La grande révolution de Pitcairn

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Mark TWAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUE le lecteur me permette de lui rafraîchir un peu la mémoire. Il y a cent ans, à peu près, l’équipage d’un vaisseau anglais, le Bounty, se révolta. Les matelots abandonnèrent le capitaine et les officiers, à l’aventure, en pleine mer, s’emparèrent du navire, et firent voile vers le Sud. Ils se procurèrent des femmes parmi les naturels de Tahiti, puis allèrent jusqu’à un petit rocher isolé au milieu du Pacifique, appelé île de Pitcairn, brisèrent le vaisseau, après l’avoir vidé de tout ce qui pouvait être utile à une nouvelle colonie, et s’établirent sur le rivage de l’île.

Pitcairn est si écarté des routes commerciales qu’il se passa des années avant qu’un autre navire y abordât. On avait toujours regardé l’île comme inhabitée. Aussi, lorsqu’en 1808 un navire y jeta l’ancre, le capitaine fut grandement surpris de trouver la place occupée. Les matelots mutinés avaient, il est vrai, lutté ensemble, et leur nombre avait graduellement diminué par des meurtres mutuels, tant qu’il n’en était resté que deux ou trois du stock primitif. Mais ces tragédies avaient duré assez longtemps pour que quelques enfants fussent nés ; aussi, en 1808, l’île avait-elle une population de vingt-sept personnes. John Adams, le chef des mutinés, vivait encore, et devait vivre encore longtemps, comme gouverneur et patriarche du troupeau. L’ancien révolté homicide était devenu un chrétien et un prêcheur, et sa nation de vingt-sept personnes était maintenant la plus pure et la plus dévouée à Christ. Adams avait depuis longtemps arboré le drapeau britannique et constitué son île en apanage du royaume anglais.

Aujourd’hui la population compte quatre-vingt-dix personnes, seize hommes, dix-neuf femmes, vingt-cinq garçons et trente filles, tous descendants des révoltés, tous portant les noms de famille de ces révoltés, tous parlant exclusivement anglais. L’île s’élève haut de la mer et ses bords sont escarpés. Sa longueur est environ de trois quarts de mille, et, par places, sa largeur atteint un demi-mille. Les terres labourables qu’elle renferme sont distribuées entre les différentes familles, suivant un partage fait depuis de longues années. Il y a quelque bétail, chèvres, porcs, volaille, chats. Pas de chiens, ni de grands animaux. Il y a une église dont les constructions servent aussi de capitole, de maison d’école et de bibliothèque publique. Le gouverneur s’est appelé, pendant une ou deux générations, « Magistrat et chef suprême, en subordination à Sa Majesté la reine de Grande-Bretagne. » Il avait la charge de faire les lois et de les exécuter. Ses fonctions étaient électives. À dix-sept ans révolus, tout le monde était électeur, sans distinction de sexe.

Les seules occupations du peuple étaient l’agriculture et la pêche, leur seul amusement les services religieux. Il n’y a jamais eu dans l’île une boutique, ou de l’argent. Les mœurs et les vêtements du peuple ont toujours été primitifs ; les lois, d’une puérile simplicité. Ils ont vécu dans le calme profond d’un dimanche, loin du monde, de ses ambitions, de ses vexations, ignorants et insoucieux de ce qui se passait dans les puissants empires situés au-delà des solitudes illimitées de l’Océan.

Une fois, en trois ou quatre ans, un navire abordait là, les émouvait avec de vieilles nouvelles batailles sanglantes, épidémies dévastatrices, trônes tombés, dynasties écroulées, puis leur cédait quelque savon et flanelle pour des fruits d’igname ou d’arbre à pain, et refaisait voile, les laissant à nouveau se retirer vers leurs songes paisibles et leurs pieuses dissipations.

 

Le 8 septembre dernier, l’amiral de Horsey, commandant en chef de l’escadre anglaise dans le Pacifique, visita l’île de Pitcairn ; voici comment il s’exprime dans son rapport officiel à l’Amirauté :

« Ils ont des haricots, des carottes, des navets, des choux, un peu de maïs, des ananas, des figues et des oranges, des citrons et des noix de coco. Les vêtements leur viennent uniquement des navires qui passent, et qui prennent en échange des provisions fraîches. Il n’y a pas de sources dans l’île, mais comme il pleut en général une fois par mois, ils ont abondance d’eau. Cependant, parfois, dans les premières années, ils ont souffert de la soif. Les liqueurs alcooliques ne sont employées que comme remèdes, et un ivrogne est chose inconnue.

« Quels sont les objets nécessaires que les habitants ont à se procurer du dehors ? Le mieux est de voir ceux fournis par nous en échange de provisions fraîches ; c’est de la flanelle, de la serge, des vrilles, des bottines, des peignes et du savon. Il leur faut aussi des cartes et des ardoises pour leur école. Les outils de toute sorte sont reçus avec plaisir. Je leur ai fait livrer un drapeau national de notre matériel, afin qu’ils puissent le déployer à l’arrivée des vaisseaux, et une longue scie, dont ils avaient grand besoin. Cela sera approuvé, je crois, de Vos Seigneuries. Si la généreuse nation anglaise était seulement informée des besoins de cette petite colonie si méritante, il y serait pourvu avant peu.

« Le service divin a lieu chaque dimanche, à dix heures et demie et à trois heures, dans l’édifice bâti pour cet usage par John Adams, et où il officia jusqu’à sa mort en 1829. Il se célèbre exactement suivant la liturgie de l’Église anglicane ; le pasteur actuel est M. Simon Young. Il est fort respecté. Un cours d’instruction religieuse a lieu tous les mercredis. Tous ceux qui peuvent y assister le font. Il y a aussi une réunion générale de prière le premier vendredi de chaque mois. Les prières familiales se disent dans chaque maison. C’est la première chose qu’on fait au réveil, la dernière avant le coucher. On ne prend sa part d’aucun repas sans invoquer les bénédictions divines avant et après. Nul ne peut parler sans profond respect des vertus religieuses de ces insulaires. Des gens dont le plus grand plaisir et le plus estimé est de communier par la prière avec Dieu, et de s’unir pour chanter des hymnes à sa gloire, des gens qui sont, en outre, aimables, actifs, et probablement plus exempts de vice que toute autre réunion d’hommes, n’ont pas besoin de prêtres parmi eux. »

J’arrive maintenant à une phrase, dans le rapport de l’amiral, qu’il laissa tomber de sa plume négligemment, j’en suis sûr, et sans arrière-pensée. Voici la phrase :

« Un étranger, un Américain, est venu s’installer dans l’île. C’est une acquisition douteuse. »

Une acquisition douteuse, certes ! Le capitaine Ornsby, du navire américain Hornet, toucha à Pitcairn, quatre mois à peine après la visite de l’amiral, et par les faits qu’il y a recueillis, nous sommes tout à fait renseignés, maintenant, sur cet Américain. Réunissons ces faits, par ordre chronologique. Le nom de l’Américain était Butterworth Stavely. Dès qu’il eut fait connaissance avec tout le peuple – et cela, naturellement, ne lui demanda que quelques jours – il s’occupa de se mettre en faveur par tous les moyens possibles. Il devint excessivement populaire, et très considéré. La première chose qu’il fit, en effet, fut d’abandonner ses mœurs profanes et de mettre toutes ses énergies dans l’exercice de la religion. Il était sans cesse à lire sa Bible, à prier, à chanter des hymnes, à demander les bénédictions divines. Pour la prière, nul n’avait plus de facilité que lui. Personne ne pouvait prier aussi longtemps et aussi bien.

Enfin, quand il pensa que son projet était mûr, il commença à semer secrètement des germes de mécontentement parmi le peuple. Son dessein caché était, dès le début, de renverser le gouvernement ; mais il le garda pour lui, comme il convenait, pendant quelque temps. Il usa de moyens divers avec les différents individus. Il éveilla le mécontentement de certains en appelant leur attention sur la brièveté des offices le dimanche. Il prétendit que, chaque dimanche, on dût avoir trois offices de trois heures chacun, au lieu de deux. Beaucoup de gens, en secret, avaient eu la même idée auparavant ; ils formèrent dès lors un parti occulte pour le triomphe de ce projet. Il démontra à certaines des femmes qu’on ne leur accordait pas assez de voix aux prières dans les réunions. Ainsi se forma un autre parti. Aucune arme ne lui échappait. Il alla même jusqu’aux enfants, éveillant dans leur cœur une amertume, parce que, trouva-t-il pour eux, l’école du dimanche était trop courte. Cela fit un troisième parti.

Dès lors, chef de ces trois partis, il se trouva maître de la situation et put songer à la suite de son plan. Il ne s’agissait de rien moins que de la mise en accusation du premier magistrat, James Russell Nickoy, homme remarquable par son caractère et son talent, fort riche, car il possédait une maison pourvue d’un salon, trois âcres et demie de terrain planté d’ignames, et le seul bateau de l’île, une baleinière. Malheureusement, un prétexte d’accusation se présenta juste au même temps. Une des lois les plus vieilles et les plus sacrées de l’île était celle sur la violation de propriété. On la tenait en grand respect. Elle était le palladium des libertés populaires. Quelque trente ans auparavant, un débat fort grave, qui tombait sous cette loi, s’était présenté devant la cour. Il s’agissait d’un poulet appartenant à Elizabeth Young (alors âgée de cinquante-huit ans, fille de John Mills, un des révoltés du Bounty) ; le poulet passa sur des terres appartenant à Jeudi Octobre Christian (âgé de vingt-neuf ans, petit-fils de Fletcher Christian, un des révoltés). Christian tua le poulet. D’après la loi, Christian pouvait garder le poulet, ou, à son choix, rendre sa dépouille mortelle au propriétaire, et recevoir, en nature, des dommages-intérêts en accord avec le dégât et le tort à lui causés par l’envahisseur. Le rapport de la cour établissait que « le susdit Christian délivra la susdite dépouille mortelle à la susdite Elizabeth Young et demanda un boisseau d’ignames en réparation du dommage causé ». Mais Elizabeth Young trouva la demande exorbitante. Les parties ne purent s’accorder, et Christian poursuivit. Il perdit son procès en première instance ; du moins on ne lui accorda qu’un demi-boisseau d’ignames, ce qu’il regarda comme insuffisant, et comme un échec. Il fit appel. Le procès traîna des années devant des tribunaux de divers degrés, avec des jugements successifs, confirmant toujours le premier. L’affaire vint enfin devant la Cour suprême, où elle s’arrêta vingt ans. Mais l’été dernier, la Cour suprême elle-même se décida à prononcer son verdict. Et le premier jugement fut confirmé une fois de plus.

Christian se déclara satisfait. Mais Stavely était présent, et lui parlant à voix basse, ainsi qu’à son avocat, lui suggéra, comme une simple question de forme, de demander que l’on produisît le texte de la loi, pour que l’on fût sûr qu’elle existait. Cette idée parut bizarre, mais ingénieuse. La demande fut adressée. On envoya un express à la demeure du magistrat. Il revint aussitôt pour annoncer que le texte de loi avait disparu des archives.

La Cour annula son jugement comme ayant été prononcé d’après une loi qui n’avait pas d’existence actuelle.

Il s’ensuivit une vive et subite émotion. La nouvelle se répandit par toute l’île que le palladium des libertés populaires était perdu, peut-être détruit traîtreusement. Dans l’espace d’une heure, presque toute la nation se trouvait réunie dans le prétoire, c’est-à-dire l’église. Le renversement du magistrat suprême suivit, sur la motion de Stavely. L’accusé supporta son infortune avec la dignité qu’il fallait. Il ne plaida ni ne discuta. Il dit simplement pour sa défense qu’il n’était pour rien dans la perte du texte de loi, qu’il avait gardé constamment les archives publiques dans la même caisse à bougies qui avait servi depuis l’origine à cet usage et qu’il était innocent de l’enlèvement ou de la destruction du document perdu.

Mais rien ne put le sauver. Il fut déclaré coupable de trahison et de dissimulation, déchu de ses fonctions ; et toutes ses propriétés furent confisquées. La partie la moins solide de tout ce honteux procès fut la raison indiquée par ses ennemis à la destruction du texte de loi ; à savoir qu’il voulait favoriser Christian parce qu’il était son cousin ! Stavely était, à vrai dire, parmi toute la nation, le seul individu qui ne fût pas le cousin du juge. Le lecteur doit se souvenir que tous les gens de ce peuple descendaient d’une demi-douzaine de personnes. Les premiers enfants s’étaient mariés ensemble et avaient donné aux révoltés des petits-enfants. Ces petits-enfants s’étaient mariés entre eux. Ensuite on vit des mariages d’arrière-petit-fils et de leurs enfants. Aujourd’hui, par suite, tous sont consanguins. Il y a des parentés étonnantes, stupéfiantes même, par leurs combinaisons compliquées. Un étranger, par exemple, dira à un habitant de l’île :

« Vous parlez de cette jeune fille comme de votre cousine. Tout à l’heure, vous l’appeliez votre tante ?

– Parfaitement. Elle est ma tante et aussi ma cousine. Elle est également ma belle-sœur, ma nièce, ma cousine au quatrième degré, au trente-troisième, ou quarante-deuxième, ma grand-tante, ma grand-mère, la veuve de mon beau-frère et, la semaine prochaine, elle sera ma femme. »

Ainsi l’accusation de népotisme contre le premier magistrat était faible. Mais, peu importe. Faible ou forte, elle convint à Stavely. Il fut immédiatement élu à la place vacante, et, suant des réformes par tous les pores, il se mit à l’œuvre avec vigueur. En peu de temps, les services religieux firent rage, partout et sans discontinuer. Par ordre, la seconde prière de l’office du matin, qui avait jusqu’alors duré quelque trente-cinq ou quarante minutes, et où l’on faisait des vœux pour le monde, en énumérant les continents et puis les nations et les tribus, fut étendue à une heure et demie. On y ajouta des supplications en faveur des peuples possibles dans les diverses planètes. Tout le monde en fut ravi. Chacun disait : « Cela commence à prendre tournure. » Par ordre, les trois sermons habituels de trois heures chacun furent doublés en longueur. La nation vint en corps signifier sa gratitude au nouveau magistrat. La vieille loi défendant de faire la cuisine le jour du Sabbat s’étendit à l’interdiction de manger, également. Par ordre, l’école du dimanche eut le privilège de se continuer pendant la semaine. La joie de tous fut complète. En un mois à peine, le nouveau magistrat était devenu l’idole du peuple.

Le moment lui parut propice au nouveau mouvement qu’il méditait. Il commença, d’abord avec prudence, à exciter l’opinion publique contre l’Angleterre. Il prit à part, un par un, les principaux citoyens, et causa avec eux sur ce sujet. Bientôt il s’enhardit, et parla ouvertement. Il dit que la nation devait à elle-même, à son honneur, à ses grandes traditions, de se dresser dans sa force et de secouer le joug écrasant de l’Angleterre.

Les naïfs insulaires répondirent :

« Nous n’avons jamais remarqué qu’il nous écrasât. Comment pourrait-il nous écraser ? Une fois en trois ou quatre ans, l’Angleterre nous envoie un navire, avec du savon et des vêtements, et toutes les choses dont nous avons grand besoin et que nous recevons avec reconnaissance. Elle ne nous dérange jamais. Elle nous laisse aller comme nous voulons.

– Aller comme vous voulez ! De tout temps les esclaves ont pensé et parlé ainsi. Vos paroles montrent combien vous êtes tombés bas, combien vils et abrutis vous êtes devenus, sous cette tyrannie qui vous écrase. Eh quoi ? avez-vous renié toute fierté humaine ? N’est-ce rien que la liberté ? Êtes-vous satisfaits de n’être qu’une dépendance d’une souveraineté étrangère et odieuse ? Alors que vous pourriez vous lever et prendre votre juste place dans l’auguste famille des nations ? Vous seriez libres, grands, civilisés, indépendants. Vous ne seriez plus les serviteurs d’un maître couronné, mais les arbitres de votre destin. Vous auriez le droit de parler et vous pèseriez dans la balance des destinées des nations terrestres, vos sœurs. »

De semblables discours produisirent leur effet.

Les citoyens commencèrent à sentir le joug anglais. Ils ne savaient pas exactement comment et où, mais ils étaient parfaitement sûrs de le sentir. Ils se mirent à murmurer avec insistance, à secouer leurs chaînes, à soupirer pour le soulagement et la délivrance. Ils en vinrent à la haine du drapeau anglais, le signe et le symbole de leur humiliation nationale. Ils cessèrent de le regarder quand ils passaient près du capitole, détournèrent les yeux et grincèrent des dents. Et quand, un beau matin, on le trouva piétiné dans la boue, au bas du poteau, on le laissa là ; personne n’avança la main pour le rehisser. Une chose alors, qui devait arriver tôt ou tard, se produisit. Quelques-uns des principaux citoyens allèrent trouver une nuit le magistrat et lui dirent :

« Nous ne pouvons supporter plus longtemps cette odieuse tyrannie. Comment faire pour nous affranchir ?

– Par un coup d’État.

– Comment ?

– Un coup d’État. Voilà ce que c’est. Tout est prêt d’ailleurs. À un moment donné, comme chef suprême de la nation, je proclame publiquement et solennellement son indépendance, et je la délie de toute obéissance à quelque autre puissance que ce soit.

– Cela paraît simple et aisé. Nous pouvons fort bien l’exécuter. Quelle sera la première chose à faire ensuite ?

– S’emparer de toutes les forces, et des propriétés publiques de toute sorte, promulguer une loi martiale, mettre l’armée et la marine sur le pied de guerre et proclamer l’empire. »

Ce beau programme éblouit ces gens naïfs.

« Cela est grand, dirent-ils, cela est splendide. Mais l’Angleterre ne résistera-t-elle pas ?

– Laissez-la faire. Ce rocher est un vrai Gibraltar.

– Bien, mais parlons de l’empire. Nous faut-il vraiment un empire, et un empereur ?

– Ce qu’il vous faut, mes amis, c’est l’unification. Regardez l’Allemagne, l’Italie. Elles ont fait leur unité. Il s’agit de faire notre unité. C’est ce qui rend la vie chère. C’est ce qui constitue le progrès. Il nous faut une armée permanente et une flotte. Des impôts s’ensuivront, naturellement. Tout cela réuni fait la grandeur d’un peuple. L’unification et la grandeur, que pouvez-vous demander de plus ? Eh bien, seul un empire peut vous donner tous ces avantages. »

Le 8 septembre, l’île Pitcairn fut donc proclamée nation libre et indépendante. Et le même jour eut lieu le couronnement solennel de Butterworth Ier, empereur de Pitcairn, au milieu de grandes fêtes et réjouissances. La nation entière, à l’exception de quatorze personnes, en grande partie des petits enfants, défila devant le trône sur un seul rang, avec bannières et musique ; le cortège avait plus de quatre-vingt-dix pieds de long ; on observa qu’il mit trois bons quarts de minute à passer. Jamais, dans l’histoire de l’île, on n’avait vu chose pareille. L’enthousiasme public était sans bornes.

Dès lors, sans tarder, commencèrent les réformes impériales. On institua des ordres de noblesse. Un ministre de la Marine fut nommé. On lui confia la baleinière. Un ministre de la Guerre fut choisi et reçut le soin de procéder aussitôt à la formation d’une armée permanente. On nomma un premier lord de la trésorerie. Il fut chargé d'établir un projet d’impôt et d’ouvrir des négociations pour des traités offensif, défensif et commercial avec les puissances étrangères. On créa des généraux et des amiraux, ainsi que des chambellans, des écuyers-servants et des gentilshommes de la chambre.

À ce moment-là, tous les gens disponibles furent occupés. Le grand-duc de Galilée, ministre de la Guerre, se plaignit que tous les hommes faits, au nombre de seize, qui se trouvaient dans l’empire fussent pourvus de charges importantes ; aucun d’eux ne voulait dès lors servir dans les rangs. Son armée permanente était dans le lac. Le marquis d’Ararat, ministre de la Marine, formulait les mêmes plaintes. Il voulait bien, disait-il, prendre lui-même la direction de la baleinière, mais il lui fallait quelqu’un pour représenter l’équipage.

L’empereur fit pour le mieux, dans les circonstances. Il enleva à leurs mères tous les enfants âgés de plus de dix ans et les incorpora dans l’armée. On forma ainsi un corps de dix-sept soldats, commandé par un lieutenant général et deux majors. Cette mesure satisfit le ministre de la Guerre, et mécontenta toutes les mères du pays. Leurs chers petits ne devaient pas, disaient-elles, trouver des tombes sanglantes sur les champs de bataille, et le ministre de la Guerre aurait à répondre de cette décision. Quelques-unes, les plus désolées et les plus inconsolables, passèrent leur temps à guetter le passage de l’empereur et lui jetaient des ignames, sans se soucier des gardes du corps.

En outre, étant toujours donné le petit nombre d’hommes, on fut obligé d’utiliser le duc de Bethany, ministre des Postes, comme rameur sur la baleinière. Cela le mit dans une position inférieure vis-à-vis de tel autre noble de rang plus bas, par exemple le vicomte de Canaan, juge-maître des plaids-communs. Le duc de Bethany, par suite, prit ouvertement des allures de mécontent, et, en secret, conspira. L’empereur l’avait prévu, mais ne put l’empêcher.

Tout alla de mal en pis. L’empereur, certain jour, éleva Nancy Peter à la pairie, et le lendemain, l’épousa. Cependant, pour des raisons d’État, le cabinet lui avait énergiquement conseillé d’épouser Emmeline, fille aînée de l’archevêque de Bethlehem. Suivirent des griefs dans un parti important, les gens d’Église. La nouvelle impératrice s’assura l’appui et l’amitié des deux tiers des trente-six femmes adultes de la nation, en les absorbant dans sa cour comme dames d’honneur, mais cela lui fit douze ennemies mortelles des douze restant. Les familles des dames d’honneur bientôt commencèrent à s’insurger de ce qu’il n’y avait plus personne pour faire le ménage à la maison. Les douze femmes non choisies refusèrent d’entrer dans les cuisines impériales comme servantes. Ainsi l’impératrice dut prier la comtesse de Jéricho et autres grandes dames de la cour d’aller chercher l’eau, de balayer le palais et d’accomplir d’autres services vulgaires, également désagréables. Cela causa quelque fureur de ce côté-là.

Chacun se plaignait des taxes levées pour l’entretien de l’armée et de la marine, et pour le reste des dépenses du gouvernement impérial. Elles étaient intolérables et écrasantes, et réduisaient la nation à la mendicité. – Les réponses de l’empereur ne satisfaisaient personne :

« Voyez la Germanie, voyez l’Italie. Sont-elles plus heureuses que vous ? N’avez-vous pas l’unification ? »

Eux disaient : « On ne peut pas se nourrir avec de l’unification et nous mourons de faim. Il n’y a pas d’agriculture... Tout le monde est à l’armée ou dans la marine, ou dans un service public, paradant en uniforme, avec rien à faire, ni à manger. Personne pour travailler aux champs...

– Regardez la Germanie. Regardez l’Italie. C’est la même chose là. Telle est l’unification. Il n’y a pas d’autre procédé pour l’obtenir, pas d’autre procédé pour la conserver quand on l’a », disait toujours le pauvre empereur. Mais les mécontents ne répondaient que : « Nous ne pouvons pas supporter les taxes. Nous ne pouvons pas. »

Pour couronner le tout, les ministres annoncèrent une dette publique de plus de quarante-cinq dollars, un demi-dollar par tête pour la nation. Et ils proposèrent quelque nouvel impôt. Ils avaient entendu dire que l’on fait toujours ainsi en pareil cas. Ils proposèrent des droits sur l’exportation, et aussi sur l’importation. Ils voulaient émettre des bons du trésor, ainsi que du papier-monnaie, amortissables en ignames et choux en cinquante ans. Il y avait un fort arriéré dans le paiement des dépenses de l’armée, de la marine et des autres administrations. Il fallait prendre des mesures, et des mesures immédiates, si l’on voulait éviter une banqueroute nationale et, peut-être, l’insurrection et la révolution. L'empereur prit soudain une décision énergique dont on n'avait jamais eu d'exemple jusqu'alors dans l'histoire de l'île. Il vint en grand apparat à l'église un dimanche matin, avec toute l'armée derrière lui, et donna ordre au ministre des Finances de faire une collecte.

« Je vous ai délivrés, leur dit-il, d’une odieuse tyrannie ; je vous ai fait sortir de votre avilissement et j’ai fait de vous une nation parmi les nations. Je vous ai donné un gouvernement fort, compact, centralisé, mieux encore je vous ai donné le plus grand de tous les biens, l’unification. J’ai fait tout cela et, pour récompense, j’ai la haine, l’insulte et des fers. Prenez-moi ; faites de moi ce que vous voudrez. Je renonce ici à ma couronne et à toutes mes dignités et c’est avec joie que je m’affranchis de leur fardeau trop pesant. Pour votre bien, j’ai pris le pouvoir, je l’abandonne pour votre bien. Les joyaux de la couronne impériale sont tombés. Vous pouvez fouler aux pieds la monture, qui ne sert plus. »

D’un commun accord, le peuple condamna l’ex-empereur ainsi que le socialiste démocrate à l’exclusion perpétuelle des services religieux, ou aux travaux forcés à perpétuité, comme galériens sur la baleinière – à leur choix. Le lendemain, la nation se réunit de nouveau, redressa le drapeau britannique, rétablit la tyrannie britannique, et fit rentrer les nobles dans le rang. Tous s’occupèrent aussitôt avec le zèle le plus actif de reconstituer les plants d’ignames dévastés et abandonnés, et de remettre en honneur les vieilles industries utiles, et la pratique salutaire et consolante des anciens exercices religieux. L’ex-empereur rendit le texte égaré de la loi sur la violation de propriété, expliquant qu’il l’avait dérobé non pour faire tort à qui que ce fût, mais pour servir ses projets politiques.

Le peuple en conséquence rétablit l’ancien magistrat dans ses fonctions et lui rendit ses biens confisqués.

Après réflexion, l’ex-empereur et le socialiste démocrate choisirent l’exil perpétuel des services religieux, de préférence aux travaux forcés à perpétuité « avec les services religieux à perpétuité », pour employer leur expression. Le peuple pensa dès lors que les malheurs de ces pauvres gens leur avaient troublé la raison, et l’on jugea prudent de les enfermer. Ainsi fit-on. Telle est l’histoire de « l’acquisition douteuse » de Pitcairn.

 

 

 

Mark TWAIN, La grande révolution de Pitcairn.

 

Traduit de l'américain par Gabriel de LAUTREC.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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