Laurette ou le cachet rouge

 

HISTOIRE DE RÉGIMENT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alfred de VIGNY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’abnégation du guerrier

est une croix plus lourde

que celle du martyr.

Il faut l’avoir portée longtemps

pour en savoir la grandeur et le poids.

(A. de V.)

 

 

 

 

 

 

I

 

 

DE LA RENCONTRE QUE JE FIS SUR LA GRANDE ROUTE

 

 

La grande route d’Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s’étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passais sur cette route, et je fis une rencontre que je n’ai point oubliée depuis.

J’étais seul, j’étais à cheval, j’avais un bon manteau, un casque noir, des pistolets et un grand sabre ; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais Joconde à pleine voix. J’étais si jeune ! – La maison du roi, en 1814, avait été remplie d’enfants et de vieillards ; l’Empire semblait avoir pris et tué les hommes.

Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII ; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges tout à l’horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l’autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron ; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d’or ; j’entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l’étrier, et je me sentis très fier et parfaitement heureux.

Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n’entendre que moi, et je n’entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval qui pataugeait dans les ornières. Le pavé de la route manqua ; j’enfonçais, il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d’une croûte épaisse de boue jaune comme de l’ocre ; en dedans elles s’emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d’or toutes neuves, ma félicité et ma consolation, elles étaient hérissées par l’eau, cela m’affligea.

Mon cheval baissait la tête ; je fis comme lui, je me mis à penser, et je me demandai pour la première fois où j’allais. Je n’en savais absolument rien ; mais cela ne m’occupa pas longtemps : j’étais certain que mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j’en rendis grâce à ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l’expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d’hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu’il ne peut se soustraire à nulle des dettes de l’Honneur, je compris que c’était une chose plus facile et plus commune qu’on ne pense que l’Abnégation.

Je me demandais si l’Abnégation de soi-même n’était pas un sentiment né avec nous ; ce que c’était que ce besoin d’obéir et de remettre sa volonté en d’autres mains, comme une chose lourde et importune ; d’où venait le bonheur secret d’être débarrassé de ce fardeau, et comment l’orgueil humain n’en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les familles et les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s’arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense ; mais l’obéissance militaire aveugle et muette, parce qu’elle est passive et active en même temps, recevant l’ordre et l’exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le destin antique ! Je suivais dans ses conséquences possibles cette Abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.

Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l’heure à ma montre, et voyant le chemin s’allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu’à l’horizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l’entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d’une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.

En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j’y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir : c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi, dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme, et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérais que c’était la voiture d’une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s’enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.

À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d’une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s’embourbaient jusqu’à l’essieu ; un petit mulet qui les tirait, était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m’approchai de lui et le considérai attentivement.

C’était un homme d’environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d’infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l’uniforme, et l’on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon, sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci, mais bon, comme à l’armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu’il arma en passant de l’autre côté de son mulet dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette en disant :

– Ah ! c’est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte ?

– Volontiers, dis-je en m’approchant, il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.

Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en flacon avec un goulot en argent, et dont il semblait tirer un peu de vanité. Il me la passa, et j’y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir ; je lui rendis le coco.

– À la santé du roi, dit-il en buvant ; il m’a fait officier de la légion d’honneur, il est juste que je le suive jusqu’à la frontière. Par exemple, comme je n’ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c’est mon devoir.

En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n’avions pas de temps à perdre ; et comme j’étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardai toujours sans questionner, n’ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion, assez fréquente parmi nous.

Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s’arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet qui me faisait peine à voir, je m’arrêtai aussi et je tâchai d’exprimer l’eau qui remplissait mes bottes à l’écuyère, comme deux réservoirs où j’aurais eu les jambes trempées.

– Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.

– Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.

– Bah ! dans huit jours vous n’y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée ; c’est quelque chose que d’être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j’ai là-dedans ?

– Non, lui dis-je.

– C’est une femme.

Je dis : – Ah ! – sans trop d’étonnement, et je me remis en marche tranquillement au pas. Il me suivit.

– Cette mauvaise brouette-là ne m’a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais c’est tout ce qu’il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.

Je lui offris de monter mon cheval, quand il serait fatigué ; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s’approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant :

– Eh bien ! vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.

Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l’armée le luxe et les grades de ces corps d’officiers.

– Cependant, ajouta-t-il, je n’accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n’est pas mon affaire, à moi.

– Mais, Commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.

– Bah ! une fois par an, à l’inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi, j’ai toujours été marin, et depuis fantassin ; je ne connais pas l’équitation.

Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre comme s’attendant à une question, et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :

– Vous n’êtes pas curieux, par exemple ! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.

– Je m’étonne bien peu, dis-je.

– Oh ! cependant, si je vous contais comment j’ai quitté la mer, nous verrions.

– Eh bien ! repris-je, pourquoi n’essayez-vous pas ? cela nous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m’entre dans le dos et ne s’arrête qu’à mes talons.

Le bon chef de bataillon s’apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d’enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d’épaule que personne ne peut se représenter s’il n’a servi dans l’infanterie, ce coup d’épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids ; c’est une habitude du soldat qui, lorsqu’il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d’encouragement dans le vente du petit mulet, et commença.

 

 

 

 

II

 

 

HISTOIRE DU CACHET ROUGE

 

 

Vous saurez d’abord, mon enfant, que je suis né à Brest ; j’ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l’âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j’aimais la mer, une belle nuit, pendant que j’étais en congé à Brest, je me cachai à fond de cale d’un bâtiment marchand qui partait pour les Indes ; on ne m’aperçut qu’en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l’eau. Quand vint la Révolution, j’avais fait du chemin, et j’étais à mon tour devenu capitaine d’un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer quinze ans. Comme l’ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi, se trouva tout à coup dépeuplée d’officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J’avais eu quelques affaires de flibustier que je pourrai vous dire plus tard ; on me donna le commandant d’un brick de guerre nommé le Marat.

Le 28 fructidor 1797, je reçus l’ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté, qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à son bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c’est-à-dire près de passer la ligne.

Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et enfermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre d’une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.

La chambre d’une reine ne peut pas être si proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu’il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu’on a. Mon lit était un coffre. Quand on l’ouvrait, j’y couchais ; quand on le fermait, c’était mon sofa, et j’y fumais ma pipe. Quelquefois c’était ma table ; alors on s’asseyait sur les petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l’acajou, et brillant comme un bijou, un vrai miroir ! Oh ! c’était une jolie petite chambre ! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s’y amusait souvent d’une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n’était... Mais n’anticipons pas.

Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j’étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre ; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu’il en avait dix-neuf ; beau garçon, quoique un peu trop pâle et trop blanc pour un homme. C’était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l’occasion mieux que bien des anciens n’auraient fait : vous allez voir. Il tenait sa petite femme sous le bras, elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient l’air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :

– Eh bien, mes enfants ! vous venez faire visite au vieux capitaine ; c’est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin ; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit ; mais c’est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m’aider un peu ?

Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : À droite ! à gauche ! capitaine ! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule. Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : À gauche ! à droite ! capitaine ! Elle se moquait de moi. – Ah ! je dis, petite méchante, je vous ferai gronder par votre mari, allez. – Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.

Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça ! Ils se trouvaient bien partout ; ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans ce mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu’avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ? Je les portais de l’autre côté de la mer, comme j’aurais porté deux oiseaux de paradis.

J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c’est-à-dire sur mon lit ; et quand je voulais, il m’aidait à faire mon point ; il le sut bientôt faire aussi bien que moi ; j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis :

– Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà ! Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes bien délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis ; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j’y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d’amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n’est qu’un sabot à présent, et je m’établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n’ai pas plus de famille qu’un chien, cela m’ennuie ; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses ; et j’ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l’œil, comme on dit poliment.

Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l’air de croire que je ne disais pas vrai ; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l’autre et s’asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me tendit la main et devint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s’en allèrent sur son épaule ; son chignon s’était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus ! c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps et elle pleurant, cela m’impatienta :

– Eh bien, ça vous va-t-il ? leur dis-je à la fin.

– Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari ; mais c’est que... vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et... Il baissa les yeux.

– Moi ; dis-je, je ne sais pas ce que vous avez fait pour être déportés, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral, ni rien du tout.

– C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme ça se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir l’air de nous connaître. Nous rions, parce que nous sommes jeunes ; nous avons l’air heureux, parce que nous nous aimons ; mais j’ai de vilains moments quand je pense à l’avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.

Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine.

– C’était bien là ce que je devais dire au capitaine ; n’est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose ?

Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.

– Allons ! allons ! dis-je, ça s’éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.

Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu’on a grondé

– D’ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n’y pensez pas, vous autres ; et la lettre !

Je sentis quelque chose qui me fit de l’effet. J’eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.

– Pardieu ! je n’y pensais plus, moi, dis-je. Ah ! par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu’à me jeter à l’eau. – Faut-il que j’aie du bonheur, pour que cet enfant-là m’ait rappelé cette grande coquine de lettre.

Je regardai vite ma carte marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j’eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.

– C’est que le Directoire ne badine pas pour l’article obéissance ! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite, que j’avais tout à fait oublié cela.

Eh ! bien, monsieur ! nous restâmes tous trois le nez en l’air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c’est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge et les autres petits, comme les traits d’un visage au milieu du feu.

– Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête ? leur dis-je, pour les amuser.

– Oh ! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.

– Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble au billet de faire-part d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu’en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme font les yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup... cela me mit de mauvaise humeur ; je pris mon habit et je l’accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l’heure ni la chienne de lettre.

J’allai achever ma pipe sur le pont. J’y restai jusqu’à la nuit.

Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j’aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l’horizon, large comme un soleil ; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant assis sur mon banc. L’officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l’ombre du brick sur l’eau. J’étais content de ne rien entendre. J’aime le silence et l’ordre, moi. J’avais défendu tous les bruits et tous les feux. J’entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite ; mais comme c’était chez mes petits déportés, je voulus m’assurer de ce qu’on faisait avant de me fâcher. Je n’eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand panneau dans la petite chambre, et je regardai.

La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l’éclairait. Elle était en chemise ; je voyais d’en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : – Bah ! un vieux soldat, qu’est-ce que ça fait ? Et je restai à voir.

Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madeleine. Pendant qu’elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux, et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l’air d’aller au paradis. Je vis qu’il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s’il en avait honte. Au fait, pour un homme, c’est singulier.

Elle se leva debout, l’embrassa, et s’étendit la première dans son hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante : elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s’endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C’était un amour, quoi !

– Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n’avez-vous pas sommeil ? Il est bien tard, sais-tu ?

Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela l’inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entrouverte, n’osant plus parler.

Enfin, il lui dit :

– Eh ! ma chère Laure, à mesure que nous avançons vers l’Amérique, je ne puis m’empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.

– Cela me semble aussi, dit-elle ; je voudrais n’arriver jamais.

Il la regarda, en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.

– Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il ; cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

– Moi, du regret ! dit-elle avec un air bien peiné ; moi, du regret de t’avoir suivi ! Crois-tu que, pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guyane ? N’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami ; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir si vous mourez.

Elle disait tout ça d’une voix si douce qu’on aurait cru que c’était une musique. J’en étais tout ému, et je dis :

– Bonne petite femme, va !

Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu’elle lui tendait.

– Laurette, ma Laurette ! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m’arrêtait seul, et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.

Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu’aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l’emporter et la cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n’avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux :

– Est-ce que ce n’est pas bien mieux d’avoir avec soi une femme qui t’aime, dis, mon ami ? Je suis bien contente, moi, d’aller à Cayenne ; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n’est-ce pas ? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte, tiens, regarde mes bras ; tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi ; je sais très bien broder d’ailleurs, et n’y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses ? Je donnerai des leçons de dessin et de musique, si l’on veut aussi ; et si on y sait lire, tu écriras, toi.

Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré, qu’il jeta un grand cri, lorsqu’elle dit cela.

– Écrire, criait-il ! écrire !

Et il se prit la main droite avec la gauche, en la serrant au poignet.

– Ah ! écrire ! pourquoi ai-je jamais su écrire ! écrire ! mais c’est le métier d’un fou ! J’ai cru à leur liberté de la presse. Où avais-je l’esprit ? Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent ; ne servant à rien qu’à nous faire persécuter. Moi ! encore passe, mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine ! qu’avais-tu fait ? Explique-moi, je te prie, comment je t’ai permis d’être bonne à ce point de me suivre ici ? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? Et où tu vas, le sais-tu ? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs... et pour moi ! tout cela pour moi !

Elle cacha sa tête un moment dans le hamac ; et moi, d’en haut, je vis qu’elle pleurait ; mais lui, d’en bas, ne voyait pas son visage ; et quand elle le sortit de la toile, c’était en souriant pour lui donner de la gaieté.

– Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats ; tiens, regarde ma bourse, je n’ai plus qu’un louis tout seul. Et toi ?

Il se mit à rire aussi comme un enfant :

– Ma foi, moi, j’avais encore un écu, mais je l’ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.

– Ah bah ! qu’est-ce que ça fait ? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes ; on n’est jamais plus gai que lorsqu’on n’a rien ; et n’ai-je pas en réserve les deux bagues de diamant que ma mère ma données ? cela est bon partout et pour tout, n’est-ce pas ? Quand tu voudras, nous les vendrons. D’ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu’il sait bien ce qu’il y a dans la lettre. C’est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.

– Peut-être, dit-il ; qui sait ?

– N’est-ce pas ? reprit sa petite femme ; tu es si bon, que je suis sûre que le gouvernement t’a exilé pour un peu de temps, mais ne t’en veut pas.

Elle avait dit ça si bien ! m’appelant le bonhomme de capitaine, que j’en fus tout remué et tout attendri ; et je me réjouis même dans le cœur, de ce qu’elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s’embrasser ; je frappai du pied vivement sur le pont pour les faire finir.

Je leur criai :

– Eh ! dites donc, mes petits amis ! on a l’ordre d’éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s’il vous plaît.

Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l’ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardai en respirant un air qui sentait frais et bon.

Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j’en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu’un des cinq directeurs s’était ravisé et me les recommandait ; je ne m’expliquais pas bien pourquoi, parce qu’il y a des affaires d’État que je n’ai jamais comprises, moi ; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j’étais content.

Je descendis dans ma chambre, et j’allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure ; il me sembla qu’elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d’amitié.

Malgré cela, je remis mon habit dessus ; elle m’ennuyait.

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais. Mais quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

Un beau matin, je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le 1º de latitude nord, au 27º de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : – J’aurai le temps de te lire, va ! en regardant de travers du côté de la lettre. – J’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. Eh bien ! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin, je me dis : – C’est trop fort ! et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière. Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.

Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore ; je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis ; j’avais un certain tremblement sur la peau du visage ; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m’en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela ; mais ce fut l’affaire d’un moment ; je montai prendre l’air.

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m’approcher d’elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu’au cou, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s’amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d’une corde, et riait en cherchant à arrêter les goémons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.

– Viens donc voir le sable ! viens donc vite ! criait-elle ; et son ami s’appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l’eau, parce qu’il la regardait d’un air tout attendri.

Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d’arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j’avais, mais elle laissa tomber sa corde ; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :

– Oh ! n’y va pas, il est tout pâle !

Cela se pouvait bien ; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l’eau. Il me suivait de l’œil ; je lui pris le bras ; j’étouffais, ma foi ; ma parole d’honneur ! j’étouffais.

– Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d’avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi ? Il paraît qu’ils vous en veulent fièrement ! C’est drôle !

Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un sourire si doux, ce pauvre garçon !) et me dit :

– Ô mon Dieu ! capitaine, pas grand-chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.

– Pas possible ! dis-je.

– Ô mon Dieu, si ! Les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16, et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.

– C’est drôle ! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles ; car cette lettre que vous savez me donne l’ordre de vous fusiller.

Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s’essuya le front, d’où tombaient des gouttes de sueur. J’en avais autant au moins sur la figure, moi, et d’autres gouttes aux yeux.

Je repris :

– Il paraît que ces citoyens-là n’ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu’ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi, c’est fort triste ; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m’en dispenser ; l’arrêt de mort est là en règle, et l’ordre d’exécution signé, paraphé, scellé ; il n’y manque rien.

Il me salua très poliment en rougissant :

– Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume ; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laurette et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.

– Oh ! pour cela, c’est juste, lui dis-je, mon garçon ; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais à mon sens, vous pouvez vous flatter qu’elle ne reviendra pas de ce coup-là ; pauvre petite femme !

Il me prit les deux mains, les serra et me dit :

– Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire, je le sens bien ; mais qu’y pouvez-vous ? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m’appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu’elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n’est-ce pas ? pour garantir sa vie, son honneur, n’est-ce pas ? et aussi pour qu’on ménage toujours sa santé. – Tenez, ajouta-t-il plus bas, j’ai à vous dire qu’elle est très délicate ; elle a souvent la poitrine affectée jusqu’à s’évanouir plusieurs fois par jour ; il faut qu’elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n’est-il pas vrai ? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette, voyez comme elle est belle !

Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m’ennuya, et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d’un air gai pour ne pas m’affaiblir ; mais je n’y tenais plus. – Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.

Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier : – Ah çà ! si j’ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c’est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu’elle s’y attende, ni vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde.

– Ah ! c’est différent, dit-il, je ne savais pas... cela vaut mieux, en effet. D’ailleurs, les adieux ! les adieux ! cela affaiblit.

– Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l’embrassez pas, mon ami, ne l’embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.

Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller. Oh ! c’était dur pour moi, tout cela.

Il me parut qu’il gardait, ma foi, bien le secret ; car ils se promenèrent, bras dessus bras dessous, pendant un quart d’heure, et ils revinrent au bord de l’eau, reprendre la corde et la robe qu’un de mes mousses avait repêchée.

La nuit vint tout à coup. C’était le moment que j’avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu’au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet

 

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Ici le vieux commandant fut forcé de s’arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées ; il reprit en se frappant la poitrine :

 

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– Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers et je dis à l’un d’eux :

– Allons ! un canot à la mer... puisqu’à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l’emmènerez au large jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil ; alors vous reviendrez. – Obéir à un morceau de papier ! car ce n’était que ça enfin ! Il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme... oh ! c’était affreux à voir !... s’agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ?

Je criai comme un fou : Séparez-les ! nous sommes tous des scélérats ! – Séparez-les... La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! Je ne crains pas tous vos avocats ; qu’on leur dise ce que je dis, qu’est-ce que ça me fait ? Ah ! je me souciais bien d’eux, en effet ! J’aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins ! Oh ! je l’aurais fait ; je me souciais de la vie comme de l’eau qui tombe là, tenez... Je m’en souciais bien !... une vie comme la mienne... Ah bien, oui ! pauvre vie... va !...

 

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Et la voix du commandant s’éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles ; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s’il eût voulu le tuer. Ce qui m’étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d’un rouge foncé. Il défit et entrouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu’il ne parlerait plus de lui-même, et qu’il fallait me résoudre à questionner.

– Je comprends bien, lui dis-je, comme s’il eût fini son histoire, qu’après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.

– Oh ! le métier ; êtes-vous fou ! me dit-il brusquement, ce n’est pas le métier ! Jamais le capitaine d’un bâtiment ne sera obligé d’être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d’assassins et de voleurs, qui profiteront de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.

En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m’arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière sa charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu’il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.

J’avais deviné juste, car au bout d’un quart d’heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n’avais pas de rasoirs dans mon porte-manteau ; à quoi je lui répondis simplement que, n’ayant pas encore de barbe, cela m’était fort inutile. Mais il n’y tenait pas, c’était pour parler d’autre chose. Je m’aperçus cependant avec plaisir qu’il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup :

– Vous n’avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n’est-ce pas ?

– Je n’en ai vu, dis-je, qu’au Panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j’en ai tirée.

– Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c’est que le bossoir ?

– Je ne m’en doute pas, dis-je.

– C’est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l’avant du navire, et d’où l’on jette l’ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.

– Ah ! je comprends, parce qu’il tombe de là dans la mer.

Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment ; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d’insouciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu’il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. – La dureté de l’homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.

 

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– Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s’y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu’elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n’oublie pas une chose pareille !... – Ah ! quel temps il fait ! – Quel diable m’a poussé à raconter ça ! Quand je raconte cela, je ne peux plus m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon. – Ah ! quel temps il fait ! – Mon manteau est traversé !

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! – La pauvre femme ! – Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! l’officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu ensemble. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.

S’il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire ; moi je ne le sais pas, mais on l’a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l’avait frappée au front, et s’assit dans le canot sans s’évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J’allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l’air de m’écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite ! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n’en a tiré une parole, si ce n’est quand elle dit qu’on lui ôte ce qu’elle a dans la tête.

De ce moment-là je devins aussi triste qu’elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu’à la fin de tes jours, et garde-la ; je l’ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine, parce que j’y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisais folle, n’en voulurent pas, et m’offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la garde avec moi.

– Ah ! mon Dieu ! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu’à vous. – Serait-elle là-dedans ? lui dis-je. – Certainement ! tenez ! attendez. Hô ! hô ? la mule...

 

 

 

 

III

 

 

COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE

 

 

Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j’eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d’une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge ; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu’on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu’elle s’appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

– Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le Chef de bataillon ; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C’est drôle, hein ?

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako, que la pluie avait un peu dérangée.

– Pauvre Laurette ! dis-je, tu es perdue pour toujours, va !

J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants ; je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier je n’en aurais pas fait l’observation au vieux Commandant ; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :

– Ce sont d’assez gros diamants, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion, mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m’en repens pas. Je ne l’ai jamais quittée, et j’ai dit partout que c’était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l’armée tout s’arrange mieux qu’on ne le croit à Paris, allez ! – Elle a fait toutes les guerres de l’Empereur avec moi, et je l’ai toujours tirée d’affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n’est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d’honneur et le mois Napoléon, dont la solde était double, dans le temps, j’étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.

Alors il s’approcha d’elle et lui frappa sur l’épaule, comme il eût fait à son petit mulet.

– Eh bien, ma fille ! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là ; voyons, un petit signe de tête.

Elle se remit à ses dominos.

– Oh ! dit-il, c’est qu’elle est un peu farouche aujourd’hui, parce qu’il pleut. Cependant elle ne s’enrhume jamais. Les fous, ça n’est jamais malade, c’est commode de ce côté-là. À la Bérézina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. – Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t’inquiète pas de nous ; fais ta volonté, va, Laurette.

Elle lui prit la main qu’il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée ; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.

– Voulons-nous continuer notre marche, Commandant ? lui dis-je ; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.

Le Commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes ; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d’un petit manteau qu’elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d’épaule et dit : – En route, mauvaise troupe ! – Et nous repartîmes.

La pluie tombait toujours tristement ; le ciel gris et la terre grise s’étendaient sans fin ; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s’abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un long silence.

Je regardais mon vieux Commandant ; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit. Il ne s’était fait ni meilleur, ni plus mauvais qu’il n’était. Il n’avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

La nuit vint, nous n’allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : – Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds et tâche de dormir. – Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. – Ah diable ! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou ! – Oh ! ma pauvre montre d’argent ! – Allons ! c’est égal : mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. – C’est drôle ! elle a toujours la fièvre ; les folles sont comme ça. – Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi ; mauvais souper.

– Je suis fâché que nous n’ayons que ça, dit-il ; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j’ai de mieux. Vous voyez que je la mets toujours à part ; elle ne peut pas souffrir le voisinage d’un homme depuis l’affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l’air de croire que je suis son père ; malgré cela, elle m’étranglerait si je voulais l’embrasser seulement sur le front. L’éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu’il paraît, car je ne l’ai jamais vue oublier de se voiler comme une religieuse. – C’est drôle, hein ?

Comme il me parlait d’elle de cette manière, nous l’entendîmes soupirer et dire : Ôtez ce plomb ! ôtez-moi ce plomb ! Je me levai, il me fit rasseoir.

– Restez, restez, me dit-il, ce n’est rien ; elle dit ça toute sa vie, parce qu’elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l’empêche pas de faire tout ce qu’on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.

Je me tus en l’écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s’étaient ainsi passées pour cet homme. – Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut tout étonné :

– Vous êtes un digne homme, lui dis-je.

Il me répondit :

– Et pourquoi donc ? Est-ce à cause de cette pauvre femme ?... Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. Il y a longtemps que j’ai fait abnégation.

Et il me parla encore de Masséna.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitants commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale ; les trompettes sonnaient à cheval par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portant les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d’un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d’homme qui m’était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien ; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J’ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j’ai vécu dans l’armée, ce n’est qu’en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l’infanterie, que j’ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu’à ses dernières conséquences, n’ayant ni remords de l’obéissance ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s’enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu’ils payent de leur sang.

J’ignorai longtemps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d’infanterie de ligne à qui je le décrivais, en attendant la parade, me dit :

– Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu, le pauvre diable ! C’était un brave homme ; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait, en effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l’hôpital d’Amiens, en allant à l’armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.

– Je le crois bien, dis-je ; elle n’avait plus son père nourricier.

– Ah bah ! père ! qu’est-ce que vous dites donc ? ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin et licencieux.

– Je dis qu’on bat le rappel, repris-je en sortant. Et moi aussi, j’ai fait abnégation.

 

 

 

 

Alfred de VIGNY, 1882.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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