Kassiane de la Krassivaia Metch 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ivan TOURGUENIEV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE revenais de la chasse dans une télègue cahotante et j’étais accablé par l’ardeur étouffante d’une journée couverte d’été. On sait que ces jours-là la chaleur est parfois encore plus insupportable que par temps serein, surtout quand il n’y a pas de vent. Je sommeillais au milieu des cahots et je me livrais, avec une sombre résignation, tout entier en proie à une fine poussière blanche, qui continuellement s’élevait de la route battue, sous les roues aux jantes disjointes et criardes de mon véhicule, quand tout d’un coup mon attention fut éveillée par l’inquiétude inusitée et l’agitation alarmante de mon cocher, qui jusqu’alors dormait plus profondément encore que moi. Il tirait sur ses guides, se démenait sur son siège et commença bientôt à interpeller ses chevaux, en ne faisant que jeter des regards obliques quelque part.

Je parcourus de l’œil les alentours. Nous longions une large plaine labourée ; de légères éminences, couvertes également de labours, y venaient mourir en pentes douces et ondulantes. Le regard embrassait bien cinq verstes d’une étendue absolument déserte. Au loin, de petits bouquets de bouleaux, découpant sur le ciel leurs cimes dentelées à arêtes arrondies, rompaient seuls la ligne presque droite de l’horizon. D’étroits sentiers s’allongeaient dans les champs, disparaissaient dans les cavités, serpentaient autour des collines, et sur l’un d’eux, qui, à cinq cents pas en avant de nous, devait couper notre route, je distinguai une sorte de cortège. C’était précisément cela que regardait mon cocher.

C’était un enterrement. En avant, une télègue attelée d’un seul cheval et allant au pas portait le prêtre ; à ses côtés était assis le chantre qui conduisait. Derrière, quatre paysans, tête nue, portaient le cercueil recouvert d’un linge blanc ; deux femmes suivaient. La petite voix mince et plaintive de l’une d’elles parvint soudain à mon oreille. J’écoutai : elle chantait à pleine voix. Au milieu des champs déserts résonnait tristement cette mélodie agrémentée de roulades, d’un ton monotone, douloureux et désespéré.

Mon cocher poussa ses chevaux : il voulait passer avant le cortège. Rencontrer en chemin un mort, c’est un mauvais présage. Il réussit effectivement à trotter sur la route avant que l’enterrement eût eu le temps de l’atteindre ; mais nous ne nous étions pas éloignés de cent pas que notre télègue éprouva soudain un choc violent ; elle pencha, versa presque. Mon cocher arrêta les chevaux qui continuaient leur course, agita les bras tout en crachant 2.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandai-je.

Mon cocher mit pied à terre sans rien dire et sans se presser.

– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

– L’essieu est cassé... Il est brûlé, répondit-il d’un air sombre.

Et il rajusta soudain l’avaloir d’un des bricoliers avec tant de brusquerie que celui-ci faillit s’abattre sur le flanc ; il reprit pied pourtant, s’ébroua, se secoua et se mit tranquillement à se mordiller le dessous du genou de la jambe de devant.

Je descendis de voiture et restai là quelque temps sur la route, en proie, sans m’en rendre compte, à un sentiment de perplexité désagréable. La roue de droite était presque complètement engagée sous la télègue et semblait dresser avec un muet désespoir son moyeu en l’air.

– Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je à la fin.

– Voilà celui qui est cause de tout ! dit mon cocher en indiquant du fouet le convoi qui maintenant avait tourné sur la grande route et approchait de nous. C’est ce que j’ai toujours remarqué, continua-t-il, c’est un présage sûr de rencontrer un mort... Oui.

Et il se remit à tourmenter son bricolier qui, voyant sa mauvaise humeur et sa brutalité, se décida à ne plus bouger et se contenta modestement d’agiter la queue. Je me promenai un instant de long en large et m’arrêtai à nouveau en face de la roue.

Pendant ce temps, le mort nous rattrapait. En faisant un détour sur les bas côtés herbeux pour nous éviter, la funèbre procession défila sans bruit devant notre télègue. Le cocher et moi nous découvrîmes, nous saluâmes le prêtre, échangeâmes un regard avec les porteurs. Ils avaient peine à avancer, en cambrant leurs robustes poitrines. Des deux femmes qui suivaient le corps, l’une était très vieille et très pâle ; ses traits figés, cruellement altérés par le chagrin, conservaient un air sévère et comme solennel. Elle marchait en silence, en portant de temps en temps sa main décharnée à ses lèvres minces et pendantes. L’autre femme, une jeune, qui pouvait avoir dans les vingt-cinq ans, avait les yeux rouges et humides et tout le visage bouffi de larmes. En passant devant nous, elle cessa son chant de deuil en se cachant la figure derrière sa manche... Mais, dès que le mort nous eut dépassé et eut repris sa place sur la route, on entendit de nouveau sa mélodie plaintive, à fendre le cœur.

Après avoir suivi des yeux, sans mot dire, le cercueil balancé d’un rythme régulier, mon cocher se tourna de mon côté.

– C’est le charpentier Martyne qu’on enterre, dit-il, celui de Ribaia.

– Comment le sais-tu ?

– J’ai reconnu les femmes. La vieille est sa mère et la jeune, sa femme.

– Il a été malade ?

– Oui... il a eu la fièvre... Avant-hier l’intendant avait envoyé chercher le docteur, mais on ne l’avait pas trouvé chez lui... C’était un bon charpentier ; il buvait un peu, mais c’était un bon charpentier. Voyez sa femme comme elle a du chagrin... Oh ! oui ; mais c’est bien connu : les larmes des femmes, ça ne s’achète pas ; les larmes des femmes, autant dire de l’eau... Oui.

Et il se baissa, se glissa sous la bride du bricolier et saisit à deux mains l’arc d’attelage 3.

– Voyons, dit-il, que pourrions-nous bien faire ?

Mon cocher commença par s’appuyer du genou contre l’épaule du limonier, secoua deux ou trois fois l’arc d’attelage, remit en place la sellette, puis repassa sous la bride du bricolier et, tout en lui donnant une tape en passant sur le museau, s’approcha de la roue ; il s’en approcha et, sans la quitter du regard, il sortit des basques de son cafetan sa tabatière d’écorce, en tira lentement le couvercle par la queue-de-rat, lentement y fourra ses deux gros doigts – et c’est à peine si à eux deux ils y trouvaient place – pétrit longuement son tabac, présenta d’avance le nez, absorba la prise avec des temps d’arrêt, en accompagnant chacune de ses opérations d’une sorte de gémissement prolongé, et, tout en faisant clignoter ses yeux larmoyants comme s’il y avait mal, il s’enfonça dans une profonde méditation.

– Eh bien, qu’y a-t-il ? lui dis-je enfin.

Mon cocher replaça soigneusement sa tabatière dans sa poche, ramena son chapeau sur les sourcils sans l’aide de ses mains, d’un seul mouvement de tête, et regrimpa tout rêveur sur son siège.

– Où me conduis-tu ? lui demandai-je non sans étonnement.

– Veuillez prendre place, me répondit-il tranquillement en réunissant les guides.

– Mais comment pourrons-nous avancer ?

– Nous avancerons bien.

– Mais l’essieu...

– Veuillez prendre place !

– Mais l’essieu est cassé...

– S’il est cassé, il est cassé ; maintenant, nous allons aller jusqu’à la colonie... au pas, bien entendu. Justement, là-bas derrière le bois, à droite, il y a une colonie, celle de Iouda, comme on dit.

– Et tu penses que nous y arriverons ?

Mon cocher ne jugea pas à propos de me répondre.

– J’aimerais mieux aller à pied, lui dis-je.

– Comme il vous plaira...

Et il fit claquer son fouet. Les chevaux partirent.

Nous atteignîmes, en effet, la colonie, bien que la roue de droite de devant tînt à peine et tournât d’une drôle de façon. À une descente, il s’en fallut de bien peu qu’elle ne cédât ; mais mon cocher se mit à pousser des imprécations d’une voix courroucée et nous achevâmes la pente dans de bonnes conditions.

La colonie de Iouda se composait de six petites basses isbas qui déjà penchaient sur le côté, bien qu’elles fussent, vraisemblablement, de construction récente : toutes n’avaient pas leur cour close d’une palissade. Quand nous y pénétrâmes, il ne s’y trouvait âme qui vive. On n’apercevait pas même de poules dans la rue, pas même de chiens. Un seulement, un noir, à courte queue, s’empressa, à notre approche, de sortir d’une auge absolument asséchée où sans doute l’avait conduit la soif et, tout de suite, sans aboyer, se précipita à corps perdu sous le portail.

Je me dirigeai vers la première isba, ouvris la porte du vestibule, appelai les propriétaires : personne ne répondit. J’appelai une seconde fois : un miaulement de chat affamé se fit entendre derrière l’autre porte. Je la poussai du pied, un chat maigre fila devant moi, en faisant briller dans l’obscurité ses yeux verts. Je passai la tête à travers la porte et regardai : il faisait sombre, ça sentait la fumée et il n’y avait personne. Je parcourus la cour : là non plus, personne... Dans un enclos un veau mugissait ; une oie grise boiteuse se sauva sur le côté en claudiquant. Je pénétrai dans la seconde isba ; là également, pas une âme. Je passai dans la cour.

Juste au milieu de cette cour violemment éclairée, en plein soleil, comme on dit, était couché, le visage contre terre et la tête couverte de son armiak, un être que je crus être un petit garçon. À quelques pas de lui, auprès d’une mauvaise petite télègue, se tenait sous l’auvent de chaume un cheval maigre couvert de harnais en loques. Le soleil, arrivant par torrents par les étroites lacunes de la couverture délabrée du toit, parsemait de petites taches lumineuses sa robe poilue bai-rouge. Là également, au sommet de leur haut perchoir, on entendait bavarder les étourneaux, tout en contemplant avec une curiosité tranquille ce qui se passait au bas de leur demeure aérienne.

Je m’approchai du dormeur et entrepris de le réveiller...

Il leva la tête, et, me voyant, tout de suite se mit sur pied...

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il faut ? Qu’est-ce qu’il y a ? marmotta-t-il à demi endormi.

Je ne lui répondis pas tout de suite, tellement je fus saisi en le voyant. Imaginez-vous une sorte de nain d’environ cinquante ans, avec une petite figure basanée et ridée, un nez pointu, des yeux bruns à peine visibles et des cheveux noirs bouclés et épais qui couronnaient largement, pareils au chapeau d’un champignon, cette petite tête de rien du tout. Il avait le corps extrêmement maigre et chétif et vraiment des paroles ne sauraient dire combien était extraordinaire et étrange son regard.

– Qu’est-ce qu’il vous faut ? me demanda-t-il à nouveau.

Je lui expliquai de quoi il était question ; il m’écoutait sans cesser de me fixer de ses yeux qui clignotaient doucement.

– N’y a-t-il pas moyen de se procurer un essieu neuf ? lui dis-je enfin. Je paierai bien.

– Et qui êtes-vous ? des chasseurs, sans doute ? me demanda-t-il en me toisant de la tête aux pieds.

– Oui.

– Ce sont les petits oiseaux du ciel que vous tirez, n’est-ce pas ?... ou les bêtes des forêts ?... Et ne vous faites-vous pas scrupule de tuer les oiseaux du bon Dieu, de verser un sang innocent ?

L’étrange petit vieillard parlait en traînant sur les mots. Son ton de voix également me surprit. Non seulement cette voix n’était pas celle d’un vieillard, mais elle était étonnamment douce, jeune et tendre, presque comme celle d’une femme.

– Je ne possède pas d’essieu, ajouta-t-il après un instant de silence ; celui-ci ne pourrait pas vous aller. (Il montrait sa petite télègue.) Vous avez, sans doute, une grande télègue.

– Et dans le village on peut en trouver un ?

– Est-ce un village, celui-ci !... Ici personne ne possède rien... Il n’y a personne nulle part : ils sont tous au travail. Allez-vous-en ! dit-il brusquement.

Et il se recoucha à terre.

Je ne m’attendais nullement à une pareille conclusion.

– Écoute, vieillard, lui dis-je en lui touchant l’épaule, fais-moi le plaisir de me venir en aide.

– Allez-vous-en. Je suis fatigué : je suis allé à la ville, me dit-il en ramenant l’armiak sur sa tête.

– Allons, fais-moi ce plaisir, continuai-je ; je... je paierai.

– Je n’ai pas besoin que tu me paies.

– Je t’en prie, vieillard...

Il se dressa sur son séant et resta ainsi, ses petites jambes croisées.

– Je pourrais peut-être bien te conduire à l’abattage. Des marchands ont acheté chez nous le bois, Dieu soit juge ; ils le coupent, ce bois, et ils ont bâti un comptoir, Dieu soit leur juge ! Tu pourrais là-bas leur commander un essieu ou en acheter un tout préparé.

– Mais c’est parfait ! m’écriai-je avec joie. Parfait !... Partons.

– Un essieu en chêne, un bon ! continua-t-il sans d’ailleurs bouger.

– Et y a-t-il loin jusqu’à cet abattage ?

– Trois verstes.

– C’est cela ! Nous pouvons y aller avec ta télègue.

– C’est que...

– Allons, partons, dis-je, partons, vieillard. Le cocher nous attend dans la rue.

Le vieillard se leva d’un air maussade et sortit de la cour à ma suite. Mon cocher se trouvait être d’une humeur massacrante. Il avait voulu donner à boire à ses chevaux, mais il se trouva que le puits ne contenait que très peu d’eau, et encore d’un goût douteux : ce qui, au dire des cochers, est de grande importance... Pourtant, à la vue du vieillard, il se dérida, hocha la tête et s’écria :

– Hé ! mon petit Kassiane ! Bonjour !

– Bonjour, Eroféi, homme juste ! répondit Kassiane d’un ton sérieux.

Je communiquai aussitôt au cocher sa proposition. Eroféi donna son consentement et amena sa voiture dans la cour. Pendant que, avec un empressement circonspect, il dételait ses chevaux, le vieillard se tenait adossé au portail et de son air triste nous regardait l’un et l’autre. Il paraissait indécis : notre visite imprévue ne lui avait visiblement pas fait un très grand plaisir.

– Et est-ce que toi aussi, tu as été transféré ici ? lui demanda soudain Eroféi, qui enlevait son arc d’attelage.

– Oui.

– Ah ! dit mon cocher entre ses dents. Tu sais, Martyne le charpentier... Tu connais bien Martyne de Ribaia ?

– Oui.

– Eh bien, il est mort. Nous venons de rencontrer son convoi.

Kassiane tressaillit.

– Il est mort ? demanda-t-il en baissant la tête.

– Oui, il est mort. Comment ne l’as-tu pas guéri, hein ? C’est que, à ce qu’on dit, tu guéris, tu es guérisseur.

Mon cocher se divertissait évidemment, il s’amusait du vieillard.

– Et c’est à toi, cette télègue ? ajouta-t-il en la désignant d’un mouvement d’épaule.

– Oui.

– Ah ! pour une télègue... en voilà une télègue ! continua-t-il en la prenant par les brancards et en la renversant presque cul par-dessus tête... Belle télègue ! Et avec quelle voiture ferez-vous la route jusqu’à l’abattage ?... Impossible d’atteler un de nos chevaux dans ces brancards : nos chevaux sont grands et ça, à quoi ça ressemble-t-il ?

– Je ne sais pas, répondit Kassiane, sur quelle voiture vous ferez le voyage ; à moins que ce ne soit sur cet animal, ajouta-t-il en poussant un soupir.

– Sur celui-ci ? répliqua Eroféi qui, s’approchant de la méchante haridelle de Kassiane, lui planta d’un air dédaigneux le médius de la main droite dans l’encolure. Eh ! ajouta-t-il d’une voix rude, tu dors, baguenaudeur.

Je prescrivis à Eroféi d’atteler ce cheval au plus vite. Je désirais en personne me rendre avec Kassiane à l’abattage : ces endroits-là sont souvent fréquentés par les coqs de bruyère.

Lorsque la petite télègue fut prête, que nous nous fûmes, tant bien que mal, casés, moi et mon chien, au fond de la caisse de chêne toute gondolée, et que Kassiane, s’étant pelotonné en boule, sans cesser de garder sa triste figure, se fut assis sur la barre de devant, Eroféi s’approcha de moi et me murmura d’un air mystérieux :

– Vous avez bien fait, mon père, de l’accompagner. C’est un drôle de bonhomme, c'est un innocent et il a pour sobriquet « Blokha » 4. Je ne sais pas vraiment comment vous avez pu le comprendre...

J’aurais bien fait remarquer à Eroféi que jusqu’à présent Kassiane m’avait paru un individu fort judicieux, mais mon cocher continua aussitôt sur le même ton :

– Seulement, faites bien attention à l’endroit où il va vous conduire. Et veuillez vous-même choisir l’essieu ; veuillez prendre un essieu bien robuste... Hé ! Blokha, ajouta-t-il à voix haute, est-ce qu’on peut casser une croûte chez vous ?

– Cherche, tu trouveras peut-être, répondit Kassiane.

Il tira sur les guides et nous partîmes.

Son petit cheval, à mon réel étonnement, ne trottait pas trop mal. Pendant tout le trajet, Kassiane gardait un silence obstiné et ne répondait à mes questions que par monosyllabes et d’un air maussade.

Nous atteignîmes bientôt l’abattage et, une fois là, nous nous dirigeâmes vers le comptoir, une haute isba qui s’élevait isolée au bord d’un petit ravin barré par une digue construite à la diable et qui était devenu un étang.

Je trouvai dans le comptoir deux jeunes commis marchands, aux dents blanches comme la neige, aux yeux doucereux, à la parole à la fois douce et hardie, au sourire mielleux de fripons. Je fis emplette auprès d’eux d’un essieu et m’en allai vers l’abattage. Je pensais que Kassiane allait rester près du cheval, qu’il allait m’attendre ; mais il s’avança soudain à ma rencontre.

– Et alors, tu vas tirer des petits oiseaux, me dit-il, n’est-ce pas ?

– Oui, si j’en trouve.

– Je vais t’accompagner... Tu permets ?

– Oui, oui.

Nous partîmes. La région où s’effectuait l’abattage avait en tout une verste d’étendue. Je l’avoue, je considérais Kassiane plus que les allées et venues de mon chien. Son surnom de Blokha était vraiment bien donné. Sa petite tête noire, que rien ne couvrait – il avait du reste des cheveux qui lui tenaient lieu de n’importe quel bonnet – émergeait des fourrés. Il avait, en marchant, les mouvements extraordinairement lestes et paraissait sautiller sans cesse ; à chaque instant il se penchait, arrachait quelques herbes, se les fourrait dans sa chemise, murmurait quelque chose dans sa barbe, sans cesser de nous regarder, moi et mon chien, de je ne sais quel regard investigateur et étrange.

Dans les buissons bas, les « jeunes taillis » et les abattages, se tiennent souvent de petits oiseaux gris, qui ne font constamment que voyager d’un arbre à l’autre, avec de légers sifflements et en plongeant tout d’un coup dans leur vol. Kassiane les imitait, échangeait avec eux de petits cris. Une jeune caille se leva sous ses pieds en courcaillant, il imita aussitôt son cri ; une alouette se laissa tomber au-dessus de sa tête, les ailes palpitantes et en lançant son chant sonore ; Kassiane accompagna sa chanson. Avec moi, il n’échangeait toujours pas une parole...

Le temps était beau, plus beau encore que naguère, et la chaleur ne diminuait toujours pas. Dans le ciel serein, c’est à peine si l’on voyait passer de rares nuages, très haut, d’un blanc jaunâtre, comme une neige tardive de printemps, plats et allongés comme des voiles détendues. Leurs bords, festonnés, floconneux et légers comme du coton, se transformaient lentement, mais à vue d’œil, à chaque instant. Ils fondaient, ces nuages, et aucune ombre n’en tombait.

Kassiane et moi, nous errâmes longtemps à travers l’abattage. De jeunes rejets, qui n’avaient pas encore atteint une archine 5, entouraient de leurs tiges minces et lisses les souches basses et noirâtres. Des excroissances rondes et spongieuses, lisérées de gris, ces mêmes excroissances dont on obtient, par ébullition, l’amadou, se collaient à ces souches. La fraise poussait parmi elles ses palpes roses ; là également en rangs pressés, les champignons se classaient par familles.

Les pieds à chaque instant s’embarrassaient et s’accrochaient dans les longues herbes gorgées de soleil ardent. Partout l’oeil était ébloui sous la violente scintillation aux reflets métalliques du jeune feuillage rougeâtre des arbustes. Partout tranchaient les grappes bleues du pois-de-grue 6, les cupules d’or de la cécité des poules 7, les fleurs à moitié lilas et à moitié jaunes de la « Jean et Marie » 8. Çà et là, le long des sentes abandonnées où la trace des ornières était marquée par des bandes d’une petite herbe rouge, s’élevaient des tas de bois, noircis par le vent et la pluie, rangés par sagènes cubes 9. Une ombre mince, qui s’allongeait en losanges, en tombait ; nulle part il n’en existait d’autre.

Une brise légère tantôt s’éveillait, tantôt se calmait. Elle vous soufflait soudain en plein visage, comme par jeu, et alors, à la ronde, on eût dit des gens qui font un gai vacarme, se saluent de la tête, s’agitent ; les extrémités flexibles de la fougère se balancent avec grâce ; c’est une vraie joie... mais voilà que la brise s’évanouit et tout se calme alors. Seuls les grillons font entendre à l’unisson leurs grincements comme exaspérés et ce bruit continu, aigre et sec, vous accable. Il s’accorde bien avec l’importune chaleur du midi ; il semble né d’elle-même ; il semble sortir, appelé par elle, de la terre surchauffée.

Sans avoir rencontré aucune compagnie, nous atteignîmes enfin le nouvel abattage. Là des trembles récemment coupés gisaient tristement à terre, écrasant sous eux l’herbe et les broussailles. Chez les uns, les feuilles encore vertes, mais déjà mortes, pendaient, flétries, aux branchages immobiles ; d’autres les avaient déjà sèches et recroquevillées. Des copeaux frais, d’un blanc doré, qui s’amoncelaient autour des souches toutes brillantes d’humidité, exhalaient un parfum spécial, amer, particulièrement agréable. Au loin, près du sous-bois, retentissaient sourdement des coups de hache, et, de temps en temps, calme et solennel, comme s’il vous saluait, les bras étendus, s’écroulait un arbre chevelu...

Longtemps je ne découvris aucun gibier ; enfin, d’un large fourré de chênes, à travers des touffes d’armoises, se leva un râle de genêt. Je l’atteignis ; il tournoya en l’air et s’abattit. En entendant le coup de feu, Kassiane se voila bien vite les yeux avec la main et ne fit pas un mouvement pendant que je rechargeais mon arme et ramassais mon gibier.

Quand je me fus éloigné, il s’approcha de l’endroit où était tombé l’oiseau, se pencha sur l’herbe où s’étaient épanchées quelques gouttes de sang, hocha la tête, me regarda avec épouvante... J’entendis ensuite qu’il murmurait :

– C’est un péché !... Ah ! c’est un grand péché !

La chaleur enfin nous obligea à pénétrer sous bois. Je me jetai sous un haut massif de noisetiers, au-dessus duquel un jeune érable de belle taille étendait avec élégance sa légère ramure. Kassiane s’assit sur le gros bout d’un bouleau abattu. Je l’observai. Les feuilles étaient faiblement agitées à la cime des arbres et leur ombre verdâtre et clairsemée rampait de-ci de-là le long de son corps débile, tant bien que mal empaqueté dans son armiak sombre, et le long de sa petite figure. Il restait la tête baissée.

Ennuyé de son mutisme, je m’étendis sur le dos et me mis à admirer le jeu tranquille du lacis des feuillages sur le fond lumineux et lointain du ciel. C’est une occupation on ne peut plus agréable que de rester couché sur le dos dans une forêt et de regarder en l’air ! Il vous semble que vous contemplez une mer sans fond, qu’elle s’étend largement au-dessous de vous, que les arbres ne se dressent pas de la terre, mais que, comme les racines de plantes énormes, ils s’enfoncent et tombent perpendiculairement dans les flots de cette mer d’une limpidité de miroir. Les feuilles des arbres tantôt y apparaissent comme un semis d’émeraudes, tantôt s’y prennent en une masse de verdure dorée, presque noire. Quelque part, bien loin, à l’extrémité d’un mince rameau, une feuille isolée est là, immobile sur un morceau d’azur du ciel transparent, et à coté s’en balance une autre, agitée d’un mouvement comparable à celui du sillage d’un poisson, mouvement qui semblait spontané et non produit par le vent.

Comme des îles enchantées du fond des mers, de blancs nuages circulaires flottent et passent doucement, et voilà que soudain cette mer tout entière, cet air translucide, ces branches et ces feuillages inondés de soleil, tout cela ondoie, chatoie d’un éclat fugitif tremblotant, pareil au clapotement insensible et innombrable d’une houle soudain survenue. Vous ne faites aucun mouvement, vous continuez votre contemplation, et l’on ne peut exprimer par des mots la sensation de joie, de calme et de douceur que vous éprouvez. Vous continuez à regarder. Cet azur profond et pur fait éclore sur vos lèvres un sourire innocent comme il est lui-même ; de même que les nuages passent dans le ciel, et, pour ainsi dire, en même temps qu’eux, défilent dans votre esprit, en longues théories, les souvenirs heureux, cependant qu’il vous semble que votre regard s’en va bien loin, bien loin, vous entraîne avec lui dans cet abîme calme et lumineux et qu’il ne vous est plus possible de vous arracher à ces hauteurs, à ces profondeurs...

– Maître ! eh ! maître ! dit soudain Kassiane de sa voix sonore.

Je me dressai, étonné ; jusqu’alors il avait à peine répondu à mes questions et voilà tout d’un coup qu’il parlait lui-même.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demandai-je.

– Voyons, pourquoi as-tu tué cet oiseau ? continua-t-il en me regardant dans les yeux.

– Comment, pourquoi ?... Le râle, c’est un gibier : ça se mange.

– Ce n’est pas pour cela que tu l’as tué, maître. Est-ce que tu vas le manger ? C’est pour ton plaisir que tu l’as tué.

– Mais toi-même, à l’occasion, ne manges-tu pas de même des oies ou des poules, par exemple ?

– Ce sont des oiseaux que Dieu a donnés à l’homme pour son usage, mais le râle, c’est un oiseau libre, un oiseau des bois. Et il n’est pas le seul. Beaucoup d’autres créatures des forêts et des champs, et des rivières, et des marais, et des prairies, et du pays d’amont, et du pays d’aval, c’est aussi un péché de les tuer, et il faut les laisser vivre sur la terre jusqu’au terme qui leur est fixé... Quant à l’homme, une autre nourriture lui a été prescrite, sa nourriture est autre et sa boisson est autre. Le blé, c’est un don de Dieu, et aussi les eaux du ciel et la créature apprivoisée qui lui vient de ses pères d’autrefois.

Je considérai Kassiane avec étonnement. Ses paroles coulaient sans effort ; il ne cherchait pas ses mots, il parlait avec une animation tranquille et une gravité douce, en fermant de temps à autre les yeux.

– Et le poisson, d’après toi, c’est aussi un péché de le tuer ? lui demandai-je.

– Le poisson a le sang froid, répliqua-t-il avec conviction. Le poisson est une créature muette. Il n’éprouve pas de la crainte, n’éprouve pas de la joie. Le poisson est une créature qui n’a pas le don de la parole. Le poisson ne sent pas, il n’a pas le sang vivant... Le sang, continua-t-il après une pause, c’est chose sainte que le sang ! Le sang ne voit pas le soleil du bon Dieu, le sang se cache de la lumière... C’est un grand péché de faire paraître le sang à la lumière, un grand péché et un grand sujet d’épouvante... Oh ! oui, bien grand !

Il poussa un soupir et baissa la tête. Je l’avoue, je considérais l’étrange vieillard avec une parfaite stupéfaction. Son discours ne rendait pas le son d’un discours de paysan. Les gens simples ne parlent pas ainsi, les beaux parleurs non plus. Cette langue méditée et solennelle, étrange... Je n’avais jamais rien entendu de semblable.

– Dis-moi, s’il te plaît, Kassiane, commençai-je sans quitter des yeux son visage qui s’était légèrement coloré, quel est ton métier ?

Il ne répondit pas tout de suite à ma question. Son regard erra un instant, inquiet.

– Je vis comme le Seigneur l’ordonne, finit-il par dire ; mais, pour avoir un métier, non, je n’ai pas de métier. J’ai bien peu d’intelligence, depuis que je suis petit. J’ai beau travailler de toutes mes forces, je ne suis qu’un mauvais ouvrier... Qu’y puis-je ? Je n’ai pas beaucoup de santé et les mains gourdes. Au printemps, je prends des rossignols.

– Tu prends des rossignols ?... Et n’as-tu pas dit qu’il ne fallait toucher à aucune créature des bois, des champs et d’ailleurs ?

– Il ne faut pas les tuer, c’est exact ; la mort ainsi conserve ses droits. Voyez, par exemple, le charpentier Martyne. Le charpentier Martyne a vécu, mais il n’a pas vécu longtemps, et il est mort ; sa femme maintenant se fait du chagrin à cause de son homme et de ses petits enfants... En face de la mort, ni homme ni toute autre créature ne saurait ruser. La mort ne vient pas en courant, mais on ne saurait la fuir ; il ne faut pas l’aider... Quant à moi, je ne tue pas les petits rossignols, le Seigneur m’en préserve ! Je ne les prends pas pour les faire souffrir, ni pour détruire leur vie, mais pour la satisfaction de l’homme, pour sa consolation et sa joie.

– Tu vas à Koursk les capturer ?

– Je vais à Koursk et plus loin aussi, à l’occasion. Je passe la nuit dans les marécages et dans les taillis, je passe la nuit seul en pleine campagne, dans les fourrés : là les petites bécasses sifflent, là les lièvres crient, là les mâles de canards jacassent... Tous les soirs, je fais mes remarques, tous les matins je suis aux écoutes, et à l’aurore je jette mon filet sur les buissons... Certains rossignols ont un chant si plaintif, si doux..., ça vous fait pitié...

– Et tu les vends ?

– Je les cède aux bonnes gens.

– Et qu’est-ce que tu fais encore ?

– Comment, ce que je fais ?

– Quelles sont tes occupations ?

Le vieillard garda le silence.

– Je ne m’occupe de rien... Je suis un mauvais ouvrier. Malgré ça, je sais lire.

– Tu sais lire ?

– Oui, je sais lire, grâce au Seigneur et aux bonnes gens.

– Dis-moi, as-tu une famille ?

– Non, je n’en ai pas.

– Comment donc ? Ils sont tous morts ?

– Non, mais c’est comme ça. J’ai eu du guignon dans la vie. Mais tout est sous la main de Dieu ; tous nous marchons sous l’oeil de Dieu. Et l’homme doit être juste, voilà tout ! Il doit être agréable à Dieu, en un mot.

– Et tu n’as aucun parent ?

– J’en ai... c’est-à-dire... ou plutôt...

Le vieillard parut gêné.

– Dis-moi, je te prie, lui dis-je alors, j’ai entendu mon cocher te demander pourquoi tu n’as pas guéri Martyne. Est-ce que vraiment tu sais guérir ?

– Ton cocher est un homme juste, répondit Kassiane d’un air pensif, mais il n’est pas sans péché. On m’appelle un guérisseur... Drôle de guérisseur ! Et qui donc peut guérir ? Tout cela dépend de Dieu. Mais il y a... il y a des herbes, il y a des fleurs : elles servent, c’est sûr. Voyez, par exemple, le bident, c’est une herbe excellente pour l’homme : voyez aussi le plantain ; il ne faut pas s’en moquer : ce sont des herbes pures, des herbes du bon Dieu. Et il y en a aussi d’autres qui ne sont pas ainsi. Elles sont bonnes aussi à quelque chose ; mais c’est un péché de s’en servir, et c’est un péché d’en parler. Et aussi on peut se servir de la prière... Certainement oui, il y a des mots capables... Mais c’est celui qui croit qui est sauvé, ajouta-t-il en baissant la voix.

– Tu n’as rien donné à Martyne ? lui demandai-je.

– On m’a informé trop tard, répondit le vieillard. Et puis, après ! Chacun a sa destinée écrite à sa naissance. Il n’était pas fait pour vivre, le charpentier Martyne, il n’était pas fait pour vivre sur la terre : oui, c’est comme ça. Oui, l’homme qui ne doit pas vivre sur la terre, le soleil ne le chauffe pas comme un autre et le pain qu’il mange ne lui profite pas ; on dirait qu’il est rappelé ailleurs... C’est vrai. Que Dieu repose son âme !

– Y a-t-il longtemps qu’on vous a transportés dans nos parages ? lui demandai-je après quelques instants de silence.

Kassiane tressaillit.

– Non, il n’y a pas longtemps. Voilà maintenant quatre ans. Du temps du vieux maître, nous habitions toujours l’ancienne résidence ; mais c’est la tutelle qui nous a transportés ailleurs. Notre vieux maître avait bon coeur, il était toute bénignité, Dieu ait son âme ! Mais certainement la tutelle a décidé selon la justice ; évidemment il fallait qu’il en fût ainsi.

– Et où habitiez-vous avant ?

Nous sommes de la Krassivaia Metch.

– C’est loin d’ici ?

– À cent verstes.

– N’est-ce pas, on était mieux là-bas ?

– Mieux... oui, mieux. Là-bas on a ses aises, il y a la rivière, et c’est notre nid. Ici, on est à l’étroit, il y fait sec... Ici, nous sommes comme des orphelins. Là-bas, chez nous, à la Krassivaia Metch, on gravit une colline, on monte et, Seigneur, mon Dieu ! qu’est-ce qu’on voit ? Ah ! la rivière, les prairies, la forêt ; et puis il y a l’église et puis encore des prairies. Ce qu’on voit loin, ce qu’on voit loin... On regarde, on regarde. Ah ! si tu savais ! Ici, c’est vrai, la terre est meilleure : c’est de l’argile, de la bonne argile, disent les paysans ; mais pour moi il pousse toujours assez de blé.

– Voyons, vieillard, dis la vérité : tu voudrais bien être encore dans ton pays ?

– Oui, peut-être bien. Quoique d’ailleurs je sois bien partout. Je suis sans famille et ne sais pas rester en place. Et puis quoi ? peut-on longtemps rester confiné chez soi ? Et quand tu marches, quand tu marches, reprit-il en élevant la voix, tu te sens plus léger, vraiment. Et le soleil luit sur toi et tu es plus sous l’oeil de Dieu, et tu chantes de meilleur coeur. Là tu examines ; il y a telle herbe qui pousse : tu la remarques et tu l’arraches. Là court, par exemple, une eau claire, une source ; c’est une eau sainte ; tu en bois et tu le notes aussi. Les oiseaux du ciel chantent... Et puis, derrière Koursk, il y a ses steppes, quelles régions de steppes ! Elles sont l’étonnement, elles sont l’agrément de l’homme, elles sont l’abondance de tout bien, elles sont la bénédiction de Dieu ! Et elles s’étendent, disent les gens, jusqu’aux mers chaudes, où vit l’oiseau Gamaioun aux doux chants 10, où la feuille de l’arbre ne tombe ni en hiver ni en automne, où poussent des pommes d’or sur des branches d’argent, où chacun vit dans l’aisance et la justice... Ah ! comme je voudrais bien aller là-bas... Et cependant que d’endroits n’ai-je pas visités ! Je suis allé à Romion et dans l’illustre ville de Sinbirsk et à Moscou même, aux coupoles d’or ; je suis allé sur l’Oka, mère nourricière, sur la Tsna bleue et sur notre mère Volga, et j’ai vu bien des gens, de braves chrétiens, et j’ai été dans des villes honnêtes... Ah ! oui, j’irais bien là-bas... et là... et encore... Et je ne suis pas le seul parmi les hommes pécheurs... Il y a beaucoup d’autres chrétiens comme moi qui vont en laptis, qui errent à travers le monde, qui cherchent la vérité... oui !... Et qu’est-ce que je ferais chez moi, n’est-ce pas ? La justice n’est pas en l’homme, voilà ce que c’est...

Kassiane avait articulé ces dernières paroles avec volubilité, presque d’une façon indistincte. Il dit encore ensuite quelque chose que je ne pus pas même entendre, mais son visage avait pris une expression si étrange que je me souvins malgré moi du nom d’« innocent » qu’on lui avait donné. Il baissa la tête, toussa et parut se recueillir.

– Quel bon soleil ! dit-il à mi-voix, quelle bénédiction, Seigneur ! Quelle bonne chaleur dans la forêt !

Il remua les épaules, garda le silence, prit une expression distraite et fredonna un air tout bas. Je ne pus saisir toutes les paroles de sa cantilène ; je compris celle-ci :

 

            Et l’on m’appelle Kassiane,

            Et mon surnom est Blokha.

 

« Tiens, me dis-je, le voilà qui compose, maintenant... »

Soudain il tressaillit et se tut tout en dirigeant son regard fixe dans la profondeur du bois. Je me retournai et je vis une petite fille de campagne qui me parut avoir dans les huit ans, vêtue d’un petit sarafane 11 bleu, avec un mouchoir à carreaux sur la tête et un petit panier d’écorce tressée passé à son bras nu et hâlé. Elle ne s’attendait pas vraisemblablement à nous rencontrer. Elle s’était cognée contre nous, pour ainsi dire, et restait là, immobile, dans un massif verdoyant de noisetiers, sur une pelouse ombreuse, me fixant peureusement de ses yeux noirs. J’eus à peine le temps de jeter un coup d’oeil sur elle ; tout de suite elle se fourra derrière un arbre.

– Annouchka ! Annouchka ! Viens ici, n’aie pas peur, lui cria le vieillard d’un ton caressant.

– J’ai peur, répondit une petite voix.

– Ne crains rien, ne crains rien, viens donc.

Annouchka quitta sans rien dire le lieu où elle se tenait en embuscade, fit sans bruit un détour – ses petits pieds d’enfant s’entendaient à peine dans l’herbe épaisse – et, sortant du sous-bois, arriva auprès du vieillard.

Ce n’était pas une enfant d’environ huit ans, comme je l’avais cru d’abord, en raison de sa petite taille, mais une jeune fille de treize à quatorze ans. Elle avait un corps menu et maigre, mais fort bien proportionné et leste, et son joli minois avait une ressemblance frappante avec la figure de Kassiane lui-même, qui n’était pourtant pas un bel homme. C’étaient les mêmes traits fins, le même regard étrange, rusé et confiant, réfléchi et pénétrant et les mêmes gestes...

Kassiane la couva des yeux ; elle se tenait debout à ses côtés.

– Ah ! tu as ramassé des champignons ? demanda-t-il.

– Mais oui, répondit-elle en souriant timidement.

– Et tu en as trouvé beaucoup ?

– Oui.

Elle lui jeta un rapide coup d’oeil et se remit à sourire.

– Il y en a aussi des blancs ?

– Oui.

– Montre donc, montre...

Elle s’enleva du bras son panier et souleva à moitié la large feuille de bardane qui couvrait ses champignons.

– Ah ! dit Kassiane en se penchant. Comme ils sont beaux ! Bravo, Annouchka !

– C’est ta fille, n’est-ce pas, Kassiane ? lui demandai-je.

Annouchka rougit un peu.

– Non, c’est, comme ça, une parente, dit Kassiane affectant l’indifférence. Allons, Annouchka, va ! se hâta-t-il d’ajouter. Va-t’en. Et prends bien garde...

– Et pourquoi irait-elle à pied ? interrompis-je. Nous pourrions bien la reconduire en voiture...

Annouchka devint pourpre comme fleur de coquelicot, prit à deux mains son panier par la ficelle et regarda le vieillard d’un air troublé.

– Non, elle ira à pied, répliqua-t-il du même air indolent et distrait. Qu’est-ce que c’est pour elle ?... Elle arrivera bien... Allons, va !

Annouchka disparut, preste, dans l’épaisseur de la forêt. Kassiane la regarda s’éloigner, puis baissa la tête en continuant à sourire. Ce sourire continu, les quelques mots prononcés à l’adresse d’Annouchka, le ton même de sa voix quand il lui parlait, témoignaient d’un amour, d’une tendresse indicible et passionnée.

Il jeta un nouveau regard dans la direction qu’elle avait prise, sourit encore et, tout en s’essuyant le visage, hocha la tête à plusieurs reprises.

– Pourquoi donc l’as-tu renvoyée si vite ? lui demandai-je. Je lui aurais acheté ses champignons...

– Vous pourrez quand même les lui acheter à la maison, si vous le désirez, me répondit-il en me disant vous pour la première fois.

– Elle est très gentille.

– Comment ?... Que dites-vous ?... répondit-il d’un air gêné.

Et, à partir de ce moment, il retomba dans son précédent mutisme.

Voyant que tous mes efforts pour le faire parler restaient vains, je partis pour l’abattage. D’ailleurs la chaleur était un peu tombée, mais l’insuccès ou, comme on dit chez nous, la déveine me poursuivit et je revins à la colonie avec mon râle pour tout potage et mon nouvel essieu. Comme nous approchions de sa cour, Kassiane se tourna subitement vers moi.

– Maître ! eh ! maître, dit-il, je suis coupable à ton égard. C’est moi qui ai éloigné de toi tout le gibier.

– Comment cela ?

– Mais oui, je le sais bien. Tu as là un chien intelligent et excellent, et cependant il n’y a rien pu. Tu te diras : les hommes, oui, mais ce sont des hommes. Et les bêtes, voyez le résultat qu’on obtient avec elles !

J’aurais vainement tenté de convaincre Kassiane de l’impossibilité d’« ensorceler » le gibier ; aussi ne lui fis-je aucune réponse.

Au surplus, nous tournions justement à son portail.

Annouchka n’était pas à l’isba ; mais elle était revenue et avait laissé son panier aux champignons. Eroféi ajusta le nouvel essieu, non sans l’avoir auparavant soumis à une appréciation sévère et injuste.

Une heure après, je partis, en laissant à Kassiane une petite somme d’argent, que d’abord il n’avait pas voulu accepter, mais que, après avoir réfléchi et l’avoir gardée dans le creux de sa main, il glissa dans sa chemise. Pendant cette dernière heure, pas une parole presque ne sortit de sa bouche ; il resta, comme avant, adossé à son portail sans rien répondre aux observations désagréables de mon cocher et il prit congé de moi avec beaucoup de froideur.

Comme nous nous en retournions, je pus constater que de nouveau mon Eroféi se trouvait être de fort méchante humeur... Et, en effet, il n’avait rien trouvé à se mettre sous la dent dans tout le village et l’eau pour ses chevaux était mauvaise. Nous partîmes.

En proie à un mécontentement que décelaient même les plissements de sa nuque, il était là sur son siège et brûlait d’envie d’engager la conversation avec moi ; toutefois, attendant que je prisse le premier la parole, il se bornait à grogner quelque peu à mi-voix et à adresser à ses chevaux des homélies, assez virulentes parfois.

– Un village ! grommelait-il, ça, un village ! On leur demande rien qu’un verre de kvass : pas de kvass... Seigneur ! peut-on bien ! Et l’eau, ah ! pouah !... (Il cracha bruyamment.) Pas de concombres, pas de kvass, rien du tout... Attends, toi, ajouta-t-il à haute voix à l’adresse du bricolier de droite, je te connais, gros gâté ! Tu aimes à te la couler douce, il me semble... (Et il lui allongea un coup de fouet.) En voilà un qui veut finasser maintenant, et pourtant, avant, c’était une bien bonne bête... Allons, allons, ouvre l’oeil et le bon !...

– Eh ! dis-moi, je te prie, Eroféi, commençai-je ; quel homme est ce Kassiane !

Eroféi ne me répondit pas tout de suite ; c’était un individu réfléchi et peu pressé ; mais je pus immédiatement constater que ma question l’avait rasséréné et calmé.

– Blokha ? dit-il enfin en tirant sur ses guides, c’est un homme étonnant. Oui, c’est un vrai « innocent » ; mais, un individu si étonnant que lui, on n’est pas près d’en avoir un pareil. Ainsi, par exemple, il est ni plus ni moins comme notre rouan que voici ; se servir de ses bras, ça ne lui va pas... pour travailler, s’entend. Bien sûr, quel ouvrier pourrait-il bien faire, son âme ne lui tient pas au corps. Oui, c’est vrai, quoique ça... Mais il est pareil depuis qu’il est tout petit. En premier lieu, il faisait des charrois avec ses oncles ; il avait des attelages à trois à conduire. Donc, après, il faut croire que ça l’a ennuyé, il a tout planté là. Il s’est alors mis à vivre à son compte, mais il n’y a pas moisi là non plus. Il ne peut pas tenir en place, une vraie puce. Heureusement que son maître était bon, il ne le forçait pas. Aussi, depuis ce temps-là, il ne fait qu’aller à droite et à gauche, comme une brebis sans guide. Et Dieu sait comme il est surprenant. Tantôt, il est muet comme une souche, tantôt tout d’un coup il se met à parler et qu’est-ce qu’il vous raconte, Dieu le sait. Est-ce une chose à faire, ça ? Non, ce n’est pas une chose à faire.

– Et c’est exact qu’il guérit ?

– Comment, il guérit ?... Le pourrait-il ! Un homme de son genre ! Pourtant il m’a guéri des écrouelles... Mais en était-il capable ? Un imbécile, en un mot ! ajouta-t-il après une pause.

– Il y a longtemps que tu le connais ?

– Oui. Nous avons été voisins par Sytchovka, sur la Krassivaia Metch.

– Et qu’est-ce que c’est que cette fillette qui nous a trouvés dans le bois, cette Annouchka ; lui est-elle parente ?

Eroféi me jeta un oeil par-dessus l’épaule et montra ses dents dans un sourire.

– Eh ! eh !... oui, ils sont apparentés. C’est une orpheline. Elle n’a pas de mère et personne ne sait même qui était sa mère. Donc il faut bien croire qu’elle lui est parente : c’est étonnant ce qu’elle lui ressemble... Et elle demeure chez lui. C’est une fille futée, il n’y a pas à dire, une jolie fille et lui, le vieux, il est toqué d’elle : oui, c’est une jolie fille. Et, vous ne me croirez pas, ne s’est-il pas avisé, lui, d’apprendre à lire, comme ça, à son Annouchka ! Ah, ah ! ça lui ressemble bien : c’est un individu si peu ordinaire. Oui, un homme peu rassis, un déséquilibré même... Tiens, tiens ! continua tout d’un coup mon cocher en s’interrompant lui-même (et, arrêtant ses chevaux, il se pencha d’un côté, en humant l’air autour de lui). Est-ce que ça ne sent pas le brûlé ? Mais oui ! Ah ! ces essieux neufs !... Il me semble pourtant que je l’ai graissé pour quelque chose... Allons chercher un peu d’eau : voici justement un étang.

Et Eroféi descendit lentement de son siège, prit un petit seau, s’en fut vers l’étang, et, une fois revenu, écouta non sans satisfaction le bruit que faisait le moyeu carbonisé tout à coup inondé d’eau... Il dut ainsi, cinq ou six fois, sur un trajet de quelque dix verstes, arroser l’essieu échauffé, et il faisait déjà tout à fait nuit quand nous fûmes de retour au logis.

 

 

 

Ivan TOURGUENIEV, Kassiane de la Krassivaia Metch.

 

Traduit du russe par Louis Jousserandot.

 

 

 

 

 

 

 

 

1. La Krassivaia Metch ou Krassivji Metch (le Beau Glaive) est une rivière qui se jette dans le Don, un peu plus bas que Lébédiane. Elle est très sinueuse et garnie de rapides, s’étant creusé son lit sur des seuils rocheux. La région qu’elle traverse est très pittoresque.

2. L’homme du peuple crache souvent et cette opération a en général un pouvoir d’exorcisme, surtout si elle est faite du côté gauche. Le cocher veut conjurer la malchance due à la rencontre du convoi funèbre.

3. Douga : arc en bois réunissant les deux brancards, en général décoré de couleurs vives.

4. La Puce.

5. 0,71 mètre.

6. La vesce, viscia sativa, nommée aussi pois-de-moineau ou pois-de-souris.

7. Plusieurs plantes portent ce nom vulgaire : le catha palustris, la trolle d’Europe, la renoncule âcre.

8. Ivan-da-Maria, nom vulgaire de la pensée sauvage.

9. 9,712 stères.

10. Oiseau du paradis dont parlent les Apocryphes et les récits des voyageurs du Moyen Âge.

11. Le sarafane est le vêtement national des jeunes paysannes. Il se compose d’un corsage sans manches, à décolletage carré, et d’une jupe montée sur ce corsage. Il est porté sur la chemisette à manches bouffantes.

 

 

 

 

 

 

 

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