Feu allumé ne s’éteint plus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon TOLSTOÏ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT UNE FOIS à la campagne un paysan nommé Ivan Chtierbakov. Il était encore dans la force de l’âge, et nul dans le village n’était meilleur travailleur que lui. Il vivait heureux avec trois fils qui l’aidaient : le premier en ménage, le second fiancé, le troisième presque un enfant encore, qui déjà labourait la terre.

La femme d’Ivan était une ménagère entendue et économe, et le bonheur voulut que sa bru fût de même douce et laborieuse. Une seule bouche inutile au logis d’Ivan : son père, un vieillard asthmatique et qui ne quittait guère le poêle.

La famille vivait dans l’aisance. Ivan avait trois chevaux, un poulain, une vache et son veau, quinze moutons. Les femmes passaient leur temps à travailler chez elles, tressant les chaussures et cousant les vêtements des paysans. Le pain remplissait la huche : il y en avait toujours une provision plus que suffisante pour attendre la nouvelle fournée. Et l’avoine rapportait de quoi payer les impôts et faire face à tous les besoins du ménage.

Ivan Chtierbakov n’avait donc qu’à vivre heureux avec les siens; malheureusement, il avait pour voisin Gavrilo le boiteux, fils de Gorei Ivanov, et une inimitié profonde les séparait.

Tant que le vieux Gorei avait vécu, tant que le père d’Ivan avait gouverné son ménage, les deux paysans n’avaient eu entre eux que des rapports de bon voisinage.

Si les femmes avaient besoin d’un baquet ou d’un tamis, ou les hommes d’une roue de rechange, on se les prêtait d’une maison à l’autre, on vivait comme de bons voisins, en se rendant des services réciproques. Le veau de l’un vaquait-il dans l’aire de l’autre, celui-ci se contentait de dire en le chassant :

– Ne le laisse pas courir chez nous, car notre blé n’est pas encore en meules.

Mais il était sans exemple qu’on l’eût jamais caché ou enfermé dans le hangar ou dans l’aire.

Ainsi en usaient les vieux. Mais quand le gouvernement du ménage passa aux mains des jeunes, leurs relations se modifièrent du tout au tout.

Une bagatelle amena toute la brouille.

La bru d’Ivan avait une poule qui pondit de bonne heure, et elle mettait les œufs de côté pour la semaine sainte. Tous les jours la poule lui pondait un œuf sous le hangar, dans le caisson de la charrette. Un jour, effrayée sans doute par les cris des enfants, elle vola par-dessus la clôture et s’en fut pondre chez le voisin.

La jeune femme, ayant entendu caqueter sa poule, pensa :

« Je suis en train d’arranger la maison pour la fête; je n’ai pas le temps en ce moment d’aller chercher l’œuf. J’irai tantôt. »

Ce ne fut que le soir qu’elle alla sous le hangar. Elle plongea la main dans le caisson de la charrette; pas d’œuf. Elle interrogea sa belle-mère et son beau-frère :

– Ne l’auriez-vous pas pris ?

– Non, répondirent-ils, nous ne l’avons pas pris.

Elle interrogea alors Taraska, le frère cadet, qui lui dit :

– Ta poule est allée pondre chez le voisin : elle a caqueté dans sa cour, et c’est de sa cour qu’elle est revenue.

La jeune femme jeta les yeux sur sa poule qui, tapie à côté de son coq, et les paupières demi-closes, semblait sur le point de s’endormir. Elle aurait bien voulu lui demander où elle avait pondu; mais la poule n’eût pas répondu.

Et la jeune femme s’en fut trouver sa voisine.

– Que veux-tu ? lui demanda la vieille en venant au-devant d’elle.

– Voici, petite grand-mère. Ma poule a volé dans votre cour aujourd’hui. Est-ce qu’elle n’aurait point pondu son œuf chez vous ?

– Nous n’en avons pas trouvé. Nous avons notre poule aussi, qui, Dieu merci, pond depuis assez longtemps. Ce sont nos propres œufs que nous avons recueillis; ceux des voisins, nous n’en avons pas besoin. Nous ne sommes pas gens, ma fille, à ramasser des œufs dans la cour des autres.

Ce discours froissa la jeune femme. Elle prononce un mot de trop, l’autre en prononce deux, et les voilà qui se disputent. Le bruit attire la femme d’Ivan, sortie pour aller tirer de l’eau, et la femme de Gavrilo. Toutes deux prennent part à la querelle et s’accablent de sottises, et se reprochent le vrai et le faux. La dispute ne fait que s’envenimer. Tout le monde crie à la fois, on veut dire deux mots d’un coup, et chaque mot est une injure.

– Toi, tu es ceci... Toi, tu es cela... Voleuse... Misérable... Tu refuses du pain à ton vieux beau-père, tu le laisses aller nu...

– C’est toi qui es une voleuse... Tu m’as pris mon tamis pour le vendre. Et tu as encore ma palanche chez toi. Tu vas me la rendre.

La palanche est empoignée, l’eau se renverse, les bonnets volent en l’air, on se tire les cheveux.

Gavrilo arrive des champs, et prête main-forte à sa femme. À cette vue, Ivan s’élance avec son fils hors de sa maison et se mêle à la rixe.

C’était un vigoureux paysan, Ivan. Il joua des coudes, cogna, bouscula et, saisissant Gavrilo par la barbe, en arracha une poignée. Les gens accoururent en foule, et séparèrent les combattants, mais non sans peine.

Ce fut là toute la cause de la brouille.

Gavrilo, ayant ramassé avec soin les poils arrachés de sa barbe, les plia dans du papier et vint porter plainte devant le tribunal, disant :

– Croit-on que j’aie laissé pousser ma barbe pour que ce polisson d’Ivan m’en arrache une poignée ?

Et sa femme allait partout répétant qu’Ivan serait bientôt jugé et déporté en Sibérie. La haine des deux familles ne faisait que s’accroître.

Le vieux père d’Ivan n’avait pas attendu jusque-là pour prêcher la conciliation. Dès la première heure il avait essayé d’aplanir le différend; mais les jeunes ne l’entendaient pas de cette oreille.

– Vous allez faire une sottise, leur avait-il dit. Vous donnez à une taupinière les proportions d’une montagne. Mais rappelez votre raison : tant de bruit pour un œuf ! Les enfants ont pris un œuf ? – Grand bien leur fasse ! Un œuf, ce n’est pas lourd. Il y en a pour chacun... Quoi encore ? la vieille voisine a dit un mot malsonnant ?... – Qu’on la corrige, qu’elle apprenne à mieux parler... Et puis, vous avez échangé des coups ?... – Ce sont des choses qui arrivent à tout le monde. Voyons, qu’on se réconcilie, et qu’on n’en parle plus. Si vous persistez à vouloir vous nuire mutuellement, vous vous en mordrez les doigts.

Ainsi parlait-il; mais les jeunes gens ne l’écoutaient guère. Ils voyaient dans ses paroles, non le langage de la sagesse, mais le radotage d’un vieillard.

Ivan demeura intraitable.

– Moi faire la paix avec Gavrilo ! disait-il. Ce n’est pas moi qui lui ai arraché la barbe; c’est lui qui s’est tiré un poil après l’autre. Et moi, regardez ma chemise; son fils me l’a mise en lambeaux.

Et il alla devant le tribunal.

Le procès suivait son cours, lorsque Gavrilo perdit la cheville de sa charrette. Sa femme accusa le fils d’Ivan de l’avoir fait disparaître, disant :

– Nous l’avons aperçu qui passait pendant la nuit sous notre fenêtre et qui rôdait autour de la charrette; et ma commère prétend qu’il est allé offrir la cheville au cabaretier du village.

Les uns et les autres s’en furent de nouveau devant le tribunal; les querelles et les rixes recommençaient tous les jours, entre les deux maisons. Les enfants se jetaient à la tête les injures de leurs aînés, et les femmes, quand elles se trouvaient ensemble au bord du ruisseau, jouaient bien plus de la langue que du battoir, et c’était à qui se dirait les plus gros mots.

Les deux paysans, qui d’abord s’étaient contentés de s’accuser mutuellement des plus noirs méfaits, finirent par s’approprier tout ce qui leur tombait sous la main, et par engager leurs femmes et leurs enfants à en faire autant. Et les choses allèrent toujours en s’envenimant.

À force de se plaindre à l’assemblée de la commune, au tribunal du bailliage, au juge de paix, Ivan Chtierbakov et Gavrilo le boiteux eurent bientôt fatigué tous les juges. Ou c’était Gavrilo le boiteux qui requérait une amende contre Ivan, ou c’était Ivan qui demandait la prison pour Gavrilo. Et leur haine croissait en proportion du mal qu’ils se faisaient l’un à l’autre. Les deux paysans étaient comme deux chiens qui se battent : plus ils se mordent, plus ils sont furieux; si tu frappes l’un par-derrière, il croit que c’est l’autre qui lui donne un coup de dent, et il n’en est que plus enragé. Ivan et Gavrilo, poursuivis l’un par l’autre en justice, et tour à tour condamnés à l’amende ou à la prison, ne faisaient que se détester de plus en plus.

– Patience ! tu me paieras cela !

Cette situation se prolongea pendant six années.

Seul le vieillard d’Ivan, au coin de son poêle, ne se lassait pas de parler le langage du bon sens.

– Que faites-vous, mes enfants ? Cessez donc de vous houspiller ainsi. Vous allez contre tous vos intérêts. Ne vous enragez pas les uns contre les autres, vous vous en trouverez bien mieux. Si vous continuez à vous persécuter de la sorte, vous vous en repentirez cruellement.

Mais nul n’écoutait le vieillard.

Une nouvelle querelle surgit entre eux la sixième année. Un jour, à une noce, la bru d’Ivan, devant tous les invités, interpella Gavrilo, et lui fit honte, criant qu’on l’avait vu avec des chevaux qui ne lui appartenaient pas.

Gavrilo avait bu; il s’emporta jusqu’à frapper la bru d’Ivan. Il l’abîma au point qu’elle dut rester couchée pendant huit jours. Elle allait être mère.

Ivan se frotta les mains. Il courut porter plainte devant le juge d’instruction.

« On va enfin me délivrer de mon voisin, pensait-il. Cette fois, il ne peut manquer d’aller en Sibérie. »

Mais ce fut une nouvelle déception. Le juge d’instruction refusa d’accueillir la plainte d’Ivan. Quand on était venu pour examiner sa bru, la jeune femme était déjà levée; et toute trace des coups avait disparu.

Alors Ivan s’en fut chez le juge de paix; celui-ci le renvoya par-devant le tribunal du village. Là, grâce à ses intrigues, grâce au demi-seau d’eau-de-vie douce qu’il donna au bailli et au greffier, il réussit à faire condamner Gavrilo à recevoir les verges.

Le greffier lut la sentence à Gavrilo :

– Le tribunal condamne le paysan Gavrilo à recevoir vingt coups de verge dans le dos.

Ivan était là. Il jeta les yeux sur Gavrilo, attendant ce qu’il allait faire.

Après avoir entendu le prononcé de la sentence, Gavrilo devint pâle comme un linge et gagna la porte. Ivan le suivit, le vit se diriger vers ses chevaux, et l’entendit qui grommelait ces paroles :

– Bon ! bon ! tu me chaufferas le dos avec tes verges; mais garde qu’on ne te chauffe quelque chose de pire !

Ivan, ayant ouï ces mots, courut les rapporter au juge.

– Juge équitable, lui dit-il, il m’a menacé de l’incendie; voici les paroles qu’il a prononcées devant témoins.

On rappela Gavrilo.

– Est-il vrai, lui demanda le juge, est-il vrai que tu aies dit cela ?

– Je n’ai rien dit. Qu’on me fouette, puisque vous l’avez ordonné, et puisque je dois être seul à souffrir pour la vérité, alors que tout lui est permis, à lui.

Gavrilo voulut poursuivre; mais un tremblement agita ses lèvres et ses joues, et il détourna la tête vers le mur.

L’expression de ses traits effraya le juge lui-même. « Pourvu, pensait-il, qu’il n’aille pas se porter à quelque extrémité contre son voisin ou contre lui-même ! »

Et il dit aux deux adversaires :

– Allons, mes frères. Faites votre paix. C’est ce que vous avez de mieux à faire... Toi, Gavrilo, n’as-tu pas de honte d’avoir battu une femme malade ?... Heureusement qu’elle a guéri, mais sans cela, quel remords pour ta conscience Est-ce bien ? Voyons, est-ce bien ? Avoue ta faute devant lui, salue-la; lui te pardonnera, et nous, nous reviendrons sur notre jugement.

En entendant ces paroles, le greffier intervint :

– Ce n’est pas possible, dit-il, la conciliation préalable, prévue par l’article 117 du code, ne s’étant pas produite. Il y a maintenant chose jugée, et la sentence doit suivre son cours.

Mais le juge refusa de l’écouter.

– Assez bavardé, dit-il au greffier. Le premier article, frère, le voici : il faut avant tout suivre la volonté de Dieu, et Dieu veut qu’on se réconcilie.

Et, se tournant de nouveau vers les paysans, il voulut leur faire entendre raison; mais ses efforts furent inutiles : Gavrilo demeura inflexible, disant :

– J’ai déjà près d’un demi-siècle d’âge, avec un fils marié, je n’ai jamais frappé qui que ce soit; aujourd’hui, ce scélérat d’Ivan me fait condamner à recevoir vingt coups de verge, et moi je lui demanderais pardon ! Il suffit. Ivan aura de mes nouvelles.

De nouveau il dut s’arrêter, tant la colère faisait trembler sa voix. Il détourna la tête et quitta le tribunal.

Ivan avait dix verstes à faire pour revenir au logis; il ne fut de retour qu’assez tard. Les femmes étaient déjà parties pour le bétail.

Il dételle son cheval et entre dans la maison : elle est vide. Les fils sont encore aux champs, les femmes au bétail. Ivan s’assied sur le banc et réfléchit. Il se rappelle comme Gavrilo est devenu blanc à la lecture de la sentence, et comme il a tourné la tête du côté du mur. Et il se sent le cœur serré. « Si c’était lui, Ivan, qu’on eût condamné aux verges ! » pense-t-il en faisant un retour sur lui-même. Et une pitié lui vient pour Gavrilo.

Il songeait ainsi, lorsqu’il entendit tousser et remuer. C’était le vieillard qui, laissant pendre ses pieds, descendait du poêle. Une fois à terre, il se traîna le long du mur et vint, fatigué par cet effort, s’affaisser sur le banc.

Après une nouvelle quinte de toux, il appuya les coudes sur la table et dit :

– Eh bien ! la sentence est-elle prononcée ?

– Il été condamné à recevoir vingt coups de verge dans le dos, répondit Ivan.

Le vieillard secoua la tête.

– Tu as mal agi, dit-il à son fils. Oh ! que tu as mal agi ! Et c’est à toi, plus qu’à lui, que tu fais du mal. Son dos sera donc battu de verges ! Y gagneras-tu quelque chose, toi ?

– Il ne le fera plus, répondit Ivan.

– Qu’est-ce donc, qu’il ne fera plus ? En quoi son péché est-il plus grand que le tien ? Qu’a-t-il fait de pire que toi ?

Ivan se mit en colère.

– Comment ! qu’a-t-il fait ?... dit-il. Encore un peu, il tuait ma bru, et voici qu’il me menace de l’incendie. Ce n’est donc rien, cela ! Et dois-je lui dire merci ?

Le vieillard poussa un soupir :

– Tu crois, dit-il à son fils, parce que tu marches où tu veux, et que je ne bouge pas, moi, de dessus le poêle depuis des années, tu crois que tu vois tout et que je ne vois rien ?... Non, mon fils, tu ne vois rien. La colère te bouche les yeux. Devant toi sont les péchés d’autrui; mais tes propres péchés sont derrière toi. Il a fait le mal, as-tu dit ?... Mais s’il était tout seul à le faire, il n’y aurait pas de mal : le mal vient-il jamais d’un seul ? Non, il faut être deux pour le faire. Tu vois ses péchés et pas les tiens. Si lui seul était méchant, et toi bon, le mal n’existerait pas. Qui est-ce qui lui a arraché les poils de la barbe ? Qui est-ce qui lui a pris sa meule ? Qui est-ce qui l’a traîné devant tous les juges ? C’est lui que tu accuses de tout, et ta vie ne vaut pas mieux que la sienne : telle est l’unique source de tout le mal. Moi, je n’ai pas vécu ainsi, mon fils, et je ne vous ai pas donné de pareils exemples. Dis, vivions-nous de la sorte, le père de Gavrilo et moi ? Quelles étaient nos relations ? Des relations de bon voisinage... Avait-il besoin de farine ? sa ménagère arrivait : « Oncle Froll, je voudrais un peu de farine », disait-elle. – « Ma fille, va-t’en sous le hangar, et prends ce qu’il te faut. » Il ne savait à qui laisser ses chevaux ? – « Ivan, me disait-il, je te les confie... » Avais-je de mon côté, besoin de n’importe quoi ? – « Oncle Gorei, allais-je lui dire, je voudrais telle ou telle chose. » – « Prends ce dont tu as besoin », me répondait-il... Voilà comme nous vivions entre nous, nous autres, et tout allait bien... Mais voyez ce qui se passe à présent. Un soldat nous racontait naguère la bataille de Plevna; est-ce que votre bataille n’est pas pire encore que celle de Plevna ? Voyons, est-ce vivre ? Et quel péché ! Toi, paysan, toi qui es le chef de la famille et qui réponds de tout, qu’apprends-tu aux femmes, qu’apprends-tu aux enfants ? – À vivre comme des chiens. Hier, j’ai entendu ce vaurien de Taraska injurier sa tante Arma et se moquer de sa mère. Trouves-tu que cela soit bien ? Tu en pâtiras tout le premier. Songe à ton âme... Doit-on en agir ainsi ? Tu me dis une injure, je riposte par deux injures; tu me donnes un soufflet, je riposte par deux soufflets... Non, mon ami, ce n’est pas cela que nous ordonne la charité. Quelqu’un te dit une sottise ? Ne réponds pas, et il rougira. Tels sont les commandements de Dieu : à qui te donne un soufflet, offre l’autre joue, en disant : « Frappe-moi si je l’ai mérité », et il rougira, regrettera son acte et se ralliera à ton avis. C’est cela qui nous est ordonné, et non point l’orgueil... Pourquoi donc restes-tu muet ? Ce que je dis n’est-il point vrai ?

Ivan écoutait son père sans mot dire.

Le vieillard eut un nouvel accès de toux qui faillit le suffoquer. Quand il fut revenu à lui, il continua :

– Vois quelle est ta vie. Es-tu plus heureux ou plus malheureux depuis cette misérable histoire ? Evalue donc un peu à combien se montent tes dépenses en frais de procédure, de voyage, de nourriture ! Tes fils sont de vrais aiglons, tu n’aurais qu’à te laisser vivre, qu’à accroître ton bien; au lieu qu’il va déjà s’amoindrissant, et pourquoi ? Toujours par la faute de ton orgueil. Au lieu de labourer tes champs avec tes garçons, et de semer le blé, tu es obligé de courir les juges et les hommes d’affaires. Tu ne laboures pas, tu ne sèmes pas quand il le faut; et la terre nourricière ne nous donne rien pour rien. Si ton avoine est mal venue, c’est que tu l’as semée trop tard, en revenant de la ville. Et qu’y gagnes-tu ? Des soucis de plus. Ah ! mon ami, ne songe qu’à tes vrais intérêts. Reste chez toi, et cultive le sol avec tes enfants. Si l’on te fait du mal, pardonne. Tu auras ainsi tout loisir de t’occuper de tes affaires, et tu te sentiras soulagé d’un poids.

Ivan se taisait toujours.

– Voilà ce que j’avais à te dire, Ivan. Crois-en ton père, crois-en un vieillard. Va mettre le cheval à la voiture, retourne de ce pas au tribunal, désiste-toi, retire tes plaintes. Demain, tu te rendras chez Gavrilo, tu te réconcilieras avec lui et l’inviteras chez toi. Demain est précisément un jour de fête. Tiens ton samovar prêt, achète de l’eau-de-vie. Finis-en avec tous ces péchés, et qu’on n’en parle plus jamais. Donne des ordres dans ce sens aux femmes et aux enfants.

Ivan soupira. « Il ne dit pourtant que la vérité », pensait-il.

Les paroles de son père l’avaient ébranlé; mais il ne savait comment faire la paix. Comme s’il avait lu dans l’âme de son fils, le vieillard reprit la parole et dit :

– Va, Ivan, ne remets pas à plus tard, éteins le feu à son début; n’attends pas qu’il flambe, car alors tu ne pourrais plus le maîtriser.

Le vieillard allait continuer quand les femmes entrèrent dans la maison et se mirent à jacasser comme des pies. Elles avaient déjà appris que Gavrilo avait été condamné et qu’il avait menacé Ivan de l’incendie, et s’étaient même, à ce sujet, prises de bec, dans les champs, avec leurs voisines.

Celles-ci, disaient-elles, les avaient menacées d’un juge qui, à ce qu’elles prétendaient, protégeait Gavrilo, et qui se faisait fort de changer l’issue du procès. Déjà le maître d’école avait, de sa plus belle écriture, rédigé une requête adressée au tsar lui-même, et relatant les moindres détails, la cheville, et un certain carré de légumes, et tout. Gavrilo allait sûrement recevoir la moitié au moins des biens d’Ivan.

Ivan prêtait l’oreille à tout ce caquetage, et il sentit que son cœur se glaçait de nouveau. Il n’était plus disposé à faire la paix.

Un paysan aisé a toujours à s’occuper. Laissant les femmes continuer leur bavardage, Ivan se leva, quitta la maison, et s’en fut travailler dans l’aire et sous le hangar. Il resta là, tout à sa besogne, jusqu’au coucher du soleil. En ce moment les enfants, qui avaient passé la journée à préparer le sol pour les semailles, revenaient des champs.

Ivan, étant allé au-devant d’eux, les interrogea sur leur travail, et les aida à remettre tout en place. Il posa dans un coin, pour le raccommoder, un harnais déchiré, et il allait même rentrer les perches, quand il s’aperçut que la nuit était venue. Ayant donc laissé les perches dehors, il donna la pâture aux bêtes, et comme Taraska devait tantôt partir pour la nuit avec les chevaux, il ouvrit la porte cochère.

« Je n’ai plus qu’à souper et à me coucher », se dit Ivan.

Il mit sur son épaule le harnais déchiré et prit le chemin de sa maison, sans plus songer à Gavrilo ni aux paroles de son père. Comme il tournait déjà l’anneau de la porte et s’engageait dans le vestibule, il entendit, derrière la haie, la voix enrouée de son voisin en train d’injurier quelqu’un.

– Par le diable ! criait Gavrilo, il mériterait qu’on le tue !

Ivan s’arrêta un moment, prêtant l’oreille et secouant la tête. Puis il pénétra dans la maison.

Dans la maison, le feu brillait, la bru d’Ivan tournait son rouet dans un coin, sa femme cuisait le souper, son fils aîné tressait des chaussons, le cadet lisait un livre, et Taraska se disposait à partir pour la nuit.

« Comme tout irait bien ici, songea Ivan, sans ce maudit voisin ! »

Il se sentait d’une humeur massacrante. Il chassa d’un coup de pied le chat assoupi sur le banc, et s’emporta contre les femmes parce que le chaudron n’était pas à sa place habituelle. L’air ennuyé, le visage renfrogné, il s’assit et commença à réparer le harnais. Malgré lui, il avait l’esprit hanté par les menaces de Gavrilo, au tribunal, et par les paroles qu’il avait entendues tantôt... « Il mériterait qu’on le tue ! »

Cependant la ménagère avait servi le souper de Taraska. L’enfant mangea, mit son caftan, sa pelisse et son ceinturon, se munit d’un croûton de pain et sortit pour retrouver ses chevaux. Comme son frère aîné allait l’accompagner, Ivan quitta lui-même son siège et s’en fut sur le perron.

Il faisait maintenant nuit noire. Le ciel était couvert de nuages, le vent soufflait. Parvenu au bas du perron, Ivan aida son fils à monter sur l’un des chevaux, excita les poulains, et demeura là, l’oeil aux aguets, l’oreille tendue, tandis que Taraska partait vivement et rejoignait d’autres garçons de son âge; et tous ensemble quittèrent le village au galop.

Immobile auprès de la porte cochère, Ivan se sentait toujours obsédé par les paroles de Gavrilo : « Prends garde qu’on ne te chauffe quelque chose de pire ! »

« Il est capable de le faire comme il le dit, pensait-il. Il fait sec, et le vent souffle. Il n’aurait qu’à se glisser quelque part, mettre le feu en cachette, par-derrière, et puis, va le chercher... Il mettra le feu,. ce maudit, et je ne pourrai pas l’attraper. Ah ! si je le surprenais en flagrant délit, comme je l’arrangerais ! »

Ses craintes devinrent telles, qu’au lieu de retourner à la maison, il franchit la porte cochère, et sortit dans la rue pour tourner l’angle de son enclos.

« J’irai par là jusqu’à ma cour. On ne saurait prendre trop de précautions. »

Et il se mit à longer le mur d’un pas régulier, tourna l’angle, et porta ses regards sur la haie. Il regarde, il regarde, et croit voir, à l’autre angle, quelque chose surgir brusquement de derrière le mur et remuer.

Ivan demeure immobile, suspend son souffle, écoute, regarde avec plus d’attention : rien d’inquiétant, rien que le vent qui agite le feuillage des saules et siffle dans le chaume. La nuit est noire à n’y voir goutte; mais ses yeux finissent par se faire à l’obscurité, et par distinguer tout le coin, et la charrue qu’on a laissée là, et l’avant-toit de la maison. Mais Ivan a beau regarder : personne.

« Je me serai trompé, se dit-il, mais il faut néanmoins que j’achève ma tournée. »

Et il longe, en tâtonnant, le mur extérieur du hangar. Il s’avance doucement, en faisant si peu de bruit avec ses chaussures de tille, qu’à peine il s’entend marcher. Il va, il va; et voici que soudain il voit, à l’autre coin, près de la charrue, quelque chose qui brille, puis disparaît.

Cela lui donna comme un coup au cœur. L’épouvante le cloua sur place; là-bas, au même endroit, quelque chose étincelait, mais plus vivement que tantôt; et il distinguait parfaitement un homme en bonnet, qui, accroupi sur le sol, allumait une botte de paille.

Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine comme un oiseau. Rassemblant toutes ses forces, il s’élança au galop dans la direction de l’homme. Ses pieds touchaient à peine la terre. « Ah ! ah ! pensait-il, je t’y prends ! »

Il n’avait pas fait dix enjambées, qu’une grande lueur apparaissait, mais non plus à l’endroit où il venait de voir les étincelles. C’était la paille de l’avant-toit qui prenait feu, et la flamme léchait le toit.

Ivan reconnut l’homme. On le voyait tout entier. C’était Gavrilo. Comme un milan sur une alouette, Ivan fondit sur le boiteux. « Je l’attacherai, se disait-il, de peur qu’il ne m’échappe. »

Le boiteux l’avait-il entendu venir ? Il se retourna et, avec une inconcevable légèreté, il détala comme un lièvre le long du hangar.

– Tu ne m’échapperas pas, lui cria Ivan en se jetant à ses trousses.

Il l’empoignait déjà par le collet, quand Gavrilo lui coula entre les mains et lui saisit le pan de l’habit; le pan craqua, et Ivan fut précipité à terre.

Mais il se remit aussitôt sur ses jambes.

– À l’aide ! à l’aide ! qu’on l’arrête ! s’écria-t-il en continuant sa poursuite.

Tandis qu’il se relevait, Gavrilo avait profité de ce répit pour distancer son adversaire. Il était déjà près de sa cour, quand Ivan parvint à le joindre. Comme il allait saisir le boiteux, il se sentit tout étourdi, comme s’il eût reçu une pierre sur la tête. C’était Gavrilo qui, au moment d’atteindre sa maison, avait pris à deux mains une poutre en chêne, et, faisant face à son ennemi, lui en avait déchargé un coup terrible sur la tête.

Ivan en fut assommé, il en vit mille chandelles; puis ses regards se brouillèrent, tout s’obscurcit; il chancela et tomba à la renverse.

Quand il recouvra l’usage de ses sens, Gavrilo avait disparu. On y voyait comme en plein jour; et, vers la cour d’Ivan, on entendait crépiter et fuser comme un bruit de machine. Le paysan tourna la tête : c’était son hangar de derrière qui flambait. La flamme gagnait le hangar de côté, et, dans la fumée, des flammèches avec des pailles allumées retombaient sur la maison.

– Mais que faites-vous donc, mes frères ? s’écria Ivan.

Il levait et abaissait les bras avec angoisse, en se disant : « Je n’aurais eu qu’à arracher de l’avant-toit la botte de paille allumée et à l’éteindre sous mes pieds. »

Il veut crier, mais le souffle lui manque : impossible d’articuler un son. Il veut courir, mais ses jambes s’accrochent l’une à l’autre et refusent de le porter. Il se traîne péniblement, fait deux pas, vacille sur ses jambes, et de nouveau perd la respiration. Il s’arrête, reprend haleine et continue à se traîner. Tandis qu’il contournait le hangar de derrière pour se rapprocher du foyer de l’incendie, le hangar de côté s’embrasait à son tour. Le feu s’était propagé à la porte cochère et à un angle de la maison, d’où jaillissaient de hautes flammes. Impossible de pénétrer dans la cour.

La foule se pressait aux abords des bâtiments incendiés; mais le feu ne pouvait plus être maîtrisé. Les voisins déménageaient leurs meubles et emmenaient leurs bêtes.

De la cour d’Ivan, l’incendie se communiqua à celle de Gavrilo, franchit la rue sous l’action du vent qui redoublait, et enleva la moitié du village comme avec un balai.

Le vieillard put à grand-peine être retiré de la maison d’Ivan, d’où les siens s’étaient sauvés comme ils étaient. Mais, hormis les chevaux, qu’on avait sortis pour la nuit, on ne put rien arracher aux flammes : le bétail, les poules dans leurs poulaillers, les charrues, la herse, les coffres des habits, les blés sous les hangars, tout brûla, tout se consuma. Chez Gavrilo, le bétail put être sauvé, avec une partie de l’avoir.

Toute la nuit, l’incendie rougit le ciel de ses lueurs.

– Eh quoi ! mes frères, répétait Ivan; je n’avais qu’à retirer la botte de paille et à l’éteindre sous mes pieds.

Mais en voyant crouler le plancher de sa maison, il se jeta au milieu des flammes, prit une solive et la retira. Puis, malgré les cris et les supplications des siens, il retourna au plus fort du feu pour retirer une autre poutre.

Cette fois, il trébucha et tomba dans le brasier. Son fils courut à lui et l’arracha aux flammes : et quoique Ivan eût la barbe, les cheveux, les mains et les habits brûlés, il ne semblait pas s’en apercevoir.

– Pauvre homme, disait la foule, le chagrin le rend fou !

Déjà l’incendie diminuait d’intensité, qu’Ivan, comme cloué au même endroit, répétait toujours :

– Mais quoi ! mes frères, je n’avais qu’à retirer la botte de paille.

Au point du jour, le maire envoya son fils chercher Ivan.

– Oncle Ivan, ton père est mourant et il voudrait te voir.

Tout d’abord, Ivan ne comprit rien à ce qu’on lui disait; il avait tout à fait oublié son père.

– Quel père ? Qui veut-on voir ? répondit-il.

– C’est ton père qui veut te voir; il se meurt chez nous; arrive vite, oncle Ivan.

Ivan comprit enfin et suivit le fils du maire. Tandis qu’on opérait le sauvetage du vieillard, des débris enflammés, en tombant sur lui, l’avaient grièvement brûlé. Il avait été transporté dans la maison du maire, à l’autre bout du village, dans un faubourg que l’incendie avait épargné.

Lorsque Ivan se présenta, il ne trouva dans la maison que la vieille femme et les enfants du maire, tous les autres étaient partis pour l’incendie. Étendu sur un banc, un cierge dans la main, les yeux attachés sur la porte, le vieillard attendait son fils.

Lorsque Ivan entra, le vieillard fit un mouvement.

– Ton fils est là, lui dit la vieille en s’approchant.

– Prie-le de s’avancer plus près de moi, répondit le vieillard.

Et quand Ivan fut tout près de lui, il lui dit :

– Mon fils, avais-je raison ? Qui donc a mis le feu au village ?

– C’est lui, c’est lui, mon petit père, répondit vivement Ivan. Je l’ai surpris sur le fait, je l’ai vu mettre le feu au toit. Et dire que je n’avais qu’à arracher la botte de paille enflammée et à l’éteindre sous mes pieds; le malheur eût été évité.

– Ivan, reprit le vieillard, je meurs, et tu mourras aussi. qui a fait le mal ?

Ivan demeurait immobile, les yeux sur son père, et hors d’état d’articuler un son.

– Parle devant Dieu : qui a fait le mal ? Que te disais-je ?

Alors seulement Ivan, recouvrant sa raison, comprit. Haletant, sanglotant, les yeux pleins de larmes, il se jeta aux genoux de son père, et lui dit :

– C’est moi qui ai fait le mal, mon petit père. Pardon ! J’ai péché envers toi et envers Dieu. C’est moi le coupable !

Le vieillard remua les mains; de la gauche il saisit le cierge, et de la droite, soulevée à la hauteur du front d’Ivan, voulut lui faire le signe de la croix; mais il ne le put.

– Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! dit-il à son fils en le regardant... Ivan... Hé ! Ivan !

– Quoi donc ? mon petit père !

– Que faire, à présent ?

– Je ne sais pas, mon petit père, répondit Ivan à travers ses larmes, je ne sais pas comment nous allons vivre à présent.

Les paupières du vieillard s’abaissèrent, ses lèvres s’agitèrent. Puis il rassembla ce qui lui restait de forces, rouvrit les yeux et murmura :

– Soyez justes, et vous vivrez.

Il s’interrompit, eut un sourire, et continua :

– Écoute, Ivan, ne dénonce pas celui qui a mis le feu. Cache la faute d’autrui, il t’en sera remis deux.

Et le vieillard saisit le cierge dans ses deux mains, qu’il joignit sur son cœur, poussa un soupir, et se roidit. Il était mort.

Ivan ne dénonça point Gavrilo, et nul ne sut qui avait mis le feu.

Il n’avait plus au cœur la moindre haine contre Gavrilo; et celui-ci, étonné d’abord qu’Ivan ne l’eût point encore dénoncé, et plus inquiet encore qu’étonné, finit cependant par se rassurer. Plus de querelles entre les deux paysans, ni entre les deux familles, qui passèrent côte à côte dans la même cour, tout le temps que prit la reconstruction des maisons. Et redevenus voisins, Ivan et Gavrilo vécurent en bon accord, comme avaient vécu leurs anciens.

Et Ivan Chtierbakov n’oublia jamais les dernières paroles du vieillard, et ce précepte de Dieu, qu’il faut éteindre le feu à son début. Et si l’on veut te nuire, ne te venge point, mais cherche à arranger les choses; et si l’on te dit une injure, garde-toi d’en répondre une pire; évite les mauvaises paroles, et apprends aux tiens à les éviter.

Et Ivan Chtierbakov vécut désormais fidèle à ces préceptes, et il s’en trouva bien.

 

 

Léon TOLSTOÏ, Récits populaires, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

 

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