Ballade d’été

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Camille de VÉRINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle s’appelait Marguerite. Pourquoi ses parents l’avaient-ils abandonnée ? Mystère. L’État l’avait confiée toute jeune encore à de braves gens qui l’élevèrent comme leur fille, dans un hameau plein de bruits de cloches, de parfums de fleurs, de bourdonnements d’’abeilles.

Elle s’en allait par les chemins couverts où les noisetiers mariaient leurs branches sur son front, par les prés tout blancs de pâquerettes, tout jaunes de pentecôtes, tout roses de primevères, suivie de ses vaches, deux bonnes bêtes bien dociles, qui ne lui faisaient sentir de leurs cornes que les caresses, et lui donnaient en abondance leur lait crémeux, sans s’amuser, comme font tant d’autres, à le retenir dans leurs mamelles gonflées.

Était-ce le bon lait dont elle était nourrie qui la faisait blanche connue les clochettes qu’elle cueillait au printemps dans les bois pleins d’oiseaux ? Était-ce la longue contemplation du ciel qui fixait en ses yeux un azur étoilé ? Avait-elle rougi ses lèvres aux fraises qu’elle savait si bien découvrir, sous l’herbe drue, près des ruisseaux pleins de murmures comme son cœur de seize ans ? Avait-elle emprunté aux blés ondoyants l’or de ses cheveux, aux fils de la Vierge qu’elle aimait à toucher du bout de ses doigts fuselés, leur finesse soyeuse ? Aux montagnes, sa majesté inconsciente et superbe ? Aux peupliers sa grâce souple ? À la vallée profonde, éployée sous le soleil, avec le miroitement des rivières déroulées et la gaîté des toits roses, son sourire indéfinissable ? À toutes ces puretés de Dieu réunies, la pureté de son âme ? Ou bien était-ce la Nature toute entière éprise d’elle qui l’avait adoptée et parée de tous ses charmes ?

Mais les petits êtres que le Seigneur a faits, les petits êtres qui peuvent réunir deux idées dans leurs petits cerveaux, sont vicieux par tempérament. Les oiseaux ne s’avisaient-ils pas de donner de mauvais exemples à Marguerite ?… Les papillons, de lui souffler – frôlant exprès son oreille, sans faire semblant – des conseils légers comme eux ?

Et dans les nids chantait l’amour ; et les buissons volaient aux agneaux des brins de laine pour leurs amis aux ailes souples ; et les sources soupiraient avec les rossignols des choses… le soir !

Marguerite comprit tout cette année-là : elle avait vu le pâtre Francillon.

 

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Il avait dix-huit ans ; c’était l’ignorance même ; les brebis ne savent pas lire, et Francillon n’avait jamais vécu, intimement, qu’avec elles ; mais elles savent d’autres choses, qu’elles lui avaient apprises, les choses que soupiraient le soir les sources et les rossignols.

Francillon fuyait le monde né d’un caprice, élevé par sa seule mère, depuis longtemps morte, dans l’horreur des hommes ; il avait choisi, de préférence, ce vil métier de pâtre parce qu’il force à la solitude.

Il était brun ; sa pâleur mate de bougie lui donnait, sous ses vêtements grossiers, l’air d’un prince oriental. À vivre rien qu’avec des faiblesses féminines, il s’était efféminé lui-même. Son regard avait la douceur du regard des brebis, sa voix, celle des agneaux, un trémolo léger, plein d’hésitations troublantes.

 

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Les vaches de Marguerite aimaient à changer d’herbe ; elles voulaient toujours aller de l’avant, ayant dans leurs bons yeux de fraîches visions de talus gazonneux semés de fleurs et de plantes savoureuses, plus loin, toujours plus loin.

Marguerite partageait les désirs de ses vaches ; elle allait toujours plus loin, le long des sentiers couverts où les noisetiers mariaient leurs branches sur son front ; toujours plus loin vers les prairies esseulées au flanc des montagnes, plus chatoyantes à l’œil que les plus pures émeraudes.

Marguerite comprit tout cette année-là : chansons des nids, soupirs des sources et des rossignols... elle rencontra le pâtre Francillon.

 

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Ils s’aimèrent d’un amour pur comme leurs cœurs. Les passions impétueuses naissent au sein des agglomérations humaines, elles s’irritent des hypocrisies conventionnelles, s’attirent les provocations de la coquetterie, des désirs de l’orgueil et des sens habitués à l’assouvissement. Mais en des seul à seul que rien ne troublait, ignorés de tous, ils se dirent leur amour si chastement, avec une si pure innocence du cœur et des yeux, que les anges en devaient pleurer d’attendrissement là-haut.

Et les prés au long profil étaient tout blancs de pâquerettes, toute jaunes de pentecôtes, toute roses de primevères ; et les clochettes foisonnaient avec les fraises sous l’herbe drue, dans les bois pleins d’oiseaux amoureux, près des ruisseaux pleins de murmures.

 

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Pourquoi les parents qui avaient jeté au coin d’une rue – comme une chose encombrante – un petit paquet de langes qui s’appelait Marguerite, vinrent-ils le réclamer ? Mystère.

Elle dut partir un matin, à peine éveillée, l’âme pleine de troubles infinis, sans pouvoir dire un mot d’adieu à tout ce qu’elle aimait. Un homme au regard fier, qui s’adoucit un peu à la regarder, repoussa du pied, dédaigneusement, ses quelques loques et ses sabots dépareillés, sa seule parure. Une femme trop parfumée, trop élégante, lui fit revêtir, avec des mouvements souples et longs qui l’énervaient, des choses invraisemblables : des voies claires et des laines douces.

Quelques enfants de l’Hospice, élevés au hameau en même temps qu’elle, regardaient au seuil de la porte, éblouis et jaloux. Lorsque ce fut fini, et que la pauvre vachère fut devenue femme comme l’autre, trop parfumée, trop élégante, avec des étincellements dorés de cheveux assouplis par une brosse fine, sous le large chapeau de tulle blanc qui noyait–comme la brume du matin dans la campagne – des fleurs roses et des papillons, on la poussa dans une voiture qui l’emporta très vite.

Dans les nids chantait l’amour ; les sources soupiraient avec les rossignols, le soir. Au fond de l’étable, les vaches avaient des larmes dans leurs bons yeux, avec des visions fraîches de talus gazonneux semés de fleurs et de plantes savoureuses, qu’une main aimée ne réaliserait plus. Elles faisaient sentir les menaces de leurs cornes et retenaient leur lait.

Et là-bas, bien loin dans la montagne, au-delà des prairies esseulées, un pâtre debout sur la pointe d’une roche mesurait d’un regard sombre la hauteur de l’abîme, au fond duquel s’éployaient sous le soleil le miroitement des rivières désolées et la gaîté des toits roses.

 

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On l’avait mise en pension pour la rendre accomplie, digne du rang qu’elle occupait dans le monde ; mais sous ses vêtements de duchesse elle rêvait de sabots dépareillés, de loques poudreuses ; mais dans tous ces livres qu’il lui fallait apprendre, elle lisait les choses défendues, murmurées à son oreille par les papillons... Oh ! le chant d’amour des nids, les soupirs du soir, les fraises et les clochettes cueillies sous l’herbe drue, dans les bois pleins d’oiseaux amoureux, près des ruisseaux pleins de murmures comme son cœur de seize ans !…

 

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Silence ! elle dort.

Les rideaux de dentelle voilent son lit comme la brume voile la rivière aux reflets d’argent dans les aubes d’été.

Il y a, dans la chambre aux murs de satin vert, un entassement de pentecôtes et de primevères ; sur une chaise aux gracieux contours, un paquet de loque étale sa misère effrangée ; sur le tapis s’alignent deux petits sabots dépareillés ; sur un chevalet d’ébène trône une toile, paysage humble... une petite paysanne avec deux vaches, dans un sentier couvert.

Dans un coin, une femme pleure tout bas, essuyant ses yeux avec un peu de broderie toute trempée. Un homme adossé à la cheminée de marbre vert fixe dans le vague son regard fier où tremble quelque chose d’humide et de navrant.

Pleurez ! Pleurez toutes vos larmes ! Cette faute, il ne fallait pas la commettre, à quoi bon la regretter maintenant ?

Puisque vous l’aviez faite humble, il fallait la laisser à son humilité.

Pleurez ! Pleurez toutes vos larmes !

 

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En son lit voilé, l’œil embrumé déjà, dans le silence des assoupissements mortels, elle rêve... de prés dans les montagnes, de bonnes vaches et de douces brebis, de pâtres et de bergères éternellement enlacés, et d’oiseaux amoureux...

 

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*     *

 

Et les enfants de l’Hospice, élevés dans le même hameau plein de bruits de cloches, de parfums de fleurs, de bourdonnements d’abeilles, disent, dans les maisons où ils sont en service, la légende de Marguerite, la belle fille blonde qui avait retrouvé ses parents, qu’on avait mise dans une belle pension, qui portait des habits de duchesse, et qui était morte.…

 

 

Camille de VÉRINE.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

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