L’agnelet du gentil pastoureau

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Pour les tous petits. )

 

 

Près de Bethléem, autrefois, s’allongeaient sous le beau ciel de la Palestine, à l’azur lumineux et profond, de vastes prairies, dont l’herbe épaisse et drue engraissait les troupeaux. C’est là que les prêtres faisaient garder les animaux destinés à rougir de leur sang l’autel du Seigneur, égorgés par le couteau des sacrifices. Ils vivaient là tout paisiblement, jusqu’au jour où leurs gardiens les poussaient hors du délicieux pâturage, à travers les chemins pierreux et poudreux, vers le temple trois fois saint du Très-Haut.

Ces gardiens étaient d’honnêtes bergers, hommes d’esprit simple et de cœur pur, dont la vie était agréable à Dieu. Or, un beau jour, un pauvre petit enfant, dont la tunique en haillons laissait voir, par endroits, la chair toute meurtrie, toute souillée de boue, de poussière et de sueur, un pauvre petit enfant, dont les pieds saignaient, déchirés aux ronces des bois et aux cailloux de la route, un pauvre petit enfant bien las, bien malheureux, bien seulet, vint s’évanouir de fatigue au milieu des pasteurs.

Ceux-ci, dont l’âme était bonne et généreuse, accueillirent l’enfant, firent couler sur ses plaies de l’huile très douce et de l’eau très fraîche ; ils couvrirent son petit corps amaigri et tremblant de la peau d’un mouton toute chaude et frisée ; à ses pieds, ils mirent des sandales que fixaient des bandelettes enroulées jusqu’au genou. Après quoi, voyant que l’enfant ne savait plus où porter ses pas, ils le gardèrent parmi eux.

Le nom de cet enfant était Girésaël ; il venait de loin, de très loin, de si loin qu’il ne pouvait plus dire exactement d’où il était parti. Son père était un humble pêcheur qui vivait dans une cabane étroite et légère, au bord d’un grand fleuve, à l’eau bleue comme le ciel. Il se souvenait seulement, le petit Girésaël, que les roseaux, tout près de la rive, à peine mouillés par l’onde, avaient une musique très mignonne et très suave, aux moments que la brise passait, mais que durant les nuits d’hiver, quand soufflait la tempête avec furie, ces pauvres petits roseaux faisaient entendre, en se courbant sous la rafale, un long gémissement plaintif, effrayant.

Il se souvenait aussi, l’enfant perdu, que bien souvent, parmi l’azur, de grands oiseaux blancs s’envolaient avec des cris joyeux et semblaient ravis de se baigner dans les chauds rayons du soleil. Il se souvenait encore que, par les belles nuits, quand la lune arrondissait sa blancheur lactée au fond des cieux parsemés d’étoiles, il voyait se balancer sur l’eau du fleuve une longue traînée d’argent dont les plis étincelaient. Il se souvenait surtout, Girésaël, de ses parents si remplis de tendresse et de bonté pour lui, de sa mère aux si beaux cheveux noirs où il s’amusait à cacher sa tête, en jouant, et aux grands yeux si doux dans lesquels il aimait tant à plonger ses yeux, de son père, enfin, dont les bras nerveux et forts tiraient si adroitement le lourd filet gonflé de petits poissons, qui, en sautant, faisaient miroiter leurs écailles au soleil.

Sa mémoire enfantine était tout illuminée de ces doux souvenirs ; mais hélas ! il se rappelait aussi, le pauvre esseulé, qu’un jour, un jour affreux, ayant eu le malheur de désobéir à sa mère en s’éloignant trop de la maison paternelle, il avait été surpris par des voleurs. Et ces voleurs l’avaient emporté, malgré les vains efforts de ses faibles muscles d’enfant rompus sous les coups de bâton, et ils l’avaient entraîné bien loin, bien loin, pendant très longtemps. Comme il avait été misérable en ce temps-là, le petit Girésaël ! Comme il avait pleuré, gémi, souffert ! Mais une nuit, enfin, une nuit sombre, où le vent hurlait et grondait de sa voix formidable et terrifiante, il avait pu s’enfuir. Moins effrayé par les fracas des éléments en furie que par la violence et la cruauté des voleurs si méchants qui le retenaient comme un esclave, il avait couru dans l’obscurité qui l’enveloppait de toutes parts, à travers les mugissements de la bise et les houles de la tempête, au risque de briser vingt fois ses petits membres étiolés ; il s’était reposé durant le jour au creux d’une roche, à bout de souffle et d’énergie ; puis il avait repris sa marche errante et folle, hanté par cette peur, qu’en détournant la tête, il apercevrait ses bourreaux tout près de l’atteindre, à quelques pas, l’ayant poursuivi pour le ressaisir et le tuer sous les coups. Et cette fuite avait duré plusieurs jours.

Ainsi Girésaël conta sa navrante histoire aux bergers des troupeaux. Ces hommes droits, dont le cœur était largement ouvert à la pitié, sentirent l’émotion pénétrer leur âme ; ils redoublèrent pour l’enfant de sympathie et de soins dévoués. Le pauvre vagabond dépenaillé, au lieu d’errer par les tristes chemins, devint au milieu d’eux un gentil pastoureau ; il menait les brebis dans les gras pâturages et les soignait de son mieux avec zèle et avec amour. Mais, malgré la douceur de vivre au milieu de si braves gens, surtout après avoir fréquenté la compagnie détestable et le bâton bien dur et bien lourd de ces misérables voleurs. Girésaël était fort malheureux. Dans ses grands yeux limpides et profonds, la tristesse habitait plus souvent que le rire, et l’on voyait, sous les ondes soyeuses de ses beaux cheveux noirs, son front jeune et blanc se creuser d’une ride précoce. Il songeait, hélas ! à ses pauvres parents, dont, par sa faute, il se croyait séparé pour toujours. Et ce souci rongeant lui dévorait le cœur.

Un seul être avait le don de jeter sur son visage, assombri par le chagrin, un clair et vivant rayon de gaîté ; et ce n’était point un berger, pas même un être humain. C’était un tout petit agnelet blanc, qu’on lui avait donné. Le petit agnelet suivait en tous lieux notre gentil pastoureau, se serrait contre lui en poussant de légers bêlements très doux, de plaisir et de tendresse, et ne laissait nul autre berger le mener aux pâtours, ni caresser son épaisse et jolie toison de neige. Aussi, Girésaël s’était-il pris d’une vive affection pour le petit agnelet blanc. Quand la mignonne bête arrêtait sur lui des yeux aimants, presque intelligents même, et qui semblaient compatir aux chagrins de l’enfant perdu, le pastoureau sentait couler jusqu’au fond de son cœur une délicieuse émotion, et sa figure s’épanouissait. Et puis, quand le joli animal folâtrait parmi l’herbe verte et les mille fleurs de la prairie, quand il gambadait et sautillait autour du jeune berger, comme un vrai bébé de mouton qu’il était, il arrivait à Girésaël d’éclater parfois d’un rire sonore et joyeux qui détendait ses pauvres petits nerfs, tout tirés par sa grosse peine.

Par une belle nuit d’hiver, tandis que les bestiaux, les prairies, et, tout là-bas, le bourg de Bethléem, dormaient au milieu d’un calme profond, tandis que le firmament illuminé paraissait suspendu comme un gigantesque dais noir étoilé par millions de clous d’or et de diamants, nos pasteurs, emmitouflés dans leurs peaux de brebis et assis autour d’un grand feu clair et pétillant, devisaient entre eux ; Girésaël, l’œil distrait, perdu jusqu’au fond de la voûte immense, poursuivait toujours sa rêverie de remords et de chagrin ; et le petit agnelet blanc, câlinement serré entre les genoux du pastoureau et la tête appuyée sur la poitrine de l’enfant, dormait.

Donc nos bergers devisaient entre eux du Messie qui allait apparaître. Il était arrivé, le temps marqué par les prophètes ; bientôt leur viendrait un Sauveur. Et ces âmes naïves et pures, tout imprégnées de foi et de confiance, attendaient paisiblement ; mais ils se demandaient, dans leur simplicité, à quel signe on reconnaîtrait le Fils de David, et sous quelle forme il se présenterait à leurs yeux : viendrait-il en conquérant, chargé de gloire et dominant les peuples, ou bien descendrait-il des cieux, tout à coup déchirés, sur un char étincelant, comme y était monté autrefois le prophète Élie ? Et chacun de dire sa pensée, d’exprimer son espoir et ses désirs. Ainsi, tout autour du brasier qui jetait mille étincelles vers les cieux, sous le voile des cieux qui jetait mille points lumineux vers la terre, la veillée des pasteurs se prolongeait jusqu’au cœur de la nuit, dans ses pieux entretiens et dans l’attente du Messie.

Or, voici que soudain, une clarté brillante illumina le ciel au-dessus de la prairie ; elle était infiniment douce, au point que les regards s’y baignaient avec suavité ; elle était si puissante, en même temps, que le feu des bergers pâlissait auprès d’elle, et que les étoiles des cieux en apparaissaient ternies et rouillées. Les pasteurs, saisis de frayeur et d’émoi, s’étaient levés d’un seul mouvement, les yeux agrandis, la bouche muette, et Girésaël, lui-même, en avait perdu le cours de ses amers souvenirs ; son agnelet mignon, le corps tout frémissant, se cachait contre lui, n’osant plus bêler. Mais alors, dans l’auréole de lumière ouverte au sein du firmament, un ange apparut, si ravissant et si beau que la frayeur fondit comme neige au soleil ; et l’apparition souriante, ainsi qu’une aurore printanière en un ciel d’orient, laissa tomber ces mots d’une voix qui chantait avec une merveilleuse harmonie : « Bergers, ne craignez point ; que votre terreur, plutôt, s’épanouisse en joie ; car je viens vous annoncer un immense bonheur. Aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur vous est né et c’est le Christ, le Seigneur. Voici le signe à quoi vous le reconnaîtrez : vous trouverez un enfant enveloppé de langes, couché dans une crèche. » Et, ces mots prononcés, le divin messager se tut ; mais aussitôt, dans l’éblouissante profondeur du firmament, un invisible chœur fit résonner un céleste cantique, aux accents plus mélodieux que les plus doux chants de la terre. Il disait : « Gloire à Dieu au plus haut du ciel, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !... »

L’écho de ces voix surnaturelles, après avoir longtemps vibré, s’était perdu enfin dans le grand silence des nuits ; la divine lumière, après avoir inondé les regards des pasteurs et leurs âmes ravies, s’était enfin dissipée dans l’ombre des campagnes... et les bergers, comme en extase, écoutaient encore au fond de leur cœur et contemplaient toujours au fond du miroir de leurs yeux.

– Allons à Bethléem, s’écria l’un d’eux, rompant tout à coup le silence ! Allons adorer le Messie !

– Allons adorer le Messie, répétèrent ses compagnons, dont l’humble et robuste foi n’avait pas un instant d’hésitation.

Et, tout de suite, emportant leurs bâtons noueux, allumant une torche aux flammes du brasier pour diriger leurs pas, ils descendirent vers le bourg.

Mais avant de partir :

– Toi, mon petit Girésaël, qui es le plus petit de nous, dit le chef des pasteurs, un vieillard à la barbe blanche et au front dégarni, tu iras plus tard adorer le divin Enfant. Reste ici maintenant pour garder le foyer.

Girésaël, en entendant cet ordre, eut le cœur bien gros, bien gros de pleurs qui montèrent jusqu’à ses yeux et mouillèrent ses joues ; mais la dure expérience avait rendu notre pastoureau très docile et très sage. Il essuya ses larmes en plongeant son visage au plus épais de la blanche toison de son petit ami, qui répondit par un doux bêlement d’amitié ; puis, sans répliquer, il s’approcha du feu qui mourait, y jeta quelques brassées d’où jaillit une flamme haute et plus ardente, avec un pétillement plus fort et, reprenant sa place avec son agnelet mignon sur ses genoux, il attendit.

Il attendit longtemps, rêvant du Messie, le cœur tout brûlant d’amour, d’espérance et de désir, plongeant ses regards au loin, vers Bethléem, pour voir si n’apparaissait point là-bas, dans la nuit, la torche des bergers. Enfin, elle brilla comme une minuscule étoile vacillante au sein de l’ombre à peine éclairée par ses feux. Aussitôt tout tremblant de joie, tout ému de bonheur, Girésaël fut debout. Dès que la troupe des bergers, qui revenaient, le front à la fois grave et radieux, chantant à pleine voix les hymnes du Sauveur, approcha du foyer, le pastoureau, n’y tenant plus, se précipita dans le chemin, toujours suivi de son fidèle agnelet blanc.

À mi-route, entre le bourg et la prairie, une grotte s’ouvrait au milieu des rochers, plus pauvre assurément que la misérable cabane où Girésaël avait passé les jours de sa première enfance. Et c’était là ! c’était là que le Sauveur du monde était né ; c’était là qu’il dormait sur un peu de paille, à peine enveloppé de pauvres petits langes. Le jour n’avait pas encore éclairci l’horizon ; mais une clarté mystérieuse environnait l’asile où le Seigneur du ciel était venu chercher un modeste berceau. Ge doux rayonnement était une leçon pour les yeux de l’intelligence, en même temps qu’une lumière aux regards matériels du corps. L’esprit innocent de Girésaël ne conçut aucun doute et ne connut aucune hésitation ; immédiatement, il comprit que ce tout petit enfant qui ne parlait pas encore était le Messie attendu depuis les antiques générations. Et s’agenouillant sur le sol, il joignit ses mignonnes mains et pria de toute l’ardeur de son âme enfantine. Et près de lui, l’agnelet blanc, imitant son maître et rendant à son Créateur un hommage inconscient, courba ses genoux et prosterna son front dans la poussière.

Jésus dormait ; la Vierge Marie, assise auprès de son divin Fils sur un bloc de rocher, souriait doucement, les yeux traversés d’une larme à la pensée des futures douleurs qu’elle entrevoyait aux lointains de l’avenir ; Joseph, appuyé sur son bâton, contemplait l’Enfant-Dieu d’un regard tout plein de vigueur suave et de tendre vénération. Dans le fond, un âne et un bœuf soufflaient leur chaude haleine auprès de l’Eternel, afin d’écarter les glaces de l’hiver de son corps enfantin.

Mais cependant le froid qui devient plus âpre au moment où le jour se lève, entrait jusqu’au fond de la grotte et pénétrait sous la mince épaisseur des pauvres langes ; un tout léger vagissement, une plainte à peine entendue souleva la poitrine de l’Enfant-Dieu, qui commençait, à peine âgé de quelques heures, son humaine carrière de souffrances.

Marie devint pâle, et Joseph, ému, chercha du regard, de tous côtés, comment il pourrait réchauffer le divin Enfant.

Alors, dans le bon petit cœur du petit pastoureau, une charitable inspiration germa, comme une belle fleur éclot sur une tige pure ; après une larme furtive, un très court instant de chagrin vite repoussé, l’enfant prit dans ses bras l’agnelet blanc et s’adressant à Marie :

« Je n’ai que lui, Madame, dit-il, d’une voix douce et intimidée ; mais je le donne à votre enfant pour qu’il ait moins froid. »

Et lui-même il posa sur les pieds du Petit Jésus l’agnelet qui se laissait faire et qui semblait comprendre !

Alors, l’Enfant-Dieu ouvrit ses yeux pour un sourire, et la Vierge Marie, baisant au front le pastoureau, lui dit très doucement : « Tu seras récompensé. Reviens ici dans trois jours. »

Et, en effet, trois jours plus tard, les parents de Girésaël, qui erraient parmi la contrée à la recherche de leur fils, vinrent auprès de Bethléem, attirés par la grande nouvelle ; et, devant la grotte où la Vierge allaitait l’Enfant, dont le petit agneau léchait les pieds tout roses et mignons, le pêcheur et sa femme aperçurent soudain le gentil pastoureau, qui se jeta, pleurant de bonheur, entre leurs bras.

 

 

 

François VEUILLOT,

Humbles victimes, 1907.

 

 

 

 

 

 

 

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