Jours heureux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Sigrid UNDSET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vacances d’automne

 

 

C’EST une honte ! dit Théa. Ici, on oblige tous les enfants à ramasser les pommes de terre, quelque temps qu’il fasse, et vous n’êtes même pas capables de désherber les allées du jardin !

 

C’était l’automne et les courtes vacances accordées aux écoliers pour qu’ils aident au ramassage des pommes de terre, n’avaient pas connu un seul jour sans pluie. Les enfants, inactifs, s’ennuyaient et devenaient grognons, cependant qu’autour de la ville grands et petits se penchaient sur les sillons détrempés, la tête couverte d’un sac pour se protéger de la pluie. Les reproches n’atteignaient guère Anders et Hans. Ils n’avaient pas le moindre goût pour le jardinage et moins encore l’envie de s’atteler aux travaux des champs : ils en connaissaient trop bien les difficultés et les fatigues par leurs camarades d’école, presque tous fils de paysans.

Quelle pluie... et dire qu’entre les vacances d’automne et celles de Noël il n’y aurait plus un seul jour de congé en dehors des dimanches !

Pour se distraire, Anders fit appel à ses souvenirs : il prétendit se rappeler qu’une année la neige était tombée si tôt qu’on avait chaussé les skis dès les « vacances de pommes de terre ». « Tu te rappelles, Maman, c’est l’année où je devais participer au concours de ski, à l’école. Au moment de partir, en me disant au revoir, tu as ôté l’écharpe qui m’emmitouflait et tu as découvert une superbe rougeole. Ce qui m’a valu d’aller droit au lit et de renoncer au concours. »

Maman dit que les souvenirs d’Anders n’étaient pas exacts, car la neige ne reste pas quand elle tombe si tôt et il n’est donc pas question de skier. Quant à l’histoire de la rougeole qui s’était déclarée dans la nuit précédant le concours de ski, Maman se souvenait fort bien qu’elle s’était produite en janvier.

De toute façon, il pleut toujours pendant les vacances d’automne.

Et il continua à pleuvoir, à pleuvoir : chaque jour les garçons rentraient trempés de l’école.

– Allez changer de vêtements, disait Maman, sans oublier les chaussettes.

– Ni les caleçons, ajoutait Théa qui pensait à tout.

Quitte à bougonner sans fin parce que la chambre des garçons était pleine de chaussettes, de chandails, de moufles, de sous-vêtements, gorgés d’eau. Il y en avait partout : sur le sol, les chaises, la table, sur les livres de classe, qui se couvraient de taches humides et de boue, et sécher tout cela au grenier n’était pas une mince affaire. Le départ pour l’école était une vraie comédie. Les garçons oubliaient généralement leurs imperméables, aussi Théa les guettait-elle au moment où ils partaient en courant, déjà en retard, pour leur faire enfiler leurs cirés. Ceux-ci étaient couverts de boue, il fallait les nettoyer d’un coup d’éponge avant de laisser filer les enfants qui, cette fois, étaient nettement en retard. Et les « retards-pour-cause-d’imperméable » s’ajoutaient à tous les autres, déjà trop fréquents !

 

En temps ordinaire, on entendait le grondement des cascades de la forêt depuis la fenêtre de la chambre du premier, mais au moment de la crue de printemps il semblait que la maison tout entière vibrait doucement et sans arrêt au fracas lointain des chutes. L’été venant, le bruissement s’atténuait, jusqu’à cesser totalement. La rivière ne retrouvait sa voix qu’après la pluie, quand soufflait le vent du Sud. En cette saison, les cascades faisaient de plus en plus de bruit. Un matin la vapeur d’eau commença à monter au-dessus de la gorge où s’engouffre la Cascade d’Enfer. Dès le lendemain, les sept chutes d’eau fumaient le long de la route qui va du sommet de la colline au pont de la Grand’Rue.

Un dimanche matin, il y eut une éclaircie et Maman proposa une promenade au bord de la rivière pour voir si les eaux avaient grossi, mais Anders s’était, de désespoir, plongé dans ses livres de mathématiques (le seul sujet scolaire qu’il jugeât digne d’intérêt) et avait commencé ses révisions pour les compositions de Noël. Hans, lui, ne trouvait pas de consolation dans les livres de classe. Il fut prêt tout de suite.

Avec Maman il escalada la palissade, au fond du jardin, puis ils prirent le sentier à travers champs. Le chemin était inondé, il fallait sauter de motte en motte. Chaque fois que Hans ratait son coup, il hurlait de plaisir, mais lorsqu’il arrivait que Maman, à son tour, perdît pied dans une flaque, Hans criait encore plus fort.

– Toi aussi, tu es trempée, Maman, tu vas te faire gronder par Théa...

Le soleil apparut un instant entre les nuages, il se refléta, tout doré, dans les mares, glissa le long des troncs nus et mouillés des bouleaux et des bois de sapins vert sombre. C’était bien joli, mais...

– Dis-donc, Hans, dans un mois ce sera la veille de Noël.

– Alors il faut vite commencer à me lire l’histoire qui raconte la naissance de Jésus.

En effet, Maman avait pris l’habitude, chaque année, avant Noël, de lire l’évangile de la Nativité au plus jeune de ses fils.

– Mais, Maman, au fond, tu dois la savoir par cœur, tu pourrais me la raconter maintenant, au lieu de me la lire quand je serai au lit. À la place tu choisirais un conte de fées...

Maman se réjouit de voir Hans à la fois si pieux et si... pratique. Aussi commença-t-elle son récit, Hans ayant glissé sa menotte dans la main de sa mère car ils avaient atteint la grand-route.

De toute façon, on y marchait mieux que sur le sentier à travers champs.

– ... Mais, il y avait des bergers qui gardaient leurs troupeaux pendant la nuit...

– Ils étaient saouls, interrompit Hans, attentif et ravi.

– Tu es fou, dit Maman suffoquée, mais non, ils n’étaient pas ivres, d’où te vient une idée pareille ? C’étaient de très braves gens, très pieux.

– Mais si, Maman, les gens qui couchent à la belle étoile sont toujours saouls.

Cette année-là, après la première guerre mondiale, on avait interdit les boissons alcoolisées en Norvège, et même les jeunes enfants s’intéressaient à la prohibition, trouvant ce sujet passionnant.

Avant que Maman n’ait repris le cours de son récit, Hans fit observer, méditatif :

– Ce fils prodigue dont nous avons lu l’histoire couchait aussi dehors, car il avait pris la mauvaise habitude de boire et de mal se conduire, tu t’en souviens, dis, Maman... Où donc allait-il chercher l’eau de vie, du reste ?... Ça devait être chez quelque pharisien... C’étaient eux, n’est-ce pas qui vendaient de l’alcool clandestin ?

– Non, bien au contraire, le plus fâcheux, chez les pharisiens, venait de ce qu’ils prenaient tout à la lettre.

– Oh, ils faisaient semblant, car s’ils se battaient constamment, c’est sûrement parce qu’ils distillaient et vendaient de l’alcool.

Hans ne se rendait pas bien compte que les évènements de l’histoire sainte dont on lui parlait à la leçon de catéchisme avaient eu lieu dans un lointain passé... Et le jour où le pasteur Sund avait raconté aux enfants qu’Adam et Ève avaient été chassés du Paradis, il avait été très surpris d’entendre Hans s’écrier : « Oh, c’est donc pour cela qu’elle a ouvert un salon de coiffure dans la grand-rue ». On venait, en effet, d’en inaugurer un, en ville, à l’enseigne d’ÈVE.

 

Ils étaient presque arrivés. Au-dessus de la forêt de sapins, la majestueuse colonne liquide d’un blanc jaunâtre jaillissait, avant de s’écrouler entre les rochers du Trou d’Enfer. L’écume projetée vers les promeneurs imprégnait très vite les vêtements.

Impossible de continuer la conversation. On ne s’entendait même pas parler, tant le bruit était assourdissant. Mais Hans poussait des cris sauvages devant ce spectacle qui le ravissait. La petite cabine de bains, dans l’étang situé au bas de la cascade, tournait en rond dans les flots jaunes et tumultueux et glissait lentement vers la prochaine chute d’eau. Puis, en cahotant, elle disparut dans le bouillonnement de l’écume blanche. Elle reparut un peu plus bas, à moitié démolie.

Hans courait le long du torrent, très excité par cette aventure.

Voilà bien les garçons ! songea Maman. Sous les sapins ruisselants poussait une forêt de champignons de souche d’un jaune brun et d’hydnes jaunes comme du pain. Des aiguilles de sapin et toutes sortes de saletés collaient à leurs chapeaux trempés et visqueux, mais cependant frais et jolis. Ils sentaient bon le terreau et la mousse. Maman et Hans en remplirent leurs bonnets.

 

– Maman a les jambes mouillées, je te le garantis, Théa. Elle est encore plus trempée que moi, commença Hans, d’un air de triomphe, quand Théa vint ouvrir la porte. Et Théa dit, de son air le plus décidé : « Ne vaudrait-il pas mieux que Madame monte se changer tout de suite... et que Madame n’oublie pas de changer de bas », cria-t-elle derrière eux.

Au dîner, on servit aux enfants leur plat préféré : du bacon roulé, frit jusqu’à en être croustillant et des champignons sautés dans la graisse. Anders, qui était sorti avec les chiens, déclara que le ciel était tout étoilé, enfin, il avait aperçu quelques étoiles. Peut-être gèlerait-il dans la nuit.

 

 

 

Premières neiges

 

 

MAIS, le lendemain matin, il faisait toujours le même temps, ou presque, car la pluie s’était transformée en une averse grise et sale de neige fondue. Dans le courant de la matinée de gros flocons tombèrent dru sur le sol. Le jardin devint tout blanc, les branches des arbres plièrent sous le poids de la neige mouillée.

Cela réconforta les enfants. Ils descendirent leurs skis du grenier et les portèrent dans leur chambre pour les graisser. Anders fit chauffer, à la cuisine, divers gobelets de fer blanc débordant d’enduits pour les skis. Toute la maison sentit le goudron et la térébenthine.

Le lendemain, le brouillard fut si épais qu’on ne voyait pas au-delà des plus proches bouleaux, les traces de neige se réduisant à quelques traînées d’eau épaisse et sale, au bord des allées.

Maman et Théa finissaient par en avoir assez de ce temps pourri.

Il était temps de penser aux préparatifs de Noël.

En Norvège, les gens fêtent Noël pendant treize jours. Et, pour n’avoir pas trop de travail au dernier moment, les maîtresses de maison et les servantes font la cuisine d’avance et confectionnent des gâteaux en quantité. Ainsi, elles ont des provisions pour les hôtes qui arrivent de loin, à l’improviste, et qu’il faut inviter à déjeuner ou à dîner. Cette année-là, Maman avait commandé un cochon entier, un gigot de mouton et la moitié d’un renne, car elle attendait beaucoup de monde pour Noël.

Il fait très froid, à cette époque, en. Norvège, et il suffit, pour conserver la viande crue, de la garder dans des tonneaux et des cuves remplis de neige. Mais s’il dégèle... il faut alors « faire revenir » la plupart des rôtis, saler et poivrer les autres. Il faut aussi faire cuire ou bouillir les saucisses et les boudins et les enfouir dans des terrines qu’on recouvre de graisse. Et il reste, en plus, le travail habituel de Noël : mettre les jambons dans la saumure, préparer une salaison avec un peu de sucre, pour les gigots, transformer la tête et les pieds de cochon en fromage de tête, faire cuire les gâteaux. Tout cela sans oublier la lessive et le nettoyage en grand de la maison.

Théa prit possession de la cuisine. Mari Moen vint faire la lessive. Mari habite en haut de la vallée. C’est une vieille femme très droite, de haute taille, avec un beau visage et des cheveux noirs striés de fils gris. Elle a la distinction tranquille de tant de paysannes norvégiennes, et tout le monde se réjouit à la maison de son arrivée.

Théa veille à ce que Mari ait les plats qu’elle aime pour dîner et, quand Anders revient de l’école, il l’aide à monter de la buanderie les corbeilles pleines de linge propre et à étendre la lessive dans la cour. Quand Mari est à la maison, Anders se souvient qu’il est éclaireur et il aide au ménage. Mais, s’il arrive qu’on lui rappelle qu’il a appris, dans sa patrouille, à griller un beefsteak, il se contente de menacer la famille de préparer lui-même le repas, un de ces jours... Ni Maman, ni Théa ne sont pressées d’expérimenter ses talents dans ce domaine.

Étendre le linge n’est rien, mais il faut qu’il soit sec avant Noël... Anders et Mari sont obligés de le porter au grenier.

Un matin, le brouillard se déchire. De blancs tourbillons s’enfuient à toute vitesse et un pâle soleil fait étinceler des milliers de gouttelettes sur les bouleaux autour de la maison. Les sombres collines boisées, qui entourent la petite ville, sont visibles pour la première fois, depuis des semaines. De l’autre côté de la grille du jardin, dans le pré de Lysgard, les chevaux arrachent des touffes d’herbe jaune et flétrie. Théa remonte du potager portant un plat rempli de feuilles de salades et, dans la rocaille, Hans découvre trois pensées fraîchement écloses. C’est très amusant, ce printemps insolite, mais, en Norvège, on préfère tout de même un autre temps à Noël. Tulla est grognon et agitée. Il est difficile de la distraire malgré le phono qui fonctionne toute la journée et qui joue des chants de Noël et des marches militaires. Ni Maman, ni Théa n’ont le temps de la promener ou de l’emmener en auto.

Pauvre petite Tulla ! Elle est malade depuis sa naissance et aucun médecin n’a pu découvrir ce dont elle souffre. À présent, elle a dix ans : trois ans de moins qu’Anders, trois ans de plus que Hans. Elle parle à peine et ne peut rien faire seule. Il faut toujours qu’on s’occupe d’elle.

C’est l’enfant chérie de toute la maison. Quand Maman sort de son cabinet de travail pour se reposer, elle prend Tulla sur ses genoux et lui chante des chansons. Théa la sert comme une petite princesse, les garçons lui construisent des maisons avec des cubes pour qu’elle ait le plaisir de les renverser car Tulla aime tout ce qui fait du bruit.

On dirait même que les chats, eux aussi, préfèrent Tulla. Dès qu’ils entrent au salon ils sautent sur son fauteuil. Sissi ne lui fait habituellement qu’une courte visite, mais Sissi est une beauté que tout le monde gâte. Son poil long et soyeux est noir, roux et blanc. C’est un personnage fort décidé. Elle inspire une peur bleue aux chiens Njord et Néri, et chasse du jardin, en un éclair, les chiens et les chats étrangers. Son propre fils Sisyphe ose à peine entrer dans la cuisine quand elle s’y trouve, car elle ne tolère pas qu’il jette un coup d’œil du côté où sont rangées les écuelles des chats. Sissi pense avoir la jouissance exclusive de la place la plus chaude sous le poêle, des coussins les plus moelleux du canapé. Si Tulla se permet de tirer les poils de Sissi – en agissant ainsi, Tulla ne se rend pas compte qu’elle tourmente les animaux – Sissi se contente de sauter à terre et de se cacher sous le poêle. Jamais elle n’a cherché à griffer Tulla, et pourtant, d’ordinaire, elle sort ses griffes à la moindre taquinerie.

Quand Tulla prend Sisyphe par la queue, le chat ferme tout simplement les yeux et couche ses oreilles en arrière ; quand elle le lâche, il lui saute de nouveau sur les genoux, s’y remet en boule et ronronne. On dirait qu’il aime être tourmenté par Tulla. Sans doute Sisyphe est-il le matou le plus indolent de la terre. Théa prétend qu’elle a vu une souris lui sauter devant le nez : Sisyphe s’est contenté de hérisser ses moustaches. Mais les garçons disent que, s’il permet à Tulla de faire ce qui lui plaît, c’est parce qu’il aime beaucoup Tulla.

Sissi appartient à Hans. On la lui a donnée, lorsqu’il n’était encore qu’un tout petit garçon, et il est terriblement fier, car tout le monde veut avoir un chaton de Sissi. Les petites chattes à trois couleurs : noir, blanc et roux et les petits matous roux et blanc, sont toujours retenus longtemps à l’avance. Sisyphe a été l’un de ces chatons promis avant leur naissance, mais en fin de compte les gens qui devaient le prendre n’en voulurent plus. Il était devenu si fort que personne n’eut le courage de le noyer. Du reste, c’est un très beau chat, roux foncé sur le dos et les flancs, blanc sur la poitrine et le ventre. Ses pattes sont blanches elles aussi. Mais comme il n’a pas de maître attitré à la maison où il est resté par hasard, il semble à tous beaucoup moins distingué que sa mère.

Les chiens appartiennent naturellement à Maman. Ils sont de la race des chiens de bergers norvégiens. On dirait presque des chiens-loups, mais ils sont plus petits, tout noirs avec une tache blanche sur la poitrine. Il n’y a pas de chiens plus intelligents ni plus fidèles, mais ils sont assez hargneux vis-à-vis des étrangers ; et quand on veut leur apprendre des tours de chiens savants, on se heurte à leur entêtement et à la haute idée qu’ils se font de la dignité d’un chien.

Njord a trois ans. Il est gai, plein d’entrain. Tout le monde dit que si Maman veut l’envoyer à l’exposition canine, au printemps, il obtiendra, à coup sûr, le premier prix.

Neri n’a que quatre mois et ne fait pas honneur à son magnifique pedigree. Il ne ressemble pas du tout à un chien de berger. Il est trop haut sur pattes, son poil est trop court et sa queue ne tirebouchonne pas selon les règles. Anders est fou de Neri. Lorsque le chien est arrivé de sa vallée natale, il était minuscule et pleurait lamentablement dans sa corbeille durant la nuit, car il était habitué à dormir, bien au chaud, au milieu de ses frères et sœurs, sous le ventre de sa mère. Convaincu que Neri avait froid, Anders prit le bébé-chien dans son lit. Neri, confortablement installé se mit à téter le doigt d’Anders et cela dura, jusqu’à ce qu’il fut habitué aux autres membres de la famille. Neri, lui-même se considère comme le chien d’Anders ; dans la maison, il trotte sur les talons du gosse, et l’on ne voit jamais l’un sans l’autre. Chaque fois que Sissi jure, souffle, ou lui donne un coup de patte sur le museau, quand il essaie, par jeu, de lui attraper la queue, Neri va se réfugier auprès d’Anders et lui raconte que la chatte lui fait des misères.

Personne ne comprend comment il se fait que Tulla devine toujours l’approche des jours de fête : son anniversaire, Noël, le dix-sept mai... Par exemple elle sait que ce sera bientôt Noël. Chaque année, à cette époque, Maman promène Tulla en traîneau dans la rue principale de la petite ville. D’une maison à l’autre, on a suspendu des branches de sapin, piquées de lampions de couleur, et, les boutiques offrent des vitrines brillamment illuminées.

Mais, cette année, il n’y a pas de neige : Tulla ne pourra pas faire sa promenade en traîneau et l’auto ne lui plaira pas autant. Elle est triste, pleurniche, et rien de ce que l’on tente pour lui rendre sa bonne humeur, ne parvient à la faire sourire.

 

 

 

On prépare noël

 

 

DÈS l’avant-veille de Noël, Théa et Maman ne quittent plus la cuisine. Le fromage de tête et les pieds de porc ont été mis au saloir. Les dernières boîtes de gâteaux, bien fermées, sont rangées dans le buffet.

Pour finir, Théa ouvre les fenêtres de la cuisine et de l’office afin d’en chasser les odeurs.

– Eh bien, Madame, je crois qu’il gèle maintenant. Elles vont sur le perron : les étoiles scintillent dans le ciel noir. Elles courent au jardin s’assurer qu’elles ne se trompent pas. Mais, oui, la boue durcit, le sol craque sous les pas. Njord, qui est sorti sur leurs talons, file comme un boulet de canon jusqu’au fond du jardin et aboie contre un ennemi imaginaire sur la route, joyeux, lui aussi, de voir enfin arriver l’hiver.

Le lendemain matin, tout est couvert de gelée blanche quand Maman prend l’auto pour aller en ville faire son marché. Hans et Tulla l’accompagnent. La place est envahie par les paysans qui vendent du bois, des arbres de Noël, des gerbes de blé et d’avoine. C’est Hans qui aide Maman à choisir le sapin et à trouver les plus grosses gerbes d’avoine aux grappes dorées.

En Norvège il est d’usage, dans toutes les maisons, de suspendre pour Noël, une de ces gerbes à la fenêtre.

Voici des milliers d’années, quand les hommes de l’âge de pierre apprirent à cultiver le blé en Norvège, ils croyaient que la puissance végétative du sol abandonnait la terre après la moisson et se réfugiait dans les derniers épis encore debout. En les fauchant, les moissonneurs capturaient cette force, aussi conservaient-ils soigneusement cette gerbe magique.

Au solstice d’hiver, quand la terre était prisonnière du froid et couverte de neige, quand la glace du lac faisait entendre, la nuit, ses craquements sinistres, que le gel fendait les arbres ; quand il faisait nuit durant vingt-quatre heures ou presque, et que seule apparaissait une faible lueur pendant les courts instants où le soleil, rouge de fièvre et sans éclat, se trouvait au-dessus des arbres, les hommes de l’âge de pierre suspendaient la dernière gerbe à leur demeure. La force qu’elle retenait prisonnière devait aider le soleil à retrouver chaleur et lumière, à triompher de l’hiver sinistre. Elle devait aussi rendre sa fécondité à la terre endormie et accorder aux hommes une nouvelle moisson.

Plus tard, les habitants de l’Asie répandirent l’histoire de dieux puissants dont dépendait la vie sur la terre et le destin des hommes. Le souverain du ciel s’appelait Ty ou encore Ull le rayonnant. Un autre dieu, le Seigneur Froy ou Baldr, veillait aux moissons et à la reproduction des espèces. Le plus grand et le meilleur des dieux c’était Thor : de son lourd marteau, il frappait les démons et les esprits méchants qui cherchent à nuire aux hommes. Thor recevait les serments de fidélité des jeunes époux et les engagements solennels qui scellent les accords et les contrats ; les trompeurs, les menteurs, les parjures étaient certains de tomber, un jour ou l’autre, entre les mains de Thor. Quand il passait sous la voûte du ciel, dans son chariot, le tonnerre grondait et la pluie tombait à flots. Sa femme, Sif, avait des cheveux d’or, on les voyait briller, parfois, à l’horizon avant l’orage ; celui-ci passé, c’était encore la chevelure de Sif qui éclairait et séchait la terre. Les hommes du Nord se mirent alors à croire aux déesses et aux dieux, mais ils continuèrent à suspendre les gerbes devant leurs demeures au moment du solstice d’hiver : ce qui pouvait passer pour un hommage à Sif. Et puis, les ancêtres l’avaient fait et tout le monde savait qu’ils s’étaient assuré des années de fertilité. Vint ensuite l’époque où les hommes du Nord s’en furent à toute voile vers les côtes d’Europe. Leur passage fut marqué par la destruction, l’incendie, le meurtre. Cependant, en Angleterre, en Irlande, en France, de vaillants rois prirent les armes et défendirent leurs pays contre les envahisseurs du Nord. Nombreux furent les Vikings qui succombèrent en terre étrangère. On ne pouvait, alors, les enterrer dans les tumuli de la patrie sous lesquels dormaient déjà leurs ancêtres, ni leur offrir les sacrifices dont dépendait leur paix après la mort.

Les Germains, eux, croyaient en un démon : Wotan, le furieux. Il chevauchait en tête du cortège des âmes en peine, quand les hurlements de la tempête troublaient les nuits et que les nuages se pourchassaient dans le ciel. Les Vikings adoptèrent Wotan, lui donnèrent le nom d’Odin, le dieu des Saxons, mais seuls les guerriers et quelques seigneurs l’adoraient. Le peuple qui peinait pour tirer, chaque jour, sa nourriture des champs et de la mer, resta fidèle à Thor, le dieu des paysans.

De jeunes princes revinrent d’Europe convertis au christianisme et pleins d’ardeur pour gagner tout le peuple au Christ. Le dernier d’entre eux, Olaf Haraldsson y parvint. Quand il fut tué, il avait fait de toute la Norvège un pays chrétien et on le vénère sous le nom de Saint Olaf... Mais les chrétiens de Norvège n’en suspendirent pas moins leurs gerbes de Noël. Ils prétendirent simplement que c’était une offrande aux petits oiseaux qui se risquent vers les hommes quand la neige s’amoncelle dans les montagnes et la forêt, et qu’ils ne trouvent plus à se nourrir. Les paysans norvégiens ont toujours aimé les bêtes : pendant la nuit de Noël, ils ont coutume de donner une ration supplémentaire de choix aux chevaux, aux vaches, aux chèvres et aux moutons : « Mange et bois, ma vache, notre Seigneur est né cette nuit. »

Depuis les temps les plus reculés de l’histoire, et jusqu’au jour où les Allemands ont attaqué notre pays et l’ont pillé, nous avons donné à Noël une gerbe de blé aux petits oiseaux, dans chacune de nos demeures.

Maman en achète toujours assez pour que l’on puisse garnir toutes les fenêtres de la maison. Quand Tulla est en possession de sa gerbe, elle oublie de regretter la partie de traîneau manquée et s’amuse de tout son cœur à regarder les oiseaux voler vers elle et s’enfuir en hâte.

 

 

 

Voici Noël

 

 

C’EST la veille de Noël qui est, en Norvège, le jour le plus solennel de l’année. Pour Anders et Hans, la fête commence dès le matin, au moment précis où le sapin est installé dans la grande salle et où Théa descend du grenier les boîtes de bougies, de guirlandes et autres garnitures. Les garçons s’affairent à emballer les cadeaux et à inscrire sur chaque paquet le nom du destinataire, tachant d’encre leurs doigts et leurs chandails pendant que Maman, au rez-de-chaussée, garnit l’arbre de Noël. De temps en temps les deux gamins trouvent un prétexte pour courir dans la pièce où elle se trouve : « Dis-donc, Maman, comment écrit-on ce nom ? et celui-là ? » En réalité, ils viennent jeter un coup d’œil sur le sapin et ses garnitures. Certaines sont fort anciennes. Les parents de Grand Papa ont donné à Grand Papa et Grand Maman le petit ange de porcelaine que l’on fixe au sommet de l’arbre. Maman avait alors un an, et c’était son premier arbre de Noël. Cette année, l’ange a une nouvelle robe et un ruban rose en guise de ceinture. Tous les ans on casse quelques objets et Maman achète des garnitures neuves. Anders est assez grand pour distinguer plusieurs séries : les très vieilles, les vieilles et... les neuves.

Sa besogne terminée, Théa fait les pains au lait. Lorsqu’ils sont sortis du four et rangés sur la table, ronds, bruns, énormes, garnis de raisins secs et d’oranges confites, toute la maisonnée va prendre le café dans la salle à manger, car on dînera tard.

Maman et Théa sont constamment obligées de se déranger. Les magasins livrent les dernières commandes et on apporte tant de fleurs que l’on ne sait plus où les mettre. Maman compare les cartes que portent les bouquets avec sa liste et court téléphoner au fleuriste : elle a oublié quelqu’un. Les Norvégiens s’envoient beaucoup de fleurs à Noël. Il faut aussi faire un cadeau à tous les garçons de course qui livrent les commandes et les gerbes. Anders s’offre à guetter le facteur pour lui donner, dès qu’il apparaîtra, l’enveloppe contenant l’argent de ses étrennes. Quand le gamin revient, il déclare qu’il fait très froid et « qu’il y a de la neige dans l’air » !

Les enfants ne sont pas très friands de riz au lait, de morue bouillie et de vin rouge. Mais on sert ce repas tous les ans, la veille de Noël, car Maman respecte les traditions de ses parents et son père a toujours mangé du poisson et du riz ce jour-là.

En diverses régions de Norvège, les gens ont gardé de l’époque catholique l’habitude de jeûner, bien que le pays soit protestant depuis quatre cents ans.

Mais de toute façon, c’est un dîner de fête. On porte ses plus beaux atours, on éteint l’électricité, car, Ce soir-là, ne doivent brûler que des flammes vivantes : dans tous les coins et recoins des bougies sont allumées.

Des fleurs et les vieux chandeliers d’argenterie garnissent la table. Théa a disposé tout autour une guirlande de branches de sapin et d’épis de blé. Le riz au lait, assaisonné de beaucoup de sucre, de cannelle et de beurre n’est pas aussi détestable que les enfants le déclarent. On y a caché une amande et qui la découvre dans sa portion sera heureux toute l’année. En réalité, il est plutôt d’usage que le gagnant reçoive un cadeau de Noël supplémentaire, mais le père de Maman estimait qu’il fallait apprendre aux enfants à avoir plus de plaisir à donner qu’à recevoir ; il avait donc décidé que celle de ses trois petites filles qui trouverait l’amande aurait le droit de distribuer ses cadeaux la première. Honnêtement, il est difficile de savoir si cette belle pensée avait eu grand succès auprès de Maman et de ses sœurs. Elle a donc décidé, trouvant un moyen terme, de prêter à l’amande une signification de bon augure.

 

Tulla est si heureuse qu’elle ne cesse de sourire. En la regardant, chacun se sent heureux « avec notre chérie » comme dit Hans. Tulla aime le riz au lait, mais ce qu’elle préfère encore c’est admirer les flammes des bougies qui vacillent quand elle souffle dessus.

Soudain, Tulla lève la tête, tend l’oreille et dit : « Ding, dong, ding, dong. » Elle entend, avant les autres, tinter les cloches de Noël. Chacun, verre en main, sort sur le perron.

Les grosses cloches sonnent à l’église de la ville, tout en bas, et le vent apporte le son de la clochette de la chapelle, de l’autre côté du lac. Le ciel est étoilé, les maisons des alentours scintillent de toutes leurs fenêtres, et, vers Vignesidden, de petites lumières apparaissent entre les arbres et la forêt.

Toute la famille reste un instant à les contempler, à prêter l’oreille... on trinque, en se souhaitant à la ronde un bon Noël, et on vide son verre de vin rouge. Hans avale le sien d’un trait, comme un remède : il est bien trop aigre à son gré, ce vin, mais Hans n’avouera jamais qu’il n’aime pas le vin rouge.

Voici l’heure, pour Maman, d’aller au salon allumer l’arbre : c’est alors que Noël sera vraiment Noël ! « Que c’est singulier, cette joie et cette solennité de Noël qui se renouvelle chaque année ! » se dit Maman. Un feu de grosses racines de pin résineuses flambe dans la vaste cheminée, jetant sa petite lueur rouge et dansante sur les murs de rondins que l’âge a brunis et rendus lisses comme de la soie. La flamme éclaire aussi les tableaux et les reliures anciennes aux ors fanés. Les lumières de l’arbre et celles des deux antiques lustres d’église se reflètent dans les vitres des fenêtres derrière lesquelles se pressent les ombres de la nuit ; la pièce est toute parfumée d’une bonne odeur de sapin, de cire chaude, de muguet et de jacinthe. Maman rapproche sa chaise de celle de Tulla, tandis qu’Anders lit à haute voix le récit de Noël. Il est interrompu au milieu de sa lecture par Néri qui pousse des gémissements et veut monter sur les genoux de son maître favori : ces bizarreries dans la conduite de la famille lui font peur. Les animaux domestiques détestent ce qui bouleverse leurs habitudes : les deux chats sont sortis dès le matin, car ce qui se passe dans la maison leur déplaît et Néri est inquiet. Njord, seul, est assis tout tranquille, devant la corbeille pleine de cadeaux de Noël et de temps à autre, en les regardant, il renifle d’un air d’envie. Il se souvient qu’aux fêtes précédentes, la corbeille contenait une grosse saucisse pour lui, et aujourd’hui, il en sent déjà le parfum.

Cette année, la corbeille n’est pas très pleine : les parents d’Oslo et de Stockholm apporteront eux-mêmes leurs cadeaux et Anders a déjà reçu des skis de compétition pour qu’ils soient bien fartés et prêts à servir dès la première neige. Le manteau de fourrure de Tulla et le traîneau suédois ne sont pas non plus des objets qu’on apporte au salon. Les garçons louchent du côté de la corbeille et se réjouissent d’offrir les cadeaux qu’ils ont préparés. Hans a ajouté trois petits Enfants Jésus dans la crèche, tout à fait semblables, pour Maman, Théa et Tulla, et Anders distribue les chefs d’œuvre exécutés pendant les cours de travaux manuels : une maisonnette pour les oiseaux, une étagère, un tabouret. Tous ces objets, fabriqués par Anders, sont vraiment réussis, et c’est étonnant, car habituellement le garçon est d’une maladresse insigne.

On a posé sur la table des coupes et des assiettes pleines de noix, de noisettes, de fruits et il y a aussi sept sortes de gâteaux, car les habitants du Gudbrandsdal ont pour coutume de faire sept gâteaux différents pour Noël. Maman verse de l’hydromel dans tous les verres. Personne n’aime cette boisson douce et gluante, mais, sans hydromel, ce ne serait pas Noël ! L’hydromel endort les enfants et Tulla ne proteste pas quand Théa la met au lit. Hans se pelotonne sur le canapé et fait un petit somme. Anders et Maman restent assis devant le poêle et regardent les bougies de l’arbre s’éteindre l’une après l’autre. Le feu n’est plus qu’un petit amas de braises qui jettent quelques étincelles et soupirent doucement.

Maman et Anders ont toujours aimé rester assis l’un près de l’autre sans rien dire.

 

À dix heures l’auto s’arrête devant la porte. C’est toujours Boë lui-même qui conduit la famille à la messe de minuit. Il dit que cela ne l’ennuie pas de travailler pendant la nuit de Noël, car il a des parents du côté de Hammar à qui il peut souhaiter d’heureuses fêtes, pendant que Maman et les garçons sont à l’église.

 

La chapelle de Saint Thorfinn, à Hammar, n’est qu’une des grandes salles de l’hôpital des religieuses. Cette nuit, elle resplendit sous les fleurs et la lumière. À gauche de l’autel se trouve la crèche. À Hammar, tout le monde est convaincu que cette crèche est la plus belle de toute la Norvège et, peut-être même, la plus belle du monde. Dans les angles, de jeunes sapins donnent l’illusion d’une vraie forêt norvégienne. L’étable est posée sur un tapis de mousse verte et de feuillage d’airelles, piqué de tulipes blanches, de jacinthes et de bégonias roses.

Toutes les familles de la paroisse ont envoyé des fleurs pour la crèche. L’étable est faite de troncs de bouleaux argentés, le toit est en paille. La mère Fulgentia s’est servie des paillons qui entourent les bouteilles de vin de messe. Mère Fulgentia sait tirer parti de tout avec tant d’astuce ! La grande étoile qui luit au-dessus de la crèche, éclaire Marie et Joseph agenouillés devant l’Enfant, ainsi que les bergers et bergères avec les moutons et les agneaux qu’ils apportent à Marie. On les croirait en vie.

– Il est vivant, dit la petite Aagot, à genoux à côté de Hans.

– Qui est vivant ? chuchote Hans, vivement intéressé.

– Mais, Jésus, voyons, j’ai vu bouger un peu l’un de ses pieds, – juste maintenant.

– Est-ce que tu as vu le bœuf qui remuait la tête ? demande Hans.

– Oh, pourvu qu’il ne fasse pas le méchant, qu’il ne donne pas un coup de corne à la Vierge !

– Bien sûr que non, il n’oserait pas. Maman et Mme Larsen font taire leurs enfants. Mais, sur le banc, devant eux, où sont assises les religieuses, mère Fulgentia s’est retournée, un doigt sur les lèvres. Elle sourit, et ses yeux ont le même éclat que les cierges. Les enfants lui rendent son sourire et cessent de chuchoter.

 

Après la messe, les paroissiens qui doivent faire une longue route pour rentrer chez eux sont invités à prendre le thé au parloir. Aagot et Hans parlent tous deux à la fois de ce qu’ils ont vu : pendant que Monseigneur célébrait la messe, la Vierge Marie cherchait à mieux couvrir l’Enfant Jésus, mais il gigotait et rejetait la couverture ; un des chiens des bergers s’était éloigné, flairant le sol, Saint Joseph l’avait caressé... Les enfants étaient sûrs d’avoir vraiment vu s’agiter les personnages de la crèche dans les jeux de lumière et d’ombre de la flamme mouvante des cierges.

Ils ajoutaient toujours de nouveaux détails, encouragés par les sœurs qui paraissaient avoir follement envie de rire et de poser mille questions. Mais il est contraire à la règle de l’ordre de parler entre les prières du soir et les matines, aussi sœur Rogata faisait-elle des signes et des mines si extraordinaires, en regardant les enfants, qu’ils ne purent s’empêcher d’aller vers elle et de se jeter dans ses bras. Sœur Rogata est tout particulièrement l’amie des petits. « C’est parce qu’elle n’est pas obligée de s’occuper d’eux à l’école », dit sèchement la mère principale. Sœur Rogata est infirmière à la salle d’opération de la clinique ophtalmologique.

 

Il est plus de minuit quand Maman et les garçons sortent du couvent. Boë les attend avec l’auto et, miracle des miracles... le trottoir est blanc, les toits des maisons sont blancs et sur les arbres apparaissent de fines stries blanches. La couche de neige est encore assez mince pour que tous les pas y laissent des empreintes sombres, mais c’est de la bonne neige. Les flocons, durs et compacts, tombent serrés ; dès que l’auto se met en marche ils viennent frapper le pare-brise avec un léger frémissement.

Les rues de Hammar sont désertes et silencieuses ; au delà de la ville, la route promène, parmi la masse sombre des bois, un long ruban noir et blanc, brillant sous les phares. Les prés, les sapins, les petites maisons endormies se succèdent, éclairés tour à tour. « Ce qu’il y a de plus chic, disent les garçons, c’est de penser qu’on est en train de courir les routes, tandis que tous les autres gens, alentour, dorment du sommeil du juste dans leurs cabanes autour du lac. »

Soudain, un magnifique élan sort du bois de Veldre, court au-devant de l’auto, et vient si près que chaque poil de son rude pelage brun, et chaque ramification de ses bois apparaissent à la lumière. Mais quand Maman se retourne pour dire aux garçons de regarder par la vitre... ils dorment d’un sommeil de plomb.

Les gros flocons mous et humides viennent frapper, toujours plus drus, le pare-brise.

 

Théa est debout à la porte qu’elle a ouverte en grand ; au bruit, les chiens ont reconnu l’auto de Boë bien avant que personne ait pu la voir sur la route située en contrebas. Ils se précipitent à la rencontre des arrivants : ils aboient, et, dans leur allégresse, se roulent dans tout ce blanc et se gorgent de neige. Les enfants, lourds de sommeil, descendent et voient que, cette fois, Noël est réellement venu. Ils en éprouvent une émotion presque solennelle en s’installant à la table garnie des plus délicieuses friandises.

 

Comment appeler ce repas : souper ou déjeuner ? Dans les villages où l’on respecte tous les vieux usages, on mange une bouchée du cochon de Noël et de chacun des plats préparés pour la fête, entre minuit et le petit matin. C’est pourquoi Théa apporte le fromage de tête, le jambon, la langue de renne fumée, le pâté de foie. Hans, lui-même, à qui on ne permet pas encore le café, s’en voit octroyer une petite tasse et trois gouttes d’eau de vie, pour trinquer et souhaiter un bon Noël.

Njord et Néri, eux, ne dorment pas. Njord ne cesse de faire le beau pendant que Maman soupe. Néri est sur les genoux d’Anders et se sert, sans vergogne, dans son assiette. Seuls, des chiens très mal élevés prennent de pareilles libertés, naturellement... mais, par malheur, nos chiens n’ont pas reçu une bonne éducation, et puis, la veille de Noël, on peut permettre bien des choses.

Seule, Tulla n’est pas dans la salle à manger. Il valait mieux ne pas la réveiller. Demain matin, alors que les autres dormiront encore au fond de leur lit, Tulla, assise à la fenêtre, ne se lassera pas de regarder le grand drapeau se déployer, se replier autour de la hampe et claquer au vent. La croix bleue et blanche sur fond rouge apparaît et disparaît comme une chose vivante. Même par temps calme, quand le drapeau pend, immobile, Tulla attend patiemment qu’il recommence à flotter.

En Norvège, il est d’usage de fêter Noël dans l’intimité familiale. Les réunions mondaines s’interrompent, les représentations théâtrales et cinématographiques également. Les skieurs qui courent les routes par milliers, radieux devant cette première neige de l’année, consacrent quelques heures à leur famille. Les jeunes gens habitués aux plus audacieux parcours sur les pentes dangereuses, font une petite glissade paisible avec leur mère ou même leur Grand-Mère. Les pères de famille qui, d’ordinaire, partent chaque week-end dans quelque chalet montagnard éloigné, se contentent de petits tours dans les prés, en compagnie de leurs plus jeunes enfants : gamins ou fillettes qui ont trouvé leurs premiers skis, la veille, sous l’arbre de Noël et qui les étrennent aujourd’hui.

 

 

 

Une piste en velours

 

 

ANDERS arrive en retard pour déjeuner. Ses joues sont écarlates, ses cheveux mouillés, ses yeux étincelants : Anders est frémissant de joie. Il est allé au chalet du Nord : « Trois heures de montée, une demi-heure de descente. Une piste en velours, Maman ! » Maman n’en doute pas. À partir d’aujourd’hui, et jusqu’à la fonte de la dernière neige, Anders ne pensera plus qu’à ses skis. Il s’entraînera pendant ses heures de liberté et chaque dimanche disparaîtra dans un camion plein de gamins qui participent à des courses et des concours de sauts dans le haut de la vallée, ou le long du lac. Jusqu’ici, Anders n’a encore obtenu aucun prix digne qu’on en parle : il est trop mince, trop léger, pour se ranger parmi les bons skieurs, même ceux de son âge. Mais il a du style, disent les connaisseurs et il travaille dur. Avec le temps, et en prenant du poids, il arrivera. Évidemment ces exercices nuisent au travail scolaire. Mais Maman est faible sur ce point-là, comme la plupart des norvégiennes. Elle serait très fâchée que les notes d’Anders fussent mauvaises, mais excessivement fière de son fils, s’il devenait champion de ski. Elle colle secrètement dans un cahier tous les entrefilets de journaux où figure le nom d’Anders, même s’il est cité tout au bout de la liste.

Hans, lui, n’a pas le moindre amour-propre dans ce domaine. Il aime emporter des provisions succulentes dans son sac de montagne, et grimper avec ses amis, Ole Henrik et Magne, jusqu’à un petit chalet où ils trouvent du café et de la limonade, puis il descend quelque pente raide. Mais « sauter pour que les gens alignés le long de la piste ouvrent des yeux ronds en me regardant, moi je trouve ça bête », dit Hans.

Le lendemain de Noël, toute la maisonnée se lève de bonne heure, car les invités doivent arriver à midi par le train d’Oslo. En dépit de la besogne abattue par Maman et Théa pour mettre la maison en état, il reste encore beaucoup à faire ou à modifier au dernier moment.

Boë va chercher les voyageurs avec deux taxis. Maman et Tulla prennent place dans le premier. Anders et Hans trônent, seuls, dans le second. Avant d’arriver à la gare, ils ont réussi à se brouiller à mort. Anders veut à toute force faire l’éducation de Hans. Mais Hans, en règle générale, déteste qu’on s’occupe de son éducation et il est fou furieux de cette brusque lubie de son frère qui lui fait des observations bien senties.

Cette fois, ils se sont fâchés à cause de Brit. « Anders a vraiment bien besoin de me dire de ne pas taquiner Brit. Comme si je n’étais pas son oncle, moi aussi. »

 

La place de la gare est encombrée par les omnibus et les autos des hôtels et des maisons de repos des environs, ainsi que par les traîneaux des divers domaines. Les quais sont noirs de monde : une moitié de la ville est à la gare pour recevoir ses invités, l’autre moitié ayant déjà reçu les siens avant Noël. Il n’y a presque plus de place dans les maisons de repos, et pourtant on attend encore des retardataires. Des Danois viennent faire du ski pendant les vacances : on les reconnaît à un kilomètre à les voir se promener dans la grand-rue. Ils parlent haut, s’interpellent, rient et sont vêtus de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ils portent des culottes bleues, rouges, jaunes, des chandails rayés ou à fleurs. Au milieu du trottoir ils s’appuient sur d’énormes alpenstocks ou sur des bâtons de ski. Malgré cette allure d’« amateurs » beaucoup d’entre eux sont des skieurs d’une surprenante adresse. Les moins habiles roulent, sans souci, au bas des pentes, gais comme des pinsons.

Le train a plus d’une heure de retard, annonce le chef de gare. Les trains supplémentaires, la surabondance des voyageurs et la neige amassée sur les voies ont gêné la circulation, comme chaque année Mais on ne s’ennuie.pas, à la gare. Maman salue des connaissances d’Oslo et ses relations de la ville. On échange des souhaits et on se propose de se réunir quelque jour pendant les fêtes. Anders et Hans oublient de se disputer : ils projettent des courses à ski avec leurs amis et invitent les petites filles à diverses danses au Bal de la Banque qui aura lieu le 2 janvier.

La neige recommence à tomber, transformant chacun en bonhomme de neige. Au buffet de la gare, la neige fondue inonde le plancher, car on entre dans la salle pour tromper son impatience en buvant une tasse de café, puis on se précipite à nouveau sur le quai pour attendre le train.

Dans les tourbillons de neige, on ne l’entend pas venir et on ne le voit pas avant qu’il soit entré en gare. Anders et Hans bousculent la foule pour être les premiers à dire bonjour à Grand-Mère. Ils lui ont déjà fait signe depuis le quai. Mais, voilà Néri qui se précipite dans les jambes d’Anders et, dans un tourbillon de neige, Njord et le ratier de l’hôtel Victoria se livrent un combat acharné à grand renfort d’aboiements sauvages. Maman et le portier de l’hôtel se jettent sur les combattants pour les séparer. Dieu sait comment les chiens sont parvenus à quitter la maison et à faire cette longue course jusqu’à la gare !

 

Pendant que Maman et Anders enfermaient les bêtes dans les voitures, Hans, fier comme un paon, arrive en tête du cortège des invités qu’il a accueillis, seul, dans la fourmilière du quai.

Hans veut s’asseoir à côté de Grand-Mère dans le taxi où Maman et Tulla sont déjà installées. Il veut aussi faire monter Gunhild et Brit : naturellement, la querelle reprend entre les deux garçons, car Anders, sans aucun égard, enlève Brit et l’emporte dans l’autre voiture, puis s’arrange pour y faire monter aussi la petite Signe et Ulla.

Boë, le parrain et la tante Signe ont fort à faire pour caser les skis sur le toit des voitures. Aujourd’hui tous les véhicules sont hérissés de skis et de bâtons. Les deux jumelles Siri Kari et Anne Lotte, sont pâles : elles sont toujours malades en voyage. Elles n’arrivent pas à savoir si elles ont envie de monter en voiture avec leur mère ou leur Grand-Mère.

Enfin tout le monde est casé, d’une manière ou d’une autre, et Boë peut enfin démarrer. Il est presque l’heure de se mettre à table pour dîner quand on arrive à la maison, mais Théa a quand même servi le thé dans la grand-salle, car les convenances exigent que l’on offre une tasse de thé à Grand-Mère dès qu’elle a franchi le seuil. Aussi Théa repousse-t-elle le dîner d’une heure, car elle sait qu’on a beaucoup de choses à se dire. Chacun a tant à raconter, tant de questions à poser ! Les enfants espèrent que les cadeaux de Noël vont être distribués tout de suite, mais Maman refuse : « Vous attendrez jusqu’après le dîner. Nous sommes si nombreux, on n’en finirait pas. »

Grand-Mère a passé presque toutes les vacances d’été ici, mais il y a un an que la famille d’Oslo n’est pas venue au complet : tante Signe, la sœur de Maman, et son mari, qu’on appelle parrain parce que c’est le parrain d’Anders, avec leurs trois petites filles. Cette année, ils ont amené Ulla qui vient de Stockholm. C’est la fille d’une sœur de Maman mariée en Suède. Les garçons n’ont pas revu leur demi-sœur Gunhild depuis le temps où sa fille Brit n’était qu’une toute petite fille marchant à peine. Aujourd’hui Brit a plus de deux ans, elle court partout et sait dire tout ce qu’il faut... et bien plus encore. Anders et Hans sont conscients de leur importance d’oncles et disposés à admirer leur nièce au-delà de toute mesure. Brit n’a pas peur des deux chiens qui ont un air sauvage et font un vacarme assourdissant. Njord juge nécessaire de témoigner à Grand-Mère sa joie de la retrouver : dans son enthousiasme il manque de la renverser, aboyant à la vue des autres visiteurs qu’il connaît moins bien, pour faire comprendre qu’on lui doit le respect. Tant d’enfants dans la maison, cela peut devenir gênant : peut-être voudront-ils le caresser, le serrer dans leurs bras et ne le laisseront-ils jamais en paix ! Il ne faut pas abuser des bonnes choses, se dit Njord. Neri court comme un fou de l’un à l’autre essayant d’imiter Njord. Mais quand Brit agrippe à deux mains le poil hirsute de Njord, le chien, indigné, se secoue pour se dégager, va se réfugier sous le canapé du cabinet de travail et Neri saute sur les genoux de Maman.

 

 

 

Équipée en montagne

 

 

THÉA a garni la table de branches de sapin, de bougies et de fleurs, sans oublier un monceau de bonnes choses. Dans le tas de neige, près de la porte d’entrée, on a mis à rafraîchir de la bière et le vieux carafon d’eau de vie qui vient de la maison des arrière-grands-parents – car parrain tient absolument à boire glacé son petit verre de Noël. En attendant que Théa descende avec Tulla et que Gunhild ait terminé la toilette matinale de Brit, les enfants mangent des petits fours et croquent des noisettes.

 

Pendant les fêtes, les coupes de cuivre pleines de noix, de noisettes et de fruits, et le vieux plat à gâteaux restent en permanence sur la table à côté du poêle. Théa les remplit au fur et à mesure que les enfants les vident.

 

Mais on appelle Anders au téléphone. Il revient en courant.

– Maman, voudrais-tu préparer mon sac de montagne. Il me faut des provisions pour 24 heures au moins. On m’a téléphoné de l’hôtel Verdseter. Deux Danois se sont égarés, on demande des éclaireurs pour accompagner la caravane de secours. Les Danois sont sortis hier au crépuscule, disant qu’ils ne feraient qu’un petit tour d’une heure. Ils ne sont pas revenus. Il y avait du brouillard et une tempête de neige, hier, dans la montagne. C’est bien d’un Danois, une invention pareille !

Grand-Mère, qui est Danoise, veut protester, mais Anders l’arrête d’un geste. « Nous en reparlerons à mon retour, Grand-Maman, veux-tu ? Mais tu serais bien gentille de me prêter ta lampe de poche, les piles sont grillées dans les miennes. »

Là encore, Grand-Mère n’est pas d’accord : il lui est impossible de se passer de sa lampe de poche, car elle se réveille la nuit de temps en temps et elle aime savoir l’heure qu’il est.

– Grand-Mère, maman te donnera une bougie et des allumettes, moi il me faut une lampe de poche. Grand-Mère s’en va aussitôt chercher sa précieuse lampe.

– Maman, permets-moi aussi de prendre les deux bouteilles thermos pleines de café et un peu d’alcool pour le cas où nous les trouverions. Mais dépêchez-vous, l’auto va être là d’un instant à l’autre. »

Anders est équipé, il a ses skis, son sac, quand le camion s’arrête devant la porte. Maman accompagne son fils jusqu’à la voiture. Tous les autres garçons qu’elle y aperçoit sont plus âgés qu’Anders. Ce sont, pour la plupart, presque des adultes.

– Je sais bien que tu as l’habitude de la montagne, Anders. Et je peux compter, n’est-ce pas, que tu feras attention et que tu ne t’écarteras pas ? La neige tombe avec une telle violence qu’on ne voit pas plus loin qu’une longueur de ski.

– Mais oui, mais oui, petite mère – quand Anders pense que sa mère n’est pas raisonnable, il l’appelle « petite mère » – tu comprends, je ne rentrerai peut-être pas ce soir, mais je dirai à l’hôtel qu’on téléphone dès que ces Danois auront été retrouvés. Et d’ailleurs, Maman, – Anders s’en souvient tout à coup –, la mère de l’un d’entre eux doit être en route pour venir te voir. On m’a prié de te le dire. C’est une dame que tu connais. Elle écrit, je crois...

– Sais-tu comment elle s’appelle ? Les gens de l’hôtel ne t’ont pas dit son nom ?

– Si, mais je ne m’en souviens pas. Svane 1, peut-être, ou plutôt Bjorn 2. C’est un nom d’animal en tout cas. Au revoir, Maman.

Dans la salle à manger, on se met à table et tante Signe essaie de faire régner un peu de calme. Grand-Mère n’est pas contente : à son avis, Anders est bien trop jeune pour faire partie d’une caravane de secours et puis, qu’ont donc les Norvégiens à toujours taper sur les Danois ?

Parrain riposte que, lui, ne tape pas constamment sur les Danois, mais qu’il est tout de même fâché contre eux et contre les étrangers qui font leur numéro de disparition subite à chacune des vacances de Noël, soit dans un hôtel, soit dans l’autre. Pourquoi n’écoutent-ils pas le personnel qui s’efforce de leur faire comprendre qu’il ne faut pas se risquer à faire de « petites promenades » dans le brouillard et la tempête de neige ? Des bûcherons, des paysans sont alors obligés de planter-là leur travail, pendant des jours entiers parfois, pour rechercher les touristes égarés dans les replis et les immenses champs de neige de la montagne vallonnée, escarpée sur plusieurs lieues. On devrait, au moins, afficher dans les hôtels une note avertissant les touristes imprudents qu’ils auraient à dédommager chacun des hommes de la caravane de secours des heures de travail perdues.

Maman est du même avis. Ce serait justice ! Mais on ne le fera jamais. En Norvège, depuis toujours, si quelqu’un s’égare dans les bois ou la montagne, on quitte sa maison et on part à la recherche du disparu jusqu’à ce qu’il soit retrouvé : mort ou vif. Mais, au moins lorsque les gens du pays se perdent ainsi, c’est au cours de randonnées utiles : qu’ils soient allés aux chalets, à la chasse, à la pêche, ou qu’ils se soient rendus pour leurs affaires, dans un village de l’autre côté de la montagne.

Maman finit à peine de déjeuner quand Théa vient annoncer : « Une dame demande Madame. Dois-je la faire entrer au salon ? »

Maman n’a pas le temps d’ouvrir la porte qu’une dame à cheveux jaunes, vêtue d’un costume de sport orange, se précipite dans ses bras. Le visage de la dame, rouge et gonflé par les larmes, est impossible à reconnaître. Elle ne cesse de sangloter, Maman essaie de la calmer un peu.

– On les retrouvera, voyons. On retrouve toujours les gens égarés. Et la température de la nuit n’a pas été assez basse pour présenter un danger quelconque. Partout, dans la montagne, on rencontre des chalets et des cabanes. Peut-être ont-ils découvert un abri dès hier soir. Les choses auraient pu être pires, bien pires...

La glace des lacs de montagne n’est pas solide du tout. Par un temps pareil et sur un terrain aussi accidenté, on ne voit pas à trois pas devant soi. Mais Maman ne dit pas ces choses, elle console la dame, et brusquement se dit qu’elle doit être en présence de Mme Jytte Hjorth, rencontrée à quelque congrès à Copenhague.

Mme Hjorth faisait en Norvège un voyage avec son fils (qui venait de terminer ses études de médecine) et ils pensaient tous deux prendre un vrai repos à l’occasion des fêtes : Egil avait passé très brillamment ses examens et se sentait fatigué. La veille, il était allé se promener avec un ami.

Et Mme Hjorth se remet à pleurer à chaudes larmes. Elle est veuve et n’a que ce fils.

Maman fait faire du feu dans la cheminée et installe Mme Hjorth dans un bon fauteuil devant les flammes. Une tasse de café chaud et une assiettée de sandwiches appétissants contribuent à rendre un peu de calme à la pauvre dame qui, trop inquiète, n’a pas avalé une bouchée depuis l’après-midi de la veille. Tante Signe téléphone toutes les demi-heures à l’hôtel. On ne sait encore rien de nouveau sur le sort du Dr Hjorth et de son camarade, mais le brouillard s’est entièrement levé sur la montagne et le sol commence à geler. Cela facilitera beaucoup les recherches.

Dans la vallée, il neige plus que jamais et la brume est épaisse. Il fait sombre et triste dans la pièce, bien que Maman ait allumé les bougies.

Mme Hjorth n’y tient plus. Elle veut remonter à l’hôtel, et insiste pour que Maman l’accompagne. Maman est sur le point d’accepter, car elle n’est pas trop tranquille sur le sort d’Anders, mais tous les enfants poussent des hurlements de protestation lorsqu’elle annonce son départ. Le surlendemain de Noël ! alors que, pour la première fois depuis un an, tout le monde est réuni ! C’est le plus grand de tous les jours de fête, le plus important peut-être de l’année.

Le dîner est somptueux et, après le repas, on rallume l’arbre de Noël. Tous les petits-enfants de Grand-Mère, à l’exception d’Anders et du petit frère d’Ulla, qui est à Stockholm, sont réunis autour d’elle. Et pour finir, quand les enfants seront déshabillés et prêts à se mettre au lit, ils viendront retrouver Maman dans sa chambre. On leur permet de sauter et de jouer à cœur joie en chemise de nuit, jusqu’à ce que Maman allume les cierges devant la jolie petite crèche de Hans et se mette à raconter des histoires.

Si Maman s’en va, Anders absent ! ce n’est plus une fête du tout.

Tante Signe promet qu’avec l’aide de Théa, elle remplacera Maman de son mieux. Et puis Grand-Mère est là ! Les enfants adorent Grand-Mère : elle est si menue, si gracieuse avec ses cheveux blancs, son étroit et fin visage. Elle ne câline jamais les enfants, mais leur parle comme s’ils avaient son âge. Aussi chacun à part soi est convaincu d’être son préféré. C’est vrai, Grand-Mère est là ! Tout ira bien, Maman peut partir.

L’atmosphère manque d’entrain aujourd’hui, au petit hôtel de montagne. Les dames font cercle au salon, tricotent, essaient de lire ou de faire des réussites, mais elles sont agitées, se lèvent, tournent en rond autour de la pièce, vont interroger, pour la centième fois, M. Nesheim, le propriétaire. Tous les hommes sont naturellement partis à la recherche des disparus.

– Je ne serais pas étonné, dit M. Nesheim, s’il nous fallait organiser une nouvelle caravane au secours de l’un de ces braves gens, après avoir retrouvé les deux Danois.

Maman passe la nuit près de Mme Hjorth, elle dort quand Mme Hjorth s’endort et l’écoute parler quand elle est éveillée. Entre temps, elle se demande où est Anders et s’il ne lui est pas arrivé quelque chose. À 9 heures, le lendemain matin, M. Nesheim vient réveiller les deux dames.

– Eh bien, Madame Hjorth, tranquillisez-vous, votre fils sera ici dans deux heures. On les a retrouvés au bout du lac de Krok. Le Dr Hjorth est en parfait état, mais M. Petresen est blessé au pied : il a fallu le ramener sur un traîneau de fortune fait avec des skis.

– J’oubliais de vous dire, fait M. Nesheim, en se tournant vers Maman, et sans cesser de répondre aux mille et une questions de Mme Hjorth, Anders est en bas, dans la salle à manger.

Anders lève les yeux de dessus l’assiette de « bacon and eggs » qu’il est en train d’engloutir. Il dit, d’un air extraordinairement détaché, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle : « Tiens, te voilà, Maman ? Ah vraiment, tu as passé la nuit ici ? Mais non, je ne suis pas du tout fatigué. On a exploré la faille où passe le ruisseau de Djupsjö, tu sais bien, et on a fait le tour du lac. On est entré dans les cabanes et les chalets, tout autour. À la fin on est entrés dans la cabane de Ramstad, Nils et moi, avec deux types de l’hôtel, un Danois, très chic du reste et qui sait skier, je t’en réponds, et un Suédois. Nils et moi, nous leur avons fait comprendre que cela ne servirait à rien de se trimballer dans la montagne toute la nuit, puisque nous avions fouillé toutes les maisons autour du lac. On s’est donc couchés pour dormir un peu et recommencer les recherches du côté de Hynna, dès le matin. Alors Asen s’est amené, de très bonne heure, et nous a annoncé que les autres étaient retrouvés. C’est le groupe d’Asen qui les a découverts.

Et, soudain, le gamin jette son masque de supériorité tranquille : « Et puis, tu sais, Maman, on a pu s’en aller tous les deux avec Asen depuis la cabane de Ramstad, jusque tout en haut du côté de Reina. C’est raide par là, on descend tout droit dans un creux, et puis il y a encore un petit sommet. Alors Asen nous a laissés, naturellement. Mais on a tenu le coup pour le suivre, pendant trois quarts d’heure. C’est un as, ce bonhomme-là. »

Johan Asen, le bûcheron de Asmark, skieur célèbre des courses de fond, vainqueur de tous les concours dans le pays et à l’étranger, est l’idéal et le modèle de tous les garçons. Les deux éclaireurs, auxquels il a permis de le suivre pendant trois quarts d’heure, trouvent que cette expédition, à la recherche de deux Danois est une aventure des plus réussies. Asen a dit que le docteur, le fils de la dame que tu connais, est un type raisonnable. En s’apercevant qu’ils étaient perdus, il a insisté pour que lui et son compagnon creusent des trous dans la neige et s’y enfoncent jusqu’au jour. Mais l’autre, son ami, a voulu chercher de l’eau, car ils entendaient couler un ruisseau dans la neige tout près de l’endroit où ils se trouvaient. Et alors, il a glissé sur des pierres et s’est cassé la cheville...

– Non, je ne suis pas fatigué, Maman ! Pourquoi serais-je fatigué ?

Pourtant, Anders est disposé à prendre l’auto. Ils sont tous les trois sur le terre-plein, les garçons fixant leurs skis sur la voiture, quand un jeune homme, à ski, file devant eux.

C’est presque un gamin, aux membres grêles, les cheveux très blonds, le teint hâlé, avec de petits yeux clairs et perçants.

– Merci pour votre compagnie, dit-il.

Il parle d’une voix douce et basse, et fait un signe de tête amical aux garçons.

– Merci à vous. C’était Johan Asen... chuchote Anders, et son visage est illuminé d’orgueil.

Nils s’assied à côté du chauffeur et Anders grimpe dans le fond de l’auto, à côté de sa mère. À peine la voiture s’est-elle mise en route que la tête d’Anders tombe sur la poitrine de Maman. Il dort. Maman jette un regard du côté de Nils. Nits se recroqueville de plus en plus, sa tête dodeline, penche. Le chauffeur sourit avec bienveillance : « Éreintés, les gosses ! » Maman entoure de ses bras son grand garçon, pour qu’il puisse appuyer commodément sa ‘ tête contre son épaule, et les deux éclaireurs reviennent endormis de leur première expédition de secours dans la montagne.

Et puis, les jours de vacances défilent, gorgés de plaisirs et de réjouissances. Tout est parfait... sauf le calme et l’ordre dans la maison.

Tous les matins, c’est le même branle-bas général. On se croirait au temps de la destruction de Jérusalem. Rassembler la bande des enfants pour le petit déjeuner n’est pas une mince affaire, et l’on met plus de temps encore à dénicher les moins mouillés des tricots qui sèchent dans toutes les pièces. Régulièrement, aussi, un des membres de la jeune classe s’attarde dans quelque coin pour croquer des noisettes ou manger des gâteaux, et il faut le rappeler à l’ordre. Toutes les grandes personnes sont épuisées et de mauvaise humeur – quoiqu’enchantées dans le fond – bien avant que les enfants ne soient enfin dehors.

Anders a tracé, sur la pente qui va de la maison au potager, une belle piste de ski, parfaitement adaptée aux exercices des tout-petits. Il a construit aussi deux tremplins de saut : l’un minuscule, l’autre un peu plus grand. Une foule d’amis de Hans et d’amies que les cousines se sont faites, lors de leurs précédents séjours, s’exercent sur cette pente, du matin au soir. À tout instant un des enfants vient quémander « un peu d’eau » à la cuisine, ce qui signifie une part de gâteau et de la limonade. Théa se fâche parce qu’on la dérange pendant la préparation du dîner. Ingeborg, la femme de chambre, et Mari, qui vient chaque jour aider Ingeborg à repasser et raccommoder les vêtements des enfants, se plaignent de ce tapage perpétuel. Mais la jeune troupe se soucie comme d’une guigne des gronderies des grandes personnes. En fin de compte... ils font la loi.

Le plus souvent, Anders disparaît entre les repas. Il dit que les autres enfants sont trop jeunes pour lui. Il s’en va faire du ski avec ses camarades en d’autres lieux. Mais il suffit que Brit trottine et roule dans la neige, pareille à une petite boule de neige dans son manteau de chèvre blanche, pour qu’Anders descende la « pente des bébés » avec Brit assise, devant lui, sur ses skis.

Un jour, il découvre, dans un recoin du grenier, une paire de skis lilliputiens, les premiers skis qu’on lui ait offerts quand il avait deux ans.

Pendant des heures, il s’occupe avec ardeur à « faire l’éducation » de sa nièce. Il la fait glisser et glisser encore sur la pente. Il la ramasse quand elle tombe, lui fait rechausser ses skis, chaque fois qu’elle les perd, et fronce les sourcils d’un air sévère quand elle pleure parce que la neige lui entre dans les manches.

– Fi, mademoiselle, moi qui te prenais pour une courageuse petite Norvégienne !

Mais le lendemain, Anders est tout disposé à céder à qui voudra le prendre le rôle de professeur de ski de Brit.

Hans et les cousines se disputent :

– N’oubliez pas que Brit est ma nièce, dit Hans d’un ton supérieur. Vous n’êtes tout de même pas les oncles de Brit.

– Oncle, toi ! s’écrient Sigrid et Charlotte, ravies. Mais alors, il lui faut aussi des tantes ? Pas vrai, Brit, veux-tu que nous soyons tes tantes ?

– Pauv’tite tante Tulla, soupire Brit, hochant la tête. Sa mère lui a appris ces mots pour dire bonjour ou bonsoir à Tulla.

– Vous voyez ! triomphe Hans. Brit sait fort bien que c’est Tulla sa vraie tante.

Brit, si petite qu’elle soit, est terriblement coquette. Elle devine que Hans est jaloux chaque fois qu’elle semble préférer l’aide de Charlotte ou de Sigrid. Mais lorsque Hans s’en va avec la petite Signe et Ulla, elle plante là les deux filles et exige que son « oncle » s’occupe d’elle.

– Ne veux-tu pas dire bonjour à ce « vieux parrain, Brit » ? lui dit parrain, un matin.

Depuis, Brit crie « vieux parrain, vieux parrain » chaque fois qu’elle aperçoit parrain.

Grand-Mère est la seule personne à qui Brit manifeste quelque respect, cela depuis que Grand-Mère lui a tapé sur les doigts, un jour qu’elle avait semé toutes ses coquilles de noix sur le sol, les chaises et les pots de fleurs. Brit ne bouge plus, dès que Grand-Mère la regarde. Pourtant, lorsque Grand-Mère est en train de lire ou de broder, Brit ne peut se retenir d’aller vers elle. Posant ses petites mains sur les genoux de Grand-Mère, elle dit de sa plus douce voix – Brit, zentille fille – si zentille – si zentille auzourd’hui. Car Brit ne supporte pas qu’on l’ignore.

Tous les enfants obtiennent la permission de veiller la nuit de la Saint Sylvestre, pour saluer la nouvelle année. On allume les bougies de l’arbre de Noël pour la dernière fois. Demain, Maman le débarrassera de ses ornements, y suspendra des bouts de lard et de graisse pour le plaisir des mésanges.

Les plus jeunes de la bande : Hans, Ulla et la petite Signe ont bien de la peine à garder les yeux ouverts quand les aiguilles de la pendule approchent de dix heures ; c’est alors que toute la famille s’installe autour de la table pour une partie de « Mistigri ». Dès qu’une grande personne est « prise » on lui dessine des moustaches noires avec un bout de bouchon carbonisé et les enfants poussent des hurlements de joie. Anders a saisi le bouchon, et, quand c’est le tour de Grand-Mère il lui dessine, au lieu des traditionnelles moustaches, de jolis favoris bouclés.

– Grand-Mère, ces favoris te vont à ravir.

On oblige Grand-Mère à se regarder dans la glace, et il est facile de voir qu’elle ne se trouve pas si mal que cela.

– On dirait un maréchal de Napoléon, dit Anders.

– Napoléon, s’écrie Grand-Mère, vexée. C’est un des plus odieux personnages qui aient jamais menacé le bonheur et l’existence des gens convenables. Je n’ai fichtre pas du tout envie de ressembler à l’un de ses maréchaux !

– Mais non, mais non, mère, on pense plutôt en te voyant à un poète danois de l’âge d’or, dit Maman pour l’apaiser, et, en effet, Grand-Mère préfère cette seconde comparaison.

Et l’aiguille se rapproche du chiffre douze. Tous, alors, verre en main, sortent de la maison. La nuit est froide, le ciel étoilé, et une aurore boréale apparaît derrière les crêtes, vers le nord. L’horloge de l’église sonne douze coups et les cloches s’ébranlent, souhaitant la bienvenue à la nouvelle année.

Chacun, à son tour, va dire aux autres : – Bonne et heureuse année, et merci pour l’an passé. Oui, merci pour l’an passé. Maman et tante Signe vont embrasser leur mère et les enfants les imitent. Oui, merci pour l’an passé.

Le 2 janvier, il y a toujours un bal à la Banque, de cinq à neuf heures pour les enfants, et à partir de neuf heures pour les grandes personnes. Mais tante Signe et parrain y vont avec les enfants, car ils aiment voir danser les petits. Maman reste à la maison. Tulla est encore assise à la fenêtre. Les gerbes de Noël ont attiré beaucoup d’oiseaux, et Tulla espère en voir encore ce soir, car elle ne comprend pas qu’ils seront moins nombreux, la nuit tombée. Maman s’assied près de sa petite fille et contemple le jardin endormi sous l’épaisse couche de neige. Derrière les arbres tout blancs scintillent quelques-unes des lumières de la ville. Maman a entouré Tulla de son bras et, tout à coup, elle voit le pâle croissant de la nouvelle lune au-dessus de la montagne, vers le sud.

– Dieu soit loué, pense Maman en serrant Tulla contre elle. Une vieille croyance de Norvège veut que ce que l’on tient dans sa main à l’instant où l’on aperçoit la première lune de l’an neuf, ne vous soit pas ôté de toute l’année qui vient.

Au même instant, Anders descend de sa chambre. Il porte pour la première fois son nouveau costume marin. En Norvège, c’est le costume de gala de tous les garçons. Maman prend la main d’Anders et dit, en regardant la lune :

– Que tu es grand, mon fils. Quand tu auras usé ce costume, c’est en smoking que tu iras danser. Anders sourit, un peu embarrassé :

– Puis-je rester un peu avec vous deux, Maman ? dit-il. Ce n’est pas très amusant d’arriver tôt. Impossible de danser vraiment, toute la salle grouille de petits moutards.

Maman se rappelle les années précédentes. Les plus grands parmi les enfants ne savent trop où se mettre, au bal du Nouvel An. Ils n’ont pas envie de se mêler aux petits qui courent partout et jouent parmi les couples. Leur secrète ambition est de pouvoir rester au bal et danser en même temps que les grandes personnes. Or, à la longue, leur présence n’enchante pas du tout les grandes personnes. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer – comme dit le renard pendant qu’on l’écorche.

 

Tulla aurait, malgré tout, sa partie de traîneau, cette année. Elle avait pu voir et revoir les vitrines et les éclairages de Noël de la Grand-Rue, car chaque fois que Maman et Théa allaient en ville faire des courses, elles l’avaient emmenée avec elles en auto.

 

 

 

Chasser Noël

 

 

LE jour des Rois (appelé 13e jour de Noël) les Norvégiens disent que Noël est fini. Autrefois ce jour était la fête de Saint Knut, d’où le dicton : « Saint Knut est venu, Noël a disparu. » À la campagne, il arrivait souvent aux paysans de sortir de chez eux pour faire une course en traîneau sur les routes et les lacs gelés. Ils appelaient cela « chasser Noël ». La nuit, les Trolls chantaient Noël sous la direction d’une affreuse vieille sorcière qu’on appelait « Kari des treize jours ».

Cette année, Maman avait décidé que tous les enfants, sans exception, chasseraient Noël. Et naturellement, ils se mirent tous à taquiner Siri Kari. N’était-elle pas la Kari du treizième jour ?

– Ne vous gênez donc pas pour me donner ce nom, riposta Kari d’un air supérieur. Pourvu que je monte dans le premier traîneau, cela m’est bien égal. Mais, quand les cinq traîneaux se rangèrent sur le terre-plein, devant la porte, Maman voulut s’installer dans le premier avec Tulla. Petter le conduit lui-même, et chaque année Petter emmène Tulla chasser Noël. Il a attelé les mêmes chevaux que l’an dernier : Rauen et Maja. Les enfants les reconnaissent et viennent leur donner du sucre et du pain avant le départ.

Tulla est assise entre Maman et Théa qui peuvent ainsi amortir les chocs aux tournants de la route. Elle est emmitouflée jusqu’au bout du nez et bien enveloppée dans une couverture de peau d’ours. Gunhild et Brit occupent le fond du traîneau. Maman aura l’œil sur ces deux-là, car Gunhild est toujours inquiète dans un véhicule à chevaux, bien qu’elle aime ce genre de sport. Si tout à coup elle allait prendre peur dans un tournant trop brusque et, dans son effroi, laisser tomber Brit dans la neige ?

Les autres enfants sont encore moins habitués que Gunhild à voyager en traîneau. Ne sont-ils pas tous nés à l’époque de l’auto ? Ulla, qui habite Stockholm, n’est même jamais montée dans un traîneau !

– Oh, tante Gigi chérie, me permets-tu de monter à côté du chauffeur ?

Petter glousse de plaisir et fait monter la petite sur le siège. « Chauffeur, voilà qui est flatteur. » Et puis Ulla l’appelle « Oncle ». Les petits Suédois qualifient d’oncle et de tante toutes les grandes personnes.

– Dis-moi, oncle, pourquoi as-tu emporté ta canne à pêche ? fait la petite, étonnée, en montrant le fouet.

Les enfants ont invité autant d’amis et d’amies que les traîneaux peuvent en contenir. Le dernier véhicule est un vieux traîneau qui sert à transporter les marchandises. Les petits sont installés sur des planches et des sacs de foin. C’est inimaginable ce que l’on a pu y empiler.

Il fait assez froid, le ciel est d’un bleu éclatant. Le soleil brille et fait étinceler la neige des arbres et des champs. Les barrières et les bouleaux jettent de légères ombres bleues sur toute cette blancheur. Sur la montagne, les forêts enfouies sous la neige paraissent d’or pâle à la lumière. « On dirait qu’on a renversé de la crème fouettée » dit Hans le matérialiste.

Au cou des chevaux, toutes les clochettes font entendre leur joyeux tintement argentin, quand les cinq chevaux s’ébranlent. On traverse la Grand-Rue, les enfants poussent des cris de joie et font des signes aux gens qu’ils rencontrent en chemin. On leur répond par des saluts et des rires. Au sortir de la ville, les chevaux peuvent mener grand train et la musique des clochettes résonne encore plus fort. Une délicate vapeur, pareille à de la fumée blanche, monte du corps des chevaux, dont la bonne odeur chaude et vivante parvient aux voyageurs.

Au sommet de la colline, Petter quitte la grand-route et en prend une plus petite qui conduit, à travers la forêt, au domaine de Gjörlia. Il semble que rien, à part les traîneaux chargés de troncs d’arbre, ne soit passé là depuis qu’il a neigé. Cette petite route est si étroite, que la neige amoncelée de chaque côté pénètre dans les traîneaux ; il en tombe aussi des sapins qui forment une voûte au-dessus du chemin. La caravane s’en va, cahotée, mais il est impossible de verser, tant le passage est étroit entre les hautes murailles de neige. Parfois, cependant, la route longe une pente raide au-dessus d’un ruisseau. Alors, Maman et Théa entourent Tulla de leurs bras et la retiennent solidement, tandis que le traîneau penche et surplombe presque le lit du ruisseau. Gunhild pâlit et serre Brit contre elle. Mais Brit ne fait que rire et Tulla rit aussi : elles paraissent s’amuser beaucoup d’être ainsi secouées. De toute façon, Petter sait très bien conduire, et on peut avoir toute confiance en Rauen et Maja.

– Il va sûrement tomber quelques enfants du traîneau de marchandises, songe Maman avec inquiétude. Mais comment pourraient-ils se faire mal dans cette neige épaisse ?

Quand le cortège en a terminé avec toutes les pentes et toutes les corniches, il s’avère que chacun est sorti indemne de l’épreuve. Les traîneaux glissent paisiblement sur la route du bord du lac, pourtant l’un des chevaux qui conduit Grand-Mère et tante Signe, avec la petite Signe, est tout jeune et assez craintif. Au retour, quand on se retrouve dans la Grand-Rue, Hans est assez malin pour tomber du traîneau de marchandises. La bande des enfants s’est de plus en plus émancipée : on se taquine, on se chatouille, on crie à tue-tête. Bref, voilà Hans au milieu de la rue, presque sous les pieds des chevaux du traîneau suivant.

Il n’arrive pratiquement jamais qu’un cheval piétine un être vivant. Même lancé au galop, il est assez adroit pour s’arrêter sans poser les sabots sur quelque chose qui bouge devant lui. Un accident ne peut arriver que lorsqu’on a affaire à une bête craintive et très jeune.

Mais Gurli, la petite jument grise, se révèle digne de confiance. Et tout se passe bien. Après coup, Hans fait même le fanfaron, parce que, de toute la bande, il est le seul qui ait réussi à tomber du traîneau.

Ce soir-là, la table du dîner est garnie de gros candélabres à trois branches, car le « treizième jour » est aussi le jour des Rois. C’est le dernier repas qui réunit la famille, pour cette année du moins. Gunhild et Brit partiront ce soir, car le bateau qui ramène le mari de Gunhild accostera demain matin à Oslo. Parrain et tante Signe se mettront en route demain, les enfants devant retourner à l’école.

Mais le lendemain matin, tandis que tante Signe prépare ses malles et que les cousines font encore quelques petites glissades d’adieu sur la piste du jardin, Anne Lotte tombe et se fait une entorse. Elle n’en est pas fâchée le moins du monde, car, lorsque l’aimable docteur Kanow lui examine le pied, il déclare qu’elle ferait bien de passer encore quelques jours immobile chez sa tante.

On installe donc Anne Lotte sur le canapé de la salle à manger. Sur une petite table, à côté d’elle, il y a une tasse de chocolat avec de la crème fouettée, des gâteaux et des fruits que Théa lui a apportés « pour la consoler ». Siri Kari, la petite Signe et Ulla envient Anne Lotte de tout leur cœur. Elle va manquer l’école pendant une semaine et chacun devine que Maman et Théa vont la gâter en la bourrant de bonnes choses, lui faire la lecture et imaginer mille distractions susceptibles de transformer cette « maladie » en une semaine de vacances supplémentaires.

Ce même après-midi, Mme Jytte Hjorth vient faire sa visite d’adieu. Elle veut, à tout prix, dire aussi adieu à Anders. « Ce délicieux garçon » s’écrie-t-elle en se précipitant sur lui, dès qu’il apparaît sur le seuil de la chambre pour faire le plus beau salut qu’il ait appris au cours de danse. Elle lui prend le visage à deux mains et lui applique un baiser retentissant sur chaque joue.

Le pauvre Anders rougit comme un coquelicot et ne sait plus où se mettre, tant il est gêné.

– Et voilà une petite chose que tu garderas en souvenir du jour où tu es allé à la recherche de mon fils pour lui sauver la vie, ajoute Mme Hjorth en glissant une boîte dans la main d’Anders.

– Je n’ai pas sauvé la vie du Dr Hjorth, proteste Anders d’un ton bourru, le docteur se serait bien tiré d’affaire tout seul, même si personne ne s’était mis en route pour le retrouver. Ils ont seulement fait la bêtise de sortir par la tourmente de neige. D’ailleurs, le docteur est un type qui s’y entend, il aurait bien découvert une maison habitée, le jour venu, dès que le brouillard aurait disparu.

Brusquement, Anders comprend pourquoi Maman lui fait signe de l’œil avec une telle insistance et prend un air désespéré.

– Oh, merci, Madame Hjorth, c’est beaucoup trop. Merci mille fois. Ce stylo est magnifique, il me fait grand plaisir. Vous pouvez en être sûre.... La boîte contient un stylo de grande marque.

– Mais quelle idée de me donner cela ? dit Anders après le départ de Mme Hjorth. Je n’ai rien fait. Si, au moins, elle nous avait donné quelque chose pour la troupe... Nous étions cinq éclaireurs... Sais-tu, Maman, que ce stylo vaut dix-huit couronnes chez Stribolt, dit-il en examinant la plume d’un air ravi. Mais je te le cède pour dix couronnes, si tu veux me l’acheter. Je pourrai verser l’argent à la caisse de la troupe...

– Donne donc ton stylo à la vente, elle aura lieu bientôt, suggère Maman.

– Oui, bien sûr, mais si tu me l’achètes, tu n’auras plus à te creuser la tête au sujet de mon cadeau d’anniversaire.

Maman se met à rire.

– Mon fils, mon fils, voici que tu deviens bien pratique.

– Pratique ? fait Anders d’un ton sarcastique. Bien sûr que j’ai l’esprit pratique. Aïe, aïe, laisse mes cheveux. Il fait mine de se mettre à pleurer et dégage sa tête des mains de Maman. Je n’ai pas de chance : d’abord cette dame danoise se jette sur moi, et puis, ma propre mère essaie de me scalper.

 

 

 

Printemps

 

 

EN février commence ce que les norvégiens nomment « printemps d’hiver ». Le soleil brille, dans un ciel d’azur, sans nuage. Chaque matin, une floraison de cristaux de givre, scintillants, s’épanouit sur le monde. Mais dans la journée l’eau ne cesse de dégoutter des toits : le soleil réchauffe le givre, la glace des arbres fond. Les branches des bouleaux reprennent leur teinte brune et luisante. L’écorce des trembles redevient verdâtre : le printemps ne tardera plus. La neige s’amoncelle encore, très haute, le long des routes et des barrières. Les prés sont d’une blancheur dorée à la lumière du jour, d’innombrables traces de skis s’y croisent dans tous les sens. Les corneilles et les pies sont déjà fort affairées. Elles transportent dans leur bec des brins de paille, commencent à réparer leurs nids de l’année précédente, et leurs cris discordants rompent le silence de l’hiver.

Au coucher du soleil, le froid est encore très vif, mais le reflet du jour persiste de plus en plus longtemps ; une bande de lumière orangée borde les sombres contours des montagnes.

Le ciel reste clair, d’une couleur verte et cristalline au sud-ouest. Chaque jour est un peu plus long, plus lumineux, que la veille.

Cette période est délicieuse pour les enfants et la jeunesse. Les garçons rentrent de l’école, avalent un morceau et courent s’entraîner sur les pistes de ski. Ils ne reviennent à la maison qu’aux premières étoiles. Après dîner, ce sont des parties de luge, le long des routes en lacets, dont les tournants en « épingle à cheveux » descendent du haut de la montagne vers la vallée.

Les pentes ne sont pas sans danger. La circulation des autos et des camions y est intense et des routes coupent la Grand-Rue, voie principale de la vallée. Les mères font les recommandations rituelles : Je t’en prie, sois prudent. Et les gamins répondent qu’il est bien évident que personne n’est assez stupide pour vouloir se tuer sur sa luge.

 

Il est difficile d’imaginer comment ces garçons trouvent le moyen de faire leurs devoirs et d’apprendre leurs leçons. Mais ils doivent bien y arriver d’une façon ou d’une autre, puisque les notes de l’école ne sont pas plus mauvaises que pendant le semestre d’automne. Peut-être les autorités scolaires sont-elles plus indulgentes à l’époque du ski ?... En hiver, toutes les écoles organisent des concours de ski et le professeur de gymnastique, au lieu de donner ses leçons dans la salle d’exercices physiques, va faire, avec ses élèves, des courses de ski en forêt. Il suffit donc de jeter « Un coup d’œil » sur ses leçons, le matin, avant de partir, car, avec des skis ou le traîneau-trottinette, il y a cinq minutes à peine de la maison à l’école, et les enfants ne partent de chez eux qu’à l’heure où ils devraient déjà être en classe. Le traîneau-trottinette est une invention suédoise qui a un succès fou en Norvège, depuis quelques années. Anders a l’air de se moquer de sa mère en lui proposant de l’emmener faire ses courses en trottinette, et chaque matin Théa fait faire à Tulla une longue promenade dans ce véhicule. Elle essaie, en vain, de l’obliger à garder ses lunettes de neige, mais Tulla les ôte et les jette sur le bord de la route dès qu’elle en trouve l’occasion.

Bien entendu, il arrive quelques accidents. Peu à peu le frottement transforme la neige des chemins et des routes en glace vive, et les chutes ne sont pas amorties. Dans la plupart des maisons on trouve des garçons retenus au lit par un épanchement de synovie ou une petite commotion cérébrale. Le plus étonnant, c’est que ces chutes ne soient pas plus graves ! Dans les champs de ski appartenant à des clubs sportifs, où l’on se livre à des exercices surveillés, on apporte de la neige fraîche, et les pistes sont bien entretenues. Mais, dans les bois, les pistes sont mauvaises et beaucoup d’entre elles servent, par endroits, au transport des troncs d’arbres. Pourtant, quand tout est sur le point de mal tourner pour les skieurs, quelques jours de neige sauvent la situation et les pistes redeviennent lisses comme de la soie. Les grandes personnes, elles aussi, trouvent que ces semaines sont pleines de charme. Le soleil prend de jour en jour plus de force et les plantes d’intérieur, qui adoucissent le trop long hiver norvégien, célèbrent leur printemps particulier. Un parfum de jacinthes et de tulipes se répand dans les maisons. Quand, pour la première fois de l’année, on dîne sans lumière, c’est une vraie fête, même si le lendemain il faut rallumer parce que le poisson est plein d’arêtes.

Mars est presque toujours plus froid que février. Le temps est sombre et souvent brumeux. Au moment de l’équinoxe, il arrive que la tempête souffle pendant une semaine. Mars, pourtant « n’est jamais très méchant, il déblaie la neige sur les routes et les champs », dit le vieux dicton. Et il est ponctuel : la terre noire finit par apparaître au bord d’un chemin, puis d’un autre...

C’est l’époque où Hans arrive avec au moins une heure de retard pour dîner : il rentre crotté et mouillé des pieds à la tête. Ses camarades et lui sont incapables de résister à la tentation de canaliser l’eau qui coule à flots dans les ornières. Ils construisent des barrages et mesurent avec leurs pieds la profondeur de l’eau dans les flaques et les fossés. Maman dit, d’un ton sévère : Tu n’iras pas à l’étang de Halme, Hans.

Hans, son cahier de musique à la main, s’apprête à partir chez son professeur de piano.

– Tu entends, Hans ?

– Bien sûr, que je n’irai plus. Hans secoue la tête et pose sur sa mère un long regard triste. Depuis que j’ai vu cette petite fille qui essayait de patiner sur la glace... La glace s’est rompue et elle a été engloutie, la pauvre, la pauvre...

Hans pousse un soupir si profond qu’on se demande d’où il le tire.

– Vraiment ? et puis, qu’est-il arrivé ?

– Elle doit être étendue, au fond de l’eau, dit Hans, d’une voix caverneuse. Elle ne reviendra plus. Elle criait tant, que c’était affreux. Jamais je ne pourrai l’oublier. Cela s’est passé la dernière fois que je suis allé chez Mlle Auber.

– Mais, pourquoi n’as-tu pas essayé de... s’écrie Maman épouvantée. Mais elle enchaîne plus tranquillement : Pourquoi ne l’as-tu pas aidée à sortir de l’eau. L’étang de Halme n’est pas très profond. En certains endroits tu n’aurais eu de l’eau que jusqu’au ventre, me semble-t-il. Hans, Hans, ne t’amuse pas à me raconter des histoires à dormir debout. C’est tout bonnement un mensonge, mon garçon.

– Vraiment, fait Hans, stupéfait. Je croyais que mentir c’était ne pas dire la vérité quand tu me demandes si j’ai fait une chose que tu me défends.

– Certes ! c’est le pire des mensonges ! Mais tu mens aussi en racontant une histoire que tu as inventée de toutes pièces et en essayant de faire croire qu’elle est vraie.

– Ah, dit encore Hans, mais Maman, tu nous as raconté des histoires du temps où vous étiez petites, tante Signe, tante Raghnild et toi. Est-ce que ce sont aussi des mensonges ?

– Bien sûr que non, Hans. Je ne te raconte que ce qui s’est vraiment passé.

– C’est donc vrai que vous avez pris le bateau pour le Danemark et que vous êtes allées au théâtre à Copenhague quand vous étiez petites ? interroge Hans surpris.

– Mais, oui. Tu sais que le père de Grand-Mère habitait alors le Danemark. Nous avons passé les vacances chez lui, et le frère de Maman qui habitait Copenhague, lui aussi, nous avait emmenées au Théâtre Royal.

– Moi, je n’ai jamais été sur un bateau à vapeur. Hans prend l’air de quelqu’un que l’on aurait gravement offensé. Et je ne suis allé au théâtre qu’une fois pour voir Kraka. Et Anders dit que c’était une pièce stupide.

– Quand nous irons à Oslo, à Pâques, je t’emmènerai peut-être au théâtre, si on joue une pièce pour les enfants.

– Oh, on n’en donnera pas ! Hans soupire à fendre l’âme. Mais, Maman, les livres que tu écris, tu les inventes, n’est-ce pas ? Ce que tu racontes n’est pas vrai ? Alors, tu mens aussi.

– En tout cas, ce sont les livres que j’écris qui nous font vivre, répond Maman sèchement. Et puis, d’ailleurs, tout le monde sait que ce qui se trouve dans les livres n’est pas vrai. Je veux dire : ne s’est pas réellement passé.

Le visage de Hans se rassérène. Je crois vraiment que je saurais écrire des livres, moi, car j’invente des tas de choses. Tu ne crois pas, Maman ?

– L’avenir nous le dira. À présent, sauve-toi. Anders t’attend déjà, et ne vas pas barboter dans l’étang de Halme.

– Mais, Maman, tu viens de dire toi-même qu’il n’est pas assez profond pour qu’on puisse s’y noyer, riposte Hans, en se précipitant dans l’escalier pour couper court.

 

En avril, dans la vallée, la neige disparaît pour de bon. Dans les jardins, des plaques d’herbe rousse apparaissent qui s’étendent peu à peu. Seule, la neige entassée à Noël forme encore deux monticules boueux sur le sol. Chaque fois que Maman va au jardin voir si les perce-neige sortent de terre ou bien si les jeunes pousses commencent à pointer, elle cueille des moules, des bonnets et des cache-nez que la neige, en fondant, découvre.

Anders l’accompagne dans ses promenades. Il aime les fleurs et le jardin, pourvu qu’on ne l’oblige pas à s’en occuper. C’est toujours lui qui apporte à Maman le premier tussilage qui ouvre son œil d’or au bord d’un talus, ou les premières anémones du boqueteau de bouleaux, de l’autre côté du ruisseau. Le bruit des eaux vives emplit la vallée. Tous les ruisseaux, tous les fossés, tous les chemins creux débordent. Il gèle encore, la nuit, mais pas assez pour retenir l’élan des eaux. C’est tout juste si le ruisseau qui traverse le jardin babille un peu moins fort aux premières heures du matin. À peine formée, la mince pellicule de glace qui le recouvre se brise avec un bruit cristallin. Aussitôt lâchés, les chiens courent se gorger d’eau boueuse, se poursuivent comme des fous dans le jardin jusqu’au grand bouleau, au bas de la pente. Leurs aboiements furieux s’adressent à la famille de pies qui s’y est installée. Mais les pies ne demeurent pas en reste de cris.

La neige est encore excellente pour les skieurs de la montagne et les vacances de Pâques amènent une nouvelle invasion de touristes dans tous les hôtels. Dès trois heures du matin, dans le pommier, le merle siffle. Il fait jour et le soleil levant dore tout le ciel. Mais le merle n’est là qu’en passant : dès qu’il trouve à se nourrir dans la forêt, il s’envole. Tout l’hiver, des bandes de mésanges se sont régalées des gerbes de Noël. À présent, elles s’en vont par couples qui jouent, gazouillent, entrent et sortent des maisonnettes d’oiseaux, en quête d’un nid. Un beau jour, des pinsons mâles, par centaines s’abattent sur le sol nu du jardin : ils viennent y attendre leurs épouses. Elles arriveront du sud une semaine plus tard. Maman et Théa répandent des graines et tâchent de retenir les chats dans la maison. Mais ce n’est guère commode, car, eux aussi, sentent venir le printemps.

Les chats roux sont les meilleurs ratiers, mais les pires dénicheurs d’oiseaux, disent les paysans. C’est bien vrai pour Sissi. Le fils de Sissi, lui, fait semblant de ne pas s’intéresser à la chasse aux oiseaux jusqu’au jour où, disparaissant un matin, il ne revient plus. Il est parti faire sa cour à une chatte, disent les garçons. Enfin, on a de ses nouvelles : le valet de ferme de Randgard l’a abattu d’un coup de fusil. Il l’a surpris en train d’assassiner lâchement les poussins de Mme Randgard derrière l’étable. Peu à peu on découvrit que le chat était un terrible chasseur, connu dans tout le pays pour ses brigandages. Il était même assez malin pour ne jamais chasser là où il était connu.

– De toute façon sa mort a été digne d’un vrai matou, dit Anders, mais Hans verse quelques larmes au souvenir du chat, et Maman a peur que Tulla ne regrette fort la petite bête qui lui appartenait.

Chaque jour, le grondement de la cascade se fait un peu plus fort, il assourdit maintenant la petite ville. La vapeur d’eau se déroule en volutes tout le long du cours d’eau.

Un dimanche, Anders revient d’une course en ski, son bonnet rempli de violettes.

– Il y en a plein dans le pré, Maman, tu ne peux te figurer comme il y en a ! Nous ne nous servons plus que du petit tremplin et nous avons amené de la neige de la forêt. Mais dimanche prochain ce sera la fin, soupire Anders. Puis : Sais-tu, Maman, que dans un mois, jour pour jour, ce sera le 17 mai ?

– N’as-tu pas de leçons à apprendre cet après-midi ? dit Maman en voyant Anders se préparer à sortir, la dernière bouchée à peine avalée.

– Pas le temps, malheureusement, il faut que je file. Nous avons une réunion du comité.

– Une réunion de comité ?

– Mais je jetterai un coup d’œil sur mes livres ce soir.

C’est à sa queue en tire-bouchon qu’on reconnaît le cochon, et les gamins ne sont pas plus tôt des garçons qu’ils organisent des comités. Hans et ses amis, Magne et Ole Henrik, prétendent former un comité, mais ce comité ne représente certainement qu’eux-mêmes. Leur travail consiste surtout à compter leur cagnotte, dont chaque semaine la somme diminue. Ils font mille projets pour améliorer leur situation financière d’ici au 17 mai.

– Tu sais que je te donnerai une demi-couronne, à l’occasion de la fête, dit Maman à Hans. Cela te suffira pour aller à Maelhum.

– Ole Henrik recevra une couronne, lui. De sa Grand-Mère, répond Hans dans un douloureux murmure.

– Tant mieux pour Ole Henrik.

– Est-ce que Grand-Mère ne viendra pas pour le 17 mai ?

– Elle n’y pense pas, que je sache.

Hans a l’air profondément déçu par cette grave infidélité de Grand-Mère.

 

 

 

On prépare

le dix-sept mai

 

 

ENFIN, un soir, il pleut. Pendant trois jours la pluie tombe doucement, sans bruit. Hans triomphe.

– Dis donc, Maman, je croyais que c’était une blague, mais je l’entends, moi aussi, – j’entends pousser l’herbe.

En effet, le doux ruissellement de la pluie ranime les parfums de la terre et de petites pousses vertes jaillissent du sol, de tous côtés.

– C’est vrai, Hans, à présent j’entends aussi l’herbe qui pousse.

Le quatrième jour, le soleil brille, et vers le soir, tous les bouleaux sont couverts de petites feuilles, comme des oreilles de souris. Le lendemain, les oreilles de souris sont devenues de minuscules feuilles et les arbres sont verts. Hans accompagne Maman qui va cueillir du feuillage et des anémones pour garnir la table du dimanche.

– Raconte-moi encore l’histoire que tu m’as racontée l’année dernière : celle du « manteau-culotte ».

– T’ai-je vraiment raconté cette histoire, mon chéri ? Elle se trouvait dans le livre de lecture de tante Signe, quand elle était petite.

Il s’agit d’un Papa qui explique à ses fillettes Kirsten et Else ce que signifie la date du 17 mai. Il rappelle à Else qu’on lui avait fait un manteau dans une vieille culotte de son père. Else détestait ce manteau. Il ne lui allait pas très bien, mais Maman n’avait pu tirer meilleur parti d’un tissu taillé pour un tout autre usage. Et tous les enfants criaient dans la rue : « manteau-culotte, manteau-culotte » quand Else portait ce vêtement. Le jour où Else reçut un manteau de printemps, tout neuf, fait exprès pour elle, fut le plus beau jour de sa vie. L’union avec le Danemark avait été une sorte de « manteau-culotte » pour la Norvège. Les deux pays étaient réunis depuis des siècles, de sorte qu’on avait presque oublié l’origine de leur union. La reine Marguerite, mère du dernier prince de la vieille dynastie royale norvégienne, Olaf Hekonsson, était fille du roi de Danemark. À la mort du père de la reine Marguerite, les Danois choisirent aussi Olaf pour roi. Mais Olaf mourut avant d’avoir atteint l’âge d’homme. Marguerite, alors, contraignit les Danois et les Norvégiens à prendre pour roi un prince allemand, fils de sa nièce. Après lui, régnèrent également d’autres familles royales, allemandes elles aussi, n’ayant aucun lien avec la Norvège : elles descendaient toutes de princesses danoises mariées dans le sud. Les rois étrangers essayèrent de réunir les deux pays en une seule nation. Bientôt, en outre, l’Union parut briser la Norvège. Plus pauvre que le Danemark, le territoire étendu de la Norvège en rendait l’administration difficile. Les Norvégiens avaient la réputation d’être batailleurs et entêtés, aussi les ecclésiastiques et les fonctionnaires, mutés en Norvège, croyaient-ils partir en exil. Pour finir, quand le dernier roi régnant sur les deux pays eut perdu la guerre contre la Suède, il dut céder la Norvège à son vainqueur.

Mais les Norvégiens ne supportaient pas que l’on disposât d’eux ainsi. Ils se souvenaient de leurs droits et de leur ancienne indépendance. Ils savaient que les habitants de la Norvège jouissaient de plus d’indépendance que ceux de la Suède et du Danemark. Les paysans étaient toujours restés libres, les métayers et les fermiers eux-mêmes n’étaient pas astreints à la corvée : ils payaient seulement la redevance. Nul seigneur n’avait le droit de forcer les jeunes paysans à devenir soldats. L’armée était celle du peuple, et les Norvégiens avaient toujours été les meilleurs marins de la flotte de l’Union.

En Suède, au contraire, paysans et ouvriers vivaient sous la domination des puissants propriétaires terriens ou des seigneurs. Les Norvégiens refusaient. de porter un nouveau « manteau-culotte », suédois, cette fois. Ils savaient bien que ça ne leur irait pas.

De toutes les régions du pays, des députés vinrent à Eidsvold pour s’entendre sur les moyens de sauver la liberté de la Norvège. Tandis que la Suède par les armes, les grandes puissances par le blocus et les menaces, voulaient forcer la Norvège à se soumettre, les Anciens, réunis à Eidsvold travaillaient à un projet de constitution respectant notre conception de la liberté, du droit et de l’honneur.

Une loi constitutionnelle fut votée le 17 mai 1814, et les députés d’Eidsvold jurèrent de défendre le droit des Norvégiens à vivre selon des lois édictées par eux : c’était là notre manteau de printemps tout neuf. Tout ce qui s’est passé depuis dans l’histoire de la Norvège, tout ce qui pourra nous arriver dans l’avenir – souvenez-vous en, mes chers petits – n’empêchera jamais le 17 mai de rester pour nous le « jour béni entre les jours » comme il est dit dans la complainte.

– Crois-tu que Grand-Mère, qui est Danoise, ait fait réciter cette leçon à tante Signe ? demande Hans avec un sourire malicieux.

– Je n’en sais vraiment rien. La Norvège et le Danemark ont beaucoup de souvenirs communs du temps de leur union et les deux peuples peuvent en être fiers. Grand-Mère évoque de préférence ces souvenirs-là.

– Dis, Maman, est-il vrai que lorsque tu étais petite, seuls les garçons avaient le droit de suivre le cortège du 17 mai ?

– Oui, je me souviens du temps où l’on appelait ce cortège : « le cortège des petits garçons ». En ce temps, vois-tu, on aurait trouvé fort inconvenant qu’une fillette se montre en pleine rue, dans un cortège. Mais, plus tard, quelques années avant que j’aille à l’école, les petites filles ont été autorisées à défiler, elles aussi. Cependant, beaucoup de parents ne voulurent rien entendre. Les fillettes allaient habituellement dans des écoles de filles, mais Grand-Père et Grand-Mère me mirent dans une école mixte et j’ai fait, partie du cortège des enfants dès mes premières classes. Au début, les petites filles avaient sur la tête, en guise de coiffures, des couronnes de feuillage et de fleurs printanières. C’est dommage, au fond, que l’usage en soit perdu. Ces couronnes faisaient un très bel effet.

– Oh, Maman, comme j’aimerais avoir un portrait de toi, avec une couronne sur la tête, dit Hans, pensif... et Maman, émue et flattée, en oublie la punition que méritait Hans, cet après-midi-là. Elle est toutefois convaincue que Hans n’a nullement agi par calcul. Il manifeste la même surprise désolée, chaque fois que Maman lui exprime son mécontentement.

 

Personne ne sait comment Tulla peut se douter que le 17 mai approche. Cependant, chaque année, à cette époque, Tulla paraît agitée d’une joyeuse attente. Peut-être est-ce la faute de la lumière nouvelle, vive et légère, de la verdure si fraîche qui couvre le monde... mais Tulla lève le regard vers les arbres feuillus, elle suit les oiseaux de sa fenêtre, alors que, de retour des pays chauds, ils volètent de branche en branche dans le jardin, sifflant et gazouillant à plaisir.

Puis elle dit : « drapeau », « jouer « et « auto », les yeux brillants de plaisir.

Bien entendu, elle ne comprend pas la signification du 17 mai ; l’histoire du manteau-culotte, de la liberté ou de l’esclavage ne pénètre pas dans son univers tranquille. Elle ne sait rien du mot : « Patrie » mais il ne doit pas y avoir, dans toute la Norvège, un enfant plus heureux que Tulla, le 17 mai. La nuit, elle ne peut s’endormir, car Maman lui a promis de l’emmener en promenade sur la montagne, le lendemain. Elle ignore pourquoi le drapeau flotte le 17 mai, et pourtant, plus que tout, elle adore le drapeau norvégien. Lorsqu’on le hisse devant la maison, Tulla se contente de contempler en silence, immobile, l’étoffe tricolore qui se gonfle et claque au vent.

– Rouge, blanc, bleu, dit Anders à son frère, ce sont les couleurs de la liberté : celles des drapeaux anglais, américain, hollandais, français. Ils sont tous bleu, blanc, rouge.

– Le drapeau danois n’est que rouge et blanc, renchérit Hans, les Danois ne sont pas un peuple aussi libre que nous.

– Le drapeau danois est le plus ancien drapeau d’Europe, dit Maman. Il date de l’époque des Croisades. C’était, à l’origine, une bannière religieuse. En ce temps-là, les hommes ne pensaient guère à la liberté, ils pensaient surtout à la foi. C’est d’ailleurs pourquoi il y a une croix sur le drapeau danois.

– Grand-Mère dit qu’il est tombé du ciel pendant une bataille que les Danois livraient aux païens.

– La légende le prétend, en effet, et c’est une belle légende. C’est pourquoi, nous aussi, nous gardons une croix blanche sur le fond rouge de notre drapeau. Elle nous rappelle enfin tous les marins norvégiens qui ont navigué et lutté sous la bannière danoise. Mais nous avons glissé une ligne bleue au milieu de la croix blanche pour bien marquer que nous voulons vivre sous les couleurs de la liberté.

 

Dans la petite ville, l’usage veut que les gamins de l’École Supérieure, commencent à célébrer le jour de la Liberté, en passant la plus grande partie de la nuit précédente à courir dans les rues, tirer des coups de fusil et faire le plus de bruit possible. Au fond, tous les garçons de la ville prennent part au chahut, mais la tradition veut que les élèves de l’École Supérieure soient seuls responsables de cet état de choses.

De toute façon, la mauvaise habitude était prise ; aussi, lorsque le nouveau commissaire de police jugea bon d’interdire les coups de feu dans la nuit, les parents se rangèrent aux côtés de leurs fils. Des pères furieux envoyèrent des entrefilets aux journaux et des mères indignées protestèrent qu’elles n’avaient nulle envie de passer la nuit debout, à surveiller les garçons. Le commissaire de police venait de Kristiansund : c’était presque un étranger dans cette petite ville de l’intérieur, quelle mouche l’avait piqué de vouloir changer les coutumes locales ? Certes, tout ce vacarme nocturne manquait de charme, mais du moment que les pères et les grands-pères en acceptaient les désagréments, un homme venu de Kristiansund n’avait plus qu’à se taire.

Théa était allée voir une de ses amies, et Maman avait travaillé à son bureau tout l’après-midi. Soudain, elle huma une odeur singulière, une odeur qui lui rappelait celle de la graisse à skis qu’Anders faisait chauffer en hiver, mais les skis étaient remisés au grenier jusqu’à l’an prochain ! Alors, quoi ? Le mieux était d’aller voir. Maman trouva Anders à la cuisine, en compagnie d’Ingeborg et de Mari Moen qui travaillaient, apparemment, sous sa direction. Anders remplissait de poudre noire des cornets de papier journal. Un gros cordon sortait de chaque cornet qu’Ingrid enveloppait de nouvelles couches de papier jusqu’à ce qu’ils ressemblent à de grosses poires. Puis, Mari Moen les plongeait dans une casserole pleine d’une bouillie épaisse et brune qui pouvait être de la poix ou du goudron. Voyant apparaître Maman sur le seuil de la cuisine, Ingeborg se transforma en statue du remords et dans les yeux d’Anders se lisait la déception devant le manque de tact de sa mère. « Mais que faites-vous donc, au nom du ciel ? »

Pas de réponse. Maman n’alla pas plus loin. Elle n’avait pas pris part à la polémique, mais en son for intérieur elle estimait aussi que le commissaire manifestait un zèle intempestif ; elle donnait presque raison aux mères qui prétendaient qu’on ne peut surveiller un grand garçon, nuit et jour.

– Où est Tulla, demanda Maman, jetant un regard méfiant sur les poires noirâtres.

– J’ai pensé que Tulla pourrait faire la sieste au jardin, sur sa chaise-longue : il fait si bon dehors aujourd’hui, dit Mari Moen. Je l’ai bien emmitouflée.

Derrière le dos d’Anders, elle fit à Maman un signe de tête du côté des seaux d’eau posés près d’elle. Son visage exprimait le plus grand sérieux, mais ses yeux souriaient.

– Ne vous inquiétez pas, Madame... pour Tulla.

Et Maman sentit qu’elle n’avait qu’à se retirer.

Au dîner, elle dit, comme pour elle-même : « Le commissaire de police a bien fait d’interdire le bruit et les manifestations aux abords de l’hôpital et du sana. Troubler les malades serait inadmissible.

– Voyons, tu sais bien, Maman, qu’on ne fait jamais de chahut de ce côté-là. Nous restons généralement dans la Storgate et aux environs du marché. Anders jette à sa mère un regard noir, il est furieux. Cette année, il se pourrait bien que le centre de la manifestation se déplace un peu, en direction de la rue Björnsterne Björnsson, par exemple. Le commissaire habite rue Björnsterne Björnsson.

– Vraiment, dit Maman. Si tout se passe bien, vous... Sinon vous vous serez fourrés dans la gueule du loup !

 

 

 

Parades

 

 

CETTE nuit-là, Maman est réveillée par un fracas terrible. Le ciel commence à peine à pâlir derrière les frondaisons noires des arbres, et dans le boqueteau de bouleaux les merles protestent contre ce bruit insolite, mais les oiseaux chanteurs ne sont pas encore réveillés. Il n’est guère plus de deux heures du matin, sans doute. Nouveau fracas. Probablement les salves des deux petits canons installés dans le jardin du peintre, au bas de la rue. Le peintre a donc pris le parti des gamins, contre les autorités. C’est assez naturel. Il a lui-même fait ses classes en ville, dans le temps. Boum ! ça recommence. Et dans la nuit printanière on entend éclater les pétards que les garçons ont semé un peu partout, sans compter les engins inédits qu’ils ont pu inventer.

Maman jette un coup d’œil dans la chambre de ses fils : comme on pouvait s’y attendre, le lit d’Anders est vide, mais Hans dort comme un loir, les coups de canon ne le réveillent pas.

Quelques heures plus tard, Maman est réveillée.par Anders qui se démène comme un diable dans sa chambre. Il enfile son costume d’éclaireur. En entendant sa mère se lever, il apparaît sur le seuil.

– Les bombes que nous avons préparées hier ont fait leur effet, je te le garantis.

Il arrange les plis de son foulard, devant la glace de Maman et se lisse les cheveux. Il dispose ensuite avec soin son béret sur l’oreille. Il ne doit couvrir que « trois poux », disent les gosses.

– Figure-toi, Maman, que nous sommes descendus au bout de la Kirke Gate, Arve, Nils et moi, tout droit dans les bras de la police, ceux d’Arne et du nouveau flic. Ce qu’on a filé, tu parles ! Sais-tu ce qu’Arne a dit à l’autre : « Je ne les connais pas, ils ne sont pas d’ici. Ce doit être des gosses de romanichels du côté de Leirvika. »

Hans passe la tête dans l’entrebâillement de la porte :

– Je peux me lever, Maman ?

– Non, va te coucher et dors encore un peu.

Au fond, Maman s’inquiète surtout du costume de marin, tout blanc, de Hans. Il vaudrait mieux qu’il ne le mette qu’au moment de partir pour l’école.

– Tu ne veux pas déjeuner, Anders, avant de partir ?

– Pas le temps. Je pense qu’on fera un tour chez le pâtissier après le défilé.

La surface immobile du lac reflète les hauteurs boisées de l’autre rive, quand Maman descend voir le défilé sur la Grand-Place. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Il est près de sept heures. Les premiers accords des cuivres sonnent clair au loin, dans l’air matinal et paisible. Maman fredonne les paroles :

 

    « Grand Dieu, bénis notre patrie,

     « Qu’elle fleurisse comme un jardin,

     « Que ta paix rayonne sur les montagnes et les rivages

     « Que les tempêtes de l’hiver fassent place au printemps

     « Permets aux hommes de vivre en frères

     « Comme il convient à des chrétiens.

 

La journée commence toujours officiellement par la musique des cuivres qui jouent des hymnes et des chants patriotiques, pendant une demi-heure, dans le clocher de l’église.

Aujourd’hui, c’est le grand drapeau de soie de la Ville qu’on hisse sur la Grand-Place. Une légère brise de printemps agite la lourde étoffe et fait flotter les étendards des éclaireurs qui saluent. Les éclaireuses du pensionnant de jeunes filles et les éclaireurs de la ville, en kaki, sont peu nombreux, et les spectateurs sont rares. C’est que le 17 mai est un jour éreintant et la plupart des gens font la grasse matinée. Mais le cortège fait un bien joli effet. Anders est le porte-drapeau des éclaireurs. Maman ne voit que le dos de sa silhouette étroite et raide comme un piquet, et la lourde ceinture de cuir qui soutient la hampe du drapeau. Les plis de l’étoffe cachent le visage et les épaules d’Anders ; mais un rapide coup de vent les écarte et Maman aperçoit les traits de son fils reflétant la dignité de l’heure.

La parade est terminée, garçons et filles se séparent. Pas une seule maison qui ne soit pavoisée aujourd’hui. Au retour de Maman, Tulla est à la fenêtre, vêtue de son nouveau costume de paysanne. Elle pousse des cris de joie chaque fois que le drapeau se déploie au souffle de la brise. Un peu plus tard, le premier petit cortège passe devant la grille du jardin : ce sont les enfants de l’école de Krugsja. Ils brandissent leurs minuscules bannières vers le feuillage qui dépasse la grille, et chantent de leurs voix claires et aiguës :

– Je veux défendre mon pays, je veux travailler à la grandeur de mon pays.

Une aussi petite école ne possède pas d’orchestre, mais, de temps en temps, les écoliers poussent de joyeux hurrahs.

Hans court dans toute la maison, comme une souris dans sa cage : « Où est mon béret ? Qui a vu mon béret ? Mon porte-monnaie ? Ma bannière, mon écharpe du 17 mai ? » Et le voilà qui éternue et s’essuie au revers de la manche de sa veste blanche... car, naturellement, il s’est enrhumé en l’honneur de la fête.

– Ton mouchoir, crient Maman et Théa, apparaissant chacune à la porte de sa chambre, et elles lui courent après, un mouchoir à la main tandis qu’il file à toute allure dans l’allée du jardin.

Anders est dans la salle à manger quand elles y rentrent. Il a, pour la troisième fois, changé de vêtements : il porte maintenant son costume bleu de marin. Et c’est la même litanie qui recommence :

– Maman, sais-tu où est mon fanion ? Théa, je n’ai pas trouvé mes fixe-chaussettes. Il n’y a plus un seul mouchoir propre dans mon tiroir.

– Vous n’êtes pas capables de vous occuper de vos propres affaires. Il faut toujours que Théa ou moi veillions à tout.

– C’est bien à cela que servent les femmes, marmonne Anders, puis il sourit pour s’excuser.

– Dis donc, Théa, tu ne pourrais pas me faire un ou deux œufs sur le plat ? La pâtisserie Petra était bondée : je n’ai pu attraper qu’un seul gâteau.

Enfin, Maman et Théa sont débarrassées d’Anders et Maman peut s’installer pour manger quelques tartines beurrées et boire une tasse de café avant que Boë n’arrive avec l’auto. Le voisin et sa femme sont déjà partis pour la ville.

Leddy, le lévrier, pousse des hurlements lamentables en tirant sur sa laisse : le pauvre, on l’a attaché et abandonné. Njord et Neri balaient joyeusement le plancher de leur queue. On croirait les voir sourire : ils savent bien, eux, que leur maîtresse ne s’en va pas loin. Et ils jappent et frétillent : ils ont entendu l’auto de Boë sur la route. Boë a garni sa voiture de guirlandes de papier et rempli les vases de tulipes rouges. Quand l’auto se met en route, Tulla pousse une sorte de cri perçant. Elle est comme folle de joie. Njord et Neri, debout sur leurs pattes de derrière, regardent chacun par une portière, mais Njord quitte son poste et va se mettre en boule sur les pieds de Maman dès qu’il entend claquer le premier pétard que lance un garçon et qu’il sent l’odeur de la poudre. Njord ne peut supporter cette odeur ni la brusque détonation. Neri aboie furieusement contre tous les gamins qui tirent.

La ville compte 5.000 habitants, 4.946 pour être précis. Chacun de ces 4.946 habitants est allé voir le cortège des enfants et, des villages voisins, les visiteurs ont afflué en nombre au moins égal. Une muraille humaine borde le chemin du cortège.

Le soir du 16 mai, tous les enfants norvégiens prient Dieu pour qu’il fasse beau le lendemain. Mais, qu’il pleuve, qu’il vente, ou qu’il neige comme cela arrive parfois, le 17 mai : le costume de printemps tout neuf est obligatoire. Et les enfants hurlent et se débattent quand leurs mères leur ordonnent : « Prenez vos imperméables, mettez un manteau. » Mais par un 17 mai comme celui-ci, alors que la glace du lac a disparu, laissant la place à un miroir tout bleu au pied des pentes vertes ; quand le ciel est d’azur et que le soleil brille sur la verdure nouvelle, quand la foule est parée de ses vêtements d’été aux teintes claires, il fait bon voir ces gens heureux qui, debout le long des rues, attendent le cortège. On soulève les petits enfants encore trop jeunes pour se joindre au défilé, afin qu’ils puissent agiter leurs drapeaux au passage de leurs frères et sœurs.

La plupart des fillettes et des jeunes filles portent le costume régional. Celui de la vallée est très joli : jupe en lainage à petites rayures rouges, grises et noires, corselet à dessins écossais, chemise à longues manches blanches, coiffe de tulle amidonné, pointue sur la nuque.

Quelques jeunes filles ont copié les vieux costumes du musée. Ils sont magnifiques avec la jupe brodée de bouquets, le corselet de brocard rouge ou vert, les bijoux d’argent en filigrane au cou et sur la poitrine.

Tous : hommes, femmes et enfants ont fixé sur leurs vêtements un flot de rubans bleus, blancs et rouges. Boë a retrouvé l’endroit d’où il sait que Maman aime à contempler le cortège, dans la Storegate, à l’angle de l’École Supérieure. De là, on aperçoit la fondation Horster. Les vieillards sont debout derrière leurs fenêtres garnies de pots de fleurs.

Quand le cortège arrive dans la rue, on dirait qu’un flot de coquelicots éclatants ruisselle sous les frondaisons des vieux arbres.

– Boum, boum, boum, grondent les tambours dans le lointain. Ils accompagnent le vieil hymne qui porte le nom de « la Couronne » :

 

    « Fils de la Norvège, vieux royaume ».

 

Il est bien solennel, cet hymne, et on ne le chante pour ainsi dire plus depuis que Björnsterne Björnsson a écrit ses chants nationaux qui expriment simplement et avec tant de naturel ce que nous éprouvons pour notre pays. Mais, dans cette petite ville, une ancienne tradition veut que la musique qui marche en tête du cortège du 17 mai, joue « Fils de la Norvège » et rien d’autre. Et les enfants, qui n’en connaissent que les premières paroles, se contentent, avec un manque de respect total, de faire :

 

    « Pan, pan pan, pan pan pan, tra la la ».

 

Les trompettes brillent au soleil et les tambours résonnent sourdement. Derrière la fanfare, viennent les autorités en habit et chapeau haut de forme, d’énormes flots de rubans sur l’épaule. Le commissaire de police s’avance majestueusement, raide et solennel. La moitié de la ville, se demandant s’il est furieux, murmure et chuchote : « Faut croire qu’il est calmé, à présent... »

Et Maman songe, avec quelque remords : « Au fond nous avons tort de permettre à ces gosses de faire presque toujours ce qui leur chante. Bien sûr, nous aussi nous en faisions autant, mais quand nous étions pris sur le fait nous recevions la fessée – parfois, du moins. Nous apprenions ainsi ce qu’il en coûte de n’en faire qu’à sa tête. Nos enfants pensent peut-être qu’ils n’auront jamais à subir les conséquences de leurs actes. »

Sur la colline, flottent les bannières rouges dressées bien haut par des mains d’enfants, et les drapeaux des écoles se déploient au-dessus du flot. L’École Primaire Supérieure s’avance la première, son vénérable drapeau en tête, et les professeurs portent leurs casquettes d’étudiants. Puis vient la première classe, les « Russes », garçons et filles qui passent le bachot cette année. Ils sont coiffés d’une casquette rouge, une écharpe rouge leur barre la poitrine et ils portent de petites cannes de bambou ornées de flots de rubans rouges. Ils crient et poussent des hurrahs de toute la force de leurs poumons : le 17 mai est avant tout leur journée à eux. Ils ont terminé les épreuves écrites, mais ne sauront que dans un mois s’ils ont réussi. Plus ils ont de raisons de craindre un mauvais résultat, plus ils fêtent joyeusement le 17 mai. Il y en a, ainsi, parmi eux qui ont été « Russes » pendant deux ou trois ans de suite.

Théa et Boë restent debout dans l’auto. « Madame, avez-vous vu Anders ? As-tu vu Anders, Tulla ? » Maman n’a eu de son fils qu’une vision rapide. Comme toute sa classe il s’est affublé d’un monocle. C’est apparemment une idée du « comité de la fête ». Devant les bannières, ils portent de petits balais à bandes de papier tricolores dont ils se caressent mutuellement les oreilles.

Tulla ne se soucie évidemment pas de voir ou non ses frères. Le drapeau, le soleil, la musique l’enchantent et tout à coup elle reconnaît un air : « Oui, nous aimons notre patrie », et elle se jette ivre de joie, contre l’épaule de Maman.

Voici l’École Primaire qui s’avance, précédée de son orchestre. Ce sont de fort habiles musiciens que ces gosses vêtus de blanc. Quelques-uns sont si petits, qu’ils disparaissent presque derrière leur tambour ou leur cuivre. Tout le monde agite son mouchoir et applaudit. L’orchestre de l’École Primaire est la gloire de la ville. Un nombre fantastique de gosses trottine derrière le drapeau rouge vif. Les plus jeunes, ceux des classes enfantines, sont à croquer. Les petites filles en costume de paysannes, jupe de soie et coiffe blanche amidonnée, ont l’air de fermières modèle réduit.

Le cortège est incroyablement long, car il comprend aussi les écoles des villages les plus proches : celles de Skogen, de Kringsja, d’Asmarka. Elles n’ont pas d’orchestre, mais leurs élèves sont des chanteurs hors pair et leurs hurrahs sont les plus sonores. Après la cérémonie, ils ont le droit de passer le reste de la matinée à courir la ville et à s’amuser, de sorte que la gaîté des jeunes campagnards est bien la plus exubérante.

La dernière école vient à peine de défiler, quand Boë commence à manœuvrer la voiture dans les rues écartées et les chemins de traverse. Il cherche un coin où Tulla pourra assister, encore une fois, au défilé. Il ne demande même pas l’avis de Maman : pour lui, comme pour Tulla, ce jour est avant tout « le jour de Tulla » ; quand elle a revu le cortège depuis la berge du fleuve à Nymosvingen, Boë revient vers la Grand-Rue.

On a dressé une estrade sous le grand drapeau de soie de la ville, et, à mesure que le cortège se regroupe dans l’espace vide, autour de l’estrade, toute la place, encadrée de la jeune verdure des érables, prend l’aspect d’un immense parterre de fuchsias rouges, blancs et bleus. Alentour, c’est un mur humain. Les pères, le chapeau à la main, un bébé sur les bras, les mères encombrées d’un tas de petits enfants, tous chantent avec le cortège qui entonne :

 

    « Oui, nous aimons cette patrie

    « Qui surgit au milieu des flots

    « Avec ses mille foyers.

 

Le jeune instituteur qui a pris la parole aujourd’hui est nouveau. Là où Maman est installée, il est difficile de l’entendre, car Bo ë n’a pas le droit d’approcher en voiture, plus près que le coin de la pharmacie. Vers la fin, seulement, un souffle de vent apporte quelques phrases claires et nettes :

« Quand vous quitterez cette place, mes enfants, vous aurez toute la journée pour vous amuser et faire les fous. Et j’aimerais que vous compreniez que tout plaisir, toute joie sincère et insouciante cache une profonde gravité. Seul ce que nous avons payé très cher nous est assez précieux pour devenir la source de joies pures et vives, la source de la véritable insouciance et du rire le plus joyeux. On se plaint de la légèreté de la jeunesse actuelle, on vous l’a déjà reprochée, j’en suis sûr. Est-ce à tort ou à raison ? Pour ma part je serais heureux de vous voir atteindre la vraie insouciance spirituelle des hommes et des femmes qui ont éprouvé leur force et appris qu’ils sont capables d’accepter les plus lourdes tâches et de soulever les plus lourds fardeaux. »

Soudain, tout est terminé. La place n’est plus qu’un grouillement d’enfants qui jouent du coude pour se frayer un passage entre les grandes personnes, se faufilent sous les bras, risquant de crever les yeux des gens avec leurs drapeaux. Les uns cherchent leur famille, d’autres doivent aller boire du chocolat chez des amis, mais la plupart veulent être du nombre de ceux qui donnent l’assaut aux quatre pâtisseries de la ville. Car il convient, après le défilé des enfants, d’aller manger des choux à la crème par douzaines et de se rafraîchir le gosier pour avoir tellement crié et avalé tant de poussière.

Les serpentins de papier de couleur sifflent au-dessus des têtes et sous les pieds éclatent des pétards et des grenades. Hans surgit près de l’auto. Il est trempé de sueur et son costume de marin n’est plus blanc du tout. Il a perdu ses trois mouchoirs.

– Veux-tu cueillir des violettes avec nous, Hans ? Il est d’usage, après le défilé des enfants et jusqu’au cortège des Russes, d’emmener Tulla faire une grande promenade en auto dans la campagne. Maman et Théa profitent de l’occasion pour inspecter quelques coins bien connus où fleurissent des violettes particulièrement grosses et parfumées. Hans grimpe dans la voiture et s’écroule, endormi, sur l’épaule de Boë, à peine franchies les portes de la ville.

La route est calme et délicieuse, aujourd’hui : peu d’autos, pas de charrettes, pas de piétons, elle est toute blanche sous la poussière déjà estivale. La route longe le lac, les prés vert clair respirent une douceur de fête, en dépit de quelques cultivateurs qui travaillent aux champs, çà et là. Deux chevaux bruns attelés à une charrue retournent la terre fine et noire sur une pente ensoleillée. Chaque fois que la charrue tourne au bout du sillon, elle fait entendre un agréable grincement. L’homme qui la conduit appelle ses bêtes et les encourage d’un claquement de langue.

Dans les prés, vaches et moutons broutent l’herbe nouvelle sous les bouleaux et les aulnes. Les chèvres dégringolent par bonds capricieux une pente pierreuse au-dessus d’une grande ferme.

Une odeur de feuilles de bouleaux fraîchement écloses emplit l’air, mêlée à l’odeur du fumier disposé en tas dans les champs en attendant qu’on le disperse sur le sol. Un envol de corneilles d’un gris terne et de pies, fort élégantes dans leur robe noire à jabot blanc, s’abat sur les tas de fumier dans l’espoir d’y trouver encore quelques friands morceaux. À chaque maison que l’on dépasse, Tulla bat des mains et s’écrie avec ravissement : « drapeau, drapeau », car sur le toit de toutes les demeures, grandes ou petites, flotte un drapeau. De l’autre côté du lac, ils se détachent comme de minuscules flammes rouges, sur le feuillage des bouleaux et les sapins noirs de la forêt, au-dessus des prés.

À chaque instant, Maman ou Théa crie à Boë de s’arrêter. Elles n’ont plus qu’une idée : cueillir des fleurs. À tour de rôle, elles aperçoivent une pente couverte de primevères ou un ruisseau qui serpente dans la forêt et au bord duquel fleurissent déjà des iris des marais. Théa trouve des primevères le long du fossé et Maman tombe sur les dernières hépatiques dans un creux sombre de la montagne où la neige salie subsiste encore sous les sapins.

À chaque arrêt de l’auto, Njord et Neri se précipitent dehors. Ils boivent à tous les ruisseaux et se roulent dans l’herbe.

Soudain Njord perçoit une odeur de moutons venant du bois tout proche et il s’élance comme un fou à leurs trousses. Ses ancêtres ont gardé des moutons pendant mille ans : il a ça dans le sang et, dès qu’il devine la présence de moutons, il court après eux et cherche à rassembler le troupeau. Mais, de nos jours, les bergers n’apprécient guère que des chiens étrangers viennent faire leur métier, de sorte que Maman a une peur bleue de s’attirer des ennuis avec le propriétaire des moutons quand il prend fantaisie à Njord de jouer au chien de berger.

Neri, le petit sot, donne de la voix et court à la suite de Njord, persuadé que c’est son devoir d’imiter en tout son aîné.

Après bien des efforts, Maman, Théa et Boë rattrapent les fugitifs et, pour les punir, on les met en laisse. Mais, à présent, dit Boë, il est grand temps de revenir en ville, si vous voulez voir les « Russes ». Hans a dormi pendant toute la promenade ; même les cris et les aboiements des chiens ne l’ont pas réveillé ; il n’ouvre les yeux que lorsque Boë arrête l’auto devant l’École Primaire Supérieure.

Au coin de la rue, la foule, debout, attend le cortège des « Russes ». On chuchote, on bavarde, on sourit. Le bruit court que la moitié des bannières des « Russes » va être confisquée par les autorités : il paraît que l’un des articles publiés par la « Gazette des Russes » est d’une inconvenance telle que son auteur ne sera pas autorisé à se présenter à l’oral du bac.

– L’auteur est une fille, précise une dame d’âge moyen qui tient à respecter la vérité. C’est affreux, on dit que c’est la fille du pasteur de Norddal qui a écrit cet article, une véritable horreur, paraît-il. Pauvres parents, ils sont désespérés ! La petite a été renvoyée du lycée et ils n’ont pas les moyens de lui faire redoubler sa classe l’an prochain.

L’arrivée d’une bande de « petites Russes », vêtues de blanc et portant la casquette rouge, fait quelque peu sensation. Elles sortent de l’école et commencent à vendre la fameuse gazette. Ingeborg Bang, la fille du pasteur, est à leur tête. « Elle sera certainement renvoyée, sa jupe est vraiment trop courte, dit la dame de tout à l’heure, ses bas rouges et ses souliers blancs sont par trop provocants. » La coupable sourit au commissaire de police en lui faisant la révérence et... ne lui achète-t-il pas un numéro du journal ? Tout le monde a les yeux fixés sur lui, tandis qu’il déplie la feuille, met son lorgnon, et commence à lire.

Maman ne voit rien que de très innocent, dans la gazette de cette année : les plaisanteries sont assez sottes, l’article de tête également. À la dernière page, elle trouve une histoire policière signée « le valet noir » où elle reconnaît certaines élucubrations d’Anders publiées, l’hiver passé, dans la feuille de chou du lycée. Il s’agit d’un vol avec effraction dans la pâtisserie Petra et des aventures d’un écolier injustement accusé. Il s’enfuit du commissariat grâce à la complicité de la fille du commissaire, sa compagne de classe. Maman, à l’époque, n’avait pas éprouvé grande admiration pour le talent littéraire de son fils qui se montrait assez grossier à l’égard de la police. Voici donc, réchauffée, l’anecdote qui prétend relater un évènement survenu dans la nuit même du 17 mai.

Officiellement, les « Russes » conservent l’exclusivité de la rédaction de leur « gazette », mais, en réalité, ils acceptent la collaboration d’écoliers plus jeunes et, disent certains, de grandes personnes de la ville auxquelles un article dans la gazette offre l’occasion de s’exprimer librement.

Le commissaire lit avec un sourire condescendant l’histoire policière où il est directement visé. Et lorsque Anders et quelques-uns de ses camarades, le visage crispé par l’effort qu’ils font pour retenir leur monocle, viennent se pavaner devant la rangée des spectateurs, le commissaire leur adresse un sourire tout aussi bienveillant. Pourtant, les gamins cherchent évidemment à le singer, lui et ses agents : ils prennent l’air aussi sévère que possible et font reculer les gros messieurs au ventre agressif. « Ne vous avancez donc pas autant, gardez l’alignement, faites place, voilà le cortège. »

En effet, voici le défilé. Les bannières des « Russes » ne sont que des feuilles de papier fixées à une hampe et portant des inscriptions au crayon de couleur : commentaires sur les évènements marquants de la ville et sur les sujets d’actualité.

Ces commentaires sont plus ou moins spirituels, plutôt moins en général. Mais, comme dans toutes les petites villes où se trouve un lycée, chacun est convaincu que nos « Russes » sont les plus spirituels, les plus frondeurs de la Norvège tout entière.

La première bannière arbore un portrait du « roi de la montagne » : un vieil original qui vit dans une cabane, là-haut, et qui, l’hiver dernier, a été promu au grade de garde-chasse du groupe de chasseurs de l’Ostfjel. Personne n’a pu démêler s’il s’agissait ou non, d’une plaisanterie, mais le « roi de la montagne » porte sur sa caricature une casquette d’uniforme et des galons qui rappellent curieusement ceux de la police. On a écrit, dessous, le vieux dicton :

« Dieu donne le bon sens à celui à qui il confie une tâche ».

Le commissaire de police sourit toujours, mais son sourire n’est plus aussi éclatant, bien qu’il applaudisse de ses deux mains gantées. Quand même, lorsqu’Anders surgit, au même instant, près de l’auto, Maman lui dit d’un air fâché : « Je trouve vraiment que le commissaire a pris les choses fort gentiment, alors que vous vous conduisez comme des garnements bien insolents. Il avait raison d’interdire l’usage de la poudre, cette nuit. On ne permet pas de pareils abus ailleurs que dans notre ville. »

De surprise, Anders perd son monocle. Il jette à sa mère un regard chargé d’un douloureux étonnement, et le voilà parti.

– Il faut penser à rentrer, dit Théa d’un ton décidé, car Tulla ne prend aucun plaisir à voir défiler les « Russes » qui ne font pas de musique et se contentent de crier en brandissant leurs cannes de jonc. Les bannières satiriques n’intéressent pas du tout la petite. En revanche, Théa est fort inquiète à l’idée qu’Anders et Hans vont rentrer à la maison après le défilé pour « emprunter » des tasses et des cuillers à café. Habituellement, toute l’école va se régaler dans le pré, non loin de la cascade, d’œufs battus avec du sucre, mais il est rare que les enfants rapportent à la maison leur tasse et leur cuiller. Aussi Théa marmonne qu’elle ne laissera pas Anders rééditer le tour qu’il a joué à sa mère, il y a deux ans, emportant une cuiller d’argent fort ancienne que nul n’a revue depuis. Hans opine du bonnet : il prend l’air du Juste de l’Écriture ; son innocence, en vérité, n’est due qu’au fait que son jeune âge lui permet, pour la première fois, de prendre part aux agapes.

Leddy, toujours enchaînée, ne cesse de gémir. Mais les festivités ont éreinté Njord et Neri et ils ne bronchent pas, lorsque Maman les attache. Les gamins feront de continuelles allées et venues de la maison à la route, oubliant de fermer la porte derrière eux. Inutile de laisser courir les chiens seuls en ville, un jour pareil.

Installée dans un fauteuil pliant, sur la pelouse, Tulla a pris son chocolat près de la hampe du drapeau. Ses yeux ne tardent pas à se fermer et elle s’endort.

Le dîner du 17 mai est toujours composé de la même façon : Théa va couper, au grenier, les premières tranches du jambon de Noël. Pour dessert, on offre toujours de la rhubarbe nouvelle du jardin. Chaque fois que quelqu’un vient demander à manger, Théa fait dorer en vitesse quelques pommes de terre et bat des œufs.

Le 17 mai est un jour sans horaire fixe. Les garçons, Ingeborg, leurs amis qui sont en ville ce jour-là, entrent et sortent quand cela leur chante et dînent quand ils en ont envie. Les enfants, bourrés à éclater de gâteaux, de limonade, d’œufs battus et de chocolat, prétendent qu’ils ne peuvent plus rien avaler. Mais, à peine ont-ils goûté une bouchée de ce jambon, rose et savoureux, qu’ils se jettent dessus, affamés.

Dans l’après-midi, Maman s’assied au jardin, près de Tulla. Elles écoutent les échos de la musique qui montent de la ville. C’est le cortège des bourgeois, il passe à cinq heures, mais Tulla paraît si fatiguée que Maman n’ose pas l’emmener là-bas une fois de plus.

C’est alors qu’arrive le « comité de la fête », composé de Hans, Magne et Ole Henrik ; il semble avoir consacré ses disponibilités de trésorerie à l’achat des éléments d’un feu d’artifice complet : un soleil, trois fusées et quelques boîtes de feux de Bengale. Les trois gamins se mettent aussitôt à organiser la grande cérémonie du soir et plantent les quatre piquets de leur numéro sensationnel devant les fenêtres de la grand-salle. Puis ils les ôtent pour les installer plus bas sur la pente, les déplacent légèrement sur la droite, puis sur la gauche, un peu plus haut. Ils allument un feu de Bengale vert et un rouge, pour se rendre compte de l’endroit où ils devront se placer, la nuit tombée, pour que le feu d’artifice soit le plus réussi. Leurs préparatifs les amusent follement. Ils rient de si bon cœur que Maman abandonne Tulla un instant, pour courir à la maison chercher du lait et des gâteaux pour ces adorables garçons.

Anders rentre avec un ami. Il saute par-dessus la grille et traverse la pelouse à toute allure, puis, aidé de son ami, commence à planter des pieux pour l’installation d’un autre feu d’artifice... et le comité de. Hans et Cie fait entendre des hurlements de désespoir.

– Taisez-vous, les petits ! Nous ne voulons pas marcher sur vos traces, reculez un peu plus loin tout simplement.

– Mais, dites donc, nous sommes arrivés les premiers. Maman, est-ce qu’Anders a le droit de déplacer nos fusées ? C’est nous qui avons eu l’idée de faire un feu d’artifice ce soir. Et voilà qu’Anders veut faire la même chose, rien que parce que je lui ai raconté que nous avions acheté tout ce qu’il faut. Sale bête ; va, tu ne cherchais qu’à m’imiter, espèce de vieux singe !

– Allons, allons, il y a de la place pour tout le monde sur la pelouse. Hans, calme-toi, c’est très amusant, au contraire, que Johan et Anders aient acheté des fusées, eux aussi. Le feu d’artifice n’en sera que plus beau, ce soir.

– Oui, mais Anders et Johan ont bien plus de fusées que nous. Ce sera surtout leur feu d’artifice à eux !

– Mais c’est vous qui avez eu l’idée. Si vous n’y aviez pas pensé les premiers, Anders n’en aurait jamais eu l’idée.

– Mais si, Maman, il y a longtemps que Johan et moi...

Maman coupe la parole à Anders :

– Cesse de taquiner ton frère et ne vous disputez plus. Si vous en avez envie, Anders peut aller demander à Théa de vous servir des gâteaux et de la limonade. Mais, pour une fois les enfants déclarent être incapables d’absorber une goutte de limonade. Ils en ont tellement bu depuis ce matin.

– Quand je saute, mon estomac fait glouglou comme un tonneau plein, dit Magnus.

 

À cette époque de l’année, il ne fait pas réellement sombre avant minuit. Or, à ce moment-là, les enfants doivent être au lit. Pourtant, une heure après le dîner, l’obscurité est suffisante pour que la hampe du drapeau paraisse toute noire dans la pénombre. Les garçons ont fait la paix. Anders et Johan se sont engagés sur l’honneur à ne pas allumer une seule des fusées appartenant aux petits. Hans, Magnus et Ole Henrik allumeront chacun une fusée. Les cinq enfants vont et viennent autour des piquets, ils attendent leur public.

Les parents de Ole Henrik, la sœur de Magnus, le cousin de Johan, ont été invités au spectacle.

Théa vient de donner son bain à Tulla et l’a préparée pour la nuit. On lui permet cependant de descendre, en pantoufles, son manteau de fourrure pardessus son pyjama. Maman lui penche la tête en arrière :

– Regarde, Tulla, regarde.

Le premier jet de lumière traverse la nuit. Il éclate avec un faible craquement et s’épanouit en gouttelettes bleues, rouges et jaunes qui retombent, lentement, sur le sol.

Mais Tulla ne rit pas, ne pousse pas de cris joyeux. Elle est muette et se serre contre Maman. Pour un peu on croirait qu’elle a peur. C’est son premier feu d’artifice. Njord se glisse, en tremblant, sous les jupes de sa maîtresse. Et Neri court entre les jambes des garçons, aboyant avec force.

Le public est unanime : le feu d’artifice est splendide. Pour finir, le soleil de Hans se met à tourner. C’est une roue éblouissante qui répand une pluie d’or sur la prairie sombre. Tulla a repris courage et exprime bruyamment sa joie Mais Njord se pelotonne, bien qu’il soit grand et lourd, sur les genoux de Maman, essayant de faire croire qu’il n’est qu’un pauvre petit toutou qui va cacher sa tête au creux des mains de sa maîtresse.

Des bribes de musique se font entendre dans la nuit. Un peu partout on a organisé des fêtes, les diverses sociétés musicales jouent des airs patriotiques en parcourant les rues.

Enfin les petits garçons se laissent persuader qu’il est l’heure d’aller au lit. À l’instant où Maman pénètre dans leur chambre pour leur dire bonsoir, le feu d’artifice commence à Maihaugen. Au loin, pardessus les frondaisons, on voit pleuvoir des étincelles d’or et d’azur, puis des larmes de feu.

– Savez-vous qu’il est minuit, mes petits...

Les enfants veulent voir, de la fenêtre, ce qui se passe, mais bientôt les derniers feux de Maihangen s’éteignent à leur tour. Le plus beau jour de l’année vient de prendre fin. Brusquement, Anders, le grand garçon, prend Maman par le cou et l’embrasse. Hans vient réclamer un baiser, à son tour.

– Merci pour cette belle journée, Maman. Vrai, ce qu’on s’est amusé !

 

 

 

Les vacances

 

 

DIS, Maman, quand est-ce qu’on va partir pour le chalet ?

– Sitôt après Haballsvaka, Hans.

– Maman, Parrain m’a écrit qu’il va venir, avec l’oncle Georges, me chercher à Ringlu, dès la fin du camp d’éclaireurs. Nous passerons ensemble quinze jours dans la montagne. Tu veux bien que je monte ensuite avec toi, au chalet, n’est-ce pas ?

– Bien sûr, tout cela peut très bien s’arranger. Parrain et l’oncle Georges sont bien gentils de t’emmener courir la montagne avec eux, Anders.

– Oh, je saurai me rendre utile, en somme je leur servirai d’ordonnance.

La Norvège est un pays fort étendu, mais, en réalité seule une petite partie des terres est propre à la culture et à l’habitat.

Le long de la côte, bordée de milliers d’îles et d’îlots, s’est établi un cercle de petites villes, de hameaux de pêcheurs, de ports, de petites fermes où femmes et enfants travaillent un lopin de terre, tandis que les hommes et les adolescents partent pêcher au large.

L’intérieur des terres n’est qu’un immense massif montagneux. De l’épine dorsale, constituée par la frontière qui sépare la Norvège de la Suède – du Nord au Sud – partent des chaînes montagneuses dentelées. Leurs pentes grises sont dénudées, rocheuses et couvertes d’éboulis. Sur les plus hauts sommets luisent des glaciers, entre les chaînes se blottissent de hauts plateaux couverts de lichen jaune-gris avec de petits bouleaux nains de montagne et des marais couverts de saules. Partout on y voit briller le miroir des eaux : petits lacs, étangs, ruisseaux qui se rejoignent pour former des rivières, et se frayent une route vers la vallée.

Dès septembre, c’est le mauvais temps, en montagne, la pluie, la tempête dépouillent les bouleaux de leur feuillage rouge ou jaune, la neige tombe, et souvent, cette première neige ne fond plus jusqu’à la saint Jean.

Pendant tout l’hiver, se succèdent, là-haut, les bourrasques de neige. À l’époque où le jour n’est qu’un éclair de lumière fugitive dans une nuit de vingt-quatre heures, il est impossible à l’homme de vivre dans la montagne. Mais toutes les villes de Norvège conservent la nostalgie d’aventures du temps jadis. Chacun peut citer le nom de celui ou de ceux qui, proscrits, se réfugièrent sur les hauts plateaux, dans une cabane construite en pierre ou dans un creux de rocher, se nourrissant pendant l’année du produit de leur chasse et de leur pêche.

On parle aussi d’originaux installés dans des chalets solitaires. Ils y vivaient toute l’année, au bon vieux temps où les rennes sauvages, les perdrix blanches, les ours, les renards blancs, les gloutons fourmillaient dans la montagne, pourvoyant le hardi chasseur de tout ce dont il avait besoin pour se nourrir et de tout ce qu’il pouvait souhaiter en fait d’aventures palpitantes.

Aujourd’hui, le gibier sauvage se fait rare dans la montagne, et là où les proscrits menaient leur vie clandestine, s’élèvent de grands hôtels, en rangs serrés. Des autocars y conduisent, aux vacances d’été ou à Pâques, de nombreux visiteurs. Toutefois, l’espace est si vaste, qu’il reste bien de la place pour qui veut échapper à la société des hommes et jouir seul du paysage.

Les fermes ont presque toutes le droit de faire paître leurs troupeaux dans la montagne – c’est le droit d’alpage – et possèdent un chalet quelque part sur les hauteurs. Ce chalet comprend une cabane habitée pendant l’été par quelques jeunes filles, des étables pour les vaches et les chèvres, une grange où s’entasse le foin odorant des prés d’altitude, jusqu’au moment où la neige permet d’utiliser les traîneaux pour le descendre dans la vallée. Il a toujours été difficile, en Norvège, de cultiver le blé, aussi les habitants se sont-ils rabattus sur l’élevage du bétail.

Depuis toujours, les paysans utilisent les pâturages de montagne, montant sur l’alpage avec leurs troupeaux et vivant dans les chalets dès la fonte des neiges. Ils y voient pousser l’herbe et s’écouler les longs jours clairs, presque ininterrompus, jusqu’au moment où les tempêtes de l’automne et la neige font leur apparition.

Autrefois, les vachères battaient le beurre et faisaient le fromage pendant leur séjour au chalet. À présent, elles ne font que soigner les bêtes et envoient directement le lait aux fromageries de la vallée. Chaque jour, le camion du laitier monte les provisions et le courrier. La vie des vachères est, certes, plus facile qu’au temps jadis ; elles ne voyaient, alors, d’autres êtres vivants que leurs bêtes, d’un samedi à l’autre ; aussi accueillaient-elles le samedi avec la même impatience. Qui verraient-elles arriver du village, ce soir-là ? Peut-être quelque tendre ami dont elles souhaitaient ardemment la visite ? Cependant, si la vie sur l’alpage s’est quelque peu modernisée depuis une trentaine d’années, personne n’est parvenu à moderniser les vaches. Elles se comportent exactement comme leurs mères et leurs grands-mères, de génération en génération, depuis des milliers d’années. Du jour où, quittant l’obscurité hivernale de l’étable, elles se mettent à brouter l’herbe des prés avoisinant la ferme, elles n’aspirent qu’au départ pour l’alpage. Elles se rappellent leurs libres vagabondages par les immenses pâturages ; couverts d’herbe rase, douce et savoureuse. Elles n’ont pas oublié les clairs ruisseaux d’eau glacée, et les heures chaudes de la journée où elles se couchaient dans un coin de pré, balayé par le vent dont le souffle éloignait les nuées de moustiques. Peut-être, dans leurs fronts têtus, subsiste-t-il encore le souvenir de la terreur que l’ours inspirait à leurs aïeules, mais aucune d’elles n’a jamais aperçu l’ombre de l’ennemi légendaire. Seule demeure cette inquiétude qui rend la vache norvégienne lunatique, nerveuse et intelligente, ce qui fait dire aux paysannes :

« Une vache n’est pas plus bête que les autres gens. »

Pour monter à l’alpage, les vaches marchent sans arrêt, jour et nuit. Impossible de les arrêter. Certains chalets sont situés si loin qu’il faut parfois trente-six à quarante-huit heures pour y arriver.

Généralement, les vaches quittent la ferme dans l’après-midi, afin de parcourir, de nuit, la plus grande partie du trajet, car l’air est plus frais et la rosée retient la poussière de la route.

Pendant les quinze jours qui suivent la saint Jean, le bétail des fermes du sud de la ville défile, nuit après nuit, devant le jardin de Maman. Lorsqu’elle entend le son lointain des clochettes et le sourd craquement du gravier sur la grand-route, Maman ne peut s’empêcher de se lever, de passer une robe de chambré sur sa chemise de nuit et de descendre dans la nuit d’été.

Hans se réveille souvent, Anders dort toujours comme un loir. Depuis que les cours sont terminés, il est très occupé par les préparatifs du camp d’éclaireurs de Ringbu et par son expédition dans la montagne avec Parrain. Mais, pour Hans, les vacances sont les vacances, il a le sommeil léger et quand il entend sa mère se lever, il sort de son lit et trottine derrière elle. « Voyons, Hans, tu aurais pu te couvrir un peu, dit Maman, tu vas prendre froid. » Hans fait la sourde oreille et Maman dit cela sans conviction.

Les toits des maisons et les arbres, le long de la pente, paraissent noirs à côté du lac. Le ciel est d’une pâleur bleuâtre au-dessus des montagnes assombries. Il fait clair comme en plein jour, seules les couleurs du paysage semblent comme assoupies. L’étrange clarté nocturne décolore les grands iris violets qui paraissent maintenant d’un bleu très clair. Les sandales de Hans et les jambes de son pyjama sont mouillées quand il traverse la pelouse avec Maman.

– Hans, tu vas geler. Hans a grimpé sur la barrière et se penche vers la route.

– Maman, c’est Mme Rindal, avec les vaches du presbytère... Mme Rindal... Mme Rindal... Et Mme Rindal fait de grands gestes et crie bonjour sans pouvoir s’arrêter.

La vachère, qui marche en tête, appelle ses bêtes, d’un refrain monotone : « Hé là, mes vaches, hé là, mes vaches, venez. »

La vache porteuse de cloche s’avance en tête, puis viennent, en file, les vaches brunes, rouges, tachetées, blanches, suivies des bœufs et des veaux mâles. Les chèvres au pelage brun, gris, noir frappent le sol de leurs sabots, quelques-unes gambadent en avant du cortège, d’autres sur le côté. La plupart restent en arrière. Les petites sonnailles rendent un son clair et délicat. Puis viennent les chariots avec l’écrémeuse, les écuelles, les seaux, la literie, un baquet plein de pots de fleurs. Mme Rindal emporte aussi son métier à tisser ; un chat roux occupe le siège, à côté du cocher comme s’il était le maître de maison en personne.

C’est un des fils de Sissi qu’on a donné, il y a deux ans, à Mme Rindal.

– Maman, s’écrie Hans, ravi, tu as vu comme « Monsieur Rosenberg » a grandi ?

Maman entoure Hans de son bras.

– Dis, Maman, quand irons-nous au chalet ? interroge Hans d’une voix pleine d’envie. Il en est presque émouvant.

– Dès que Haballsvaka sera passé, répond Maman avec un soupir.

Car les Norvégiens, autant que leurs troupeaux, aspirent au départ dans la montagne. Quelques-uns ont aussi envie de revoir la mer. Beaucoup d’entre eux étaient, il n’y a pas longtemps, paysans, marins ou pêcheurs. L’été venu, avec ses longs jours, ses nuits claires et si brèves, ils se sentent poussés vers les lieux d’où sont venus leurs pères, voici bien peu d’années.

– Hans, il faut changer de culotte de pyjama, dit Maman quand elle regagne sa chambre à coucher. Je vais t’en donner une.

Mais quand elle arrive avec la culotte, Hans s’est déjà endormi. Elle se contente donc d’étendre sur ses jambes une couverture supplémentaire. Mais elle ne pense pas une seconde que son fils ait pu prendre froid à regarder passer les troupeaux.

 

 

 

Un musée

de contes de fées

 

 

LES bulletins de notes des garçons auraient pu être pires. Ils auraient pu, aussi, être bien meilleurs, c’est évident. Mais ils vont tous les deux passer dans la classe supérieure, c’est plus que Maman n’avait osé espérer, en somme.

La petite ville où vivent Hans et Anders est située au centre d’une région touristique. Tous les gens qui passent en été s’arrêtent pour visiter Maihaugen, le grand musée en plein air qui fait la gloire du pays.

L’histoire de Maihaugen ressemble à un conte de fées. Un jeune dentiste norvégien, nommé Anders Sandvig, jouissait d’une grande réputation et venait d’obtenir un poste important à l’étranger, quand il fut atteint de tuberculose. Les médecins lui dirent que, s’il voulait vivre, il lui fallait rentrer en Norvège et s’établir au centre du pays, dans une région où l’air serait sec et pur. Pour Sandvig cela revenait à s’enterrer vivant. Au lieu de travailler et de se perfectionner dans un grand laboratoire d’une université européenne, il était condamné à soigner les dents de la population d’une petite ville. Il aurait ses jours de consultations à l’hôtel et dans les grosses fermes une fois par semaine, ou bien, il s’en irait exercer sa profession par toute la vallée. Il ne songeait certes pas que le destin allait le charger d’une mission qui ferait de lui un des fils les plus glorieux de la Norvège.

À cette époque, voici cinquante ans, les conditions de la vie moderne pénétraient dans les paisibles vallées. La vie des paysans s’était, au cours des siècles, développée à un rythme si lent que les paysans croyaient, dur comme fer, qu’ils vivaient comme avaient vécu leurs pères. Pourtant, chaque génération avait ajouté son expérience, ses découvertes à la somme des connaissances ancestrales. Ils ne pensaient pas que les quelques petites améliorations introduites par eux dans leur mode d’existence fussent dignes d’être citées en comparaison de la sagesse de leurs ancêtres. Mais, quand la population rurale se trouva en face des chemins de fer, des nouvelles routes carrossables, de l’électrification, des idées nouvelles que tout cela impliquait, elle fut profondément troublée et commença à douter de la valeur des traditions anciennes dont elle avait été si fière jusqu’alors. Bientôt, les paysans recherchèrent, eux aussi, la nouveauté. En un sens ils eurent raison, car ils acquirent beaucoup de connaissances utiles et saines, mais ils perdirent confiance dans le trésor héréditaire qu’avaient amassé leurs ancêtres. Ils rejetèrent alors, aveuglément, avec un manque d’esprit critique total, tout ce qui était « vieux jeu ».

Certes, bien des notions anciennes ne valaient pas la peine d’être retenues, mais combien demeuraient excellentes : elles étaient le fruit de l’expérience millénaire, de l’utilisation rationnelle des ressources d’un pays rude où il était difficile de vivre.

On abattit et on abandonna de vieilles demeures. Elles étaient construites en rondins et couvertes de chaume. Tièdes et agréables pendant les hivers rigoureux, elles étaient fraîches et aérées quand la chaleur du soleil d’été, renvoyée par les montagnes, rend l’air étouffant dans les vallées. À la place des maisons traditionnelles on construisit des chalets de style suisse aux toits de tuiles, laids et peu résistants, froids en hiver, étouffants en été. On acheta, à la ville, des meubles de série, bon marché, et on relégua au grenier les jolis objets d’autrefois, ou encore on les céda pour presque rien à des antiquaires venus de l’étranger. Les paysans se vêtirent de costumes de confection et remisèrent leurs vieux habits : tenues de travail résistantes et pratiques, costumes de fête somptueux et colorés. Le pire, ce fut l’abandon de la cuisine traditionnelle. Au lieu de se nourrir de pain dur, de lait, de beurre et de fromage, de viande prise au saloir et de poisson frais, le paysan se mit à boire du café plusieurs fois par jour, à se régaler de pain tendre tartiné de margarine. Dans les grandes occasions on ouvrait quelques boîtes de conserves.

Rien d’étonnant à ce qu’un dentiste eût fort à faire. Anders Sandvig finit par estimer que le changement avait été trop radical. Il visita les vieilles maisons qui tombaient en ruine. Qu’elles étaient donc jolies ! La charpente en était faite de main de maître et l’intérieur n’avait pas moins de charme avec ses meubles massifs, sculptés ou peints en jaune contrastant avec la teinte brune des murs de rondins bruts. Sandvig acheta une de ces ruines, la fit transporter, puis remonter dans son jardin, en ville. Il en acheta d’autres. La passion du collectionneur s’était éveillée en lui. Il achetait et rapportait chez lui tout ce qu’il pouvait sauver de l’ancienne splendeur de la vallée : vêtements, meubles, vieux outils, charrues, araires, seaux à lait en bois, métiers à tisser, alènes, embauchoirs de cordonnier. Des armes aussi : arcs, sabres, fusils à pierre, gibecières de chasseurs, équipements de soldats. Bientôt sa maison fut trop petite pour contenir tous ces trésors. Il fit alors la découverte de Maihaugen, colline boisée en dehors de la ville. Il y installa ses collections : ainsi fut créé le musée régional du Gudbrands.

Le musée s’agrandit d’année en année. Il devint propriété municipale et Sandvig fut nommé conservateur. Notre dentiste consacra désormais son existence à Maihaugen où il perfectionna ses reproductions de la vie d’autrefois dans la vallée, en y ajoutant sans cesse d’autres détails. Il reconstruisit un ancien domaine, Bjornstad, plus vaste, plus riche que bien des propriétés seigneuriales du reste de l’Europe avec ses quatre maisons de maîtres, ses greniers, ses écuries, ses étables, ses granges, ses hangars, en tout une trentaine de bâtiments 3. Il réédifia également une ferme plus petite, plus modeste, trouvée très haut dans la montagne, pour montrer aux gens que l’adresse manuelle, le sens pratique, le goût du beau ne sont pas l’apanage des seuls paysans fortunés. Il reconstruisit une église et une chapelle du moyen âge et diverses maisons, mettant en évidence les étapes de l’architecture, depuis l’époque médiévale jusqu’à celle du moteur à explosion. Il remonta des ateliers artisanaux, des cabanes de chasse, des huttes de pêcheurs, des moulins à vent, des moulins à eau.

Le peuple norvégien avait conscience, à Maihaugen, de ce qu’il aurait dû conserver de l’héritage de ses ancêtres, sans renoncer, pour autant, au progrès. Il y apprenait pourquoi il était destiné à être le peuple le plus conservateur d’Europe et le novateur le plus hardi. Maihaugen devint le modèle des musées régionaux et Sandvig forma, peu à peu, une équipe de jeunes savants capables de continuer son œuvre.

Mais il faut beaucoup d’argent pour entretenir et développer un musée semblable. Aussi la ville prit-elle plusieurs initiatives susceptibles de réunir des fonds : la plus importante étant Hoballsvaka, la fête d’été.

Hoball désigne, en réalité, la période qui s’étend des foins à la moisson. Pendant ces quelques semaines, le paysan jouit d’un peu plus de loisirs que pendant les six autres mois d’été, mais Sandvig avança Hoballsvaka de quelques semaines pour la faire coïncider avec le début des vacances ; alors, un flot de touristes arrive en auto, par le train ou à pied, traversant la ville pour gagner la montagne.

Cette année, Anders et Hans devaient, pour la première fois, participer activement à Hoballsvaka. Mais, lorsque Maman lui transmit la proposition de M. Sandvig, de danser un quadrille en uniforme de 1814, Anders hocha la tête d’un air de regret. La présentation de danses anciennes devait être un des clous de la fête ; or, Anders n’était qu’un médiocre danseur et un acteur encore moins doué, il l’avait prouvé dans un rôle dont on l’avait chargé à l’école. Maman ne put que se ranger à ses côtés quand il affirma qu’il participerait plus utilement à la fête en assurant le service d’ordre avec quelques autres éclaireurs.

Comme Hans allait jouer un rôle dans la pièce, Anders fit sèchement remarquer : « Ce gosse passe sa vie à jouer la comédie, il aura sûrement un succès fou si on lui donne l’occasion de la jouer sur une scène. » Hans se jeta sur son frère. « Tu es dégoûtant, dégoûtant. Maman pourquoi Anders est-il toujours aussi dégoûtant ? Va, imbécile, tu dis cela parce que tu as honte de rester raide comme un piquet et d’avoir l’air aussi bête quand tu as deux mots à dire... »

Il y eut un court échange de coups de poing, après quoi les deux frères firent la paix, Anders proposa même d’agrémenter le costume de Hans avec son vieux couteau de paysan. « Il fera très bien sur ton postérieur. »

En fait, Hans n’avait pas été chargé d’un grand rôle. Il devait être un des enfants de Gudbrand de Lia et Maman devait être sa mère dans la pièce. Le musée avait prêté un joli costume ancien pour enfant : veste et pantalon de bure blancs avec des liserés, verts et noirs à toutes les coutures, gilet rouge à carreaux et à boutons de cuivre. Inutile de chercher un bonnet : les enfants de Gudbrand de Lia ne possédaient, en fait de vêtements, que l’indispensable, et, naturellement ils marchaient pieds nus. Grand-Mère éleva de vives protestations sur ce dernier point. Elle était venue voir sa fille et la petite Signe l’avait accompagnée. Lille Signe devait être également un des « enfants » de Maman.

– Libre à toi, dit Grand-Mère, de permettre à ton gamin de suivre pieds nus la Storgate d’un bout à l’autre jusqu’à Maihaugen où les gens boivent de la bière et jettent leurs bouteilles partout en brisant leurs verres pour qu’on se blesse aux pieds avec les débris qui jonchent le sol, qu’on y attrape un empoisonnement du sang, qu’on y meure... C’est ton affaire, c’est TON fils et je ne peux te défendre de risquer sa santé et peut-être sa vie. Mais je suis responsable de Lille Signe. Sa mère me l’a confiée et elle ne jouera pas dans votre stupide comédie.

– Oh, Grand-Mère, Hans était sur le bord des larmes. La pauvre Signe ! pourquoi n’a-t-elle jamais le droit de s’amuser, uniquement parce que tu te fais du souci ?

Mais Lille Signe répliqua d’un air supérieur qu’elle renonçait volontiers à traverser la ville pieds nus puisqu’ainsi elle pourrait monter en auto avec Grand-Mère, Tulla et Théa pour admirer la décoration des rues et se rendre ensuite à Maihaugen pour y boire du chocolat et manger tous les gâteaux dont elle aurait envie.

Cette année-là, le thème de la fête était : les contes populaires de Norvège.

Un professeur, venu d’Oslo, devait faire une conférence sur les contes populaires et, dans le cortège inaugural de Hoballskava, on reconnaîtrait tous les personnages des récits familiers. La comédie qui serait représentée serait une adaptation du conte du Gudbrand de Lia.

– Maman ! s’écrie Hans, effaré en voyant descendre sa mère. Il était tout habillé et attendait, en compagnie d’autres enfants, que Maman se fût apprêtée pour la circonstance. Tu as l’air d’une... Ta figure est toute sale et ton tablier est tout déchiré sur le ventre... et tes cheveux... ils sont tout ébouriffés.

– T’es bête, riposte Anders, en riant, tu ne sais pas que la femme de Gudbrand de Lia était une souillon ?

Mais Hans ne se faisait pas vite à l’idée que sa mère allait traverser la ville dans cette tenue. Il gémit : « On dirait que tu sors du bureau de bienfaisance.

– C’étaient sûrement des habitués du bureau de bienfaisance, ces gens, assure Anders. Le reste c’est pure imagination.

Grand-Mère ne dit rien, mais jeta un regard désapprobateur sur sa fille et sa bande d’enfants pieds nus.

 

Voici l’histoire de Gudbrand de Lia :

– Il était une fois un homme nommé Gudbrand et, comme il habitait tout là-haut, dans la montagne, on l’appelait Gudbrand de Lia. Lui et les siens étaient très pauvres, mais Gudbrand et sa femme s’aimaient tellement, et ils étaient si heureux l’un par l’autre, que jamais on ne les avait entendus échanger des paroles un peu vives.

Un jour, il arriva que Gudbrand dût payer ses impôts. Comment trouver l’argent nécessaire ? Le seul moyen fut d’essayer d’aller vendre leur unique vache à la ville.

– Vois-tu, dit sa femme, au fond ça me fait plaisir. J’aurai plus besoin de me lever à l’aube pour soigner et traire la vache et je serai plus obligée de courir partout pour la faire rentrer l’soir.

– C’est une vraie chance, pour sûr, d’être débarrassés de c’te bête.

En ville, Gudbrand s’y prit fort mal pour vendre sa vache. Au retour il raconta à un voisin qui faisait route avec lui ce qui lui était arrivé. Le voisin leva les bras au ciel.

– Vrai, quand tu vas retrouver la vieille et qu’elle saura tout, qu’est-ce qu’elle va dire... Elle se fâchera très fort et j’m’étonnerais pas qu’elle t’allonge un soufflet, même si elle t’a jamais dit un mot plus haut que l’autre depuis que vous êtes mariés.

– Non, non. T’en fais pas, fit Gudbrand, la femme va pas s’fâcher, j’pourrais ben faire encore pis sans qu’elle se mette en colère !

Le voisin n’en était pas si sûr, et la discussion se termina par un pari. Le voisin suivrait Gudbrand chez lui et se cacherait dans le corridor pour écouter ce que dirait la bonne femme à son mari. Si elle se déclarait satisfaite de ce qu’il avait fait, le voisin verserait cent bons écus sonnants à Gudbrand.

Il était tard et il faisait noir comme dans un four, quand Gudbrand entra dans la cabane. Sa femme s’écria en le voyant :

– Dieu soit loué ! Enfin te v’la ! J’avais peur qu’il te soit arrivé qué’que chose, mais viens vite manger un morceau. Merci à Dieu de t’avoir ram’né chez nous, où tout est triste et désolé sans toi, mon petit mari. Qu’est-c qu’on t’a payé pour not’vache ?

– Ben, vois-tu, ça n’a pas trop bien marché. J’suis pas arrivé à vend not’vache pour de l’argent. J’me suis d’abord promené un peu autour du champ de foire. Y avait là un bonhomme avec une petite jument noire. Oh, que j’ai dit, j’ai ben envie de cette petite jument-là... et je l’ai échangée contre not’vache.

– Qu’est-ce que tu dis, mon homme ? Alors nous allons avoir un cheval à Lia ? C’est vraiment pas trop tôt. Faudra plus aller emprunter une bête chez les voisins pour tirer la charrue. Faudra plus porter not’foin sur le dos, nous-mêmes. Et puis, on pourra aller au prêche à cheval, le dimanche, comme les aut’gens bien. Courez, les enfants, et mettez la jument de vot’Père à l’écurie !

– Pas si vite, j’ai pas non plus ramené la jument. J’étais pas arrivé bien loin sur la place, que j’ai vu un homme avec un cochon gras comme ça. Bien plus gras que les aut’cochons. Alors j’ai échangé la jument cont’le cochon.

– C’est pas possible ! On aura un cochon chez nous ! j’ai toujours eu envie d’un cochon, moi. On l’tuera pour Noël et on l’mettra au saloir. Toute l’année on pourra se régaler de cochon salé. Gudbrand, Gudbrand, y a pas, de par le monde, un homme comme toi, qui prend autant soin de sa femme et de ses marmots. Courez rentrer le cochon, les petits.

– Attends un peu. Faut que j te dise que le cochon est pas ici : je l’ai échangé contre une brebis, une jolie petite brebis.

– Une brebis ! C’que tu sais bien y faire, mon mari j’trouverais pas ton pareil dans sept paroisses. Qu’est-ce qu’on aurait fait du cochon ? Les gens y diraient seulement : à Lia on mange tout ce qu’on a. Je tondrai la brebis deux fois l’an et je la soignerai bien. Elle nous donnera des agneaux qu’on tuera et qu’on salera. Dépêchez-vous les enfants, et amenez-moi la brebis.

– Hé ! j’ai pas plus d’ brebis que d’ cochon. J’ai rencontré un gars qui m’a échangé la brebis contre une chèvre, et quelle belle chèvre qu’il tirait !

– Et t’as joliment eu raison, Gudbrand. Une chèvre, ça rend bien plus de services. J’aurai du lait pour les petits, comme si j’avais encore la vache. Et dans not pays d’en-haut, les chaussettes en poils de chèvre font bien plus d’usage que les chaussettes en laine de mouton. Allez chercher la chèvre, les enfants.

– C’est que, tu comprends, y avait aussi un homme qui voulait vendre son oie. Une si belle oie. Et j’ai eu envie de manger une oie rôtie, une fois dans ma vie. On dit que l’oie rôtie, y a rien de pareil.

– Et pourquoi qu’on mangerait pas une oie rôtie, nous aut’ ? Tu as eu bien raison de faire c’ téchange, Gudbrand. Y aura aussi de la graisse d’oie pour les tartines et je pourrai remplir mon petit oreiller de plume et de duvet.

– Femme, écoute ce qui m’est arrivé : j’ai échangé l’oie contre un coq. Oh, un joli coq. J’ai pensé que ce serait très agréable d’avoir un coq à la maison.

– Pour sûr que ce s’ra agréable. Le coq chante tous les matins. T’as bien fait de nous trouver un réveille-matin. On s’ra aussi heureux sans oie rôtie, et j’peux aussi bien mettre de la balle d’avoine dans mon oreiller. Allez chercher le coq, les petits.

– L’ennui, la mère, c’est que j’ai plus le coq. Sur la place, un homme vendait des pommes douces, et j’ai pensé qu’ça f’rait plaisir à la marmaille si j’rapportais des pommes. J’en ai eu un boisseau contre le coq.

– Avez-vous jamais entendu rien de pareil, les p’tits ? Il existe pas, sur tout’la terre un père aussi gentil qu’vot’Père à vous. Qu’est-ce qu’on aurait fait d’un coq, j’me l’demande ? Nous sommes nos prop’ maîtres et nous pouvons rester au lit tant qu’ça nous plaît, le matin. Et puis, y a le soleil ! On va prendre tes pommes et les enfants pourront y goûter ce soir.

– Hmm ! C’est un peu ennuyeux, mais, pisque j’m’étais prom’né toute la journée en ville, sans plus manger que boire, ben, j’ai eu faim. J’suis entré dans un’ auberge où on m’a échangé les pommes contre le dîner.

– Oh, que Dieu soit trois fois béni ! Dire que tu aurais pu refaire toute cette longue route sans avoir rien mangé. Ça m’aurait fendu le cœur. Dieu soit loué ! T’es revenu bien portant, mon cher mari. Pourvu que j t’aie, je m’soucie point d’la vache, du cheval, du cochon, de la brebis, de la chèvre, de l’oie, du coq et des pommes. C’que j’suis contente que tu soies rentré. J’peux pas dire c’que j’suis contente.

– Et toi, qu’est-ce que tu dis, alors ? fit Gundbrand ouvrant la porte du corridor pour faire entrer le voisin. Et le voisin dut bien convenir que Gudbrand avait gagné les cent écus du pari. Il les aligna sur la table. La misère était écartée du foyer de Gudbrand de Lia... Pour cette fois du moins.

 

Il avait plu dans la matinée et les trois enfants, pieds nus, barbotaient dans toutes les flaques : la boue pénétrait entre leurs doigts de pieds, ils avaient l’air d’avoir passé toute leur vie à Lia. Maman s’aperçut en arrivant qu’elle n’aurait pas eu besoin de s’ébouriffer les cheveux avant de partir : après le mal qu’elle avait eu à faire obéir les enfants, des mèches s’échappaient de sa coiffe de soie noire et pendaient de tous côtés.

Le soleil se mit à briller quand le cortège s’ébranla devant la vieille maison de commerce au bas de la Storgate. En tête s’avançaient les musiciens avec leurs violons et leurs clarinettes : ils jouaient la jolie marche nuptiale de Dalsbön. Après eux, venait le Roi. C’était le professeur chargé de faire la conférence. Il s’était rembourré de coussins par-devant et par-derrière pour obtenir une silhouette vraiment royale. Couronne d’or en tête et longue pipe à la bouche, il avait l’allure majestueuse qui convenait à son rang.

La princesse chevauchait un coursier gris que conduisait As keladden 4.

C’est lui qui obtient la main de la princesse et la moitié du royaume dans presque tous les contes. Cette princesse-là méritait d’être admirée. Elle était ravissante dans son beau costume de mariée emprunté au musée : robe de soie soutachée d’or, couronne d’argent doré sur ses cheveux blonds flottants. Il y avait aussi : le pasteur, le sacristain, le bailli, Gudbjörg Langlâr la sorcière, avec sa suite de romanichels : hommes, femmes, enfants. Per Kremmer, le « riche » qui s’en venait bras-dessus, bras-dessous avec le diable ! Personne ne manquait à l’appel. Le rôle de Gudbrand convenait à merveille à M. le Négociant qui portait un habit vert et un chapeau noir dont les bords lui tombaient sur le visage. Il tenait le cheval par la bride et Maman le suivait, conduisant la vache.

On nous avait juré que c’était une vieille vache, pas nerveuse pour un sou et de caractère paisible. Mais quand elle se trouva dans la rue, en face de la foule qui se pressait de chaque côté de la chaussée, elle s’arrêta, jeta un coup d’œil à gauche, un autre à droite, et décida de ne plus participer à la procession. Maman tira sur la corde et « Huldra 5 » qui marchait par derrière, engoncée dans sa robe verte d’où sortait une queue de vache, et qui portait un cochon de lait dans les bras, donna une tape amicale sur les flancs de la bête.

« Je pourrais toujours avancer un peu » se dit sans doute la vache. Et elle se mit en route. Des filles et des garçons conduisant le mouton, la chèvre et le coq suivaient Huldra et son cochon.

Au départ, l’oie figurait aussi dans le cortège. Une petite fille en crinoline s’était proposée pour la porter sous son bras. Mais l’oie siffla, cracha, se débattit, donna des coups d’aile à quelques spectateurs, ce qui provoqua une véritable panique, puis elle disparut dans une petite rue transversale.

La foule était aussi dense que le 17 mai et ne se composait pas uniquement, cette fois-ci, des gens de la ville. Il s’y mêlait des étrangers en costume de sport, des touristes installés dans les hôtels, des écoles entières accompagnées de leurs maîtres et de leurs maîtresses, des gens d’Oslo que Maman connaissait et qui s’amusaient comme des fous à la héler et à l’encourager à chaque incartade de la vache, car il s’avérait que l’épreuve était trop forte pour le système nerveux d’une vache, fût-elle la plus paisible du monde. Parfois elle s’arrêtait, s’entêtant à ne plus faire un pas, parfois elle cherchait à prendre un autre chemin. C’est alors que les enfants poussaient des cris d’effroi tout à fait en harmonie avec les circonstances.

La musique jouait la marche nuptiale, la brebis bêlait, le cochon de lait grognait. Quelle affaire de traverser toute la Storgate jusqu’à Maihaugen dans cet équipage ! À un coin de rue, Maman aperçut Anders. Elle eut la fâcheuse impression qu’il était vexé de voir sa propre mère s’exposer ainsi, comme une folle, à la ville entière. Par la suite, Anders affirma que son air furieux venait de la peur qu’il avait d’éclater de rire. Une fois déchaîné, il n’aurait jamais pu s’arrêter.

Un radeau posé sur la plus grande pièce d’eau servait de scène. C’était fort joli. Le couchant dorait les bois et les vieilles maisons brunes. La colline boisée et les cabanes s’élevaient au-dessus de l’eau claire et transparente dont la surface immobile n’était ridée que par le sillage des grands cygnes blancs qui passaient, rapides, de temps en temps. Les spectateurs se pressaient sur la rive, en rangs serrés. Le son des chants et de l’orchestre montait, très pur, dans l’air calme. Le professeur s’avançait ; il avait l’air un peu bizarre : les édredons et les oreillers formaient des creux et des bosses sous ses vêtements, il paraissait vraiment mal bâti. Mais il se tenait très droit, couronne en tête, agitant avec grâce sa longue pipe. Et sa conférence fut éblouissante.

La promenade à travers la ville avait fort excité les enfants, et, lorsqu’ils eurent découvert qu’en sautant sur le radeau ils le faisaient osciller et que l’eau jaillissait sur la scène, ils s’en donnèrent à cœur joie. Maman eut beaucoup de mal à les calmer un peu sans pouvoir y parvenir complètement. Cependant le public croyait que les bonds faisaient partie du spectacle et il applaudissait avec enthousiasme à chacune des manifestations juvéniles. La pièce obtint un vif succès.

Pourtant, à un certain moment, tandis que Gudbrand parlait des pommes qui, elles aussi, avaient disparu en route, le regard de Maman se posa sur Arnljot, l’ami de Hans et l’un de ses enfants pour la circonstance. Une expression amère contractait le joli petit visage dont les yeux fixaient durement le lointain. La véritable mère du petit garçon était assez semblable à la femme de Gudbrand de Lia. Elle était gentille, jolie même, mais ne s’entendait guère à mener sa barque.

Le père d’Arnljot était en Amérique. C’est, du moins, ce que déclara le petit quand il alla à l’école pour la première fois et que la nouvelle institutrice, qui n’était pas de la ville, lui posa quelques questions.

– Mon père est en Amérique. Il est parti, il y a douze ans. Depuis, on n’a plus entendu parler de lui.

Arnljot, le pauvret, ne comprit pas pourquoi les autres garçons s’étaient mis à rire. Mais il apprit certainement, à la récréation, que c’est assez curieux, pour un garçon de sept ans, d’avoir un père qui est parti en Amérique douze ans auparavant. Maman songea, tout à coup, que le petit Arnljot connaissait certainement, de l’histoire des gens de Lia, un aspect moins banal, moins amusant, plus sensible aux petits enfants qu’aux grandes personnes.

Mais il était temps pour Arnljot, Hans et la petite fille qui remplaçait Signe, de se rendre, avec le reste de la troupe, dans la maison de Hjeltar où M. Sandvig invitait à dîner tous ses acteurs.

Le soleil était couché. Autour de l’étang, on avait allumé des tonneaux de goudron et des torches. La lumière brillait aux fenêtres de tous les vieux bâtiments. On avait fait une flambée dans les cheminées et allumé toutes les bougies. Les sons de l’orgue s’élevaient dans la chapelle et l’on entendait le chant des cantiques dans la nuit d’été.

Pendant que Maman était à la recherche du cabinet de toilette installé pour les acteurs – elle avait, comme les enfants, le plus grand besoin de se nettoyer – elle vit surgir tout à coup Lille Signe et Anne-Marie, jolies comme deux poupées dans leurs costumes neufs, avec leurs coiffes blanches amidonnées, leurs bas rouges, leurs souliers à boucles d’argent.

Hans et Arnljot poussèrent les hauts cris en comprenant que les petites filles entendaient être de la fête à la maison de Hjeltar. « Mais vous n’avez rien fait, absolument rien fait pour Maihaugen, vous vous êtes donné du bon temps pendant que nous faisions notre devoir. »

Lille Signe fit entendre un petit sifflement de mépris : le professeur était le parrain d’Anne-Marie et il avait beaucoup insisté pour qu’elles viennent. Grand-Mère les avait emmenées au restaurant où elles avaient eu autant de gâteaux et de chocolat qu’elles pouvaient en absorber. Bien entendu, elles avaient vu le cortège, et Grand-Mère épouvantée s’était écriée que la vache allait sûrement transpercer Maman et les enfants de ses cornes. Quant à Théa, elle trouvait que Maman s’était assez bien tirée de son rôle de vachère, étant donné qu’elle n’avait guère l’habitude de ces bêtes et que, par-dessus le marché, cette vache était sûrement ensorcelée. Seule, Tulla ne s’était pas amusée : cela manquait de drapeaux.

On raconte que la maison de Hjeltar a été construite par un soldat de la Garde Royale qui servait à Copenhague au temps où un même roi régnait sur le Danemark et la Norvège. Une jeune personne de haut rang – les uns prétendent que c’était une fille naturelle du Roi, les autres que c’était une comtesse danoise – s’éprit du beau soldat et ne lui déplut pas. Aussi, quand Ole Hjeltar partit pour retourner dans sa ferme de la vallée, elle s’enfuit avec lui. Afin que sa noble épouse ait une maison digne de son rang, le soldat construisit pour elle la « maison de Hjeltar ». Le registre paroissial prétend que Ole Hjeltar a épousé tout simplement la fille d’un bailli, mais les gens de la vallée préfèrent croire à l’histoire de la princesse.

Quoi qu’il en soit, la maison est l’une des plus belles de Maihaugen. Elle n’était pas destinée à être habitée d’une façon permanente. Dans le domaine où elle se trouvait elle servait pour les mariages et les grandes réunions, car on avait les moyens de bien recevoir ses hôtes, à Hjeltar. La maison est en troncs d’arbres choisis avec soin, les sculptures et les peintures murales sont parmi les plus belles de notre art paysan ancien.

Ce soir-là, en pénétrant dans la maison de Hjeltar, on avait l’impression d’entrer tout droit dans le décor d’un conte de fées. Dans la cheminée d’angle, un feu de racines résineuses brûlait, jetant sa lueur rouge et vacillante sur le plancher rendu luisant par l’âge, et sur les murs couverts de tapisseries à la mode ancienne. La longue table, faite d’une seule planche de deux mètres de large et de sept mètres de long, portait des chandeliers d’argent ou de fer forgé et d’innombrables plats d’étain remplis de sandwiches et de gâteaux. La bière moussait dans les pots d’argent et on servit les liqueurs dans des carafons et des verres de cristal ancien. Dans la cheminée mijotait un immense chaudron de chocolat pour les enfants et des cafetières de cuivre pour les grandes personnes étaient tenues au chaud. Le Roi et la Princesse accueillaient leurs hôtes, allant de l’un à l’autre. Le « Roi » avait fortement maigri depuis qu’il s’était débarrassé de son rembourrage et la princesse avait déposé sa couronne d’argent doré : trop lourde, elle lui avait marqué le front d’une ligne rouge et lui avait donné un mal de tête fou. Mais, quand arriva le photographe de presse, elle remit son ornement royal. Tous les enfants se bousculèrent pour figurer au premier rang, ils tenaient à être en bonne place sur la photo qui paraîtrait dans le journal du lendemain matin.

– Pourtant, Lille Signe et Anne-Marie n’y ont aucun droit, bougonna Hans.

Le photographe fit jaillir son éclair de magnésium et chacun, le lendemain, en ouvrant son journal, put constater que les enfants loqueteux de Gudbrand de Lia et les élégantes demoiselles du domaine de Hjeltar... n’étaient pas très bons amis.

– Voilà une photo pour ton album, Hans ! dit Maman après avoir lu le journal.

Cependant, les enfants firent la paix quand on les invita à s’asseoir à table et que les servantes apportèrent de grands plats de gaufres brûlantes : ils engloutirent le tout comme s’ils n’avaient pas mangé depuis huit jours ; Signe et Anne-Marie ne demeurèrent pas en reste.

De l’extérieur parvenaient les sons de la musique de danse. La jeunesse dansait sur la pelouse, des bohémiennes entrèrent pour lire l’avenir, chanter et danser devant l’assistance. Mais les jolies bohémiennes n’intéressaient pas les enfants. Le professeur était assis près de la cheminée, il installa Anne-Marie et Signe sur ses genoux et les autres enfants firent cercle autour de lui. Le moment était venu de raconter des histoires. Et les grandes personnes vinrent se joindre à eux, car le professeur était de ces gens qui savent raconter les vieilles légendes de telle sorte qu’on croit les entendre, pour la première fois.

Cependant tout a une fin, même une soirée comme celle-là. Les bougies s’éteignirent une à une dans leurs chandeliers, seules quelques braises craquaient encore dans la cheminée, jetant par instant une légère flamme bleue. Le docteur Sandvig donna l’ordre de ne plus mettre de bois sur le feu. Les pompiers volontaires, chargés de veiller dans toutes les maisons de bois du domaine, ce soir-là, entrèrent sur ces entrefaites : cela signifiait que les hôtes devaient partir.

– Oh, monsieur le professeur, racontez-nous encore une histoire, rien qu’une toute petite...

– Bon, une toute petite histoire, alors.... dit le professeur. Il était une fois un renard qui dormait au soleil. Là-dessus arrive un lièvre bondissant et criant, dans son langage de lièvre : Oh ce que je suis content, ce que je suis content... Et il alla buter droit contre la tête du renard.

– Qu’est-ce qui te prend de faire un raffut pareil ? dit le renard.

– Je suis content parce que je viens de me marier, dit le lièvre.

– C’est une fameuse chance, en effet, dit le renard.

– Pas tant que cela, dit le lièvre, car ma femme était un troll qui savait faire bon usage de ses cornes.

– Voilà qui est fâcheux, dit alors le renard.

– Pas si fâcheux que cela, reprit le lièvre, car ma femme possédait une petite cabane.

– Ça, c’est une chance, dit le renard.

– Pas tant que cela, dit le lièvre, car la cabane a brûlé.

– Quel malheur, compatit le renard.

– Le malheur n’est pas si grand, dit le lièvre, car ma femme a brûlé avec la maison.

 

Dehors, la nuit était aussi obscure qu’elle peut l’être pendant l’été, en Norvège. Les toits et les frondaisons découpaient leurs silhouettes noires sur le ciel pâle, d’un bleu tirant sur le vert, et dans l’obscurité relative des buissons luisaient les dernières flammes des tonneaux de goudron et des torches. Partout, les pompiers apparaissaient comme des ombres et il ne fut guère facile de rejoindre l’auto de Boë parmi les véhicules qui stationnaient à l’entrée du musée. Ce fut Boë qui retrouva Maman et sa troupe de gosses et les empila tous ensemble dans sa voiture.

Anders dormait déjà quand Maman entra, avec Hans, dans la chambre des garçons. Il dormait d’un sommeil si profond. qu’il ne fit même pas un mouvement quand Maman trébucha et manqua choir sur le tas de vêtements qui jonchaient le sol. Quant à Hans, il était si fatigué que Maman fut obligée de déshabiller ce grand garçon et de le laver comme un bébé. Hans prit même sa mère par le cou et l’embrassa exactement comme il faisait quand il était tout petit. « Maintenant, nous allons partir pour la montagne, n’est-ce pas, Maman ?

– Oui, je pense que nous pourrons nous mettre en route la semaine prochaine.

 

 

 

C’est vraiment l’été

 

 

DE tous les prés de la vallée montait le parfum du foin coupé tandis que Maman et Hans roulaient vers la montagne cet après-midi là. Dans toutes les fermes on entendait le battement de la faucheuse, les râteleuses raclaient le sol avec un faible crissement. La rivière coulait à pleins bords, elle avait pris un ton bleu-vert car les glaciers de Jotunheim avaient commencé à fondre. Les bas-fonds de la vallée étaient même inondés et l’on n’y voyait plus que la cime des aulnes et le toit des petites granges. Des canards sauvages, suivis de leurs canetons pareils à des petites boules duveteuses, nageaient sur les prés engloutis.

C’était vraiment le plein été. Les jeunes pousses des sapins n’étaient plus aussi claires et la forêt était toute parfumée par les linnées. Dans les taillis que traversait la route, entre les montagnes, s’étendait un tapis de fleurs. Dans chacun des creux de rochers les touffes blanches des caille-lait s’épanouissaient et, dans les fentes, les campanules se balançaient entre les fougères.

– Oh, Maman, quelle chance nous avons de pouvoir aller à la montagne.

Maman, elle, pense à Tulla. Il est impossible de travailler en paix à la maison, pendant l’été, à cause de l’afflux des visiteurs. Mais elle est malheureuse de quitter Tulla, bien qu’elle sache que Théa veille sur elle comme sur la prunelle de ses yeux. Grand-Mère est là, elle aussi, soi-disant pour garder Tulla et la maison, mais, en réalité, c’est Théa qui garde Grand-Mère et la gâte, lui mijote les petits plats qu’elle préfère et lui sert du café et du thé, plusieurs fois par jour, au jardin.

La voiture longea la rivière pendant un moment, puis Boë quitta la grand-route et aborda la montée. Le chemin du chalet était étroit et fort raide. On n’était pas au sommet de la pente que l’eau bouillait dans le réservoir. Boë dut s’arrêter près d’un ruisseau pour y verser de l’eau froide. À cette occasion, Maman et Hans sortirent de la voiture. À leurs pieds la vallée se creusait comme un coquillage au fond duquel brillait l’étang de Lusna. Le versant d’en face était déjà dans l’ombre, avec son noir manteau de sapins coupé de quelques lopins de prés ou de champs entourant une petite ferme.

Mais, ici, sur le plateau encore ensoleillé, de menus chalets gris baignaient dans le soleil de l’après-midi : la lumière transformait le bétail, au loin, en étincelants points blancs et rouges, et les miroirs d’eau étaient de pur azur. Vers le Nord, les sommets étaient couverts de neige.

– Regarde, Hans, crois-tu qu’il y ait quelque chose d’aussi beau sur la terre ?

Mais Hans était trop occupé pour contempler le paysage : « Oh ! que de fraises, que de fraises ! Boë, attends un peu, il y en a de si grosses. » Et Hans escalade le versant, le long du ruisseau. Boë sourit : bien sûr qu’il pouvait attendre un moment, mais n’oubliez pas que la plus grande partie du trajet reste à faire et qu’au chalet on préférerait certainement nous voir arriver avant la nuit.

– Tiens, Maman, elles sont toutes pour toi. N’est-ce pas qu’elles sont bonnes ? As-tu déjà mangé des fraises aussi délicieuses ?

Maintenant, la forêt était plus clairsemée, des arbres arrachés avec leurs racines rappelaient que les tempêtes d’hiver sévissaient avec force, là-haut. Les sapins, chétifs, se couvraient de lichen ou bien ne formaient plus que des buissons drus, compacts, qui semblaient s’aplatir sur le sol. Le lichen des rennes couvrait la lande pierreuse où, par endroits, apparaissaient les touffes brunes des bruyères et des myrtilles. Puis, la forêt disparut complètement et, devant les voyageurs s’étendit le haut plateau où le ruban de la route serpentait entre de petits lacs luisants, au pied de la montagne où des éboulis mettaient leur note grise, tandis que les sommets restaient blancs.

Le murmure du vent et le clapotis des ruisseaux qui couraient entre les groupes de saules verts et gris des marais, emplissaient l’air. Dans les endroits abrités, entre les monticules, poussaient de petits bois de bouleaux nains aux troncs pâles et tordus, au feuillage luisant et parfumé. Des petits oiseaux voletaient d’un buisson à l’autre, et sur les rochers, le long du chemin, bruissaient les saxifrages. Dans les creux chauffés par le soleil, entre les blocs de pierre, les aconits se dressaient très haut avec leur feuillage noir et leurs longs épis de fleurs d’un gris bleu. Partout, dans les terrains plats couverts d’herbe rase, sur les pentes vertes qui s’inclinaient vers un petit étang ou suivaient le cours d’un ruisselet, on apercevait des groupes de chalets et de tous côtés résonnaient les sons graves des cloches de vaches et ceux, plus argentins, des clochettes que portaient les chèvres.

Quelques-uns des chalets étaient vieux, construits en rondins avec des murs bas et un toit de gazon. Comme accroupis sur le sol, ils semblaient défier les ouragans et les rafales de pluie. D’autres, tout neufs, avaient des murs de planches peintes en rouge et des toits en tôle ou en fibro-ciment. Çà et là, l’un d’eux brillait de toute sa charpente neuve : une véranda, des fleurs sur le toit et, par derrière, une auto dans un hangar. C’étaient les pavillons de vacances de gens de la ville ou d’Oslo. Mais ils n’étaient guère nombreux dans ces montagnes.

Les jeunes filles des chalets, les enfants et les dames des pavillons faisaient des signes d’amitié aux voyageurs. Hans leur rendait leur salut en criant : « Nous allons très loin, jusqu’à Krekke. » Et l’on roulait toujours. Encore une descente où reparaissait la forêt, puis une rivière impétueuse aux eaux brunes, puis, de nouveau, le haut plateau. Enfin, après avoir contourné des collines abruptes, Boë montra du doigt un point dans le lointain : « Si je ne me trompe pas, voilà les chalets de Goppoll. »

Il y en avait bien douze ou quatorze, alignés à la file, chalet contre chalet, sous l’escarpement de la montagne qui fermait le pâturage de Goppoll vers le sud. Le sommet ne paraissait pas très haut car la pente était douce. Mais, à grimper, on en mesurait l’altitude... Au-dessous des chalets, le plateau s’étendait comme une vaste conque de dix kilomètres de large et de plus de douze de long. Les montagnes, au Nord, s’élevaient imperceptiblement. Quelques chalets étaient éparpillés sur le versant : ils appartenaient à un autre domaine. Le fleuve, la grande Tromsa, qui se frayait un lit entre les marécages et les pierrailles couvertes d’aulnes et de bouleaux nains, séparait Goppoll de cette région. Au Nord-Est, de hautes cimes barraient l’horizon. Elles marquaient les frontières entre les pâturages et les vallées de Gudbrandsdal et d’Osterdal.

Le soleil atteignait la crête de la montagne, au Nord, et les prés se couvraient d’ombres allongées. Les voyageurs croisaient des troupeaux regagnant leurs étables. En tête, venait la vache porteuse de cloche, puis une file de vaches, de génisses et de veaux qui trottaient sagement, essayant d’imiter le comportement des bêtes plus âgées. Le taureau fermait la marche.

Les vachères, debout devant les chalets, criaient : « Hé là ! mes vaches, hé là ! mes vaches, venez donc ! »

– Les chalets de Krekke ? firent-elles aux questions de Boë, ce sont les derniers avant d’arriver à celui de Björge. Il y a une maison nouvellement repeinte en rouge et puis une nouvelle cabane en haut de l’enclos, tout près du portillon. Tu ne peux pas te tromper.

C’était la cabane de Krekke que Maman avait louée. Une cabane, là-haut, c’est une petite construction, particulièrement solide, à l’usage des gens qui sont obligés de monter à l’alpage en hiver pour descendre, dans leur traîneau, le foin et le fourrage que le paysan y a accumulés au cours de l’été. La cabane de Krekke était toute neuve. Les derniers rayons du soleil doraient les murs de rondins et le toit de gazon n’était pas encore fleuri. Une fillette mince, aux longues jambes et aux cheveux blonds, vint ouvrir la palissade toute grande. Elle s’enfuit alors à travers le pré pour aller se coller contre le mur du chalet, avec trois autres gamines. À la porte apparut une petite femme ridée, dont les yeux bleus souriaient doucement. Il était difficile de dire si ses cheveux étaient blonds ou gris, difficile de deviner son âge, aussi.

– Soyez les bienvenus. J’vais vous servir le souper tout de suite. La nourriture est bien simple ici, à côté de celle que tu fais chez toi, Sigrid. Mais Sigurd, il m’a dit que je devais faire de mon mieux. J’espère que ça ira.

Elle se nommait Hanna : c’était la vachère de Krekke.

– Tu vas avoir du mal, Hanna, à t’occuper à la fois de tes vaches et de nous, dit Maman, mais nous essaierons de te déranger le moins possible.

Le toit de la cabane descendait presque jusqu’au linteau de la porte et, sous le toit, quantité d’hirondelles avaient fait leur nid. À l’entrée minuscule de chaque nid se pressaient les gros becs jaunes grands ouverts des bébés hirondelles. Les parents allaient et venaient, apportant mouches et moustiques à leur vorace progéniture.

– Oh, Maman, soulève-moi pour que je puisse voir les nids.

– Pas maintenant. Il ne faut pas effrayer nos hirondelles : tu sais qu’on dit que les parents refusent de s’occuper de leurs petits si les hommes les ont touchés. Ils les jettent hors du nid.

– Maman, je ne les toucherai pas, mais je voudrais au moins les voir.

– Plus tard, quand les hirondelles seront habituées à notre présence ici.

La cabane comprenait un grand vestibule et deux pièces sommairement meublées. Dans la pièce de devant, on avait placé une table à écrire, pour Maman, et un fauteuil à bascule. Le lit était large avec de belles couvertures tissées à la maison, à carreaux rouges et noirs.

– Hans, dit Maman, jusqu’à l’arrivée d’Anders, il vaut mieux que nous prenions tous les deux la chambre du fond.

Dans celle-ci, il y avait deux lits et les mêmes jolies couvertures à carreaux. De larges dentelles au crochet bordaient les draps et les taies d’oreiller.

– Que c’est joli ! Ce sera délicieux de vivre ici, n’est-ce pas, Maman ?

Hanna avait fait du feu dans le poêle de la chambre à coucher et, quand Maman eut déballé les objets essentiels, elle emprunta à la vachère deux seaux vides et descendit chercher de l’eau à la source. Les petites filles étaient toujours en rang d’oignons contre le mur du chalet ; un peu plus haut, Hans était planté, les mains dans les poches jusqu’au poignet. Les enfants s’examinaient en silence et gardaient une attitude réservée.

– Ce sont les enfants du propriétaire, Sigurd Hole, dit Hanna. Elles s’appellent Johanne, Janna, Jöde et la plus petite, Marie. Les fillettes s’avancèrent l’une après l’autre, firent un petit salut, mais ne dirent pas un mot.

– Moi, je m’appelle Hans, dit le petit garçon ; elles vinrent lui serrer la main, à lui aussi, l’une après l’autre. Puis les cinq enfants redevinrent muets.

– Venez manger, tout est prêt, dit Hanna.

– Quelle bonne odeur ! dit Hans.

Et, en effet, toute la maison avait repris la bonne senteur d’autrefois : lait, beurre, fromage de chèvre.

– On dirait que vous faites le fromage vous-mêmes, ici ?

– Dame, oui. Le propriétaire des chalets de Goppoll ne s’était pas mis d’accord avec la laiterie de la vallée au sujet du prix et des frais de transport, et d’ailleurs la route avait besoin d’une sérieuse réfection avant qu’on puisse descendre le lait. Mais c’est sans doute la dernière année que l’on fera le fromage à Krekke. Il paraît que nous aurons moins de travail ! Ça, je n’en sais trop rien, conclut Hanna. Pensez que le collecteur de lait passe très tôt : avant cinq heures du matin. S’il prend envie aux vaches de rester dehors tard dans la nuit, le temps de les traire, de passer et faire refroidir le lait, on ne se couchera plus. Bien sûr, on peut dormir le jour, mais ce n’est pas la même chose. Moi, j’avoue que je préfère l’ancienne manière. Ce n’est pas amusant d’avoir à écrire à la laiterie chaque fois qu’on a envie d’un peu de crème dans son café où qu’on veut faire deux ou trois gâteaux, pour se faire envoyer par le camion le beurre, le fromage et tout. Nous autres, vieilles gens, on a été habitués, depuis toujours, à ne manquer de rien pendant que nous sommes au chalet.

Il suffisait de regarder les plats pour constater qu’elle disait vrai : à l’un des bouts de la longue table en bois blanc installée sous la fenêtre, Hanna avait posé du pain frais, deux kilos de beurre qu’elle venait de battre et qu’elle avait pressé dans une forme en bois du temps jadis. Le beurre avait ainsi l’air d’un socle de statue décoré de roses, de lis et d’entrelacs de feuillages. Il y avait, en outre, du fromage de chèvre, du fromage blanc, deux espèces de saucisson fait à la maison et du café, du lait, de la crème, dans d’énormes pots.

Le chalet était bien sympathique. On rangeait la vaisselle sur des étagères le long d’un mur. Dans un des coins se trouvait le chaudron à fromage, d’une contenance d’au moins cinquante litres et, dans l’autre, un lit avec des draps brodés et une couverture à carreaux bleus et noirs. En outre, Hanna avait planté aux fenêtres des balsamines qu’elle avait installées dans des boîtes de conserve peintes en vert. Sur le plancher elle avait semé de petits rameaux de genièvre, des branches de bouleaux décoraient les murs autour des étagères, du miroir et de la cheminée.

Hans mangeait de bon appétit, tandis que Maman bavardait avec Hanna. Les quatre petites filles s’étaient assises sur le banc installé au-dessous de la fenêtre donnant au Sud. Johanne avait croisé les mains sur les genoux. Elle servait de « petite vachère » au chalet, dit Hanna, c’était une grande fille : elle aurait bientôt onze ans. Elle se repose le soir, quand elle a fini de s’occuper de l’étable.

Janna travaillait à un tricot bleu ciel. Elle avait neuf ans et passait ses vacances au chalet, mais sa mère lui avait donné de la laine en lui disant de tricoter des chandails pour elle et pour Jöda, qu’elles mettraient pour aller à l’école. Jöda avait six ans et s’affairait aussi à tricoter... une écharpe, prétendait-elle en riant. La toute petite se contentait de gratter les piqûres de moustiques sur ses jambes. Elle regardait les étrangers avec des yeux ronds. Elle n’avait que quatre ans.

Les prés baignaient dans le crépuscule lumineux des soirs d’été, lorsque Maman et Hans allèrent s’appuyer quelques instants sur la balustrade avant que Hans ne se mette au lit. On aurait presque dit qu’il faisait jour : le ciel était à peu près blanc et partout luisaient des miroirs d’eau. Les buissons, les pentes herbeuses, les talus se fondaient, eux, dans l’ombre, et, au pied de la montagne, de l’autre côté de la Tromsa, apparaissait une rangée de points brillants.

– Le travail n’est pas terminé aux chalets d’Amot, dit Hanna qui était venue rejoindre ses hôtes.

– Oh, Maman, sens la bonne odeur. Les chalets sentent le sol marécageux piétiné par les vaches, ils sentent la fumée du feu de bois et la bonne odeur de l’étable, sans compter l’âcre relent des chèvres. À tout cela, se mêle encore l’arôme doux-amer des bouleaux nains et des saules mouillés de rosée, auquel s’ajoute, parfois, le parfum fugace de menues fleurs cachées dans l’herbe.

– Maman, qu’est-ce qui fait ce bruit ?

– C’est le pluvier, dit Hanna. Derrière le petit monticule que tu vois, là-bas, au sud, il y a un étang et quelques pluviers y ont fait leur nid.

Tout à coup, un gros oiseau gris-blanc passe à tire d’ailes, effleurant presque les spectateurs, décrit un vaste cercle au-dessus des chalets et redescend comme s’il avait l’intention de se poser sur les têtes levées pour le regarder. « C’est une chouette des neiges, dit Hanna. Il y en a beaucoup, cette année Elles nichent, en haut, dans les éboulis au-dessous du Högtind. Elles doivent avoir déjà couvé leur seconde nichée. Comme j’ai mis ma coiffe blanche, elles se précipitent vers tout ce qui brille, mais quand elles s’aperçoivent qu’elles ont affaire à des humains, elles s’enfuient. On dit que c’est une année à lemmings, quand les chouettes des neiges pondent deux fois. Ça pourrait bien être vrai : nous avons déjà vu beaucoup de lemmings ici, cette année.

– Maman, tu te rappelles la dernière année à lemmings, à la maison ? C’était l’année de mes cinq ans. Tante Raghnild était malade, et Ulla Ingvald était venue chez nous. Ulla et moi, nous avons eu une terrible crise de « maladie des lemmings ». Nous avons vomi dans tes bras, après quoi nous nous sommes sentis beaucoup mieux. Si c’est encore une année à lemmings, nous allons tous être malades cet automne.

La dernière « année à lemmings », on avait interrompu le service de l’eau, il fallait se servir uniquement du puits. Mais cette fois-ci ce serait sans doute moins grave.

Pendant les « années à lemmings », quand les petits rongeurs se multiplient au-delà de toute mesure, il leur arrive de descendre des montagnes après en avoir dévoré tout ce qui est comestible. La horde des lemmings est comme un torrent que rien ne peut arrêter. Les lemmings ne s’écartent jamais de leur route : les autos les écrasent par milliers, les chiens, les chats les tuent, mais le reste de la troupe continue d’avancer sans même y faire attention. Si une rivière ou un lac leur barre le chemin, ils se mettent à l’eau : des centaines d’entre eux se noient, empoisonnant ruisseaux, rivières et puits. Maman se souvient d’avoir été malade pendant six semaines lors de la dernière invasion des lemmings. Elle ne vivait plus que de soupe de farine de seigle et d’une goutte de whisky par-ci par-là. Et il avait fallu soigner les enfants atteints de diarrhée et de jaunisse. Ils avaient la fièvre et vomissaient tout le long du jour. Théa faisait bouillir l’eau sans que cela servît à grand-chose, elle ne donnait à Tulla que de la limonade à boire. Tulla s’en réjouissait fort.

– Hans, il est près de minuit, allons nous coucher.

L’eau du seau était délicieusement chaude. Maman aida Hans à se déshabiller et le lava, des pieds à la tête, dans un petit baquet de fer blanc.

– Dis, Maman, promets que tu feras la même chose tous les soirs pendant que nous serons ici : tu me déshabilleras, tu me laveras, et quand je serai au lit, tu t’assiéras à côté de moi pour me raconter une histoire, ou me faire la lecture jusqu’à ce que je m’endorme.

– Voyons, Hans, toi qui prétends toujours être un grand garçon. D’ailleurs tu es un grand garçon : tu auras huit ans le mois prochain.

– Pfff... je dis cela à la maison, pour que Théa et Anders ne fassent pas les importants. Mais quand nous sommes seuls, toi et moi, je n’ai pas besoin d’être grand. Il enfila en trébuchant la culotte de pyjama que Maman lui tendait et se pelotonna, tout câlin et à moitié endormi, dans les bras de sa mère. Mets-moi au lit, tu veux, comme quand j’étais petit...

 

 

 

Une vie toute simple

 

 

HANS se précipita chez Maman, le tricot bleu pâle de Janna à la main : « Maman, ramasse, s’il te plaît, les mailles qui sont tombées. J’ai tiré par mégarde une des aiguilles de Janna. Et puis, est-ce que tu pourrais me donner des punaises ?

– Des punaises ? Maman examine le dommage causé au chandail de Janna. Je crois que tu rêves, Hans. Où veux-tu que je prenne des punaises ici ?

– Tu dois bien en avoir quelques-unes dans tout ton matériel.

Et, en effet, c’est presque un miracle, Maman découvre une boîte de punaises dans son coffret de mercerie.

– Si tu savais quelle jolie salle de jeux nous installons, Janna et moi. Viens la voir, Maman.

Maman devine qu’on ne la laissera pas travailler en paix, ce matin. Autant aller voir ce que font les enfants. La salle de jeux n’est, en réalité, que le vieux petit cabinet, derrière l’étable, près du tas de bois. L’année précédente, Sigurd Hall en avait fait faire un nouveau, plus grand et plus confortable, car il était en train de transformer le chalet. Le vieux cabinet était coincé entre des piles de bûches et des souches que l’on faisait brûler sous la marmite à fromage. Des tas de racines résineuses et de branches de bouleaux tordues attendaient d’être débités en petits morceaux pour servir de bois d’allumage. La porte avait disparu, mais Janna et Hans étaient en train de transformer le réduit en une pièce élégante. Ils avaient caché les ouvertures caractéristiques par des planches et Janna s’occupait à y étendre des serviettes de papier. Elle avait une boîte à cigares pleine de ces serviettes conservées depuis Noël et les fêtes de l’école. Elle avait aussi un paquet de cartes postales et de cartes de Noël pour garnir les murs. On les fixerait avec des punaises. Hans apporta des débris de vaisselle, un gros morceau de verre provenant d’un joli sucrier bleu, des tasses et des assiettes à fleurs cassées.

– Je les ai lavées à la source, Maman. Nous les avons trouvées sur le fumier, mais je te garantis qu’elles sont propres maintenant.

Les enfants avaient roulé deux souches dans leur maison. Il n’y avait pas de place pour en mettre davantage, mais, devant la porte, trois ou quatre autres souches formaient cercle.

– Viens t’asseoir, Maman. N’est-ce pas que c’est bien ? Nous vous inviterons à goûter cet après-midi quand Hanna aura fini ses fromages. Elle a promis de nous donner du « Kjuke », du fromage de chèvre, des gâteaux et du café, avec du sucre. La petite Marie et Jöde sont nos enfants, tu comprends.

 

Johanna avait beaucoup de travail. C’est elle qui lavait le plancher du petit logis et du chalet, et elle époussetait partout. Puis elle remuait le fromage avec une grande cuiller à pot, plus grande qu’elle-même. Son dos étroit se balançait, ses hanches servaient de pivot et ses épaules obéissaient à une sorte de mouvement giratoire. Elle travaillait déjà presque comme une vachère de profession.

Le fromage de chèvre n’est pas un vrai fromage, disent les gens du métier. Quand on a chauffé le lait suffisamment pour que la présure sépare la caséine du petit lait, on en récolte soigneusement les moindres miettes. De cette caséine que l’on appelle ici « Kjuke » on fait différentes sortes de fromages. Mais elle est bonne aussi, mangée toute fraîche, au dessert, avec du sucre, de la cannelle et de la crème. On fait ensuite bouillir le petit lait pendant des heures et des heures, dans le chaudron, jusqu’à ce qu’il épaississe et prenne une teinte brun rouge. À ce moment, ce n’est, pour ainsi dire, que du lactose que l’on appelle « myssu » ou « prim ». Il ne faut surtout pas cesser de remuer ce liquide en raclant le fond du chaudron, sinon le myssu brûle, surtout vers la fin, quand on a ajouté de la crème. Il faut veiller à ce que le fromage n’attache pas. Vers la fin de l’après-midi, le chaudron rempli de lait à plein bord le matin, ne contient plus qu’un petit tas de pâte brune.

Hanna met alors le myssu dans un baquet, et, quand il est suffisamment refroidi, elle le pétrit avec une grosse cuiller de bois ou avec ses mains, jusqu’à ce que la pâte soit tout à fait lisse et élastique. Elle fait ce travail dehors, quand il ne pleut pas et les enfants tournent autour du baquet, grappillant, par poignées, le myssu doux et tiède. Ils n’en attrapent peut-être pas beaucoup, mais c’est toujours trop pour leur estomac qui ne le supporte pas.

Pour finir, Hanna presse le myssu dans des moules en bois. L’un d’eux, très grand, contient environ trois kilos, l’autre est plus petit. C’est tout ce qu’elle tire de deux seaux de lait, qui représentent les deux traites : celle du matin, et celle du soir, à l’exception de ce qu’elle réserve pour le beurre. Cela représente aussi plus de neuf heures de travail ! Sans parler de tout le bois qui est utilisé pour la cuisson.

L’alpage de Goppoll était, comme bien d’autres alpages de Norvège, il n’y a pas si longtemps, couvert d’épaisses forêts de sapins. Partout subsistent des souches pourries recouvertes de mousse et de touffes de myrtilles. Dans tous les recoins un peu abrités, entre les talus ou le long des ruisseaux, on voit pousser de jeunes sapins, parfois un pin. Mais les tempêtes de l’hiver ne les laissent pas grandir et les écrasent contre le sol. Beaucoup d’entre eux sont déjà de vieux arbres, mais ils ont dû se résigner à s’étendre en largeur et à former des buissons aux troncs épais et aux aiguilles serrées. Entre les bruyères poussent des fleurs qui ont pris naissance, jadis, à l’ombre des forêts ; le soleil de l’altitude leur a donné des teintes plus vives. La linnée est devenue d’un rose carmin ; la stellaire argentée et la pyrale ivoirine sont presque roses. Les fleurs sont devenues plus petites mais leur parfum est plus fort qu’autrefois.

Il est impossible de calculer le nombre d’hectares de forêts qui se sont consumés sous le chaudron à fromage de tant de chalets. Mais notre pays a payé cher ces anciens procédés, et sur le plan de l’économie, les laiteries installées dans les vallées où l’on transporte tout le lait de l’alpage constituent un progrès évident. Mais la vie au chalet a perdu beaucoup de son charme : jadis, la laiterie possédait des grands baquets en bois où l’on versait le lait. Il y reposait jusqu’à ce que fût montée à la surface la crème destinée à la fabrication du beurre qu’on offrait aux hôtes de passage. Parfois aussi, quand on en avait besoin, on conservait de la crème fouettée.

Hanna garde encore une certaine quantité de lait, car Sigurd Holl lui a dit de faire de la bouillie à la crème pour Sigrid et le petit au moins une fois par semaine. La bouillie à la crème est le plat favori de tous les petits Norvégiens, aussi c’est fête pour toute la jeunesse du chalet de Krekke, quand Hanna sert de la bouillie, ce qui arrive presque tous les jeudis soirs.

À vrai dire, le menu est assez monotone. On sert trois plats chez Hanna : des œufs brouillés au lard, des boulettes de porc mis en conserve par Mme Holl elle-même après le dernier abattage, et des truites salées. Or, il se trouve que ce sont précisément les plats favoris de Hans. Maman soupire en frictionnant son fils, le soir : « Hans, Hans, tu vas devenir gras comme un petit cochon de Noël ».

 

L’après-midi, depuis le moment où la vachère a terminé ses fromages jusqu’au retour des vaches, on peut se donner un peu de bon temps. Les vachères se font des visites, boivent du café ensemble et bavardent en tricotant ou en cousant. Maman, elle aussi, cesse d’écrire et va, avec Hanna au chalet de Björge ou à celui de Presttang ou même à Ledumsla où une sœur de Hanna s’occupe de son propre alpage, entourée d’une nuée de gosses. Hans apprécie fort les goûters que l’on y sert car le café s’accompagne de sept sortes de gâteaux et de gaufres à la crème toutes chaudes. Partout, aussi, il y a des choses amusantes à voir. À Ledumsla, il y a trois truies. Deux d’entre elles viennent d’avoir des petits. Qu’y a-t-il de plus joli que des cochons nouveau-nés ? Mme Ledum raconte que son voisin, Per Brekkun, avait pris en pension deux jeunes actrices venues d’Oslo. La vue d’une portée de cochons les avait plongées dans un tel ravissement qu’elles s’étaient écriées : « Per, qu’ils sont délicieux. Pour l’amour du ciel ne t’en va pas les noyer tous, laisses-en au moins deux à la mère. »

Mais, ajoute Mme Ledum, en riant, Per a peut-être tout bonnement inventé son histoire. Il se moque des gens de la ville sans se gêner. Un jour il avait pris, chez lui, un chemineau venu d’Oslo. Un de ces individus qui traînent par les routes et demandent du travail dans les fermes. Per l’a engagé comme vacher et, le premier soir, il a envoyé ce citadin muni de l’escabeau à traire et du seau, à l’étable. Longtemps après, il voit revenir le bonhomme, suant et soufflant, crotté des pieds à la tête, le visage et les bras pleins de bleus. « Patron, dit-il, voilà un travail que je n’sais pas faire. J’ai peiné dans ton étable pendant trois heures, sans parvenir à décider une seule de tes vaches à s’asseoir sur l’escabeau ». Per aime beaucoup raconter cette histoire.

Au chalet de Björge, se trouve une splendide lunette d’approche. Magda, la fille de la maison, qui est vachère là-haut, passe la plupart de ses heures de loisir à la fenêtre du grenier à observer un troupeau d’élans qui, vers le soir, vient brouter sur un petit plateau de l’autre côté de la Tromsa. Le troupeau comprend un gros mâle aux cornes ramifiées et trois femelles suivies de leurs petits. Ce plateau porte le nom de « pré du roi » et il a ceci d’extraordinaire : on y voit un mirage ! Un port, avec des bateaux de pêche, des cargos, des entrepôts jaunes et blancs, en bordure du quai, et un phare dressé au-dessus de la baie aux eaux bleues. L’image apparaît de temps en temps, précédant souvent une tempête.

Maman et Hans s’en vont parfois au chalet de Björge, tout proche de celui de Krekke, pour voir les élans dans la lunette de Magda : ils les aperçoivent, en effet, très nettement. Ils espéraient aussi être témoins du mirage. Maman disait que ce serait amusant d’essayer de reconnaître le port. Mais ce fut peine perdue ; il n’y eut pas de mirage durant tout le séjour de Maman et de Hans à Goppell.

Les gens de Björge ont été de tout temps de grands chasseurs. À présent le gibier se fait rare dans la montagne. Cependant, Magnar, le frère de Magda, qui passe la plus grande partie de son temps au chalet pour aider sa sœur, a amené son chien-loup, champion du dernier concours et propriétaire d’une quantité de gobelets d’argent et de médailles flatteuses. Magnar a aussi un jeune setter irlandais : beauté rousse, nerveuse et irritable. Il s’est heureusement habitué à Maman et à Hans et leur témoigne une certaine amitié. Björge offre donc de nombreuses attractions, sans compter que le chalet est le plus ancien et le plus beau de tout Goppell.

Hans a pris l’habitude d’entendre les gens des chalets appeler sa mère par son prénom en la tutoyant. Il ne tarde guère, lui aussi, à dire Sigrid au lieu de Maman.

– En somme, Sigrid, c’est un très joli nom. Tu ne trouves pas, Maman ?

– Si l’on veut, répond Maman. Une de mes grand-mères s’appelait Olgaard Kristine et l’autre Clara Severine Petrea. Je dois encore m’estimer heureuse que mon père n’ait pas tenu à me donner l’un de leurs prénoms, mais plutôt celui de l’une de mes lointaines aïeules de Sollia et d’Osterdal. Toutes les femmes, là-bas, se nomment Sigrid ou Ingeborg.

Johanna ne va jamais avec ses sœurs se régaler de café ou de gâteaux. Elle passe tous ses moments de liberté à dessiner. Ayant fait plus ample connaissance avec Maman, elle lui confie qu’elle désire apprendre la peinture. Elle a une tante mariée à un médecin d’Oslo qui lui a promis de l’inviter dès qu’elle aura terminé ses études à l’école. Johanna espère alors pouvoir entrer aux Beaux-Arts. Et, quand elle en saura assez long pour exposer, obtenir une bourse et, peut-être, vendre de temps en temps un tableau, elle passera l’hiver à Paris et reviendra l’été faire la vachère à Goppell... Comme fait Mlle Jahn, la fille de l’ancien pasteur du village voisin. Mlle Jahn est une artiste : elle vit à l’étranger pendant l’hiver, et prend une place de vachère chaque été, au pays. Cette année elle est au chalet de Nord Elstad, un de ceux dont on voit la lumière le soir, au pied de la montagne, sur l’autre rive de la grande Tromsa. Maman promet à Johanna de l’accompagner jusque-là un de ces jours, car Johanna tient absolument à faire admirer les œuvres de Mlle Jahn.

Johanna, pour le moment, se contente surtout de copier des images, des cartes postales ou des journaux illustrés, jolis ou non. Parfois, cependant, elle tente quelques esquisses personnelles. Il faut dire qu’elle s’entend assez bien à dessiner vaches et chevaux.

La salle de jeux absorbe la plus grande partie du temps de Hans et de Janna. La petite en néglige son tricot et Hans ne cesse de déranger sa mère pour qu’elle répare les accidents survenus au chandail bleu. Les « enfants » de Hans et de Janna : Jöda et la petite Marie, se révoltent en moyenne tous les deux jours. Hans arrive alors en courant :

– Maman, j’ai simplement répété ce que tu me dis si souvent : tu comprends bien que je préférerais ne pas te punir, mais si tu continues je serai obligé de te fouetter.

Mais la petite Marie s’est fâchée pour de bon et a refusé d’être encore la fille de Hans ! Elle a pleuré de plus en plus fort et déclaré qu’elle voulait ne plus rester au chalet et retourner chez sa maman !

Le père des enfants, Sigurd Holl, monte à Goppell le samedi soir et Marie lui demande de la ramener le lendemain dans la vallée. Sigurd redescend donc avec sa petite fille sur les genoux. La petite Marie fait tellement l’importante qu’elle n’adresse même pas un signe d’adieu à Hans et Janna qui agitent leur mouchoir et crient « bon voyage » de toute la force de leurs poumons. Elle fait la tête et semble les ignorer.

Jöda, elle aussi, ne vient plus dans la salle de jeux. Elle passe la journée à demi étendue sur la grande table du chalet. Devant elle s’empilent des carnets venant de chez l’épicier et tous les papiers d’emballage qu’elle a pu trouver. Elle s’exerce à copier les gros caractères d’imprimerie car elle a décidé d’écrire à sa Grand-Mère de Lom et à ses cousines d’Amérique. Une boîte du plus joli papier à lettres qu’on puisse rêver est posée à côté d’elle. Elle l’a gagnée à une vente. Certaines feuilles sont ornées de roses, d’autres, d’hirondelles portant dans leur bec une enveloppe cachetée, sur d’autres encore on voit deux mains enlacées au milieu d’une guirlande de fleurs. Sur l’enveloppe de celle-ci, une grande personne avait tracé ces mots, d’une belle écriture distinguée : Miss Loretta Hogan, 2121 East 58th St. Fargo N.D. U.S.A.

Bientôt au moindre souffle de vent s’envolèrent dans la cour des quantités de bouts de papier gris où l’on pouvait lire ces mots : « Mes chères cousines Lorette et Marjori et mon cher oncle Kennet, ou ma bonne Grand-Mère qui porte mon nom.

– Que tu sais bien écrire pour ton âge, Jöda. Il n’y a certainement pas un an que tu vas à l’école, dit Maman. En fait, Jöda ne va pas encore à l’école : sa Grand-Mère maternelle a passé l’hiver avec Jöda et sa famille, et elle a appris à la petite fille à lire les en-têtes des journaux et à écrire en caractères d’imprimerie.

Hans fut très déprimé par l’abandon de la petite Marie et de Jöda, et il dit en confidence à sa mère : « Si, au moins, nous avions les poupées de Tulla dont elle ne se sert pas... Maman, tu ne pourrais pas écrire à Théa de nous les envoyer ? »

Non, Maman ne pouvait rien faire de semblable. Il est vrai que Tulla ne jouait jamais avec certaines des poupées que Maman lui avait achetées. Mais elles étaient placées sur une étagère au-dessus de son lit et Tulla ne supportait pas que l’on déplaçât rien dans sa chambre.

Pour finir, on trouva quand même une solution. Maman découvrit sur le tas de bois, deux jolies bûches de bouleau entourées de leur écorce lisse et blanche. Elle emprunta des crayons de couleur à Johanna et leur dessina des visages. On les entoura d’écharpes et de tabliers et Maman offrit une boîte à chaussures pour servir de berceau aux bébés de bois. Hans et Johanna se trouvèrent posséder deux amours d’enfants et ils eurent fort à faire, toute la journée, pour les soigner, leur faire boire du lait et commencer leur éducation !

 

 

 

Et voici le temps

des mûres

 

 

À LA montagne, l’automne se fait sentir plus tôt que dans la vallée. Les buissons de myrtilles virent au rouge et se couvrent de baies noires. Dans le marais, pourtant, les mûres restent dures et d’un rouge de laque.

En Norvège, on aime énormément les mûres de marais ; il est certain qu’il existe peu de plantes aussi jolies. Les larges feuilles sont d’un rouge foncé aux reflets violets ou couleur de bronze. Les fleurs blanches qui apparaissent au début de l’été sont belles, moins cependant que les fruits qui, avant de mûrir, brillent d’un rose de corail. Quand ils prennent une teinte jaune d’or, ils sont mûrs et leur goût âcre et frais ne ressemble à nul autre. Les étrangers le trouvent même, parfois, trop fort.

Les mûres des marais couvrent des étendues immenses dans les montagnes et les forêts de l’Est de la Norvège. Mais la récolte n’en est pas régulière : la floraison n’est pas tous les ans aussi importante. Il arrive aussi que des gelées tardives détruisent les fleurs en plein épanouissement. Parfois, encore, il gèle trop tôt en automne, alors que les fruits ne sont pas encore mûrs ; dans ce cas ils sont mangeables quoique gelés, mais ils ne se conservent pas.

Cette année, la récolte de mûres des marais promet d’être une des plus belles qu’on ait jamais vues. Théa écrit à Maman d’en acheter autant qu’elle en pourra trouver, une centaine de litres, si possible car, bien préparés, les fruits se conservent des années, et jamais on n’a vu se succéder deux saisons aussi prolifiques.

Dans la montagne, sous la haute voûte du ciel, les jours sont plus longs que dans la vallée, mais le crépuscule s’étend plus rapidement de jour en jour. Les nuits sont plus obscures, les sifflements et les soupirs du vent se font plus froids et plus mélancoliques. Les vaches rentrent tard, le soir.

Les vaches de Krekke ne sont pas des plus mauvaises. Elles ont certes meilleur caractère que celles de Presttang, sans parler de celles d’Ingrid à l’alpage du Nyplass. Ingrid est une veuve assez âgée, propriétaire de quelques bêtes et d’un chalet. Elle n’a que quatre vaches, plus quelques veaux et un petit troupeau de chèvres. Jamais les vaches d’Ingrid ne rentrent de leur plein gré au chalet. Chaque soir, les habitants de Krekke voient la vieille traverser le gué de Björge, son tricot à la main. Elle trotte après ses bêtes, par monts et par vaux. Il fait nuit noire quand on l’entend rentrer. Les vaches de Hanna mettent aussi sa patience à rude épreuve. Les bois sont pleins de champignons, en ce moment, et les vaches sont folles de champignons. Elles longent la lisière des prés sans s’interrompre un seul instant de mâchonner. Souvent l’obscurité tombe avant qu’elles ne rentrent à l’étable, et il est bien tard quand Hanna et Johanna ont fini de les ramener toutes et de leur donner leur pitance du soir herbe hachée, cuite à l’eau et parsemée de sel et de farine.

Malgré son jeune âge, Janna aide à traire, car le chalet compte dix-huit vaches laitières. Maman passe une vieille robe de toile bleue, noue un mouchoir sur sa tête et s’en va à l’étable avec les autres. Rien au monde n’impressionne plus Hans que de voir sa mère en train de traire une vache : « Mais, Maman, tu dis que tu as peur des vaches ?

– C’est vrai. J’ai peur des vaches que je ne connais pas.

– Où donc as-tu appris à traire ?

– À la campagne, pendant les vacances, quand j’étais petite. Hans, voyons, ne reste pas là, devant la porte. Car Hans est sur le chemin des laitières qui vont et viennent pour vider leurs seaux de lait dans de grands baquets posés sur les dalles du terre-plein. Et puis les vaches n’aiment pas que des étrangers entrent dans l’étable pendant la traite.

Hans, pourtant, ne peut s’arracher au spectacle. Quoi de plus joli, en effet, que ces vieilles étables d’alpage un soir d’automne, alors qu’il fait noir dehors et que souffle l’aigre bise. À l’intérieur, les corps épais des vaches répandent une douce chaleur. Les deux petites lanternes suspendues au toit versent leur lumière tamisée sur les murs bruns qui semblent être en velours. L’étable est fort ancienne, une poutre porte la date : 1792. L’espace est réduit et le plafond très bas. Les boxes sont séparés par de grosses dalles posées de champ. Pourtant on dirait que les vaches elles-mêmes se trouvent aussi bien ici que dans les étables aérées et plus vastes de la ferme de Krekke où Sigurd Holl a réuni tous les aménagements modernes. Elles poussent de véritables soupirs de bien-être. Elles lampent leur souper chaud, elles ruminent et raclent le sol de leurs sabots, promenant, de temps en temps, leur queue sur le visage de la femme qui les trait. Pendant ce temps, mêlé à ces bruits familiers, on entend le flot régulier du lait qui coule en écumant dans les seaux. La traite achevée, Maman allume la petite lampe à pétrole suspendue au-dessus de la table du chalet. Maman est si bien habituée à la maison qu’elle se débrouille très bien toute seule pour préparer son dîner et celui de Hans pendant que Hanna et Johanna filtrent le lait et mettent l’écrémeuse en marche.

Le ronflement de la machine accompagne le repas et de l’obscurité monte le bruit des autres écrémeuses, proches ou lointaines. Enfin, Hanna et Johanna viennent se mettre à table, elles aussi. Elles ont pris leur repas du soir en attendant les vaches, mais elles ont bien droit à une tasse de café et une tartine supplémentaire.

Maman a ôté sa robe de vachère et sa coiffe : elle a fait une toilette complète en revenant de l’étable, mais Hans se serre contre elle en reniflant, quand elle le lave avant de le mettre au lit : « Ce que tu sens bon, Maman, tu as tout à fait l’odeur d’une paysanne ».

 

 

 

Renards et pionniers

 

 

ANDERS, lui, éclate de rire quand il apparaît, un soir, sous la lanterne suspendue au-dessus de l’étable :

– Non, vrai, mais tu joues à la vachère, Maman ? Il arrive avec tout son équipement : sac de montagne, canne à pêche dans un étui de toile et grosses bottes de caoutchouc qui se balancent à l’extérieur du sac.

– Il faisait si sombre dans toutes les maisons, je n’arrivais pas à trouver où vous étiez passés, Hans et toi. Tiens, il paraît que mon petit frère essaie aussi de se rendre utile. Tu charries peut-être du fumier hors de l’écurie, Hans ?

– Va t’asseoir au chalet, dit Maman sans avoir l’air de se soucier de ce que dit Anders. Tu auras à manger quand nous aurons terminé notre travail ici. D’où viens-tu, d’ailleurs ?

Anders avait passé deux jours à la maison. « Je dois te dire bien des choses de la part de tout le monde. Ils vont très bien. Ce matin j’ai pris le train pour Losna et je suis monté par le vieux chemin. Et, pense donc, Maman, à un tournant, je me suis trouvé, nez à nez avec deux renards argentés. Nous en avons vu dans la montagne, à Lom et à Sollie. On dirait qu’ils cherchent à s’installer par ici.

– Ce sont des animaux échappés de la vallée. Il faudrait pouvoir acclimater des renards argentés dans cette région, mais il reste à savoir ce qu’ils y trouveraient à manger.

– Cette année, en tout cas, ils pourront se nourrir de lemmings. C’est fou ce qu’il y en avait là-haut, Maman. Quelles sales bêtes !

Maman et Hans, eux aussi, ont vu des lemmings au cours de leurs promenades. Au fond, ce sont de jolies petites bêtes, au pelage soyeux, tacheté de rouge et de noir sur le dos, et tout blanc sur le ventre. Mais leur corps, large et plat, rappelle celui des punaises. Au milieu du museau, s’avancent leurs dents pointues de rongeurs. Ils sont féroces au point de se mettre à cracher et à sans arrêt dès qu’on s’approche d’eux.

Hans a bien envie de les taquiner un peu, du bout de son bâton.

– Maman, on dit que les lemmings ont si mauvais caractère, qu’ils éclatent de rage quand on les asticote.

– N’y touche pas, Hans. J’ignore si ce qu’on dit est vrai, mais laisse-les tranquilles. Les pauvres : ils périront quand même tous avant l’hiver, d’une manière ou d’une autre.

Maman transporte son nécessaire de toilette dans son cabinet de travail, abandonnant la chambre aux garçons. Anders déballe son sac. Finalement, à l’heure où les deux garçons se mettent au lit, ils ont réussi à reconstituer le désordre qui règne dans leur chambre en ville.

Le lendemain matin, Maman et Anders, étendus dans l’herbe, se dorent au soleil. Anders raconte son voyage à pied avec parrain et oncle Georges. Le jeune garçon a grandi, ces dernières semaines. Maman regarde le jeune corps, maigre et dur, et le visage qui a pris, un joli ton noisette. Ses yeux, gris-vert en temps normal, paraissent noirs quand il s’anime.

– Nous avons fait une magnifique randonnée, bien loin des endroits où vont les touristes. Nous avons couché dans des cabanes en pierres et nous avons pêché dans des lacs qui ne sont pas sur les cartes. Maman se met à rire : « Oh, cette carte d’État-major de la région du Nord... Quand j’étais jeune elle datait déjà du déluge, et nous n’y trouvions pas la moitié des lieux que nous visitions, quand je faisais des randonnées par là. Mais l’État-major nous promet une nouvelle carte en relief des montagnes de Lom et de Trollheim pour l’année prochaine. » Anders hoche la tête : « C’était épatant d’aller dans une région si mal connue, on avait l’impression d’explorer un pays vierge. Nous sommes descendus dans le Drivdal et nous avons poussé une pointe jusqu’à Sollia où les gens ont été épatants. Surtout quand ils ont su que j’étais ton fils. On dirait vraiment qu’ils sont tous de ta famille, dans cette vallée.

– Mais bien sûr. Tu sais que Sollia a été une région d’alpage jusqu’en 165o. À cette date les premiers colons vinrent défricher le sol et construisirent des fermes pour essayer d’y vivre toute l’année. C’étaient cinq familles de l’Osterdal, et tous les habitants de Sollia sont, encore aujourd’hui, des descendants de ces familles-là.

– Le maire a insisté pour que je te dise de vendre la maison de la ville et de revenir t’installer à Sollia. Les impôts y sont tellement peu élevés que tu économiserais des tas d’argent.

– Et l’école, alors ? Il n’y a que des écoles primaires à Sollia et il faudrait que je vous mette en pension à Hammar ou Lillehammer, chez des étrangers.

– Je pourrais habiter chez le capitaine Dahl, dit Anders : il prend des lycéens en pension. Les filles du commissaire de police Gunstad de Ringbu demeurent chez lui.

À ces mots, Anders rougit comme un coquelicot.

Maman fait mine de ne pas s’en apercevoir et Anders continue :

– Nous sommes revenus de Sollia par la montagne de Ringbu en compagnie de quelques habitants de Sollia, puis nous sommes allés vers Snödöla et les gens qui étaient avec nous ont montré à Parrain les ruines de la cabane de pierres où les gens de Solingen avaient cerné Kristen le Bohémien pour le tuer. Dis-donc, Maman, tu descends toi aussi, de ce type-là, n’est-ce pas ?

– C’est probable, dit Maman sèchement.

– Tu as donc du sang de romanichel, et nous aussi ? fait Anders vivement intéressé.

– Mais non, voyons, la fille que Sigrid de Sollia avait eue de Kristen le Bohémien, s’est mariée à Grôtdal après la mort de son père. Personne n’a jamais su si Kristen avait eu des enfants de la bohémienne et personne ne s’en est jamais soucié. Ne te figure surtout pas, mon petit, que Kristen était un héros de roman ni même quelqu’un d’intéressant : un paysan qui abandonne sa ferme, sa femme et ses gosses, se joint à une tribu de bohémiens et revient dévaliser ses anciens voisins n’est qu’une sorte de traître. Il n’a eu que ce qu’il méritait quand les gens de Solingen l’ont abattu dans la vallée du Snödöl.

– Peut-être... oui... je n’avais pas pensé à cela. Mais, Maman, on m’a raconté là-haut, une autre histoire sur l’un de tes aïeux : Anders Grötdalen.

– C’était le grand-père paternel de mon grand-père. Maman connaît bien l’anecdote, mais elle voit bien qu’Anders brûle de la lui raconter. Il habitait au chalet de Grötdal avec son cousin germain : Halvor Tangen. Un jour, le troupeau revient affolé du pâturage et les deux hommes devinent que leurs bêtes ont rencontré un ours. Halvor avait un fusil, il le prend et s’en va avec Anders. L’ours était en train de dévorer vivante une génisse qui poussait des cris affreux. À l’arrivée des deux hommes, l’ours s’est précipité sur eux. Au cours de la poursuite Anders Grötdal s’est trouvé derrière un énorme tronc de sapin et l’ours de l’autre côté. Saisissant les deux pattes de devant de l’ours, de chaque côté du tronc, Anders réussit à l’immobiliser. Là-dessus, voilà Halvor qui dit : Puisque tu le tiens si bien, ce serait dommage de lui abîmer la peau avec du plomb. Retiens-le jusqu’à ce que je revienne du chalet avec la hache.

Halvor a mis une demi-heure pour faire le trajet, aller-retour. Pendant ce temps-là, Anders se cramponnait aux pattes de l’ours qui avançait la tête, essayant de donner un coup de dents, tantôt d’un côté de l’arbre, tantôt de l’autre. Enfin, le bonhomme Tangen est arrivé avec la hache. « C’te génisse était à moi, dit alors Anders. Il est juste que ce soit moi qui fende la tête de la bête. » Halvor était d’accord et il a pris la place d’Anders derrière l’arbre pour tenir l’ours. Anders lève la hache, puis se ravise et dit : « Mon garçon, j’ai si faim qu’il faut que je mange un morceau avant de faire quoi que ce soit. » Là-dessus il est parti en courant, pour revenir une demi-heure après, comme Halvor. Puis il a fendu la tête de l’ours. On dit que c’est la peau de cet ours qui pend dans la vieille chapelle de Sollia. Elle est si râpée et mangée aux mites qu’elle pourrait bien dater de cette époque. Connaissais-tu cette histoire, Maman ?

– Je ne me la rappelais plus très bien. Ingebrekt me l’avait racontée quand j’étais petite. Il avait été valet de ferme chez mon grand-père dont il était d’ailleurs parent. Mon grand-père, lui, n’aimait pas beaucoup que l’on racontât des histoires au sujet des gens de Solingen. Il était très pieux, tu comprends, et les garçons dont il s’agit avaient pour la plupart des manières de sauvages. Le pire d’entre eux était précisément ce Halvor Tangen.

– À ta place, je retournerais quand même à Sollia, dit Anders.

Maman secoue la tête : Il y a près de cent ans que ma famille a quitté Sollia. Mon grand-père était âgé d’un an quand son père mourut et sa mère l’emmena dans le Röndal. Plus tard, il s’installa à Trondjheim. Depuis, aucun d’entre nous n’est retourné au pays, et cela ne présenterait pas grand avantage pour nous de retourner à Sollia.

– C’étaient pourtant de rudes gars que ces gens-là. Je trouve très amusant d’être leur descendant.

– C’est vrai, il faut nous efforcer de faire honneur à nos ancêtres de Sollia et nous comporter aussi bien qu’eux, là où le destin nous a placés.

De toute la journée, Maman ne voit guère Anders. Chaque matin, avant le déjeuner, il prend son attirail de pêche et descend à la Tromsa. Mais il n’a guère de chance : parfois il rentre les mains vides, parfois il rapporte, dans les poches de sa culotte, des truites minuscules tout juste bonnes pour le chat d’Ingrid. Il prend rarement des poissons assez gros pour qu’il vaille la peine de les nettoyer et de les faire cuire. La Tromsa n’est pas très poissonneuse et Anders ne doit pas être un as en fait de pêche. Parfois il va cueillir des baies avec les autres enfants. Il y a des masses de myrtilles, et on peut déjà trouver quelques mûres de marais et les faire mûrir au chaud, près du chaudron à fromage.

En fait, Anders ne s’amuse pas trop à Goppell : il n’a pas de camarades de son âge et il n’est pas dans son caractère de se livrer à une occupation tranquille au chalet.

Sigurd Holl arrive avec deux autres hommes pour faucher le foin. Autour de chacun des chalets il y a un petit enclos cultivé où les paysans utilisent le fumier des étables. Rien ne sent aussi bon que le foin de ces prés d’altitude, mais il est triste de voir tomber sous la faux toutes ces fleurs dont la vie est si courte.

La fenaison annonce l’automne. Anders emprunte une faux. Il renonce bientôt à s’en servir. Il est trop maladroit. Son rêve de s’installer à Sollia comme cultivateur n’est qu’une fantaisie de son imagination. Hans, lui, s’en va ratisser le foin avec les petites filles et le dispose sur des gaules portées par des pieux, pour le faire sécher. Il s’arrange toujours pour se trouver près des faucheurs, quand on leur sert, selon l’usage, une petite collation supplémentaire. Anders est très gentil avec tout le monde : il ne taquine même pas son frère qui joue à la poupée comme une petite fille. Hans s’y attendait et se tenait prêt à la riposte. Mais les deux. garçons, pour une fois, sont les meilleurs amis du monde au chalet.

– À quatorze ans, un garçon est bien plus raisonnable qu’à treize, se dit Maman. Un bel après-midi, Anders assis à côté d’elle dans le pré, pousse un profond soupir : « C’est chic de retourner bientôt au lycée. Il ajoute poliment : Oh, je ne veux pas dire que je ne me trouve pas bien ici ; en somme nous avons de belles vacances, mais, à la longue on s’ennuie à ne rien faire. »

 

Maintenant, les matinées sont fraîches. Le ciel est très bleu, et l’air si transparent que l’on aperçoit nettement les cimes neigeuses vers le Nord. En été, on devinait à peine, par ci, par là, quelques sommets éblouissants entre les nuages amoncelés autour des glaciers en fusion. Voici qu’un matin, une neige toute fraîche couvre les hautes montagnes dénudées qui limitent l’Osterdal. Les bois de bouleaux, qui couvrent les pentes semblent en or et le tapis de myrtilles et de bouleaux nains, sur le haut plateau, prend des tons écarlates, terre de Sienne et orange. L’herbe brunit, et, quand les vaches reviennent le soir au chalet, il faut leur donner une ration de foin supplémentaire, car elles ne trouvent plus assez de nourriture sur l’alpage.

Pour l’anniversaire de Hans, Anders avait apporté un cadeau : un couteau. C’est une chose très curieuse que la disparition de tous ces couteaux que l’on offre aux garçons à Noël. Anders et Hans empruntent des couteaux à longueur de journée. D’ailleurs, le jour de l’anniversaire de Hans arrivé... Anders ne peut se rappeler où il a rangé ce couteau. Les deux frères passèrent toute la matinée à fouiller les poches et le sac d’Anders, ils cherchèrent même le couteau dans l’attirail de pêche. Quand, enfin, ils le découvrirent, par terre, sous le lit d’Anders, l’auto qui amenait les invités s’arrêtait sur le terre-plein.

Ce furent d’abord les deux chiens qui jaillirent de la voiture. Njord sauta sur Maman, lui léchant le visage avec une telle énergie qu’il lui écorcha les lèvres. Neri tournait en rond, ivre de la joie de revoir ses maîtres. Jöda et Janna s’enfuirent dans le chalet, épouvantées par ces chiens noirs et sauvages qui se comportaient comme des fous. Johanna, elle, les amadoua, et ils lui permirent de les caresser.

– Quelles drôles de bêtes tu as, Sigrid !

Tulla est au moins aussi enchantée que les chiens de retrouver sa mère et ses frères, mais elle exprime moins bruyamment sa joie. Elle se contente de se cramponner à la main de Maman et de répéter encore et encore les noms de Anders et de Hans, avec un sourire ravi. Théa installe Tulla sur une chaise longue contre le mur ensoleillé. Elle lui met un coussin sous la tête et un plaid sur les jambes.

– Faudrait bien qu’elle fasse un petit somme, maintenant, car nous avons quitté la maison très tôt, ce matin.

Hans aura son chocolat et son gros gâteau d’anniversaire, à midi, et, avant le départ des hôtes, il y aura le déjeuner traditionnel en l’honneur de Hans, avec tous les plats qu’il préfère. Théa et Boë ont fort à faire pour transporter, de la voiture au chalet, toutes les corbeilles et les boîtes à gâteaux.

Les garçons entourent Grand-Mère et lui nomment toutes les montagnes qu’on peut voir depuis le pré. Lille Signe a découvert deux petits chevreaux nouveau-nés dans l’étable aux chèvres. Malheureusement, elle n’est pas seule : Njord l’accompagne. La petite Signe saisit alors le chien d’une poigne solide à la mâchoire inférieure et le traîne hors de l’étable dont elle ferme la porte.

Enfin Théa annonce que le chocolat est prêt. Sur la table, Hanna vient de disposer des fleurs de montagne : des trolles, des aconits, des stellaires rouges. Elle a répandu de la verdure fraîche sur le plancher et orné d’une bordure de mousse claire le devant de la cheminée. À présent, elle fait des gaufres à la crème qui embaument jusque sur le pré.

Théa allume les huit bougies du gâteau d’anniversaire et verse le chocolat dans les tasses. Une jatte aussi grande qu’une cuvette est pleine de crème fraîche dure à couper au couteau.

Les enfants mangent et boivent comme s’ils jeûnaient depuis huit jours. Cependant, encore plus que le goûter, les chiens retiennent l’attention de Johanna. Ils posent leurs pattes de devant sur ses genoux et mendient, sans aucune pudeur, les gaufres succulentes. Quant à Janna, elle tourne et retourne, avec convoitise, les jolies serviettes en papier que Théa distribue. On les croirait en toile avec leurs raies de toutes les couleurs.

Pendant cinq minutes le brouhaha est tel que Maman et Grand-Mère ne peuvent échanger deux paroles. Les garçons veulent tout montrer à leur Grand-Mère. Anders tient absolument à l’emmener jusqu’au petit étang où, l’été, nichent les « helna ».

– C’est si joli, Grand-Mère, l’eau est si bleue, et, tout au bout il y a une île couverte de bouleaux qui ont l’air de flammes d’or. Ce n’est pas loin : il faut juste passer derrière la petite colline que tu vois là-bas.

Mais, en arrivant au sommet de la colline d’où l’on aperçoit le joli miroir d’eau, Grand-Mère pousse des cris d’effroi : « Juste ciel, voilà des bœufs. » Grand-Mère a une peur horrible du bétail : elle n’oserait pas passer devant un veau d’un mois... et voilà que, près du lac, s’avancent quatre petits bœufs de belle allure.

Anders arrache une branche sèche de genévrier pour chasser les bêtes. « Mon Dieu... », Grand-Mère trépigne tant elle a peur.

– Sigrid, rappelle donc ton fils, ils vont l’écharper.

– Anders, reviens, reviens, fait-elle d’une voix pitoyable.

Hans et Signe essaient de la tranquilliser, mais ils rient si fort qu’ils roulent dans la bruyère sans pouvoir s’arrêter.

– Mais, Grand-Mère, ce ne sont que des veaux.

Quoi qu’il en soit, Grand-Mère refuse de rester une minute de plus dans ces montagnes où l’on risque de rencontrer des animaux sauvages. Elle veut absolument se mettre à l’abri dans l’enclos du chalet. Indignée elle tourne le dos aux enfants et entreprend la descente à petits pas autoritaires. Maman reste un peu en arrière. Anders qui la suit lui saisit tout à coup le bras :

– Regarde.

Déjà Maman a vu. Un troupeau de bœufs apparaît sur la route. Ils sont au moins douze, la plupart très jeunes, mais parmi eux, il y a un bœuf adulte d’un gris clair. À Hadlangsleger, vallée située entre les hautes cimes du côté de l’Osterdal, un troupeau de bœufs destinés à être abattus en automne a pâturé tout l’été.

À présent que les pâturages ne sont plus suffisants là-haut, il arrive que les bœufs viennent jusqu’ici, dans la journée. On a beaucoup parlé, cet été, d’un bœuf gris clair dont il faut se méfier. Comme dit le vacher qui garde cette année les bêtes, là-haut :

– Doux ? l’est p’t’être doux, mais il lui arrive de jouer des cornes.

– Grand-Mère, il faut entrer chez Ingrid. Elle a un chat qui est le petit-fils de Sissi. Il est joli comme tout, Grand-Mère, il faut le voir, son poil brun foncé tacheté d’or est si long, si soyeux. Et Anders entraîne sa Grand-Mère vers le premier chalet du Nord.

– Mais oui, Grand-Mère, insiste Maman. Hans et Lille Signe se sont déjà mis à courir vers le chalet de Nyssplas. Heureusement, ils n’ont pas aperçu les bœufs sur la route.

Anders parle, parle. Il gesticule, montre mille objets du doigt. Grand-Mère n’a pas le temps de se retourner qu’elle est saine et sauve dans l’enclos d’Ingrid. Son petit-fils, si peu bavard d’ordinaire, continue à pérorer, attirant l’attention de sa Grand-Mère sur tous les objets dignes d’être admirés autour du petit chalet.

Maman finit par craindre que Grand-Mère ne se doute de quelque chose. Anders lui montre le chat qui vient tout de suite vers eux, se souvenant de toutes les petites truites que lui a données Anders. Puis celui-ci fait une conférence sur le pedigree de la bête et rappelle à Grand-Mère d’autres enfants de Sissi dont on connaît l’histoire. Il discourt sur les difficultés d’Ingrid avec ses vaches qui jamais ne rentrent de leur plein gré à l’étable, et engage avec Grand-Mère une longue discussion à ce sujet. Grand-Mère ne s’aperçoit pas que le troupeau de bœufs passe tout près de l’enclos d’Ingrid.

Heureusement, aucun de ces animaux n’a eu l’idée de se mettre à meugler juste à ce moment-là. Enfin, les bœufs ne sont plus qu’un petit point gris vers le marais de Ledumsla et Anders fait signe qu’on peut prendre congé d’Ingrid et rentrer.

– La pauvre, elle aurait eu une attaque si nous avions rencontré le troupeau sur la route, chuchote Anders à sa mère, et elle n’aurait jamais plus permis à Lille Signe de monter au chalet.

Théa avait fait réchauffer le déjeuner apporté dans l’auto : des poulets farcis de riz et de champignons. C’est ce qu’on sert à Hans à chaque anniversaire. Pour le dessert, Hanna prépare des mûres de marais à la crème et Théa ouvre quelques boîtes d’ananas et de pêches. Janna et Jöda n’ont jamais rien goûté d’aussi bon. Les gens de la campagne n’ont pas les moyens d’acheter des fruits en conserve, mais tous les dimanches ils mangent des mûres, si la récolte en est bonne. À la fin du repas, quand on donne aux deux plus petites toutes les serviettes en papier dont on ne s’est pas servi, elles ont l’impression que l’anniversaire de Hans est une fête joliment réussie. Lille Signe va rester une semaine avec sa tante, mais Anders rassemble ses affaires et demande à redescendre en ville le soir même :

– Tu comprends, Maman, j’aimerais préparer mes affaires avant la rentrée. Je voudrais avoir tous mes livres et faire une visite au local des éclaireurs.

Et Maman comprend très bien.

Elle regrette de se séparer de Tulla qui est triste en voyant que Maman ne rentrera pas avec elle. Mais elle se console un peu quand Anders s’assied à côté d’elle, l’entourant de ses bras : « Maman va venir bientôt, Tulla. Il faut encore qu’elle règle quelques petites choses au chalet et puis elle retournera près de toi ». À tout prendre, c’est très bien qu’Anders rentre en ville ce soir.

 

 

 

Signe est revenue

 

 

POUR Hans, la venue de Lille Signe, au chalet de Krekke fut une déception. La salle de jeu ne lui fit pas la moindre impression. Au contraire. Elle laissa échapper quelques allusions peu ragoûtantes au sujet de la destination primitive du bâtiment, destination qu’il était d’ailleurs difficile de dissimuler.

En revanche, le chandail bleu de Janna la remplit d’enthousiasme. Il est vrai qu’il commençait à prendre bonne tournure, et l’admiration de la petite citadine fut pour Janna un tel encouragement qu’elle ne fit plus que tricoter tout le long du jour. « Oh, si j’avais un tricot, moi aussi », soupirait Signe.

Et Maman lui trouva un tricot. Elle n’avait jamais aimé et presque jamais porté un certain chandail de laine chinée gris clair, rose et bleu. Il serait facile à défaire.

– Il y aura certainement de quoi tricoter un chandail pour moi, qui suis petite, dit Signe.

– Mais tu n’arriveras jamais à faire un chandail, répondit Maman. Songe que Janna a deux ans de plus que toi. Contente-toi de tricoter une écharpe et peut-être un bonnet de ski.

Mais Signe voulait, à tout prix aborder la confection d’un chandail et Maman fut bien obligée de commencer un bord à côtes pour sa nièce. À partir de ce moment-là, les petites filles passèrent leurs journées à tricoter sur le banc devant le chalet. Elles n’échangeaient pas une parole, mais, de temps en temps, se montraient leur ouvrage, puis s’y remettaient de plus belle. Et, ma foi, Lille Signe ne s’en tirait pas trop mal : quand cette petite bonne femme se mettait en tête de réussir quelque chose, elle y réussissait le plus souvent.

– À partir d’aujourd’hui, c’est Ulla qui sera ma cousine préférée, dit Hans, d’un air vexé.

Pour se consoler, il allait rendre visite au chat du chalet de Nyplass, et bientôt, il se fut solidement installé dans les faveurs d’Ingrid. Quand elle se promenait par là, Maman voyait son fils rentrer du bois, porter de l’eau. Il s’était assurément lié de la plus vive amitié avec la vieille veuve qui passait pour être « difficile », ce qui voulait dire qu’on s’entendait difficilement avec elle. Les gens de cette vallée ne se servent en effet que de métaphores pour définir leurs concitoyens.

– Il fera mauvais, cette nuit, dit Hanna, un après-midi qu’elle pétrissait le fromage et emplissait les moules. On entendait le bruit sourd de sabots de chevaux sur la route. Les bêtes avaient passé l’été dans l’Imsdal. Quand les chevaux quittent d’eux-mêmes le pâturage pour regagner les lieux habités, on sait qu’une tempête se prépare. Et, sur tout le haut plateau, résonnait le meuglement des vaches et des bœufs. L’air était singulièrement calme et sonore.

– Faudrait bien que j’aille chercher les vaches, dit Hanna en jetant sur ses épaules son fichu tricoté.

Par un temps pareil, il arrive que les vaches rentrent toutes seules de très bonne heure. Mais si l’ouragan s’abat sur le troupeau alors qu’il est dispersé, loin dans la montagne, les animaux peuvent chercher refuge sous un surplomb rocheux et rester absents toute la nuit.

Les vachères de tous les chalets apparaissent l’une après l’autre sur la route. Toutes avaient la même pensée et partout entre les collines on n’entendait que : « Hé ! là, mes vaches, hé ! là, mes vaches. »

Vers le Nord, les montagnes s’enveloppèrent de nuages sombres et denses. Le soleil dardait sur les prés ses rayons d’un jaune vif. Le paysage tout entier était vivement coloré. L’osier du marais tournait au vert-de-gris, et un bouquet de bouleaux nains déjà rougeâtre devenait couleur de sang.

– Pourvu que la tempête ne détruise pas les mûres, fit Johanna. Nous ferions bien, aussi, de rentrer la lessive.

Le premier souffle passa pendant qu’on décrochait le linge. Le drap que Janna et Hans allaient prendre leur fut arraché des mains et emporté assez loin avant de retomber par terre. Les tabliers, les robes de toile bleue faisaient la planche et s’enroulaient autour de la corde. On n’avait pas fini de tout enlever des cordes qu’une averse s’abattit sur le pré.

Le terrain entre le chalet et la baraque n’était plus qu’un torrent impétueux lorsque Maman et les enfants le traversèrent en courant pour aller dîner, et ils étaient trempés comme des chats noyés en arrivant devant leur porte. Une fumée âcre qui piquait les yeux emplissait les pièces : le vent de la tempête coupait le tirage.

Maman fut obligée de vider les deux poêles ; des étincelles et des braises incandescentes jaillissaient, trouant son tablier. Hans et Signe éteignaient les braises sur le plancher.

Personne ne fit de grande toilette ce soir-là. Le vent menait, au dehors, un train de tous les diables. On l’entendait gronder tout autour de la maison et, sur le toit, quelque chose tomba à grand fracas. « Ce n’est que la plaque de tôle ondulée que Sigurd Holl a posée là-haut », dit Maman d’un ton rassurant. Mais Lille Signe n’en menait pas large, tout en s’efforçant de ne pas montrer sa peur.

– Vous feriez peut-être bien de venir dans mon lit, pour cette nuit, dit Maman. Il n’y a pas autant de fumée chez moi que dans la pièce de derrière.

On était un peu serrés à trois. Hans s’enroula en boule et prit beaucoup de place. Il dormit, d’ailleurs, toute la nuit comme une vraie marmotte et ne s’aperçut pas le moins du monde des efforts de Maman pour le repousser vers le mur. Mais Signe se réveilla à plusieurs reprises :

– Tante, fit-elle, dans un petit chuchotement alarmé, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça, c’était un bruit effroyable au dehors.

– Rien qu’une pile de bois qui s’écroule. Dors tranquillement.

– Tante, entends-tu la tempête ? Elle ne va tout de même pas emporter le toit ?

– Mais non, voyons, le toit restera à sa place, recouche-toi.

–Tante, qu’est-ce que c’est que ça ? Des coups sourds contre le mur, puis encore des coups mêlés de meuglements qui déchirent le tympan.

– Ce sont des bœufs, ils ont dû chercher un abri sous l’auvent.

– Ils ne vont pas faire tomber le mur ?

– Mais non, sois tranquille et essaie de dormir, ma chérie. Il fait bien vilain temps cette nuit, et nous pouvons nous estimer heureux d’être au chaud et en sécurité dans la maison, pas vrai, Signe ?

Le vent s’apaisa un peu vers le matin et la pluie se mit à tomber dru, sur les montagnes. Quatre jeunes bœufs étrangers se collaient contre le mur du Nord de la cabane. Ils étaient si mouillés qu’ils en paraissaient noirs. Près du tas de bois, la salle de jeu gisait, renversée, démolie. Les jolies serviettes de Janna, les cartes de Noël qui ornaient les murs n’étaient plus qu’un tas de papiers trempés. Les débris de poterie flottaient dans les flaques et les planches qui recouvraient les trous avaient été emportées par l’eau. Janna, Hans et Lille Signe, la tête couverte de sacs, contemplaient cette image de la dévastation. La salle de jeu ne les amusait plus beaucoup, ces derniers temps, et ils n’y allaient plus très souvent. Cependant ils étaient malheureux de voir leurs installations finir aussi misérablement. Lille Signe se désolait autant que les autres, elle qui avait manifesté tant de mépris pour la salle de jeu lorsqu’on l’avait invitée à s’y amuser.

– Cette pièce qui était si ravissante, disait-elle, en ramassant les poupées de bois. Tante, si nous les faisions sécher, crois-tu que tu pourrais leur refaire des figures ? Elles étaient si jolies.

Janna restait muette. Les enfants apprennent de bonne heure à se dominer, en Norvège. On pense que c’est une honte de pleurer « quand on n’a pas de sérieuses raisons de le faire ». Et les paysans sont encore plus sévères sur ce point que les parents des villes. Le petit visage clair de Janna était comme figé par l’effort qu’elle faisait pour se maîtriser.

Maman avait reçu quelques cartes postales illustrées au courrier que le camion du samedi apportait, et Janna se consola un peu quand Maman lui en fit cadeau, mais il s’agissait seulement de vues de paysages et elles ne ressemblaient pas aux images détruites par la tempête, si belles avec leurs teintes délicates où scintillait parfois un peu d’or ou d’argent.

Lille Signe promit à tanna de lui envoyer de vraies cartes en couleurs dès qu’elle serait en ville. Le reste des serviettes d’anniversaire de Hans contribua aussi à remonter le moral de Janna. On enveloppa les poupées de bois dans des châles pour les réchauffer, on leur administra du lait chaud et de l’aspirine et on les installa douillettement dans un nouveau berceau fait d’une boîte vide.

Les enfants oublièrent peu à peu leur chagrin en soignant leurs petites malades dans la chambre de Maman. Dans l’après-midi, les deux poupées étaient déjà suffisamment remises pour qu’on pût les envoyer à l’Institut de Beauté, où quelques traits de crayon rouge, jaune et bleu leur rendirent leur fraîcheur.

La tempête dura trois jours. Le quatrième, le soleil se mit à briller dans un ciel bleu, sans nuage, mais les pentes couvertes de bouleaux étaient dévastées. Le feuillage doré était devenu d’un brun bleuté : de toute la splendeur dorée du plateau il ne restait rien. Tout était brun, jaune fané ou gris jaunâtre. Hanna, Maman et les enfants allèrent jeter un coup d’œil aux marais à mûres les plus proches ; par chance, elles n’avaient pas grand mal, car elles n’étaient pas assez mûres pour que la tempête les fît tomber. Il était grand temps de venir récolter toutes ces baies avant que l’automne ne les détruisît. Pendant les jours suivants, soixante-dix camions arrivèrent sur la route qui va des chalets de Nyplass à celui de Björge. Ils étaient chargés de seaux, de bidons, de literie et de sacs à provisions. Toutes les maisons sans exception hébergeaient des « ramasseurs de mûres » comme on les appelle dans la vallée. Ils couchaient quatre à cinq par lit, ou bien par terre en rangs serrés. À la tombée du jour, des feux s’allumaient sur le plateau où d’autres dormaient sous la tente ou dans des sacs de couchage.

De mémoire d’homme on n’avait jamais vu d’année aussi riche en mûres, et il s’agissait d’en récolter le plus possible.

Dire que Maman, Hans et Signe avaient cru être à l’étroit, la nuit de la tempête alors qu’ils n’étaient que trois dans le même lit. À présent, Hanna et Mme Holl partageaient son lit avec Maman. Les enfants et des jeunes filles de la vallée s’empilaient comme sardines en boîte dans les deux lits de la chambre à coucher des enfants. Le chalet était réservé aux hommes : on en avait fourré dans tous les lits, sur toutes les planches et par terre, autant que la maison pouvait en contenir. La journée se passait dehors à faire la cueillette. Les récipients remplis, on les vidait dans des tonneaux, des baquets. Vers le soir, quand l’obscurité commandait de s’arrêter, l’air des chalets était à couper au couteau. Il était lourd de l’odeur des vêtements, de celle des chaussures transpercées par le séjour dans les marécages, des corps en sueur, de la fumée. À tout cela se mêlait l’arôme du café et du lait bouilli.

Mais, quelle joie dans ce travail forcené !

Le téléphone est installé à Ledumsla et chaque soir c’est une véritable migration vers les nouvelles. Heureusement, elles sont bonnes. Les acheteurs offrent un prix raisonnable, si l’on tient compte de l’abondance exceptionnelle des mûres cette année, car il n’y en a pas seulement dans ces montagnes, mais dans tout l’Est du pays. Chacun est content, y compris Maman qui est satisfaite d’avoir pu acheter à bon prix deux cent litres de baies : de quoi suffire à la consommation de la maison pendant trois ans et de quoi ravitailler les sœurs de Maman, les amis et connaissances.

Et puis, un beau jour, tout est terminé. Le cortège des camions, avec ses tonneaux, ses baquets, sur lesquels sont installés de joyeux compagnons, s’ébranle en direction des villages. Il reste encore des mûres et les habitants des chalets en ont assez pour eux, mais les professionnels du ramassage n’ont plus intérêt à demeurer sur le plateau où il ne reste que peu de fruits.

Lille Signe trône sur les genoux de Sigurd Holl dans un camion à mûres. Il est temps de l’expédier chez elle : Grand-Mère ne serait pas contente de ne pas ramener sa petite-fille à Oslo, et Grand-Mère doit être de retour dimanche prochain.

Hans prend congé de sa cousine, jadis favorite ; les coins de sa bouche s’abaissent, on dirait qu’il va pleurer, non, ce serait honteux.

– Voyons, Hans, dit Maman, vous n’avez presque pas joué ensemble, pendant tout le séjour de Signe au chalet.

– C’est bien pour ça, gémit Hans, elle ne s’est pas souciée de moi plus que d’une guigne. Elle n’a fait que tricoter avec Janna ! Dire que nous étions si bons amis ! Et puis, dans une semaine nous allons redescendre, nous aussi, et je retournerai dans cette sale école !

Hans tourne soudain la tête et se précipite dans la cabane. Maman rejoint alors, discrètement, Mme Holl au chalet. Hans a visiblement besoin de verser quelques larmes sur le départ de Signe et sur la fin de l’été.

 

 

 

Un petit chalet

dans la montagne

 

 

MADAME Holl, qui se nomme Janna, comme sa fille, est montée au chalet y prendre quelques jours de repos, comme une touriste, en somme. Lorsqu’un fermier a engagé une vachère pour l’été, il lui confie la responsabilité et la direction de l’alpage. Il serait alors extrêmement blessant pour elle que la maîtresse de maison vienne s’en mêler. Janna Holl est donc une sorte d’invitée dans son propre chalet et Hanna la soigne de son mieux. C’est à Sigurd qu’elle rendra ses comptes lorsqu’elle redescendra dans la vallée avec le troupeau.

Janna Holl a bien mérité quelques jours de vacances. Cette année, son mari a fait faire quelques travaux à la ferme, il a défriché de nouveaux terrains et, pendant des mois, tanna a nourri et logé une vingtaine d’hommes.

Maman et elle font ensemble de charmantes promenades jusqu’au chalet voisin et sur les hauteurs les plus proches. Un matin, Mme Holl propose de monter sur la montagne de Högtind d’où le panorama est splendide.

Chacune prend son sac de montagne, avec des provisions et une cafetière. Tout en marchant, elles ramassent des racines de bruyères et des éclats de bois : là-haut on ne trouve que des lichens et des éboulis.

Maman et Mme Holl sont parties seules, mais bientôt toute la bande des enfants accourt sur leurs talons.

– Est-ce qu’on peut venir avec vous ?

– Bien sûr, mais il faudra nous aider à ramasser du bois pour faire chauffer le café.

Magda, du chalet de Björge et son frère Magnar suivi du beau setter irlandais, rejoignent la bande des excursionnistes : « On vous a vues à la jumelle monter là-haut. »

La pente est douce et l’on ne s’aperçoit de la hauteur du sommet qu’en approchant. Högtind est le point culminant de la région. Le sentier fait des lacets. Les chouettes de neige nichent par ici et, un peu plus à l’Est, entre les rochers : « Maman, crient les enfants à leurs mères, un faucon, regarde le faucon ! » Le soleil fait briller les ailes brun rouge de l’oiseau de proie qui plane, presque immobile, dans le bleu du ciel.

Enfin... On atteint un endroit dégagé. Janna Holl et Maman sont à bout de souffle et assez fatiguées. Mais un vent vif et froid rafraîchit les visages couverts de sueur. Vingt ou trente mètres plus haut se dresse la pyramide de pierres grises de Högtind.

Magnar découvre un creux abrité pour allumer le feu. Magda met à chauffer la bouilloire qu’elle maintient en équilibre à l’aide de pierres. Janna Holl et Maman déballent les provisions.

Soudain, voici que d’autres habitants des chalets apparaissent sur la crête. Ils ont vu des excursionnistes monter au sommet, alors ils ont eu envie de grimper, eux aussi. C’est une véritable session parlementaire qui s’installe. Par bonheur, nombreux sont ceux qui ont apporté leur cafetière et des provisions. Un océan de montagnes s’étend à l’infini de tous côtés, mer aux teintes effacées : vertes, grises, virant au brun. Les failles bleues des vallées rompent seules la monotonie. Les versants sont Couverts de bois de conifères, aux branches tordues.

Partout l’eau brille, bleue sous le ciel bleu : des milliers de lacs, d’étangs, de rivières et de ruisseaux. Quelques chalets solitaires, entourés du tapis vert de leurs minuscules cultures, mettent une note vivante dans le paysage désert où les maisons se distinguent à peine des rochers et des éboulis.

Au Sud, la montagne s’abaisse vers des contrées plus peuplées ou disparaît dans une brume azurée. Mais vers le Nord, l’Est et l’Ouest, elle dresse ses hautes cimes nues, couvertes de neige, elle étend ses hauts plateaux où ne pousse que l’herbe à rennes. Magnar a apporté ses jumelles et les enfants se pressent autour de lui. Maman et Janna, étendues près de leur sac, prennent un repos bien gagné. « Oui, ce pic au Nord-Est, ce doit être le Sölntop, dit Magnar. Il est tout près de la frontière suédoise. Mais regarde donc, s’écrie-t-il, en tendant ses jumelles à Maman : des rennes sauvages, les vois-tu ? »

Autrefois, d’énormes troupeaux de rennes sauvages habitaient ces montagnes. Les fusils et la circulation croissante des autos les ont presqu’entièrement fait disparaître. L’interdiction de les chasser pendant plusieurs années leur a cependant permis de se reproduire à nouveau. À présent, il n’est pas rare d’en voir de petits troupeaux circuler sur les hauteurs. Un vieux bonhomme, nommé Paal montre du doigt le lointain :

– Voyez-vous au-delà de Djupsjö, un peu à l’Est, ce grand signal sur une petite éminence ? On dirait tout juste une verrue à cette distance : c’est Böral Tautrom.

Le signal marque la limite entre deux alpages. Il a une histoire que tout le monde connaît. Paal la raconte cependant une fois de plus.

Il y a une trentaine d’années, peut-être, les paysans avaient encore l’habitude d’aller à Oslo – ou plutôt Kristiania, comme on disait alors – vendre leur viande, leurs pommes de terre, leurs fourrures, leur suif et tout ce qu’ils avaient à vendre. Ils partaient nombreux quand la neige était bonne pour les traîneaux, car ce mode de locomotion était plus économique que le chemin de fer.

Les commerçants à qui ils s’adressaient possédaient tous une maison « pour les paysans ». Oh ! sans grand confort ; de simples bas-flancs étaient fixés au mur, sur plusieurs étages. Les paysans apportaient literie et provisions : le logement ne coûtait rien, on pouvait y demeurer tant qu’on voulait.

Au moment du jour de l’an, le bureau de poste reçut lettres sur lettres au nom de M. Böral Tautrom. Ce n’étaient que factures et relevés de dettes pour des achats de café, de denrées coloniales, plus une faucheuse, une machine à coudre, des semences et des engrais artificiels.

Un filou avait fait des emplettes au cours de son séjour à Kristiania et les avait faites au nom de M. Böral Tautrom. Les citadins naïfs, avaient pensé qu’il s’agissait d’un nom honorable et connu de la vallée. Jamais on ne put mettre la main sur l’auteur de ce méfait. Certes, nous avions bien des doutes, mais nous estimions qu’il valait mieux ne pas nous mêler de l’affaire. Les gens disaient que le bonhomme n’était pas du pays, mais venait des îles.

Chacun se mit à rire, en entendant la vieille histoire. Personne n’aurait l’idée d’imiter l’escroc, bien sûr. Ce qu’il avait fait était plutôt malhonnête, mais les citadins ne se gênaient pas pour gruger les paysans quand l’occasion se présentait. Ils estimaient que ce n’était pas mal se conduire que de profiter de ces stupides campagnards.

Ceux-ci ne se gênaient pas non plus pour leur jouer des tours chaque fois que l’occasion se présentait. Les choses ont naturellement changé depuis.

Hans vient s’asseoir tout contre sa mère. Il considère les montagnes.

– Oh, Maman, pourquoi ne pas rester toujours ici ? dit-il d’un air mélancolique, mais la bouche et les mains pleines de gaufres, ce qui nuit quelque peu à l’expression des sentiments.

Pourtant, il répète sa phrase dans la soirée pendant que Maman emballe le linge fraîchement repassé.

– Tu attendras pour changer de chemise d’être à la maison : le linge sale prend plus de place dans les malles et nous serons chez nous après-demain.

– Je voudrais ne jamais partir d’ici, Maman. Je voudrais rester à la montagne.

– Mais Hans, tu n’es pas malheureux, en ville. N’es-tu pas content de revoir Tulla ?

– Si. Mais quand je pense qu’il faut retourner à l’école, cette sale école...

– Il a bien fallu que nous allions tous à l’école, Hans. Toi aussi tu dois t’instruire. Tu verras comme le temps passe vite quand tu auras commencé. Avant de t’en douter, tu seras en vacances « de pommes de terre ».

Hans ricane :

– « les vacances de pommes de terre »... Il pleut toujours à ce moment-là.

– Et puis, après, ce sera bientôt Noël. Tu aimes bien Noël, voyons...

– Oui, mais Noël, c’est bien loin, grogne Hans. Et l’espoir de Noël ne le console guère de quitter le chalet.

 

 

 

Sigrid UNDSET, Jours heureux.

 

Traduit du norvégien par M. Metzger.

 

 

 

 

 



1 Svane : cygne.

2 Bjorn : ours.

3 Il y en a aujourd’hui plus de deux cents (N.D.T.).

4 Héros populaire des contes : « le gamin des cendres ».

5 Sorcière à queue de vache.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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