Conte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul VERLAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT une fois – quelle fois ? dans une grande ville – quelle grande ville ? trop d’enfants. Ces enfants, en outre, étaient trop sages. Les parents ne s’en plaignaient pas, tant s’en faut, et c’était plaisir que de voir un intérieur de cette ville-là, à l’heure de la rentrée de l’école qui était celle du dîner : toute la petite tribu, après avoir déposé soigneusement sabots et socques et s’attablant en chaussons chacun à sa place, mangeant et mangeant sans bruit, causant juste autant qu’il fallait et, après un dessert sans café, jouant bien paisiblement jusqu’au moment d’aller au lit, sur un baiser affectueux et respectueux à leurs pères et mères...

Mais l’État voyait cela de mauvais œil et il n’eut de cesse qu’il n’eût tiré d’où ? Un affreux bonhomme noir à grosses moustaches grisonnantes cirées sur des lèvres sèches comme du parchemin et sous un nez crochu et des yeux à peine visibles à cause des sourcils poivre et sel en broussailles, mais qu’on devinait, qu’on sentait méchants, dont il fit (l’État) l’Éducateur public, en chef, de la ville.

Bientôt les enfants n’obéirent plus, ne mangèrent plus convenablement ni même bientôt proprement, eurent des jeux brutaux, des saute-mouton où les filles faisaient leur partie avec les garçons, des « barres » pour les deux sexes – et maigrissaient à vue d’œil. Passablement d’entre eux en moururent. En revanche ils savaient des choses qui ne devaient jamais leur servir à rien ou pouvaient leur aider à mal faire. « Voler » perdait son nom, on disait : « chiper », répondre aux parents semblait le comble de la crânerie et faire de mauvais tours aux gens âgés s’appelait « être dégourdi »...

Le temps passa. Les « vieux » (nouveau style) « claquèrent » pour la plupart. Les survivants, toutefois, grossis de quelques jeunes dès lors grandes personnes, hommes et femmes, qui avaient gardé les traditions d’il n’y avait pas encore longtemps, formèrent un groupe, tôt accru des mécontents de toutes sortes, d’opposition qui fit son travail, puis son bruit, puis sa révolution...

L’État essaya bien de résister, mais cette opposition était invincible parce qu’elle avait été lente et pacifique. On congédia le grand Éducateur qui s’en retourna dans son chez-soi et claudicant et non sans proférer de ricanantes menaces...

On pourvut sans retard à son absence : qui ? l’État, – et son remplaçant parut dès l’abord devoir réunir tous les suffrages. Jeune, beau, imberbe avec des cheveux d’or, « un ange de lumière » disait l’opinion publique qui n’en dit jamais d’autres ou que d’analogues...

Toujours est-il qu’au bout de peu de temps il y eut un changement... pour le mal. Ô dans un tout autre genre !

Cette fois-ci, les enfants, – ceux déjà bien moins nombreux de la génération élevée par l’affreux vieillard, ne s’occupaient plus à l’école que d’arts d’agrément ! Les filles ne faisaient que du crochet, que des gammes ; les garçons savaient mieux que nature et rien que cela, la littérature du temps qui était à la fois fade et pornographique et quelque dessin calligraphique dont les ronds et les déliés affectaient des rondeurs polissonnes.

La mortalité continuait toujours ; l’opposition muette se réveillait...

L’État mit à la porte le suave second sauveur. Celui-ci s’en alla joliment... comme il était venu, regretté de passablement de ses anciens élèves, de même que l’autre n’était pas sans avoir gardé des partisans. Ces fonctionnaires n’avaient-ils pas fait des créatures, et cela n’était-il pas tout naturel ?

L’État, alors, déclara ne plus vouloir s’occuper de rien... Et tout alla de nouveau comme sur des roulettes.

  

 

Paul VERLAINE.

 

Paru dans Arte, Revista internacional

en novembre 1895.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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