Maître Zacharius ou l’horloger

qui avait perdu son âme

 

TRADITION GENEVOISE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules VERNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

NUIT D’HIVER

 

LA ville de Genève est située à la pointe occidentale du lac de Genève ; le Rhône la traverse à sa sortie du lac, en la partageant en deux quartiers distincts, et se divise lui-même, au centre de la cité, par une île jetée entre ses deux rives. Cette disposition topographique se reproduit souvent dans les grands centres de commerce ou d’industrie ; sans doute, les premiers indigènes furent séduits par les facilités de transport que leur offraient les bras rapides des fleuves, ces chemins qui marchent tout seuls, suivant le vieil adage ; avec le Rhône, ce sont des chemins qui courent.

Au temps où des constructions neuves et régulières ne s’élevaient pas encore sur cette île, ancrée comme une galiote hollandaise au milieu du fleuve, un merveilleux entassement de maisons grimpées les unes sur les autres offrait à l’œil une confusion pleine de charmes. Le peu d’étendue de l’île avait forcé quelques-unes d’elles à se jucher sur des pilotis engagés pêle-mêle dans les rudes courants du Rhône ; ces gros madriers, noircis par les temps, usés par les eaux, ressemblaient aux pattes d’un crabe immense, et produisaient un effet fantastique ; des filets jaunis, véritables toiles d’araignée, au sein de cette substruction séculaire, s’agitaient dans l’ombre comme le feuillage mort de ces vieux bois de chêne, et le fleuve s’engouffrant au milieu de cette forêt ténébreuse, avec de lugubres mugissements.

Une des habitations aériennes frappait par son caractère d’étrange vétusté ; c’était la maison du vieil horloger, maître Zacharius, de sa fille Gérande, d’Aubert Thün, son apprenti, et de sa vieille servante Scholastique.

Quel homme à part que ce Zacharius ! Son âge semblait indéchiffrable ; nul des plus vieux de Genève n’eût pu dire depuis quand sa tête maigre et pointue vacillait sur ses épaules, ni le jour où, pour la première fois, on le vit marcher par les rues de la ville, en laissant flotter à tous vents sa longue chevelure blanche. Cet homme ne vivait pas ; il oscillait à la façon du balancier de ses horloges ; sa figure, sèche et cadavérique, affectait des teintes sombres ; comme les tableaux de Léonard de Vinci, il avait poussé au noir.

Sa fille Gérande occupait la plus belle chambre de la vieille maison, d’où, par une étroite fenêtre, son regard allait mélancoliquement se reposer sur les cimes neigeuses du Jura ; mais la chambre à coucher et l’atelier du vieillard consistaient en une sorte de cave située presque au ras du fleuve, et dont le plancher reposait sur les pilotis mêmes. Depuis un temps immémorial, maître Zacharius n’en était sorti qu’aux heures des repas et pour régler les différentes horloges de la ville ; il passait le reste du temps près d’un établi couvert de nombreux instruments d’horlogerie, qu’il avait pour la plupart inventés.

Car c’était un habile homme ; ses œuvres se prisaient fort dans toute la France et l’Allemagne ; les plus industrieux ouvriers de Genève reconnaissaient hautement sa supériorité ; et quel honneur pour cette ville horlogomane, qui le montrait avec orgueil, en disant : « À lui revient la gloire d’avoir inventé l’échappement ! »

En effet, de cette invention, que les travaux de Zacharius feront comprendre plus tard, date la naissance de la véritable horlogerie.

Eh bien, après avoir longuement et merveilleusement travaillé, Zacharius remettait avec lenteur ses outils en place, recouvrait de légères vêtrines les fines pièces qu’il venait d’ajuster, et rendait le repos à la roue active de son tour ; puis il soulevait un judas pratiqué au milieu de son réduit, et là, penché des heures entières, tandis que le Rhône se précipitait avec fracas sous ses yeux, il s’enivrait à ses brumeuses vapeurs.

Par un soir d’hiver, la vieille Scholastique servit le souper, auquel, selon les antiques usages, elle prenait part avec le jeune ouvrier. Bien que des mets soigneusement apprêtés lui fussent offerts dans une belle vaisselle bleue et blanche, maître Zacharius ne mangea pas ; il répondit à peine aux douces paroles de Gérande, que la taciturnité plus sombre de son père préoccupait visiblement ; le babillage de Scholastique elle-même passa inentendu à son oreille, comme ces grondements du fleuve auxquels il ne prenait plus garde. Après ce repas silencieux, le vieil horloger quitta la table, sans embrasser sa fille ni donner à ses hôtes le bonsoir accoutumé ; il disparut par l’étroite porte qui conduisait à sa retraite, et, sous ses pas pesants, l’escalier gémit avec des plaintes étranges.

Gérande, Aubert et Scholastique demeurèrent quelques instants sans parler. Ce soir-là, le temps était sombre ; les nuages se traînaient lourdement le long des Alpes, et menaçaient de se fondre en pluie ; la sévère température de la Suisse emplissait l’âme de tristesse et de brume, tandis que les vents du midi rôdaient aux alentours avec de sinistres sifflements.

« Savez-vous bien, ma chère demoiselle, dit enfin Scholastique, que notre maître est tout en dedans ? Je comprends qu’il n’ait pas eu faim : ses paroles lui sont restées dans le ventre, et bien adroit serait le diable qui lui en tirerait quelqu’une !

– Mon père a quelque secret motif de chagrin que je ne puis même pas soupçonner, répondit Gérande, tandis qu’une douloureuse inquiétude s’imprimait sur son visage.

– Mademoiselle, ne permettez pas à tant de tristesse d’envahir votre cœur ; vous connaissez les singulières habitudes de maître Zacharius ; qui peut lire sur son front ses pensées secrètes ? Quelque ennui sans doute lui est survenu, mais demain il ne s’en souviendra pas, et se repentira vraiment d’avoir causé quelque peine à sa fille ! »

Aubert parlait de cette façon, en fixant ses regards sur les beaux yeux de Gérande. Aubert, le seul ouvrier que maître Zacharius eût jamais admis à l’intimité de ses travaux, car il appréciait son intelligence, sa discrétion et sa grande bonté d’âme, Aubert s’était attaché à Gérande, avec cette foi mystérieuse qui préside aux dévouements héroïques.

Gérande avait dix-huit ans ; l’ovale de son visage rappelait les naïves madones que la vénération suspend au coin des rues des vieilles cités de Bretagne ; ses yeux respiraient une simplicité infinie ; on l’aimait, comme la plus suave réalisation du rêve d’un poète. Ses vêtements affectaient des couleurs peu voyantes, et le linge blanc qui se plissait sur ses épaules avait cette teinte et cette senteur particulières au linge d’Église. Elle vivait d’une existence tout onctueuse et mystique, dans cette ville de Genève qui n’était pas encore livrée à la sécheresse du calvinisme.

Ainsi que soir et matin elle lisait ses prières latines dans son missel à fermoir de fer, elle avait lu un sentiment inconnu dans l’âme d’Aubert Thün ; elle en comprenait la pensée générale, sans se rendre compte des détails ; elle en devinait le sens, et ne se doutait pas des mots ; d’ailleurs elle ne se refusait pas à cette expansion pleine de charmes, et, de même que les fleurs à la saison nouvelle, la reconnaissance éclosait naturellement dans son cœur.

La vieille Scholastique voyait bien cela, mais n’en disait mot ; sa loquacité s’exerçait de préférence sur les malheurs de son temps. On ne cherchait point à l’arrêter ; il en était d’elle comme de ces tabatières à musique que l’on fabriquait à Genève : une fois montée, il aurait fallu la briser pour qu’elle ne jouât pas tous ses airs.

En trouvant Gérande plongée dans une taciturnité douloureuse, elle quitta sa vieille chaise de bois, fixa un cierge sur la pointe d’un chandelier, l’alluma et le posa près d’une petite vierge de cire abritée dans sa niche de pierre. C’était la coutume de s’agenouiller devant cette madone protectrice du foyer domestique, en lui demandant d’étendre sa grâce bienveillante sur la nuit prochaine ; mais Gérande demeura silencieuse à sa place.

« Eh bien, ma chère demoiselle, dit Scholastique avec étonnement, le souper est fini, et voici l’heure du bonsoir ; voulez-vous fatiguer vos yeux dans des veilles prolongées ?... Ah ! sainte Vierge ! c’est pourtant le cas de dormir et de retrouver un peu de joie dans de jolis rêves ! À cette époque maudite où nous vivons, qui peut se promettre une journée de bonheur ?

– Ne faudrait-il pas envoyer quérir quelque médecin pour mon père ? demanda Gérande.

– Un médecin ! s’écria la vieille servante ; a-t-il jamais prêté l’oreille à toutes leurs imaginations et sentences ! Il peut y avoir des médecines pour les montres, mais, à coup sûr, non pas pour les corps !

– Que faire ? murmura Gérande. S’est-il remis au travail ? s’est-il livré au repos ?

– Gérande, répondit doucement Aubert, quelque contrariété morale réagit sur maître Zacharius, et voilà tout.

– La connaissez-vous, Aubert ?

– Peut-être.

– Racontez-nous cela, s’écria vivement Scholastique, en éteignant parcimonieusement son cierge.

– Depuis plusieurs jours, Gérande, il se passe un fait incompréhensible : les montres que votre père a faites et vendues s’arrêtent subitement. On lui en a rapporté un grand nombre ; il les a démontées avec soin ; les ressorts étaient en bon état et les rouages parfaitement établis ; il les a remontées avec plus de soin encore ; mais, en dépit de son habileté, elles sont demeurées sans mouvement.

– Il y a du diable là-dessous ! s’exclama Scholastique.

– Que veux-tu dire ? demanda Gérande ; ce fait me semble naturel ; tout est borné sur terre, et l’infini ne peut sortir de la main des hommes.

– Il n’en est pas moins vrai, répondit Aubert, qu’il y a en cela quelque chose d’extraordinaire et de mystérieux. J’ai aidé moi-même maître Zacharius à rechercher la cause de cette inertie, et je n’ai pu la trouver ; et, plus d’une fois, c’est avec un profond désespoir que les outils me sont tombés des mains.

– Aussi, reprit Scholastique, pourquoi se livrer à tout ce travail de réprouvé ? Est-il naturel qu’un petit instrument de cuivre puisse marcher tout seul et marquer les heures ? On aurait dû s’en tenir au cadran solaire !

– Vous ne parlerez plus ainsi, Scholastique, quand vous saurez que le cadran solaire fut inventé par Caïn !

– Seigneur mon Dieu ! que m’apprenez-vous là ?

– Croyez-vous, reprit ingénument Gérande, que l’on puisse prier Dieu de rendre la vie aux montres de mon père ?

– Sans aucun doute, répondit le jeune ouvrier.

–Voici des prières inutiles, grommela la vieille servante, mais le Ciel en pardonnera l’intention. »

Le cierge fut rallumé ; Scholastique, Gérande et Aubert s’agenouillèrent sur les dalles de la chambre, et la jeune fille, de sa pieuse voix, pria pour l’âme de sa mère, pour la sanctification de la nuit, pour les voyageurs et les prisonniers, pour les bons et les méchants, et surtout pour les tristesses inconnues de son père.

Puis, ces trois dévotes personnes se relevèrent avec quelque confiance au cœur, car elles avaient remis leur peine dans le sein de Dieu.

Aubert regagna sa chambre ; Gérande s’assit toute pensive près de sa fenêtre, pendant que les dernières lueurs s’éteignaient dans la ville de Genève ; et Scholastique, après avoir versé un peu d’eau sur les tisons embrasés, et poussé les deux énormes verrous, se jeta sur son lit, où elle ne tarda pas à rêver qu’elle mourait de peur.

Cependant, l’horreur de cette nuit d’hiver avait augmenté ; parfois, avec les tourbillons du fleuve, le vent s’engouffrait sous les pilotis, et la maison frissonnait tout entière ; mais la jeune fille, absorbée par sa tristesse, ne songeait qu’à son père : depuis les paroles d’Aubert Thün, la maladie de maître Zacharius avait pris à ses yeux des proportions fantastiques ; il lui semblait que cette chère existence devenait purement mécanique, et se mouvait avec effort sur ses pivots usés.

Soudain l’abat-vent, violemment poussé parla rafale, heurta la fenêtre de la chambre ; Gérande tressaillit et se leva électriquement, sans comprendre la cause de ce bruit qui secoua sa torpeur. Néanmoins, son émotion se calma ; elle ouvrit le châssis : les nuages avaient crevé ; une pluie torrentielle crépitait sur les toitures environnantes. La jeune fille se pencha au dehors pour attirer le volet ballotté par le vent ; mais elle eut peur ; il lui parut que la pluie et le fleuve, confondant leurs ondes tumultueuses, submergeaient cette pauvre maison dont les ais craquaient de toutes parts. Elle voulut fuir hors de cette chambre ; mais elle aperçut au-dessous d’elle la réverbération d’une lumière qui devait venir du réduit de maître Zacharius, et dans un de ces calmes sinistres où se taisent les éléments déchaînés, son oreille fut frappée par des sons plaintifs. Elle tenta de refermer sa fenêtre, et ne put y parvenir ; le vent la repoussait avec violence, comme un malfaiteur qui s’introduit dans une habitation.

Gérande pensa devenir folle de terreur... Que faisait donc son père ?... Elle ouvrit la porte, qui lui échappa des mains et battit bruyamment sous l’effort de la tempête ; elle se trouva alors dans la salle obscure du souper, parvint, en tâtonnant, à gagner l’escalier qui aboutissait à l’atelier de maître Zacharius, et s’y laissa glisser, pâle et mourante.

Le vieil horloger était tout debout au milieu de cette chambre que remplissaient les mugissements du fleuve ; ses cheveux hérissés lui donnaient un aspect sinistre ; il parlait, il gesticulait, sans voir, sans entendre. Gérande demeura glacée sur le seuil.

« C’est la mort ! disait maître Zacharius d’une voix sourde, c’est la mort !... Que me reste-t-il à vivre, maintenant que j’ai dispersé mon existence par le monde ! car moi, maître Zacharius, je suis l’âme de toutes ces montres ; c’est une partie de moi-même que j’ai enfermée dans chacune de ces boîtes de fer, d’argent ou d’or ! Chaque fois que s’arrête une de ces horloges maudites, je sens mon cœur qui cesse de battre, car je les ai réglées sur ses pulsations !... Fatalité ! malheur et tourment !... »

Et, en parlant de cette façon étrange, le vieillard jeta les yeux sur son établi. Là se trouvaient toutes les parties d’une montre qu’il avait soigneusement démontées. Il prit une sorte de cylindre creux, appelé barillet, et dans lequel est enfermé le ressort ; il en retira la spirale d’acier qui, au lieu de se détendre, suivant les lois de son élasticité, demeura roulée sur elle-même ainsi qu’une vipère endormie ; elle semblait nouée, comme ces vieillards impotents dont le sang s’est figé à la longue. Maître Zacharius essaya vainement de la dérouler de ses doigts amaigris, dont la fantastique silhouette s’allongeait démesurément sur la muraille, et bientôt, avec un terrible cri de colère, il la précipita par le judas dans les noirs tourbillons du Rhône.

Gérande demeurait immobile, les pieds cloués à terre, sans souffle, sans mouvement ; elle voulait et ne pouvait s’approcher de son père ; de vertigineuses hallucinations l’enlaçaient tout entière. Soudain, elle entendit dans l’ombre une voix murmurer à son oreille :

« Gérande, ma chère Gérande ! les douleurs vous tiennent encore éveillée ! Rentrez, je vous prie, la nuit est froide.

– Aubert ! murmura-t-elle à mi-voix.

– Ne vous ai-je pas suivie au milieu de votre tristesse ? »

Ces douces paroles firent revenir le sang au cœur de la jeune fille ; elle s’appuya au bras de l’ouvrier et lui dit :

« Mon père est bien malade, Aubert ; vous seul pouvez le guérir. Cette affection de l’âme ne céderait pas aux consolations de sa fille. Il a l’esprit frappé d’un accident fort naturel, et, en travaillant avec lui à réparer ses montres, vous le ramènerez à la raison ; car il n’est pas vrai, ajouta-t-elle, encore tout impressionnée, que sa vie influe sur le mouvement de ses horloges ? »

Aubert ne répondit pas.

« Mais ce serait donc un métier réprouvé du Ciel ! fit Gérande en frissonnant.

– Je ne sais, répondit l’ouvrier, en réchauffant de ses mains les mains glacées de la jeune fille. Mais retournez à votre chambre, ma pauvre enfant, et laissez l’ange des rêves effeuiller quelques espérances sur votre cœur. »

Gérande regagna lentement sa chambre, et demeura jusqu’au jour sans que le sommeil s’appesantît ses paupières, tandis que maître Zacharius, muet et immobile, regardait le fleuve couler bruyamment à ses pieds.

 

 

 

II

 

L’ORGUEIL DE LA SCIENCE

 

La sévérité du marchand genevois en affaires est devenue proverbiale : il est d’une probité rigide et d’une excessive droiture. Quelle devait donc être la tristesse de maître Zacharius, en voyant ces montres, montées avec une si grande sollicitude, lui revenir sans mouvement !

Or, ces montres s’arrêtaient subitement, sans aucune raison apparente ; les rouages étaient en bon état et parfaitement établis, seulement les ressorts avaient perdu leur élasticité. L’horloger essaya vainement de les remplacer, les roues demeurèrent immobiles. Ces accidents surnaturels firent un tort immense à maître Zacharius ; son habileté, ses magnifiques inventions avaient laissé maintes fois sur lui planer des soupçons de sorcellerie, qui reprirent dès lors consistance. Le bruit en parvint jusqu’à Gérande, et elle trembla souvent pour son père, lorsque des regards malintentionnés se fixaient sur lui.

Cependant, le lendemain de cette nuit d’angoisses, maître Zacharius parut se remettre au travail avec quelque confiance ; le soleil du matin lui rendit la raison plus saine et plus indépendante. Aubert ne tarda pas à le rejoindre, et en reçut un bonjour plein d’affabilité.

« Je vais mieux, dit-il ; je ne sais quels étranges maux de tête m’obsédaient hier ; mais le soleil a chassé tout cela avec les nuages de la nuit.

– Ma foi ! maître, répondit Aubert, je n’aime la nuit ni pour vous, ni pour moi !

–Si tu deviens jamais un homme de haute et grande valeur, Aubert, tu comprendras que le jour t’est nécessaire comme la nourriture : un savant se doit aux flatteries du reste des hommes.

– Maître, voilà le péché d’orgueil qui vous reprend.

– De l’orgueil ! Aubert ; détruis mon passé, anéantis mon présent, dissipe mon avenir, et il me sera permis de vivre dans l’obscurité. Pauvre garçon ! qui ne comprend pas les sublimes choses auxquelles son art se rattache tout entier ! N’es-tu donc qu’un outil matériel entre mes mains ? Tiens, Aubert, tu me ferais pitié si je savais que ton intelligence ne dût pas concevoir un jour ces théories !

– Cependant, maître Zacharius, reprit Aubert, vous m’avez toujours vu ajustant ces rouages, forgeant ces métaux, trempant ces ressorts, avec diligence et habileté.

– Sans aucun doute : tu es un bon ouvrier que j’aime ; mais tu ne crois avoir entre tes doigts que du cuivre, de l’or, de l’argent, et tu ne sens pas ces métaux que mon génie anime palpiter comme une chair vivante ! Aussi tu ne mourrais pas, toi, de la mort de tes œuvres ! »

Maître Zacharius demeura silencieux après ces paroles ; mais Aubert reprit, pour détourner la conversation.

« Par ma foi ! j’aime à vous voir travaillant ainsi sans relâche ! Vous serez prêt pour la fête de notre corporation, car j’aperçois cette montre de cristal avancer rapidement.

– Sans doute, Aubert, s’écria le vieil horloger, et ce ne sera pas un mince honneur pour moi que d’avoir pu tailler et couper cette matière qui a la dureté du diamant. Ah ! Louis Berghem a bien fait de perfectionner l’art des diamantaires, qui nous permet de polir et percer les pierres les plus dures ! »

Maître Zacharius tenait en ce moment de petites pièces d’horlogerie en cristal taillé et d’un travail exquis ; les rouages, les pivots, le boîtier de cette montre étaient de la même matière, et, dans cette œuvre de la plus grande difficulté, il avait déployé un talent inimaginable.

« N’est-ce pas, reprit-il, tandis que ses joues s’empourpraient, qu’il sera beau de voir palpiter cette montre à travers son enveloppe transparente, et de pouvoir compter les battements de son cœur ?

– Je gage, maître, qu’elle ne variera pas d’une seconde par an !

– Et tu gageras à coup sûr : est-ce que je n’ai pas mis là le plus pur de mon existence ? est-ce que mon cœur varie ? »

Aubert n’osa pas lever les yeux sur son maître.

« Parle-moi franchement, reprit mélancoliquement le vieillard ; ne m’as-tu jamais pris pour un fou ? Ne me crois-tu pas livré parfois à de désastreuses folies ? Oui, n’est-ce pas ? Dans les yeux de ma fille et dans les tiens, j’ai lu souvent ma condamnation. Oh ! s’écria-t-il avec douleur, n’être pas même compris des êtres que l’on aime le plus au monde ! Mais à toi, Aubert, je te prouverai que j’ai raison ! Ne secoue pas la tête ; car tu seras stupéfié ; le jour où tu m’écouteras avec attention, tu verras que j’ai découvert les secrets de l’existence, les secrets de l’union mystérieuse de l’âme et du corps ! »

En parlant ainsi, Zacharius resplendissait d’une fierté magnifique ; ses yeux brillaient d’un feu surnaturel, et l’orgueil lui courait à pleines veines ; le cerveau de cet homme devait être calciné par sa brûlante imagination, comme des murailles incendiées ; et, cependant, si jamais vanité eût pu être légitime, c’eût bien été celle de maître Zacharius.

L’horlogerie, jusqu’à lui, était presque demeurée dans l’enfance de l’art. Depuis le jour où Platon, quatre cents ans avant l’ère chrétienne, inventa l’horloge nocturne, sorte de clepsydre qui indiquait les heures de la nuit par le son et le jeu d’une flûte, la science resta presque stationnaire ; les maîtres travaillèrent plutôt l’art que la mécanique ; ce fut l’époque des belles horloges en fer, en cuivre, en bois, en argent même, finement sculptées et fouillées, comme une aiguière de Cellini. On avait un chef-d’œuvre de ciselure, qui mesurait le temps d’une façon fort imparfaite, mais on avait un chef-d’œuvre. Quand l’imagination de l’artiste ne se tourna pas du côté de la perfection plastique, elle s’ingénia à créer de ces horloges à personnages mouvants, à sonneries chantantes, qui eurent toute une mise en scène réglée d’une façon fort divertissante. Au surplus, qui s’inquiétait, à cette bonne époque, de régulariser la marche du temps ? Les délais de droit n’étaient pas strictement inventés ; les sciences physiques et astronomiques n’établissaient pas leurs calculs sur des mesures scrupuleusement exactes ; il n’y avait ni bourses fermant à heure fixe, ni convois partant à la seconde ; le soir, on sonnait le couvre-feu, et la nuit, on criait les heures au milieu du silence. Certes, on vivait moins de temps, si l’existence se mesure à la quantité des affaires, mais on vivait mieux. L’esprit s’enrichissait de ces nobles sentiments nés de la contemplation des chefs-d’œuvre, et l’art ne se faisait pas à la course ; on bâtissait une église en deux siècles ; un peintre ne faisait que deux tableaux en sa vie ; un poète ne composait qu’une œuvre éminente, mais c’étaient autant de chefs-d’œuvre que les siècles se chargeaient d’apprécier.

Lorsque les sciences exactes firent enfin des progrès, l’horlogerie suivit leur essor, mais elle fut toujours arrêtée par une insurmontable difficulté : la mesure régulière et continue du temps.

Or, ce fut au milieu de cette stagnation que maître Zacharius inventa l’échappement, qui lui permettait d’obtenir une régularité mathématique, en soumettant le mouvement à une force constante. Cette invention avait tourné la tête du vieil horloger ; l’orgueil avait monté dans son cœur, comme le mercure dans le thermomètre, et avait atteint la température des folies transcendantes ; par analogie, il s’était laissé aller à des conséquences matérialistes ; il s’imaginait avoir surpris les secrets de l’union de l’âme au corps.

Aussi, voyant qu’Aubert Thün l’écoutait avec attention, il lui dit, d’un ton simple et convaincu :

« Sais-tu ce qu’est la vie, mon enfant ? As-tu compris l’action de ces ressorts qui produisent l’existence ? As-tu regardé dans toi-même ? Avec les yeux de la science, tu aurais vu le rapport intime qui existe entre l’œuvre de Dieu et la mienne ! C’est sur sa créature que j’ai copié la succession des rouages de mes horloges.

– Maître, reprit vivement Aubert, vous comparez une machine de cuivre et d’acier à ce souffle de Dieu nommé l’âme, et qui anime les corps, comme la brise communique le mouvement aux fleurs. Peut-il exister des roues imperceptibles qui fassent mouvoir nos jambes et nos bras ? Quelles pièces seraient si bien ajustées, qu’elles engendrassent les pensées en nous ?

– Là n’est pas la question, répondit doucement maître Zacharius, avec l’entêtement de l’aveugle qui marche à l’abîme : pour me comprendre, rappelle-toi le but de l’échappement que j’ai inventé. Quand j’ai vu l’irrégularité de la marche d’une horloge, j’ai compris que le mouvement renfermé dans son sein ne suffisait pas ; il fallait le soumettre à la régularité d’une autre force indépendante ; j’ai imaginé que le balancier, dont les oscillations sont régulières et d’une égale durée, pourrait me rendre ce service ; mais, peu à peu, ses oscillations diminuaient et s’arrêtaient enfin. Or, ce fut sublime de lui faire rendre sa force perdue, par ce mouvement même de l’horloge, qu’il était chargé de régulariser ! »

Aubert fit un signe d’assentiment.

« Maintenant, Aubert, continua le vieil horloger en s’animant, jette un regard à travers les opaques enveloppes de l’existence. Ne comprends-tu donc pas qu’il y a deux forces distinctes en nous : celle de l’âme et celle du corps, c’est-à-dire un mouvement et un régulateur ? L’âme est le principe de la vie : donc c’est le mouvement ; qu’il soit produit par un poids, par un ressort ou par une influence céleste, il n’en est pas moins au cœur. Mais, sans le corps, ce mouvement serait inégal, irrégulier, impossible, moins que cela : aussi le corps vient-il régler l’âme ; comme le balancier, il est soumis à des oscillations régulières ; et ceci est tellement vrai, que l’on se porte mal lorsque le boire, le manger, le sommeil, en un mot les fonctions du corps ne sont pas réglées. Comme dans mes montres, l’âme rend au corps la force perdue par ses oscillations. Qu’est donc cette union intime du corps et de l’âme, sinon un échappement merveilleux, par lequel les rouages de l’un viennent s’engrener dans les rouages de l’autre ? Eh bien, voilà ce que j’ai deviné, trouvé, appliqué, et il n’y a plus de secrets pour moi dans cette vie qui n’est, après tout, qu’une ingénieuse mécanique ! »

Maître Zacharius était sublime dans cette hallucination, où il croyait atteindre aux derniers mystères de l’infini. Mais sa fille Gérande, arrêtée sur le seuil de la porte, avait tout entendu ; elle se précipita dans les bras de son père, qui la pressa convulsivement sur son sein ; elle pleurait.

« Qu’as-tu, ma fille ? lui demanda maître Zacharius.

– Si je n’avais qu’un ressort ici, dit-elle en mettant la main sur son cœur, je ne vous aimerais pas tant, mon père ! »

Zacharius regarda fixement sa fille, et ne lui répondit pas.

Soudain, il poussa un cri, porta vivement la main à son cœur, et tomba défaillant sur son vieux fauteuil de cuir.

« Mon père ! qu’avez-vous ?

– Du secours ! s’écria Aubert. Scholastique ! »

Mais Scholastique n’accourut pas aussitôt ; on avait heurté le marteau de la porte d’entrée ; elle alla ouvrir, et revint à l’atelier ; mais avant qu’elle eût ouvert la bouche, le vieil horloger, ayant repris ses sens, lui dit :

« J’ai senti, ma vieille Scholastique, que tu m’apportes encore une de ces montres maudites qui s’est arrêtée !

– Jésus ! c’est pourtant la vérité, répondit Scholastique, en remettant une montre à Aubert.

– Oh ! mon cœur ne se trompe pas », fit douloureusement le vieillard avec un triste soupir.

Cependant, Aubert avait remonté la montre, mais elle ne marchait plus.

 

 

 

III

 

UNE VISITE ÉTRANGE

 

La pauvre Gérande aurait vu sa vie s’éteindre avec celle de son père, sans la pensée d’Aubert Thün, qui la rattachait au monde ; aussi son existence se partageait entre les soins donnés à maître Zacharius, et les innocents sourires qu’elle laissait surprendre au jeune ouvrier.

Le vieil horloger s’en allait peu à peu ; ses facultés tendaient à s’amoindrir en se concentrant sur un thème unique : par une funeste association d’idées, il ramenait tout à sa monomanie ; la vie terrestre semblait s’être retirée de lui pour faire place à cette existence fantastique des ombres et puissances intermédiaires ; aussi, quelques rivaux malintentionnés ravivèrent-ils les bruits diaboliques répandus sur les travaux de maître Zacharius.

La nouvelle des symptômes surnaturels qu’éprouvaient ses montres fit un effet prodigieux parmi les maîtres horlogers de Genève. Que signifiait cette soudaine inertie et les singuliers rapports qu’elle paraissait avoir avec la vie de Zacharius ? C’étaient là de ces mystères que l’on n’envisage jamais sans une secrète terreur. Comme les diverses classes de la ville, depuis l’apprenti jusqu’au seigneur, se servaient des montres du vieil horloger, il ne fut personne qui ne jugeât par lui-même l’étrangeté du fait, car ce bizarre accident se renouvelait généralement. On voulut, mais en vain, pénétrer jusqu’à maître Zacharius ; celui-ci tomba fort malade, et sa fille parvint à le soustraire à ces visites incessantes, qui dégénéraient en reproches et en récriminations.

Les médecines et les médecins furent impuissants vis-à-vis de ce dépérissement inorganique, dont la cause leur échappait invinciblement. Il semblait parfois que le cœur du vieillard cessât de battre, et puis ses battements se reprenaient à recommencer.

La coutume existait, dès lors, de soumettre les œuvres des maîtres à l’appréciation du populaire, après un certain laps de temps. Les chefs des différentes maîtrises cherchaient à s’y distinguer par la nouveauté ou la perfection de leurs ouvrages. Ce fut parmi eux que l’état de maître Zacharius rencontra la plus bruyante pitié, mais une pitié intéressée ; ses rivaux le plaignaient d’autant plus volontiers qu’ils le redoutaient moins. Ils se souvenaient toujours de ses magnifiques horloges à sujets mouvants, ces montres à sonnerie, qui faisaient l’admiration générale et atteignaient aux prix les plus élevés dans les villes de France, de Suisse et d’Allemagne.

Grâce aux soins constants de Gérande et d’Aubert, la santé de maître Zacharius parut se raffermir un peu, et dans cette sorte de quiétude que lui laissa sa convalescence, il put jeter un coup d’œil sur sa vie et se détacher des pensées qui l’absorbaient. Sa fille l’entraîna au-dehors de sa maison, pour qu’il se retrempât dans les rayons du soleil de printemps. D’ailleurs, il importait qu’il s’éloignât de ce logis, où les pratiques mécontentes affluaient constamment. Aubert demeurait à l’atelier, montant et remontant inutilement ces montres rebelles. Il se prenait quelquefois la tête à deux mains, avec la crainte de devenir fou, comme son maître.

Gérande dirigeait alors les pas de son père du côté des plus riantes promenades de la ville ; tantôt, soutenant le bras de maître Zacharius, elle prenait par Saint-Antoine, d’où la vue s’étendait sur le coteau de Coligny et sur le lac jusqu’à Yvoire en Savoie ; quelquefois, par les belles matinées, on pouvait apercevoir les pics gigantesques du mont Buet se dresser à l’horizon. Gérande nommait par leur nom tous ces lieux presque inconnus de son père, dont la mémoire semblait déroutée, et il éprouvait un plaisir d’enfant à apprendre toutes ces choses, dont le souvenir s’était égaré dans sa tête ; ou bien, la jeune fille s’en allait par le chemin de Ferney admirer la cime orgueilleuse du Mont-Blanc ; elle ramenait dans l’esprit de Maître Zacharius les pensées inactives, et ces deux chevelures, blanche et blonde, se confondaient dans le même rayon du soleil couchant.

Rien, en effet, ne pouvait être plus dangereux pour le vieillard que la solitude ; car il en est ainsi de l’homme, il compare tout à lui-même, et lui-même à tout, et dès lors le bonheur et le malheur ne tiennent plus qu’aux objets auxquels il se compare.

Un autre résultat se produisait aussi dans cet esprit qui se reprenait à penser : le vieil horloger s’aperçut qu’il n’était pas seul en ce monde ; en voyant sa fille jeune et belle, lui vieux et brisé, il songea qu’après sa mort elle resterait seule et sans appui, et il regarda autour de lui et autour d’elle. Bien des jeunes ouvriers de Genève l’avaient déjà courtisée ; mais aucun n’avait eu accès dans la retraite impénétrable où vivait cette famille ; il fut donc tout naturel que, dans cette éclaircie de son existence, le choix du vieillard s’arrêtât sur le bon Aubert Thün. Une fois lancé sur cette pensée, il remarqua que ces deux jeunes gens, élevés dans les mêmes idées et les mêmes croyances, étaient réunis dans certains courants sympathiques et les oscillations de leur cœur lui parurent isochrones, comme il le dit un jour à Scholastique.

La vieille servante, littéralement enchantée, jura par sa sainte patronne que la ville entière le saurait avant un quart d’heure ; maître Zacharius eut grand-peine à la calmer, et obtint d’elle enfin de tenir sur ce secret un silence qu’elle ne garda jamais.

Si bien qu’à l’insu de Gérande et d’Aubert, on causait déjà dans tout Genève de leur union prochaine ; mais il advint aussi que, pendant ces conversations, on entendait souvent un ricanement singulier et une voix qui disait :

« Gérande n’épousera pas Aubert. »

Si les causeurs se retournaient, ils se trouvaient en face d’un petit vieillard qu’ils ne connaissaient pas.

Quel âge avait cet être singulier ? Personne n’eût pu le dire ! On devinait qu’il devait exister depuis un grand nombre d’années ou de siècles, mais voilà tout. Une grosse tête écrasée reposait sur des épaules dont la largeur égalait la hauteur de son corps ; il n’excédait pas trois pieds ; ce personnage eût fait bonne figure sur un support en façon de pendule : le cadran se fût naturellement placé sur sa face, et le balancier aurait oscillé à son aise dans sa poitrine ; on eût pris son nez pour le style d’un cadran solaire, tant il était mince et aigu ; ses dents écartées et à surface épicycloïque ressemblaient aux engrenages d’une roue et grinçaient entre ses lèvres ; sa voix avait le son métallique d’un timbre, et l’on pouvait entendre son cœur battre comme le tic-tac d’une horloge. Ce petit homme, dont les bras se mouvaient à l’instar des aiguilles sur un cadran, marchait lentement et par saccades, sans se retourner jamais ; le suivait-on, on trouvait qu’il faisait une lieue par heure, et sa marche était à peu près circulaire.

Il y avait peu de temps qu’il errait, ou plutôt tournait par la ville ; chaque jour, au moment où le soleil passait au méridien, il s’arrêtait devant la cathédrale de Saint-Pierre et reprenait sa route après les douze coups de midi ; hormis ce moment précis, il semblait surgir dans toutes les conversations où l’on s’occupait du vieil horloger, et l’on se demandait, avec effroi, quel rapport pouvait exister entre maître Zacharius et cet être inexplicable. Au surplus, on remarquait qu’il ne perdait pas de vue le vieillard et sa fille dans leurs promenades nouvelles.

Un jour, sur la Treille, Gérande l’aperçut qui la regardait en riant ; elle se pressa contre son père avec un mouvement d’effroi.

« Qu’as-tu, ma Gérande ? demanda maître Zacharius.

– Je ne sais, répondit inattentivement la jeune fille.

– Je te trouve changée, mon enfant ! Voilà donc que tu vas tomber malade à ton tour ? Tant mieux, ajouta-t-il avec un triste sourire, il faudra que je te soigne, et cela me rendra peut-être la santé.

– Oh ! mon père, ce n’est rien ; j’ai froid ; j’imagine que c’est....

– Eh quoi ? Parleras-tu, Gérande ?

– La présence de cet homme qui nous suit sans cesse », répondit-elle à voix basse.

Maître Zacharius se retourna vers le petit vieillard.

« Ma foi, il va bien, dit-il avec un air de satisfaction : il est justement quatre heures. Ne crains rien, ma fille, ce n’est pas un homme, c’est une horloge ! »

Gérande regarda son père avec terreur. Comment maître Zacharius avait-il pu lire l’heure sur le visage de cette créature ?

« À propos, continua le vieil horloger, sans plus s’occuper de cet incident, je ne vois pas Aubert depuis quelques jours.

– Il ne nous quitte cependant pas, mon père, répondit Gérande, dont les pensées, à ce nom cher, prirent une teinte plus douce et plus lumineuse.

– Que fait-il, alors ?

– Il travaille, mon père.

– Ah ! il travaille à réparer mes montres, n’est-il pas vrai ? Mais il n’y parviendra jamais ; car ce n’est pas une réparation, mais bien une résurrection ! »

Gérande demeura silencieuse.

« Il faudra que je m’informe s’il n’a pas été rapporté de ces montres damnées sur lesquelles le diable a jeté une épidémie ! »

Puis, après ces mots, maître Zacharius tomba dans un mutisme absolu, jusqu’au moment où il heurta la porte de son logis. Pour la première fois, tandis que Gérande regagnait tristement sa chambre, il descendit à son atelier ; au moment où il en franchissait la porte, une des nombreuses horloges suspendues au mur vint à sonner cinq heures ; ordinairement, ces différentes sonneries, admirablement réglées, se faisaient entendre ensemble, et la concordance de leur son réjouissait le cœur du vieillard ; mais, ce jour-là, tous ces timbres tintèrent les uns après les autres avec une grande irrégularité, si bien que pendant un quart d’heure l’oreille fut assourdie par leurs bruits successifs. Maître Zacharius souffrait affreusement ; il ne pouvait tenir en place ; il allait de l’une à l’autre de ces horloges, les suppliant en vain de sonner en mesure, comme un chef d’orchestre qui ne serait plus maître de ses musiciens.

Lorsque le dernier son vint à mourir, la porte de l’atelier s’ouvrit, et maître Zacharius frissonna de la tête aux pieds en voyant devant lui le petit vieillard, qui le regarda fixement et lui dit :

« Maître, ne puis-je m’entretenir quelques instants avec vous ?

– Qui êtes-vous ? demanda brusquement l’horloger.

– Un confrère, et rien de plus. C’est moi qui suis chargé de régler le soleil.

– C’est vous qui réglez le soleil ? répliqua vivement maître Zacharius sans sourciller ; eh bien, je ne vous en complimenterai guère ! Votre soleil va mal, et pour nous trouver d’accord avec lui, nous sommes obligés tantôt d’avancer nos horloges et tantôt de les retarder !

– Et par le pied fourchu du diable ! vous avez raison, mon maître : mon soleil ne marque pas toujours midi à la même heure ; mais bientôt on saura que cela vient du mouvement de la terre autour de lui, et l’on inventera une sorte de jour moyen qui équilibrera ces différences.

– Eh ! vivrai-je encore à cette époque ? demanda le vieil horloger, dont les yeux s’animaient.

– Sans doute, répliqua le petit vieillard en riant ; est-ce que vous pouvez croire que vous mourrez, vous ?

– Hélas ! je suis pourtant bien malade !

– Au fait, causons de cela. Par Belzébuth ! cela nous mènera à ce dont je veux vous parler. »

Et ce disant, cet être bizarre sauta sans façon sur le vieux fauteuil de cuir et ramena ses jambes l’une sous l’autre, à la façon de ces os décharnés qui se croisent sous les têtes de mort ; puis il reprit avec un ton ironique :

« Voyons, ça, maître Zacharius, que se passe-t-il donc dans cette bonne ville de Genève ? On dit que votre santé s’altère, que vos montres ont besoin de médecine !

– Enfin vous voyez, vous, qu’il y a un rapport intime entre leur existence et la mienne ? s’écria Zacharius.

– Moi, j’imagine qu’elles ont des défauts, des vices même. Si ces gaillardes-là n’ont pas une conduite fort régulière, il est juste qu’elles portent la peine de leur dérèglement ; il m’est avis qu’elles auraient besoin de se ranger un peu.

– Qu’appelez-vous des vices ? fit maître Zacharius en rougissant du ton sarcastique avec lequel ces paroles avaient été prononcées. Est-ce qu’elles n’ont pas le droit d’être fières de leur naissance et de leur beauté ?

– Pas trop, pas trop, elles portent un nom célèbre, et sur leur cadran se grave une signature illustre dans le monde ; elles ont le privilège exclusif de s’introduire parmi les plus nobles familles, de présider à leurs décisions et d’en régler les objets divers. Eh bien, ne pensez-vous pas qu’elles aient à se plaindre en voyant votre découragement et votre impuissance ; car maintenant, maître Zacharius, le plus inhabile des apprentis de Genève vous en remontrerait.

– À moi, à moi ? maître Zacharius ? s’écria le vieillard avec un terrible mouvement d’orgueil.

– À vous, maître Zacharius, qui ne pouvez rendre la vie à vos montres !

– Mais c’est que j’ai la fièvre, répondit le vieil horloger, tandis qu’une sueur froide lui courait par tous les membres.

– Eh bien, elles mourront avec vous, puisque vous êtes si empêché de redonner l’élasticité à vos ressorts !

– Mourir ! Non pas, vous l’avez dit ; je ne peux pas mourir, moi, le premier horloger du monde ; moi qui, au moyen de ces pièces de toutes sortes et de ces rouages divers, ai su régler le mouvement ! N’ai-je donc pas assujetti l’infini à des lois exactes, et ne puis-je en disposer en souverain ? Avant qu’une main habile, un sublime génie vînt disposer régulièrement ces heures égarées, dans quel vague immense était plongée la destinée humaine ? À quel mouvement certain pouvaient se rapporter les actes de la vie ? Mais vous, homme ou diable, qui que vous soyez, vous n’avez donc jamais songé à la magnificence de notre art, qui appelle toutes les sciences à son aide, embrasse toute l’existence humaine et se mêle invinciblement à ses théories et à ses pratiques ? Non ! non ! maître Zacharius ne peut pas mourir ! car, puisque j’ai réglé le temps, le temps finirait avec moi ; il retournerait à cet infini, dont mon génie a su l’arracher, et se perdrait irréparablement dans le gouffre sans fond du néant. Non, je ne puis pas plus mourir que le Créateur de cet univers soumis à mes lois ; je suis devenu son égal, et j’ai partagé sa puissance : maître Zacharius a créé le temps, si Dieu a créé l’éternité. »

Le vieil horloger ressemblait alors à l’ange déchu, et d’orgueilleux rayons se croisaient au-dessus de sa tête. Le petit vieillard le caressait du regard, et semblait lui souffler tout cet emportement impie.

« Bien dit, maître, répliqua-t-il sérieusement : Belzébuth avait moins de droits que vous de se comparer à Dieu ! Il ne faut pas que votre gloire périsse ; aussi votre serviteur veut-il vous donner le moyen de dompter ces montres rebelles.

– Quel est-il ? quel est-il ? s’écria Zacharius.

– Vous le saurez le lendemain du jour où vous m’aurez accordé la main de votre fille.

– Ma fille Gérande ?

– Elle-même !

– Le cœur de ma fille n’est pas libre, répondit sérieusement Zacharius à cette demande, qui ne parut ni le choquer ni l’étonner.

– Bah !... Ce n’est pas la moins belle de vos horloges ; mais elle finira par s’arrêter aussi.

– Ma fille, ma Gérande !... Jamais !...

– Eh bien, travaillez, maître Zacharius ; montez et démontez vos montres ; préparez le mariage de votre fille et de votre ouvrier !... Trempez des ressorts faits de votre meilleur acier ; bénissez votre gendre et sa belle fiancée, mais souvenez-vous que vos montres ne marcheront jamais et que Gérande n’épousera pas Aubert ! »

Et là-dessus, le petit vieillard ricana et sortit, mais pas si vite que maître Zacharius ne pût entendre sonner six heures dans sa poitrine.

 

 

 

IV

 

L’ÉGLISE DE SAINT-PIERRE

 

De malheureux jours passaient sur la tête de maître Zacharius, dont l’esprit et le corps s’affaiblissaient de plus en plus ; seulement, par une excitation extraordinaire, il fut ramené plus violemment que jamais à ses travaux d’horlogerie, dont sa fille ne pouvait plus le distraire.

Son orgueil s’était encore rehaussé depuis cette conversation impie à laquelle son visiteur étrange l’avait traîtreusement poussé, et il résolut de dominer, à force de travail et de science, l’influence maudite qui s’appesantissait sur lui. Il visita d’abord les différentes horloges de la ville, confiées à ses soins ; il s’assura, avec une scrupuleuse attention, que les rouages en étaient bons, les pivots solides, les contrepoids exactement équilibrés. Il n’y eut pas jusqu’aux cloches des sonneries qu’il n’auscultât avec le recueillement d’un médecin interrogeant la poitrine d’un malade : l’airain en était parfaitement sonore. Rien n’indiquait donc que ces horloges fussent attaquées de cette épidémie fantastique qui tuait les œuvres de maître Zacharius.

Gérande et Aubert l’accompagnaient souvent dans ces visites. Le vieil horloger aurait dû prendre plaisir à voir ces deux nobles créatures empressées autour de sa tristesse ; et certes, il n’eût pas été si préoccupé de sa fin prochaine, en songeant que son existence devait se continuer par celle de ces êtres chéris, et s’il eût reconnu que dans les enfants il reste toujours quelque chose de la vie d’un père. Le bonheur de la jeune fille et du jeune ouvrier se ressentait de cette sympathie mélancolique qu’engendre le spectacle des douleurs humaines ; sans cela, ces réunions fréquentes auraient offert à leurs cœurs un attrait ineffable ; mais ils furent plusieurs fois épouvantés des effets d’orgueil qui se produisirent sur le front du vieillard.

« J’ai peur ! j’ai peur !... Ce n’est plus mon père », dit Gérande, un jour qu’au sommet des tours de l’église de Saint-Pierre, maître Zacharius sembla se transformer en cet esprit des ténèbres que l’orgueil damna pour l’éternité.

Le vieil horloger, rentré chez lui, reprit ses travaux avec une fiévreuse impatience : bien que persuadé de ne pas réussir, il lui semblait impossible que cela fût ; mais il eut beau faire, le désespoir le prit aux cheveux.

Aubert, de son côté, s’ingéniait en vain à découvrir les causes de cette inertie.

« Maître, disait-il, cela doit venir que de l’usure des pivots, du jeu des engrenages !

– Tu prends donc plaisir à me tuer à petit feu ? lui répondait violemment maître Zacharius. Est-ce que ces montres sont l’œuvre d’un enfant ? Est-ce que, de crainte de me frapper sur les doigts, j’ai enlevé au tour la surface de ces pièces de cuivre ? Est-ce que, pour obtenir sa plus grande dureté, je ne l’ai pas forgé moi-même ? Est-ce que ces ressorts ne sont pas trempés avec une rare perfection ? Est-ce que l’on peut employer des huiles plus subtiles pour les imprégner ? Tu conviens toi-même que c’est impossible, et tu avoues enfin que le diable s’en mêle ! »

Et puis, du matin au soir, les pratiques mécontentes affluaient de plus belle à la maison, et parvenaient jusqu’au vieil horloger, qui ne savait auquel entendre.

« Cette montre retarde, disait l’un, sans que je puisse parvenir à la régler !

– Celle-ci, reprenait un autre, y met un entêtement véritable, et elle est arrêtée, ni plus ni moins que le soleil de Josué !

– S’il est vrai, reprenait-on, que votre santé influe sur elle, maître Zacharius, guérissez-vous au plus tôt ! »

Le vieillard regardait tous ces gens-là avec des yeux hagards, et ne répondait que par des hochements de tête hébétés ou de tristes paroles :

« Attendez aux premiers beaux jours !... C’est la saison où l’existence s’agite dans les corps affaissés ; il faut que le soleil vienne nous réchauffer tous !

– Le bel avantage, si nos montres doivent être malades pendant l’hiver ! Savez-vous, maître Zacharius, que votre nom est inscrit en toutes lettres sur leur cadran ! Par la Vierge ! vous ne faites pas honneur à votre signature ! »

Enfin, il arriva que le vieillard, honteux de ces reproches, retira quelques pièces d’or de son vieux bahut sculpté et racheta les montres inutiles. À cette nouvelle, les chalands accoururent en foule, et l’argent de ce pauvre logis s’écoula bien vite ; seulement la probité genevoise du marchand demeura à couvert. Gérande applaudit de grand cœur à cette délicatesse outrée, qui la menait droit à la ruine ; et bientôt Aubert offrit ses économies à maître Zacharius.

« Que deviendra ma fille ? » disait le vieil horloger en se raccrochant parfois, dans ce naufrage, aux sentiments de l’amour paternel.

Aubert n’osa pas répondre qu’il se sentait bon courage pour l’avenir, et grand dévouement pour Gérande ; maître Zacharius, ce jour-là, l’eût appelé son gendre pour assurer l’existence de sa fille et démentir ces funestes paroles qui bourdonnaient encore à son oreille : « Gérande n’épousera pas Aubert. »

Néanmoins, avec ce système de dédommagement, le vieil horloger en arriva à se dépouiller entièrement ; ses vieux vases antiques s’en furent à des mains étrangères ; il se défit de beaux et magnifiques panneaux de chêne finement sculpté qui revêtaient les murailles de son logis ; quelques naïves peintures des premiers peintres flamands ne réjouirent bientôt plus les regards de sa fille ; et tout, jusqu’aux précieux outils que son génie avait inventés, fut vendu pour indemniser les acheteurs.

Scholastique seule ne voulait pas entendre raison sur un semblable sujet ; mais ses efforts ne pouvaient empêcher les ruineux importuns d’arriver à son maître, et de ressortir bientôt avec quelque objet précieux. Alors son caquetage retentissait dans toutes les rues de l’île, où on la connaissait de longue date ; elle s’employait à démentir les bruits de sorcellerie et de magie qui couraient sur le compte de Zacharius ; mais comme, au fond, elle était persuadée de leur vérité, elle disait et redisait force prières pour racheter ses pieux mensonges.

On avait fort bien remarqué que, depuis longtemps, l’horloger avait abandonné l’accomplissement de ses devoirs religieux ; autrefois, il accompagnait Gérande aux offices, et semblait trouver dans la prière ce charme intellectuel qu’elle répand autour des belles intelligences, puisqu’elle est le plus sublime exercice de l’imagination. Cet éloignement volontaire du vieillard pour les choses saintes, joint aux pratiques secrètes de sa vie, avait en quelque sorte légitimé ces accusations de sortilège ; aussi, dans le double but de ramener son père à Dieu et au monde, Gérande résolut d’appeler la religion à son secours ; elle pensa que le catholicisme pourrait rendre quelque vitalité à cette âme mourante ; mais ces dogmes de foi et d’humilité avaient à combattre une insurmontable orgueil ; ils se heurtaient contre cette fierté de la science qui rapporte tout à elle, sans remonter à la source infinie d’où découlent les premiers principes.

Ce fut dans ces circonstances que la jeune fille déploya les séductions infinies de la grâce religieuse dont elle enveloppa la vie de son père ; si elle ne parvenait pas à le ramener au monde réel, elle espérait le faire passer de ces espaces ténébreux des puissances intermédiaires à ce monde supérieur de la croyance et de l’illuminisme ; son père eût été sauvé si ses élans funestes se fussent dirigés vers un but pieux, au lieu de s’égarer dans ces routes tortueuses du matérialisme.

Quoi qu’il en soit, le vieil horloger, à son insu sans doute, promit d’assister le dimanche suivant à la grand-messe de la cathédrale de Saint-Pierre ; Gérande eut un moment d’extase et de bonheur, comme si le ciel se fût entrouvert à ses yeux ; Scholastique ne put contenir sa joie et eut enfin des arguments foudroyants contre les mauvaises langues qui accusaient son maître d’impiété. Elle en parla à ses voisines, à ses amies, à ses ennemies, à qui la connaissait comme à qui ne la connaissait point.

« Ma foi, nous ne croyons guère à ce que vous nous annoncez, dame Scholastique, lui répondit-on. Maître Zacharius a toujours agi de concert avec le diable !

– Vous n’avez donc pas compté, disait-elle, les beaux clochers où résonnent les horloges de mon maître ? Combien de fois a-t-il fait sonner l’heure de la prière et de la messe !

– Sans doute, lui répondait-on ; mais n’a-t-il pas inventé des machines qui marchent toutes seules et qui parviennent à faire l’ouvrage d’un homme véritable ?

– Est-ce que des enfants du démon, reprenait dame Scholastique en colère, auraient pu exécuter cette belle horloge de fer, que la ville de Genève n’a pas été assez riche pour acheter ? Avec chaque heure apparaissait une belle devise, portant l’indication de ce que l’on devait faire, et cela pour tous les jours et pour toutes les saisons ; le travail, l’aumône, la prière, la récréation, tout était soigneusement ordonné, et un chrétien qui se serait conformé aux bonnes recommandations de cette horloge-là aurait été tout droit en paradis ! Est-ce donc là le travail du diable ? »

Ce chef-d’œuvre avait effectivement porté aux nues la gloire de maître Zacharius ; mais, à cette occasion même, les accusations de sorcellerie avaient été générales ; au surplus, le retour du vieillard à l’église de Saint-Pierre devait réduire les méchantes langues au silence le plus absolu.

Maître Zacharius, sans se souvenir sans doute de cette promesse faite à sa fille, était retourné à son atelier ; après avoir vu son impuissance à rendre la vie à ces montres mortes, il résolut de tenter s’il ne pourrait en créer de nouvelles ; il abandonna tous ces corps inertes, toutes ces horloges qui s’arrêtaient par la ville, et se remit à terminer la montre de cristal, dont toutes les pièces étaient si soigneusement ajustées ; mais il eut beau faire, se servir de ses outils les plus parfaits, employer le rubis et le diamant propres à résister au frottement des pivots, à composer un chef-d’œuvre, en un mot ; la montre enfin terminée, la première fois qu’il la monta, elle lui éclata entre les mains.

Le vieillard cacha cet événement à tout le monde, même à sa fille ; mais dès lors sa vie ne ressembla plus qu’aux oscillations d’un balancier ; il allait en diminuant, en s’affaiblissant, sans rien vînt lui rendre sa force primitive ; il semblait que les lois de la pesanteur, agissant directement sur lui, l’entraînassent invinciblement dans la tombe.

Ce dimanche si impatiemment, si ardemment désiré par Gérande, arriva enfin. Le temps était beau et la température réjouissante ; les habitants de Genève s’en allaient tranquillement par les rues de la ville, avec de gais discours sur le retour du printemps. Gérande, prenant soigneusement le bras du vieillard, se dirigea du côté de Saint-Pierre, pendant que Scholastique les suivait en portant leur livre d’heures. On les regarda passer avec cette curiosité empressée qui s’attachait à leur caractère étrange ; le vieillard se laissait conduire comme un enfant, ou plutôt comme un aveugle ; ce fut presque avec un sentiment d’effroi que les fidèles de Saint-Pierre l’aperçurent franchissant le seuil de l’église, et ils affectèrent même de se retirer à son approche.

Les chants de la grand-messe retentissaient déjà ; Gérande se dirigea vers son banc accoutumé, et s’y agenouilla dans le recueillement le plus profond ; maître Zacharius demeura près d’elle, debout, avec son indifférence morbide ; ces puissantes voûtes dont les retombées s’affaissaient sur de gros piliers romans, ne l’obligeaient pas à se courber, comme il arrive aux pieuses personnes ; ses idées habituelles vacillaient dans sa tête.

Les cérémonies religieuses se déroulèrent avec la solennité majestueuse de ces époques de croyance ; mais le vieillard ne croyait pas. Il n’implora pas la pitié du Ciel avec les cris de douleur du Kyrie ; avec le Gloria in excelsis, il ne chanta pas les magnificences des hauteurs célestes ; la lecture du saint Évangile ne le tira pas de ses rêveries matérialistes, et il oublia de s’associer aux hommages catholiques du Credo ; cet orgueilleux vieillard demeurait immobile, jamais assis, jamais agenouillé, insensible et muet comme une statue de pierre ; mais, au moment solennel où la clochette annonça le miracle de la transsubstantiation, cet homme fut violemment arraché de sa vie matérielle, et se courba sous une force invincible, lorsque le prêtre éleva l’hostie divinisée.

Gérande regarda son père en pleurant, et d’abondantes larmes mouillèrent son missel.

Dans cet instant, l’horloge de Saint-Pierre sonna la demie de onze heures ; maître Zacharius se retourna avec un triste sourire vers ce vieux clocher qui parlait encore si bien ; le cadran intérieur parut le regarder fixement ; l’aiguille tressaillit d’aise ; un immense espoir revint au cœur de Zacharius, et il lui sembla que la grâce versait sur lui ses mystérieuses influences ; il s’agenouilla et, certainement, il pria ; des pleurs inondèrent ses paupières endurcies, quand il vit sa pieuse enfant se diriger vers la Sainte Table avec l’attitude inclinée d’un ange, et retourner vers lui toute resplendissante de ces félicités intérieures ; il ne put s’empêcher de serrer Gérande sur son cœur, de la baiser au front, et ce baiser fut pour lui comme une communion sainte. Cette scène ne fut aperçue que des anges du ciel.

La messe s’acheva ; c’était la coutume que l’Angelus fût dit à l’heure de midi, et les officiants, avant de quitter le parvis, attendaient que l’heure vient à sonner à l’horloge du clocher ; cette pensée ramena maître Zacharius à son ordre d’idées habituelles, et il se retourna vivement vers ce cadran dont l’aiguille marchait avec une régularité parfaite ; le prêtre descendit les marches de l’autel et attendit l’heure sacrée. Encore quelques minutes, et cette prière allait monter aux pieds de la Vierge sur les rayons du soleil de midi.

Mais soudain un bruit strident se fit entendre ; maître Zacharius poussa un cri étouffé ; la grande aiguille du cadran, arrivée à midi, s’était subitement arrêtée, et midi ne sonna pas. Gérande se précipita au secours de son père, qui demeurait renversé sur sa chaise, sans vie ni mouvement ; quelques gens charitables le transportèrent hors de l’église, au milieu d’une stupéfaction étrange.

« C’est le coup de mort ! » pensa Gérande.

Maître Zacharius, ramené chez lui, fut couché dans un état complet d’anéantissement ; la vie n’existait plus qu’à la surface de son corps, comme les derniers nuages de fumée qui errent autour d’une lampe à peine éteinte.

Lorsqu’il reprit ses sens, Aubert et Gérande étaient penchés sur lui ; à ce moment suprême, l’avenir prit à ses yeux la forme du présent ; il ne prévit pas, il vit sa fille, seule, abandonnée, sans appui.

« Mon fils, dit-il à Aubert, je te donne ma fille », et il étendit la main vers ses deux enfants, qui furent unis ainsi à ce lit de mort.

Mais, à cet instant, le vieillard se souleva d’un mouvement de rage ; les paroles du petit vieillard lui revinrent au cerveau.

« Je ne veux pas mourir ! s’écria-t-il, je ne peux pas mourir ! moi, maître Zacharius, je ne dois pas mourir... Mes livres !... mes comptes ?... »

Et, ce disant, il s’élança vers un livre où se trouvaient inscrits les noms de ses pratiques et l’objet qu’il leur avait vendu ; il le feuilleta avec avidité, et son doigt décharné s’arrêta et se fixa sur l’un des feuillets.

« Là ! dit-il, là !... cette vieille horloge de fer, vendue à ce Pittonaccio ! Elle ne m’a pas été rapportée, elle existe encore, elle marche encore, elle vit toujours !... Ah ! je la veux ! je la retrouverai ! je la soignerai si bien que je deviendrai centenaire !... »

Et il s’évanouit. Aubert et Gérande, après s’être entre-regardés, s’agenouillèrent près du lit du vieillard et prièrent ensemble.

 

 

 

V

 

L’HEURE DE LA MORT

 

Quelques jours s’écoulèrent encore, et maître Zacharius, cet homme presque mort, se releva de son lit et revint à la vie par une surexcitation surnaturelle. Il vivait d’orgueil. Mais Gérande ne s’y trompa pas : le corps et l’âme de son père étaient à jamais perdus. On le vit occupé à rassembler ses dernières ressources, sans prendre souci des siens ; il dépensait une énergie et une rapidité incroyables ; marchant, furetant, brocantant et marmottant de mystérieuses paroles.

Un matin, Gérande descendit à son atelier ; maître Zacharius n’y était pas. Pendant toute cette journée, elle l’attendit. maître Zacharius ne revint pas. Gérande pleura toutes les larmes de ses yeux pendant cette absence, et ses larmes tarirent, car son père ne reparut pas. Aubert parcourut la ville et acquit la triste certitude que le vieillard l’avait quittée.

« Suivons, suivons mon père, s’écria Gérande, quand le jeune ouvrier lui rapporta ces douloureuses nouvelles.

– Où peut-il être ? » se demanda Aubert.

Une inspiration illumina soudain son esprit ; les dernières paroles de maître Zacharius lui revinrent à la mémoire... L’horloger ne vivait plus que dans cette vieille horloge de fer : on ne la lui avait pas rendue !... Maître Zacharius devait s’être mis à sa recherche.

Aubert communiqua ces pensées à Gérande.

« Voyons le livre de mon père », lui répondit-elle.

Tous deux allèrent à l’atelier... Le livre était ouvert sur l’établi. Toutes les livraisons faites par l’horloger, et qui lui étaient revenues par suite de leur accident, étaient effacées d’une main tremblante, toutes, excepté celle-ci :

« Vendu au seigneur Pittonaccio une horloge en fer, à sonnerie et à personnages mouvants, déposée en son château d’Andernatt, au milieu des Dents-du-Midi. »

C’était cette horloge morale dont la vieille Scholastique avait parlé tant de fois et avec tant d’éloges.

« Mon père est là ! s’écria Gérande.

– Courons-y, ma pauvre fiancée, répondit Aubert ; nous pouvons le sauver encore !...

– Non pas pour cette vie, murmura Gérande, mais au moins pour l’autre.

– À la grâce de Dieu, Gérande ; ces Dents-du-Midi sont des pics incultes situés à une vingtaine d’heures de Genève, et nous y arriverons... »

Ce soir-là même, Aubert et Gérande, suivis de leur vieille servante, cheminaient à pied sur la route qui côtoie le lac de Genève. Ils firent cinq lieues dans la nuit, ne s’étant arrêtés ni à Suez, ni à Thonon, ni à Hermance ; ils traversèrent à gué et non sans peine le torrent de la Drance ; en tous lieux ils s’inquiétaient de Zacharius, et eurent bientôt la certitude qu’ils marchaient sur ses traces.

Le lendemain, à la chute du jour, ils atteignirent Évian, d’où la côte de la Suisse se développe aux regards sur une étendue de douze lieues ; mais les deux fiancés n’aperçurent ces sites enchanteurs qu’à travers le brouillard de leur tristesse. Ils se soutenaient par une force surnaturelle ; Aubert, appuyé sur un bâton noueux, offrait tantôt son bras à Gérande et tantôt à la vieille Scholastique, puisant dans son cœur une suprême énergie pour soutenir ses faibles compagnes. Ils parlaient de leurs douleurs, de leurs rares espérances, et suivaient ainsi cette belle route à fleur d’eau, prolongée au pied de ce plateau rétréci, qui relie les bords du lac aux hautes montagnes du Chalais. Bientôt ils atteignirent Bouveret, à l’endroit où le Rhône entre dans le lac de Genève.

À partir de cette ville, la direction de leur poursuite les entraîna loin du lac, et leur fatigue s’accrut au milieu de cette végétation aride. Vouvray, Vionnaz, Murey, villages à demi perdus, demeurèrent bientôt derrière eux. Cependant, leurs genoux fléchirent, leurs pieds se déchirèrent à ces crêtes aiguës qui hérissaient le sol comme des broussailles de granit ; mais le vieillard semblait fuir devant eux. Il fallait le retrouver pourtant, et ils ne demandèrent le repos et l’hospitalité ni à ces bourgades isolées, ni au château de Monthey, qui, avec ses dépendances, forma l’apanage de Marguerite de Savoie, femme du comte Herman de Kybourg ; enfin, vers la fin de cette journée, ils parvinrent, presque mourants, à l’ermitage de Notre-Dame du Sex, situé à la base de la Dent-du-Midi, et néanmoins élevé à six cents pieds au-dessus du Rhône.

L’ermite les reçut tous trois à la tombée de la nuit ; les malheureux n’auraient pu faire un pas en avant, et là, du moins, avec quelques réconforts de la vie matérielle, ils purent encore recevoir les espérances de la religion.

L’ermite ne leur donna aucune nouvelle de maître Zacharius ; à peine pouvait-on espérer le retrouver vivant au sein de ces mornes solitudes. La nuit était profonde, l’ouragan sifflait dans la montagne, et les avalanches oscillaient sur le sommet des rocs ébranlés.

Les deux fiancés, accroupis devant le foyer de l’ermite, lui racontaient cette douloureuse histoire. Leurs vêtements, imprégnés par la neige, séchaient dans quelque coin obscur, et le chien, au-dehors, poussait de lugubres aboiements qui, mêlés avec la rafale, composaient des harmonies étranges.

« L’orgueil, dit l’ermite à ses hôtes, a perdu un ange créé pour le bien ; c’est la pierre d’achoppement où se heurtent les destinées de l’homme ; à l’orgueil, ce principe de tous vices, on ne peut opposer aucun raisonnement, puisque, par sa nature même, l’orgueilleux se refuse à les entendre... Il n’y a donc plus qu’à prier pour lui. »

Tous quatre s’agenouillaient, quand les aboiements du chien redoublèrent, et l’on heurta à la porte de l’ermitage.

« Ouvrez, au nom du diable ! s’écria-t-on ; ouvrez au nom de Dieu ! »

La porte céda sous de violents efforts, et il apparut un homme échevelé, hagard, à peine vêtu.

« Mon père ! » s’écria Gérande.

C’était en effet maître Zacharius.

« Où suis-je ? fit-il ; dans l’éternité ?... Le temps est fini... les heures ne sonnent plus... les aiguilles s’arrêtent !

– Mon père ! reprit Gérande avec une si déchirante émotion, que le vieillard sembla revenir au monde des vivants.

– Toi ici, ma Gérande ! s’écria-t-il, et toi, Aubert !... Ah ! mes jolis fiancés, vous venez vous marier à notre vieille église !

– Mon père, dit Gérande en le saisissant par le bras, revenez à votre maison de Genève, revenez avec nous ! »

Le vieillard échappa à son étreinte et revint vers la porte, sur le seuil de laquelle la neige entassait déjà des glaçons.

« N’abandonnez pas vos enfants ! dit Aubert.

– Pourquoi, répondit tristement le vieil horloger, pourquoi retourner à ces lieux qu’a déjà quittés ma vie, et où une partie de moi-même est à jamais enterrée ?

– Votre âme n’est pas morte ! lui répondit l’ermite d’une voix grave.

– Retenez-le ! retenez mon père ! » s’écria Gérande.

Mais le vieillard avait franchi le seuil et s’était élancé à travers la nuit et la neige en criant :

« À moi ! à moi, mon âme !... »

Gérande, Aubert et Scholastique se précipitèrent sur ses pas ; ils marchèrent par d’impraticables sentiers ; maître Zacharius allait comme l’ouragan, poussé par une force irrésistible. La neige tourbillonnait autour d’eux et mêlait ses flocons blancs à l’écume des torrents.

En passant devant la chapelle de Véroliez, élevée en mémoire du massacre de la légion thébaine, Gérande, Aubert et Scholastique se signèrent précipitamment : maître Zacharius ne se découvrit pas.

« Mon âme !... Oh ! non... ses rouages sont bons !... Je la sens battre à temps égaux...

– Votre âme est immatérielle ! votre âme est immortelle ! dit l’ermite avec force.

– Oui, comme ma gloire !... Mais elle est enfermée au château d’Andernatt, et je veux la ravoir ! »

L’ermite se signa ; Scholastique était presque inanimée ; Aubert soutenait Gérande dans ses bras.

« Le château d’Andernatt est habité par un damné, reprit l’ermite avec terreur, un damné qui ne salue pas la croix de mon ermitage.

– Mon père ! n’y va pas !

– Je veux mon âme ! mon âme est à moi !... »

Enfin le village d’Évionnaz apparut au milieu de cette plaine inculte et dévastée ; le cœur le plus endurci se serait violemment ému en voyant cette bourgade, construite sur l’emplacement de l’ancienne ville d’Épauna, non pas endormie, mais évanouie dans ces mélancoliques solitudes. Le vieillard passa outre ; il se dirigea vers la gauche ; il gravit les plus hauts sommets des Dents-du-Midi, montagnes d’une aridité désespérante, qui mordent le ciel de leurs pics aigus... Bientôt une ruine, vieille et sombre comme les rocs de sa base, se dressa devant lui.

« C’est là ! là !... » s’écria-t-il en précipitant de nouveau sa course effrénée.

Le château d’Andernatt, à cette époque, n’offrait déjà plus que des ruines ; une tour épaisse, usée, tremblante, déchiquetée, le dominait d’une façon terrible et semblait menacer de sa chute éternelle les vieux pignons de Germanie qui se dressaient à ses pieds. Ces vastes amoncellements de pierres faisaient mal à voir ; on pressentait, au milieu des encombrements, des salles dévastées, des plafonds effondrés et d’immondes réceptacles à lézards et à vipères ; là devaient s’étaler ces cours silencieuses qui ressemblent à des cimetières profanés, où les bruits insolites crépitent à la nuit tombante et se mêlent à cette brume nauséabonde qui tombe des voûtes séculaires.

Une poterne, étroite et basse, s’ouvrant sur un fossé rempli de décombres, donnait accès dans le château d’Andernatt. Quels habitants des mondes mystérieux avaient passé par là ? On ne sait. Sans doute, quelque margrave, moitié brigand, moitié seigneur, séjourna dans cette habitation ; au margrave succédèrent les bandits ou les faux monnayeurs, écartelés, brûlés, pendus sur le théâtre de leur crime ; et sans doute, par les lunes d’hiver, Satan venait conduire ses sarabandes traditionnelles sur le penchant des gorges profondes, où s’engloutissait l’ombre gigantesque de ces ruines !

Maître Zacharius ne fut point épouvanté de cet aspect sinistre ; il parvint à la poterne, toujours suivi de ces malheureux compagnons. Personne ne l’empêcha de passer ; une grande et ténébreuse cour s’offrit à ses yeux ; personne ne l’empêcha de la traverser. Il gravit une sorte de plan incliné qui conduisait à l’un de ces longs corridors, dont les arceaux romans semblent écraser le jour sous leurs pesantes retombées. Personne ne s’opposa à son passage à travers ces interminables galeries, où des formes indistinctes rôdaient par les nuits d’orage.

Maître Zacharius, guidé par une force inconnue, semblait sûr de son chemin, il marchait d’un pas rapide. Il arriva à une vieille porte vermoulue qui s’ébranla sous sa main, tandis que les chouettes et les chauves-souris traçaient d’obliques cercles autour de sa tête. Une salle immense, mieux conservée que les autres, se présenta à lui ; de hauts panneaux sculptés en revêtaient les murs, sur lesquels les larves, les goules, les tarasques semblaient s’agiter confusément ; quelques fenêtres, longues et étroites, pareilles à des meurtrières, frissonnaient sous les décharges de la tempête.

Maître Zacharius, arrivé au milieu de cette salle, poussa soudain un cri de joie.

Sur un support en fer accolé à la muraille reposait cette horloge où résidait sa vie tout entière ; elle représentait une vieille église romane, avec ses contreforts en fer forgé et son lourd clocher, où se trouvait une sonnerie complète pour l’antienne du jour, l’angélus, la messe, les vêpres, complies et salut. Au-dessus de la porte de l’église, qui s’ouvrait à l’heure des offices, était creusée une rosace au centre de laquelle se mouvaient deux aiguilles, et dont l’archivolte reproduisait les douze heures du cadran sculptées en relief ; c’était un chef-d’œuvre sans égal. Entre la porte et la rosace, ainsi que l’avait raconté la vieille Scholastique, une maxime relative à l’emploi de chaque instant de la journée apparaissait dans un cadre de cuivre. Maître Zacharius avait autrefois réglé cette succession de devises avec une sollicitude toute chrétienne ; les heures de prière, de travail, de repas, d’affection de famille, de récréation et de repos se suivaient, selon la discipline religieuse, et devaient infailliblement faire le salut d’un observateur exact de leurs recommandations.

Maître Zacharius, ivre de joie, allait s’emparer de cette horloge, quand un rire strident éclata derrière lui ; il se retourna, et, à la lueur d’une lampe fumeuse, il reconnut le petit vieillard de Genève !

« Vous ici ? » s’écria-t-il.

Gérande eut peur, et, s’il faut le dire, non moins peur de son père que de cette singulière créature. Elle se pressa contre son fiancé.

« Bonjour, maître Zacharius, fit le petit homme.

– Qui êtes-vous ?

– Le seigneur Pittonaccio, pour vous servir ! Vous êtes venu me donner votre fille ; vous vous êtes souvenu de mes paroles : Gérande n’épousera pas Aubert. »

Le jeune ouvrier s’élança sur Pittonaccio, qui lui échappa comme une ombre.

« Arrête, Aubert ! dit maître Zacharius avec violence.

– Bonne nuit, fit Pittonaccio, qui disparut en laissant après lui la plus profonde obscurité.

– Mon père, s’écria Gérande, fuyons ces lieux maudits !... Mon père !... »

Maître Zacharius n’était plus là, et poursuivait à travers les étages effondrés le fantôme de Pittonaccio. Scholastique, Aubert et Gérande demeurèrent tremblants dans cette salle immense ; la jeune fille était tombée sur un fauteuil de pierre ; la vieille servante s’agenouilla près d’elle et pria ; Aubert demeura debout à veiller sur elle ; de pâles lueurs serpentaient dans l’ombre, et le silence n’était interrompu que par le travail de ces petits animaux qui rongent les bois antiques, et que l’on croit être le bruit de l’horloge de la mort.

Aux premiers rayons du jour, ils s’aventurèrent tous trois par les escaliers sans fin qui circulaient sous cet amas de pierres. Pendant deux heures, ils errèrent ainsi sans rencontrer âme qui vive, et n’entendant qu’un écho lointain répondre à leurs cris : « Mon père ! – Maître Zacharius ! » Tantôt ils se trouvaient enfouis à cent pieds sous terre, tantôt ils dominaient de haut ces montagnes sauvages.

Le hasard les ramena enfin à la vaste salle qui les avait abrités pendant cette nuit d’angoisses ; mais elle n’était plus vide ; maître Zacharius et Pittonaccio y causaient gravement ensemble, l’un debout et raide comme un cadavre, l’autre accroupi sur une table de marbre. Zacharius, ayant aperçu Gérande, vint la prendre par la main et la conduisit vers Pittonaccio en lui disant :

« Voilà ton maître et seigneur, ma fille ! Gérande, voilà ton époux ! »

Gérande frissonna de la tête aux pieds.

« Jamais ! s’écria Aubert, car elle est ma fiancée.

– Jamais ! » répondit le cœur de Gérande comme un écho plaintif.

Pittonaccio se prit à rire.

« Vous voulez donc ma mort ? s’écria le vieillard. Là est enfermée ma vie, et cet homme m’a dit : "Quand j’aurai ta fille, cette horloge t’appartiendra." Et cet homme ne veut pas la remonter ; il peut la briser à sa fantaisie et me précipiter dans la mort ! Ah ! ma fille ! tu ne m’aimerais plus ?

– Mon père ! soupira Gérande en reprenant ses sens.

– Si tu savais combien j’ai souffert loin de ce principe de mon existence ! Peut-être ne soignait-on pas cette horloge ; peut-être laissait-on ses ressorts s’user et ses rouages s’embarrasser ; mais maintenant, de mes propres mains, vais l’huiler et la régler ; je veux soutenir cette santé si chère, car il ne faut pas que je meure, moi, le grand horloger de Genève et du monde ! Regarde, ma fille, comme ces aiguilles avancent d’un pas ferme et sûr. Tiens, voici cinq heures qui vont sonner, écoute bien, et vois la belle maxime qui va s’offrir à tes yeux. »

Cinq heures tintèrent au clocher de l’horloge avec un bruit étrange, qui résonna douloureusement dans l’âme de Gérande, et ces mots parurent en lettres rouges :

Il faut manger les fruits de l’arbre de science.

Aubert et Gérande se regardèrent avec une stupéfaction terrible. Ce n’étaient plus les orthodoxes devises de l’horloger catholique ; il fallait que le souffle de Satan eût passé par là. Mais Zacharius n’y prenait plus garde, et il reprit :

« Entends-tu, ma Gérande ? Je vis, je vis encore ! Écoute ma respiration égale ; vois le sang circuler dans mes veines !... Non ! tu ne voudrais pas tuer ton père, et tu accepteras cet homme pour époux, afin que je devienne centenaire et que j’atteigne à la puissance de Dieu ! »

À ces mots impies, la vieille Scholastique se signa et Pittonaccio poussa un rugissement de damné !

« Et puis, Gérande, tu seras heureuse avec lui ! Vois cet homme, c’est le Temps ; ton existence sera réglée avec une précision bien douce à l’âme ! Gérande ! puisque je t’ai donné la vie, rends la vie à ton père !

– Gérande, murmura Aubert, je suis ton fiancé !

– Ami, c’est mon père ! répondit Gérande en s’affaissant sur elle-même.

– Elle est à toi ! dit maître Zacharius ; Pittonaccio, tu tiendras ta promesse !

– Voici la clef de cette horloge », répondit le petit vieillard.

Zacharius s’empara d’une longue clef, qui ressemblait à une couleuvre déroulée ; il courut à l’horloge, qu’il se mit à monter avec une vélocité fantastique. Le grincement du ressort faisait mal aux nerfs. L’horloger tournait, tournait toujours, sans que son bras s’arrêtât ; il semblait que ce mouvement de rotation fût indépendant de sa volonté. Il tourna ainsi de plus en plus vite, avec des contorsions étranges, jusqu’à ce qu’il tombât de lassitude.

« La voilà montée pour un siècle ! » s’écria-t-il avec une joie terrible.

Aubert sortit de la salle comme fou. Après de longs détours, il trouva l’issue de cette demeure maudite et s’élança dans la campagne. Il revint à l’ermitage de Notre-Dame du Sex ; il parla au saint homme avec des paroles si désespérées, que celui-ci consentit à l’accompagner le soir même au château d’Andernatt.

Si, pendant ces heures d’angoisses, Gérande n’avait pas pleuré, c’est que les larmes s’étaient épuisées dans ses yeux. Maître Zacharius ne quittait pas cette immense salle ; il venait à chaque minute écouter les battements réguliers de la vieille horloge, et souriait avec une joie épouvantable. Cependant, dix heures avaient sonné, et, à la grande frayeur de Scholastique, ces mots étaient apparus sur le cadre d’argent :

L’homme peut devenir l’égal de Dieu.

Non seulement le vieillard n’était plus choqué par ces maximes odieuses, mais il les lisait avec délice et se complaisait à ces pensées d’orgueil, tandis que Pittonaccio tournait en rond autour de lui et l’enlaçait de replis tortueux et fantastiques.

L’acte de mariage devait se signer à minuit. Gérande, presque inanimée, ne voyait, n’entendait et ne comprenait qu’à peine ; Le silence n’était interrompu que par les gémissements du vieillard et les ricanements de Pittonaccio, dont plus d’une fois les ongles s’allongèrent immodérément.

Onze heures sonnèrent ; Zacharius tressaillit, et d’une voix joyeuse lut ces blasphèmes :

L’homme doit être l’esclave de la science,

et pour elle sacrifier parents et famille.

« Oui, s’écria-t-il, il n’y a que la science en ce monde ! »

Les aiguilles serpentaient sur ce cadran de fer avec des sifflements de vipère ; le mouvement de l’horloge battait à coups précipités et lugubres.

Maître Zacharius ne parlait plus, il râlait, et de sa poitrine oppressée il ne sortait que ces paroles entrecoupées :

« L’existence ! – La vie ! la science ! »

Cette scène avait deux nouveaux témoins : l’ermite et Aubert. Zacharius était debout, Pittonaccio accroupi, Gérande étendue plus morte que vive ; Scholastique priait.

Soudain, on entendit le bruit sec qui précède la sonnerie des heures. Zacharius se redressa.

« Voilà minuit ! » dit-il.

L’ermite étendit la main vers la vieille horloge, et minuit ne sonna pas. Maître Zacharius poussa alors un cri funèbre qui dut être entendu de l’enfer, lorsque ces mots apparurent :

Qui tentera de se faire l’égal de Dieu,

sera damné pour l’éternité !

La vieille horloge éclata avec un bruit de foudre ; le ressort s’en échappa et sauta à travers la salle avec mille contorsions fantastiques. Le vieillard courut après ; il cherchait en vain à le saisir ; il s’écriait :

« Mon âme ! mon âme ! »

Le ressort infernal sautait devant lui et rebondissait avec d’effrayantes grimaces. Mais voici que Pittonaccio le saisit soudain, et, avec un horrible blasphème, s’engloutit sous terre.

Maître Zacharius tomba à la renverse. Il était mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le corps de l’horloger ne fut pas inhumé en terre sainte, mais au milieu des pics incultes d’Andernatt, et puis Aubert et Gérande revinrent prier pour lui à Genève, pendant les longues années de bonheur que Dieu leur accorda sur la terre ; – juste récompense de l’humilité chrétienne par laquelle ils s’efforçaient d’expier l’orgueil et de racheter l’âme du réprouvé de la science.

 

 

 

Jules VERNE, Maître Zacharius

ou l’horloger qui avait perdu son âme, 1854.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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