Blanche, ou la sœur de charité

 

                             Au XIXe siècle.

 

                                 3e ÉDITION.

 

 

                                                                        ΄Ελπίδς χαλλίστη !

 

 

À vous, fils du progrès, sondeurs du grand problème,

Vous qui voulez guérir la misère au teint blême,

Cette vieille en haillons dont l’éternel refrain

Crie et crîra toujours : « J’ai froid, j’ai faim, du pain ! »

À vous, riches du siècle, à vous, femmes du monde,

Qui pourriez de Lazare ôter la lèpre immonde !

À vous, à vous encor, ô ma mère, ô ma sœur,

À vous tous ces tableaux que va peindre mon cœur !

Daignez donc inspirer un vertueux délire,

Un élan généreux aux cordes de ma lyre,

Pour que, le son frappant les quarante immortels,

J’offre à la charité l’encens de mes autels,

Et, chantant de Vincent les disciples fidèles,

Je puisse copier d’aussi nobles modèles.

 

                               ––––––––

 

Il faisait froid, le givre avait blanchi la terre.

Sœur Marie, arrivant, dépose au monastère

Un précieux fardeau qu’elle avait sur le bras.

– « Que nous apportez-vous ? encor de l’embarras,

Lui dit sœur Hippolyte ; oh ! la saison est dure ! »

– « Donnez, répond Marie, à cette créature

» Un regard de bonté. Pauvre être insouciant !

» Voyez comme il vous tend la main en souriant !

» Il ne sait pas qu’il perd le soutien de sa mère.

» La malheureuse expire, et notre ministère

» Veut que nous recueillions les plus infortunés

» Des jeunes parias au malheur condamnés. »

– « Eh bien ! donnez toujours, repart sœur Hippolyte ;

» Car il faut, avant tout, qu’à l’instant je visite

» Ma nouvelle recrue, et qu’en langes de lin

» Je change les chiffons du chétif orphelin,

» Pour le coucher auprès d’Adèle et Désirée

» Dont le père, à coup sûr, sera mort en Crimée. »

– « Pourquoi, répond Mario, en ciel noir, orageux,

» Toujours voir l’avenir ? Delphin est courageux,

» Il reviendra bientôt glorieux, je l’espère,

» Et les pauvres enfants pourront revoir leur père ;

» Ils recevront encor ses baisers réchauffants.

» Mais moi, qui n’ai pas eu comme tous les enfants

» Le regard d’une mère et son premier sourire,

» Que j’aurais de bonheur si je pouvais me dire :

» Un jour j’embrasserai Blanche, mon doux Sauveur,

» Que je quittai pour vous, pour vous seul, ô Seigneur !

» Vous l’auriez bien aimée, allez ! sœur Hippolyte,

» Si vous aviez connu ses sentiments d’élite !

» L’or fondait dans ses doigts pour soulager les maux

» De tous les affligés. Que de fois ses manteaux,

» Du guerrier saint Martin évoquant la légende,

» Taillés par mes ciseaux, servaient à mainte offrande ! » 

– Sœur Hippolyte ajoute : « Elle sut, mieux que moi,

» Refouler tout orgueil sous l’ardeur de sa foi.

» Je bénis donc ici la volonté divine

» Qui me rompt au ménage ainsi qu’à la cuisine ;

» Car il faudra bien voir si toute vanité

» N’aura pas pour vainqueur chez moi l’humilité ;

» Si, domptant mes défauts par des travaux infimes,

» Je ne puis conquérir les dévoûments sublimes !

 » Mais assez de discours ! notre bourg indigent

» Ne vit pas de la phrase, il a besoin d’argent.

» Les mendiants, hier, ont épuisé la huche,

» Il reste un quart de pain et de l’eau dans la cruche.

» Allons donc retremper nos forces au repos,

» Pour qu’au labeur du jour nos membres soient dispos. »

Elle dit, et déjà, toutes deux en prière

Invoquaient du Très-Haut la grâce tutélaire,

Lorsque trois coups pressés tintèrent au couvent :

– « Au milieu de la nuit » par la neige et le vent,

» Qui peut avoir besoin de nous, à pareille heure ? »

Pensa la sœur Marie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Ouvrez votre demeure, »

Dit une voix plaintive au maladif accent,

» Nous venons près de vous, au nom de saint Vincent,

» Apporter un dépôt et remplir un message »,

Continue en entrant celle qu’un long voyage

Accablait de fatigue, et dont le corps tremblant,

Malgré l’appui d’un bras marchait en chancelant.

– « Asseyez-vous auprès de l’âtre, dit Marie,

» Chauffez-vous, et goûtez de mon miel, je vous prie,

» Et quand vous aurez bu quelques doigts de ce vin

» Réservé pour la soif du pauvre pèlerin,

» Vous pourrez, dans les lits que ma compagne apprête,

» Vous délasser le corps et reposer la tête. »

– « Merci ! je sens déjà votre hospitalité

» Me rendre des trésors de vigueur, de santé,

» Répondit la malade ; un repos salutaire

» Promet ses doux bienfaits à ma faible paupière. »

 

Elle achève et bientôt, par les soins vigilants

De la sœur Hippolyte, en des draps chauds et blancs,

Les voyageuses vont goûter ta quiétude,

Sommeil, réparateur de toute lassitude.

Aussi le lendemain, quand le jour radieux

Répandit sa lumière, alors, se sentant mieux,

Et, devant les deux sœurs, recueillant sa pensée,

La malade, en ces mots, conta son odyssée :

 

– « Naguère, avec sœur Rose, appliquant nos efforts

À soigner les héros qui, par milliers, sont morts

Aux plaines de Tauride où la peste et la guerre,

Deux uns, ont déployé leur aile meurtrière,

Je reçus d’un blessé, qui me l’a confié,

Cet or, avec ce vœu qui m’émut de pitié :

« Remettez cette somme aux Sœurs de mon village,

Afin qu’on élevant mes filles en bas âge,

Elles fassent germer en leurs cœurs les vertus

Qui relèvent le faible, aux esprits abattus.

Sachez qu’ayant perdu ma femme et tout courage,

Dans la souffrance, un jour, pris d’un accès de rage,

Je voulus me détruire et je sentis soudain

Mon arme s’abaisser sous une blanche main :

– « Malheureux ! arrêtez, dirent les voix amies

» De nos sœurs qui veillaient mes filles endormies.

» Le suicide est lâche, allez plutôt chercher

» Une mort honorable en bravant le danger. »

J’eus honte de moi-même ; aussi pour la patrie,

Pour mes enfants aimés jusqu’à l’idolâtrie,

Je pus vendre mon corps. En leur donnant cet or,

Embrassez-les pour moi, dites-leur bien encor,

Si le sort des combats est jaloux de ma vie,

Que les derniers soupirs de mon âme ravie

S’envoleront vers eux. » . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il finissait ces mots,

Lorsque, tumultueux comme un amas de flots,

Qui rompant une digue, en mugissant s’élance,

Un troupeau de uhlans envahit l’ambulance.

Qui sait ? bon Dieu ! jusqu’où ces féroces soldats

Eussent pu déchaîner la fureur des combats

Sur nos blessés, sur nous, sans la ferme défense

De leur jeune officier à la noble vaillance :

– « Armes bas ! leur dit-il, n’outragez pas ce lieu,

» Mais bénissez plutôt ces prêtresses de Dieu,

» Pour qui nous sommes tous des chrétiens et des frères !

» Et vous, ne craignez rien, mes dignes prisonnières ;

» Car s’il faut que je cède aux lois de mon devoir,

» Mon général est grand ; dès qu’il pourra vous voir,

» Il va vous vénérer à l’égal de deux saintes. »

En effet nous partons, et bientôt des enceintes

Les postes sont franchis. Déjà, nous arrivons

Au quartier général, et là, nous recevons

L’accueil le plus touchant de ces chefs intrépides.

Ils lèvent de leurs plans sur nous des yeux timides.

L’un d’eux, nommé, je crois, le général Luders,

Dit aux chefs assemblés dont les fronts découverts

S’inclinent devant nous, empreints de déférence :

– « Messieurs, ils sont heureux, nos ennemis de France,

» D’avoir un culte où brille un si beau dévoûment.

» Oui, filles du Seigneur, je plains, en ce moment,

» Notre religion d’être déshéritée

» De femmes comme vous, dont la vie est sacrée.

» Allez ! nous répondons d’un seul de vos cheveux !

» Emportez, chères Sœurs, nos respects, nos adieux. »

 

À ces mots, dans le camp, l’officier nous ramène...

– Oh ! qui m’eût dit, bon Dieu ! que l’affreuse semaine

Allait bientôt sonner où, dans l’assaut sanglant

Je le retrouverais, mais, hélas ! expirant...

Tout était terminé : la nuit jetait son ombre

Sur la scène d’horreur ; les cadavres sans nombre

Gisaient là confondus à travers les chevaux,

Dont les membres broyés, dispersés en lambeaux,

Se mêlaient aux caissons brisés, fumants de poudre.

On eût cru que le ciel avait vomi sa foudre

Sur ce terrain maudit où de hideux charniers

Attiraient les vautours, les corbeaux par milliers.

C’est là qu’en épiant l’agonie et le râle

Aux lèvres de ces morts dont le visage pâle

Du marbre n’avait plus que la froide raideur ;

C’est là que tout à coup, ô comble du malheur !

J’entends gémir ; j’écoute... aux feux de ma lanterne,

Je le revois ! c’est lui ! l’œil fermé, blanc et terne.

Je verse un cordial dont l’effet généreux

Anime un peu son corps... ses yeux cherchent mes yeux.

Croyant me reconnaître, ils se mouillent de larmes ;

Mais, sentant du trépas les suprêmes alarmes,

D’une main convulsive il saisit cette croix,

La baise et veut parler une dernière fois ;

C’est en vain, car sa lèvre est déjà refermée,

Et sa tête retombe à terre, inanimée.

Pauvre jeune homme, il meurt ! . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au triste souvenir,

La conteuse s’émeut et ne peut retenir

Quelques pleurs comprimés. Mais, Marie attentive,

Qui, depuis le récit, inquiète et craintive,

Suit les gestes, les sons et les moindres regards,

Rassemblant tous les traits en sa mémoire épars,

S’écrie, en la voyant sous sa cornette blanche :

« Plus de doute... c’est vous ! répondez, ma sœur Blanche,

» Rappelez-vous Marie ! » Elle en a dit assez

Pour qu’aussitôt leurs bras, vivement enlacés,

Rapprochent ces deux cœurs qu’une si longue absence

Appelait avec peine à la reconnaissance.

– « Se peut-il ? quoi ! c’est vous ! sous ces habite sacrés,

Vous dont le cœur, la vie, aux pauvres consacrés,

Ont renié le monde et sa joie et ses fêtes,

Vouant votre opulence aux plus hautes conquêtes ?

Bonne Marie, oh ! va, c’est à toi que je dois,

D’avoir pu me soustraire aux caprices, aux lois

D’une société qui, frivole et légère,

M’eût perdue à jamais et rendue étrangère

À mes devoirs pieux, si ta vocation

N’eût inspiré d’amour divin ma mission.

Aussi tous les plaisirs de ces fêtes mondaines

M’accablèrent bientôt comme de lourdes chaînes ;

Je vis mes diamants m’accuser trop de pleurs,

Et le luxe effréné me chanta ses douleurs :

Velours, satin, bijoux, merveilles de parure,

Qui cachez dans vos plis et souffrance et souillure,

J’entendis vos métiers me grincer sous leurs dents :

« Machine ou minotaure aux poumons haletants,

» Pour que le luxe marche en roi dans son domaine,

» Il me faut dévorer de la matière humaine ! »

Je renonçai donc vite à tout vil oripeau,

Dont le froid de serpent me glissait sur la peau,

Pour vêtir, ô bonheur ! une robe de bure

Et donner à l’acier tranchant ma chevelure.

Deux ans après, j’allais vers de lointains climats

Chercher avec sœur Rose un glorieux trépas,

En gagnant à la foi des peuplades sauvages.

– Tu sais que, dès l’enfance, aguerrie aux voyages,

M’élevant dans des goûts à mon sexe étrangers,

Mon père, brave Anglais, me rompit aux dangers.

Ce mépris du péril servit à quelque chose :

Grâces à lui je pus délivrer ma sœur Rose,

Un jour, m’éloignant d’elle, à tort, un seul instant,

Par la tribu perfide elle est subitement

Enveloppée, étreinte, et déjà le martyre

Sévit sur son corps faible aux éclats d’un fou rire,

Je vole à son secours, et, de mon revolver,

Je fais fuir la tribu, jetant ma poudre en l’air.

J’interroge sœur Rose, et l’oreille inquiète,

J’attends une réponse . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas ! elle est muette...

Sa langue était brûlée. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . Ah ! pardonnez, mes Sœurs,

Si je retrace ici ces pénibles horreurs !

Mais sachez seulement que, depuis ce supplice,

Nos cœurs n’en faisant qu’un, dans le même calice

Nous boirons toutes deux et l’absinthe et le fiel

Dont il faut s’abreuver pour mériter le ciel.

Jugez-en par le trait dernier de cette amie.

À l’Aima, je tombai sous la balle ennemie ;

Mon sang coulait à flots ; mais Rose l’étancha,

Et d’une main adroite à la mort m’arracha ;

Car si je dus encore au Christ offrir mon zèle,

Et si je puis vous voir, merci deux fois pour elle ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

« Bénissez-nous, sœur Rose, Ah ! saint et doux martyr,

Vous qui nous apprenez, résignée, à souffrir ;

Gloire à nous, dit Marie, à notre sainte cause

De pouvoir attacher l’immortel nom de Rose !

Quant à vous, chère Blanche, ah ! je reconnais bien

Tout ce que le Seigneur versa d’amour chrétien

Dans votre âme élevée. Eh ! dès votre jeune âge,

Ne vous voyais-je pas adoucir l’esclavage,

Lorsque votre bon père, à vos vœux accédant,

Donnait au Nouveau Monde un exemple touchant ?

Quand moi, pauvre métisse, orpheline vendue,

Grâces à vous, je fus à l’air libre rendue.

 

C’est beau, dit Hippolyte, à de si grands exploits

Ma charité n’eut pas d’héroïques emplois.

Moi, fière enfant gâtée, aimant les flatteries,

Je ne sus que créer des bals, des loteries :

Plus tard, je visitai le grabat, la prison,

Espérant, par la foi, dominer ma raison,

Et Dieu voulut qu’enfin je vouasse à l’enfance

Ainsi qu’à la vieillesse une longue assistance.

Je vais donc, pour Marie, appelée au hameau,

Dérouler de nos soins le vulgaire tableau :

Quand nous vînmes ici, typhus, épidémie

Rongeaient les paysans à la face blêmie ;

La paresse, le vol et la mendicité

Infestaient le canton et la propriété,

Et nous luttions en vain, lorsqu’une riche usine

Fit germer le travail en ce lieu de ruine.

Ce travail, bienfaisant pour la localité,

Aide à semer le grain de la moralité ;

Mais une résistance aveugle nous désole ;

À peine pouvons-nous soutenir notre école.

– « Pessimiste toujours, dit Marie en rentrant,

Avec l’aide de Dieu tout sera florissant...

– En attendant, mes Sœurs, il faut que je ressorte

Pour aller inhumer la pauvre femme morte. »

 

Malgré leurs bons avis, du funèbre labeur

Blanche prit la fatigue, et bientôt la rigueur

De la rude saison tira prompte vengeance

De l’excès de son zèle enclin à l’imprudence,

La course fut trop longue, elle eut chaud, elle eut froid,

La voyant défaillir, Mario, en son effroi,

L’emporte et la soutient, quoique faible elle-même ;

Mais se sentant robuste avec celle qu’elle aime,

Elle peut déposer au couvent, dans son lit,

Blanche dont le visage et se voile et pâlit :

– « Oh ! je crois bien, dit-elle, à sœur Rose, qui pleure,

Que seule, vous verrez notre supérieure.

Pourquoi vous chagriner ? Au céleste séjour,

N’aurai-je pas pour vous toujours le même amour ?

Enviez donc mon sort ; si mon ange m’appelle,

Je pourrai jusqu’à Dieu, m’envoler sur son aile. »

 

Son ange l’appela... Trois semaines après,

L’héroïne cueillait pour lauriers des cyprès.

La charité devait, ardente, corrosive,

De son feu dévorant, brûler cette âme vive.

Son zèle infatigable, une dernière fois,

Offrait à la douleur le secours de ses doigts.

– Elle voulut saigner, mais autrefois habile,

La lancette aujourd’hui tremble en sa main débile ;

Son corps retombe inerte, accablé par l’effort,

Et sur ses yeux éteints passe un souffle de mort.

Douce fut l’agonie, et, quand de sa parole,

Le prêtre l’eut bénie, on crut d’une auréole

Voir passer les rayons sur son front blanc et pur :

C’est que son âme allait vers le dôme d’azur !

 

Jour et nuit, en pleurant, les trois Sœurs en prière

Ne voulaient plus quitter sa dépouille si chère.

Lorsqu’il fallut pourtant, vers le champ du repos,

La porter vers la fosse, au milieu des sanglots,

On put voir un soldat, s’inclinant sur la bière,

Y fixer une croix prise à sa boutonnière :

– « C’est elle ! mes amis, qui l’a mieux mérité

Ce symbole d’honneur ! Gloire à sa charité !...

Oui, croyez-en Delphin ; au nom de notre armée,

Écrivons sur sa tombe : Ange de la Crimée !... »

 

 

 

Théodore VÉRON, Les mélodies, 1870.

 

 

 

 

 

 

 

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