Le compagnon de route

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’une horloge voisine, un coup argentin tomba dans la nuit.

– Onze heures et demie ! maugréa Robert. Et pas un fiacre à la station, ni dans les rues ! Pour la veillée de Noël ! Est-ce assez ennuyeux ! Je serai en retard et je vais m’enrhumer.

Malgré le chaud et moelleux pardessus qui couvrait son habit noir et son fin plastron de chemise, à fleurs brodées ; malgré l’épais foulard qui enfermait son cou, sa bouche et ses oreilles ; malgré les chaussons fourrés qui cachaient ses souliers vernis, Robert se sentait grelotter sous les pénétrantes morsures du froid ; il était envahi, jusqu’aux os, par l’air dur et piquant de cette nuit glacée. Et la neige tourbillonnante, en dépit des soins qu’il prenait, glissait partout ses menus flocons, si jolis, mais encore plus sournois ! Descendue jusqu’au ras du sol, il la voyait remonter soudain, comme par trahison, sous ses vêtements les plus serrés, voltiger autour de lui, légère et perfide, et se pelotonner dans tous les coins et dans tous les plis.

Elle avait commencé vers les premières ombres du soir et tombait toujours, sans discontinuer, lente et monotone, exaspérante ; et les passants emmitouflés, qui se rendaient aux messes de minuit, trébuchant et pataugeant sur l’humide et blanc tapis, où s’amortissait le bruit de leurs pas, semblaient des ombres dans la nuit.

Robert, furieux et gelé, continuait à courir en vain à la recherche de son fiacre. Il pestait, mâchonnant de gros mots sous l’épaisseur de son foulard ! Car il devait aller fort loin, chez un ami riche, habitant, au fin bout des quartiers neufs, au milieu d’une rue très courte et silencieuse, un hôtel charmant. Là, cet ami donnait un somptueux réveillon, en compagnie joyeuse ; on souperait, l’on jouerait, l’on boirait surtout ; on s’exciterait enfin, dans la chaleur des vins généreux et dans la griserie de piquantes conversations, à mille et mille absurdes folies, jusqu’à l’heure où le jour pâlirait les flambeaux. Toute une nuit de plaisirs énervants et coûteux !

C’est de la sorte, en effet, que s’apprêtait Robert à passer la nuit merveilleuse, où Jésus descendit sur la terre et commença de souffrir pour nous. Cette nuit, jadis, était, pour lui, bien différente. À l’église, auprès de sa mère, une âme infiniment pieuse, il assistait à la messe, et, pénétré de ferveur, s’approchait de la Table sainte. Hélas ! cette mère chérie, cet ange gardien de son enfance, était morte, il y avait peu d’années, à l’âge où les passions jetaient leurs premiers feux dans le cœur de l’adolescent tendre et généreux, mais si faible et si inconstant ! Il s’était laissé entraîner, et, s’il avait gardé la foi, toujours vivante ainsi qu’un remords au fond de lui-même, il avait délaissé la pratique ; et il glissait, de plus en plus vite et de plus en plus bas, sur la pente mauvaise.

Mais, en ce moment, sous la traîtresse invasion des flocons glacés, pénétré de froid et exaspéré de colère, il ne songeait qu’à l’ennui d’enfoncer ses pieds engourdis dans la neige.

Là-bas, au tournant de la rue, deux lanternes pâles surgirent tout à coup de l’ombre épaisse et blanche. Après un soupir de bonheur, notre Robert héla fortement le cocher, au risque d’avaler toute une gorgée de froidure ; il agita son parapluie, comme un télégraphe désespéré, jetant les petits flocons, autour de lui, dans une danse éperdue. Enfin, il eut la joie de voir se diriger vers lui, tout doucement, les deux lueurs jumelles, enveloppées de brume.

Au même instant, une voix tremblante et presque mourante élevait près du jeune homme une humble prière, à peine formulée, aussi faible qu’un faible soupir de petit oiseau blessé. Robert tourna la tête. Un enfant était là, les pieds nus dans la neige, à peine vêtu de haillons en lambeaux, affaissé contre le mur, semblant n’avoir plus qu’un souffle de vie. Dans ses grands yeux brillaient encore une flamme ardente et profonde, éclairant tout ce visage amaigri, bleui par la gelée, creusé par une souffrance précoce. Un flot de cheveux noirs, poudrés de neige, tombait sur son front, couvrait en partie ses joues, coulait jusqu’à ses épaules, à demi décharnées par l’horrible misère. À la falote lumière d’un bec de gaz, Robert avait lu tout cela, d’un seul regard ; et, malgré la neige tombante, en dépit du froid glacial et de l’humidité pénétrante, en dépit de sa colère à peine apaisée, il avait été frappé soudain de la singulière beauté qui, au milieu d’une intense douleur et de la mort prochaine envahissant ce corps frêle et frémissant, marquait encore ce front d’enfant misérable à l’agonie. En même temps, cette torture du gel affreux, mordant la chair au travers des loques déchirées, lui empoignait le cœur comme une angoisse ; il grelottait, lui, sous sa fourrure épaisse et moelleuse ; eh bien, alors, et ce petit enfant ? Quel ne devait pas être son martyre ?

Robert comprit qu’un grand devoir s’imposait à lui, tout à coup, entrait dans son existence, un devoir urgent, impossible à rejeter : il devait empêcher cet enfant de mourir ! Il se sentirait meurtrier, s’il laissait là, pour aller se réjouir, ce petit corps à moitié nu, dans la neige !

Mais comment faire ? On l’attendait là-bas ! Il ne voulait point manquer à son rendez-vous. Pourquoi donc fallait-il qu’il eût rencontré cet enfant ? Après tout, il n’en était pas responsable... Et, cependant, ces yeux ardents, à la fois pleins de vie et annonçant la mort, ces yeux qui le fixaient, qui avaient l’air de trouer son cerveau, d’y lire clairement sa coupable hésitation, ces yeux-là semblaient lui crier : Caïn !

– Où sont tes parents ? dit-il au petit miséreux.

– Je n’en ai plus, murmura péniblement la mourante voix de petit oiseau blessé.

– Tu ne connais personne ?

– Non !

Et, pendant quelques secondes, tandis que le fiacre appelé s’arrêtait au ras du trottoir, la conscience de Robert fut comme un champ de bataille.

Donner de l’argent à cet enfant qui se mourait ? Quelle ironie cruelle ! Il ne pourrait pas même le saisir entre ses doigts gelés ! Le porter à l’hôpital ? Mais où donc était l’hôpital et comment y entrer, au milieu de la nuit ? Robert n’avait jamais arrêté son esprit sur de telles questions ! Et puis son rendez-vous, dont l’heure approchait ! Que faire ? Il ne voulait pas abandonner l’enfant ; mais dans quel embarras cette rencontre inopinée le jetait !

Le cocher, descendu de son siège, avait ouvert la portière et s’impatientait !

– Ma foi, se dit Robert, je serai peut-être raillé ; mais je ne vois pas d’autres moyens... En somme, on lui donnera toujours à manger quelque chose et on le couchera quelque part. Et puis, demain, je verrai.

Aussitôt, se tournant vers le petit être glacé, puis le prenant dans ses bras, froid comme un cadavre et léger comme une plume, il le coucha au fond de la voiture et jeta au cocher le nom de la petite rue lointaine où demeurait son ami.

Le cocher maugréa, furieux de la course trop longue et fort peu au courant des dédales du quartier neuf.

Robert, assez ennuyé au fond de cette compagnie et des multiples embarras qu’il prévoyait, était tout de même assez content d’avoir concilié le cri de sa conscience et le souci de son plaisir. Et puis, l’enfant, avec ses grands yeux qui brillaient de reconnaissance et ses longs cheveux bouclés, était si joli, d’une beauté si étrange et si séduisante ! Il avait encore bien froid, le pauvre petit, dans la médiocre voiture, où l’air du dehors pénétrait tout à l’aise : « Il faut pourtant le couvrir », se dit le jeune homme ! Et, murmurant contre la nouvelle obligation qu’il se sentait imposée par le hasard et par la charité, mais d’ailleurs trop généreux pour s’y soustraire, il retira son manteau de fourrure et en enveloppa le petit corps gelé. L’enfant remercia par un sourire et par une larme !

Quelques instants plus tard, la forte sève de vie qui coulait dans les artères de l’enfant se réchauffait, reprenait le dessus, triomphait de la glace ; et la langue du miséreux se délia.

L’enfant, qui semblait dormir, ouvrit les yeux, ses grands yeux d’un éclat lumineux et profond ; puis il dit :

– C’est à la messe de minuit, n’est-ce pas, que vous me conduisez ? Car je sais bien que c’est Noël, aujourd’hui, et que j’avais tant prié le petit Jésus de me secourir. Bien sûr, c’est lui qui vous a envoyé. Vous me mettrez tout près de la crèche, aux pieds du petit Jésus, n’est-ce pas ! Là, j’aurai bien chaud et je serai si content... N’est-ce pas, mon bon monsieur !

– Oui, oui, dit Robert, un peu embarrassé ; car, dans un remords surgissant de plus en plus aigu, du fond de son cœur et des lointains de son souvenir, il revoyait ses messes de minuit d’autrefois, si pieuses, si aimées, si vraiment remplies d’une joie profonde et suave !... Et puis, cet extraordinaire enfant, quand il parlait de Jésus, il avait un accent si pénétrant, si délicieux, si chaud ; on voyait flamber dans ses beaux grands yeux un regard si brûlant et presque si mystérieux, que Robert se sentait, auprès de lui, étrangement ému. Un trouble profond l’envahissait : un regret de son existence passée, toute de ferveur et de foi, le serrait à la gorge ; une horreur de sa vie présente entrait en lui, comme un glaive !... Il se reprit un instant, tout de même ; ou plutôt, ce fut le démon qui le ressaisit dans sa griffe ; il secoua les saintes pensées de grâce et de miséricorde ; il voulut se plonger, jusqu’à la boue, dans le désir des plaisirs grossiers qui l’attendaient au terme de sa course... Mais, à ce moment précis, l’enfant reprit la parole.

– Ma mère, un jour, m’avait conduit à la messe de Noël, dans une belle église, avec beaucoup de fleurs et de lumières...

– Et moi aussi, autrefois, interrompit Robert, comme dans un rêve, moi aussi j’étais conduit par ma pauvre mère à la messe de minuit.

– Ah ! ma bonne petite mère aimée, continua l’enfant dont les yeux se voilaient d’un nuage de pleurs, quand elle est morte, elle m’a supplié : « Mon petit Robert, aime toujours le bon Dieu ! »

– Hein ! comment ! s’écria le jeune homme frappé d’un coup violent au plus profond de l’âme, et sursautant de surprise et d’émoi. Car cette même phrase avait été prononcée, pour lui aussi, par sa mère mourante... Incroyable coïncidence. Était-ce l’enfant qui venait de lui rappeler ces mots solennels ? N’était-ce pas plutôt sa conscience éveillée qui avait parlé tout haut dans le silence et la nuit de son cerveau obscurci par le mal ?...

Le cœur bouleversé dans un trouble inouï, les yeux débordant enfin des pleurs du remords, de ces pleurs qui couvaient en lui, depuis vingt minutes déjà, depuis l’acte de charité qui avait ouvert à la grâce un tout petit coin dans son âme fermée, – Robert se retourna vers l’extraordinaire enfant.

Mais l’enfant avait disparu. Et Robert, en proie à la plus indicible émotion, jeta vers le ciel, et vers sa mère, avec ses sanglots, une supplication de miséricorde et un cri de reconnaissance !

En même temps le fiacre s’arrêtait, le cocher ouvrait la portière, avouait son ignorance du chemin.

– Nous sommes dans le quartier, ajoutait-il ; il y a là des gens qui entrent dans l’église. On peut leur demander la route.

Une église était là, en effet, dressant dans la nuit, derrière le voile blanc de la neige, une façade noire où flamboyaient des vitraux éclairés par l’illumination intérieure. Et du clocher, tombèrent, dans l’instant, les douze coups solennels de minuit, tandis que l’orgue éclatait majestueux et puissant.

– Inutile d’aller plus loin, dit Robert : je m’arrête ici ; – il descendit, paya la course et, quelques minutes plus tard, il se prosternait aux genoux d’un prêtre.

 

 

François VEUILLOT, Humbles victimes, s. d.Hu

 

 

 

 

 

 

 

 

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