Les deux frères

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. – L’AÎNÉ

 

 

Le cabaret du père Brossec était situé dans un faubourg de Trégharaix, sous-préfecture industrielle d’un département breton. Deux maigres piliers de fonte, au badigeon décoloré tombant par écailles, étayaient le plafond bas de la grande salle, aux murs jadis embellis de peintures criardes aujourd’hui fondues dans une grisaille uniforme : quelques tables grossières, encadrées de lourds escabeaux, boitaient sur un carrelage inégal et mal rapiécé. Ce soir-là, vers 11 h. 1/2, sous la lueur falote des papillons de gaz ajustés aux colonnes ou piqués aux parois, la pièce était remplie d’une cinquantaine d’ouvriers, qui buvaient, criaient, chantaient, fumaient, crachaient, au sein d’une buée malsaine et d’un vacarme assourdissant.

Bons travailleurs au demeurant, mais surchauffés de discours incendiaires et brûlés de mauvaise eau-de-vie, on les eût pris pour une bande d’apaches ou d’émeutiers.

C’était un groupe de grévistes. Ils appartenaient, les uns à la fabrique Lehudé, les autres à la fabrique Herbin, les deux principales cordonneries de Trégharaix, où le travail était suspendu depuis dix jours à cause d’un nouveau règlement d’atelier. Ils venaient d’entendre un député socialiste du Nord, accouru tout exprès pour envenimer leurs colères et aigrir leurs partis pris, déjà surexcités par des négociations interminables où se heurtaient l’entêtement des patrons et l’obstination du Syndicat. Autour des tables poisseuses et des liqueurs frelatées du père Brossec, ils avaient voulu renouveler encore une fois le serment de résister jusqu’au bout.

Tout à coup, du fond de la salle, une voix stridente et martelée, dominant le tumulte et perçant le nuage empuanti par la fumée des pipes et l’haleine des buveurs :

– Citoyens, j’ai une proposition à vous faire !

Celui qui parlait ainsi, debout sur un escabeau, n’était pas un ouvrier. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, vêtu avec l’élégance vulgaire et prétentieuse d’un garçon coiffeur ou d’un petit employé de bureau. Sa figure maigre, aux traits tendus, à l’œil clignotant, dur et vicieux, au front large creusé entre les sourcils d’un pli volontaire, au menton solide et carré, révélait de l’intelligence et de l’énergie, mais dénonçait une débauche précoce. Ses formes un peu rustiques et ses mains larges et rougeaudes avéraient le paysan sous l’habit citadin. Du haut de son perchoir improvisé, le veston large ouvert et les poings sur les hanches, la tête en avant, comme prête à foncer, les paupières plissées, la bouche entr’ouverte, il promenait un regard méchant sur l’assistance.

Ses voisins, probablement au fait de son idée, tambourinaient de leurs verres sur les bouteilles et sur les tables, afin d’obtenir le silence.

– Écoutez Gouaisic ! Écoutez-le !

Le bruit des conversations s’éteignit. Tous ces visages, allumés par la colère et l’alcool, où certains yeux s’éclairaient de lueurs troubles, où quelques autres chaviraient d’une somnolence hébétée, se fixèrent sur le jeune homme.

– Citoyens, reprit-il, j’ai une proposition à vous faire. Ce qui se passe à l’heure actuelle à Guéménéhic est une honte. Le gouvernement se laisse tenir en échec par une poignée de cafards et de calotins...

– À bas la calotte ! hurla un ténor éraillé.

– La calotte, hou ! hou ! scandèrent aussitôt trente ou quarante voix, tandis que de lourds coups de pied sur le carrelage et des chocs de verres sur le bois rythmaient ce cri absurde.

– Laissez-moi donc finir !... Est-ce que nous pouvons tolérer, citoyens, que le cléricalisme et la réaction relèvent insolemment la tête, aux portes mêmes de Trégharaix ?

– Non ! Non !

– Puisque le gouvernement trahit son devoir, à nous de lui donner l’exemple !

– Oui, oui ! Bravo, Gouaisic !

– Dès demain, rendons-nous en masse à Guéménéhic ! Au fond, tous ces paysans qui suivent aveuglément leurs curés...

– À l’eau, les curés !

– ... ne font les crânes que parce qu’ils escomptent une défaillance des soldats qu’on enverrait contre eux, sous le commandement d’ignobles galonnards !

– Des galonnards, n’en faut plus !

Et, soudain, sur ces mots, d’un coin du cabaret, gronda l’Internationale.

L’orateur eut un geste d’impatience.

– Fermez ça !... Je dis que tous ces froussards, quand ils se verront assaillis par de solides gaillards, armés de bons gourdins, détaleront comme des lièvres. Et, demain, dans bous les journaux de France, on dira que les vaillants travailleurs de Trégharaix, non contents de défendre la cause sacrée du prolétariat contre la tyrannie capitaliste, ont su donner une leçon d’énergie républicaine et de courage libre penseur à un gouvernement oublieux de son devoir ou traître à son parti.

Ce cliché grandiloquent, lancé d’une voix sèche et fébrile, déchaîna l’enthousiasme. Les applaudissements claquèrent. On tonna des acclamations. Deux bouteilles se brisèrent avec fracas.

– Holà ! rugit le père Brosser, un gros homme court à l’encolure puissante et au nez rubicond, cassez pas ma vaisselle. Et puis, voilà minuit. Faut voir à déguerpir !...

 

 

*

*    *

 

 

Le village de Guéménéhic, objet de tant de malédictions, pointait son clocher à jour à une lieue de Trégharaix. Les Sœurs de son école libre venaient d’être englobées dans un décret d’expulsion. Mais les habitants du bourg avaient résolu de s’opposer de vive force à leur départ. Les travaux de la campagne étaient interrompus ; Guéménéhic avait pris figure d’un camp retranché ; des barricades élevées en travers des routes aboutissant à l’école coupaient les chemins de tous côtés ; des sentinelles veillaient aux abords de la place. Déjà, le sous-préfet, venu pour exécuter les ordres du ministre en compagnie d’une escouade de gendarmes, avait dû se replier devant la vigoureuse indignation de ces paysans résolus à défendre leurs droits. Il fallait envoyer la troupe, et, depuis cinq jours, on pensait apprendre chaque matin qu’une des compagnies du bataillon stationné à Trégharaix était partie pour Guéménéhic.

C’était l’hésitation des autorités devant cette mesure de violence qui avait si fort outré le jeune socialiste et qui, le trouvant surchauffé par des discours de réunions publiques et l’ivresse en commun de ce cabaret de faubourg, lui avait inspiré son projet d’expédition.

Maintenant, les buveurs égrenaient leur bande à travers le faubourg, avec des mines de conjurés, non sans avoir pris rendez-vous pour le lendemain, dès l’aube – et ce serait de bonne heure en ce mois de juillet – à quelques cents mètres en dehors de la ville, au premier carrefour de la grand-route.

Le jeune orateur, accompagné d’un ami, marchait d’un pas pressé, la cigarette aux lèvres.

– Tu rentres chez toi, Gouaisic ?

– Non, je vais au journal. Il faut que je trousse un compte-rendu de la grève et un entrefilet sur Guéménéhic. Je ne suis pas encore au lit.

– Tu viendras tout de même avec nous ?

– Mais sans doute !

– On dirait que tu hésites. Aurais-tu peur de rencontrer ta mère ou ton petit frère Jean ?

Le jeune homme eut un haussement d’épaules agacé, mais ne répondit mot.

– Faut pas flancher, tu sais, insista son compagnon. Si tu n’es pas là pour les conduire, ils caleront... Allons, je vais me coucher. Bonsoir !

– Bonsoir !

Et Gouaisic, ayant lancé cet adieu d’un ton sec, se perdit dans l’ombre. Il songeait. La solitude et la nuit commençaient à le dégriser. La proposition qu’il avait jetée, dans ce cabaret fiévreux, moitié par ivresse et moitié par bravade, lui semblait maintenant un peu saugrenue. Sans doute, il aimait fort à pousser le peuple aux aventures ; mais il lui plaisait beaucoup moins d’y risquer sa personne. Après avoir signé ses articles corrosifs et fulminants du Rappel trégharaicois – feuille socialiste, en secret commanditée par le banquier parisien Macherneux, qui voulait se faire élire député dans cet arrondissement breton, – Gouaisic oubliait volontiers la cause des prolétaires, au milieu des plaisirs faciles.

Et puis, si vraiment son frère ou sa mère allait se rencontrer au premier rang de ces paysans de Guéménéhic ?... Il avait beau se croire au-dessus de tous les préjugés de famille, il sentait un frisson lui courir l’épine dorsale et lui glacer le cœur à la pensée d’une telle bataille.

Pierre Gouaisic était né, en effet, vingt-cinq années plus tôt, dans ce bourg de Guéménéhic, où sa mère habitait encore, avec son frère Jean, de neuf ans moins âgé que lui. Les Gouaisic avaient possédé naguère un petit bien. Par malheur, il y a dix-sept ans, le père, abîmé de chagrin par la mort d’une fillette dont il raffolait, s’était mis à boire ; et l’alcool et le vin l’avaient rendu méchant. Très vite, il était devenu l’un des piliers des pires cabarets de la ville où quelques mauvais gars l’avaient endoctriné. Bref, en dépit des pleurs de sa femme, il avait déserté l’église et placé Pierre à l’école communale, tout fraîchement laïcisée.

Or, l’instituteur de Guéménéhic, un jeune pédant, farci des idées nouvelles, était furieux de voir que la feinte modération dont il faisait étalage ne trompait personne, et que l’établissement libre, ouvert immédiatement par les Frères, attirait tout le monde. Enfiellé de rancune, il eut bientôt remarqué que le petit Pierre, avec une intelligence vive et une volonté tenace, était travaillé de penchants vicieux ; n’étant pas pressé d’élèves, il résolut de pousser cet enfant, de tirer de cette gaine paysanne un futur intellectuel et de punir cette population cléricale en formant, parmi ses membres, un ennemi de la religion.

L’aîné des Gouaisic était le fruit de cette éducation sectaire. Son père étant mort subitement, d’une congestion alcoolique, Pierre, alors âgé de dix-huit ans, s’était engagé d’un coup de tête, afin d’échapper à son milieu. Indépendant, jouisseur et ambitieux, frotté de littérature et doué d’un certain bagout, il s’était lié avec le rebut de la caserne et n’avait échappé qu’à grand-peine au Conseil de guerre et aux bataillons d’Afrique. Son temps achevé, il avait obtenu au Rappel trégharaicois cette position qui lui semblait une avenue sur les destinées les plus hautes. Au surplus, la place était bonne. Le banquier Macherneux, qui, dévoré du prurit politique, avait jeté son dévolu sur ce centre industriel où le socialisme fermentait, payait largement. Gouaisic, en même temps que journaliste, était conférencier populaire ; il avait des champions parmi les ouvriers, des succès oratoires au sein des réunions. C’était presque une manière de petit personnage ; déjà même, il rêvait de supplanter son patron.

Mais, cette nuit-là, tout courant dans les rues étroites et sombres, il était loin de songer à l’avenir et le passé lui remontait au cerveau. Que ferait-il, le lendemain, si sa mère ou son frère... ?

Cependant, ses réflexions angoissées l’ont conduit jusqu’au journal. Il entre, échange un bonjour maussade avec le petit Hergoëz, le gamin chargé de la « locale », allume une cigarette, et, d’un geste énervé, chassant les scrupules et les remords, il se met au travail.

Rageuse et grinçante, sa plume écorche le papier de ces mots : « Quand donc le gouvernement se décidera-t-il à marcher sur ces odieux calotins de Guéménéhic ?..... »

 

 

 

 

II. – LE CADET

 

 

Le petit réveil de cuivre acheté, la Saint-Martin dernière, à la foire de Trégharaix, vibra d’une sonnerie grêle et stridente. La mère Gouaisic, qui ne dormait plus qu’à moitié, au fond de son lit clos, se réveilla tout à fait, ouvrit les yeux, se dressa. Un rayon de jour, très pâle, et comme imprégné de nuit, filtrait par les rideaux de serge verte, et, dehors, des trilles et des roucoulements d’oiseaux s’égrenaient dans les arbres. La mère Gouaisic enfila son vieux jupon, jeta un fichu sur les épaules, descendit du lit-clos sur le coffre, et du coffre sur le sol en terre battue ; puis, ayant chaussé ses sabots, elle alluma la petite lampe à pétrole qui pendait sous le manteau de l’âtre.

Alors, elle regarda dans le second lit-clos, le plus beau, celui qui attenait à l’armoire de noyer aux ferrures de cuivre. Et un sourire illumina sa peau tannée et plissée de vieille paysanne, à la vue de son Jean qui dormait à poings fermés. La sonnerie aiguë n’avait pas troublé ce sommeil de quinze ans.

Qu’il était joli, son petit gars ! Un peu pâle et maigriot, car il avait travaillé dur. Moins intelligent que son aîné, il devait bûcher pour apprendre ; mais il bûchait de tout son cœur, qui était grand, et le succès couronnait ses efforts. Il venait de remporter plusieurs prix, au Petit Séminaire, et deux grands mois de vacances en pleine campagne auraient tôt fait de lui rendre ses forces.

La Mère Gouaisic le contemplait avec un mélange d’orgueil et d’attendrissement, et aussi, – car elle songeait à l’autre, – avec une mélancolie douloureuse au fond des prunelles et un léger tremblement au coin des lèvres.

Il avait reçu meilleure éducation que Pierre, ayant été mis à l’école libre après la mort du père. De son aîné, il avait la volonté tenace, et ce n’était pas sans peine que les efforts combinés de sa mère, des Frères et du curé avaient épuré chez lui l’entêtement puéril en virile énergie. L’expérience précoce de la douleur, en face des violences avinées de son père vivant et de l’inexprimable horreur de son père mort, avaient contribué, du reste, à former son caractère et à élever son âme. Très jeune, il avait senti qu’il devait consoler sa mère et qu’il avait mission de réparer pour celui que Dieu avait frappé d’une fin si terrible et pour celui qui offensait Dieu par une vie si coupable. Et, vers le temps de sa Première Communion, la vocation sacerdotale avait fleuri dans son cœur, sur ces pensées du sacrifice. Le curé du village avait obtenu pour lui une bourse au Petit Séminaire ; il serait prêtre un jour, et c’était avec une douceur profonde que la mère Gouaisic se voyait, dans l’avenir, vieillissant au presbytère de son fils, et le servant.....

– Mais le temps passe. Il faut le réveiller, songea-t-elle.

Et, déposant un gros baiser sur le front un peu pâle de son gars :

– Jean, fit-elle.

– Maman, répondit une voix tout ensommeillée, tandis que les yeux de Jean s’ouvraient à demi et qu’un sourire câlin flottait sur ses lèvres.

– Il va être 4 heures. Il faut te lever.

– Oh ! déjà ? J’ai encore envie de dormir.

– Voyons ! Tu oublies ! C’est ton tour de garde au grand Calvaire.

– Ah ! c’est vrai !

Et, du coup, l’enfant se redressa sur son lit, tout somnolent encore et se détirant les bras dans un bâillement prolongé.

– Allons, dépêche-toi ! Tu n’as que le temps ! Je vais te préparer une bonne tasse de café bien chaud avec une petite goutte. Ça te dégourdira.

Jean Gouaisic avait maintenant les yeux grands ouverts. Un bénitier de faïence pendait au fond du lit-clos ; il y trempa les doigts et se signa pieusement.

– Ah ! maman, s’écria-t-il en sautant sur le sol, quel beau rêve ! J’étais missionnaire en Chine, et des brigands m’environnaient pour m’entraîner au martyre. Être missionnaire, être martyr, hein, maman, si le bon Dieu voulait tout de même ?

La mère Gouaisic eut un petit frisson.

– Tu rêves encore ! Habille-toi ! Ça vaudra mieux.

Quelques minutes après, Jean, tout paré, le nez dans son grand bol aux enluminures naïves, se brûlait délicieusement la langue avec son café tout chaud.

– Voilà ton sifflet ! Prends ta pèlerine ! J’ai mis dans la poche un morceau de pain et un bâton de chocolat. Surtout, sois bien prudent, n’attrape pas un mauvais coup. Ça ne servirait à rien. Tu es là-bas pour prévenir ; c’est aux hommes à combattre.

– Oui, maman, sois tranquille ! À tout à l’heure !

Et déjà l’enfant, bien en selle sur sa bicyclette, disparaissait au premier tournant, tandis que la mère le suivait encore du regard, en murmurant d’une voix plaintive et résignée :

– Missionnaire ! Missionnaire ! Enfin, mon Dieu !

Le modeste enclos de la mère Gouaisic était hors du village, au bord d’un petit chemin creux qui s’enfonçait comme une ravine entre deux haies d’ajoncs, de genêts et de ronces. Quelques coups de pédales, et Jean se trouva sur la grand-route. Au carrefour, au pied d’une croix rustique ombragée de trois vieux petits chênes au tronc rabougri et aux branches torses, quelques paysans bivouaquaient près d’un feu mourant.

– Ah ! te voilà, Jean, cria l’un d’eux. C’est bien ! Tu es à l’heure. Cours relever Jacques Hermon qui est de faction depuis deux heures et qui, probablement, commence à s’engourdir. Tu sais la consigne ! Tu grimpes au sommet de la hutte, à côté du Calvaire ; et de là, tu surveilles en même temps la route de Trégharaix, dont tu dois voir un bon kilomètre, et le chemin des bois de la Handaye, par où l’on pourrait déboucher sur nous. Si tu aperçois une troupe, deux coups de sifflet et vite, au galop, pour nous renseigner ! C’est compris ? Bonne chance !

– Au revoir !

Et Jean se lança sur la grand-route, entre deux champs de blé noir qui souriaient au soleil levant comme deux grands parterres fleuris.

 

 

*

*    *

 

 

Le grand Calvaire est une légère éminence qui se soulève, au bord des champs de blé noir, à l’endroit même où se creuse le petit vallon boisé de la Handaye. La route y commence un large demi-cercle, afin d’éviter les raideurs de la pente, tandis qu’un petit chemin se jette à travers les bouleaux et les frênes, jusqu’au fond du val, enjambe sur un pont rustique le ruisseau qui gazouille entre les arbres et grimpe tout droit l’autre versant. Dans le flanc de la butte, une miniature de grotte artificielle, clôturée d’une grille, abrite un autel dédié à Notre-Dame de Lourdes. On y vient en procession le 15 août. Au-dessus, nettement découpée sur le ciel, s’érige une croix de granit.

Depuis une heure environ, Jean Gouaisic est là, les yeux attachés sur la route, assis au pied de la croix, dont la pierre grise s’argente à l’aurore, et dont le Christ, de ses grands bras ouverts, semble bénir et embrasser l’étendue. Jean regarde et doucement se réchauffe aux caresses du bon soleil, qui monte dans un ciel de turquoise où s’évaporent quelques nuages roses. Au bas de la butte, sa bicyclette accotée contre une grosse pierre est prête à la course ; entre ses doigts, d’un mouvement machinal, il tord le petit cordon qui retient son sifflet. Dans les premiers instants de sa faction, l’air frais du matin l’ayant saisi, Jean s’est enveloppé de sa pèlerine et pelotonné tout contre la croix ; maintenant, une délicieuse tiédeur le pénètre, une torpeur quiète et agréable envahit tout son corps ; une somnolence alourdit ses yeux las de fixer l’horizon. Et, peu à peu, sans que son cerveau engourdi en ait pris conscience, voilà que la petite sentinelle, enfouie dans son grand manteau, s’endort.....

..... Combien de temps Jean Gouaisic a-t-il dormi ?

Tout à coup, un bruit de voix rudes et de rires grossiers le réveille en sursaut. Qu’est-ce donc ? Un cauchemar ? Ou plutôt la continuation de ce rêve, interrompu par un lever trop matinal, où Jean s’était vu missionnaire assailli par des brigands chinois ? Car ils ont tout l’air de bandits, ces hommes qui l’entourent en ricanant... Mais non ! Ce n’est pas un rêve. D’un bond, Jean se redresse, il se rend compte, il se souvient ! Mauvais soldat, il s’est assoupi en faction. Le pauvre gars se sent confus et désespéré, comme une sentinelle qui a trahi son devoir. Ce que veulent tous ces gaillards qui l’environnent et dans lesquels il croit reconnaître des grévistes de Trégharaix, il ne le sait pas bien. Mais, pour sûr, à leur mine, aux mots qu’ils échangent, à leurs railleries cruelles, aux gourdins qu’ils portent, on devine aisément qu’ils ont comploté quelque mauvais coup. Sans doute, ils ont dessein d’attaquer les défenseurs de l’école. Ainsi, toutes les précautions prises, toutes les barricades élevées, toutes les nuits tenues en éveil, tout cela va être perdu par la faute de Jean Gouaisic. Et qui sait ? Les soldats eux-mêmes ont peut-être déjà passé ; peut-être, en ce moment, le village est envahi, les Sœurs jetées dehors.....

Comme un éclair, toutes ces conjectures ont traversé l’esprit de Jean. D’un effort désespéré, le petit se précipite, il fonce en avant sur le groupe, il essaye de rompre cette barrière humaine.0

Dix bras l’immobilisent.

– Ah ! ah ! la sentinelle est surprise..... Tu vas nous servir d’otage..... Allons, viens !

– Laissez-moi, lâches ! Laissez-moi ! s’écrie l’enfant, qui se débat de toutes ses forces, en regardant vers le pied de la butte.

– Tu cherches ta bicyclette ? Elle est en bonnes mains.

Sur la route, en effet, au milieu d’un autre groupe, un des garnements essaye la machine.

Mais son sifflet ! Il l’avait oublié. Fébrilement, de sa main libre il veut le saisir.

Un nouveau ricanement l’interrompt.

– Ton sifflet, mon vieux, le voilà !

Et l’un de ses geôliers, tenant le cordon entre le pouce et l’index, lui balance ironiquement l’objet devant les yeux. Imprudence ! Car Jean Gouaisic a l’esprit alerte et le geste prompt. D’un mouvement si rapide que ses ennemis n’ont pu ni le prévoir, ni l’arrêter, l’enfant vient de happer au passage, entre ses dents, le sifflet sauveur. Et avant qu’une brusque saccade ne l’ait arraché de sa bouche, un coup bref et aigu a déchiré l’air... Au loin, du côté de Guéménéhic, un autre coup fait écho.

– Ah ! vermine, rugit, furieux, l’un des grévistes.

Et, à l’instant même, un lourd bâton ferré, lancé d’une main rude, s’abat sur la tête de l’enfant.

Jean pousse un gémissement sourd ; il chancelle, il tombe, il roule comme une masse inerte, entre les ronces qui le déchirent et les pierres où il se meurtrit, jusqu’au pied de la butte. Un silence effaré l’environne.

Mais soudain, de la route où il est venu s’écraser parmi le gros des grévistes, un cri d’angoisse répond à ses plaintes. Pierre Gouaisic est là ; tout à l’heure, à distance, il n’avait pas distingué les traits de ce petit factionnaire accroupi dans un manteau. Maintenant, il a reconnu son frère. Affolé, désespéré, subitement empoigné d’un terrible remords, il s’agenouille auprès de la victime, il cherche à soulever cette tête ensanglantée, trouée d’une blessure béante ; d’une voix frémissante, il l’appelle :

– Jean ! Jean ! Jean !

L’enfant, frappé à mort, ouvre à demi les yeux, et, d’un souffle à peine articulé qui passe comme un soupir très faible :

– Je te pardonne !

Autour des deux frères, les grévistes atterrés, immobiles, regardent.

 

 

 

 

III. – LA VICTIME

 

 

Il fait à moitié nuit dans la grande pièce, au sol de terre battue, qui compose tout le logement de la mère Gouaisic. Et pourtant, dehors, la campagne s’épanouit riante au beau soleil de juillet. Mais, ici, les rideaux tirés atténuent la lumière ; seuls, deux cierges, aux deux flancs d’un cercueil drapé de noir, éclairent tristement l’intérieur. Devant le cercueil, assise au pied de son lit-clos, les coudes aux genoux, le menton sur ses mains croisées, les yeux perdus, la mère Gouaisic veille.

Depuis le matin, tout le village a défilé dans son humble maisonnette. Elle est maintenant seule. Elle a demandé ce répit pour pleurer à son aise auprès de son petit gars.

Les alentours sont calmes. On n’entend aucun bruit. Plus de gardes à l’orée des chemins ; plus de barricades en travers des routes. Devant le deuil, on a consenti la trêve. Le sang du petit homme a momentanément sauvé les Sœurs de Guéménéhic.

D’ailleurs, les autorités se sentent coupables. Le meurtre de l’enfant a soulevé dans tout le pays une poignante émotion, que la presse a répandue au loin.

Les journaux reprochent au gouvernement de n’avoir pas prévenu cette équipée de grévistes qui devait fatalement aboutir à un malheur. Aussi, pour effacer la mauvaise impression provoquée par ce douloureux incident, le ministre de l’Intérieur a-t-il prescrit une enquête vigoureuse ; déjà, le meneur du mouvement, Pierre Gouaisic, est arrêté. En outre, le sous-préfet de Trégharaix a reçu l’ordre de se rendre à Guéménéhic pour présenter des condoléances officielles à la mère de la victime, avec l’arrière-pensée d’en obtenir des funérailles aussi discrètes qu’il se pourra.

Cependant, la mère Gouaisic, les yeux rougis, le teint ravagé, les traits tendus, ne verse plus de larmes. Elle a déjà tant pleuré ! Elle fixe éperdument le petit cercueil, en écoutant toujours au fond de son esprit le dernier désir exprimé par son petit Jean..... Être missionnaire et martyr !...... Et, très doucement, dans tout son être, ce souvenir épanche une vraie sérénité : la sérénité dans la douleur, ce sentiment surnaturel que seule peut connaître et goûter la foi vive et robuste ; ce sentiment qui laisse au chagrin toute sa profondeur et son acuité, mais qui l’enveloppe d’espérance et qui, pour ainsi dire, soutient l’âme au-dessus des angoisses et des déchirements du cœur.

Il semble à la pauvre femme que c’est son petit Jean qui lui verse d’en haut cette lumière et cet apaisement surhumains. Elle croit entendre une voix monter du cercueil :

– Je voulais me donner à Dieu plus tard, il m’a pris tout de suite. Je voulais répandre mon sang pour lui chez les sauvages, il l’a fait couler sur le sol de mon pays pour le rachat de mes frères et surtout de mon frère ! Le bon Dieu m’a déjà donné la récompense, je le contemple à jamais dans le paradis ! Maman, ne pleure pas ! Je suis heureux et glorieux près du Seigneur..... et je prie pour toi !.....

Et la mère Gouaisic joint ses mains tremblantes, et, du petit cercueil, ses regards se lèvent au ciel. Ce n’est pas sous le drap noir et sous le bois blanc qu’elle doit chercher son petit Jean. C’est là-haut, par-delà l’espace et le soleil..... Mais en dressant la tête d’un mouvement machinal, comme si au lieu des solives noires et lourdes, elle allait découvrir son gentil gars au milieu des chérubins, voici que ses yeux brusquement se heurtent à un grand cadre appendu sur le mur. Entre quatre baguettes très simples, un portrait de soldat, photographie agrandie gauchement par un artiste forain. Sur le coin du cadre, un gros nœud de crêpe. C’est le dernier souvenir que la mère Gouaisic ait gardé de son fils aîné. Quand, au sortir de la caserne, le malheureux s’est définitivement séparé des siens, la pauvre femme a voilé de cet emblème de deuil la figure de l’enfant qui n’existait plus pour elle. Et, à présent, elle contemple, à travers la buée qui s’épaissit devant sa vue, cette tête intelligente et volontaire où déjà se creusait le stigmate inquiétant du vice. Et sa lèvre frémissante et blanche murmure très bas, très bas :

– Fratricide !..... Oh ! mon Pierre, mon pauvre petit Pierre !

Alors, un sanglot lui déchire la poitrine. Et, d’un brusque sursaut, la mère Gouaisic se jette à genoux, presque affaissée contre le cercueil qu’elle étreint de ses bras fébriles, qu’elle baigne de ses larmes, en gémissant :

– Mon petit Jean ! Mon petit Jean ! Sauve ton frère ! Oh ! je t’en supplie, sauve-le !

Puis la tête épuisée s’abat lourdement sur le drap noir, tandis que tout le corps est secoué de frissons.

Mais, soudain, un bruit de paroles et de pas la réveille et la redresse. Par la porte ouverte, un flot de lumière est entré dans la chambre close, a pâli soudain la petite flamme d’or des cierges. Un homme jeune, un inconnu, vêtu comme un monsieur de la ville, est là, debout, la tournure guindée, l’air un peu gêné. Près de lui, la mère Gouaisic aperçoit le maire du village.

– Pardon, fait celui-ci à mi-voix ; nous avons frappé, vous n’avez pas répondu..... Alors, j’ai poussé la porte..... C’est M. le sous-préfet.....

À ce nom, la pauvre femme se recule, un peu pâle. Que lui veut-on encore ? Et la voilà qui se place en avant du cercueil, dans une attitude de défense, comme si elle redoutait qu’on essayât de lui voler le corps de son fils.

– Qu’y a-t-il, Monsieur ? demande-t-elle en balbutiant.

Le fonctionnaire est un peu embarrassé de cette mission qu’il considère comme une corvée. Cependant, il a préparé quelques phrases banales et correctes. Et, d’un ton qu’il cherche à rendre ému :

– Pardonnez-moi, Madame, dit-il, d’avoir interrompu les pleurs que vous versiez sur ce pauvre enfant, victime innocente de nos discordes civiles.....

Mais la mère Gouaisic arrête le froid discours d’un mouvement sec. Toute droite, elle se redresse et fixe énergiquement son interlocuteur. Et, du bras tendu, montrant le portrait de son fils aîné, de ce jeune homme que le sous-préfet vient de faire arrêter ce matin, mais qu’hier encore il flattait comme une puissance populaire, elle lui répond, avec un geste et une voix qui donnent à sa simple figure de pauvre paysanne une sorte de grandeur tragique :

– Monsieur, voilà la victime que je pleure !

 

 

 

François VEUILLOT,

Humbles victimes, 1907.

 

 

 

 

 

 

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