La chambre nuptiale

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MON cœur battait quand je descendis de voiture à la porte d’Henri. J’allais le revoir après quinze ans d’absence. Nous avions été compagnons de marches et de cavalcades, compagnons de clairs de lune, et de levers de soleil ; compagnons de fêtes, de lectures, de rêveries, d’opinions, de chimères, enfin compagnons de vingt ans. Nous nous étions assis à la même table, la dernière fois, pour le festin des noces ; et le lendemain, au milieu de cette grande fête de sa vie, je lui avais dit adieu. Dérobant une heure à sa joie, il était venu me reconduire seul, bien loin, ne pouvant me quitter, ni cesser de me parler de son bonheur. Je l’avais laissé l’homme le plus heureux du monde, au comble de ses vœux, bien établi, plein de confiance, plein de projets. Il ne songeait qu’à parer sa femme, qu’à embellir sa maison, qu’à planter son jardin. Je verrais comme ses enfants seraient bien élevés, il me les amènerait, je serais parrain du second, ou tout au moins du troisième. Depuis quinze ans, nous ne nous étions point revus ; depuis cinq ans, à peine nous étions-nous écrit.

Cependant, je n’ignorais pas qu’il avait prospéré, que sa vie était paisible, qu’il m’aimait toujours. Je savais, et j’en étais encore plus charmé, qu’il connaissait et qu’il aimait Dieu, et que je retrouverais dans l’ami de ma jeunesse un bon chrétien, un fervent catholique, un frère.

Sa maison était celle où je l’avais laissé. Il l’habitait depuis le jour de son mariage. Que de visites nous y avons faites avant ce jour ! Que de conseils et délibérations entre nous, pour la rendre digne de la souveraine qu’on y attendait ! Une vieille servante m’ouvrit : « Quoi ! c’est vous, monsieur ? » – Je la regardai : « Vous ne me reconnaissez pas ! » reprit-elle. – « Quoi, Madelon, c’est vous ? », m’écriai-je à mon tour. « Avez-vous été malade, ma chère ? » – « Ah ! poursuivit Madelon, j’ai fait la maladie de tout le monde, et j’ai quinze ans de plus qu’il y a quinze ans. Je suis arrivée de quarante-cinq à soixante, toujours sur mes jambes. Mais ne vous inquiétez pas, je sais encore faire la galette de sarrasin. » C’était son grand talent, que nous avions souvent célébré. Je lui promis mon appétit d’autrefois. « Et Henri. comment va-t-il ? » – « Il va bien, monsieur, il a fait comme vous : il a oublié de vieillir. Qu’il sera content de vous voir ! Il ne manque pas de parler de vous quand je lui sers quelque chose que vous aimiez. Venez ; il est là-haut, avec madame, dans la chambre bleue ; vous savez, la chambre nuptiale, comme vous disiez. Étiez-vous gai dans ce temps-là, monsieur ? Vous avez tout de même l’air plus rassis. »

Madelon avait toujours trouvé quelque chose de très plaisant à ce mot de chambre nuptiale. Elle n’était pas parvenue sans peine à le prononcer correctement, et depuis quinze ans elle continuait d’en rire, sans savoir pourquoi.

– Quelle drôle de chose, monsieur, poursuivit la bonne créature, en s’arrêtant pour reprendre haleine sur les marches de cet escalier, qu’autrefois elle franchissait quatre à quatre comme nous ; quelle drôle de chose, cette jeunesse, pour avoir comme ça des mots et des idées qui font rire ! En disiez-vous, avec M. Henri ! Il y en a qui me reviennent et qui me dérident encore. Peut-être que ça ne serait pas de même aujourd’hui. Vous ne le diriez plus, ou je n’en rirais plus. La peine nous arrive de tant de côtés dans la vie de ce monde ! Le souci finit par faire son nid en dedans de nous, et nous restons tristes, même sans sujet de chagrin. Ça se prend à tout le tempérament, monsieur ; et j’ai peur que vous n’aimiez plus mes galettes.

La marche de Madelon s’accordait trop avec sa philosophie pour que l’une et l’autre ne fissent pas sur moi une certaine impression. Je me trouvai vieux tout à coup, dans cette maison et sur cet escalier où je me souvenais d’avoir été si jeune. Là, j’avais senti mes jarrets plus souples, mon cœur plus allègre. Madelon me mettait quinze ans sur les épaules.

J’entrai sans me faire annoncer dans la chambre bleue. Henri me sauta au cou. C’était toujours lui ; c’était cet œil pétillant, ce cœur vif que j’avais tant aimé. Le moment d’après, il me sembla que je ne le reconnaissais plus. Sa taille svelte et droite s’était épaissie et courbée ; sa parole si rapide était devenue lente ; le temps avait fait son sillon sur ce front dégarni de son abondante chevelure ; front paisible autrefois, et maintenant plus grave. Plus de flamme de gaieté dans ces yeux, qui désormais avaient trop regardé la vie. Je me rappelai qu’Henri, jadis se plaignait de ne pouvoir dompter au fond de son âme l’opiniâtre sentiment du ridicule. « J’ai trop envie de rire, disait-il ; j’ai un démon qui me fait remarquer les grimaces des gens qui pleurent, même quand je les aime et quand je les plains. » Ah ! je n’eus pas besoin de lui demander son histoire pour savoir qu’il avait pleuré à son tour, que ce sentiment de l’ironie était dompté, cette flamme du rire à jamais éteinte.

La femme d’Henri m’avait moins vu. Elle ne put pas, sans un petit effort, se rappeler ma figure et mon nom. Et moi, partout ailleurs, je lui aurais parlé sans la reconnaître. Dans ma mémoire, c’était la fée de la jeunesse, vêtue, de gaze, couronnée de fleurs, abordant la réalité, le sourire aux lèvres, par les chemins verts du printemps. Un cœur que rien n’a froissé, des regards qui n’ont vu rien de triste. Un esprit qui n’a point conçu d’alarmes, des oreilles qui n’ont entendu que de douces paroles, des mains qui n’ont porté que des bouquets ; tout le matin, toute la fleur, toute la promesse de la vie ! Ainsi elle m’était apparue le jour de son mariage, chrétienne, femme, enfant, tout ensemble, harmonie de beauté, de foi, d’amour, de candeur ; sérieuse parce qu’elle croyait, heureuse parce qu’elle aimait, radieuse parce qu’elle ignorait... Après quinze ans, c’était une épouse vieillie aux soucis du ménage, une fille en deuil de sa mère, une mère en deuil de ses enfants. Sur son visage pâli, le torrent des larmes avait creusé plus profonde la trace des années ; dans son cœur soumis à la croix, elle étouffait l’inconsolable sanglot de Rachel. Je me rappelai que nous l’appelions stella matutina. – Maintenant, pansai-je, c’est mater dolorosa qu’il faudrait dire.

Et dans ce moment, mes yeux qui parcouraient la chambre bleue et qui ne la reconnaissaient plus, s’arrêtèrent sur une image de la Mère de douleur, au cœur percé de sept glaives. Henri pria sa femme d’aller chercher ses enfants, qu’il voulait me montrer. J’avais achevé l’examen de la chambre bleue.

– Je ne retrouve ici, dis-je à mon ami, quand nous fûmes seuls, que ton visage et ton cœur. Nous avions fait de cette chambre un musée qui n’est pas celui que je vois.

– Le goût de l’esprit, me répond-il, avait arrangé cette ancienne décoration ; peu à peu elle a été remplacée par le goût et les besoins du cœur, par la prière, par le souvenir. Ni toi ni moi n’avions songé au crucifix : le voilà. À l’endroit qu’il occupe se trouvait, si tu t’en souviens, la Diane chasseresse : elle nous aurait moins consolés, quand la mort est venue allumer ici ses flambeaux ! J’ai donné à ma femme cette image de Marie au pied de la croix, et elle a remplacé je ne sais quelle gravure poétique, après la mort de notre premier enfant. Ce dessin, au-dessus de la toilette, où était la grande fête de Watteau, représente la tombe de mon père dans le cimetière de son village ; c’est par là que j’ai commencé de bâtir, et les cyprès qui entourent l’édifice sont les premiers arbres que j’ai plantés. À côté est le portrait de la mère de ma femme : elle est morte dans cette chambre, que nous seuls pouvons habiter désormais. Ces autres portraits sont maintenant ce qui nous reste de presque tous les êtres chers qui nous ont élevés, qui ont travaillé et souffert, pour nous, et si tendrement pris soin de notre bonheur. Cet ange qui s’envole au ciel est le second enfant que Dieu nous a repris, notre chère petite Thérèse. Nous l’avons perdue, l’année dernière, à six ans. Elle s’est écriée : « Dieu ! Dieu ! où est Dieu ! Je veux aller à Dieu ! » Et elle a emporté les derniers jours heureux de sa mère.

Les yeux d’Henri se remplirent de larmes. Troublé moi-même, je promenai silencieusement mes regards sur tous ces souvenirs funèbres. Mon ami comprit ma pensée.

– Oui, frère Louis, me dit-il en me serrant la main, voilà ce que devient une chambre nuptiale : au bout de quelques années, c’est un mémorial de deuil, écrit du doigt de la mort. Mais, ajouta-t-il, grâce au Christ éternel, ni l’infamie, ni l’aversion, ni le désespoir ne sont entrés ici ; et j’ai pu voir que la douleur était comme un envoyé de miséricorde qui venait accroître la confiance, l’amour et la paix !

 

 

Louis VEUILLOT.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

5e série, tome 3e.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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