : la lumière du cœur.

Mais il s’éteignit vite. Et pour cause. Les frères mineurs habitaient de nouveau la belle maison dont naguère il les avait expulsés. Le Cardinal disait en public : « Cette maison appartient à l’Église, elle n’est pas la propriété des frères mineurs ; ils n’en ont que l’usage, donc c’est conforme à la Règle. »

– Une chausse-trape, dit François.

 Il n’avait pas le cœur à discuter avec Monseigneur. Mais il se garda bien de mettre le pied dans ce couvent.

Frère Pierre Stacia désirait lui parler. François résista.

– Je ne veux pas le voir ; il a mis la pauvreté à la porte. Je l’ai maudit et je ne lèverai pas cet anathème, jamais. Laissez-moi me reposer.

Ils le laissèrent. Il habitait au couvent des Dominicains avec frère Léon. Le Cardinal vint l’y surprendre un jour et s’ingénia à lui exposer l’urgente nécessité, pour les frères, d’avoir une école de théologie, comme les frères prêcheurs.

– Non, dit François. C’est la voie ouverte à l’orgueil. Les frères pauvres risquent d’y oublier la sainte pauvreté et simplicité.

– C’est pour combattre l’hérésie, insista Monseigneur, en le scrutant du regard.

François ne put supporter ce regard d’acier et dit :

– Ils se vantent de convertir les hommes par leurs sermons : ce sont mes frères pauvres qui l’ont fait, par leurs prières.

– Prier et prêcher ! repartit Monseigneur. Non seulement prêcher la pénitence, mais réfuter les hérétiques. Or, ces gens-là connaissent les textes, posent des questions insidieuses. Il y a même des frères qui, dans leur ignorance, avancent des thèses erronées.

– Hélas ! soupira François, proclamer une vérité avec une foi profonde est plus fort que réfuter des sophismes. Le bon prédicateur doit d’abord, par sa prière secrète, absorber ce qu’ensuite il communiquera par son discours sacré ; être tout brûlant au dedans plutôt que froidement éloquent au dehors. Cela ne s’apprend point dans les livres ; uniquement en présence de Dieu.

– Et frère Antoine ?

– Ah ! ce bon frère ! Il a, lui, l’humilité, la piété, la simplicité du vrai frère mineur.

– Mais en outre, l’érudition et une brillante intelligence ! Il est si versé dans la doctrine que par sa science il réfute tous les hérétiques qui, d’ailleurs, le redoutent. Il est le marteau des hérétiques. Et vous vous opposeriez à ce qu’il formât de jeunes frères selon son âme et sa vie ?

– Pareille école est une grâce, dit François. Une école où chaque professeur serait un Antoine et formerait des Antoine. Ah ! certes ! Mais hélas ! soupira-t-il, et dans ce soupir il y avait beaucoup de choses.

– Consentez, dit le Cardinal, à ce que nous fondions avec lui une classe de théologie.

– Oui, dit François avec ardeur, mais lui seul et nul autre. Nul autre. Frère Léon, prends ta plume et écris.

Frère Léon ouvrit un parchemin sur ses genoux et écrivit sous la dictée du père : « Frère Antoine, il me plaît que tu enseignes la Sainte Théologie aux frères, aussi longtemps que, dans cette étude, ils exerceront l’esprit de sainteté ainsi que le veut la Règle. »

– Remettez-lui cette lettre quand il reviendra, dit-il au Cardinal.

Celui-ci, de joie, ferma les yeux.

– Et ne consentiriez-vous pas, suggéra-t-il aussitôt, à rédiger la Règle dans une forme légale, de manière que Notre Saint-Père le Pape la puisse approuver ? C’est le seul moyen de faire cesser le désordre ; et il doit cesser, sinon le Pape abolira toute la confrérie.

– Je n’ose pas, Monseigneur. Cette Règle, je la tiens de Notre-Seigneur. Y changer quelque chose, ce serait blesser Notre-Seigneur. Je vous en supplie, n’y changeons rien. Que Notre Saint-Père le Pape l’approuve telle qu’elle est.

– Impossible, avant que les ministres soient d’accord sur ce point. Et, vous le voyez bien, ils ne le seront jamais.

– Prions pour qu’ils le soient un jour, Monseigneur. Il n’y a rien à faire que de prier.

Et soudain, énergique :

– J’aime mieux voir périr la Communauté que de permettre qu’on en chasse dame Pauvreté !

La douleur, de nouveau, l’abattit. Mais tout en geignant il sourit à l’évêque : « Dieu est bon. »

 

 

 

 

LE CANTIQUE DIVIN

 

 

Une grotte sauvage, au sommet d’un mont hargneux ; et, à côté, un torrent redoutable. Dans cette grotte s’est retiré François avec frère Léon et frère Bonizio pour récrire la Règle. Cela était venu tout d’un coup. Après encore un été et un hiver d’errance attristée, il était revenu à la Portioncule, où il était resté couché, priant sans cesse, au milieu d’horribles douleurs. Il eut là un songe étrange. À perte de vue, la contrée était couverte de frères affamés. Pour les satisfaire tous, il ramassait par terre des miettes de pain et en donnait une à chacun. Le moyen d’apaiser sa faim, avec une seule miette ! Il était au désespoir. Alors une voix céleste cria dans son rêve : « De toutes ces miettes, fais une hostie et donnes-en un peu à ceux qui en désirent. » Il fit une hostie et tous ceux qui en mangèrent en furent bien nourris. Ceux qui n’en voulurent point ou le recrachèrent furent frappés soudain de la lèpre.

Le lendemain, il trouva le sens de cette vision : « Les miettes sont les paroles de l’Évangile ; l’hostie est la Règle ; la lèpre, le péché. Refais la Règle. » Quand Dieu parle, rien ne peut retenir François. Et le voici en route avec les deux frères vers les grottes de Fonte Colombo. Il est secret, taciturne, grave, de fer.

« Vous et moi », dit-il à Dieu. C’est entre eux deux que la Règle va s’élaborer. Le Dieu éternel, qui se cache dans la lumière de myriades d’astres. Dans la profondeur de ce trou obscur, François est étendu à terre, guettant de toute son âme ce que Dieu va lui inspirer.

Plus près de la sortie, frère Bonizio écoute. Léon tient devant lui le parchemin ouvert sur un bloc de rocher et il écrit ce que Bonizio répète après François. Ainsi, du fond des ténèbres, la Règle nouvelle rampe vers la lumière du jour. Tous les trois, ils attendent. L’un attend Dieu, l’autre François, le troisième Bonizio. De temps en temps une phrase. Parfois des heures de silence, des jours de silence. La nuit, c’est la paix du sommeil. La nuit, des gens charitables montent, de la vallée, déposer avec précaution la nourriture à l’entrée de la grotte. Ainsi se refait la Règle, et c’est toujours le refrain de la Pauvreté qui retentit :

– Des frères qui voyagent par le monde ne peuvent emporter ni sac, ni argent, ni pain...

Tel est le noyau, l’âme de la Règle.

Des jours et des nuits passent en toute solitude et silence. Solitude de pierre, silence infini, où bruit l’éternelle et sombre clameur du torrent. Des nuées d’orage passent et des éclairs. La terre disparaît dans une rumeur de pluie ; les rochers sonnent sous les ouragans. Puis ils se dressent de nouveau ruisselants de soleil. Mystérieusement, le grand Esprit plane sur l’âme de François.

Celui-ci rentra à la Portioncule les yeux pleins d’un feu étrange. Élie courut à sa rencontre pour lui laver les pieds, et lui fit servir une soupe au miel. Élie a toujours pour le corps de François des soins maternels. Que n’en a-t-il pour l’âme du pauvre saint ! Celui-ci eut hâte de lui remettre la Règle nouvelle. Il donna les petits rouleaux de parchemin avec tendresse et sainte prudence, comme une Annonciation.

Connue l’Ange porta le divin message à Marie.

– Bien, bien, coupa Élie. Je lirai tout cela et j’en parlerai avec les ministres.

Et il glissa négligemment les parchemins sacrés entre sa cordelière.

– C’est la Règle telle que Dieu me l’a dictée, avertit François.

Élie eut un sourire agaçant :

– Venez, dit-il, que j’étende sur vos yeux cet excellent onguent. Je l’ai composé moi-même pour vous. Vos yeux sont comme de la chair labourée.

Les yeux, voilà qui avait de l’importance ; la Règle, point. François se défendit.

– Je veux que vous vous laissiez oindre les yeux, lui dit Élie, au nom de la Sainte Obéissance.

Alors François se laissa faire.

– Brave Élie ! dit-il.

 

*

*   *

 

Les jours passèrent, pleins de soleil ; les nuits, pleines de lune et d’étoiles. Lumière jour et nuit. Le saint avait un fougueux désir de la lumière, symbole de Dieu. Mais ses yeux souffrants ne supportaient pas le soleil. Malgré le capuchon profondément enfoncé sur sa tête, il tenait encore la main devant les yeux : la lumière taillait des blessures dans son cerveau. Après le coucher du soleil seulement, ses yeux sanglants y voyaient dans la pénombre du jour éteint, ou à la lueur des étoiles et de la lune. La nuit, il se promenait dans le bois. Le silence brillait. Il caressait un arbre éclaboussé d’une tache de lune, et il se penchait sur les fleurs blanches endormies dans la laiteuse lueur.

« Ma sœur la lune... », murmurait-il ravi. Il voyait la lune sur ses mains et s’agenouillait dans l’herbe : « Merci, Seigneur, pour notre sœur la lune dont vous illuminez les ténèbres ! »

Il voyait jouer les lapins, il entendait les cigales, et une grenouille qui coassait dans une mare. Il sentait travailler la mystérieuse germination des choses.

Et quand à l’Orient le soleil se levait parmi des couleurs angéliques, le capuchon recouvrait la tête, et la main abritait les yeux.

– Merci Seigneur, pour notre frère Messire le Soleil, que jamais plus je ne pourrai contempler, mais cela n’a pas d’importance, car ce n’est pas pour moi seul que vous l’avez créé.

 

*

*   *

 

Élie lui apporte, de nouveau une petite surprise : dans une écuelle, des fraises toutes fraîches qu’il a cueillies lui-même.

Élie ferait tout pour lui, rien n’est trop bon.

François attend depuis longtemps des nouvelles de la Règle. Il espérait qu’Élie accourrait enthousiaste, criant : « Remercions Dieu pour cette Règle. » Mais Élie ne disait rien. Il apportait des fruits, des onguents, des médecines, pour la rate, pour l’estomac et le foie !...

De la Règle, pas un mot. Tout à coup François saisit le poignet d’Élie.

– Père Élie, comment trouvez-vous la Règle ?

– Les ministres, ceux auxquels j’en ai déjà parlé, ne la trouvent pas bonne ; c’est toujours la même chose en d’autres mots.

– Pas bonne ? Et elle vient de Dieu même ! Là-haut dans la sombre grotte, Dieu me l’a dictée ! Élie, donnez-moi la Règle. Montrez-moi une phrase qui ne soit pas inspirée de Dieu !

Élie continuait de le regarder avec son sourire tordu.

– Qu’y a-t-il ? cria François de plus en plus excité.

Élie n’aimait pas le bruit.

– François, mon cher père, j’aurais dû vous le dire depuis longtemps... Je n’osais pas, je voulais ménager votre santé...

Il n’osa pas le regarder ; les fraises tombaient de l’écuelle.

– La Règle est perdue.... perdue par quelque négligence. Je ne sais comment...

– Hélas ! gémit François. Il ne put en dire davantage. Les lèvres violettes s’ouvraient, mais pas un mot ne sortit. Élie leva les yeux : il vit ces grands yeux sanglants, chair ulcéreuse ; il n’y vit reproche ni accusation, – rien qu’une immense tristesse. Il laissa choir l’écuelle. Alors François s’affala, comme brisé. Frère Léon eut juste le temps de le saisir.

– Vite ! du vinaigre ! cria Élie de la porte. Frère François se pâme !

Comme on ne venait pas assez vite, il alla en chercher lui-même.

Frère Genièvre apporta le vinaigre, mais Élie ne revint pas.

 

*

*   *

 

François, avec frère Léon et frère Bonizio, est remonté à la grotte de Fonte Colombo pour récrire la Règle. Ils ont fui à l’insu de tous. François ne demande pas une seconde fois la dictée de Dieu : ce serait manquer de respect. On tâchera de se rappeler tout ; ce que l’un ne sait plus, l’autre le saura : un chant qui vous a traversé le cœur ne s’oublie point. Ils sont assis tous trois côte à côte et frère Léon écrit. Il y a une lacune çà et là, un trou : alors ils réfléchissent ou prient en silence, pendant des heures. Miette à miette, la Règle perdue se recompose, comme on renfile un collier de perles égrené.

Sur ces entrefaites, l’hiver était venu. Novembre s’abattit avec des pluies, des brouillards, des vents mauvais. Le torrent de la montagne s’enflait, semblait secouer le roc. La nuit, le vent cognait contre les rochers, et glissait en hurlant vers les sommets, brisait les arbres qui craquaient.

Un jour que le monde gisait englouti dans une brume épaisse, ils étaient de nouveau assis à l’entrée de la grotte, travaillant. Brusques et inattendus, comme des bêtes de cauchemar surgies de la brume, tout un groupe de frères se dressa devant eux. Les intrus rejetèrent leur capuchon. C’étaient les ministres, Élie en tête. Ils venaient, tels des loups, barrant l’entrée.

François se dressa vivement :

– Que venez-vous faire ici ?

Élie avança d’un pas et le regarda d’un air dominateur :

– Enfin nous vous avons trouvé ! C’était donc vrai ce que nous pensions, vous êtes en train de rédiger de nouveau la Règle perdue ; et je vous dis, moi, au nom des ministres et des milliers de moines, que nous ne l’observerons pas ! Une Règle pareille, vous pouvez l’écrire pour vous, non pour nous.

François frémit d’indignation et, avec des gestes violents, il s’adressa à Élie qui souriait toujours :

– Cette Règle vient de Dieu ; il ne s’y trouve rien qui soit de moi. Dieu veut qu’elle soit observée à la lettre. À la lettre, entendez-vous ? Sans commentaire, sans interprétation ! Qui ne veut pas l’observer s’en aille !

Il se dressait, frémissant, sur la pointe des pieds, et les regardait dans le blanc des yeux, un à un, de son terrible regard saignant. Et comme l’herbe tombe sous la faucille, leurs yeux se baissaient sous la force ardente de ce regard qui ne craignait personne, pas même Satan.

Élie fit un geste, il allait parler, mais comme mordu par un aiguillon, François bondit vers lui.

– Sans explication ! Qui n’en veut pas, peut partir !

Il s’avança menaçant vers eux, et pas à pas ils reculèrent domptés par la volonté qui brûlait dans ses yeux rouges.

– Venez ! dit Élie aux frères.

Il tourna le dos et partit. Les autres suivirent et disparurent brusquement dans le brouillard.

François demeura, regardant la place par où ils étaient repartis. De sa main gauche, il se cramponnait à un pin brisé. Il était là, sauvage, véhément, grand sur le fond brumeux... Comme le gardien de Dieu, grondant d’un feu sombre.

– Le Saint Ange Michel, chuchota Léon à Bonizio.

 

*

*   *

 

François est allé lui-même porter sa Règle à Rome. Ils étaient trois : lui, Léon et un agneau égaré, qu’ils avaient trouvé en route.

Frère Léon portait l’agneau, comme un enfant, dans ses bras, et François aussi le portait parfois, mais il était très vite fatigué.

– Pauvre petit agneau, mon frère, lui dit-il en caressant sa laine bouclée, je t’amènerai là où on t’aimera bien.

En chemin, ils mendiaient pour lui du lait. À Rome ils le portèrent chez dame frère Jacqueline, qui en fut très heureuse, et elle promit de filer la laine afin d’en faire une bure pour François.

Le lendemain, François fut l’hôte du Cardinal. L’heure du souper était venue. Il y avait une table bien servie et divers nobles et personnages importants y avaient pris place pour entendre François.

Celui-ci ne descendait point. On se mit donc à table sans l’attendre. Tout à coup il entra en dansant, portant sur le dos une besace presque vide. Il alla s’asseoir à sa place, à côté du Cardinal. Il vida sur son assiette la petite balle, et il n’en tomba que du pain, vieux croûtons et tartines durcies, qu’il était allé en toute hâte mendier de porte en porte. Il fit dessus un signe de croix et s’empressa, joyeux et vif autour de la table : « Le pain de charité », dit-il, en déposant un morceau sur chaque assiette ! Et revenu à sa place, il se mit à manger son propre morceau comme si c’eût été de la brioche.

Ces grands seigneurs se regardèrent, pour savoir ce qu’ils feraient. D’aucuns se trouvaient heureux de recevoir de ce pain et ils en mangèrent avec respect ; d’autres le mirent en poche comme une relique ; quelques-uns le mirent en poche parce qu’il leur répugnait d’en manger ; mais ils firent mine de le cacher par respect, comme une relique aussi. Pendant le repas, François parla des Anges qui n’ont rien à faire que de louer Dieu.

Après les grâces, le Cardinal le prit à part :

– Frère, gronda-t-il, comment avez-vous pu me faire cet affront !

– Je vous ai fait honneur ! dit François. J’ai porté sur votre table le pain des Anges : le pain mendié.

 

*

*   *

 

Quelques jours plus tard, il commença, avec le Cardinal, à revoir la Règle. Grand combat entre ces deux hommes : pour François le plus rude de sa vie. Mourir serait moins dur. Monseigneur est un homme intelligent.

– Le monde ne restera pas semblable à ce qu’il est, dit-il ; tout change, royaumes, mœurs et coutumes ; mais l’Église domine tout, debout toujours, phare dans la nuit : votre Règle doit être la lampe qui l’éclaire par le dedans. Mais, dès lors, telle que la voici, elle n’est pas bonne. Il faudrait d’abord savoir vous oublier, vous-même, et ce temps-ci, et moi, et tout le monde. Elle doit servir à tous les temps.

– Dieu me l’a dictée. Dieu veut la voir observée à la lettre, sans commentaire. Dieu me l’a dit.

– Précisément parce que Dieu y est ! Sinon je déposerais la plume... (Monseigneur jeta sa plume loin de lui.) Mais la forme ne vaut rien.

– Ce ne sont que des paroles, Éminence ; Dieu me l’a dictée ainsi. Les paroles ne sont que les coquilles de la vérité. Si Dieu inspire la même chose à deux hommes, ils l’exprimeront chacun différemment, quoique l’esprit soit pareil.

– Cette forme-ci n’est pas bonne ; elle ne convient pas à l’avenir. Votre Ordre doit continuer à soutenir l’Église : or il ne le pourra que par une Règle solide et claire. Par exemple, vous avez tort de dire dans votre Règle que les frères, s’ils trouvent quelque part le Saint-Sacrement dans un tabernacle en mauvais état, doivent en avertir les prêtres. Cela amènerait des frottements et des disputes entre le clergé et les moines. Un frère qui s’apercevrait par hasard d’une négligence prendra bien l’initiative d’y remédier. Mais si vous l’ordonnez par écrit, on en abusera. Est-ce vrai, oui ou non ?

François se tut. Monseigneur biffa la phrase relative au Saint-Sacrement.

– Le noviciat est obligatoire. Vous savez pourquoi.

– Notre-Seigneur a-t-il exigé un noviciat de ceux qui venaient à Lui ?

– L’Église baptise quiconque veut se faire chrétien, le plus grand païen même. Un Ordre religieux est autre chose.

Silence. Monseigneur prit la plume et écrivit une ligne où il était question de noviciat obligatoire. Ainsi, chaque point à son tour fut pesé et moulu.

Mais la lutte la plus vive s’engagea autour du refrain évangélique : « Lorsque les frères voyagent par le monde, ils n’emporteront rien, ni sac, ni monnaie, ni pain... », etc. Un vrai duel entre Monseigneur et François.

– Un frère mineur ne peut rien posséder que sa harpe, dit François. Sa harpe, c’est son âme qui doit louer Dieu sans cesse.

– Je ne demande pas mieux, dit Monseigneur avec vivacité, mais bien des hommes ne sont pas capables de cela.

– Que ceux-là entrent dans un autre Ordre, cria François aussi vivement ; qu’ils ne viennent pas souiller le nôtre !

– Bien. C’est pourquoi j’ai tant insisté sur le noviciat qui peut les mettre à l’épreuve. Votre Ordre doit être en état de pouvoir accueillir quiconque s’y sent attiré.

– Qu’ils viennent ! Point n’est besoin de noviciat pour cela ! Les mauvais partiront d’eux-mêmes.

Ainsi, pendant des jours parfois, des discussions éclataient : le Poverello ne lâchait pas le refrain.

– Je ne peux pas, c’est de là qu’est né l’Ordre ! C’en est l’âme, la lumière. Enlevez-le : l’Ordre s’effondre.

– Je ne l’enlève pas : je l’exprime autrement. Je le dis de telle façon que frère Antoine puisse emporter, en tournée de mission, ses livres d’étude où il trouve plus d’inspiration pour combattre les hérétiques. Posséder un objet importe peu, pourvu qu’on n’y soit pas attaché.

– Qui vit dans l’abondance, vit selon elle.

– Le désir de l’abondance peut exister aussi dans l’absolue pauvreté. Allons, frère François, si nous écrivons : « Les Frères ne prennent rien en propriété personnelle : ni maison, ni rien, et comme des pèlerins, ils servent le Seigneur dans la pauvreté et l’humilité », si nous écrivons « qu’ils peuvent en toute confiance et sans vergogne quêter les aumônes », si nous écrivons « que c’est là le sommet de la plus haute pauvreté », que les frères doivent se contenter de vêtements rapiécés, qu’ils ne peuvent pas accepter d’argent ; si nous écrivons que partout où ils entreront, ils doivent dire : « Paix sur cette maison », et se montrer aimables et modestes ; si nous écrivons que les illettrés ne doivent pas se soucier de devenir savants, et que tous doivent prier pour leurs ennemis... N’est-ce pas de l’évangile, cela ?

Les mains du Cardinal tremblaient. Tout son corps tremblait.

François dit avec calme :

– Dieu m’a dicté la vieille Règle.

– Mais le Pape remplace Dieu.

– Vive le Pape !

– Écoutez-le donc !

–  Le Pape ne peut nous refuser l’Évangile.

Monseigneur était à bout, découragé.

– Je ne continue plus, cria-t-il. Voici des années que cela dure. Il faut que cela finisse. Faites ce que vous voudrez. Vivez selon l’Évangile. Cela, les hérétiques le prétendent aussi ; l’Évangile, ils en ont la bouche pleine ! Avant un an, votre Ordre sera un nid d’hérésies.

– Nous prierons, dit François. Nous prierons Dieu que cela ne soit pas.

–  Croyez-vous ou non à la sagesse divine de l’Église ? Si oui, il faut l’écouler, sinon votre place n’est pas ici. « Qui n’est pas avec moi est contre moi. » Dès là, nous n’avons plus rien à nous dire.

Alors François pleura à petits sanglots et comme un petit enfant il demanda :

– Pourquoi l’Église ne peut-elle pas accepter la Règle telle que Dieu me l’a dictée ?

–  Parce que, dans sa sagesse, l’Église distingue la loi de la personne.

Monseigneur se fit doux, prit la main du Poverello :

– Voyons, François, au fond nous sommes d’accord. L’expression que je donne à votre Règle est un peu plus sobre, voilà tout. Allez-vous, pour un sentiment personnel au sujet de cette forme, laisser sombrer votre Ordre ? Ayez pitié de ces milliers de frères, quelque divisés qu’ils soient. Ils sont tous venus à vous avec la meilleure intention. Rassemblez-les ! Songe aux frères qui viendront quand nous serons déjà morts depuis longtemps ; songez aux siècles futurs ! Soyez vous-même le signe de réconciliation !

Monseigneur lui tenait la main. François la dégagea, alla se mettre à genoux. Immobile comme une statue, il tenait fermés ses yeux purulents. Il écoutait Dieu dans son cœur. Monseigneur écoutait François et fixait sur lui ses yeux pâles et bleus, attendant la réponse. Comme cela durait longtemps ! Il attendait les mains tremblantes. Quel martyre pour François ! Brisée en éclats, pour lui et pour ses frères, sa chère Règle, la voix royale de la croix, l’état de perfection, la clef du Paradis et l’avant-goût de la vie éternelle !

Cette Règle, il avait pour elle vécu et souffert, il en avait entraîné tant d’autres par elle, comme des papillons vers la flamme. Et on la lui ravageait. Il frémit.

– Pour la paix entre les petits frères ! supplia Monseigneur ! La Paix !

Et François rouvrit les yeux et, les deux mains au ciel, il gémit :

– Que Dieu me pardonne ma faiblesse, c’est pour les petits frères...

Monseigneur alla à son pupitre ; barra d’une grosse rature le refrain évangélique... « Quand ils voyageront par le monde, ils n’emporteront rien... » Il glissa sa main dans ses longs cheveux blancs et un frisson courut sur sa figure pâle.

 

 

 

 

L’HERBE NOUVELLE

 

 

Son départ de Rome fut une vraie fuite, dans la tempête et la pluie. Il avait dormi au palais du Cardinal quelque part dans une tour. Et là les démons l’avaient si affreusement tourmenté et maltraité, qu’il ne pouvait s’empêcher de croire que Dieu les lui avait envoyés pour le punir de son orgueil.

– Eh quoi ! dit-il à frère Léon, je réside au palais d’un Cardinal tandis que mes frères occupent de pauvres cellules ! C’est un scandale, et qui doit finir. Maintenant que la Règle est approuvée et que chaque frère sait comment il doit vivre, je n’ai plus rien à faire dans ce monde que d’être un exemple. Aucun ne peut à cause de moi trouver un prétexte pour faire défection. Je veux être un modèle de frère mineur et, pour le reste, ne rien désirer que Dieu.

Pendant plus de deux ans il avait traîné le fardeau de cette Règle, comme un boulet de fer. Son cœur s’en était assombri.

La Règle était approuvée, mutilée sans doute, mais François se consolait. Les bons y trouveraient quand même un régal spirituel ; quant aux mauvais, c’était leur affaire. Et l’Église était sauvée ! Il se sentait délivré, tranquille, et son âme rouvrait les ailes : le vent et le soleil les faisaient vibrer. Un oiseau longtemps prisonnier, rendu à l’air libre ! L’alouette, à nouveau, jaillit frémissante, droit vers le ciel.

– Frère Léon, à nos ermitages ! dit-il. À nos petits nids d’évangile ! Retournons à Fonte Colombo, et à l’ermitage de Greccio nous fêterons Noël.

Et ils chantèrent. Ils pataugeaient dans la boue, la pluie les inondait, mais, malgré la pluie, ils s’agenouillèrent dans la boue et dirent paisiblement leurs prières.

– L’âme aussi doit se nourrir, dit-il. Ils dégouttaient comme des torchons qu’on retire d’un seau d’eau. Le vent froid soufflant des montagnes faisait claquer leur bure. Leurs côtes étaient comme barreaux de glace. Ils gravirent la montagne parmi les rocs. Sur les sommets brillait déjà de la neige fraîche.

 

*

*   *

 

La veille de Noël, une neige épaisse couvrait la terre. L’ermitage de Greccio – quelques cabanes de joncs tressés – couronnait un rocher élevé dans un sombre bois de chênes. De là-haut on jouissait d’un panorama admirable. À perte de vue, des roches qui s’épaulaient. Au fond de la vallée, où était Greccio, coulait une rivière, noire comme une crevasse, dans la neige, et sur le versant opposé de la vallée, le ciel était assailli d’un autre monde de pics et de rochers. Tout cela, blanc, d’une neige épaisse et pure. Le soleil se couchait comme en une mare de sang. Puis vint l’obscurité, avec, très haut au-dessus des montagnes, de grandes étoiles que le silence et le froid semblaient grossir encore.

Choses sacrées ! Et la nuit venue, çà et là dans la vallée, une petite lumière pointa ; peu à peu, il s’en alluma davantage et tous ces lumignons montaient. C’étaient les gens d’en bas qui, munis d’une torche ou d’un falot, venaient célébrer la nuit de Noël à l’ermitage.

 

*

*   *

 

François allait leur offrir là quelque chose de beau. Ce bois de chênes abritait une grotte et dans cette grotte était une crèche, flanquée d’un bœuf vivant – blanc, à museau rose et à cornes jaunes – et d’un petit âne à genoux.

– L’étable de Bethléem ! chuchotèrent les enfants ravis.

Et au-dessus de cette crèche, on avait dressé un petit autel pour la messe. Les frères des grottes et ermitages voisins sont venus aussi. Voyez les enfants qui peuvent se trouver au premier rang, comme leurs grands yeux cherchent l’Enfant Jésus ! Les mamans sont attendries. Et voyez ces paysans aux têtes pareilles à des morceaux de roc, où brillent, braises, leurs yeux, comme ils joignent leurs rudes mains obscures ! Tous tiennent les regards fixés sur la crèche, où il n’y a encore qu’un peu de paille. Il faisait un froid de loup ; les oreilles en brûlaient, et les petits nez des gosses étaient rouges et mouillés. Les torches, fichées dans les crevasses des parois rocheuses, faisaient vaciller leur lueur sur les visages, y allumant les yeux. Le silence attendait une belle chose promise. Puis une sonnette tinta, et de derrière l’autel s’avança un moine en chasuble, avec François comme servant. La messe commença et tout le monde se mit à genoux. Les regards ne quittaient pas François, qui suivait la messe avec la plus fervente attention, mais se tournait fréquemment vers la crèche avec un sourire céleste. À l’Évangile, François prit le Livre Saint et chanta le divin récit : Dieu, qui naît pauvre dans une étable. La plus belle histoire du monde. Les larmes emplirent ses yeux toujours affreusement tuméfiés. Ensuite, il baisa le livre, de corps et d’âme, transporté, grandi. Son cœur en feu le traversait d’une coulée de lumière. Les mains étendues, il contemplait la crèche vide, en soupirant d’amour. Il sentait de nouveau, comme naguère à Bethléem, l’heure sainte l’envelopper ; il revoyait la vision, s’y fondait, broyé par l’excès de l’amour, inondé, imprégné de délices. Car pour lui, l’enfant gisait là, dans la crèche, un petit être de lumière qui lui tendait les bras. Il se baissa, caressa de ses maigres doigts osseux les joues roses et les boucles dorées et il prit dans ses bras, prudemment, ce nouveau-né, l’approcha de son visage, près de ses yeux douloureux, rouges dans la chair livide ; et l’enfançon passa sa menotte sur la barbe rugueuse et les joues creuses et blêmes. Et un des fidèles, par une grâce insigne, vit réellement le véritable enfant dans les bras du saint. Les autres le voyaient aussi, mais en esprit seulement, non de leurs propres yeux. Gentiment, il le remit dans son berceau, continua de le contempler en souriant et se mit à lui parler. De temps en temps il se retournait vers les assistants et souriait aux yeux étonnés des petits. Il parla de la beauté et de la bonté infinies du petit Jésus, de Dieu devenu enfant de pauvre. Et de sa voix forte, douce et claire, si belle – disent les livres, – il parla lentement, comme accompagné d’une musique de harpe. Chacune de ses paroles était une étoile, ruisselante de douce joie. Et quand il prononçait le mot « Bethléem », il semblait que son cœur le chantât plus que ses lèvres, on eût dit le doux bêlement d’un agneau. Et chaque fois qu’il prononçait le nom du petit Jésus, la flamme de l’amour traversait son sang, et il succombait presque à un bonheur trop grand. Il soutenait ce mot long et pur comme un son d’orgue, et il passait sa langue sur ses lèvres pour savourer le miel de bénédiction qu’y avait déposé le doux Nom. Parfois en parlant il reprenait l’enfant invisible, le cajolait, lui souriait, lui chantait des mots tendres, puis le replaçait avec un pieux respect. Les flambeaux éclairaient des visages émerveillés, et tant sur les visages jeunes que sur les vieux, des larmes coulaient comme une lumière.

 

*

*   *

 

Il était allé prêcher chez les fermiers dans la vallée et il revenait à l’ermitage, par la montagne, à travers bois. Le dégel avait duré trois jours, mais la veille le brouillard avait ramené le froid, et maintenant c’était le verglas. Une grosse affaire, cela, dans ces forêts ! Chaque arbre était blanc du sommet au pied, jusqu’à la plus mince ramille. Arbres de porcelaine. Et là où naguère le sol était caché par la neige affaissée sous le dégel, on voyait maintenant les vieilles herbes et les millions de fougères, entièrement blanches, tendres, fragiles, miraculeuses, un peu comme des fleurs de gel sur les carreaux. François marcha à pas prudents, respectueux ; pour ne froisser aucune fougère ; il relevait sa bure pour ne meurtrir point cette beauté délicate. Et il fredonnait une chanson. Depuis deux mois qu’il était ici, la lumière était revenue. Cette solitude, la nature sauvage, des frères selon l’Évangile et, en bas, le simple peuple paysan, content de pain et de lait de chèvre. Gens simples, choses simples. Les sources d’amour et de joie spirituelle pouvaient à nouveau jaillir librement : cette joie spirituelle qui salue et admire en tout l’œuvre de Dieu, qui fait tout aimer pour Dieu. Et Dieu fleurissait en lui, il le sentait, puissant et infini comme une tempête qui approche, mais une tempête de délices. Les foudres sacrées attendaient, prêtes à descendre en flammes. Il sentait que sur sa vie allait descendre quelque chose de prodigieusement beau, plein de lumière et de ténèbres. La mort peut-être, ou quoi ? Il l’attendait chaque jour, presque toujours seul, abîmé dans l’oraison ; il vivait en d’autres sphères. Les êtres autour de lui étaient comme des choses très lointaines ; il n’en voyait que l’esprit divin. Manger, dormir : il s’y résignait à contre-cœur. Il était plus âme que corps, quoiqu’en son corps fermentât un levain de douleurs. Mais son bonheur débordant les noyait toutes ; il n’eût pas fait un geste pour les guérir ; et son oreiller était toujours un petit bloc de bois. Il oubliait son propre corps ; mais il relevait sa bure pour ne froisser point la jolie broderie des fougères givrées. Les frères, eux aussi, voyaient qu’il se consumait de plus en plus, échappait à la terre. Ils l’avaient quelquefois vu prier soulevé de terre, environné d’êtres de blanche clarté. Ils le considéraient et le traitaient comme un ange. Et tout en marchant, il reportait d’un élan sa pensée vers Jésus enfant et Jésus en croix. Il s’en enivrait et criait parfois : Jésus ! Jésus ! L’écho lui renvoyait ce nom dans la blanche forêt. Un ardent besoin de la Croix le possédait. Tout en lui éclatait d’amour. Comment exprimer ce désir, ce feu ? Il voulait dire de belles choses et ne trouvait que des fragments de mots ; il voulait chanter et n’avait pas de voix ; il voulait danser et ses jambes le portaient à peine. Ah ! pouvoir faire de la musique, en un instant pareil ! Pouvoir mettre en branle un grand orgue dont les rochers énormes seraient les tuyaux, et que la terre entière en bourdonnât jusque dans ses fondements ! Jésus ! la Croix ! Musique ! Et il ramassa un bâton, le rompit sur son genou, mit une moitié sous son menton et de l’autre la racla : un violon de deux bâtonnets ; mais il entendait de la musique ! Et il balançait le corps comme un virtuose. Dans cette forêt blanche où il n’y avait d’autre bruit que le frottement de ces deux morceaux de bois. Mais il entendait le chant de son cœur, le chant de ses frères, le chant des hommes, l’hymne de reconnaissance et de désir, qui, de dessous la ténèbre et le péché, monte imperceptiblement vers Dieu, vers le sang de la Croix. Il s’avançait ainsi, en jouant, et il balançait le buste de droite à gauche, s’étirait, s’arrêtait, se remettait à marcher ; et les larmes coulaient de ses yeux rougis, levés, suppliants, au ciel. Les Cieux ouvrirent leurs cloisons et versèrent une cascade d’anges qui l’entourèrent, pour l’écouter.

 

*

*   *

 

Voici que de nouveau l’hiver est déjà oublié. À vue d’œil, la verdure sort frétillante du sol et des failles du rocher. Écoutez bruire les petites sources ! Les canards sauvages tracent des triangles dans le ciel, et les alouettes, montant et descendant, tissent de leur chanson, comme d’une navette, l’espace de la terre au ciel. Les bourgeons sur les arbres attendent une nuit tiède pour faire éclater leur cœur vert. Il va faire beau, vous verrez ! Mais à l’approche du soir, l’air fraîchit encore durement sur les hauteurs.

François frissonnait, et on alluma un petit feu au réfectoire, autour duquel ils allèrent s’asseoir après le repas pour s’entretenir des choses du ciel. François tenait les yeux fermés à cause de l’éclat de la flamme. Ces douze hommes se taisaient. On entendait crépiter le bois dans le feu et, dehors, la brise du printemps soupirer dans les arbres. Depuis tout un temps, ils ne trouvaient plus rien à dire, quand il était avec eux. Son âme était si loin ! Ils préféraient donc se taire par respect et observaient pieusement son visage plein de souffrance et de joie. Ils avaient entendu raconter bien des choses au sujet de la prétention des frères qui étudiaient à Bologne et à Paris, et d’Élie qui refusait d’observer la nouvelle Règle, et des beaux couvents et des grandes églises qu’on bâtissait. Ils n’osaient en parler à François, quoiqu’ils eussent aimé avoir son avis, pour en fortifier leur vie évangélique. Comme s’il eût senti leur désir, François dit tout à coup :

– Le parfait frère mineur doit rester fidèle à la Pauvreté comme frère Bernard ; il doit être aimable comme frère Ange, sage et serviable comme Masseo ; il doit tenir sa pensée dirigée vers le ciel comme frère Égide, et sa prière doit ressembler à celle de Rufin, qui, soit qu’il veille ou qu’il dorme, prie toujours, parce que son cœur est toujours près de Dieu. Il doit être patient comme Genièvre, fort d’âme et de corps comme Jean, charitable comme Roger, détaché de toute demeure comme Lucide. Notre demeure est dans le ciel. Et le vrai frère mineur doit... » Ici, François s’interrompit pour dire à Léon : « Va voir dehors s’il pleut » (François, qui aimait tous les temps, se souciait tout à coup de savoir s’il pleuvait ! Tous trouvèrent cela étrange). En tous cas, frère Léon à la courte barbe blanche sortit observer le temps. Et François en profita pour dire vite : « Un vrai frère mineur doit être simple et pur comme frère Léon. » Léon rentra, disant qu’il ne pleuvait pas, et, François fit ensuite le plus grand éloge de frère Antoine, cette sainte abeille, et de la comtesse Élisabeth de Hongrie qui, dans son château, en Allemagne, menait la vie d’une pauvre Clarisse. On frappa à la porte. Un novice alla ouvrir. Deux frères entrèrent – deux frères qui l’an dernier étaient partis de cet ermitage pour l’Espagne. Ce fut un doux revoir. Une nouvelle bûche au feu, et les voyageurs, en mangeant leur pain sur le pouce, de raconter, tous deux à la fois, la situation de l’Ordre en Espagne : ils y vivaient en parfaite pauvreté, dans des huttes de roseaux, et ils se relayaient au travail pour que tous à leur tour pussent vaquer à la prière – et mille autres exemples de simplicité et de modestie.

François en fut tellement ému qu’il se leva, sortit, et traça, dans la direction de l’Espagne, un grand signe de croix pour bénir les frères lointains. Il revint s’asseoir près du feu pour écouter encore, quand tout à coup, nul ne sut comment, sa bure commença de brûler. Tous se levèrent, s’empressèrent pour éteindre le feu.

– De l’eau ! De l’eau ! crièrent-ils.

Lui demeura tranquillement assis.

– Non, dit-il, laissez faire notre frère le Feu.

La flamme monta plus haut : il lui sourit. Mais un jeune frère, au désespoir, jeta son manteau autour des jambes du père et étouffa le feu.

– Quel dommage ! soupira François en voyant la tache roussie, pourquoi as-tu enlevé sa proie au feu, notre frère ?

Ils étaient muets d’admiration. Vraiment, François ne leur paraissait plus un homme, mais un ange, un autre Jésus. Ils étaient assis, en silence, autour du feu ; lui, le visage levé, où la lumière se jouait, il souriait à quelque chose là-haut, et lentement il se couvrit le visage de son manteau. Les frères, un doigt sur la bouche, se retirèrent sur la pointe des pieds. Frère Léon chuchota à l’oreille d’un des deux voyageurs : « Il prie. Dieu est avec lui, maintenant. » À un tel mystère ils n’osaient assister.

 

*

*   *

 

Pâques ! Il fallait célébrer cela ! Ils allèrent emprunter de beaux couverts chez le maire, et dans l’ermitage on se serait cru chez des gens cossus. Et les mets donc ! Mais la place de François était vide. On heurte à la porte, et sur le seuil paraît un vieux pèlerin, courbé sur son bourdon, vêtu d’un manteau poudreux, coiffé d’un grand chapeau. Sa voix geint et tremble :

– Un pauvre pèlerin malade vous demande l’aumône pour l’amour de Dieu.

Ils se regardent... ils connaissent cette voix, mais aucun n’ose dire qui est cet homme.

– Entrez, dit le gardien, craintif, et il le fait asseoir à la place de François.

Le pèlerin s’avance, mais au lieu de s’asseoir sur la chaise, il prend son assiette et son pain et s’assied par terre. Aucun convive n’a plus le courage de manger une bouchée. Lui, il vide tranquillement son assiette, et la rend ensuite au frère servant :

– Merci, père François, dit celui-ci.

Ce pèlerin, c’était François. Il ôta son chapeau et dit d’une voix plaintive :

– Du moins, me voici assis comme un frère mineur. Quand j’ai vu tout à l’heure cette table bien servie, je ne pouvais pas me figurer que je demeurais chez de pauvres frères mineurs qui doivent mendier de porte en porte pour vivre.

Un frère sanglota, d’autres pleuraient en silence ; un signe bref et énergique du gardien, et le frère servant était déjà en train d’enlever les coupes de cristal et les assiettes de porcelaine. Et un autre repliait la nappe blanche, et déposait son pain sur l’humble bois blanc de la table.

 

 

 

 

LE MIROIR DE DIEU

 

 

Toute son âme appelait Dieu. Son cœur anxieux avait la nostalgie de l’Alverne, pour y prier. Pour prier !... Et au début d’août, quand le blé penchait sous le poids des épis, ils y montèrent pour y passer le carême de Saint-Michel. En chemin, ils s’adjoignirent encore Ange, Masseo, Sylvestre, Rufin et Bonizio. Et ainsi, à eux sept, ils traversaient le pays. François ne pouvait plus marcher ; ils demandèrent à un paysan s’il ne pourrait pas conduire François sur son âne jusque sur le Mont Alverne.

– François d’Assise ? demanda le paysan.

– Oui, dirent-ils.

Le paysan courut à lui :

– Êtes-vous François d’Assise ?

– Je le suis, répondit François.

Et, les larmes aux yeux, l’homme lui dit : « Eh bien, veillez à être aussi bon qu’on le dit, car beaucoup d’hommes ont mis en vous leur confiance. Aussi, je vous supplie de ne jamais rien faire qui déçoive notre confiance et notre espoir. »

Les frères frémirent d’indignation, mais François se mit à genoux, baisa les pieds du paysan : « Merci, dit-il, de cette réprimande. » Et le paysan les accompagna, conduisant le petit âne, que François chevauchait en priant.

 

*

*   *

 

Ils arrivèrent enfin au sommet, à plus de mille mètres... Ils frappèrent au minuscule couvent. La porte s’ouvrit d’elle-même : il n’y avait personne. Mais silence ! Derrière ces arbres, quelqu’un chante, d’une voix de trombone, et voici que paraît, énorme et sombre, courbé sous une grosse outre pleine, frère Agneau. Une espèce de Christophe, aux cheveux longs et de la barbe jusque dans ses yeux. Il éclate d’un rire abondant, lâche l’outre et se jette aux genoux du saint. Quand il apprend que ces frères viennent passer ici le carême de la Saint-Michel, il rit plus bruyamment encore, comme un cheval qui hennit. Il baise le bord effiloché de la bure du père, se lève brusquement en criant : « Buvez ! et je vous laverai les pieds à tous. » Aussitôt, les frères boivent de cette eau fraîche qu’il a été puiser dans la rivière, à mille mètres de profondeur. Et dans une cuvette en bois, il leur lave les pieds. Ce gaillard énorme qui, d’un coup, peut les renverser tous les sept, qui de sa massue abat les ours, qui se nourrit de corbeaux et de poisson cru, est là, serviteur docile, apprivoisé comme un petit chien. Il est le gardien, la servante de l’Alverne. Son grand bonheur est de recevoir un frère qui vient dire la messe et de l’entendre parler de François. Alors il pleure. Il vit solitaire, tel un ours, et quand le silence a été trop long, pour entendre au moins quelque chose, il chante, pendant des heures, aussi fort qu’il le peut, ou bien il imite le hurlement des loups et des fauves, ou encore il se met à sonner la cloche de la chapelle, interminablement.

Il habite là-haut, fièrement, puissant et bon. Un loup au cœur d’enfant. Ah ! s’il rencontrait quelqu’un qui dît du mal du père, ou le raillât, il serait homme à lui casser le crâne ; ou plutôt il voudrait rencontrer le diable pour l’écraser de ses deux poings ; mais c’est une chance qu’il n’a jamais eue.

 

*

*   *

 

Avec fierté, il fait remarquer à François la propreté du petit couvent, et comme il sait préserver de la ruine et de la moisissure la petite hutte sous le tilleul. François lui caresse sa longue chevelure, et le gaillard en grogne d’aise. Le paysan laisse là-haut son petit âne et s’en retourne : on le lui ramènera plus tard. Les sept hommes, las et contents, sont assis, contemplant l’horizon où le soleil se couche.

François se leva et dit : « Seigneur, demeurez avec nous, car le soir approche. » Et ils prièrent. Le soleil sombrait dans un mélange de nuages lourds et dorés. Toute la terre, ces profondeurs infinies, ces plaines avec leurs rivières, leurs forêts, leurs bourgs, villes et châteaux, s’illuminaient d’or et de pourpre, et derrière surgissaient, éclatants, les blancs sommets des Apennins pareils à des nuées d’orage. Les moines eux-mêmes étaient baignés de reflets rouges... Tous, même frère Agneau, semblaient des bienheureux ; une gloire les consacrait. Et frère Agneau soupira : « Ici, sur la montagne, nous sommes quand même plus près de Dieu. » François était debout comme une statue. Il voyait son pays en sa plénière splendeur ; toutes choses plongées dans une lumière unique. Là-bas, au loin, se blottissaient les villes, bourgs et hameaux qu’il avait traversés en prêchant. Là-bas demeuraient les hommes, avec leur âme, comme une étoile dans leur corps. Combien de ces étoiles avait-il fait briller ? Et tandis qu’il en remerciait Dieu, il se sentait triste à cause de ceux qui étaient restés dans les ténèbres, embrumés de péché et de désordre. Et alors il songea à ces frères qui ne savaient pas se donner entièrement à Dieu. « Seigneur, pria-t-il, ayez pitié de ceux qui viendront après moi. »

L’or s’éteignit ; en bas, la plaine était déjà bleue ; seuls les Apennins gardaient encore un certain éclat. Alors il songea à sa mère : il étendit les mains dans la direction d’Assise. Et il dit aux frères, avec un tremblement dans la voix :

– Mes frères, je ne vivrai plus longtemps ; ma chanson est finie. C’est pourquoi je veux être seul. Pour m’abîmer en Dieu et pleurer sur mes péchés. Frère Léon m’apportera de temps en temps un peu d’eau s’il veut bien, Il ne peut laisser personne m’approcher. Et frère Masseo réglera tout pour le mieux, afin que tout ce temps on prie beaucoup ici.

Il leva la main ; ils comprirent, ployèrent les genoux sous sa bénédiction. Il releva son capuchon, et s’en fut à la hutte sous le tilleul.

Les frères frissonnèrent d’angoisse et se serrèrent en un groupe fervent.

 

*

*   *

 

Chaque fois que frère Léon revenait d’avoir porté la nourriture au père, ses compagnons l’entouraient : leur question était déjà dans leur regard.

– Sublime ! chuchotait-il. Il est prosterné dans une lumière céleste et il parle à haute voix, mais je n’ose écouler. Je lutte pour ne pas l’écouter. Il est tellement absorbé dans l’oraison qu’il ne m’entend même pas.

Et les frères soupiraient alors de bonheur.

Une nuit, frère Agneau se leva, dans le plus grand silence, et passa la tête par la porte entre-bâillée, non par curiosité, mais mû par la joie, la vénération et l’amour, pour voir aussi cette lumière et ouïr cette voix. Il n’osa sortir, retenu par l’obéissance. Il ne vit rien, n’entendit rien ; le vent nocturne agitait sa barbe. Il sentait le cœur lui battre dans le gosier ; tout à son attente ; et il demeura ainsi en observation jusqu’au moment où les cimes des Apennins reçurent le premier reflet de l’aurore. Alors, prestement, il rentra.

Et le lendemain, veille de l’Assomption, quand frère Léon apporta la nourriture, François lui ordonna de se tenir à la porte de la chapelle et dit :

– Chaque fois que je crierai : « Petit agneau du bon Dieu, m’entends-tu ? » tu répondras aussi fort que tu pourras : « Oui, je t’entends. »

François s’enfonça davantage dans le bois, se retourna et cria :

– Petit agneau du bon Dieu, m’entends-tu ?

– Oui, père, je vous entends, dit une voix au loin, au-delà des arbres.

François avança encore, gravit des quartiers de roche, toujours plus haut, et cria encore. La réponse lui parvint, faible comme un soupir. Il avança encore, dut se frayer un chemin à travers des buissons et se trouva soudain devant un précipice large de trois mètres et profond d’au moins cent. La réponse ne lui parvint plus.

– C’est au-dessus de ce précipice que je vais habiter, se dit-il.

Il revint à la chapelle et dit aux frères agenouillés :

– Après-demain commence le jeûne de la Saint-Michel. Je veux le passer à un endroit si peu accessible qu’on ne puisse certainement me voir ni m’entendre. C’est au-dessus d’un précipice. Apportez-y une poutre ou un arbre que nous jetterons sur le gouffre, en guise de pont, ainsi que des branchages et du bois pour bâtir une cabane.

Frère Agneau eut le cœur broyé.

– C’est ma faute, pensa-t-il. Il sait que je l’ai épié cette nuit.

Le brave homme voulut tout faire pour rentrer en grâce... Lui-même porta seul le madrier, et quel madrier ! Il ployait sous le faix, les veines de son front se gonflaient comme des cordes, et il regardait François d’un air suppliant comme pour lui dire : « Regardez ce que je sais faire pour vous, et combien je vous aime ! » On jeta la poutre sur la crevasse ; elle montait un peu, car le bord opposé était un peu plus élevé. Ce sommet-là n’était pas bien large, car pas bien loin le rocher plongeait de nouveau à pic dans l’abîme, creusant un autre gouffre, de telle sorte que François habitait une île. Il y avait là des chênes, sous lesquels on bâtit la cabane. Et quand, vers le soir, tout fut prêt, grâce au zèle de frère Agneau, François dit aux frères :

– Retournez maintenant. Personne ne peut me rejoindre. Seul frère Léon doit, une fois le jour, dans le plus grand silence, apporter un peu de pain et d’eau, et aussi la nuit à l’heure de Matines. Frère Léon, tu déposeras les vivres à la naissance du pont, et quand tu arriveras au pont, tu crieras : « Seigneur, ouvrez mes lèvres. » Et lorsque j’aurai répondu : « Pour annoncer votre gloire », passe alors le pont, et nous chanterons Matines ensemble. Si je ne réponds pas, retire-toi vite.

Il les bénit. Quand ils furent partis, il tomba à genoux et murmura : « Seigneur, je suis prêt ! »

 

*

*   *

 

Mais alors le diable entra en scène et sema l’inquiétude et le trouble à travers les prières de François. Il lui soufflait sans cesse : « Élie, Élie ! La maison de Bologne ! Les frères à l’Université de Paris ! Couvents confortables, églises magnifiques ! Pauvret, va ! Te voilà à présent, avec ce fantôme, dame Pauvreté ! Tu t’es mis toujours à la poursuite de fantômes : chevalier... poète... baron... troubadour... saint ! Entre nous soit dit, avoue que tu es né fou, mais tu as su épatamment faire gober tes lubies ! Tout cela ne serait rien ; mais combien de pauvres diables n’as-tu pas entraînés au trouble et au péché par tes gémissements ? Cela, tu vas l’expier, mon garçon ! Le Pape te maudira, et ton nom laissera après lui une malédiction. Ton Ordre s’effrite, dépérit, est déjà en ruines ! Tu te fais accroire à toi-même que Dieu est avec lui, mais où sont tes preuves ? Élie a les preuves ! Dieu abandonne ton Ordre et il a raison. »

La sueur ruisselait du visage de François, qui criait sans se lasser : « Jésus est ma seule lumière. » Et puis des douleurs se déversaient sur lui à pleins tombereaux. Il hurlait. Ses muscles craquaient sur ses os, d’angoisse et de douleur. Cela dura de longs jours. Une fois, qu’ayant répondu à l’appel de Léon il était venu le rejoindre, il se pendit au cou du bon frère en pleurant : « Si tu savais ce que le démon me fait souffrir... comme les frères auraient pitié de moi ! »

Et tandis que, avec respect, Léon lui essuyait la sueur du visage, François, poursuivit : « Mais quand je songe à la Passion de Notre-Seigneur, mes douleurs ne sont plus que bagatelles. Et quand les tentations se sont évanouies, grâce à la prière patiente, alors je vis des moments si beaux, frère Léon ! Le ciel vient à moi. Avant-hier encore, après la victoire sur une grande tentation, se dressa devant moi une belle forme lumineuse qui tenait un violon. « C’est ainsi que nous prions au Ciel », dit cet ange, et, d’un archet brillant comme une flèche de soleil, il caressa les cordes ardentes et en tira un son si surhumain, si magnifique, que toute la beauté du Ciel y semblait fondue. Mon âme résonna d’une joie tellement véhémente qu’elle parut s’échapper de mon corps évanoui. Si l’ange avait glissé une seule fois encore l’archet sur les cordes, elle se serait détachée entièrement, pour s’élancer au Ciel. Et quand elle fut de nouveau ancrée dans mon corps, j’ai crié : « Laissez-moi souffrir et peiner ! » Je le répète : désormais, je peux le supporter. Si, maintenant que je suis encore de cendre et de chair, je goûte déjà un tel bonheur, que sera-ce quand mon âme aura quitté cette outre misérable ? »

Et il caressa un faucon, un ami nouveau qu’il avait trouvé là – un faucon qui le réveillait de son cri chaque nuit, à l’heure des Matines. « Frère Faucon, dit-il, et d’aise, l’oiseau étira sa belle tête puissante – écoute, frère Faucon », et François fredonna : Te Deum laudamus. Léon murmura le même chant et frère Faucon déploya ses ailes en manière de révérence.

 

*

*   *

 

Dans la nuit bleutée de lune, Léon cria. Comme le plus souvent, il ne reçut point de réponse. Mais cette fois il eut un étrange pressentiment. Pourvu que François ne soit pas mort ! Et après quelques hésitations, animé de la plus sainte intention, il s’avança sur la passerelle. La lune est claire ; pas une feuille ne bouge. Il veut aller voir dans la cabane, mais là-bas, il aperçoit François agenouillé, le visage et les bras levés ; et il entend une voix étouffée :

– Qui êtes-vous, ô Dieu très aimé, et qui suis-je, moi, méprisable ver de terre et serviteur inutile ?

La lune éclairait en plein le visage extasié, où les joues étaient deux creux. D’émotion, Léon dut se cramponner à un arbre. Et brusquement, une grande flamme vint planer sur la tête de François et de cette flamme sortit une voix dont Léon ne comprit rien : il trembla, honteux de faire métier d’espion devant un évènement aussi saint et, sans en détacher ses regards, il recula doucement. Mais il mit par mégarde le pied sur une branche. Crac ! dit la branche. François se leva en sursaut.

– Au nom de Jésus, qui êtes-vous ? cria-t-il d’une voix aiguë. Arrête ! Ne bouge pas !

François s’approcha. Léon se tordit de peur, les mains devant le visage. François était devant lui.

– Qui êtes-vous ?

Alors Léon se leva timidement, demanda pardon en pleurant, et expliqua son acte. François prit sa main qui tremblait :

– Léon, je baignais dans une lumière d’oraison, où je voyais l’abîme infini de la Beauté divine en face de ma propre misère. Cette flamme, c’était Dieu.

François prit dans ses bras son agneau du bon Dieu.

– Je ne sais, mais Dieu fera de moi, sur cette montagne, de grandes choses, comme il ne s’en est jamais passé. Va maintenant prendre à la chapelle le livre des Évangiles : c’est là-dedans que Dieu me montrera ce que j’ai à faire.

... Léon tenait le livre dans le clair de lune aigu. À l’aveuglette, au hasard, il l’ouvrit. La Passion de Notre-Seigneur. La deuxième fois, la Passion de Notre-Seigneur. La troisième fois encore.

– Maintenant, je sais, dit François.

Il devint blanc comme chaux, et une sueur froide coulait sur sa face. Et les yeux fermés, il prononça :

– Lui devenir semblable dans ses tourments et souffrances, avant que vienne la Mort ! Dieu me soit propice !

Et Léon s’en fut tout penaud, l’évangéliaire sous le bras.

 

*

*   *

 

– Ô mon Dieu Jésus-Christ ! En cette fête de la Sainte Croix, je demande deux choses avant de mourir : que durant ma courte vie, je puisse éprouver dans mon corps et dans mon âme vos souffrances et votre amour !

Il était à genoux, hors de sa cabane ; sa prière tremblait dans le silence nocturne. Le matin était proche, le froid était mordant et clair d’étoiles. Sa prière n’était que désir en flammes. Et alors s’accomplit la grande attente de sa vie – lorsque là-bas creva la première lueur du matin. Quelle lumière tout à coup ! On eût dit que le ciel faisait explosion, et vidait sur la terre toute sa gloire en mille cascades de couleurs et d’étoiles. Et au milieu de ce tourbillon de clarté brûlait un noyau de lumière aveuglante, qui du fond des abîmes célestes se précipitait avec une effrayante rapidité pour s’arrêter soudain, immobile et sacré, sur une pointe de rocher. C’était une forme ailée de feu, clouée sur une croix de feu. Deux ailes étincelantes se dressaient, deux s’éployaient horizontales, et deux autres couvraient le corps, et les plaies des mains, du côté, des pieds, étaient de sang brûlant et rayonnant. La face éblouissante de cet être était surnaturelle de beauté et de douleur. C’était la face de Jésus, et Jésus parla, et soudain des éclairs de feu et de sang fulgurèrent des cinq plaies, percèrent de clous les mains et les pieds de François et d’un coup de lance, son cœur.

Un cri véhément, de douleur et de joie, déchira l’air, et l’image ardente s’imprima comme dans un miroir, avec tout son amour, toute sa beauté, toute sa souffrance dans le corps de François. Elle disparut en lui. Un nouveau cri fendit le ciel et, le corps déchiré de clous et de blessures, l’âme et l’esprit traversés de flammes, François s’affaissa, évanoui, dans son sang.

 

 

 

 

LES PLAIES QUI CHANTENT

 

 

– Vivez en paix, mes petits frères ! Et adieu ! Mon corps s’en va ; mon cœur demeure ici. Adieu tous, et toi aussi, belle montagne, bonne et sainte montagne des Anges, adieu ! Adieu, arbres, plantes, rochers, oiseaux ; toi en particulier, frère Faucon, compagnon qui me réveillais de ton cri, adieu ! Adieu, pierre devant laquelle j’ai prié, adieu, petite chapelle ! C’est à vous, ô Mère de Dieu, que je recommande les frères et la montagne... Je ne vous reverrai jamais plus !

Il était assis sur le petit âne ; ses mains et ses pieds enveloppés de bandages d’où suintait le sang des plaies vives. Ah ! ces plaies : quelle joie céleste et candide elles lui causaient et ensemble quelle douleur inhumaine !

Il bénit les frères ; et Léon fit avancer l’âne. Mais, au lieu de descendre, ils montèrent plus haut encore, de sommet en sommet. C’est comme si François ne pouvait plus s’arracher aux saintes altitudes. Et les frères qui devaient rester se sentaient comme aimantés et le suivaient à la distance d’un coup d’arbalète. Ayant enfin gagné la vallée, vers le soir, François voulut, malgré toute sa souffrance, descendre de l’âne. Cela doit se faire avec précaution, quand on a dans les mains et les pieds des clous aux pointes recourbées. Il tomba à genoux, le visage levé vers le mont et cria :

– Sois bénie, montagne sainte où Dieu se montra ! Sois bénie !

 

*

*   *

 

Avant qu’ils se fussent éloignés d’une lieue, l’impétueux frère Agneau avait déjà raconté dans le hameau proche le miracle des Plaies. Et de là, la nouvelle bondit comme un feu sur la route. Le voyage fut un triomphe inouï ; une marche triomphale de prodiges et de miracles. Les cloches sonnaient, le peuple se pressait, se battait pour toucher le vêtement du saint.

Le saint ! Le saint ! Des mères lui tendaient leurs enfants. La foule arriva de loin, à pied, en chariots. Des malades et des infirmes formaient la haie le long des chemins comme si tous les hôpitaux des environs s’étaient vidés.

Mais François ne le voyait point. Il vivait l’esprit encore tourné en dedans, dans cette céleste extase de joie et de douleur. Ils avaient depuis deux heures dépassé le jubilant San Sepolcro quand il demanda :

– Serons-nous bientôt à San Sepolcro ?

Il vivait en dedans ; mais chaque pas creusait une douleur dans son corps.

L’excès des souffrances le força à demeurer tout un mois dans un petit village montagnard. Plus tard, la neige les retint pendant plusieurs jours et c’est seulement vers la mi-novembre que, entourés de tout Assise, ils arrivèrent à Notre-Dame des Anges. François n’avait plus que la peau sur les os, mais de ses yeux profonds cernés de noir sortait un doux reflet de bonté et d’amour qui vous faisait pleurer et tomber à genoux. Le père et la mère vinrent visiter leur fils sur son lit de feuilles sèches.

 

*

*   *

 

Le soir, les frères étaient assis autour du feu avec François ; Élie et Léon à ses côtés. Et Léon conta le miracle. À la lueur de la flamme, on voyait couler des larmes. François cachait ses blessures ; mais à ses pieds s’élargissait une petite mare de sang. Élie écouta avec fierté le récit de Léon et ses grands yeux contemplaient l’avenir ; car ce miracle ferait du bien à l’Ordre, qui conquerrait plus aisément le monde : il ne voyait, de l’Ordre, hélas, que l’éclat et le renom extérieurs. Frère Bernard aussi était là, et beaucoup de compagnons des premiers jours, qui avaient quitté leur grotte ou leur petit couvent dès qu’ils avaient appris la nouvelle. Ils avaient l’âme baignée de délices. Lorsque Léon eut terminé son récit, et tandis que les frères demeuraient là, immobiles, les mains jointes, comme ravis de la beauté du Ciel, Élie qui tenait François dans ses bras, dit :

– Et maintenant, il te faut du repos, frère François, tout l’hiver.

François se sentit mordu comme d’un dard :

– Non, cria-t-il en étendant les mains aux bandages sanglants, non, point de repos. ! C’est maintenant que le travail commence ! Rien n’est encore fait, le grand ouvrage doit commencer maintenant ! Je veux aller prêcher, soigner les lépreux, être méprisé par le monde !

Frère Genièvre, qui ne pouvait souffrir Élie, le regardait avec un sourire vainqueur, l’air de dire : « Voilà un autre homme que vous ! »

Et Élie, comme s’il l’eût compris, haussa les épaules avec dédain.

 

*

*   *

 

L’hiver était rude et rude la besogne de François. Assis sur un petit âne, accompagné de Léon et parfois d’Élie, il voyageait de village en village – pour prêcher – parfois dans trois villages en un jour – par tout temps. Les pointes des clous lui sortant de la plante des pieds l’empêchaient de marcher. Toujours le feu et la souffrance ; mais, au travers, l’amour de Jésus auquel il voulait faire participer tout le monde.

Il visitait Claire et les sœurs. Il lui arrivait encore de chanter et de rire à se tordre des frasques de frère Genièvre. Ne voilà-t-il pas que ce bon frère était allé à Rome ? J’imagine qu’on était averti de sa visite, le renom de sa simplicité s’étendait loin. Une grande foule vint à sa l’encontre. Voyant cela, il voulut fuir ; mais déjà on l’entourait. Tout à coup, il aperçut des enfants qui jouaient à la balançoire sur une planche jetée en travers d’un arbre abattu. Et lui de courir à eux. « Puis-je jouer avec vous, mes enfants ? » demanda-t-il. On le lui permit. Il s’assit d’un côté à califourchon sur la planche, de l’autre côté se tassèrent sept gosses au moins pour rétablir l’équilibre et eux tous de se balancer : hop ! en haut ! hip ! en bas ! Il riait et criait. Le peuple en fut formalisé. – « Est-ce là ce saint frère Genièvre, le meilleur ami de François ? » – « C’est un fou, monsieur, ce n’est pas sérieux ! Regardez-le-moi se balancer ! J’en suis gêné pour lui. Je m’en vais. » – « Moi aussi... Moi aussi. » Et quand la foule se fut retirée, Genièvre se remit en route.

– Voilà le bon système ! approuva François en riant.

Le zèle de François croissait chaque jour, mais ce sang qui s’égouttait n’était point fait pour le fortifier. Après l’hiver, le revoilà étendu dans sa cabane. Un ulcère à l’estomac, des ulcères partout.

– Il y a longtemps que je devrais être mort, dit-il. Un jour que j’étais avec lui dans la montagne, Élie a rêvé qu’un prêtre vêtu de blanc venait lui prédire que je n’avais plus que deux ans à vivre. J’ai longtemps pensé qu’il a pris deux ans pour un. Il aura quand même bien compris. Dommage ; sinon je serais déjà là-haut.

 

*

*   *

 

S’il faut en croire les gens, Élie serait un alchimiste ; il sait faire de l’or, il a appris cela des Arabes ; ... on dit même qu’il est sorcier. Vous penserez de lui ce que vous voudrez, mais il est certain qu’il aime François et qu’il veut le guérir. Ce souci lui enlève tout repos. Il écrit au Cardinal qui passe l’été avec le Pape à Rieti ; le Cardinal a d’excellents médecins. Élie veut que François aille les trouver, mais celui-ci répond :

– Quand Dieu m’envoie les souffrances que je lui ai demandées, ce serait impoli de les vouloir ôter.

Mais après une nuit plus douloureuse, il voit apparaître à son chevet Élie qui lui dit d’une voix de trompette : « Comme Supérieur, je vous ordonne, au nom de la Sainte Obéissance, de vous laisser transporter à Rieti. » François geint : « Au nom de la Sainte Obéissance, j’irai à Rieti ! »

Dès le lendemain matin, il se met en route, avec Léon et quelques autres. Un âne solide le porte ; mais à chaque pas, François doit retenir un cri de douleur. On n’avance qu’au pas, prudemment, avec, tous les dix pas, une halte. L’après-midi, seulement, ils arrivèrent à Saint-Damien, à moins d’une lieue de là.

– Ici, nous nous reposerons un peu, dit François, et nous irons saluer l’ange Claire, car Dieu sait si je la reverrai encore dans cette vie.

Un mois après, il y était encore ; étendu, aveugle, dans une hutte de roseaux, au fond du petit potager, derrière l’église. Cette hutte, Claire l’avait construite elle-même. Il y avait là beaucoup de fleurs et trois beaux cyprès. On y jouissait d’une vue ravissante sur la vallée fertile, et il y faisait frais, jeune et tranquille comme un dimanche perpétuel. Sauf, hélas, la nuit : c’était alors un sabbat de tous les diables : rats et souris lui couraient sur le corps en pépiant, geignant, venaient flairer ses plaies, grattaient aux roseaux ou tombaient des poutres du toit sur sa figure ou sa poitrine. Ajoutez à cela des nuées de moustiques, de papillons de nuit, de taons et un été lourd d’orages qui ne crevaient pas. Néanmoins il refusait qu’on veillât la nuit à son chevet. Ainsi donc, il est couché, torturé et aveugle, dans ce cher couvent de Saint-Damien où commença sa vie spirituelle. Pendant le jour, les frères viennent très souvent prier près de lui ; mais il préfère être seul, ou mieux encore avec Claire, la sainte Claire panse et adoucit ses ulcères, ses douleurs et son cœur assombri.

– Claire, ma sœur, murmure-t-il quelquefois, quand elle lui soigne les yeux ou les plaies des pieds et des mains.

Léon seul soignait la plaie du cœur : lui seul l’avait vue, et comme il en parlait, de ces saintes roses de sang !

Claire était devenue d’une pâleur brillante, un peu comme le sommet d’un cierge allumé ; on eût dit que derrière son front luisait une lumière. Elle était maigre, mais sans une ride et ses yeux bleus étaient pleins d’attente comme si d’un moment à l’autre le ciel allait s’ouvrir. François la révère plus que jamais. Lui, il se sent encore homme, au point qu’il regarde ses souffrances comme un remède contre la tentation ; elle, si pure, elle n’a plus même besoin de douleurs corporelles ; elle est venue sur la terre comme une étoile du matin, riche et brillante, droit du ciel ; et Dieu brille à travers elle. Quand François la salue, c’est Dieu qu’en elle il salue. Quand elle est présente et prie avec lui, tout devient doux et la souffrance supportable. Mais quand il est seul, les ténèbres l’environnent et le vieux chagrin au sujet de l’Ordre, se remet à saigner. Surtout la nuit, à cause de ces rats et souris qui l’empêchent de jamais sommeiller un peu.

– Mes petits frères les rats, suppliait-il parfois, mes petites sœurs les souris, allez-vous-en s’il vous plaît, allez jouer ailleurs ; vous rendez ma vie triste et quand je suis triste, mes frères le deviennent aussi ; et nous devrions être gais et prendre tout du bon côté. Allez, mes enfants, allez donc jouer ailleurs !

Mais pan ! pan ! alors il en tombait par douzaines sur son corps et des bandes de centaines de rats glissaient sur ses jambes, comme un seul grand et souple animal.

–  C’est le diable qui les envoie pour avoir raison de moi. Mais je ne lui céderai pas ! Pas pour une fortune !

Et alors, se redressant sur son séant, il se mettait à prier jusqu’à l’heure où les moniales sonnaient la petite cloche.

Il restait patient, défendait fermement son amour de Dieu, minute après minute. Grâce aux soins de Claire, une mince fente s’ouvrit enfin dans ses yeux tuméfiés. Et la main devant les yeux, il voyait un peu de la lumière de l’été, l’ombre de Claire et des frères et quelque chose de la couleur des fleurs. Mais il voyait aussi maintenant les rats et les souris et cela était assez affreux pour souhaiter d’être à nouveau aveugle. C’était trop pour un seul homme. Et une nuit que les plaies, la maladie, les rongeurs l’accablaient à la fois, il cria :

– Seigneur ! ayez pitié de votre pauvre petit mendiant ! Mon Dieu, je vous en supplie ; je n’en peux plus ! Je ne demande pas que vous diminuiez mes douleurs, oh non, augmentez-les plutôt, je le mérite. Mais donnez-moi seulement un peu de patience pour les supporter !

Ses paroles n’étaient pas encore refroidies que souffla comme un son d’orgue qui devenait une voix humaine et lui disait que par ces souffrances il obtiendrait le ciel, qu’il devait trouver sa joie en elles et même les célébrer en chantant.

– S’il en est ainsi, qu’elles viennent par légions, cria-t-il, et ce cri chassa un brouillard de son âme.

La lumière de son cœur versa de la lumière sur ses souffrances. Et quand parut le matin, il participa au matin lui-même : comme une fleur pleine de rosée et blanche et étincelante. Et il vit les fleurs, les brumes sur la plaine, les arbres et la belle richesse de l’aurore et le grand soleil rond. Il tendit les mains vers la lumière, se traîna jusqu’au seuil et cria : « Frères ! Frères ! » et ils accoururent comme jaillis de leurs cabanes. Claire vint presqu’aussitôt et il leur cria à tous de ne plus s’affliger à cause de lui. « Car cette nuit, le ciel m’a été promis ! Chantons ! Exultons ! Admirons l’œuvre du Créateur !... Tout est issu d’un unique amour ! Nous sommes les frères de toutes les créatures... de l’air et du feu et de l’eau. Ils sont nos frères et nos sœurs. À la louange de Dieu, pour la consolation des hommes, je veux chanter ces frères et ces sœurs dont nous nous servons tous les jours et sans qui nous ne pouvons subsister et dont, hélas, on abuse cependant pour faire injure à Dieu. » Transporté il se leva, appuyé sur Claire et Léon, il alla jusqu’au seuil et, sur la jolie mélodie d’un chant de sa jeunesse il chanta, avec le geste de s’accompagner de la harpe :